Le collier des jours: Le second rang du collier
[1] Voire la première note à la fin du volume.
III
Le Capitaine Fracasse paraissait dans la Revue Nationale. Nous le lisions à mesure, et rien n'était plus agréable que d'en causer ensuite avec l'auteur. Cela lui plaisait beaucoup et, malgré tous ses travaux, il avait toujours du temps à perdre avec nous. Je lui déclarai une fois que le personnage que je préférais parmi les héroïnes de son roman, c'était cette belle Yolande de Foie, si hautaine et si méprisante. J'avais même l'impression que Sigognac n'aimait vraiment qu'Yolande et cédait au chagrin d'être dédaigné par elle, quand il se décidait à suivre les comédiens et à essayer d'aimer Isabelle.
—Je vais te confier quelque chose à mon tour, dit mon père; c'est que, moi aussi, secrètement, je préfère Yolande. Au fond, c'est d'elle que je suis amoureux. Je ne me l'avouais pas; mais ton observation m'éclaire. Comme tous les amoureux, je me suis laissé deviner. Des mots plus profonds, une émotion plus poignante quand il s'agit d'elle, m'ont sans doute trahi. Je crois bien que Sigognac partage mon sentiment: Yolande est l'amour douloureux et impossible, le vrai, et son souvenir reste dans le cœur du jeune baron comme la pointe cassée d'une flèche. Ça ne l'empêchera pas de vivre et d'être heureux, relativement, auprès d'Isabelle.
—Je suis contente d'avoir pensé juste, lui dis-je; mais pourquoi ne pousses-tu pas davantage la figure d'Yolande?
—Il vaut mieux peut-être la laisser dans ce lointain. Vue de près, elle perdrait de son prestige.
Un jour, mon père, revenant de chez Charpentier, cria du haut de l'escalier, comme il le faisait quelquefois:
—Tout le monde sur le pont!
Alors ma mère sortit de sa chambre. Les tantes Lili et Zoé, descendirent des hauteurs de l'atelier. Ma sœur et moi, occupées en bas, nous grimpâmes lestement l'escalier.
Théophile Gautier, qui avait repris son costume d'intérieur, était dans son cabinet, assis par terre, sur un tapis, avec un coussin sous chaque bras.
—Il s'agit de confabuler, dit-il quand nous fûmes toutes réunies, pour résoudre une question qui me rend perplexe.... Je viens de voir le vieux Charpentier, et il a voulu, puisque nous approchons du dénouement, connaître d'avance la fin du Capitaine Fracasse. Je la lui ai racontée telle que je l'ai conçue. Sigognac, qui a tué en duel le duc de Vallombreuse, ne peut plus épouser Isabelle et revient, plus pauvre que jamais, dans son Château de la Misère. Il y rentre vaincu par la vie, n'ayant plus maintenant aucune velléité d'espérance. Je reprends alors la description du château, dans des teintes encore plus sombres qu'au commencement. Le baron se laisse couler dans le malheur définitif, sans faire aucun effort pour y échapper. Successivement, Bayard, Miraut et Belzébuth meurent de vieillesse; puis, l'intendant Pierre, chargé d'années, s'éteint à son tour. Le jeune homme, trop triste et trop découragé pour pourvoir lui-même à ses besoins, prend la résolution de se laisser mourir de faim; mais il est si seul, si ignoré, qu'il n'aurait pas même un serviteur pour l'ensevelir. C'est pourquoi il descend dans la chapelle en ruines où reposent ses aïeux, soulève la dalle verte et effritée d'un sépulcre, puis s'assoit au bord du caveau béant, pour attendre que la Mort vienne le pousser du doigt dans le trou noir. De cette façon, le dernier des Sigognac dormira au moins auprès de ceux de sa race.... Vous voyez quel parti j'aurais tiré de ce thème. Cette fin eût été très poignante, très logique et très vraie, car c'est de cette façon que procède la vie. Mais Charpentier a une tout autre opinion: il pousse les hauts cris et prétend que l'avenir du livre est perdu, que la vente et le succès sont compromis, car le public sera déçu, trompé dans ses justes prévisions. Ce qu'il faut c'est la récompense de la vertu, le bonheur des amants et l'apothéose finale dans le temple de l'hyménée.... Que vous en semble?... C'est là-dessus que je désire avoir votre avis. Dois-je céder à Charpentier, ou maintenir ma première conception?
Ma mère n'hésita pas à déclarer que Charpentier avait raison, que le véritable but d'un livre était le succès, et que cette fin lugubre ne serait pas du tout amusante.
La tante Lili, comme d'ordinaire, pouffa d'un rire contenu, en grognant on ne sait trop quoi. Zoé dit simplement:
—Fais comme tu voudras.
Ma sœur et moi, par exemple, toutes griffes dehors, nous éclatâmes en invectives, contre le bourgeois, dont l'opinion, à notre avis, n'avait aucune importance, pas plus que le succès ni la vente. Le dénouement conçu par l'auteur était le seul bon, celui qu'il fallait garder.
La délibération fut orageuse; la question resta pendante.
Le soir, Toto venait dîner avec nous. On lui expliqua le cas et on continua de discuter, à table. Il était d'avis, comme nous, qu'il fallait opter pour le dénouement aussi superbement lamentable.
C'était bien l'opinion de Théophile Gautier. Mais la crainte de faire perdre de l'argent à son éditeur, et d'endurer à n'en plus finir ses jérémiades, le troublait beaucoup. Après quelques jours passés dans l'indécision, Charpentier étant revenu à la charge, ce fut l'auteur qui céda, en adoptant de conclure son roman d'une façon heureuse.
Avec un peu de mélancolie, mon père nous fit part de sa défaite, en nous assurant que, sous sa plume, cette fin-là serait aussi bonne que l'autre, dans un autre genre. Mais il sentait bien que nous ne l'approuvions pas d'avoir cédé ainsi au bourgeois, et que nous étions tristes de le voir vaincu. Pour nous consoler, il promit d'écrire, à notre intention, le dénouement primitif,—que l'on pourrait publier un jour comme variante.—Ce projet nous séduisit fort, et nous le lui rappelions souvent. Il ne se fit pas faute de nous «parler» le dénouement qu'il devait toujours écrire. Il y introduisait même des changements, des améliorations. Yolande reparaissait; il y avait une suprême rencontre entre elle et Sigognac: lui, pareil à un spectre; elle, toujours belle et hautaine, avec une ombre de tristesse pourtant. Tout près de la mort, Sigognac lui avouait qu'il n'avait jamais aimé qu'elle et que c'était devant ses méprisants regards qu'il avait fui, quitté le pays pour se jeter dans une vie d'aventures; mais, comme les étoiles que l'on voit de partout, ces yeux farouches et splendides, toujours, avaient scintillé au-dessus de lui. Yolande lui laissait entrevoir qu'il y avait eu, peut-être, un peu d'amour dans sa colère et du regret dans son mépris....
Hélas! à travers le labeur forcé, comment trouver du loisir pour écrire des pages inutiles? Le projet ne se réalisa pas. La promesse jamais ne fut tenue.
Théophile Gautier avait une prédilection marquée pour la société des femmes, et cela, quoi qu'on en puisse dire, sans arrière-pensée de galanterie. Cette «amitié voluptueuse», dont parle Edmond de Goncourt, il l'éprouvait pour quelques-unes, et surtout pour sa princesse: l'impériale amie si bonne, si simple, mais qui l'éblouissait un peu. Avec toutes il était, comme il disait, «chevalier français», ou «Régence». Auprès d'elles il devenait sentimental, élégiaque, il se plaignait de la vie et échafaudait des rêves et des châteaux en Espagne. Ses préférées étaient le plus souvent d'honnêtes bourgeoises, de mœurs irréprochables, mais intelligentes, enthousiastes et aspirant à quelque chose de plus élevé que le niveau moyen de la vie.
Parmi celles a qui il resta toujours fidèle, les plus intimes étaient Alphonsine Lafitte, qu'il avait connue toute petite et qu'il tutoyait (son mari, Alexandre Lafitte, était compositeur de talent et organiste à Saint-Nicolas-des-Champs); Mme Clermont-Ganneau, qui n'était pas, elle, une ancienne connaissance, mais l'avait séduit tout de suite, par son caractère et sa beauté si nobles, et aussi par son fanatisme maternel, dont il aurait bien voulu voir, plus près de lui, une faible imitation.
Mais sa favorite était, je le crois bien, Mme Regina Lhomme. Leurs relations dataient déjà d'assez loin. Il les avait rencontrés, elle et son mari, sur un bateau à vapeur, en traversant la Manche pour aller en Angleterre, et il s'était lié avec eux.
Ils firent, de compagnie encore, une autre excursion à Londres, et, vers 1850, Théophile Gautier fut le parrain d'un de leurs fils. Peu de temps après, ils allèrent ensemble en Italie. C'est de Mme Regina Lhomme qu'il s'agit dans ce passage d'un chapitre sur Venise:
Au dessert, pendant que nous buvions une bouteille de vin de Samos, cuit et miellé comme un vin homérique, la vieille qui nous servait vint causer avec nous gaiement et familièrement, à la façon d'une hôtesse antique; elle offrit un bouquet, arraché à la hâte dans son jardin et noué d'un brin de jonc, à la femme de l'ami qui partageait notre repas, charmante personne à la physionomie espagnole, dont le bras rond et blanc sortait du jabot de dentelles noires qui terminait sa manche.
La vieille se récria sur la beauté et la blancheur de ce bras, qu'elle baisa à plusieurs reprises avec cette grâce familière du bas peuple de Venise, dont la courtoisie respectueuse n'a rien de servile.
Mme Regina Lhomme était charmante, en effet. Brune, pâle, mignonne et de proportions exquises, elle avait, comme le dit mon père, l'air d'une Espagnole, s'habillait volontiers dans le style de son type, et accrochait souvent une dentelle à son peigne en manière de mantille. Je me souviens que toujours un grand éventail noir pailleté voletait devant son visage.
Théophile Gautier avait aussi beaucoup d'amitié pour Alphonse Lhomme, le mari, qu'il appelait toujours «l'être subtil et malicieux» ou «le plus malin des bourgeois». Avec lui, c'étaient des dissertations métaphysiques à n'en plus finir.
La causerie était certainement ce que Théophile Gautier aimait le plus. Aucune distraction ne le divertissait autant. Mais c'était la causerie tout intime, à deux ou trois. Un seul ami à la fois, même, lui plaisait le mieux. Et c'était quand nous étions seules auprès de lui qu'il causait le plus volontiers avec des gamines comme nous. Il cherchait à nous apprendre la manière de bien parler, et s'amusait de l'indépendance de mes opinions. Il me poussait à discuter: j'avais l'audace de lui tenir tête et d'être très souvent d'un avis contraire au sien. Mais mes arguments n'étaient pas d'ordinaire très convaincants. Ils se bornaient, en général, à des affirmations rageuses et à des trépignements d'impatience. Alors mon père s'arrêtait et me disait, avec beaucoup de calme:
—Tu discutes très mal ton affaire. La colère et les injures ne prouvent rien. Il y a beaucoup de choses à dire, que tu ne dis pas. Si tu veux, changeons d'opinion. Je vais défendre le contraire de ce que j'ai soutenu, et tu verras comment il fallait s'y prendre.
Mais cette déclaration m'exaspérait. Puisqu'il n'était pas sincère et ne me prenait pas au sérieux, je ne voulais plus discuter du tout.
Le soir, après dîner, il s'installait dans un fauteuil en tournant le dos à la lampe et lisait un journal; presque toujours il s'endormait dessus. Il dormait là, comme dans son lit, d'un bon sommeil réparateur, que l'on se gardait bien de troubler.
Vers les onze heures, il s'éveillait très en train, prêt à soutenir, avec une verve admirable, les plus extraordinaires paradoxes: nous lui tenions tête, de notre mieux, jusqu'à minuit ou une heure. Puis des signes de lassitude se manifestaient, malgré nous; timidement, on parlait de s'aller coucher. Alors, son indignation éclatait; il nous traitait de marmottes, d'aïs, de loirs....
—Puisque personne ne veut m'écouter, s'écriait-il, je louerai un Auvergnat, que je paierai quarante sous l'heure. Il m'écoutera, lui, en donnant de temps en temps quelques signes d'approbation.
Nous lui faisions observer que les Auvergnats eux-mêmes dormaient, et qu'il obtiendrait surtout des ronflements comme marques d'approbation.
—Je le paierai plus cher la nuit, et j'aurai tant d'esprit qu'il sera aussi éveillé qu'une potée de souris.
S'il aimait la causerie et même les anecdotes gaies, terminées par un trait d'esprit (il s'amusait souvent à en conter lui-même), Théophile Gautier détestait les potins, les indiscrétions et les bavardages calomnieux. Ainsi dit-il, un jour, à une jeune amie, Mlle X... (appelée familièrement Tata), comme elle se plaignait à lui d'avoir vu mal interpréter des propos innocents qu'elle avait tenus:
—Sachez, ô Tata! qu'il ne faut jamais dire quoi que ce soit, à qui que ce soit....
Sous l'influence d'un sentiment analogue, il improvisa ce distique à l'honneur du silence:
La parole est d'argent, mais le silence est d'or;
La parole est un don, le silence un trésor!
Avec la chère Regina Lhomme, sa conversation était élégiaque, poétique, entremêlée de compliments et de madrigaux, mais quelquefois aussi très sérieuse: car, malgré sa douceur et son charme, l'amie avait beaucoup de fermeté dans le caractère et de gravité dans l'esprit. Elle élevait ses enfants avec méthode et les tenait sous une discipline sévère. La musique surtout était cultivée très assidûment. Alphonse, le fils aîné, jouait du violon.—Nous n'avons pas connu Théophile, dont mon père avait été parrain, et qui mourut tout enfant.—Reine, aujourd'hui Mme Paul Hillemacher, étudiait le piano, et Henriette, sa sœur, le violoncelle, sans parler de l'harmonie, du contrepoint et du solfège. Toute la famille était de petite taille, et les fillettes paraissaient encore moins que leur âge: le violoncelle, bien réduit pourtant, avait l'air d'un mastodonte à côté de la mignonne Henriette, qui était forcée de monter sur un tabouret pour l'atteindre de son archet.
Ma sœur et moi, beaucoup moins avancées et surveillées dans nos études musicales, nous nous vengions de nos studieuses camarades, toujours occupées quand nous voulions nous divertir avec elles, en les traitant de «petits phénomènes», ce qui, je ne sais trop pourquoi, les terrifiait singulièrement.
Nous nous essayions cependant quelquefois à de la musique d'ensemble, avec Alphonse, quand sa mère l'amenait à Neuilly. Mais il faut avouer que, dans ces séances, où nous étions livrés à nous-mêmes, c'était le fou rire, le plus souvent, qui battait la mesure.
Tandis que les portes fermées étouffaient un peu notre charivari, Regina et Théophile Gautier causaient ensemble, longuement, et avec un très vif plaisir. Mais il y avait dans la maison de Neuilly un continuel va-et-vient. Des importuns, des visiteurs, rompaient le tête-à-tête des deux amis, et les empêchaient de dévider tranquillement le fil de leur conversation. Aussi mon père préférait-il encore aller voir Mme Lhomme chez elle, où l'on était sûr d'être moins dérangé. Témoin cette lettre qu'il lui écrivit un jour:
Ma chère Regina,
J'irai demain lundi chez vous dîner si cela ne vous dérange pas dans vos projets. Je vous aurais bien invitée à la maison de Neuilly, mais on n'y peut dire un mot sans être interrompu et je voudrais bien causer un peu librement avec vous puisque vous êtes seule.
Je serai très heureux de vous trouver a casa, comme disent les Italiens. Vous avez été souffrante; moi, je n'ai pas été bien brillant non plus, mais je vais mieux.
Bien à vous de cœur,
THÉOPHILE GAUTIER.
Mme Lhomme fut certainement une des personnes à laquelle il a le plus écrit, lui qui détestait tant écrire des lettres! Et il variait affectueusement, dans les en-tête, ce prénom de Regina qui lui plaisait: Regina felicitatis, Regina la bien nommée, Reine de bonheur, Regina cœli....
Avec Alphonsine Lafitte, qu'il avait connue toujours, sa causerie avait plus de gaieté et de laisser-aller.
Quand c'était avec Mme Ganneau, il y avait dans le discours une nuance de respect et de retenue. Il lui faisait doucement la guerre, cependant, sur son manque absolu d'égoïsme, qui la poussait à oublier presque qu'elle était femme, et des plus belles. Il la taquinait sur son absence de coquetterie, sur ses toilettes toujours sombres et d'une simplicité monacale. Il approuvait seulement la coiffure austère, dont les belles lignes s'harmonisaient si bien avec le profil de médaille romaine. Mme Ganneau se défendait en souriant, et son sourire avait un charme extrême, grâce à des dents petites et délicieuses, que mon père admirait sans réserve. La beauté des dents était, d'ailleurs, une des choses qui l'intéressaient le plus chez la femme. Il y attachait une importance capitale, proclamait que lorsque la nature vous a fait don de cette parure précieuse, il fallait en prendre soin et la sauvegarder comme un trésor. Aussi nous surveillait-il de très près, à ce point de vue, nous apportant les opiats et les élixirs les plus raffinés. Il se fâchait tout rouge si nous commettions devant lui la moindre imprudence où nous risquions de nous abîmer les dents.
Un jour, à table, Mme Ganneau assise à côté de lui, cassa une noisette avec ses dents: d'un brusque mouvement, mon père, indigné, se retourna, et ne put se retenir d'envoyer un bon soufflet à la coupable.
Aujourd'hui encore Mme Ganneau ne peut se souvenir sans attendrissement de cette affectueuse et mémorable gifle....
Ma mère persistait à vouloir nous faire apprendre le piano, à ma sœur et à moi; mais nous ne montrions aucune ardeur à l'étude. Pour ma part, j'avais gardé de ma première instruction musicale, et des verges vinaigrées de la sœur Fulgence, un souvenir plein de rancune: j'étais bien persuadée que je n'aimais pas la musique. De vagues professeurs étaient parvenus cependant à nous en donner quelque idée. Dans les derniers temps, même, le mari d'Alphonsine, Alexandre Lafitte, s'était chargé de nous instruire. Mais, comme nous étions très peu empressées au travail, il ne s'intéressait guère à ses élèves. Il nous faisait étudier d'assez mauvaise musique: je m'acharnais particulièrement sur une Valse espagnole, d'Ascher, boléro quelconque qui «faisait de l'effet». Nous avions l'ordre, pendant les heures d'étude, de nous exercer au déchiffrage, et l'on m'avait confié, pour cela, un cahier de polkas, valses, quadrilles et autres pages de danses vulgaires.
Un jour, tournant les feuillets, je lus ce titre: l'Invitation à la Valse, par Karl Maria de Weber. Cela ne m'apprenait rien de particulier, et je commençais à déchiffrer, nonchalamment, comme d'habitude.... Mais, alors, une espèce de miracle se produisit; il fut si brusque, si inattendu, que toutes les vieilles métaphores sont les meilleures pour l'exprimer: «les écailles me tombèrent des yeux»; «un voile se déchira devant mon esprit»; «la lumière resplendit soudain dans les ténèbres».... Après quelques lignes, et jouées Dieu sait comment, il me sembla que je découvrais la musique: une émotion extraordinaire s'empara de moi, une passion nouvelle m'envahit. «Catalepsie!—Épilepsie!» aurait dit mon père. Mais, en moi, l'épilepsie avait bien souvent du bon. Par un phénomène qui m'est resté incompréhensible, je compris ce chef-d'œuvre absolument, à travers mes fausses notes, ma mesure fantaisiste, et j'allai jusqu'au bout du morceau, malgré la difficulté extrême d'exécution. Seul ce mot de valse était cause qu'on avait relié le morceau de Weber avec les ineptes danses qui formaient le recueil; et c'est à ce hasard, peut-être, que je dois la révélation d'un art qui eû pour moi tant d'attraits et prit une si grande place dans ma vie.
Le jour de la leçon prochaine, j'ouvris le cahier devant M. Lafitte, et je lui dis d'un ton décidé et sans réplique, en lui indiquant l'Invitation à la Valse:
—Je veux apprendre cela.
—Pourquoi ce morceau plutôt qu'un autre? demanda le maître surpris. Il est trop difficile pour vous.
—N'importe! Je veux l'apprendre, répondis-je, ou bien je ne toucherai plus jamais au piano.
Il y avait, sans doute, quelque chose de particulier dans mon attitude, une lueur dans mes yeux, un frémissement insolite dans ma voix, car M. Lafitte me regarda profondément et me dit, après un instant de silence:
—Est-ce que vous aimeriez la musique?...
—Jusqu'à présent, je crois que je ne l'aimais pas, répondis-je. Maintenant, c'est changé. Je veux jouer ce morceau....
M. Lafitte, très étonné et très intéressé, ne répondit rien; il me regarda encore, puis s'assit au piano, et joua, d'un bout à l'autre, l'Invitation à la Valse. Je fus enthousiasmée de l'entendre exécutée ainsi en perfection; mais cependant rien de nouveau ne me fut révélé; je l'avais comprise à première vue, et tout à fait.
—Si vraiment vous aimez la musique, dit M. Lafitte, tout est à recommencer: nous pouvons jeter au feu nos anciens cahiers, et je vous guiderai désormais parmi les chefs-d'œuvre.
—Pourquoi ne me les avez-vous pas fait connaître plus tôt?
—Je tiens la musique pour un art sublime et sacré, dit M. Lafitte gravement. Vous y montriez si peu de goût que je trouvais inutile de vous, ouvrir le sanctuaire. Jusqu'à présent, je vous donnais des leçons pour faire plaisir à votre famille. Désormais, si votre nouvelle impression est sincère et durable, je serai heureux de vous initier à la musique. Ce serait vraiment singulier que cette aversion pour la musique quelconque eût été justement chez vous une intuition.
Il n'y eut pas de leçon ce jour-là. Mais, quand il revint, M. Lafitte nous apporta une gavotte de Sébastien Bach et le Clavecin bien tempéré.
A partir de ce jour, un grand changement se produisit à la maison: la musique prit une importance excessive: «la musique allemande, la vraie, la seule»,—à ce que ma sœur, facilement conquise, et moi, nous proclamions avec l'intransigeance de la jeunesse.—Cela amena un conflit: ma mère, préférait, naturellement, le style italien, tandis que nous n'avions plus pour lui que haine et mépris.
Mon père, prudemment, restait neutre; en apparence, car, en réalité, il était de notre parti et le favorisait.
On a toujours affirmé que Théophile Gautier détestait la musique. On en a donné comme preuve irréfutable cette phrase célèbre: «La musique est le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits». La vérité est qu'il n'est pas l'auteur de cette boutade. Il n'a fait que la citer, en ces termes, dans Caprices et Zigzags:
Un soir, j'étais à Drury-Lane. On jouait la Favorite, accommodée au goût britannique et traduite dans la langue de l'île, ce qui produisait un vacarme difficile à qualifier et justifiait parfaitement le mot d'un géomètre qui n'était pas mélomane assurément: «La musique est le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits.» Aussi, j'écoutais peu, et j'avais le dos tourné au théâtre....
Théophile Gautier ne dit pas quel était ce géomètre (et il serait curieux de le rechercher), mais cette omission, en tout cas, ne prouve rien.
Ce qui est certain, c'est que les compositeurs aimaient le poète et le sollicitaient souvent de collaborer avec eux. Ernest Reyer est celui qui savait le mieux s'y prendre pour obtenir ce qu'il voulait. D'autres, très illustres, eurent moins de bonheur:
Meyerbeer, par exemple, alors à l'apogée de sa gloire.
La partition de Struensée se trouvait parmi les volumes, de musique assez frivole, qui composaient la biblothèque de ma mère. La présence de cette œuvre, que nous considérions comme la meilleure du maître, nous étonnait beaucoup. Cependant Meyerbeer avait offert à ma mère, avec de belles dédicaces, ses principaux opéras; mais, dans Struensée, il n'y avait pas de chant, et cette œuvre, éditée en Allemagne, personne ne la connaissait alors à Paris. C'était à mon père que Meyerbeer l'avait donnée, car il fut longtemps question, entre eux, d'une collaboration. Il s'agissait de vers déclamés sur la musique et expliquant le drame, dont l'auteur était Michel Beer, frère du maître. Meyerbeer s'engageait à fournir les éclaircissements nécessaires, et il écrivit à mon père cette curieuse lettre[1]:
Monsieur,
M. Brandus est venu deux fois pour avoir l'honneur de vous rencontrer. Il voulait vous amener un pianiste prêt à vous jouer les morceaux mélodramiques pour savoir sous quelles mesures de la musique il faut placer les paroles déclamées.
J'ai eu également l'honneur de passer deux fois chez vous pour vous prier de vouloir bien me donner (ainsi que nous en étions convenus), la partition de piano de Struensée, afin de vous indiquer le sens des paroles allemandes qui doivent être déclamées sous la musique; votre concierge me dit que vous habitez la campagne, et que je ne puis pas espérer de vous trouver à Paris. Comme je ne possède pas un autre exemplaire de la partition de piano de Struensée, j'ose donc vous prier d'avoir l'extrême bonté de m'envoyer le vôtre; j'y ferai ce travail en vingt-quatre heures et je vous renverrai la partition, pour que vous puissiez continuer votre travail poétique.
Veuillez agréer, monsieur, l'expression de mes sentiments les plus distingués de votre très dévoué.
MEYERBEER.
Samedi.—Écrit dans la loge de votre concierge.
Un traité avait été signé, quelque temps avant, avec l'éditeur Brandus. Cependant l'œuvre ne fut pas réalisée. Théophile Gautier écrivit seulement le prologue en vers, qui est publié dans son Théâtre, sous ce titre: Prologue de Struensée; je crois qu'il n'a jamais été récité dans les concerts, où la partition fut exécutée sans le drame de Michel Beer.
Vers la même époque, Théophile Gautier avait composé pour Meyerbeer un oratorio intitulé Josué. Mais le musicien égara le manuscrit et en fut très désolé. Il redemanda avec insistance à mon père une nouvelle copie; mais, comme celui-ci n'en avait pas, sauf quelques vers qui semblent faire partie de cette œuvre, le poème fut définitivement perdu.
La première fois que je vis Meyerbeer, ce fut dans son escalier, qu'il descendait, tandis que nous le montions avec ma mère, qui nous présenta à lui. Nous étions encore très jeunes, ma sœur et moi, mais grandes pour notre âge, et il s'écria avec surprise:
—Pas plus petites que ça?...
Meyerbeer aimait beaucoup le contralto vibrant et velouté de ma mère; il composa pour elle, et lui dédia, une romance dramatique, mêlée de récitation, sur des paroles de Méry, la Fiancée du vieux Château,—le château de Bade,—et c'est à Bade que ma mère chanta la mélodie encore inédite.
La dernière fois que je vis le maître, il m'apparut dans une situation assez bizarre: debout, sur un banc de bois, au milieu du Champ-de-Mars, où avait lieu l'ascension du ballon de Nadar: le Géant.
Meyerbeer, qui était de petite taille, ne voyait rien, sans doute, perdu dans la foule, et s'était hissé sur ce banc, apporté là par un industriel de circonstance. Serré dans un petit paletot marron, le nez chargé de lorgnons superposés, tenant des deux mains son parapluie, il regardait en l'air l'énorme ballon, et paraissait complètement absorbé par le spectacle et enchanté. Il avait vraiment, dans cette posture, une silhouette inoubliable, et nous le contemplâmes longtemps, d'en bas, sans rien dire. Mais sa position n'était pas sans danger: toujours sans nous faire connaître, nous nous assîmes chacune à un bout du banc, afin de le caler et de l'empêcher de faire la bascule.
Rossini, lui aussi, voulut collaborer avec Théophile Gautier. Le fameux chanteur Paolo Barroilhet s'était chargé de la négociation. Il s'agissait d'une «chanson militaire» que Théophile Gautier devait refaire en y ajoutant un couplet. Les paroles, sur lesquelles le compositeur avait déjà écrit la musique, étaient stupides au delà de toute expression:
REFRAIN
A la Patrie
Brave Français
Donne sa vie,
Et sans regret.
Vive tendresse
Brûle en son cœur
Pour sa maîtresse
Et son Emp'reur!
1er COUPLET
Vite il s'apprête;
Rien ne l'arrête.
Si la trompette
Vient à sonner,
Il prend les armes,
Court aux alarmes:
Son plein de charme
Va l'entraîner....
A la Patrie..., etc.
Rossini désirait qu'avant le retour du refrain il y eût quelques vers de «tendresse militaire», afin qu'il pût y adapter une phrase sentimentale et douce, mezza voce.
Théophile Gautier ne savait pas trop ce que pouvait être la «tendresse militaire»; le sujet, le rhythme de ce morceau ne l'inspiraient guère; il eût voulu au moins ne pas signer, mais on tenait beaucoup à sa signature. Barroilhet écrivait: «Il s'agit d'accoupler heureusement le nom du grand Théo au grand nom de Rossini.» Théophile Gautier, qui n'osait pas refuser franchement, traînait l'affaire en longueur; mais on revenait souvent à la charge, en l'accablant de reproches.
Un jour, au moment de sortir, mon père nous dit qu'il allait à Passy voir le maëstro. Théodore de Banville était venu, ce jour-là, à Neuilly; il s'en allait aussi, et nous les reconduisions jusqu'à la porte.
Tout à coup, je dis à mon père:
—Tu sais, si tu vas voir Rossini, je ne te parlerai pas pendant un mois.
Banville, très surpris, demanda l'explication de cette bizarre menace.
—Les gluckistes et les piccinistes! répondit le père en riant. Ces demoiselles sont devenues, depuis quelque temps, des musiciennes intransigeantes et du parti le plus classique. Elles jouent les fugues de Bach (il disait cela avec un certain orgueil) et n'admettent plus que Beethoven, Weber, Mozart et autres illustres Allemands. Le grand chef du parti opposé leur est, naturellement, en horreur....
Et il ajouta, pour moi:
—Prends garde: Catalepsie!—Épilepsie!... Mais je veux bien condescendre à t'expliquer que, si je vais voir Rossini, c'est pour tâcher de me dépêtrer poliment de cette «chanson militaire», qui est pour moi comme serait pour un chien une casserole attachée à la queue.
—En ce cas, je te pardonne et je t'approuve! lui dis-je avec gravité.
Une «International Exhibition» s'ouvrait à Londres. Dalloz pria Théophile Gautier d'en faire le compte rendu dans le Moniteur universel, journal officiel de l'Empire français.
Les conditions étaient bonnes; et mon père, toujours enchanté de voyager, accepta avec plaisir. A notre grande joie, il nous annonça que nous serions du voyage.
Nous n'avions jamais encore traversé la mer et nous étions très émues à l'idée d'aller en Angleterre. Nous aurions bien voulu voir une tempête. Cependant l'appréhension du mal de mer, qu'on nous dépeignait si affreux, nous tourmentait et nous faisait préférer une traversée moins pittoresque, mais tranquille. Toutes sortes de palliatifs nous furent recommandés par nos amis. Notre cher camarade Nono, que nous considérions comme un oracle, incapable de se tromper, nous affirma très sérieusement qu'un petit carré de papier posé sur l'estomac était ce qu'il y avait de mieux. Il expliquait que le frottement du papier contre la peau occasionnait une diversion qui préservait du mal de mer.
Le directeur du Moniteur, Dalloz, partait aussi pour Londres, et il emmena mon père, qui devait assister avec lui à des inaugurations et à des cérémonies officielles. Il était convenu que nous le suivrions quelques jours après avec ma mère, et Henriette, une nouvelle femme de chambre, car depuis quelque temps Marianne, la bonne qui nous avait élevées, était promue à la dignité de cuisinière.
Nous devions entrer à Londres par la Tamise, après nous être embarquées à Boulogne. C'était au mois de mai: le temps était beau, et pourtant la mer moutonnait un peu; en dépit du préservatif recommandé par Nono, je dus subir le mal de mer, auquel ma sœur échappa. A l'aube, j'étais affalée dans ma cabine, affreusement malade et me récitant tout bas, avec une rapidité fiévreuse et sans pouvoir m'en empêcher, des vers de la Légende des Siècles, lorsque Estelle, très vaillante, et qui avait, paraît-il, le pied marin, vint me chercher, sous prétexte que l'apparition du soleil sur la mer était un spectacle admirable. Elle me traîna presque de force jusqu'au pont; je ne pus atteindre que le haut de l'escalier, où je me laissai tomber au bord des marches de cuivre. La splendeur de l'aurore, avec ses roses et ses émeraudes, me laissa indifférente et ne me guérit pas. Un marin apitoyé m'aida à gagner un banc, puis il m'apporta un oreiller de crin et du thé.
Cependant, aussitôt que le bateau entra dans les eaux de la Tamise, le mal disparut, et je pus faire honneur au déjeuner, servi sur le pont, et composé d'œufs au jambon, comme les Anglais seuls savent les préparer, de roastbeef et d'excellent pale ale.
Mon père nous attendait à Londres, au débarcadère, et il nous conduisit a l'Hôtel de France, Leicester Square, où un appartement était retenu pour nous. Le soir même, des personnes vinrent nous rendre visite; entre autre autres, Jules Gérard, le tueur de lions, et un M. S... qui s'offrait à nous servir de cicerone et d'interprète dans la capitale de l'Angleterre, qu'il habitait et qu'il connaissait à merveille. En dépit de ses bonnes intentions, je pris tout de suite ce monsieur en grippe, à cause de la fatigue qu'il nous imposa, en nous tenant éveillées jusqu'à plus de onze heures, le soir même d'un voyage aussi pénible. Il causait abondamment, donnant à mon père toutes sortes de renseignements qui n'en finissaient pas et feignant, à ce que nous croyions, de ne pas voir nos signes évidents de lassitude et d'impatience.
Nous étions très bien installés dans cet hôtel, mais, par ce temps d'exposition, le prix était exorbitant. Ce fut ce M. S... qui nous conseilla, très sagement, de quitter l'hôtel pour un appartement meublé. Ce fut lui encore qui découvrit, à Penton Square, la maison qui convenait. Mais, après le confort de l'hôtel et l'animation amusante de la place, ce nouveau logis nous parut triste et mesquin. Ce square, au bout d'une petite rue, formait comme une grande cour carrée très solitaire. La maison était juste en face de la rue qui débouchait dans Piccadilly et nous permettait seulement d'apercevoir, un peu et de loin, le mouvement de la ville.
Nous avions, au premier, un salon, qui servait de salle a manger, entre deux chambres où s'établirent mon père et ma mère. Ma sœur et moi, avec la femme de chambre, nous fûmes logées au second étage, dans un appartement qui donnait sur des cours et des toits très noirs. La propriétaire de cette maison se chargea de notre nourriture, mais elle fut très chiche, et nous avions l'impression de mourir un peu de faim. Aussi, il fut vite résolu que nous ajouterions un repas au maigre ordinaire de la maison: un souper, que nous allions, en bande, acheter dans les petites rues commerçantes très éclairées par des torches de gaz et dont l'aspect nouveau et pittoresque nous intéressait beaucoup.
Nous revenions les bras chargés de gargantuesques victuailles: homard et saumon marines, jambon d'York, langues de mouton, bœuf fumé, stilton, chester, tarte à la rhubarbe, plumcake, Dundee marmelade, stout, pale ale, porto.
Henriette avait dressé le couvert et allumé des lampes. Nous nous installions et nous faisions longuement honneur au repas. Jules Gérard était quelquefois des nôtres, et M. S... presque toujours. Mon père, très en train et très gai, évoquait le souvenir du radeau de la Méduse, se comparait à Ugolin réduit, si l'heure du souper avait tardé, à dévorer ses enfants. Pour moi, qui n'avais pas la tête forte, cette bière capiteuse me grisait immédiatement. Je divaguais un peu; puis je m'endormais d'un sommeil si profond qu'on était obligé de m'emporter dans mon lit.
Londres nous amusait beaucoup. Nous parcourions la ville en badauds, marchant lentement, le nez en l'air, ce qui paraissait surprendre extrêmement les Anglais, toujours si pressés et qui ne se faisaient pas faute de nous bousculer: ils avaient une façon de se faire place à coups de coudes,—des coudes pointus et durs,—qui m'exaspérait. Comme je m'en plaignais une fois à un aquarelliste de grand talent, ami de mon père, nommé Wyld, il me dit que la coutume en Angleterre était de rendre les coups, pour avertir le passant qu'il vous avait heurté, ce qu'il feignait d'ignorer jusque-là. Ces représailles n'étaient pas très aisées, car les coupables marchaient si vite qu'ils étaient tout de suite hors de vue. Cependant, sans être bien sure que M. Wyld ne s'était pas moqué de moi, je tenais à exercer ma vengeance, et souvent on me voyait me mettre à courir à la poursuite d'un monsieur à qui j'allongeais un grand coup de poing dans le dos. Je n'étais pas très rassurée, la première fois que j'accomplis cette prouesse. Mais l'anglais, comme on me l'avait annoncé, se retourna et me dit poliment:
—I beg your pardon.
Et je fus convaincue que le procédé était bon.
Nous étions très intéressés par les industries de la rue. La mendicité est interdite à Londres; mais la rue appartient à tout le monde (pas le trottoir). Aussi les mendiants sont-ils censés faire un métier: de petits garçons se précipitent sur vous, mais sans quitter la chaussée, et, de force, vous cirent vos souliers; ou bien ils balayent avec frénésie votre chemin, vous empêchant de marcher. Les compagnies de faux nègres, vêtus de coutil rose et blanc et exécutant de bizarres musiques, qui déambulent par la ville, suivies d'un public sympathique, nous semblaient surtout très originales.
Une fois, à Penton Square, pendant le déjeuner, nous entendîmes une aubade exécutée sous nos fenêtres d'une façon vraiment assez remarquable. Il y avait un violon, un alto et une voix de femme. Je fus chargée de jeter des pence par la fenêtre; mais, en apercevant les musiciens, je poussai un cri de surprise:
—La famille Lhomme!
Tout le monde se leva et vint près de moi. Il n'y avait pas à s'y tromper. M. et Mme Lhomme et leur fils Alphonse, notre camarade, venus à Londres, sans doute pour l'Exposition, s'étaient déguisés, dans l'idée de nous faire une farce. Nous étions très contents de les voir et bien amusés de leur invention.
—Le bel ensemble de votre musique vous a trahis! leur criait mon père du haut de la fenêtre. Assez, maintenant! Venez déjeuner avec nous.
Mais, imperturbables, ils persistaient à tenir leur rôle, à racler les violons et à chanter.
Nous eûmes vite fait de dégringoler l'escalier pour aller les chercher. Mais alors nous nous arrêtâmes, stupéfaits: malgré cette triple et extraordinaire ressemblance, ces musiciens étaient bien des personnages anglais, et pas du tout la famille Lhomme!...
La société de Londres faisait grand accueil à mon père. Beaucoup d'artistes venaient le visiter. Nous vîmes une fois Thackeray, colossal et superbe. Nous avions lu la Foire aux vanités, ce qui le flatta beaucoup. Il fut très aimable pour ma sœur et pour moi; je me souviens qu'il admira notre coiffure, et nous demanda des détails afin de pouvoir apprendre à ses filles la façon d'arranger leurs cheveux de même.
Dans cette maison meublée, de Penton Square, il y avait, au second étage, d'autres locataires que nous, entre autres un horse-guard tout habillé de rouge, si étonnamment maigre et long, que nous ne pouvions nous retenir de le regarder, peut-être avec trop d'insistance: il était plus timide qu'une jeune fille, et notre effronterie lui causait une peur folle, tellement que s'il lui arrivait d'ouvrir sa porte au moment où nous ouvrions la nôtre, il se rejetait en arrière, la refermait brusquement et n'osait plus sortir de longtemps.
Un matin, à notre grande terreur, tandis que nous nous habillions, deux ramoneurs, noirs comme le diable, en chapeau haut de forme, entrèrent dans notre chambre par la fenêtre qui s'ouvrait sur des toits en terrasse!... Nos cris, nos réclamations indignées, dans une langue qu'ils ne comprenaient pas, les laissèrent parfaitement impassibles. Ils farfouillèrent dans la cheminée, sans se presser le moins du monde, puis s'en allèrent par le même chemin.
Le sans-gêne des anglais est d'ailleurs ce qui me frappa le plus à Londres.
J'ai gardé peu de souvenirs de l'Exposition universelle, mais je n'ai jamais oublié une aventure qui m'arriva au cours d'une de mes visites dans ses galeries, à la section des beaux-arts: accoudée à la balustrade, séparant du public la muraille où sont pendus les tableaux, j'étais en contemplation devant un Gainsborough.... Tout à coup, un visiteur, qui trouvait sans doute que j'avais assez vu, m'enleva par les coudes et me posa plus loin; puis il s'accouda à ma place. Fidèle à mon principe, après le premier moment de surprise, je me mis à taper sur ce monsieur, à le tirer, avec des saccades, par les basques de sa redingote; mais il tourna vers moi une bonne face réjouie, se cramponna à la barre de fer et ne démarra pas.
Un jour, je fis dans la ville une rencontre qui me laissa une impression ineffaçable. Nous nous promenions, ma mère, ma sœur et moi, dans un passage (je ne saurais dire lequel) quand nous vîmes, en face de nous, deux personnages très étranges, suivis par une foule de curieux. C'étaient deux Japonais, dans leur costume national. Ils feignaient de ne pas voir tout ce cortège de badauds, qui les obsédaient cependant, car ils entrèrent, pour y échapper, dans une boutique élégante où l'on vendait toutes sortes d'objets de toilette en ivoire et en écaille. Nous ne pûmes y tenir: nous entrâmes aussi dans la boutique, tandis que la foule se massait derrière les vitres.
J'étais fascinée.... Ce fut là ma première rencontre avec l'Extrême-Orient; et, par lui, dès cet instant, j'étais conquise.
L'un de ces Japonais paraissait grand, dans les longs plis souples de sa robe de soie. Sa figure pâle, au nez fin et busqué, du type (je l'ai su depuis) le plus aristocratique, avait une expression particulière, mélange de dignité, de grâce mélancolique, de douceur et de dédain. Il était coiffé d'un chapeau, en forme de bouclier, retenu par des bourrelets de soie blanche qui lui passaient sur les joues. Hors de la ceinture, en brocart tissé d'or, qui lui serrait la taille, se croisaient, haut sur sa poitrine, les poignées délicatement ciselées de deux sabres. A côté dépassait un éventail qu'il prenait fréquemment et ouvrait d'un seul geste.
Le teint de l'autre Japonais était couleur d'or foncé, et quelques marques de petite vérole lui donnaient l'aspect d'un bronze ancien un peu meurtri par le temps. Il portait aussi deux sabres, aux riches poignées, dans sa ceinture de velours.
Leurs sandales, qui tenaient à peine sur leurs chaussettes de toile blanche articulées au pouce, leur donnaient une démarche molle et nonchalante.
Ces deux inconnus nous examinaient avec beaucoup de curiosité. Ils savaient quelques mots de français et d'anglais et nous essayâmes de causer. Débarqués en Angleterre depuis quelques jours à peine, ils faisaient leurs premiers pas dans cette Europe qu'ils ne connaissaient pas du tout. On eût dit qu'autour d'eux, sans que rien s'en fût encore disperse, flottait le parfum et comme l'atmosphère de leur fabuleux pays.
Quelle rencontre fatidique pour moi, quelle vision inoubliable! Tout un monde inouï m'apparaissait, et une sorte d'intuition (que j'avais toujours en face des choses qui allaient me passionner) me fit l'entrevoir dans son ensemble et me révéla ses beautés spéciales.
Quand, plus tard, j'ai essayé de faire revivre le Japon féodal, dans un roman intitulé: la Sœur du Soleil, c'est toujours l'image saisissante de cet inconnu, aux allures si nobles, qui me servait de modèle pour peindre un de mes personnages, le prince de Nagato.
Qui sait si ces deux samouraïs n'étaient pas ces deux jeunes officiers, d'un prince de Nagato justement, qui, à cette époque, où le Japon était encore très fermé aux étrangers, firent, sur l'ordre de leur seigneur, un voyage d'études à travers la civilisation de l'Occident inconnu?... Qui sait si ce n'étaient pas là, Ito Shunshé et Inouyé Bunda, qui jouèrent, depuis, et jouent encore, un rôle si éminent dans la politique de leur pays?...
Au moment même où nous essayions, dans ce magasin, d'échanger quelques mots avec eux, tandis qu'ils maniaient de leurs doigts minces des babioles d'ivoire et d'écaillé, un soulèvement terrible—dont la nouvelle n'était pas encore parvenue en Europe—ensanglantait le Japon. J'ai donné, dans mes Princesses d'Amour, une esquisse de cette guerre civile, de cette étrange révolution, unique dans la chronique du monde, qui fit éclore, de la façon la plus imprévue, le Japon nouveau.
C'est en étudiant l'histoire de cette guerre que j'ai cru retrouver la trace de ces deux jeunes hommes, dont je me souvenais si bien. Quand, après deux années de voyage, ils revinrent au Japon, enthousiasmés par ce qu'ils avaient vu, ils se heurtèrent à la bataille, qui durait toujours, au cri de: «Mort aux étrangers!»
De tous les points du monde, des êtres venaient à Théophile Gautier, pour lui demander aide et protection. Il ne se défendait pas du tout, écoutait toutes les doléances; et l'on peut dire que l'on entrait chez nous comme dans un moulin. Ses conseils, son influence, l'appui de sa plume, c'était tout ce qu'il avait à donner; mais il donnait royalement.
Parmi tous ces solliciteurs inconnus, qui venaient sans être présentés et sans recommandation, j'ai gardé le souvenir d'une certaine madame Key Blunt qui fut particulièrement tenace et nous tourmenta longtemps. Elle arrivait d'Amérique et avait été la femme, à ce qu'elle disait, d'un président des États-Unis, mort récemment. Il l'avait laissée avec des enfants et sans ressources: mais elle avait l'amour et, à ce qu'elle croyait, le don du théâtre, qui l'aiderait, pensait-elle, à relever sa fortune. C'était une femme assez jolie, de taille moyenne, et toujours endeuillée de voiles de crêpe: «Mon mari est toujours mort», répondait-elle à ceux qui lui faisaient observer que le temps du deuil était passé.
Mon père s'était laissé toucher par cette infortune exotique. Cependant il combattit autant qu'il le put le singulier projet de la belle veuve: elle voulait jouer, à Paris, et en anglais, un grand drame de Shakespeare. Pour consacrer son talent, et lui donner de l'éclat en Amérique, il fallait qu'elle eût été entendue à Paris. Jouer, en anglais, devant des Parisiens, quelle folie!... Mais elle ne voulait pas en démordre.
Mon père finit par renoncer à la convaincre; et, devant son insistance, jugeant aussi que c'était le seul moyen de se débarrasser d'elle, il songea à faire aboutir le projet, en le réduisant le plus possible.
Taillade, que Théophile Gautier soutenait beaucoup et admirait infiniment, consentit, sur sa demande, à entrer dans la combinaison. Il s'agissait de jouer, en anglais, un acte de Macbeth, celui du meurtre de Duncan. Taillade ne savait pas l'anglais, ou à peine; mais cela ne démontait nullement madame Key Blunt, qui se chargeait de seriner à l'artiste français la bonne prononciation.
Le Vaudeville prêta complaisamment sa salle, et, après d'innombrables et laborieuses répétitions, la représentation eut lieu. Mais il se trouva—ce que l'on soupçonnait déjà—que madame Key Blunt avait fort peu de talent et que Taillade en avait beaucoup, même en anglais. Il sut se faire comprendre du public parisien, fortement ahuri par ces mots inconnus, et il emporta tout le succès.
Mon père, dans son compte rendu, essaya d'en laisser une part à l'artiste américaine; mais on le devine plus sincère quand il parle de Taillade:
Par un prodige de volonté, par une idolâtrie passionnée pour Shakespeare, il est arrivé à dire le texte, même avec un très bon accent, et à produire, dans cet idiome presque étranger pour lui, tous les effets qu'il obtenait à l'Odéon dans l'excellente traduction de Jules Lacroix. Chose étrange: loin d'être gêné en grandeur, en puissance, en énergie, son jeu avait quelque chose de direct, de natif, d'original. On ne sentait plus rien entre lui et le poète. Les idées jaillissaient avec leurs mots, leurs sons, leurs couleurs; et d'une représentation qui pour la plupart des spectateurs n'était guère qu'une pantomime, le sens profond, caché, mystérieux de l'œuvre colossale se dégageait avec plus de clarté que dans tous les commentaires.
Taillade, en effet, était superbe. Il avait, entre autres, quand il sortait à reculons de la chambre du crime, un sursaut de peur en heurtant par hasard, un fauteuil, qui donnait le frisson à toute la salle.
Mais je crois bien que madame Key Blunt n'a jamais pardonné a mon père le succès de son partenaire Taillade.
[1] Citée par le vicomte Spoelberch de Lovenjoul dans son Histoire des Œuvres de Théophile Gautier.
IV
Le 31 août était l'anniversaire de la naissance de Théophile Gautier; et, pour fêter ce jour, nous organisions chaque année, en grand mystère, quelque réjouissance: récitation de compliments, naïves pantomimes, feux d'artifice et flammes de Bengale, qui donnaient au jardin une féerique et fugitive splendeur. Une fois, cependant, vers les approches de sa fête, le père nous déclara, qu'à ce propos, il avait une idée extrêmement ingénieuse, dont il voulait nous faire part. Les prétendues surprises, qui ne le surprenaient guère, les répétitions, faites en cachette, qu'il avait l'air de ne pas soupçonner, et pendant lesquelles on le laissait tout seul, n'étaient pas très gaies pour lui. Il savait bien que les préliminaires d'une fête en sont le plus souvent la partie la plus divertissante. Il n'était pas juste que lui, le fêté justement, en fût exclu. Il proposait donc d'organiser avec nous les réjouissances et même d'y prendre une part active.
—Je me fêterai moi-même, dit-il. Que penseriez-vous d'une pièce, dont je suis l'auteur, et dans laquelle je jouerais?...
Comme on le pense bien, cette motion fut accueillie avec enthousiasme.
Il fut donc décidé que nous représenterions Pierrot posthume, puis—les débutants ne doutant de rien,—dans la même soirée, le Tricorne enchanté.
Il n'y avait pas de temps à perdre. Pierrot posthume fut tout de suite mis à l'étude, et l'on distribua les rôles ainsi:
| Le Docteur | — | THÉOPHILE GAUTIER. |
| Pierrot | — | THÉOPHILE GAUTIER FILS. |
| Arlequin | — | ESTELLE. |
| Colombine | — | JUDITH. |
Bientôt les répétitions commencèrent.
Mon père y apportait un entrain extrême et beaucoup d'application. Seulement, tout d'abord, son jeu fantaisiste et primesautier se plaisait mal à la discipline, et il mettait parfois ses partenaires dans un grand embarras: quand un hémistiche ou un vers lui manquait, il en improvisait un autre, et notre réplique, naturellement, ne rimait plus. Cela nous fâchait beaucoup; mais il nous répondait que nous n'avions qu'à faire comme lui, en improvisant des rimes nouvelles: proposition qui soulevait un tollé général.
On s'occupa, presque en même temps, de la mise en scène de l'autre pièce, qui comportait un plus grand nombre d'acteurs.
Mon père prit le rôle de Géronte; mon frère, celui de Frontin; ma mère, celui de Valère. On chargea Rodolfo de jouer l'ivrogne Champagne. Le rôle d'Inès fut distribué à ma sœur, et celui de Marinette à moi.
Mlle Favart, qui habitait à Neuilly, voulut bien venir nous donner quelques conseils; elle assista à plusieurs répétitions et dirigea la mise en scène.
Puvis de Chavannes avait demandé la faveur de peindre les décors. Pour qu'il pût les exécuter sur place, et dans la mesure voulue, on convoqua Belloir, qui édifia tout de suite le théâtre. Cela fut aussi plus commode pour nous. Puvis travaillait sur place, et nous répétions en scène.
Cette construction légère, couverte de coutil blanc et rouge, s'étendait sur la terrasse et en tenait toute la largeur entre la maison et le parapet. L'escalier du jardin était masqué, et il fallait, pour l'atteindre, traverser «la salle». La scène communiquait par la porte vitrée, avec la salle à manger, qui nous servait de loge.
On n'était plus occupé à la maison que de la représentation. Les bonnes, submergées dans les plis blancs, cousaient des mètres de calicot pour les décors, tandis que des menuisiers clouaient des châssis. Avec ma mère, nous courions Paris, en quête d'étoffes pour les costumes. Nous prenions leurs modèles dans un ouvrage de Maurice Sand sur la comédie italienne, publié récemment et intitulé: Masques et Bouffons.
Rodolfo était régisseur; il avait l'œil à tout. Un lit était dressé pour lui dans l'atelier, afin qu'il ne quittât plus Neuilly, que pour le service du théâtre: courses et commissions urgentes.
Mon père ne s'était pas trompé, ces répétitions et ces préparatifs emplissaient la maison d'une animation et d'une gaieté extrêmes. Notre frère Toto arrivait chaque matin avec Puvis de Chavannes. Ce grand artiste, si modeste, était dévoré d'inquiétude: il ne se croyait pas à la hauteur de sa tâche. Il nous fallait le rassurer, l'encourager. On le raillait même affectueusement, lui, le peintre déjà glorieux qui avait exposé la Paix et la Guerre, le Travail et le Repos, d'attaquer avec tant d'effroi le barbouillage de ses décors. Le bon Puvis riait et se mettait à l'ouvrage.
Il peignit, d'abord, une rue du vieux Paris, s'élargissant en carrefour, pour laquelle Pierrot, dans son monologue, donne quelques indications pittoresques, qui étaient suivies scrupuleusement:
Le cabaret encor rit et jase à son angle....
On voyait, au-dessus d'un rideau rouge qui flottait au vent, l'enseigne découpée représentant un pot d'étain.
De l'autre côté, le rôtisseur: A Saint-Laurent, montrait de belles flammes pétillantes, qui cuisaient des volailles, derrière un étalage de pâtés et de quartiers de viande. L'image du saint donnait l'occasion à Puvis de peindre un homme admirable, cuisant sur le gril.
Le décor de la seconde pièce n'était pas très différent du premier, puisqu'il devait représenter une place publique, devant la maison de Géronte.
On aurait pu, à la rigueur, jouer les pièces dans le même décor. Mais Puvis tenait à en faire deux, et il se tourmentait encore en cherchant la façon de les varier. Il imagina, pour le Tricorne, de choisir quelque ville du Midi, claire et colorée, qui contrasterait heureusement avec le bistre de la vieille rue moyenageuse de Pierrot posthume. Au milieu de la scène, il plaça une fontaine de marbre, avec un jet d'eau, et, tout auprès, éclaboussé de gouttelettes, un laurier-rose en fleur. La première coulisse, à droite du spectateur, une boutique de marchande de fruits, fut le motif d'une remarquable nature morte, à laquelle Puvis s'appliqua tout spécialement. Sous l'auvent bariolé, des tranches de pastèques montraient leur pulpe rose semée de pépins noirs, à côté de pyramides d'oranges, de paniers de pêches et de grappes de raisins bleus ou dorés. C'était parfait.... La maison de Géronte, avec un balcon praticable, s'élevait à gauche.
Les costumes nous donnaient beaucoup à faire. Celui de mon père, dans Pierrot posthume, reproduisait exactement l'image représentant «le Docteur» dans Masques et Bouffons. C'était une houppelande de soie noire sur un maillot et un gilet rouges; pour coiffure, un bonnet noir à pattes. Toto, long et svelte, s'accommodait on ne peut mieux du classique accoutrement de Pierrot; mais l'habit de Frontin, à rayures groseille et blanches, de la seconde pièce, l'avantageait encore plus. Rodolfo avait découvert, au Temple, une livrée admirable, trop grande pour lui, qui venait de la valetaille d'un archevêque. Estelle, qui devait enfouir sa jolie figure sous le masque d'Arlequin, prenait sa revanche dans le Tricorne: la toilette d'Inès lui allait à ravir, avec la berthe de dentelle, l'éventail pailleté et surtout la jupe traînante, qui la faisait tout à fait une grande demoiselle. Pour moi, il me semble bien que le corselet de velours vert et la double jupe, en soie rayée, de Colombine m'allait mieux que le tablier de Marinette. Le costume de Valère était le plus brillant: on avait taillé, dans de la toile d'or moirée, le haut-de-chausse, et la veste qui s'ouvrait sur un jabot de dentelle. Le travesti allait très bien à ma mère, qui prenait un air crâne sous la grande perruque blonde et le chapeau à plumes. Mais, malgré le peu de longueur du rôle, elle était loin d'être sûre d'elle. Son accent italien, la difficulté qu'elle avait à retenir et à bien scander le vers français, lui rendaient sa tâche assez ardue. Mon père, pour lui fournir l'occasion de briller un peu et de faire entendre sa belle voix, ajouta une sérénade à la première scène de Valère, et il refit quelques vers, pour le raccord. L'amoureux s'avançait donc, une guitare à la main et chantait, sous le balcon d'Inès, la sérénade de Schubert, qu'un harpiste accompagnait dans la coulisse.
Plus de deux cents invitations furent lancées, adressées, comme on le pense bien, non seulement aux amis de la maison, mais encore à l'élite des lettres et des arts.
Les cartes d'invitation étaient ainsi rédigées:
Neuilly, 14 août 1863.
MVous êtes prié d'assister à la représentation qui sera donnée à Neuilly, le lundi 31 août 1863, à 8 heures et demie, jour anniversaire de la naissance de M. Théophile Gautier.
R. S. V. P.
32, rue de Longchamp.
Suivait le programme de la soirée avec la distribution des rôles.
Le grand jour se leva enfin. Il ne nous sembla pas long, tant nous étions absorbées par les derniers préparatifs.
Le soir vint. On illumina la cour par laquelle le public devait entrer; on alluma le lustre dans la salle, et, sur la scène, la rampe et les portants.
Rodolfo, qui ne jouait pas dans la première pièce, tint les fonctions de majordome, en habit noir et en cravate blanche. Il avait encore sa barbe blonde et ne la rasa, pour faire plus d'effet, qu'au moment de se costumer. Il reçut les invités et les plaça.
La rue de Longchamp n'avait jamais vu semblable animation, pareil encombrement de voitures. Les portières claquaient; les femmes, encapuchonnées de dentelles, entraient, par la petite porte de la cour, et se hâtaient vers la tente de coutil rouge et blanc, pour avoir de bonnes places.
Les acteurs, très agités, se disputaient les petits jours ménagés dans le rideau et regardaient la salle s'emplir. Cette assemblée valait certes la peine d'être vue:
Elle était illustre et choisie,
comme le dit Théodore de Banville, dans le feuilleton en vers qu'ils improvisa, la nuit même de la fête.
Tant de beaux yeux couleur des soirs
Ou de l'or pur ou de pervenches
Faisaient passer les habits noirs
Masqués par des épaules blanches.
Ces habits noirs n'étaient cependant pas à dédaigner, car ils serraient presque tous des torses illustres:
La littérature y comptait,
—La vieille aussi bien que la neuve,—
Si bien que Dumas fils était
Assis auprès de Sainte-Beuve.
Nous voyions entrer successivement Flaubert, Paul de Saint-Victor, Gustave Claudin, Baudelaire, les Goncourt, Vacquerie, Meurice, Champfleury, Arsène Houssaye, Ernest Feydeau, Mario Uchard, Xavier Aubryet, Adolphe Gaiffe, et aussi beaucoup de peintres, entre autres Cabanel, Baudry, Hébert, Français; puis Gustave Doré, Arthur Kratz, Charles Garnier, Georges Charpentier, tant d'autres encore!...
On frappa enfin les trois coups et le rideau se leva:
Les décors malins et vermeils Etaient de Puvis de Chavannes. Pour en rencontrer de pareils On irait bien plus loin que Vannes.
Le bon Puvis fut saisi d'une telle émotion au moment où ses décors se dévoilaient devant cette assemblée extraordinaire, qu'il dégringola l'escalier de pierre et—s'il n'alla pas aussi loin que Vannes—s'enfuit tout au bout du jardin!... Là, il rencontra Rodolfo, occupé à pousser des hurlements suraigus, afin de se casser la voix, pour se faire un bel organe d'ivrogne.
Théophile Gautier, comme acteur, eut un succès prodigieux, et ce succès était bien mérité.
Malgré le «chacun son métier»,
La critique ici ne peut mordre,
Puisque Théophile Gautier
Est un acteur de premier ordre.
Comme il a bien peur des filous!
Oh! la réplique alerte et vive,
Les bons airs de tuteur jaloux,
La bonne bêtise naïve!
Gaiement ironique dans le rôle du malin docteur, admirablement ahuri sous le crâne chauve de Géronte, qui lui faisait une tête impayable, il tirait son plus irrésistible effet de brusques changements de voix; passant sans transition, d'un timbre grave, profond et caverneux, à des notes aiguës et criardes dont le contraste était d'un comique extrême.
Quant à Pierrot, blanc comme un lis,
Et sérieux comme un augure,
Il empruntait de Gautier fils,
Une très aimable figure.
Rodolfo, lui, fut épique. Sa trogne rouge, sa voix, enrouée pour de bon, son allure d'ivrogne fieffé, sa somnolence continuelle, dont il sortait seulement par saccades, créaient une figure très originale, qu'un acteur de profession n'eût pas mieux composée.
Il est terrible, il est superbe!
s'écriait Banville!...
Il va sans dire que tous les interprètes furent fêtés et que ce fut une soirée triomphale.
Elle nous laissa quelques regrets et de bons souvenirs.
Longtemps, la cadence des vers chanta dans notre mémoire. Nous avions même pris l'habitude, Théophile Gautier tout le premier, de ne presque plus parler que par citations. La première pièce, spécialement, se prêtait à ce jeu et nous fournissait nombre de maximes, s'appliquant aux petits faits de la vie. Aussi mon père répétait-il souvent:
—Tout est dans Pierrot posthume!...
Dès les premiers jours du printemps, il y avait dans le jardin des fous, en face de notre maison, un rossignol, qui chantait avec un éclat incomparable. C'était certainement un vieux maître, qui possédait toutes les subtilités de son art, et dont les jeunes devaient étudier la manière, de loin, en silence. Nous attendions son arrivée, et, de nos fenêtres, nous l'écoutions sans nous lasser, en l'admirant sans réserves. Il le savait, peut-être, car il venait toujours se percher tout près de la rue, sur les arbres d'en face. Par les soirs de clair de lune, il nous donnait vraiment de merveilleux concerts. D'ailleurs, à l'éclosion des lilas, ce coin de la rue de Longchamp devenait particulièrement splendide: tout le parc du docteur Pinel était en fleurs, et, dans le fossé, qui se creusait devant la palissade, tout ébouriffé d'acacias, de buissons et de fleurettes sauvages, le soleil et l'ombre variaient des effets charmants.
Aussi avions-nous pris l'habitude de faire quelquefois les «mille pas» dans la rue déserte, le long de ces fleurs et de ces verdures fraîches. Les feuillages, encore peu épais, nous permettaient de voir dans les profondeurs du parc. Nous apercevions souvent les mélancoliques pensionnaires de l'établissement, qui se promenaient, ou qui s'occupaient à jardiner. Nous plaignions beaucoup les pauvres fous, et nous trouvions surtout qu'ils avaient l'air très raisonnable.
Mon père en avait remarqué un à l'allure grave et digne, qui passait, suivi d'un domestique, et revenait souvent. Il était grand, maigre, avec quelque chose de militaire dans la carrure, la figure osseuse, la moustache et les favoris noirs; il paraissait une cinquantaine d'années. Il nous regardait en marchant, mais d'un regard glissé de côté, sans tourner la tête. Un jour, pendant une de nos promenades, tandis que mon père était rentré un instant pour rallumer son cigare, cet homme s'approcha tout près du fossé et, par-dessus la palissade, nous lança une grosse gerbe de lilas; puis il s'éloigna aussitôt.
Nous étions rentrées avec cette botte de fleurs, pour raconter l'aventure.
Mon père en fut très effrayé:
—Au lieu de fleurs, disait-il, il aurait pu tout aussi bien vous lancer des pierres. Comment a-t-il pu tromper la surveillance de ce domestique qui ne le quitte pas?...
—Mais, vois, père, il y a une lettre au milieu du bouquet.
—Un billet doux!... c'est complet!... Ils ne se gênent pas, messieurs les fous!
Mon père détacha la lettre: elle était dans une enveloppe fermée par un cachet de cire rouge, avec une empreinte d'armoiries sous une couronne de comte, et adressée à «monsieur Théophile Gautier».
—Comment! c'est pour moi la déclaration?... Ce fol sait mon nom et m'a reconnu!...
Mon père lut la lettre, qui parut l'étonner. Celui qui l'écrivait se disait le fils du général Bertrand, compagnon de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Comme tous les fous, il prétendait être l'homme le plus sage du monde et victime d'ennemis ténébreux. Il suppliait mon père de lui venir en aide, pour le tirer de captivité.
Mon père s'informa, fit des démarches.
C'était bien le fils du général Bertrand. Mais l'intercession de mon père n'eut d'autre effet que de faire se resserrer la surveillance autour du captif: on empêcha désormais le malheureux fou de se promener de notre côté.
J'avais promis à mon père de chercher à imaginer un sujet de nouvelle, et de le lui raconter, avant d'essayer d'écrire. Il me demandait souvent si j'avais enfin trouvé quelque thème original, ou qui me parût tel. Je croyais en tenir un, et je le développais longuement dans ma tête; mais je n'en voulais pas parler avant d'être parvenue à conclure, ce qui ne fut pas facile. Quand je crus mon scénario bien d'aplomb, j'allai trouver mon père, et d'un air assez solennel, je lui demandai s'il avait le temps de m'écouter.
—J'ai le temps et je suis tout oreilles! me répondit-il avec empressement, en s'agenouillant dans un grand fauteuil, ce qui était sa façon favorite de s'asseoir.
—Eh bien, voilà mon histoire:
«Un luthier très épris de son état, une sorte de Stradivarius fanatique, habite dans une ville d'Italie un vieux quartier assez désert; il travaille sans relâche au perfectionnement des instruments de musique. Il rêve quelque chose d'extraordinaire, un violon idéal, unique, d'une délicatesse merveilleuse, expressif, comme s'il comprenait la musique dont il vibre: une voix, une âme, enfin!... Le luthier maniaque, réalise des chefs-d'œuvre, et cependant n'est pas satisfait. Pour choisir des bois incomparables, il fait de lointains voyages et, une fois, risque sa vie en abattant lui-même un arbre qui penche au bord d'un abîme, où personne n'ose se risquer. Il veut cet arbre qui a grandi dans un frisson sonore, au bruit des torrents, sous la furie des tempêtes. Il s'imagine que le bois de cet arbre-là gardera peut-être mieux qu'un autre une sorte de conscience musicale.
«Dans le même temps, une cantatrice merveilleuse emplit de sa gloire toute l'Italie. Le luthier la suit de ville en ville et de théâtre en théâtre. Un jour, à Milan, il apprend qu'un jeune et riche seigneur, très amoureux de la cantatrice, va l'épouser et l'enlever à l'art. Le mariage est décidé; mais, quelques jours avant les noces, la fiancée disparaît, sans qu'il soit possible de retrouver ses traces. L'amoureux la cherche éperdument pendant des mois, pendant des années, et, quand il a perdu l'espoir, il ne parvient pas à oublier.
«Un soir, entraîné par des amis dans une salle de concert, il entend un virtuose exécuter un morceau sur le violon. Il éprouve alors une émotion profonde, qui n'est causée ni par la musique ni par le talent de l'exécutant, mais par le son même du violon; les battements de son cœur s'accélèrent, il est bouleversé comme s'il avait entendu la voix de la bien-aimée perdue.
«Le morceau terminé, il se précipite dans les coulisses et demande à voir le virtuose. Il veut à n'importe quel prix lui acheter ce violon; mais l'artiste lui répond qu'il ne lui appartient pas et qu'il n'a pas le droit de le laisser toucher par qui que ce soit. Au même instant, un être singulier s'approche, qui saisit le violon d'un geste leste et impérieux, et le couche, avec d'amoureuses précautions, dans un étui de velours blanc. Le jeune seigneur s'adresse au nouveau venu et lui dit de fixer le prix qu'il exige pour lui céder ce violon. Mais l'homme singulier, qui est le luthier, l'artisan délicat, que son incomparable habileté dans la facture des instruments de musique a rendu célèbre, ne répond pas et s'éloigne, ou plutôt s'enfuit, en emportant le violon.
«Le jeune homme retrouve facilement le luthier monomane. Il va le voir dans sa boutique et le supplie de nouveau. Afin de l'attendrir, il finit par lui raconter son chagrin et son malheur; il lui avoue que le son des cordes de ce merveilleux instrument, lui rappelle la voix de son amie, la diva si mystérieusement disparue. Mais, au nom de la cantatrice, le luthier pâlit et rougit, et ne peut cacher un trouble si étrange que le jeune homme en est tout saisi. Il essaie de l'interroger. Le bonhomme, redevenu maître de lui, ne répond plus, reste impénétrable, et finit par mettre l'intrus hors de sa boutique, où il se barricade.
«L'idée que cet étrange maniaque sait quelque chose de la bien-aimée, l'a enlevée sans doute et la tient captive, ne quitte plus le jeune seigneur. Il emploie tous les moyens possibles pour découvrir la vérité; ne pouvant arriver à rien, il a l'idée de s'adresser à un magnétiseur fameux et de l'intéresser à ses recherches. Celui-ci parvient à endormir le luthier, qui raconte, malgré lui, toute l'histoire de son crime: il a attiré un soir chez lui, sous un prétexte, la diva, et, sans la faire souffrir, il l'a tuée, par amour de cet art auquel elle consentait à renoncer. Elle, qui était comme une lyre vivante, allait devenir une simple comtesse; elle, dont tous les nerfs, toutes les fibres, vibraient, avec sa voix de cristal, comme les cordes d'un violon! Le luthier seul pouvait la sauver et, en même temps, parachever le chef-d'œuvre auquel il avait pensé toute sa vie: le violon sensible et conscient. Mais, pour cela, la chanteuse devait mourir, et il la tua sans hésiter.
«Ses longs cheveux blonds et soyeux sont devenus les fils de l'archet; de ses entrailles précieuses furent formées les cordes!
«L'amoureux, ivre de rage, ne veut pas en entendre plus. Il se jette sur le luthier et l'étrangle Puis il met le feu à la boutique et s'enfuit en emportant le violon....
«Voilà, c'est tout....»
Le visage de mon père, toujours agenouillé dans son grand fauteuil et qui m'avait écoutée avec beaucoup d'attention, exprimait la stupeur. Il poussait des «ah!» et des «oh!» en levant les mains vers le plafond.
—Je suis épouvanté! dit-il enfin. Je m'attendais à quelque idylle naïve, à une gracieuse éclosion de la petite fleur bleue de l'idéal; et c'est l'étripement de ton héroïne que m'offre, comme première œuvre d'imagination, ton cerveau de quinze ans!... Je suis comme le Prince Charmant, des contes de fées, qui voit sortir de la bouche de la belle princesse, au lieu de perles et de diamants, des couleuvres et des scorpions; je peux même dire ici: des vipères et des serpents à sonnettes!... Oui, tu as l'esprit, je m'en suis aperçu déjà, particulièrement féroce.... Je ne peux pas dire que le sujet soit banal. Oh! non, il ne l'est même pas assez, et l'abominable histoire est conduite avec logique. Seul, le magnétiseur ne me plaît guère. L'influence d'Edgar Poë est manifeste, et peut-être aurait-il tiré quelque chose de cette affreuse aventure.... Et comment s'intitulera-t-elle?... Le Boyau révélateur, sans doute!
—Elle n'aura pas de titre du tout, dis-je en l'embrassant, car elle est condamnée sans appel. J'envoie le violon au diable et je vais inventer autre chose.
Dans les premiers temps de notre installation à Neuilly, on ne pouvait pas s'imaginer qu'il serait possible de ne pas avoir un pied-à-terre à Paris. Mon père loua donc un petit appartement, 15, rue de Grammont. C'était au second étage, sur une cour; il se composait d'une antichambre, d'une très vaste pièce avec une alcôve et d'un grand cabinet qui n'avait de jour que par une cloison vitrée. Mon père et ma mère, quand ils devaient dîner en ville, venaient s'y habiller, plutôt que de retourner à Neuilly, et, ce jour-là, ils y couchaient. Nous y restions quelquefois tous, après les soirées passées au théâtre.
Sommairement meublé, assez négligemment entretenu par la concierge, ce logis terne et obscur ne nous plaisait guère; mon père s'en lassa vite et, après avoir trouvé une combinaison meilleure pour nos sorties du soir, il donna congé de l'appartement. On avait fait la découverte, à Neuilly, d'un loueur de voitures, le père Girault, qui se montra assez raisonnable, et avec lequel mon père conclut un arrangement. Il venait nous prendre à notre porte, pour nous conduire au théâtre, où nous le retrouvions, vers minuit, et il nous ramenait chez nous.
Pendant bien des années, les guimbardes du père Girault, que Théophile Gautier appelait «ses carrosses de gala», nous trimbalèrent sur la longue route, de Neuilly à Paris et de Paris à Neuilly. Nous allions à toutes les premières des principaux théâtres, à ceux dans lesquels mon père avait une loge; lorsqu'on ne lui envoyait que deux places, il les donnait à Toto, qui lui rendait alors compte de la pièce.
Pendant les représentations, nous étions chargées, ma mère, ma sœur et moi, de bien écouter, tandis que le père se promenait dans les couloirs, fumait un cigare sur le perron, ou somnolait au fond de la loge. Au retour, tassés tous les quatre dans la voiture, et longuement cahotés à travers la nuit, nous lui racontions, dans le bruit des roues et le cliquetis des vitres, l'intrigue et les péripéties du drame, ou de la comédie, que nous venions de voir.
Il nous fallait garder le souvenir des différentes pièces jouées pendant la semaine, au moins jusqu'au dimanche suivant, afin que le père, au moment d'écrire son article, pût contrôler l'intégrité des comptes rendus.
Le dimanche se levait pour nous dans une atmosphère grise et mélancolique. Pas de chansons matinales, pas de déclamations fantaisistes et tonitruantes. Le père s'habillait, pour sortir, aussitôt levé, et le déjeuner était servi encore plus tôt que d'ordinaire.
C'était le jour noir, le jour du feuilleton. Théophile Gautier allait l'écrire au journal même, et il n'y avait pas une ligne faite d'avance. On connaît sa fameuse réponse à ceux qui le pressaient de travailler un peu, dans la semaine, à son article:
—On ne demande pas à un condamné de se faire guillotiner avant l'heure!
Les «mille pas», le long de la terrasse, étaient supprimés. Nous conduisions le père jusqu'à l'omnibus, et il s'en allait analyser, dans son style parfait, les péripéties du Serpent à plumes, de la Grève des Portiers, de Vermouth et Adélaïde et autres chefs-d'œuvre oubliés.
Un jour, Nono, que nous n'avions pas vu depuis longtemps, vint à Neuilly, et il nous raconta une aventure qui lui était arrivée, quelques mois auparavant. Un être extraordinaire l'avait abordé dans la rue en lui demandant un renseignement, dans un langage incompréhensible. Cet être, assez petit, avait une bizarre figure jaune, avec des yeux bridés, qui faisait l'effet le plus drôle du monde sous un vieux chapeau haut de forme trop large et qui lui entrait jusqu'aux oreilles; il portait un paletot râpé et des souliers éculés, rattachés par des ficelles.
Malgré ce triste déguisement, qui le rendait hideux, son type trahissait clairement son origine: c'était un Chinois, un Chinois authentique, échoué, à la suite d'incidents malheureux, sur le pavé de Paris.
Avec beaucoup de peine et en y mettant le temps, Nono était parvenu à débrouiller l'histoire de ce pauvre diable. Il avait été amené en France par Mgr Callery, évêque de Macao, qui l'avait engagé pour travailler à la rédaction d'un dictionnaire chinois-français; mais Mgr Callery était mort et l'on avait tout simplement renvoyé le Chinois.
Comme on l'avait tenu, jusque-là, à peu près enfermé chez cet évêque, il ne savait presque rien de la langue du pays où il se trouvait, et n'avait aucune relation; le peu d'argent, épargné à grand'-peine, fut vite mangé. Lorsque Nono le rencontra, il se rendait chez Stanislas Julien, qui lui faisait faire quelques travaux, dont il ne se hâtait pas de lui verser le mince salaire.
Clermont-Ganneau s'était intéressé à ce Chinois. Il l'avait décidé à reprendre son costume national, à laisser repousser sa natte: l'homme était redevenu une très élégante potiche. Dans son dénûment, il avait rencontré une femme, de condition modeste, qui s'était apitoyée sur lui, l'avait pris en affection et était sur le point de l'épouser; mais, tout dernièrement, elle venait de mourir. Et le pauvre exilé, qu'elle aidait un peu, était retombé dans la misère.
Voilà mon père, et nous tous, profondément attendris sur le sort de ce Chinois, seul et sans ressources, si loin de sa patrie chimérique.
—Je me vois à Pékin, sans un sol, dit mon père, ne sachant pas un mot de chinois et ayant pour toute recommandation un aspect insolite, qui ameute les foules à mes trousses et les chiens contre mes mollets!...
L'idée de voir un habitant du Céleste Empire nous exaltait beaucoup: cet être invraisemblable existait donc, autrement que sur les écrans et les éventails, avec une tête d'ivoire ou une figure en papier de riz?
Il y avait longtemps que mon père avait écrit:
Celle que j'aime à présent est en Chine,
et une nouvelle, le Pavillon sur l'eau, d'après l'analyse, faite par Pauthier, d'une comédie chinoise. Il s'intéressait vivement à l'antique civilisation de l'Empire du Milieu. Il avait lu les travaux d'Abel Rémusat et les pièces de théâtre, traduites par Bazin; il avait voyagé, en idée, dans ce pays du rêve, qui était demeuré néanmoins, pour lui, irréel.
—Amène-moi ton Chinois, dit-il à Nono. On tâchera de réunir pour lui un petit magot (le mot vient tout seul), et de rapatrier l'exilé. Viens déjeuner demain ici avec lui.
Clermont-Ganneau, fidèle au rendez-vous, nous présenta, le lendemain, le Chinois Ting-Tun-Ling, qui nous fit les plus respectueux saluts, en fermant ses poings pour les secouer à la hauteur de son front: cela nous parut délicieux. Il portait une robe bleue, en étoffe molle, sous une tunique de soie noire brochée, à petits boutons de cuivre. Selon les rites, il garda sur sa tête sa petite calotte en satin noir, ornée d'un bouton de nacre carré encadré de filigrane doré. Sa figure jaune était spirituelle et fine, mais l'émotion la plissait et la déplissait continuellement, en faisant papilloter ses yeux, très vifs et très bridés.
Il n'avait pas plus de trente ans, mais on ne pouvait guère, à première vue, lui donner un âge quelconque. Il avait l'air à la fois d'un prêtre, d'une jeune guenon et d'une vieille femme. De ses manches sortaient à demi des mains maigres et aristocratiques, prolongées par des ongles plus longs que les doigts. On essaya d'échanger quelques phrases avec lui; mais ce n'était pas commode, car le peu de français qu'il savait, il le prononçait d'une façon très imprévue.
Cependant, quand il eut compris qu'on avait l'intention de lui fournir les moyens de retourner dans son pays, il manifesta une grande épouvante.
—Moi, pas tourner Chine! s'écria-t-il. Si tourner, couper moi tête....
Diable? qu'avait-il donc commis là-bas? Etait-ce un malfaiteur dangereux? Avait-il sur la conscience quelque crime très compliqué?
Clermont-Ganneau, qui comprenait son jargon et même déjà quelques mots chinois, l'avait interrogé et nous fit part de ce qu'il soupçonnait:
Ting-Tun-Ling était, très probablement, un ancien taïping, qui avait conspiré. Il s'était battu et un de ses bras gardait la marque d'une affreuse blessure:—Nono l'avait vue;—un canon en bambou, serré par des cordes, en éclatant lui avait enlevé une large tranche de chair. Traqué, réduit à la plus grande misère, pendant une famine terrible, il avait été sauvé, par des missionnaires, à la condition qu'il se ferait chrétien.
—Pas tourner Chine!... continuait à murmurer le Chinois, très effrayé.
Que faire pour lui, alors, s'il ne voulait pas s'en aller?
Le garder, et l'héberger, à la façon orientale, telle fut la conclusion de mon père.
—As-tu envie d'apprendre le chinois, me dit-il, et d'étudier un pays presque encore inconnu, et qui semble prodigieux? Ce ouistiti mélancolique a l'air très intelligent. Il doit être lettré, puisque l'évêque Callery l'avait choisi pour travailler à son dictionnaire. Veux-tu essayer de dévider cet homme jaune et de voir ce qu'il cache au fond de sa cervelle obscure?
Si je le voulais!...
Je ne répondis que par une série de cabrioles, que le Chinois regarda de ses yeux obliques, en plissant tout entier son front, mais, par politesse, sans manifester aucune surprise.
Et c'est ainsi que Ting-Tun-Ling devint le Chinois de Théophile Gautier.
Parmi les vieux amis de mon père, «un de l'ancien temps», comme il le disait, était Auguste Préault, sculpteur de grand talent, auteur d'un des groupes qui décorent l'entrée du pont d'Iéna, et dont nous avions, à Neuilly, je l'ai dit, une belle statue de bronze. Pendant le mouvement romantique, Préault était le chef des sculpteurs révolutionnaires: élève de Rude, disciple de Michel-Ange, il était violent, excessif, passionné, et avait, comme il convenait, l'horreur du poncif et du convenu. Il fut un des camarades de Gambetta.
On nous disait que Préault avait été amoureux de la tante Zoé, ce qui nous paraissait extraordinaire et invraisemblable; mais il vantait sa tête bien construite, ses yeux grands et vifs, ses cheveux ondulés, son cou d'une ligne élégante.
Préault était, lui, un type très original. Petit, trapu, la tête grosse, à demi chauve, avec une couronne de longs cheveux blonds et blancs, les yeux pâles et saillants, la moustache courte et un mince collier de barbe qui lui donnaient quelque chose de militaire. Il s'asseyait toujours de biais, une jambe repliée, le menton dans la main, et fixait longtemps sur le même objet son regard aigu et scrutateur.
Il passait pour avoir beaucoup d'esprit, un esprit sceptique et mordant. Il racontait, en ménageant l'effet, des anecdotes qui valaient surtout par la pointe finale. Mais comme, a pétrir les blocs humides de terre glaise, il avait contracté un enrouement qui le rendait à peu près aphone, le souffle lui manquait bientôt et le dernier mot lui restait presque toujours dans la gorge, de sorte que l'auditeur, après avoir attendu patiemment le trait spirituel, ne l'entendait pas. J'en ai entendu et retenu cependant quelques-uns.
Préault reçoit un jour la visite d'un personnage long, maigre, triste, sinistre, qui sollicite de lui une lettre de recommandation pour La Rounat, alors directeur de l'Odéon.
—Quels rôles jouez-vous? lui demanda le sculpteur.
—Les comiques!...
Alors il écrit à La Rounat:
«Je vous présente M. Un Tel, qui désire un emploi dans votre troupe. Il se dit comique. S'il l'est, remerciez-moi; s'il ne l'est pas, remerciez-le.»
Il redisait volontiers ce mot, assez connu, et que l'on cite souvent, mais sans l'attribuer à son véritable auteur.
Une veuve était venu le trouver, un jour, pour le prier, en sa qualité de sculpteur, de vouloir bien se charger de graver, sur une stèle funèbre, une épitaphe pour son mari défunt. Elle voulait une phrase expressive, mais, pour que ce ne fût pas trop cher, une phrase assez courte.
—Eh bien! lui dit Préault, après avoir réfléchi quelques instants, mettons: «Enfin!»
Mon père raconte une histoire à propos de Rachel.
Ce n'est pas à moi qu'il la raconte et je ne devrais pas entendre. Mais j'entends tout de même.
Au foyer du Théâtre-Français, un soir, il voit la grande artiste, affalée sur une banquette, la tête baissée, regardant le plancher, de son air le plus tragique. Il la salue et lui tend la main. Elle prend cette main, qu'elle serre nerveusement et retient dans la sienne, sans lever la tête. Après quelques moments de silence, d'un geste brusque, elle écarte son péplum et promène violemment sur sa poitrine maigre, la main qu'elle serre dans ses doigts minces. Sans paraître trop surpris, Théophile Gautier constate que cette poitrine, dont on sent toutes les côtes, ressemble plus à un gril qu'à tout autre chose. Rachel lève alors sur lui un regard noir et lui dit anxieusement:
—Il n'y a rien, n'est-ce pas?...
—Pas grand chose! répond-il assez gêné.
Alors, la grande tragédienne, d'une voix sourde et désespérée, murmure:
—Les hommes n'aiment que les nourrices!...
Depuis que nous raffolions de la musique, Toto, Olivier de Gourjault, Henri Delaborde et plusieurs autres camarades de mon frère, fidèles habitués des Concerts populaires de Pasdeloup, nous conseillaient vivement d'y assister avec suite, afin de connaître et de comprendre sérieusement la musique classique. Pasdeloup envoyait à mon père, qui rendait compte de ses concerts, une place pour toutes les séries; mais il nous en fallait trois, et, comme cela coûtait assez cher, nous n'osions pas trop insister; mais nos mines contrites, nos soupirs, nos airs de victimes résignées, parlaient pour nous, et le père ne tarda pas à nous faire la charmante surprise de nous apporter deux abonnements, pour toute la saison. De ce jour, nos dimanches ne furent plus mélancoliques.
Du fond de Neuilly au Cirque d'Hiver, il y avait un bon bout de chemin et il fallait partir de bonne heure, pour arriver avant le premier coup d'archet du chef d'orchestre.
Ma mère, ou une des tantes, nous accompagnait, et souvent nous partions avec mon père, qui allait au journal, pour écrire son feuilleton. En ce cas, l'omnibus nous menait jusqu'à la porte Maillot, où nous prenions une voiture; nous conduisions mon père au Moniteur Universel, quai Voltaire, puis le fiacre continuait sa route vers le lointain boulevard du Temple. Nous étions maintenant des enthousiastes. Les symphonies de Beethoven, surtout, nous avaient transportées. Rien ne nous arrêtait quand il s'agissait d'aller aux Concerts populaires, ni la pluie ni la neige, ni la distance; même le soir, nous ne redoutions pas l'expédition, malgré le retour hasardeux, à des heures indues.
Je me souviens d'un certain vendredi saint, où il faisait vraiment un temps abominable. Arrivées à la porte Maillot, sous les rafales et la pluie torrentielle, nous donnâmes l'adresse du Cirque d'Hiver à un cocher, qui demeura stupide et ne put s'empêcher de nous dire:
—Qu'est-ce que vous pouvez bien aller faire, si loin, par un temps pareil, un vendredi saint?...
On jouait la symphonie avec chœur de Beethoven! Nous y serions allées à pied! C'est ce que le cocher ne pouvait comprendre.
S'il faisait beau, ou simplement s'il ne pleuvait pas, le retour du Cirque d'Hiver, le dimanche, était un très agréable moment. Nos amis et connaissances, qui assistaient au concert, nous attendaient à la sortie, et l'on descendait ensemble le boulevard, par groupes joyeux, au milieu du flot de public qui suivait la même route.
Ah! les beaux enthousiasmes, la joie ardente de découvrir des chefs-d'œuvre, les chaudes discussions, sur le mérite d'un morceau, ou sur la façon dont Pasdeloup avait compris et interprété les maîtres, le mouvement trop lent qu'il avait donné, par exemple, à l'andante de la symphonie en la!
—Il en fait une marche funèbre.
—Et il a raison, car c'en est une.
—Non, c'est un cortège nuptial.
—Mais qui semble attristé par le désespoir d'un amant trahi.
En général, nous étions du parti de Pasdeloup.
On lui devait une telle reconnaissance, qu'il nous paraissait monstrueux de lui chercher chicane.
Nous en voulions beaucoup à Reyer, qui avait écrit: «M. Pasdeloup sera dirigé par l'orchestre», et qui, méchamment, l'appelait toujours «pied de loup».
Quelquefois le grand chef lui-même, fendant la foule, descendait aussi le boulevard. Serré dans son paletot, roulant comme une boule, il était tout de suite reconnu à la couleur paille de sa belle barbe. Son allure affairée et rapide dépassait vite notre pas de flânerie. Alors, nous courions après lui, pour tâcher de savoir ce qu'il jouerait au prochain concert, mais il était cachottier et mystérieux, ne promettait rien.
Des musiciens de l'orchestre passaient aussi, un foulard au cou, portant leur violon dans l'étui noir. Nous en reconnaissions quelques-uns, des plus en vue sur l'estrade.
A cette époque, Flaubert, quand il n'était pas à Croisset, habitait un entresol dans cette région du boulevard. C'était sur notre chemin, et nous ne manquions jamais, en passant, de monter chez lui. Quelquefois, les fenêtres étaient ouvertes, et on le voyait, d'en bas, emplissant de sa carrure le salon trop petit pour lui: il avait un vaste pantalon en drap loutre, serré par une écharpe rouge, et une robe flottante sur une chemise de soie. Nous entrions en coup de vent, tout agitées de la joie prise au concert, et aussi du plaisir de le voir; mais il ne comprenait pas encore, dans l'effusion qui me jetait à son cou, tout ce qu'il y avait en moi d'admiration et d'enthousiasme pour son génie.
La pièce où il se tenait était tendue de cretonne claire à grands ramages; à part cette cretonne, tout donnait une impression d'Orient: des cuirs rouges et verts, des pipes, des tapis, un divan bas, une grande table sur laquelle était posé un immense plat de cuivre tout rempli de plumes d'oie. Ces plumes avaient servi, quelques-unes très usées, d'autres le bout de leur bec à peine trempé d'encre. Flaubert écrivait sur des feuilles de papier bleu, d'une écriture serrée, qui remontait; il y avait sur la table des feuillets, très chargés de ratures.
Je regardais tout cela, avec un sentiment de dévotion; mais l'auteur de Salammbô ne pouvait pas savoir.... Un peu inquiet de cette invasion, qui rompait le recueillement de son cabinet de travail, il nous suivait du regard doux de ses grands yeux à longs cils, et, les mains sur les hanches, ployait vers nous sa haute taille: nous l'embrassions encore, puis nous redescendions et reprenions notre route, avec les amis les plus fidèles, qui avaient eu la constance de nous attendre.
Un autre personnage, habitait aussi un entresol, de ce même côté du boulevard; mais chez celui-ci nous ne nous arrêtions pas: c'était Paul de Kock. On le voyait presque toujours assis derrière sa fenêtre ouverte, face au public, avec sa bonne tête joyeuse toute ébouriffée de cheveux blancs. On l'acclamait, on l'interpellait en passant, et il échangeait des propos avec la foule. Nous méprisions cette gloire. Nous ne savions rien de l'œuvre d'ailleurs, mais l'engouement de Pie IX pour l'écrivain nous donnait envie de lire ses livres[2]; mon père redisait souvent la question fameuse, que le Saint-Père posait à tous les visiteurs français:
—Connaissez-vous Paolo di Koko?...
Nous n'allions guère plus loin, à pied, que la Madeleine. C'était assez long. Mais la route nous paraissait très courte, faite ainsi en aimable compagnie et en devisant gaiement.
Très souvent Toto et Olivier de Gourjault nous accompagnaient jusqu'à Neuilly et restaient à dîner.
En attendant l'arrivée du père, qui rentrait toujours si tard, ce jour-là, «Bœuf en Chambre», bon musicien, se mettait au piano et jouait des fragments, de ce que nous avions entendu le jour même; ou bien il prenait une partition de Wagner,—il y en avait déjà chez nous,—et il essayait de la déchiffrer, d'en pénétrer les mystères....
L'affreux scandale de l'Opéra, à propos de la représentation du Tannhäuser, avait eu un grand retentissement parmi nous, et depuis ce temps Richard Wagner nous préoccupait beaucoup.
La répétition générale du Tannhäuser avait été marquée pour moi par un incident assez singulier. J'étais alors en pension, mais c'était un jour de sortie; mon père nous emmenait, ma sœur et moi, à Paris, pour nous présenter à Mme Victor Hugo, qui faisait un court séjour en France et nous avait invitées à dîner. Nous la voyions pour la première fois.
Théophile Gautier n'était pas chargé, à cette époque, de la critique musicale. Il n'avait donc pas de «service» à l'Opéra; mais ma mère était parvenue à voir le compositeur, qui l'avait reçue très courtoisement et lui avait donné une place pour la répétition générale. Il était convenu qu'après notre dîner nous irions la prendre, à la sortie du théâtre, pour rentrer ensemble à Neuilly. Nous nous promenions donc, vers minuit, en l'attendant, dans le passage de l'Opéra. Il fut brusquement envahi, au moment de la sortie, par une foule, qui paraissait dans un état d'excitation et d'agitation extraordinaire.
Je ne savais rien de cette grande bataille engagée autour de l'œuvre nouvelle, et je ne comprenais pas la cause de cette effervescence.
Un personnage, d'une physionomie très originale et très frappante, s'arrêta pour saluer mon père. Il était petit, maigre, avec des joues osseuses, un nez en bec d'aigle, des yeux vifs sous un front large, l'air ravagé et passionné. Il assistait à la répétition qui avait soulevé un tumulte indescriptible: on avait sifflé à outrance. Cela lui causait une joie féroce et il parlait avec une violence haineuse. Je le regardai, de ces yeux écarquillés et fixes, que j'avais toujours quand quelque chose m'étonnait. Je ne sais quel sentiment me poussa à sortir tout à coup du mutisme et de la réserve que mon âge m'imposait, pour m'écrier, avec une impertinence incroyable:
—On voit bien que vous parlez d'un confrère!... Et il s'agit, sans doute, d'un chef-d'œuvre!
Mon père, ébahi, me gronda, tout haut, mais en riant, tout bas.
—Qui est-ce? demandai-je quand le monsieur fut parti.
—Hector Berlioz.
J'ai beaucoup admiré, plus tard, ce grand artiste, qui, lui aussi, était méconnu, bafoué; mais je n'ai jamais oublié cet incident, et je voulus voir une sorte de pressentiment, dans ce mouvement de colère, dans ma promptitude à défendre ce Richard Wagner, qui devait m'inspirer un jour un tel enthousiasme, et dont j'entendais le nom, ce soir-là, pour la première fois.
Dans la voiture, ma mère nous raconta la terrible soirée. Elle était outrée de cette cabale, abasourdie encore du tumulte. Quant à la musique, elle n'en pouvait rien dire, pour la bonne raison qu'il avait été impossible d'en rien percevoir.
Théophile Gautier alors nous révéla un fait extraordinaire: c'est qu'il connaissait parfaitement le Tannhäuser! Quelques années auparavant, assistant par hasard à une représentation au théâtre de Wiesbaden, et frappé par la grandeur de l'œuvre, il avait écrit sur elle un grand feuilleton, qui avait paru dans le Moniteur Universel.
—C'est moi qui en ai parlé le premier à Paris! disait-il, non sans orgueil.
Et, quelque temps après, il nous montra cet article daté de 1857:
Richard Wagner est, pour ainsi dire, inconnu en France, quoique son nom ait été agité souvent dans des polémiques violentes; mais sa musique n'a pas franchi le Rhin; peut-être ne le franchira-t-elle pas de si tôt, car elle est trop allemande, même pour beaucoup d'Allemands.
Nous avions une grande curiosité de connaître ce compositeur, génie sublime pour les uns, maniaque délirant poulies autres,—un dieu,—un âne,—pas de milieu. D'après les appréciations opposées entre elles que nous avions lues, nous nous étions imaginé un Wagner tout différent du Wagner véritable. Sans le croire complètement dénué de mélodie, de rythme et de carrure, comme on le disait, nous pensions avoir affaire à un hardi novateur en musique, secouant les vieilles règles, inventant des combinaisons bizarres, essayant des effets inattendus;—un paroxyste, pour nous permettre ce mot, poussant tout à l'extrême, outrant la violence, déchaînant à propos de rien l'ouragan de l'orchestre et passant comme une trombe musicale sur le parterre abasourdi. Nous nous figurions un génie compliqué et furieux, chaotique et fulgurant, mêlé de souffles, de ténèbres et de lueurs, et cédant au caprice d'une inspiration sauvage, un Kreissler à la Hoffmann près de qui Beethoven, Weber et même Berlioz eussent paru fades et classiques, et, vraiment, sur ce qu'on en racontait, il était difficile de penser autre chose.
L'auteur du Tannhäuser, loin de renchérir sur Weber ou Meyerbeer, a remonté délibérément dans le passé vers les sources de la musique, comme un peintre qui imiterait Van Eyck ou l'ange de Fiesole. Le sujet de son opéra est symbolique et fait doublement allusion à cette idée....
Et le poète analyse, dans un style d'un coloris délicieux, la légende du chevalier Tannhäuser. Puis il le montre, quand le rideau s'écarte, dans les grottes du Venusberg, accoudé sur les genoux de Vénus,
... l'air excédé d'ennui et parfaitement insensible aux groupes érotico-mythologiques que figurent derrière une gaze des Nymphes et des Amours; en vain les Grâces font des poses, et les Sirènes chantent leurs chansons les plus perfidement enivrantes de leur voix la plus douce; en vain la déesse déploie ses séductions auxquelles rien ne résiste que la satiété. Tannhäuser, las de chants magiques, de fantasmagories grecques et de baisers olympiens, se ressouvient de sa vieille grand'mère, de sa jeune fiancée et du son de cloche de la petite chapelle, et, invoquant le nom immaculé de Marie, il se débarrasse des étreintes de la déesse, et se retrouve en pleine campagne. La lutte du principe spiritualiste et du principe matérialiste, qui se disputent l'âme de Tannhäuser, est bien rendue par le compositeur. L'agitation sourde de l'orchestre, La déclamation hachée et haletante, les éclats de voix soudains peignent bien l'état d'esprit du chevalier.
Quand Tannhäuser se retrouve au milieu de la campagne, un petit pâtre joue une cantilène rustique dont la simplicité fait contraste avec les voix langoureusement perfides des Sirènes et autres mythologiques enchanteresses.
Bientôt passe une procession de pèlerins qui fait naître des idées de repentir et de religion dans l'âme du chevalier Tannhäuser déjà rassérénée par la chanson naïve du pâtre. Cette marche, nécessairement rhythmée pour rendre la progression du cortège, est d'une grande beauté et produit un effet irrésistible: c'est un des meilleurs morceaux de l'ouvrage; le souvenir s'en découpe nettement du fond de récitatifs et de mélopées un peu vagues qui forment la teinte générale de l'œuvre. C'est là une musique pleine de grandeur, de caractère et de conviction, la musique d'un maître, enfin.
Comme nous l'avons dit, le romantisme de Wagner est bien plutôt un retour aux anciennes formes qu'une innovation révolutionnaire; son orchestre est plein de fugues, de contre-points fleuris, de canons, exécutés avec beaucoup de science. Rien n'est moins échevelé; l'air de désordre vient de l'absence du rhythme carré que de parti pris le maître évite, de même qu'il s'abstient de moduler. Wagner écrit lui-même les paroles de sa musique, pour que la cohésion de l'idée et de la note soit encore plus parfaite.
Il terminait l'article par ce souhait:
Nous voudrions que le Tannhäuser fût exécuté à Paris, au Grand-Opéra. La partition mérite cette épreuve solennelle.
Hélas! l'épreuve fut faite quatre ans après, et le résultat n'honorait guère la capitale du monde.
Mais Théophile Gautier était très fier d'avoir, avant tout autre, salué ce maître et apprécié son œuvre.
A ce déchaînement de haine, à ces clameurs, à ces huées, il ne se trompait pas: il les avait entendues déjà en 1830, et savait bien que le génie seul est capable d'exaspérer à ce point la foule, comme si sa supériorité était, vraiment, la plus sanglante insulte faite à la médiocrité.
—Moi, qui ne suis qu'un âne en musique, à ce que l'on prétend, disait-il, je n'avais pas fait tant de façons et j'avais trouvé le Tannhäuser très beau, tout simplement.
Et encore n'avait-il pas écrit tout son sentiment: pour ne pas trop empiéter sur le domaine de son collègue, de Rovray, critique musical au Moniteur, il s'était surtout attaché à l'analyse du poème et, en ce qui concerne la musique, il avait certainement subi une influence. Il y avait quelque musicien parmi ses compagnons de voyage, qui lui souffla les appréciations, assez singulières, que nous avons citées, comme par exemple: «Le maître s'abstient de moduler», qu'il reproduisit respectueusement, croyant être très sûrement documenté, puisqu'il l'était par un homme du métier.
Baudelaire était très heureux que Théophile Gautier eût écrit cet article sur Wagner: ce document, disait-il, aiderait à la réhabilitation de Paris. Chauvin, à sa manière, Baudelaire souffrait extrêmement de la honte dont le scandale de l'Opéra éclaboussait la France.
—Qu'est-ce qu'on va penser de nous dans le monde? Que dira-t-on de Paris en Allemagne?... Une poignée d'imbéciles et d'envieux nous ont déshonorés collectivement.
Il disait cela, et, heureusement, il l'a écrit, en d'admirables pages, lui, fanatisé dès la première heure, et il a ainsi sauvé l'honneur. Sa compréhension de Wagner fut vraiment sublime et elle lui vint de façon fulgurante:
J'avais subi (du moins cela me paraissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma volupté avait été si forte et si terrible que je ne pouvais m'empêcher d'y vouloir retourner sans cesse.
Cela me faisait penser à ces quelques pages de Weber, qui m'avaient si soudainement révélé la musique. Les phrases musicales de Wagner, entendues au piano, m'impressionnaient encore plus vivement. J'éprouvais, en les écoutant, une fascination, mêlée d'une sorte de peur. J'étais comme au bord d'un gouffre, dont il me faudrait, sans nul doute, toucher le fond: c'était un vertige de l'esprit.
Il est bien évident que toujours, en même temps qu'un homme de génie, il naît un petit groupe d'élus, appelés à le comprendre, à former autour de lui ce bataillon dévoué qui doit le défendre, le consoler de la haine universelle et le soutenir, dans sa montée au Golgotha, en lui affirmant sa divinité.
J'avais déjà la prescience que ma destinée était de prendre rang, un jour, parmi cette milice sacrée, qui combattait pour le triomphe de Richard Wagner.
[2] Voir la deuxième note à la fin du volume.
V
Tous les jeudis, il y avait réception à Neuilly. Il ne s'agissait pas de visites brèves, autour d'une tasse de thé: nos amis arrivaient d'assez bonne heure, surtout dans les saisons clémentes, vers quatre ou cinq heures, dînaient et passaient la soirée. Quelques-uns venaient seulement après le repas.
A chacun de ces dîners hebdomadaires, quelques personnes étaient invitées, spécialement; d'autres étaient de fondation, et venaient quand elles voulaient.
Parmi celles-ci, l'une des plus fidèles était madame Sabatier, l'amphitryone fameuse, qui avait su réunir pendant si longtemps à sa table tous les artistes de son époque, celle que l'on appelait «la Présidente», titre que mon père lui avait donné.
Je l'avais toujours connue et j'avais pour elle beaucoup d'amitié. Quand j'étais toute petite fille, elle avait voulu faire mon portrait, car elle peignait de gentilles miniatures, avec un art très délicat, que lui avait enseigné Meissonier lui-même. Il me fallait donc aller poser, et, pour cela, je passais des après-midi entiers chez elle. Elle habitait rue Frochot, un appartement, au premier ou au second, je ne sais plus trop. L'escalier n'était pas grand, et il n'y avait qu'une porte par étage, ni à droite ni à gauche, mais au milieu du palier. La porte avait deux battants couleur de palissandre.
L'antichambre, qui n'était qu'une sorte de couloir, apparaissait gaie et riante. Un vitrage donnant sur des jardins l'éclairait vivement à travers des stores légers sur lesquels étaient peintes des branches fleuries. Dans une volière, pleine de perruches, de bouvreuils et de bengalis, criant et chantant à qui mieux mieux, les ailes frissonnaient devant la lumière, et les aboiements mièvres de deux petits griffons, accourus en toute hâte, ajoutaient au joyeux vacarme qui vous accueillait dès le seuil.
La salle à manger s'ouvrait juste en face de la porte d'entrée, et ce lieu célèbre, où l'on prodiguait chaque semaine tant d'esprit et tant de verve, n'était ni très vaste ni très somptueux. La pièce, tendue d'étoffe rouge sombre, montrait des tableaux et des faïences pendus symétriquement. La table de chêne, massive et carrée, devait s'étirer jusqu'aux murailles pour les festins du dimanche.
A droite de la salle à manger, trois pièces en enfilade se bloquaient l'une l'autre: le boudoir, la chambre à coucher, et, tout au fond, le cabinet de toilette. Cela joliment capitonné, ouaté, confortable et frais.
Au lieu de fenêtres, un vitrage, qui formait toute une paroi, éclairait ces chambres: sous les feuillages des stores qui le voilaient, cet intérieur avait l'apparence d'une serre.
Le salon, carré et spacieux, était à gauche de la salle à manger. Ses fenêtres s'ouvraient sur la rue. De larges divans, de bons fauteuils, des poufs, des coussins, et sur les murs d'illustres toiles,—entre autres le Polichinelle, grandeur nature, de Meissonier, et, au milieu d'un panneau, le superbe portrait de la maîtresse du logis, avec son petit griffon sur les genoux, peint par Ricard.
La Présidente arrivait du fond de l'appartement, et s'annonçait par une roulade, qui s'achevait en un rire perlé.
Trois grâces rayonnaient d'elle au premier aspect: beauté, bonté et joie.
Elle s'appelait Aglaé et aussi Apollonie, et c'est à elle qu'est adressé le poème d'Émaux et Camées:
J'aime ton nom d'Apollonie,
Echo grec du sacré vallon,
Qui, dans sa robuste harmonie,
Te baptise sœur d'Apollon....
Elle était assez grande et de belles proportions, avec des attaches très fines et des mains charmantes. Ses cheveux, très soyeux, d'un châtain doré, s'arrangeaient comme d'eux-mêmes en riches ondes semées de reflets. Elle avait le teint clair et uni, les traits réguliers, avec quelque chose de mutin et de spirituel, la bouche petite et rieuse. Son air triomphant mettait autour d'elle comme de la lumière et du bonheur.
Sa toilette était pleine de fantaisie et de goût. Elle ne se conformait guère à la mode, en créait une toute spéciale. De grands artistes, convives du dimanche, donnaient des conseils à leur amie et lui dessinaient des modèles. Ses costumes, presque toujours, étaient d'un bel effet. Quelquefois, pourtant, il y avait des tentatives malheureuses: on parla longtemps d'un étrange chapeau qu'elle portait à la première représentation de Madame de Montarcy, de Louis Bouilhet; c'était une sorte de dôme ou de melon côtelé, alternativement, en couleur café et en couleur chocolat, orné d'oreilles d'ours chenillées et de flots de rubans. Cela l'avait rendue presque laide et avait causé du scandale. Plus tard, sans rancune, elle riait elle-même de l'aventure et faisait complaisamment la description de cette coiffure extraordinaire, qui lui avait valu une soirée si désagréable.
Pour la pose, nous nous installions dans la salle à manger, très claire à cause du vitrage qui, au tournant de la maison, se bombait extérieurement, agrandissant la pièce comme d'une moitié de tour, et il y avait là des fleurs dans des jardinières.
La Présidente apportait un léger chevalet, des pinceaux, fins comme des aiguilles, prenait sa palette, et je tâchais de me tenir tranquille. Elle causait avec moi, me racontant des anecdotes, et la miniature avançait lentement.
Quelquefois elle me gardait à dîner, et, vers huit heures, Marianne venait me chercher.
Mais il y avait longtemps de tout cela. Un brusque changement de fortune avait bouleversé la vie de la Présidente. Les échos s'étaient tus des fameuses agapes; la vente avait éparpillé les tableaux précieux et les bibelots rares; les amis s'étaient dispersés. Elle supporta ce malheur avec une crânerie charmante: dans la défaite elle avait tout de même l'air triomphant. Des épaves de son luxe passé, elle s'arrangea un petit rez-de-chaussée qui était encore un nid coquet. Elle faisait sa cuisine elle-même, en chantant, des turquoises à ses jolies mains, le petit doigt relevé....
Elle me faisait l'effet de Peau d'Ane, pétrissant le gâteau, vêtue de sa robe couleur du temps, et j'admirais beaucoup ce courage et cette force d'âme. Elle était bien toujours, «la très belle, la très bonne, la très chère», celle à qui l'auteur des Fleurs du Mal avait voué un si secret et immatériel amour, celle qui revit dans ses vers immortels et se survivra par cette gloire d'avoir été, quelque temps, l'idéal d'un grand poète.
Gustave Doré était le boute-en-train de nos soirées du jeudi. Cet infatigable travailleur, si richement doué et d'imagination si féconde, était, dans l'intimité, un prodigieux gamin. Sa figure juvénile, au teint blanc et rose, à la fine moustache, aux longs cheveux blonds rejetés en arrière, cachait, sous un aspect impassible, une espièglerie, toujours prête à saisir l'occasion d'exécuter quelque bon tour. Il accomplissait mille folies, très gravement et sans cesser jamais d'être distingué. En général, il faisait son entrée sur les mains, les pieds en l'air, et ne consentait à dire bonjour qu'après avoir exécuté, avec beaucoup de grâce et de souplesse, toutes sortes de «clowneries».
Quand la Présidente était là, tout de suite il l'entraînait au piano, et ils improvisaient en duo des tyroliennes pleines de fantaisie. Il avait une charmante voix de ténor; elle, une agréable voix de soprano, et c'étaient des roulades, des fioritures, des lalaïtou, à n'en plus finir.
Un des fervents admirateurs de Gustave Doré, son ami le plus intime, son «paysage», et même son complice, Arthur Kratz, auditeur au Conseil d'État, d'origine alsacienne et baron, était parmi les habitués. Mon père prétendait qu'il avait le droit de se faire précéder par quatre hallebardiers; mais, loin d'user de cette prérogative, il poussait, au contraire, la simplicité de mœurs et de costume aux plus extrêmes limites. Gustave Doré le taquinait toujours, à ce propos, mais Kratz subissait, avec la plus imperturbable patience, toutes les farces que le grand dessinateur ne se lassait pas de lui faire; il les accueillait par un sourire fin et mystérieux, et était le premier à s'en amuser. A Neuilly, il tenait l'emploi de compère, avec un sérieux parfait et la plus profonde dissimulation, si bien que nous fûmes très longtemps avant de le découvrir.
Gustave Doré poussait le machiavélisme jusqu'à envoyer Kratz dîner à Neuilly, lui-même ne versant que le soir. En arrivant, sans prêter la moindre attention à son ami, sans échanger un mot avec lui, il organisait des expériences à la Robert-Houdin, découvrait des objets les mieux cachés, lisait les lettres fermées, devinait les pensées chuchotées loin de lui, etc.... Il nous confondait et nous stupéfiait, et nous ne nous doutions pas que Kratz, qui semblait si détaché, ou si intéressé par une causerie particulière, avec une malice extraordinaire, à l'aide de mots convenus, lui disait, à haute voix, tout ce qu'il devait savoir.
Ernest Hébert venait souvent, aussi. Nous avions tous pour lui autant d'admiration que d'amitié. Chose remarquable, il était le type même de son idéal d'art, et aurait pu servir de modèle à un de ses tableaux. Le teint pâle et olivâtre, l'air languissant et délicat, on pouvait le croire touché par cette mal'aria qu'il savait si bien peindre. Les traits réguliers, les yeux très doux sous de longs cils noirs, la lèvre rouge dans l'ombre floconneuse de la barbe noir bleu, il semblait être né à Florence ou dans les États romains.
A son retour de la Villa Médicis, il avait été victime d'un accident terrible. Une tempête avait assailli son navire tout près de Marseille, et le jeune peintre, enlevé par une lame, s'était éveillé, d'un long évanouissement, dans un lit d'hôpital, la jambe affreusement brisée. Il lui restait de cette brasure une légère boiterie, qui accentuait son apparence fragile, bien trompeuse, en réalité, car ce noble artiste a fourni une longue et belle carrière, et son talent, toujours en ascension, brille aujourd'hui du plus vif éclat.
Hébert jouait du violon, avec beaucoup de sentiment. Il apportait souvent à Neuilly son instrument.
Mme Ganneau et son fils, M. et Mme Laffite, Baudry, Puvis, Dumas fils, l'excellent pianiste Delaborde, Olivier de Gourjault, Madarasz, Rodolfo et Toto, naturellement, étaient parmi ceux qui venaient le plus souvent.
Au dîner, le nombre des convives n'était jamais certain et, comme cela arrive presque toujours en pareil cas, il tournait autour du chiffre treize, chiffre fatal et redouté de tous.
Mon père, moins que personne, n'aurait consenti à s'asseoir à une table où l'on eût été treize. Il était convaincu que le plus jeune des assistants devait mourir dans l'année, et, à l'appui de cette certitude, il racontait maintes aventures probantes. Aussi avions-nous en réserve un petit quatorzième, qui paraissait, seulement, au moment où tout espoir de voir venir un nouveau convive était perdu.
Ce quatorzième, fils du père Husson, le jardinier, habitait, avec sa famille, le petit pavillon de la cour. La mère Husson, femme adroite et active, venait chez nous aider à la cuisine, le jeudi. Elle était avertie tout de suite et allait, en un tour de main, revêtir son fils d'un costume que mon père lui avait fait faire tout exprès. Le jeune Edmond, gentil garçonnet de quatorze à quinze ans, intimidé et légèrement ahuri, paraissait avec le potage; il s'asseyait au bout de la table et, très correct, tenait sa place avec une convenance parfaite.
Le dîner était simple et copieux. On y voyait figurer souvent des plats spéciaux, exécutés avec art. Une heureuse alliance de la cuisine italienne et de la cuisine française y donnait une assez grande variété.
Théophile Gautier, comme il le disait lui-même, était gourmet et gourmand, et savait cuisiner admirablement quand il le voulait, avec des raffinements et des complications infinies. Il trouvait l'art de Vatel très dégénéré: on n'y apportait plus le même soin, le même sérieux qu'autrefois; plus personne ne serait capable de se passer une épée au travers du corps, pour un plat manqué ou une marée en retard. Il parlait toujours d'une certaine soupe à la julienne, que l'on accommodait particulièrement bien sous le règne de Charles X. Notre cuisinière s'efforçait en vain d'atteindre à cette perfection. Elle nous servait pourtant d'exquises mixtures, mais mon père hochait la tête et disait:
—C'est bon, certainement; mais ce n'est pas encore tout à fait la julienne du temps de Charles X!
Et les tantes, renseignées sur le sujet, appuyaient son dire:
—Théo a raison. Il manque on ne sait quoi.... Mais ce n'est pas encore la julienne du temps de Charles X!
Le risotto, à la milanaise, était toujours cuisiné par ma mère et lui valait, chaque fois, un triomphe.
Larges mortadelles, saucissons de Bologne, salami, zamponi, olives noires, étaient les plus fréquents hors-d'œuvre. Puis, sur un lit de persil, paraissait le poisson, servi froid; presque toujours une truite saumonée,—pour laquelle mon père avait une prédilection marquée.—J'étais chargée de faire la sauce mayonnaise, et les jeunes gens, qui se trouvaient là, tenaient à honneur de me seconder dans cette tâche délicate. Madarasz, en sa qualité de peintre, avait mission de verser lentement l'huile sur les jaunes d'œuf. D'autres tenaient le citron, les fines herbes et les ingrédients divers. On déclarait toujours ma sauce exquise, et on s'en disputait jusqu'à la dernière bribe.
Le dessert était quelquefois assez recherché; mais, quand il venait de Paris, il n'arrivait pas toujours à temps. Je me souviens d'une certaine glace aux bananes, que mon père avait imaginée, et commandée chez Joséphine, qui s'égara dans les dédales obscurs de Courbevoie et ne nous parvint que très tard dans la soirée. On lui fit tout de même bon accueil.
Au salon, mon père s'installait sur le canapé rouge, placé à droite de la porte, pas loin de la cheminée. Quelques-uns des plus graves, parmi les invités, s'asseyaient auprès de lui, et ils essayaient de causer, au milieu du joyeux vacarme.
Gustave Doré combinait des tableaux vivants. La reproduction de la célèbre toile: la Naissance de Henri IV, eut beaucoup de succès. Dash, présenté dans un torchon, figurait le nouveau-né.—Dash était un affreux et délicieux roquet, boiteux, dont Théophile Gautier a donné la biographie dans sa Ménagerie intime.
Madarasz fut un habile organisateur de charades. Ce jeu amusait beaucoup mon père. Le jeune Hongrois avait des ressources infinies: c'est lui qui nous enseigna à reproduire, d'une façon si saisissante, la silhouette d'un chameau. Voici comment l'on s'y prend: une personne, debout, tient des deux mains, levé devant elle, un balai, en haut duquel, autour des crins, on a modelé avec des chiffons la tête de l'animal; une autre personne, courbée en avant, suit la première en la tenant par les hanches; on jette sur le tout une grande couverture grise, qu'on drape plus étroitement autour du manche de balai qui forme le cou. La tête de la personne debout figure la bosse, et une femme peut très bien s'asseoir sur le dos horizontal de la personne penchée.
La première fois que cette fantasmagorie s'avança, balançant le cou, portant une musulmane, cachée, moins les yeux, dans des voiles blancs, l'effet fut prodigieux. On crut vraiment qu'un vrai coursier du désert faisait son entrée dans le salon.
Quelquefois, Delaborde nous improvisait d'effroyables quadrilles, en défigurant les thèmes les plus sacrés des maîtres. Des motifs du Tannhäuser y paraissaient déjà.
Le vieil Érard carré avait été remplacé par un piano neuf, qui était en face du canapé rouge. Une table occupait la place laissée vide, dans l'encoignure, près de la fenêtre de la rue.
Un soir, M. Robelin était entré, et, debout, appuyé au chambranle de la porte, dont les deux battants étaient ouverts, nous regardait danser, en riant de bon cœur des fantastiques «cavalier seul» exécutés par Gustave Doré.
Vers le milieu de la contredanse, les bonnes apportèrent le thé et posèrent le grand plateau sur la table placée dans le coin. Après le galop final, le piano se tut et on servit le thé; mais les petites cuillers manquaient. Les bonnes, interpellées, affirmèrent les avoir données, avec le reste du service. On les chercha, mais on ne put les trouver nulle part.
Tout à coup Gustave Doré s'écria.
—Fermez la porte, et ne laissez sortir personne. Celui qui a mis, sans doute par distraction, l'argenterie dans sa poche, est prié de la restituer de bonne grâce; sinon, on se verra forcé de le fouiller!
—Eh bien! il en a, du toupet! dit Robelin; il nous prend pour des voleurs!...
—Si j'ai du toupet, vous ne manquez pas de cynisme! riposta Doré avec gravité. Car vous ne pouvez nier; je vous ai vu tout en dansant: c'est vous le coupable.
—Elle est forte, celle-là! Fouillez-moi, criait Robelin, en riant aux larmes.
Mais, ô surprise! c'était bien lui qui détenait les petites cuillers. Au milieu du fou rire général, on en tira de toutes ses poches!
Pendant les figures du quadrille, avec une dextérité d'escamoteur, Gustave Doré avait accompli ce bon tour, sans éveiller l'attention de personne, de prendre, une à une, les cuillers sur le plateau et de les faire passer où elles étaient maintenant.
M. Robelin, complètement abasourdi, ne riait même plus.
—Comment a-t-il fait, cet animal-là? répétait-il, comment a-t-il fait pour que je ne me sois aperçu de rien, que pas une seule fois je n'aie senti qu'il fourrait la main dans mes poches?... Mais il serait capable de faire pendre un homme.
Doré triomphait, modestement.
—Tu es prodigieux, disait Théophile Gautier. Ce n'est pas toi qui aurais fait tinter, en le fouillant, le mannequin, cousu de sonnettes, de la cour des Miracles! Plus heureux que Pierre Gringoire, tu te serais montré digne d'être, d'emblée, reçu voleur.
—Mais il n'aurait pas épousé la Esmeralda! ajoutait Dumas fils.
Quelquefois, on reprochait à mon père de ne pas se mêler aux jeux, de ne vouloir en être que spectateur bienveillant: pour montrer que s'il préférait au mouvement, l'immobilité,—qui ne dérange pas les lignes,—ce n'était pas faute d'être agile. Il consentait alors à esquisser une danse, très surprenante, qu'il appelait «le Pas du créancier». Il fallait beaucoup d'adresse, en effet, pour l'exécuter. On devait s'accroupir sur les talons, et, dans cette posture, allonger une jambe, puis l'autre, avec rapidité. C'était une sorte de gigue, très difficile et même dangereuse, si bien qu'après l'avoir sollicité, on priait le danseur de cesser la danse, tellement l'on craignait de le voir tomber.
Vers minuit, en hiver surtout, deux ou trois des carrosses du père Girault, qui avaient été réquisitionnés, s'alignaient devant la porte. Ceux des invités qui habitaient à peu près dans les mêmes zones, à Paris, essayaient de s'entendre pour former des groupes,—cela n'était pas facile, les sympathies ne s'arrangeant pas toujours de la combinaison.—Après des changements d'itinéraire, des discussions sur la situation des quartiers, on s'entassait enfin dans les voitures, en nous criant encore: «Au revoir! A jeudi prochain!» Et les véhicules, traînés par des chevaux somnolents, s'enfonçaient dans l'obscurité.
Nous fermions la porte, nous poussions les verrous; mais la petite maison de la rue de Longchamp ne s'éteignait pas encore: Théophile Gautier, toujours très éveillé à cette heure-là, était plus que jamais en train de causer. Il s'agenouillait de nouveau sur le canapé, allumait un cigare, et, tant que le cigare durait, la petite soirée intime, tranquille et douce, se prolongeait.
VI
Plus que jamais, une haute fantaisie présidait à l'ordre de mes études. Mon père, trop chargé de travail, ne continuait pas à les diriger, et, depuis qu'on avait définitivement renoncé au pensionnat, on nous laissait libres de faire ce que nous voulions et, même, de ne rien faire du tout.
Mais les heures de solitude étaient longues: j'étais curieuse, et j'entreprenais des voyages d'exploration, que je ne menais pas toujours bien loin, à travers n'importe quelle science, au hasard de mon caprice.
L'astronomie m'intéressait toujours vivement et je ne me lassais pas de fouiller le firmament à l'aide de mon télescope; je dévorais beaucoup de livres, très arides et, encouragée partout le monde, j'étudiais le mieux possible. Claudius Popelin, le maître émailleur, le délicat poète, qui échangeait des sonnets avec Théophile Gautier, avait fait, pour moi, un médaillon précieux représentant «la très docte Hypathie», qu'il me donnait pour patronne; et, très fidèlement, chaque année, mon frère Toto m'apportait, aussitôt qu'il avait paru, l'annuaire du Bureau des Longitudes, pour me tenir au courant des choses du ciel.
Mais sans les mathématiques, l'étude de l'astronomie était fatalement bornée et stérile.
Les mathématiques!...
Pour faire la moindre addition, je ne connaissais pas d'autre procédé que de compter sur mes doigts; mon père me donnait l'exemple, d'ailleurs, et il n'avait pas honte du tout, sachant bien que les artistes ne peuvent rien entendre aux chiffres, sans doute, parce qu'ils ont en général peu de chose à compter. La façon dont Beethoven procédait pour multiplier neuf fois deux en est une preuve charmante:
2 2 2 2 2 2 2 2 2 __________ 18
Ne pas savoir l'arithmétique me semblait même une vertu, depuis le jour où, devant le tableau noir, une sous-maîtresse du pensionnat Biré, m'avait dit, pour me stimuler:
—Mais, mademoiselle, le calcul est la science des sots.
Je lui avais effrontément répondu:
—C'est pour cela que ce n'est pas la mienne! Mais alors, comment aborder jamais les mathématiques?
Après tout, était-il donc si indispensable de savoir les quatre règles et n'était-il pas possible de les enjamber et de pousser plus loin?
Je décidai que oui! que j'allais essayer d'apprendre.
Rodolfo, autrefois élève du grand-père Gautier, s'était montré digne de ses leçons, sévères, mais fécondes; il se chargea d'être mon professeur.
Cela marcha bien tout d'abord; j'avançais assez vite, très enthousiasmée, dissimulant adroitement, je ne sais plus par quels moyens, mon ignorance des premiers principes. Mais Rodolfo finit, cependant, par la deviner; alors tout se gâta, car il prétendit m'enseigner ces maudites quatre règles; à cela je ne voulus jamais consentir. Les séances se firent orageuses et, après les discussions et même les disputes violentes, j'envoyais livres et cahiers dans les jambes du professeur: il en fut fait des mathématiques....
Privée de cette étude, je sentis un grand vide dans mes journées, et bientôt j'entrepris autre chose.
Il y avait au second étage, au-dessus du cabinet de toilette qui séparait la chambre de ma mère de celle de mon père, une petite pièce entièrement remplie de vieux livres: une grande partie de la bibliothèque, léguée à Théophile Gautier par l'abbé de Montesquiou, s'entassait sur les rayons très larges qui s'enfonçaient sous les pentes de la petite chambre mansardée.
J'installai là une table étroite et une chaise, et cette cellule devint ma retraite favorite. Je me mis à fouiller dans le chaos des bouquins disparates, presque tous reliés en veau blanc ou en cuir fauve. On y trouvait de tout: histoire, romans, poésies, philosophie, livres de piété ou d'étude. Après avoir remué beaucoup de poussière, je découvris un traité de géométrie. La géométrie fut, pour le moment, la science élue. Aussitôt je me mis à l'œuvre, m'efforçant à comprendre, m'acharnant des heures entières sur un passage embrouillé, la tête dans mes mains, les sourcils froncés, cherchant à percer les obscurités d'un style souvent imparfait.
La fenêtre donnait sur la rue et, quelquefois, pour dissiper la migraine, je m'y penchais; les bras dans la gouttière, mes regards plongeant sur l'immense parc du docteur Pinel, je me laissais aller à de longues rêveries.
Mais je revenais au devoir: je traçais des lignes, des carrés, des triangles; j'eus l'ambition de mesurer la hauteur d'une tour....
Le problème de la quadrature du cercle m'arrêta net; il était bien évident que là où tout le monde avait échoué, j'allais réussir, et que c'était moi qui le résoudrais. Je perdis beaucoup de temps à cette recherche, puis, je l'abandonnai brusquement et, avec elle, la géométrie.
La géologie lui succéda et je lui trouvai beaucoup de charme; elle me semblait même trop séduisante: les faits qu'elle me révélait me paraissaient quelquefois invraisemblables, à tel point qu'arrivée au chapitre de la formation des cristaux, je ne pus croire à une loi aussi surprenante et refermai le livre, le soupçonnant d'être l'œuvre d'un mystificateur.
Nono, qui étudiait les langues orientales, voulut m'enseigner le persan: je n'apportai pas beaucoup d'ardeur à ce travail, mais dans les quelques vers, cités en exemple par la grammaire persane, je pris le goût de cette poésie et le désir d'en connaître davantage.
Je récitais sans cesse un distique que je n'ai jamais oublié:
Si ce jeune turc de Schiraz voulait accepter mon cœur, Pour la noire éphélide de sa joue je donnerais Samarcande et Boukhara.
«Éphélide» nous taquinait, Nono et moi, mais «grain de beauté» était pire. Nous nous torturions l'esprit pour trouver l'expression juste et harmonieuse, mais il est vraisemblable qu'elle n'existe pas.
L'étude du piano à quatre mains nous absorba, ma sœur et moi, durant des après-midi entières. Nous ne désirions pas cependant devenir des pianistes, nous voulions parvenir à déchiffrer assez bien pour lire et comprendre la grande musique. M. Lafitte, chargé de famille et très occupé, ne venant que rarement, il nous fallait une maîtresse en second, qui nous guiderait par des conseils plus fréquents. Ma mère la découvrit, sur la foi d'une petite affiche, écrite à la main, et collée chez le charbonnier.
La première fois que la pauvre dame se présenta chez nous, elle nous trouva aux prises avec l'énorme partition de la Vie pour le Czar, de Glinka, qu'un ami de Russie avait envoyée à mon père, et dont plusieurs morceaux étaient arrangés à quatre mains. Toute tremblante et complètement effarée, la nouvelle venue, qui croyait peut-être qu'on allait lui confier des enfants ne jouant encore que le Petit Suisse ou Mon Rocher de Saint-Malo, ne sut pas lire une seule note et sembla voir un piano pour la première fois.
Loin de nous mal disposer, cette émotion et tout ce que l'attitude de cette femme révélaient de tristesses et de déceptions, nous toucha profondément, et nous déclarâmes qu'elle nous convenait. Elle s'engagea, pour une somme minime, à venir presque tous les jours et à nous consacrer deux heures.
Malgré les apparences, elle savait assez bien la musique; seulement, ses mains gourdes, gercées et rougies par les travaux du ménage, étaient incapables de l'exécuter.
Nous jouions presque exclusivement des symphonies à quatre mains, celles de Beethoven surtout, et beaucoup des œuvres que nous entendions aux Concerts Populaires. Pour ce genre d'études, la nouvelle maîtresse nous fut très utile: elle comptait, battait la mesure, tournait les pages et, quand une difficulté se présentait, se joignait à nous pour essayer de la résoudre. Presque toujours, c'était elle qui finissait par découvrir la solution. Bien des mois elle nous assista ainsi; puis elle dut quitter Neuilly.
Elle fut remplacée par une jeune femme à la voix délicieusement timbrée, aux mains blanches et agiles. Celle-ci ne faisait aucun mystère d'un fils, qu'elle avait, fruit charmant d'une faute, qu'elle ne regrettait pas. Une de ses parentes habitait avec elle et toutes deux travaillaient, pour élever l'enfant le mieux possible, heureuses et fières d'opposer ainsi la noblesse de leur conduite, à la lâche et habituelle insouciance de l'homme.
Bien souvent, lorsque nous attaquions une ouverture de Weber, Théophile Gautier descendait, sans bruit, et entrait dans le salon, comme attiré par un charme. Il ne se trompait jamais. Ce maître exerçait sur lui une véritable fascination. Il l'a écrit:
Quand on écoute la musique de Weber, on éprouve d'abord une sensation de sommeil magnétique, une sorte d'apaisement qui vous sépare sans secousse de la vie réelle, puis dans le lointain résonne une note étrange qui vous fait dresser l'oreille avec inquiétude. Cette note est comme un son pur du monde surnaturel, comme la voix des esprits invisibles qui s'appellent. Obéron vient d'emboucher son cor et la forêt magique s'ouvre, allongeant à l'infini des allées bleuâtres, se peuplant de tous les êtres fantastiques décrits par Shakespeare dans le Songe d'une nuit d'été, et Titania elle-même apparaît dans sa transparente robe de gaze d'argent....
Nul autre compositeur ne produisait sur lui une impression aussi profonde, et cette impression datait de loin, des années du romantisme: on représenta en 1835, à l'Opéra-Comique, Robin des Bois, qui avait été déjà donné à l'Odéon, en 1824. Mon père savait jouer sur le piano la célèbre valse de cet opéra: il avait dû beaucoup s'appliquer pour l'apprendre, mais il ne l'oubliait pas et l'exécutait, tout entière, dans un mouvement vif, non pas avec un seul doigt, mais avec le bon doigté et la basse. Nous étions ravies quand il consentait à nous la faire entendre. J'ai toujours la vision de ce rare tableau: Théophile Gautier, assis devant le clavier, un peu penché en avant, l'esprit tendu par une attention anxieuse et les regards sautant continuellement d'une main à l'autre. Il allait jusqu'au bout du morceau, sans jamais faire une seule faute. Quand il se relevait, très glorieux, il était bien embrassé et chaudement félicité.
Nous prenions aussi quelques leçons de dessin et de peinture d'un artiste de talent, Auguste Herst, aquarelliste de premier ordre, que mon père appréciait beaucoup.
Mais l'arrivée du Chinois Ting-Tun-Ling et la découverte de la Chine m'apportèrent des occupations nouvelles.
Ting était maintenant de la maison: sa mince silhouette, dans sa robe bleue et sa veste noire, sa figure malicieuse, aux yeux demi-clos, sous sa calotte de satin, que, selon le rite, il n'ôtait jamais, nous étaient devenues familières et ne nous présentaient plus rien d'insolite; l'exilé s'harmonisait avec les êtres et nous manquait lorsqu'il était absent. Il n'habitait pas cependant sous notre toit; on lui avait trouvé une petite chambre rue des Mauvaises-Paroles, située dans le bout populeux de la rue de Longchamp. Mais il était là au déjeuner, et, tout de suite après, nous nous plongions dans l'étude des grimoires chinois.
«Bœuf en Chambre» me fît cadeau d'un dictionnaire chinois-français, un grand in-folio que j'ai toujours. Il avait été publié en 1813, sur l'ordre de Napoléon, par le Père de Guignes. Très imparfait au point de vue pratique, il est remarquable comme typographie; les caractères chinois, de deux centimètres carrés, sont très élégamment gravés; l'édition est devenu rare. Il était d'un maniement laborieux et nous l'appelions, pour rire: «Le dictionnaire de poche.»
Tout de suite je voulus lire les poètes et essayer de les traduire. Je commençai à réunir les matériaux de la première version du Livre de Jade, que «Judith Walter» publia bientôt. Pour réaliser ce travail, je dus faire connaissance avec la bibliothèque de la rue de Richelieu. Là seulement on pouvait trouver des livres chinois. Presque chaque jour, accompagnée de Ting, qui me tenait lieu de duègne, j'allais m'installer dans la salle des manuscrits et nous fouillions les recueils de poésies, pour y découvrir des poèmes à notre goût, les copier, afin de les emporter et de les étudier à loisir. J'aimais beaucoup ce milieu solennel et austère, si calme et si studieux; il m'en imposait un peu et je n'osais parler que tout bas.
La première fois que je vins à la Bibliothèque, cependant, il se produisit un incident qui faillit bien m'empêcher d'y revenir jamais. A quatre heures, les garçons de salle firent retentir leur impératif: «Messieurs, on ferme!» Ayant jeté un rapide coup d'œil sur les travailleurs, je vis que personne ne bougeait. Je crus avoir le droit de ne pas me presser plus que les autres. Alors un des garçons cria tout près de nous:
—On ferme!
Nous nous dépêchions, Ting et moi, de terminer la copie de quelques vers; mais le garçon, s'adressant directement à nous, cria encore une fois:
—On ferme!
Aussitôt, à une table assez distante, un monsieur se leva, furieux, et interpella violemment l'employé:
—Vous n'êtes qu'un malappris! voilà deux fois que vous vous adressez, spécialement, à cette dame. On n'a pas idée d'une pareille insolence!...
Le garçon riposta brutalement et le monsieur s'élança sur lui, dans le brouhaha de toute la salle en émoi. Je m'enfuis, entraînant le chinois très ahuri, au moment où, par-dessus des têtes, était brandi un fauteuil!...
Plus tard, on nous autorisa à emporter de la Bibliothèque les livres dont nous avions besoin. Nous nous installions alors, pour travailler, dans un coin du salon, près de la fenêtre de la rue; mais j'avais à lutter contre la paresse, tout orientale, de Ting-Tun-Ling, qui accaparait le grand fauteuil et s'y endormait volontiers.
Mon père s'intéressait extrêmement à la traduction de ces poèmes chinois; il les arrangeait quelquefois en vers. Malheureusement, il n'en écrivit que des brouillons et je crains bien qu'aucun n'ait été conservé. Je n'ai pu retrouver dans ma mémoire que les deux vers qui terminaient la pièce intitulée: l'Épouse vertueuse:
Avant d'être ainsi liée,
Que ne vous ai-je connu!
Le rhythme était de sept pieds, comme dans l'original chinois.
Il aima beaucoup mon premier livre et me fit l'exquise surprise d'écrire quelques lignes sur lui, à propos du poème en prose de Baudelaire, les Bienfaits de la lune:
Nous ne connaissons d'analogue à ce morceau délicieux que la poésie de Li-Taï-Pé, si bien traduite par Judith Walter, où l'impératrice de la Chine traîne parmi les rayons, sur son escalier de jade, diamanté par la lune, les plis de sa robe de satin blanc....
Une nuit, tout le monde dormait dans la maison, toutes lumières éteintes, quand un violent coup de sonnette retentit.
J'avais le sommeil très léger: je fus éveillée la première et je me levai, très effrayée. J'allai dans la chambre de ma mère, qui s'éveillait aussi, mais croyait avoir rêvé ce coup de sonnette.
—C'est quelque farceur, dit-elle.
Cependant elle se leva, ouvrit la fenêtre, poussa les persiennes et se pencha au dehors en criant d'une voix terrible:
—Qui est là?
Un grand éclat de rire lui répondit et, en même temps, une voix bien connue disait gaiement:
—C'est le père Dumas!... le grand Dumas!... que son fils vous amène.
Tout le monde était sur pied, maintenant; de sa chambre mon père se penchait à son tour vers la rue, aussi surpris que charmé par cette visite imprévue.
Alexandre Dumas s'excusait de venir le surprendre à pareille heure.
—C'est que j'ai absolument besoin d'un numéro du Moniteur d'il y a quinze jours, disait-il; peut-être le retrouverons-nous ici.... Et puis j'avais grande envie de vous revoir; je n'ai pas trouvé d'autre moment: j'arrive de voyage et je repars demain.
—Le temps de passer un pantalon, et je descends vous ouvrir, dit mon père.
Dumas! le grand Dumas! que nous n'avions jamais vu encore!... l'auteur des Trois Mousquetaires!... Avec une hâte fiévreuse, on s'habillait, à peu près, et nous fûmes bientôt tous réunis au salon.
Dumas nous apparut, colossal: mon père, auprès de lui, devenait svelte et petit. Il avait le teint bronzé, d'abondants cheveux crépus, qui lui faisaient une tête énorme, des yeux gais et des dents éblouissantes, entre les lèvres charnues.
Tout de suite il nous tendit les bras et nous embrassa paternellement.... On alluma des lampes et on jeta au milieu du salon des paquets de journaux qui avaient été apportés. Nous nous mîmes à chercher, ma sœur et moi, cet article dont Dumas ne savait pas bien la date et, pendant ce temps, avec de grands gestes et des rires sonores, il causait: rappelant des souvenirs, exposant des projets, donnant des détails sur le voyage qu'il venait de faire.
L'attitude d'Alexandre Dumas fils devant son père nous frappa. Il semblait très petit garçon, l'écoutait sans rien dire, dans une sorte de recueillement, et le regardait avec une expression de respectueuse tendresse, vraiment charmante.
Nous ne trouvions pas le numéro du Moniteur qui contenait le document cherché. Mais bientôt le grand Dumas, agacé par ce bruit de papier froissé, nous avoua, qu'au fond, il n'avait pas du tout besoin de cet article.
On déboucha du pale ale, et j'en versai au bon géant, qui, debout devant la cheminée, me regardait en souriant. Alors, levant son verre contre la flamme de la lampe, il me dit:
—C'est drôle! tes yeux ont tout à fait la couleur de cette bière.
Il faisait jour quand il nous quitta, pour aller, disait-il, dormir quelques heures, avant de boucler de nouveau sa valise.
Un mois plus tard, je le rencontrai boulevard de la Madeleine. Je courus à lui et, sans hésiter, il me serra avec effusion sur les vastes pentes de son gilet de nankin. Mais, aussitôt après, il me demanda:
—Qui es-tu, toi?...
Je le revis une autre fois, chez M. Robelin, qui l'avait invité à déjeuner. Ce jour-là, je lui présentai Ting-Tun-Ling, et nous lui demandâmes, très solennellement, l'autorisation de traduire en chinois les Trois Mousquetaires.
Épris des arts plastiques et de la beauté de la forme comme il l'était, Théophile Gautier ne pouvait manquer de s'inquiéter de lui-même et de son aspect physique: l'idée qu'il vieillissait, l'attristait infiniment.
—Personne, cependant, n'a été plus jeune que moi! s'écriait-il quelquefois.
Il allait alors se regarder, de tout près, dans les miroirs, «pour étudier les progrès, lents mais sûrs, de la décrépitude....»
Le résultat de ces observations s'exprimait par l'improvisation, paroles et musique, d'un récitatif comme celui-ci:
J'ai, plus je me regarde et plus je m'examine,
Le fond du teint très jaune et fort mauvaise mine....
Il réagissait, néanmoins, de son mieux. Sa toilette lui prenait toujours beaucoup de temps: il aimait les soins délicats, les bains odorants, les parfumeries fines, et regrettait toujours que les hommes fussent condamnés aux affreux habits modernes, qu'il voulait du moins sortant de chez le plus habile tailleur. Il nous confiait le soin d'arranger sa chevelure, de la bien lustrer et de lui donner un joli tour. Il se risquait parfois à me laisser peigner sa barbe; mais il était très douillet, et, si je tirais le moins du monde, il me faisait des grimaces bouffonnes, roulant des yeux terribles et grinçant des dents. Sa cravate, qu'il ne savait pas nouer lui-même, exigeait aussi une attention méticuleuse.
—Comment me trouves-tu? disait-il, lorsqu'il était prêt.
—Tu as l'air d'un beau lion, très fort et très doux.
—Oui, tu dis cela pour me faire plaisir. Mais, au fond, tu me considères comme un père noble, un Géronte, un vieux birbe.
Il me conduisait alors devant le grand portrait que Chatillon, poète, peintre et sculpteur, a fait de lui.
-Voilà comment j'étais à vingt-huit ans, disait-il; c'est là l'image que je voudrais laisser de moi, et elle était d'une ressemblance absolue. Si je le pouvais, je détruirais tous les autres portraits, plus ou moins hideux, que l'on m'a fait subir. Physiquement, l'homme est vraiment lui-même à trente ans; à partir de là, il ne progresse plus, et bientôt, hélas! il commence à descendre, plus ou moins vite, l'autre versant de la montagne. La réputation vient tard, en général, et on ne laisse de soi qu'un masque flétri et déformé, par les fatigues et les peines de la vie. Cela est absurde. Passé trente ans, on ne devrait jamais laisser faire son portrait. Mais les peintres demandent à vous «pourtraire», non pas parce que l'on est beau, mais parce que l'on est célèbre....
Célèbre, il l'était, en effet, et personnellement connu, à ce qu'il semblait, par tous les passants. Quand il sortait, il était aussi fréquemment salué qu'un chef d'État. Il répondait, par de grands coups de chapeau, à des inconnus, la plupart du temps. Ce manège avait pour résultat l'usure rapide de ses couvre-chefs: le bord s'amollissait, se cassait et bientôt lui pendait sur le front. C'était là un dommage irréparable et il fallait remplacer la coiffure.
Il était accablé d'invitations, à des dîners, à des soirées, qui l'ennuyaient mortellement. Le monde officiel le sollicitait aussi et l'intéressa quelque temps. Il reçut, un jour d'été, une invitation de l'empereur et de l'impératrice, à venir passer une semaine au palais de Compiègne.
Cela nous causa un certain émoi. Il existait, sans aucun doute, un cérémonial, une tenue de rigueur. Mon père s'informa: l'après-midi, redingote noire, pantalon et gilet de fantaisie; le soir, culotte courte et bas de soie, gilet, habit, épée et bicorne. Il n'y avait que le temps bien juste de se munir: le tailleur ne put promettre la culotte que pour le jour même du départ. Ce jour venu, on n'attendait plus qu'elle pour fermer la malle, mais la culotte n'arrivait pas. Rodolfo, qui était là, prit la voiture devant la porte, pour aller jusqu'à un fiacre, et courir à toute bride chez le tailleur.
Nous essayions de patienter.
—Toujours quelque anicroche à ma toilette me taquine, quand j'ai affaire à des souverains! disait Théophile Gautier. En Espagne, le jour où l'on me présenta à la reine, j'avais un gilet de nankin, fraîchement empesé et rétréci au blanchissage, si bien qu'il fut impossible d'attacher la boucle. Au mouvement que je fis pour saluer, je sentis un craquement dans le dos: la toile, brûlée par l'empois, cédait!... A mesure que je m'inclinais, la déchirure augmentait, avec un bruit qui me paraissait formidable, tandis que le devant du gilet bouffait, d'une façon grotesque. J'aurais voulu être à six pieds sous terre ... et je fus parfaitement stupide.
Rodolfo revint.
—Eh bien! dit-il, le paquet est arrivé?
—Pas du tout!
—Comment? Il y a plus de deux heures que celui qui le porte est parti, et il avait l'ordre de prendre une voiture!
—Il a peut-être perdu l'adresse et est retourné là-bas pour la redemander.
On attendit jusqu'à la dernière minute, mais mon père, très anxieux, dut se mettre en route sans emporter la culotte courte. Il était entendu que Rodolfo la porterait à Compiègne, aussitôt que possible, le jour même, probablement.
Mais la journée se passa en attentes et en courses vaines: l'émissaire ne reparut pas chez le tailleur, qui ignorait son adresse. On ne le revit au magasin que le lendemain assez tard, et comment il fut reçu, on le devine. Où avait-il déposé le paquet? Qu'en avait-il fait, puisqu'il ne l'avait pas remis et qu'il ne le rapportait pas?... Après quelques hésitations, le misérable se confessa. Pour bénéficier de la différence de prix, au lieu de prendre un fiacre, comme on le lui avait ordonné, il avait pris l'omnibus et était même monté sur l'impériale. Il tenait le paquet bien soigneusement sur ses genoux; mais, vers la moitié de l'avenue, un voyageur pressé avait, en passant, si brutalement accroché le paquet qu'il fut projeté, du haut de l'omnibus, en pleine boue. N'osant pas livrer le vêtement dans l'état où il le ramassa, l'employé revint à Paris et courut chez un teinturier, pour le faire nettoyer. Celui-ci ne voulut pas interrompre ses occupations pour s'occuper, tout de suite, de ce travail nouveau, qui demandait du temps et des soins, et il avait gardé la culotte.
Avec quel plaisir, on eût roué de coups ce malheureux! Mais cela n'eût rien réparé. En l'accablant d'injures, on le suivit chez le dégraisseur inconnu, et Rodolfo ne put partir que le soir pour Compiègne, sans espoir d'arriver avant l'heure du dîner impérial. Ce ne fut que le troisième jour après son arrivée que Théophile Gautier put se présenter devant ses hôtes. Il avait été obligé de se dire souffrant et de rester confiné dans sa chambre où il se morfondait. L'empereur ne manqua jamais, quand mon père venait le saluer, de lui demander s'il était bien remis de cette indisposition.
Ce séjour à Compiègne plut à mon père: le château luxueux, les beaux horizons, la vie raffinée et sans heurts, si bien abritée des ennuis et qui roulait comme sur un tapis de velours, lui semblait l'existence normale, qui seule pouvait permettre à la flamme de l'esprit de donner l'éclat complet de sa lumière, tandis qu'elle vacille sans cesse, aux cahots de la route et à tous les vents des soucis.
Il nous raconta l'ordre des journées, qui laissait aux invités beaucoup d'heures de liberté: la matinée était à eux; les souverains paraissaient au déjeuner, puis ils se retiraient et chacun faisait ce qu'il voulait. Le plus souvent, par groupes sympathiques, on s'en allait en excursion dans les environs: des voitures étaient toujours prêtes et à la disposition des invités. Au dîner, il fallait être en tenue; la soirée se prolongeait et s'achevait en bal. Ce qui, par exemple, n'était pas très babylonien ni sardanapalesque, disait mon père, c'est qu'on dansait aux sons d'un orgue de Barbarie; même il n'y avait pas une personne spéciale pour tourner la manivelle:—on ne voulait pas d'un intrus dans l'intimité;—les hôtes de bonne volonté faisaient la manœuvre.
—J'ai dû, moi aussi, moudre des valses, des quadrilles et des polkas, tandis que se trémoussait la noble assistance.
VII
Une grande dame russe, nouvellement installée à Paris, la princesse *** manifesta le plus vif désir de faire la connaissance de Théophile Gautier. L'espoir de le rencontrer, par hasard, ne se réalisant pas, elle se décida à écrire au poète son admiration pour lui et la joie qu'elle aurait de le voir.
La petite lettre parfumée, timbrée d'un chiffre d'or, fut apportée par Charles Yriarte, qui connaissait la princesse et était en relation avec mon père. L'aimable messager donna quelques détails biographiques sur la noble dame, dont Paris, disait-il, allait s'engouer: orpheline, presque en naissant, elle avait hérité, à l'âge de six mois, de huit cent mille livres de rente. Sous l'œil indulgent d'une grand'mère, elle avait grandi, pareille à une plante rare, entourée de soins et cependant libre, comme si l'on eût combiné pour elle la serre et la forêt vierge. Jeune fille, elle ne fit rien qu'à sa tête et soumit tout à ses caprices. D'assez bonne heure, elle s'était mariée; elle avait deux fils. Maintenant veuve, belle, jeune, indépendante et frondeuse, elle courait le monde sans entraves et sans soucis, un peu folle peut-être, mais d'une folie russe et délicieuse.
La princesse priait Théophile Gautier de vouloir bien venir dîner le lendemain, chez elle, dans l'intimité. Assez curieux de voir cette étrange et séduisante personne, mon père accepta l'invitation.
Nous étions couchées depuis longtemps quand il revint de chez la princesse ***. Mais nous ne dormions jamais que d'un sommeil léger et inquiet, tant que le père n'était pas rentré. Pour moi, quand il mettait la clef dans la serrure, ce faible choc m'éveillait aussitôt et j'écoutais tous les bruits familiers et rassurants qui se succédaient alors:—la porte refermée, le verrou poussé, la clef jetée sur le guéridon, dans l'angle du vestibule où la lumière attendait; puis la montée tranquille de l'escalier et les pas sonnant sur le parquet de la chambre.—Ce n'était pas tout encore: Théophile Gautier ne manquait jamais de venir dire bonsoir à ma mère et, assis près du lit, de lui raconter, en détail, tout ce qu'il avait fait et vu. Notre chambre communiquait avec celle de ma mère et la porte restait ouverte. J'entendais donc toujours, sans en rien perdre, les narrations. Mais, ce soir-là, il fut très bref: la princesse *** était extrêmement aimable et assez originale; il avait trouvé l'installation somptueuse et le dîner excellent; un sterlet du Volga y figurait, ce succulent poisson dont il n'avait pas goûté depuis son voyage en Russie et dont il était très friand.... Puis il bâilla longuement et s'alla coucher.
Le lendemain cependant, durant une absence de ma mère, il nous en dit un peu plus. La princesse l'avait à la fois charmé et presque scandalisé.
—Elle est grande, un peu trop grande même pour une femme: cela lui donne beaucoup de majesté, malgré le galbe assez enfantin de la tête. Son corps a des souplesses et des grâces de chatte, ou des mouvements brusques et saccadés de jeune cabri. Après dîner, elle a chanté «Il Bacio» en mon honneur, car elle ne regardait que moi, et en accentuant les paroles passionnées de la valse, par des tortillements, des pâmoisons, des œillades, tellement provocantes que j'en étais tout interloqué. Si nous avions été seuls, ces manières m'eussent paru assez claires, mais elles l'étaient moins en la présence de vagues comparses, graves comme des augures et qui semblaient les trouver toutes naturelles. Je m'en suis tiré par quelques madrigaux, assez vifs, et la dame a l'air enchantée de moi. Huit cent mille livres de rente, dès l'âge de six mois, cela vous donne dans la vie un imperturbable aplomb et un beau dédain du qu'en-dira-t-on.... Après tout, la belle Russe est peut-être tout simplement une sorte de Célimène instinctive et innocente, qui a la fantaisie d'atteler un poète à son char!
Dans la journée, la princesse envoya des fleurs, accompagnées d'une lettre: elle remerciait de la bonne soirée de la veille et indiquait les jours privilégiés où elle recevait seulement ses amis.
Paris commençait à s'occuper d'elle; dans toutes les fêtes officielles elle faisait sensation, par son allure, sa beauté et ses toilettes, très magnifiques. On racontait qu'elle avait une fois sauté au cou de sa couturière, qui lui livrait une robe particulièrement admirable, et s'était écriée:
—Mais tu n'es pas ma couturière, tu es mon amie!...
Théophile Gautier retourna chez la princesse et prit plaisir à la fréquenter; il s'établit entre elle et lui ce que nous appellerions aujourd'hui «un flirt», mais le mot n'était pas encore à la mode. Elle recherchait son avis et ses conseils en maintes circonstances et ses envoyés parcouraient sans cesse la route de Neuilly. Quand le père était absent, nous dissimulions autant que possible, pour les lui donner en particulier, les lettres, bien faciles à reconnaître, qui venaient de la princesse. Nous avions remarqué qu'il évitait de parler d'elle, excepté avec nous: non qu'il eût rien à cacher, mais il lui eût été pénible d'entendre formuler sur elle quelque appréciation désobligeante.
Un soir, vers dix heures, un équipage s'arrêta devant notre porte. La voiture était vide et le valet de pied remit un billet très pressant: la princesse suppliait Théophile Gautier de venir chez elle, tout de suite. Il partit assez effrayé, mais il trouva la belle Russe debout devant sa psyché, essayant le costume de Salammbô qu'elle devait porter à un bal travesti chez la comtesse Walewska. Il s'agissait de savoir si le costume seyait, si rien ne manquait, si les détails étaient exacts: avec l'approbation de son grand ami elle serait tranquille.
Les deux fils de la princesse, deux gamins de dix ou douze ans, soulevaient le plus haut qu'ils pouvaient, chacun un candélabre, pour bien éclairer leur superbe maman, dont ils paraissaient très fiers.
Le costume eut beaucoup de succès, le soir de la fête; il causa même un peu de scandale: les journaux de l'opposition clabaudèrent sur la chaînette d'or que les vierges carthaginoises portaient entre les chevilles et que la princesse n'avait pas voulu supprimer. Mais les clameurs lui importaient peu et n'altérèrent pas sa sérénité.
L'amour des lettres et la fréquentation des poètes avaient fait naître dans son esprit une haute ambition, qu'elle avoua bientôt: elle voulait écrire un livre!...
Chez une personne d'un caractère aussi résolu, du désir à l'accomplissement, l'espace fut court. Le livre avança vite, mais pour le mener à bien, les conseils et l'assistance de Théophile Gautier furent, plus que jamais, indispensables: il refit, anonymement la courte préface, et, comme l'héroïne de cette sorte d'autobiographie, éprouvait une gêne à peindre elle-même son portrait, elle le pria de vouloir bien le tracer, à sa place, mais en exprimant très sincèrement tout ce qu'il pensait d'elle.
L'auteur disait dans la préface:
Je n'ai pas la prétention d'être un écrivain; je suis étrangère, j'ai peu d'expérience, mais je regarde et je vois. Je viens de passer quelques mois dans cette grande ville qui s'intitule la lumière du monde; je ne puis me vanter de la bien connaître, je tiens à prouver du moins que je l'ai observée, et à conserver les impressions que j'ai reçues.
Je demande l'indulgence du lecteur pour ces pages futiles: j'ai dit ce que j'ai vu, simplement, comme je l'ai pensé. Tout est vrai dans ce livre, même le petit roman de cœur qui en est le fond.
On y chercherait vainement des portraits. Je n'ai peint que des tableaux; s'il s'y trouve quelques ressemblances, c'est que j'aurai eu des souvenirs involontaires.
En réunissant mes notes sur cette société où j'ai vécu une saison, j'ai cherché plutôt un amusement qu'un succès, je ne serai donc ni surprise ni blessée des critiques que l'on m'adressera sans doute. Je les accepte d'avance, en déclarant néanmoins qu'elles ne changeront rien à mes opinions; tout au plus, m'apprendront-elles à en modifier la forme. J'ai mes convictions et mes idées: bonnes ou mauvaises, je les garde; elles m'appartiennent en propre, et j'ai pour principe que dans ce monde il faut être soi, c'est la seule manière d'être réellement quelque chose.
Et voici le portrait, où l'on retrouve aisément la couleur et le style de celui qui l'a exécuté:
C'est une de ces femmes qui ne sauraient passer inaperçues et qu'on ne peut oublier lorsqu'on les a rencontrées une fois. Grande, svelte, sa taille est d'une élégance et d'une désinvolture sans pareilles. Son visage n'a point de régularité, cependant il est adorable; ses yeux ont une expression de douceur et de mutinerie qui attire les femmes et qui captive les hommes; elle a des dents de perle, un sourire où la bonté tempère la malice, une peau de satin; des cheveux blonds, qu'elle a la coquetterie de porter bouclés, sans s'inquiéter de la mode, donnent de l'éclat à son teint de rose du Bengale; elle éblouit d'abord, elle plaît ensuite, et quand elle a plu on l'aime bientôt, car chaque jour on découvre en elle de nouvelles qualités; son âme est pleine de poésie, elle est d'une honnêteté et d'une franchise rares; incapable de tromper, elle ne croit à la perfidie que contrainte par l'expérience, encore elle s'efforce d'en douter souvent.
Son immense fortune ne lui sert qu'à faire des heureux; elle ne peut voir souffrir personne et elle devine bientôt les douleurs qu'elle peut soulager, avec l'instinct des grandes natures; la sienne est pleine de contrastes.
Elle est gaie, elle est triste; elle est emportée et docile; elle est généreuse et défiante; elle a mille idées dans la tête et mille sentiments dans le cœur, qui se croisent et se contrarient; un entraînement la pousse dans une voie, elle y court, elle s'y jette avec passion; une réflexion, un pressentiment, un caprice l'arrêtent, elle retourne subitement en arrière et rien ne peut la ramener.
Versatile et constante, elle changera vingt fois par jour d'opinions, de projets et de désirs; pourtant ses affections ne varient pas, son cœur ressemble à un de ces lacs dont on voit le fond, où les plantes marines, les cailloux brillants, semblent à la portée de la main, et dont la profondeur est immense. C'est une enfant par la grâce, c'est un philosophe par la pensée.
Elle a la câlinerie de la torpille, elle endort les soupçons, elle s'empare de ceux qui sont les plus en garde contre elle, et cela sans aucun plan d'envahissement arrêté, uniquement par le charme qu'exhale toute sa personne, comme les fleurs exhalent leurs parfums. Elle est créée pour séduire, ainsi que les violettes pour embaumer.
Avec une telle personnalité, la coquetterie ne peut faire défaut. Elle est involontaire, mais c'est dans son essence même, il ne faut pas le lui reprocher. Cette coquetterie n'est pas cruelle, elle ne blesse que sans y toucher. Anna veut être aimée: il y a chez elle un foyer ardent qu'elle croit inépuisable et dont elle ne calcule pas les effets, encore moins les ravages.
La princesse a toujours été heureuse; la fortune, la naissance, la position, la beauté, l'esprit, elle a tout reçu du ciel; un seul malheur l'a frappée en sa vie, la perte d'un mari qu'elle aimait tendrement, bien qu'il ne fût pas pour elle tout à fait ce qu'elle méritait et ce qu'elle avait le droit d'attendre.
Rien que pour ce portrait,—tracé on dirait presque avec émotion,—qui fixe une si séduisante figure, ce livre vaudrait d'être sauvé de l'oubli. Dans la suite du volume, l'auteur cite ce mot de Théophile Gautier: «On est discret en amour, par volupté.» Et ailleurs il raconte un épisode du bal travesti donné par la comtesse Walewska:
Je fus aussi attaquée par un masque en manteau vénitien que je nommerai sur-le-champ: ce nom est célèbre parmi les plus illustres; c'est T. G.; il me fit des compliments sur mon costume de Salammbô que j'avais tâché de rendre le plus exactement possible et il causa longtemps avec moi. C'est un plaisir qu'il me donne souvent et dont je sens tout le prix.
Le livre intitulé: Une Saison à Paris, fut édité par Dentu; mais, au dernier moment la princesse ne voulut pas se décider à le mettre en vente et prit toute l'édition, qu'elle distribua, comme elle le voulut.
Puis cette étoile vagabonde s'envola de Paris, alla rayonner en d'autres cieux; mais elle revint, toujours fantasque, toujours fidèle à ses amis. Paris de nouveau s'occupa d'elle, de son luxe, de ses bizarreries. On parla quelque temps d'un tabouret assez original qu'elle avait inventé pour ne pas chiffonner en voiture, lorsqu'elle se rendait aux fêtes des Tuileries, les jupes immenses, enguirlandées et fanfreluchées, que la mode d'alors imposait aux femmes. Ce tabouret était une espèce de champignon planté au milieu du coupé: elle s'y asseyait, après qu'on avait soulevé ses jupes et ses jupons pour les laisser retomber, ensuite, tout à l'entour, en les disposant le mieux possible. Le valet de pied était exercé à cette fonction, et la princesse acceptait son aide avec une dédaigneuse impudeur.
Dans ses voyages, elle avait visité la Tunisie: à l'occasion d'une matinée que l'on préparait chez la comtesse de Castellane, le bey de Tunis lui fit présent d'un magnifique costume d'odalisque, qu'elle voulait revêtir pour figurer à cette fête, en des tableaux vivants. Comme lors du premier voyage, Théophile Gautier fut convoqué pour donner son avis et ses conseils. On lui demanda quelque chose encore. Le tableau dans lequel la belle orientale devait se montrer, nonchalamment étendue sur un divan, représenterait le Harem de Tunis; mais l'odalisque devait reparaître dans un autre tableau et, cette fois, réciter quelques vers: elle n'en voulait point d'autres que ceux de son poète préféré. Il s'agissait de les composer, et, travail plus difficile sans doute, il fallait lui apprendre à les dire, avec grâce et sans trop d'accent. Comment ne pas obéir aux caprices de l'exquise princesse? Théophile Gautier improvisa les vers qu'elle désirait et les lui fit répéter. Voici cet impromptu:
L'ODALISQUE A PARIS
«Est-ce un rêve? Le harem s'ouvre,
Bagdad se transporte à Paris,
Un monde nouveau se découvre
Et brille à mes regards surpris.
«Pardonnez mon luxe barbare,
Bariolé d'argent et d'or;
J'ignorais tout, un maître avare
M'enfouissait comme un trésor.
«A l'Orient mon élégance
Laissant son antique oripeau
Saura bientôt faire une ganse
Et mettre un semblant de chapeau.
«A tout retour je suis rebelle:
Qu'Osman cherche une autre houri!
Il est ennuyeux d'être belle
Incognito, pour son mari!»
La princesse débita les vers d'une façon charmante et obtint un très vif succès.
Bientôt elle disparut encore, et je ne sais plus rien d'elle.
L'arrangement de l'atelier, qu'il avait fait construire au second étage de la maison, occupait toujours mon père; il y pratiquait, autant qu'il le pouvait, des améliorations et des embellissements. Les murs étaient revêtus maintenant d'armoires de chêne: la partie haute formait une bibliothèque; la partie basse, une sorte de buffet à nombreux tiroirs, larges et plats, destinés à enfermer les gravures.
Il était malheureusement un peu tard pour prendre soin de tant de publications précieuses, que le grand critique d'art avait reçues des éditeurs. La place manquait pour les conserver, les cartons ne suffisaient pas, et, avec une insouciance, traversée de quelques regrets, il avait laissé de superbes gravures s'entasser au hasard, se ternir à la poussière, se jaunir à la fumée, se maculer d'encre, et les chats en faire leur litière. Ces tardifs tiroirs en sauvèrent quelques-unes, encore intactes, et assurèrent le sort des nouvelles venues.
La question du chauffage, en hiver, prenait une grande importance: Théophile Gautier était extrêmement frileux, surtout—ce qui peut au premier abord sembler paradoxal—depuis qu'il avait séjourné en Russie. En ce pays, le froid est un danger avec lequel on ne plaisante pas: mon père en avait fait lui-même l'épreuve un jour qu'il aventurait un peu trop son visage hors du haut collet de peau d'ours. Tout à coup un passant, armé d'une poignée de neige, s'était jeté sur lui et, l'aveuglant de poussière glacée, lui avait vigoureusement frotté la figure, indifférent aux cris, injures et coups de poing par lesquels la victime stupéfaite se défendait de cette inexplicable agression. Il fallut en remercier cet inconnu, pourtant, car, sans son intervention secourable, Théophile Gautier laissait en Russie son nez, qui était en train de geler.
Contre le froid du dehors, en ce pays, on se défendait par des fourrures, graduées d'après les fluctuations du thermomètre; aussitôt franchi le seuil des maisons et les pelisses retirées, on jouissait d'une température délicieuse et partout égale: c'était l'été. Les femmes, toujours décolletées, ne portaient que des robes légères en mousseline ou en gaze.
Mon père aurait bien voulu enfermer chez lui une tiédeur pareille et il s'y efforçait, mais nos demeures sont mal closes et mal construites pour conserver la chaleur. Ce qu'il importait d'établir tout d'abord, c'était la double fenêtre usitée en Russie; l'une des deux fenêtres, même, est cimentée au commencement de l'hiver et ne s'ouvre jamais. La grande baie vitrée de l'atelier fut donc fortifiée d'une autre. Un calorifère Joly, du nom d'un fabricant qui, bien avant le système des poêles mobiles, avait inventé la double enveloppe et la combustion lente, fut installé dans la pièce. Il y en avait un autre au rez-de-chaussée, dans le vestibule, qui tiédissait la maison. Celui-là était presque haut comme un homme et muni de bouches qui chauffaient plus spécialement la salle à manger et la chambre de mon père. Quand on fermait les unes, les autres donnaient avec plus de force, et bien souvent on entendait le maître crier du seuil de sa chambre:
—Envoyez-moi de la chaleur!...
Mais c'était dans l'atelier qu'il obtenait, le plus facilement, la température de serre chaude qui lui plaisait. Il interrogeait à chaque instant son thermomètre et ne le laissait pas descendre au-dessous de 22 ou 21 degrés. Aussi on étouffait un peu et personne ne voulait rester auprès de lui.
D'ailleurs, malgré ce titre d'atelier, ce n'était pas toujours là l'endroit que Théophile Gautier choisissait pour écrire: chose extraordinaire, rien de fixe n'était installé, dans la maison, en vue de son travail; ce lieu que tout homme, même qui ne fait rien, appelle «mon cabinet» ou «mon bureau» n'existait pas pour lui. Au moment de se mettre à l'œuvre, il cherchait le dictionnaire de Bouillet, qui, appuyé sur un autre livre, formait pupitre; il le plaçait sur n'importe quel coin de table, puis essayait de rassembler «tout ce qu'il faut pour écrire....» L'encrier et les plumes vagabondaient; souvent il ne trouvait pas de papier, et la bonne devait courir acheter, chez l'épicier, un cahier de papier à lettres. Il ne réclamait ni le silence, ni la solitude, aimant, au contraire, à être un peu dérangé. On allait le voir un instant, l'embrasser, le plaindre d'être forcé de travailler. Alors il montrait les pages déjà remplies de cette jolie écriture si nette et si fine.
—Tu vois, disait-il, comme c'est bien écrit!... Remarque que je boucle les é, malgré la petitesse des lettres!... Et pas de ratures; au bout de ma plume la phrase arrive retouchée déjà, choisie et définitive: c'est dans ma cervelle que les ratures sont faites.
Lorsqu'il composait des vers, Théophile Gautier rôdait du haut en bas de la maison, lentement d'un air désœuvré; mais on l'entendait marmonner par instants: l'on savait à quoi s'en tenir et l'on n'avait pas l'air de savoir, car, par une sorte de pudeur, il voulait garder le secret de son effort, tant que le poème n'était pas fini. Quand il était las de se promener, il s'asseyait sur le tapis, au coin de la cheminée de sa chambre, s'étayait de coussins et oubliait son cigare, toujours éteint, toujours rallumé. Sur des bouts de papier, des dos de lettres, des coins d'enveloppes, il écrivait ses premiers brouillons, mais rarement le jour s'achevait, sans qu'il nous appelât pour nous montrer, soigneusement recopié, le poème terminé.
J'ai vu naître ainsi le Souper des Armures, la Montre, la Source, Ce que disent les Hirondelles, le Château du Souvenir, beaucoup d'autres poésies, pas assez, hélas! Car la vie harcelait toujours, le loisir manquait, et, au lieu de rêver dans le parterre des roses, il fallait cultiver le potager.
Quelle surprise, un matin d'hiver, d'entendre le père, toujours levé le premier, pousser des exclamations et nous appeler à grands cris:
—Venez! Venez vite! Venez voir si j'ai la berlue: il n'y a plus de jardin, il est remplacé par un lac!
—Un lac?...
C'était exact: notre jardin et celui du propriétaire étaient complètement submergés; l'eau venait baigner la première marche des escaliers de la terrasse et engloutissait les buissons; les squelettes d'arbres émergeaient plus ou moins, selon la distance et la pente du terrain; on ne voyait que le toit treillagé de la tonnelle, et, plus loin, derrière elle, la potence où l'on suspendait la balançoire avait disparu.
La Seine, grossie par des pluies continuelles, avait débordé sur ses berges, en même temps que par des infiltrations elle envahissait sournoisement tous les jardins du voisinage.
Nous restions ébahis de voir le ciel se refléter là où, la veille, s'étendait des pelouses. Après tout, c'était plutôt amusant et nous ne risquions rien, vu la hauteur de la terrasse qui portait notre maison. Nous parlions de nous procurer un bateau pour naviguer sur ce lac.
Au moment du déjeuner, nous nous aperçûmes que nous étions séparés de la cave. J'en étais spécialement chargée: je devais surveiller la mise en bouteilles, du vin, le bouchage et le cachetage; j'avais même voulu, de mes propres mains, imprimer sur la cire le cachet de mon père. C'était une bague qu'il portait toujours, un chaton de cornaline, sur laquelle était gravée cette devise: Vivere memento[1]. Je prétendais que, le V et le B se confondant presque dans certaines langues, on pouvait lire: Bibere memento[2], devise parfaite. Me jugeant responsable du vin, j'estimai qu'il était de mon devoir d'aller le conquérir. Je fis porter un baquet et une perche au bas de l'escalier, décidée à risquer la traversée. Mon père voulut s'y opposer, mais je n'obéissais pas toujours et j'étais déjà ... au large. Le tunnel sous la terrasse n'était pas envahi par l'eau, les caves étaient à sec et mon expédition héroïque fut des plus faciles; seulement, au retour, je n'osai pas surcharger l'embarcation: je criai que l'on descendit un panier au bout d'une corde, du haut du mur, devant le tunnel, ce qui fut fait, et l'on monta le vin très facilement.
Le baquet nous amusa quelques jours; très enhardies, ma sœur et moi, nous entreprenions, à tour de rôle, de plus lointaines navigations. Puis l'eau commença de baisser. Mais, la nuit suivante, le thermomètre étant descendu très bas, elle gela.
Je ne pourrais pas expliquer comment cela se fit, mais il est certain qu'elle gela en pente. Devant l'escalier du propriétaire au-dessus de la vaste pelouse, sur tout le jardin, la glace formait une sorte de montagne russe très unie et très douce. Elle était solide: des glissades furent organisées tout de suite. Le baquet changea de rôle: on s'asseyait dedans, on lui donnait un élan, et il se mettait à descendre en tournoyant et s'en allait très loin.
Le père, un peu inquiet, nous surveillait et cherchait à mettre un frein à nos imprudences, en nous chantant ce fragment de chanson:
Il est moins dangereux d'glisser
Sur le gazon que sur la glace....
Mais tout à coup le baquet le tenta: il entra dedans et se laissa emporter.
Le jeu lui plut tellement qu'il ne le cessa plus et accapara le baquet. Nous étions très contentes de le voir partager notre plaisir, et nous remontions pour lui le véhicule, ce qui était assez pénible; on y attachait des cordes et on s'y attelait: on tirait de son mieux, en s'égayant de quelques chutes.
Toto, prévenu, prit part au divertissement, puis il avertit Rodolfo, «Bœuf en Chambre» et quelques autres; Dumas fils, Robelin, vinrent en voisins; de nombreux baquets furent apportés; on fit des traîneaux avec des chaises renversées, on glissa sur des planchettes.... Un temps clair et ensoleillé nous favorisait, on s'amusait follement; mais rien ne valait le spectacle de Théophile Gautier, assis dans ce baquet, semblant faire corps avec lui, grave, imperturbable, pareil à une idole hindoue et qui glissait sur la pente en tournoyant lentement.
Tant qu'il faisait jour, nous ne pouvions pas nous arracher de là, et cette frénésie dura presque une quinzaine. Mais un soir la glace craqua, se fêla d'un bout à l'autre, le dégel disloqua tout; puis la terre but cette eau, et le jardin réapparut, noir, vaseux, raviné, abominable!...
Alors le dos voûté du père Husson s'arrondit, entre les bras de sa brouette, et le brave jardinier, armé de la pelle et du râteau, commença à réparer, méthodiquement, le désastre.
La rue de Longchamp, comme son nom le proclame, aboutit au fameux champ de courses.
Mon père recevait des cartes, donnant accès dans les tribunes et nous allions, quelquefois, voir courir, sans prendre un bien vif intérêt à ce genre de sport. Le grouillement de la foule élégante sur les pelouses, la cohue des équipages, scintillant au soleil, nous amusaient plutôt, et cela rompait le calme et le silence de notre retraite.
Nous avions trouvé une façon très agréable de nous rendre à Longchamp, c'était par la rivière. Une barque venait nous attendre tout près du jardin, et, sans fatigue, sans poussière, nous remontions doucement le fil de l'eau. Nous débarquions derrière les tribunes, qui sont édifiées à une centaine de pas de la berge.
D'habitude, nous ne restions guère sur les gradins encombrés; nous n'avions aucun pari engagé, la victoire de tel ou tel cheval nous était indifférente, et cette agitation frénétique dont nous ne partagions pas l'émoi nous lassait bientôt. Nous retournions vite à notre barque, et nous prolongions, le plus possible, la promenade sur l'eau, dont mon père était toujours charmé.
Un soir, après une journée chaude, à l'heure exquise où le soleil tombe et où l'air se rafraîchit, nous nous attardions, pour ne rien perdre des jeux de la lumière, pour attendre «l'effet», comme disent les peintres.
Le batelier avait l'ordre de ne pas ramer; le courant seul nous ramenait, tout doucement, vers Neuilly.
J'étais, moi, debout à l'avant du bateau, pour signaler les obstacles: car les autres passagers voguaient à reculons, assis dans le même sens que les rameurs. Une barque venait à notre rencontre. Ceux qui la montaient riaient et chantaient; elle approchait assez vite. Un monsieur, vêtu avec recherche, se tenait à la pointe de l'embarcation, debout, comme moi, et tournant aussi le dos à ses compagnons. Il avait le teint uni et bronzé, les yeux et les cheveux très noirs: je pensai qu'il devait être marseillais. Quand il fut plus près, je vis qu'il portait la rosette d'officier de la Légion d'honneur.
Au moment où les deux embarcations se croisèrent, cet inconnu, du bout des doigts, m'envoya un baiser. Je me détournai avec indignation; mais aussitôt j'entendis des cris de surprise, des exclamations joyeuses, et la barque, virant de bord, vint accoster la nôtre. Un de ces promeneurs connaissait mon père, et, tout heureux de le rencontrer, ne voulait pas manquer l'occasion de le saluer et de renouer des relations interrompues. C'était un journaliste fameux, le roi des reporters: Dardenne de la Grangerie, personnage d'une belle et aimable figure, mais d'une grosseur presque invraisemblable. Mon père avait fait, grâce à lui, la connaissance de Claudius Popelin et lui en gardait de la gratitude, car il sympathisait entièrement avec le maître émailleur, érudit et lettré.
Sur un ton solennel et d'une emphase volontairement exagérée, Dardenne de la Grangerie présenta le monsieur décoré:
—Son Excellence le général Mohsin-Khan, chargé, par sa Majesté le Shah de Perse, d'une mission extraordinaire.
Puis il présenta un autre Persan, grand, mince, élégant: un attaché à la légation de Perse à Paris. Il nomma ensuite Edmond et Lucien Dardenne, ses deux frères, plus jeunes que lui.
Le général, dont personne ne soupçonnait le méfait, avait un air penaud et contrit qui m'eût fait rire si je n'avais pas été si fâchée, mais je gardais, de mon mieux, sur mon visage l'expression du plus profond mépris.
Cependant la barque des nouveaux venus, bord à bord avec la nôtre, faisait le même chemin que nous. Mon père avait invité Dardenne de la Grangerie et ses compagnons à visiter sa petite maison.
—Qu'est-ce que vous chantiez donc tout à l'heure? lui demanda-t-il. La voix porte sur l'eau, cela m'a paru joli.
—C'est le général qui chantait, avec son ami, une chanson persane. Ils vont vous la redire.
L'attaché, un peu intimidé, hésitait; le général, très empressé d'être aimable, le décida. Ils chantèrent à l'unisson une mélodie très douce. Ils donnèrent la traduction des paroles:
Au coucher du soleil, j'irai sur les remparts de la ville, où le frère de ma bien-aimée se promène quelquefois.
Je ne verrai pas la sœur, hélas! Mais je verrai au moins le frère de la sœur....
Nous longions les bords de l'île, qui appartenait alors à quelqu'un des Rothschild. Le soleil se couchait derrière elle et la traversait de rayons; les pelouses resplendissaient: l'on avait un désir intense de fouler ce velours lumineux, de courir vers ces lointains féeriques. L'eau clapoteuse jouait avec les teintes exquises, que le ciel lui jette à cette heure-là.
Dardenne de la Grangerie était enthousiasmé:
—Ah! qu'il ferait bon, s'écriait-il, se baigner dans cette eau, et dîner, ensuite, sur l'herbe dans cette île déserte et charmante!... Eh bien! pourquoi ne le ferions-nous pas?... Si Théophile Gautier voulait la lui demander, Rothschild ne refuserait certainement pas la permission de le laisser aborder quelquefois dans son île avec des amis.... Le voulez-vous, maître?... Je me chargerai, moi, de toutes les démarches. J'irai porter la parole en votre nom et vous n'aurez qu'un mot de remerciement à écrire, quand l'affaire sera faite.
Ce projet nous séduisait tous. Théophile Gautier se laissa convaincre, et donna mission, à Dardenne de la Grangerie, d'aller de sa part solliciter M. de Rothschild.
On débarqua, en attendant, à la hauteur du jardin. Les rameurs, chargés de ramener les bateaux au pont de Neuilly, où on les avait loués, devaient dire au cocher du général, qu'ils trouveraient là, de conduire la voiture au 32 de la rue de Longchamp.
Le général me poursuivait de ses regards suppliants, et, maintenant que nous n'étions plus séparés par l'eau, il allait vouloir me parler, s'excuser. Je l'évitai de mon mieux, mais il ne se découragea pas et, dans les petits chemins, qui menaient à notre jardin, entre les enclos, à moins de m'enfuir, je ne pouvais l'empêcher de marcher à côté de moi. Il voulut parler alors; mais, tout à coup, très intimidé, il ne parvint qu'à balbutier une phrase confuse que je n'entendis pas. Je ne pus me retenir de lui jeter cette formule du Coran, que Nono m'avait apprise:
—Na'ouzou, billahmin ech cheitân er redjim!...
Ce qui est la façon musulmane de dire: Vade retro, Satanas!
La surprise du noble persan fut extrême; tout déconcerté, il s'arrêta sous l'anathème.... Ayant atteint la porte du jardin, je coupai au plus court pour gagner ma chambre. Tant que dura la longue visite, je ne parus pas au salon; mais, quand j'entendis le mouvement du départ, je courus dans la chambre de ma mère, et, à travers les persiennes fermées, je vis la compagnie s'éloigner dans la voiture du général, une très élégante calèche à deux chevaux.
Théophile Gautier, si épris de l'Orient, avait été tout à fait séduit par ces deux persans. Tout d'abord, il n'avait pas cru à leur exotisme, soupçonnant une mystification du joyeux Dardenne. Mais, quand ils avaient chanté à demi-voix la chanson persane, il avait été convaincu. Il leur trouvait, en dépit de leur costume européen, une allure gracieuse et particulière, d'oiseaux rares parmi des moineaux.
Pendant plusieurs jours, il ne fut question que de ces étrangers, sur lesquels Dardenne avait donné quelques détails. Mohsin-Khan descendait du Prophète, par les femmes; il occupait une situation importante en Perse, où sa rare intelligence était fort appréciée. La mission qu'il accomplissait en ce moment témoignait de la confiance et de l'estime qu'il inspirait au shah Nassar-eddine. Il parlait et écrivait parfaitement le français, était poète, jouait de la guzla et même du piano, et cet homme timide, doux, si correct dans sa redingote parisienne, officier de la Légion d'honneur et décoré de quatorze autres ordres, possédait un harem, des esclaves et des eunuques....
Tout cela était bien fabuleux et bien intéressant. Je sentais s'évaporer ma fâcherie, pas très sérieuse, contre un personnage aussi singulier et qui m'était, au fond, très sympathique. Cela m'amusait, maintenant, qu'il y eût un secret entre lui et moi.
Dardenne de la Grangerie, rapporta bientôt la permission, très gracieusement accordée par M. de Rothschild: Théophile Gautier pouvait aborder l'île charmante, aussi souvent qu'il le voudrait et avec ses amis. Les gardiens du domaine étaient avertis. On allait donc prendre jour pour une délicieuse baignade, suivie d'un dîner sur l'herbe, en pique-nique. Mais, avant de convenir des dernières dispositions, Dardenne avoua qu'il avait laissé à la porte de la maison, dans le fiacre où elle devait bien s'ennuyer, «une jeune personne»;—sa fille peut-être?—En nous récriant de ne pas l'avoir su plus tôt, nous courûmes, ma sœur et moi, chercher l'abandonnée:
—Venez, mademoiselle.... C'est très mal d'être restée si longtemps en pénitence.
Elle entra dans le salon.
—Madame Dardenne de la Grangerie, dit Dardenne en la présentant; elle est si jeune, si frêle, à côté de moi surtout, que j'hésite souvent à avouer qu'elle est ma femme.
On eût dit, en effet, un gamin déguisé en fille. Le visage, fin et joli, montrait pourtant une certaine gravité pensive; les cheveux noirs et la robe sombre, toute simple, sans le moindre bout de col ou de dentelle, formaient un cadre sévère au teint uni et légèrement doré.
Avec une assurance tranquille, elle salua mon père et lui serra la main, regarda toutes choses autour d'elle de l'œil curieux d'un oiseau.
Tin-Tun-Ling était debout, près du gros dictionnaire, dans notre coin habituel du salon; il s'inclina devant la visiteuse, qui, l'ayant pris peut-être pour une potiche, eut un sursaut de surprise:
—Monsieur est Chinois?...
Je lui expliquai, sans penser l'étonner le moins du monde, tant cela me semblait naturel, que je travaillais, lors de son arrivée, avec mon professeur Tin-Tun-Ling.
—C'est ici une maison peu banale, dit-elle en souriant.
Nous étions en juillet, il faisait un temps superbe, et le thermomètre montait à des hauteurs inusitées: il fallait profiter de ces circonstances favorables, prendre rendez-vous pour le lendemain, fixer le menu du pique-nique et la part de chacun. Le général et son ami étaient de la fête, bien entendu; ils apporteraient du Champagne, une guzla, et beaucoup de tapis persans pour étendre sur le gazon. Dardenne demandait la permission d'inviter quelques-uns de ses secrétaires: il n'en avait pas moins de dix-huit, étant correspondant d'innombrables journaux de province et de l'étranger.
—Ma femme est le dix-neuvième ou plutôt le premier de mes secrétaires, ajouta-t-il, car elle est très bien douée pour la littérature et elle aura même du talent.
Cette prédiction s'est réalisée: Mme de la Grangerie publia plus tard, sous le nom de Philippe Gerfaut, plusieurs volumes très remarquables, entre autres deux petits livres: Pensées d'Automne et Pensées d'un Sceptique, qui firent sensation.
Le lendemain, la matinée se passa en préparatifs de cuisine, puis on alla retenir plusieurs barques munies d'échelles.
Théophile Gautier fut saisi tout à coup d'une vive inquiétude. Est-ce que vraiment nous savions assez nager pour risquer une pleine eau? Il n'était jamais entré dans l'école de natation du pont de Neuilly, où nous avions fait nos études. J'avais beau lui conter mes prouesses, l'estime du maître nageur pour l'énergie de mon coup de pied, l'intérêt que le professeur avait pris à mon éducation, désireux qu'il était de m'opposer aux anglaises, dont la supériorité natatoire l'exaspérait, il n'était pas convaincu. Lui, le beau nageur d'autrefois, si fier du rouge caleçon d'honneur conquis aux bains Petit, il n'aimait plus l'eau froide. Cependant il décida qu'il se mettrait en costume de bains et resterait ainsi dans le bateau, prêt à piquer une tête, pour nous repêcher, à la première alerte.
Il fut vite rassuré, quand il nous vit dans l'eau, et reconnut que nous savions nager. Marguerite de la Grangerie était aussi de première force: il n'y avait donc pas lieu de s'inquiéter, on pouvait être tout au plaisir. Les jeunes frères de Dardenne et les secrétaires inconnus, se poursuivaient, en poussant des cris joyeux; nous joutions de vitesse avec Marguerite, que déjà nous appelions «Meg», tandis que, dans le bateau, Théophile Gautier riait des histoires, que lui contait le jovial et spirituel journaliste.
Seul le général faisait une mine élégiaque et navrée, dont j'avais envie de rire et qui par moments me touchait. Tandis que je me reposais sur l'échelle, il s'accrocha de la main au bateau, et me dit très sérieusement:
—Si vous ne me permettez pas de demander mon pardon, je me laisse couler et je disparais.
—Pas pour longtemps: mon père se jette à l'eau et vous sauve.... Épargnons-lui le rhume que cela pourrait lui causer!
—Croyez-vous à la fatalité? Nous autres, musulmans, nous sommes fatalistes. Si vous me connaissiez mieux, vous comprendriez qu'une impulsion irrésistible seule a pu me faire commettre un acte aussi opposé à mon caractère. Avant ma raison, mon cœur a deviné, que cette minute allait bouleverser ma vie et que jamais je ne l'oublierais.
—Le mieux est pourtant de l'oublier. C'est à cette condition que je vous pardonne, au nom de l'hospitalité et de l'Orient que j'aime!
Là-dessus, je piquai une tête dans l'eau verte, et j'allai rejoindre les nageurs.
Derrière les buissons épais et des tentes improvisées, on se rhabilla dans l'île ombreuse; et, tandis que les bonnes disposaient le couvert, on se promena, lentement, par les allées, autour des pelouses, nouvellement fauchées et bosselées de petites meules. Des corbeilles de roses embaumaient; nous nous arrêtions pour en admirer les superbes variétés. Mohsin-Khan raconta, qu'en Perse, le parfum des roses était beaucoup plus violent et que, dans toutes les maisons, on recueillait les pétales pour en extraire la précieuse essence. Un jour, de jeunes folles, par jeu, l'avaient entièrement enseveli sous une jonchée odorante, si bien qu'il avait failli mourir: il s'était complètement évanoui et on eut grand'peine à le ranimer.
Théophile Gautier marchait auprès de Marguerite, qui l'avait tout à fait conquis; à un moment, il resta en arrière et s'adossa à un arbre, puis reprit sa promenade plus lentement. Je devinais à son sourcil froncé, à ses pas distraits, que le loisir de cette belle journée lui inspirait quelque poème.
Bientôt on annonça le dîner. Dardenne de la Grangerie avait surveillé la disposition du couvert: n'aimant pas beaucoup, à cause de sa corpulence, à s'asseoir par terre pour manger, il était parvenu à découvrir l'habitation des gardiens de l'île, dissimulée je ne sais où, et à obtenir d'eux une petite table et quelques chaises. Mon père, ma mère et Marguerite y prirent place avec lui, tandis que les autres s'allongeaient sur les tapis de Perse étendus alentour.
Le soleil couchant nous criblait de rayons, qui faisaient étinceler les vaisselles, posées de travers, et alluma du même coup la gaieté des convives. Des mets variés circulaient, un peu au hasard, sans qu'il fut possible de leur conserver l'ordre prescrit. Dardenne s'ébahissait «d'une bête à jus» dont il ne pouvait définir l'espèce. C'était un foie de veau, entier, confectionné par notre cuisinière et qui avait, l'apparence d'une grosse tortue. La salade russe se renversa à moitié sur les beaux tapis; et l'on eut beaucoup de peine à démouler la glace.
Avec le champagne, on porta des toasts, à Théophile Gautier, au shah de Perse, à la Seine, qui prêtait ses ondes, à Rothschild, qui prêtait son île; puis Dardenne récita, de mémoire, des vers d'Émaux et Camées. Mais Théophile Gautier l'interrompit:
—Ceci est trop connu, dit-il, permettez-moi de vous offrir quelque chose d'inédit.
Et, se tournant vers Mme de la Grangerie, il modula ce sonnet, aujourd'hui si célèbre:
Les poètes chinois, épris des anciens rites,
Ainsi que Li-Tai-Pé quand il faisait des vers,
Mettent sur leur pupitre un pot de marguerites,
Dans leur disque montrant l'or de leurs cœurs ouverts.
La vue et le parfum de ces fleurs favorites,
Mieux que les pêchers blancs et que les saules verts,
Inspirent aux lettrés, dans les formes prescrites,
Sur un même sujet des chants toujours divers.
Une autre Marguerite, une fleur féminine,
Que dans le céladon voudrait planter la Chine,
Sourit à notre table aux regards éblouis.
Et pour la Marguerite un mandarin morose,
Vieux rimeur abruti par l'abus de la prose,
Trouve encore un bouquet de vers épanouis.
La joie et la surprise de Marguerite furent extrêmes et elle les exprima avec beaucoup de grâce, au milieu des acclamations et des applaudissements.
Le soleil était couché; une pénombre grise nous enveloppait, sous le couvert des arbres, et rendait la compagnie moins bruyante et plus rêveuse. Dans le silence, on entendit l'eau, qu'on ne voyait plus, clapoter contre les rives; mais la lune qui montait commençait à éclairer. Alors un arpège léger résonna, exauçant, tout à coup, le désir confus de tous, d'entendre de la musique.
C'était Mohsin-Khan qui avait pris sa guzla et préludait.
Il chanta une mélodie, mélancolique et passionnée, à laquelle les mots inconnus ajoutaient du mystère; sans le comprendre, on devinait un chant d'amour, douloureux et ardent, et l'on écoutait, avec recueillement, la voix émue qui le disait.
Aux dernières notes, la lumière de la lune tomba sur le chanteur, jusque-là dans l'ombre, et l'on crut voir, en ses yeux, briller des larmes.