Le collier des jours: Le second rang du collier
[1] «Souviens-toi de vivre.»
[2] «Souviens-toi de boire.»
VIII
Qui donc avait eu l'idée, funeste, de donner à ma mère des graines de vers à soie?... Je crois bien que c'était sa sœur Carlotta, qui, depuis longtemps retirée à Genève dans un beau domaine, s'était sans doute amusée à jouer à la magnanarelle. Mais ma mère prenait la chose très au sérieux, et fondait sur la culture des vers à soie, l'espérance de gains importants.
Sur un papier blanc, qui recouvrait un plateau de moyenne taille, on avait éparpillé les graines noires; elles se muèrent, un jour en quantité, de tout petits bouts de fils, qui grouillaient. Il y avait deux jeunes mûriers dans le jardin: ils fournirent les quelques pousses tendres, nécessaires aux nouveaux éclos, qui, tout d'abord, ne mangèrent que la pulpe, ajourant les feuilles comme de la dentelle. Bientôt ils grossirent à vue d'œil, débordèrent le plateau; on leur fit place sur toutes les tables, et il fallut courir, à travers Neuilly, pour découvrir des mûriers: ceux du jardin, complètement dépouillés, n'étaient déjà plus que des squelettes d'arbres. On finit par trouver un enclos, planté de mûriers, et, comme on ne pouvait pas laisser mourir de faim toute cette vermine, on le loua, très cher.
Les élèves profitèrent admirablement; ils engraissaient de jour en jour, on ne savait plus où les mettre. Mon père fut dépossédé de l'atelier, où on les installa; mais ils augmentaient toujours; encore une fois la place manqua. Un menuisier dut, toutes affaires cessantes et au prix qu'il voudrait, confectionner de grands châssis en bois dans lesquels se superposeraient des étagères. Les vers à soie furent enfin convenablement logés. Ils étaient maintenant gros comme le doigt et dévoraient des monceaux de verdure, autant que plusieurs vaches. Du seuil de l'atelier on les entendait brouter: on pouvait se croire dans une étable.
Tout était en désarroi à la maison; les bonnes devaient, plusieurs fois par jour, gagner l'enclos des mûriers, grimper sur des échelles et emplir de feuilles des paniers.
On déjeunait et on dînait sommairement, quand on pouvait: il fallait nettoyer les étagères, enlever les déchets; c'était interminable; souvent ma mère ne se couchait pas.
Si, par malheur, il pleuvait, c'était alors un affolement général: car, avant de livrer les feuilles à la consommation, il fallait les essuyer soigneusement, la moindre humidité étant capable de donner le choléra aux intéressantes bestioles. Chacun devait s'y mettre: assis sur les marches de l'escalier, du matin au soir, on essuyait des feuilles.
Mon père quitta la place. Il s'en alla inaugurer une ligne directe de chemin de fer, de Paris à Madrid.
Les vers ressemblaient maintenant à de petites saucisses, d'un blanc verdâtre. Ma mère les trouvait jolis, elle les prenait entre ses doigts et les baisait.
Quelques-uns commencèrent à se dresser à demi, en oscillant, et cela signifiait qu'ils désiraient accrocher des fils, pour suspendre leurs cocons; il fallut se procurer bien vite des fascines, de menues branches, et les disposer le mieux possible. Bavant des floches, couleur d'or ou d'argent, ils se mirent à filer, s'entortillèrent en un tissu, de plus en plus compact, et tous, bientôt, s'endormirent dans la soie, nous rendant la paix, enfin!
Madarasz faisait le portrait de Myrza, une petite chienne havanaise, que Giulia Grisi avait donnée à ma mère et dont Théophile Gautier a tracé un léger croquis, dans sa Ménagerie intime:
Elle est blanche comme la neige, surtout quand elle sort de son bain et n'a pas encore eu le temps de se rouler dans la poussière, manie que certains chiens partagent avec les oiseaux pulvérisateurs. C'est une bête d'une extrême douceur et qui n'a pas plus de fiel qu'une colombe. Rien de plus drôle que sa mine ébouriffée et son masque composé de deux yeux pareils à des petits clous de fauteuil et d'un petit nez qu'on prendrait pour une truffe du Piémont. Des mèches, frisées comme des peaux d'Astrakan, voltigent sur ce museau avec des hasards pittoresques, lui bouchant tantôt un œil, tantôt l'autre, ce qui lui donne la physionomie la plus hétéroclite du monde en la faisant loucher comme un caméléon.
Chez Myrza, la nature imite l'artificiel avec une telle perfection que la petite bête semble sortir de la devanture d'un marchand de joujoux. A la voir, avec son ruban bleu et son grelot d'argent, son poil régulièrement frisé, on dirait un chien de carton et, quand elle aboie, on cherche si elle n'a pas un soufflet sous les pattes.
Il faut avouer, d'ailleurs, que Myrza était assez stupide, et nous lui préférions Dash, l'affreux roquet, aussi spirituel que laid. Nous l'avions trouvé un matin dans la voiturette d'un vieux ramasseur de verre cassé, qui avait la triste mission de l'aller noyer, parce qu'il s'était brisé une patte de devant. L'indignation et l'attendrissement furent unanimes à la maison, et on n'hésita pas à sauver la vie au jeune chien, en l'adoptant. On ne parvint pas à raccommoder sa patte: elle resta flottante et trop courte, ce qui ne l'empêchait pas d'être gai et leste, excepté quand on prétendait lui enseigner quelques tours. Il faisait alors le pauvre chien boiteux, incapable de se traîner, et lançait des regards de reproches qui semblaient dire: «Vous n'êtes vraiment pas raisonnables!...» Seulement, quand on s'était rendu à ses raisons, il se remettait à sauter et à courir sur ses trois pattes.
Dash avait l'intelligence très vive. Mon père lui trouvait «une physionomie grimacière étincelante d'esprit», et nous étions persuadés qu'il comprenait tous les mots de la langue. On s'amusait à lui dire des choses flatteuses, qu'il écoutait avec complaisance, puis, sans quitter l'intonation caressante, des injures et des gronderies: aussitôt son nez se fronçait, il montrait les dents en faisant les plus drôles de mines. Il n'y avait pas moyen de le tromper: au moindre mot désagréable, les protestations commençaient. Il s'essayait aussi à parler et faisait même de longs discours, dans une langue inconnue, mais étonnamment expressive.
C'était surtout quand mon frère venait à Neuilly que l'éloquence de Dash atteignait son apogée. A n'en pas douter, il racontait, au nouveau venu, ce qui s'était passé à la maison, depuis sa dernière visite: Toto s'intéressait, posait des questions, mettait en doute la vérité des narrations. Dash affirmait, se récriait, nous donnant le spectacle d'une scène impayable.
Mais, malgré tout son esprit, Dash n'était pas beau et ne tentait pas le pinceau des artistes; ils lui préféraient la mine fanfreluchée de la niaise Myrza.
Donc Madarasz faisait le portrait du bichon de la Havane, qui posait très bien, étant de nature peu remuante et ne différant guère d'un chien empaillé.
Nos après-midi, assez maussades, quand le père était absent, s'égayaient de la présence du jeune hongrois, dont le caractère était extrêmement agréable. Malgré l'élégance originale de son costume et sa figure charmante, on ne pouvait surprendre en lui aucune trace de fatuité. Il se plaisait, au contraire, à se déprécier lui-même, nous disant qu'il avait eu le nez cassé, l'œil crevé, les dents ébréchées, et c'était vrai: son nez déviait légèrement, un point rouge trouait la cornée d'un de ses yeux, et il avait une dent plus courte que les autres; mais il fallait être prévenu pour apercevoir ces légères tares, qui n'altéraient en rien l'harmonie du visage. Madarasz rappelait aussi les mésaventures, causées par son extrême timidité, une entrée fâcheuse dans un salon, devant un aréopage de jeunes filles, où il s'étalait par terre, le pied pris dans un rideau, entraînant un guéridon chargé de tasses. Il s'efforçait de triompher de cette honte de soi, qui rend si gauche, mais n'y parvenait guère. J'avais imaginé, moi, un moyen de vaincre la timidité, ou du moins de la dissimuler, dont je révélai la malice au jeune peintre: c'était d'embarrasser les autres.... Pour cela il suffisait de paraître, par un jeu de physionomie discret, remarquer dans la toilette d'une des personnes affrontées, quelque incorrection grave: regarder avec insistance les chaussures, par exemple, rien ne déconcertait plus sûrement la victime. Cette méchante ruse avait aussi l'avantage de vous distraire de votre propre gêne, et par cela même de la supprimer.
Madarasz nous avait promis, aussitôt le portrait de Myrza terminé, d'illustrer les vitres de notre chambre par un procédé qui produisait de très jolis effets. Un fort beau vitrail, ayant servi de modèle à celui commandé par le Sultan pour un de ses kiosques d'été, offert ensuite à mon père par les artistes qui l'avaient peint, ornait notre salon depuis quelque temps: il était placé au-dessus de la cheminée, couvrant la glace sans tain qui donnait sur la cour. Le dessin figurait un léger portique; deux colonnettes, rouges et jaunes, portaient l'arceau découpé et, au centre, dans un disque pourpre, transparaissait, couleur d'or, le nom de Théophile Gautier, écrit en caractères turcs.
Les métamorphoses de la lumière à travers ces teintes de pierreries communiquaient au salon un aspect mystérieux, un recueillement, une somptuosité, qui nous charmaient; nous aurions voulu quelque chose d'analogue, et voilà que Madarasz, précisément, pouvait réaliser une adroite imitation de vitraux!
La fenêtre de notre chambrette était juste au-dessus de la glace sans tain du salon, tout près de l'angle formé par la maison et le grand mur tapissé de lierre; des branches s'étaient allongées, tapissaient le coin de la maison et encadraient notre fenêtre: c'était pittoresque et romantique, mais cela nous prenait du jour. Quand les nuances du prisme eurent fleuri les vitres, on n'y voyait plus clair du tout. Cela importait peu, puisque c'était beau, et qu'en passant le seuil on croyait entrer dans une chapelle. J'avais appris, en regardant faire le jeune peintre, en l'aidant un peu, la façon d'exécuter cette ornementation et j'ai gardé longtemps la manie—je l'ai même encore—d'enjoliver ainsi mes croisées.
Madarasz n'était pas le seul hongrois qui fréquentait à Neuilly. Théophile Gautier avait fait en Russie la connaissance du peintre Zichy. Souvent, de passage à Paris, Zichy nous rendait visite. Il avait même prié mon père de donner l'hospitalité à quelques-unes de ses aquarelles, au sortir d'une exposition; elles décorèrent notre salle à manger où nos tableaux s'étaient serrés pour leur faire place: trois grandes natures mortes—des bêtes saignant sur la neige—et deux tableaux de genre. Mon père avait présenté ces œuvres au public avant de les accueillir chez lui, où il les eut pendant plusieurs années sous les yeux:
Tout récemment, l'exposition du boulevard Italien s'est enrichie de plusieurs aquarelles de Zichy, un peintre hongrois, dont la réputation s'est faite à Saint-Pétersbourg, et qui ne se trouve nullement dépaysé à Paris entre tous ces purs échantillons de l'art français. Zichy possède un talent souple et varié qui ne s'enferme pas dans une spécialité étroite. A voir son Renard, son Loup et son Lynx, on pourrait le prendre pour un animalier de profession, tant sa connaissance des bêtes est approfondie. Il est difficile de mettre plus de finesse dans une tête de renard. Tout mort qu'il est et couché sur la neige, le spirituel animal semble encore méditer une ruse suprême. Un rictus plein de rage fait grimacer la tête du lynx. Quant au loup, son museau stoïque exprime l'endurcissement des vieux scélérats, il a perdu la partie et la paye avec sa peau. Ces trois natures mortes sont traitées avec une science, une largeur et une liberté des plus remarquables.
La Fin du souper est une composition pleine d'esprit et de mouvement. Des fats surannés lutinent des courtisanes, inter pocula, sous des costumes du XVIe siècle, et se font railler par elles. Cette aquarelle, d'un coloris un peu anglais et d'un fini précieux, forme le contraste le plus frappant avec les Profanateurs de tombes, une sépia sinistre où des voleurs arrachent l'anneau nuptial du doigt d'une jeune morte dont ils viennent d'ouvrir le cercueil. Ce groupe monstrueux, accroupi parmi la terre remuée autour de la fosse béante, éclairé par une lueur de lanterne sourde, au milieu de ce cimetière hérissé de monuments fantasmatiques, ne serait pas indigne de Delacroix, et pourtant Zichy n'a jamais vu un tableau de ce grand maître.
A Pétersbourg, Zichy était un des fondateurs de la curieuse société des Vendrediens, dont mon père avait fait partie durant son séjour en Russie. Cette société se réunissait tous les vendredis: chaque sociétaire recevait à son tour ses autres collègues. Du papier, des couleurs, des crayons et des pinceaux étaient préparés, et, tout le monde se mettant au travail, on improvisait, chacun selon sa fantaisie, un dessin, une sépia ou une aquarelle. Tout en crayonnant et en peignant, on mangeait et l'on buvait ce que l'amphitryon était en mesure d'offrir: des truffes et du Champagne, si l'on était chez un prince; des pommes de terre et de la «piquette de Saint-Pétersbourg»,—comme disait mon père,—si l'on se trouvait chez quelque jeune artiste. A la fin de la soirée, toutes les œuvres étaient réunies, et vendues, le lendemain même, à quelque marchand, qui les payait fort bien. On formait ainsi, en l'accroissant chaque vendredi, un capital dont l'emploi était réservé à aider les Vendrediens, dans les quelques moments difficiles auxquels chaque artiste est exposé par profession. A part le comité de la société, à qui tous pouvoirs étaient donnés, personne ne savait le chiffre de la somme remise, et moins encore le nom de la personne qui la recevait.
Théophile Gautier s'efforça de fonder à Paris une société analogue à celle-là. Sa proposition avait été accueillie par les artistes avec enthousiasme, et cependant le projet n'aboutit pas.
Un autre hongrois, un virtuose du violon, Remenyi, qui faisait une tournée triomphale, fut aussi, pendant quelque temps, un assidu des jeudis. Mon père l'appréciait beaucoup, et Remenyi se prodiguait pour lui, nous donnait de superbes concerts, auxquels tous nos amis étaient heureux d'assister. Une fois même, Berlioz, curieux d'entendre l'artiste hongrois, fut des nôtres; Remenyi se surpassa et Théophile Gautier a fixé le souvenir de cette intéressante soirée:
L'autre soir, dans la libre intimité d'une réunion amicale, nous avons entendu le violoniste hongrois Remenyi. C'est un homme d'aspect tranquille et débonnaire, au grand front luisant, aux yeux bleus pleins de douceur, vêtu de la redingote à soutaches, et chaussé, par-dessus le pantalon, de bottes nationales. Comme Liszt il a son Hermann, son Puzzi, l'élève de prédilection qui l'accompagne, une sorte de page aux cheveux blonds, dont le type rappelle les dessins de Valerio. Dans le repos de la causerie à laquelle il participait avec une originalité spirituelle, Remenyi a joué une Polonaise de Chopin, et les Rhapsodies hongroises de Liszt d'une façon vraiment merveilleuse. Sous son archet, ces mélodies bizarres et charmantes prenaient un accent profond, intime, pénétrant, exotique pour nous, national pour lui, d'un effet irrésistible. En les écoutant, on songe aux bohémiens, sur la bruyère de Lenau, si libres, si insouciants, si fantasques, qui rendent, de leur violon, ces airs vagues comme des chants d'oiseaux qui donnent la nostalgie de la vie errante. Rien de plus étrange, de plus capricieux, de plus romantique, et de plus délicieusement fou. Il y a des motifs d'une suavité, d'une fraîcheur et d'une tendresse adorables, qui semblent les chants de nourrice du monde enfant, et qui se bercent comme dans un hamac; d'autres qui fuient brusquement comme des chevreuils à travers la forêt des trilles, des arpèges et des appoggiatures, et qu'on voit reparaître par places dans les interstices des broderies musicales.
Remenyi possède une irréprochable justesse de son; les notes les plus hasardées dans les mouvements les plus rapides, lorsque l'archet échevelé bondit sur les cordes comme en délire, sortent toujours nettes et pures, et cette musique si difficile est jouée par lui avec une aisance magistrale.
Certes, la Polonaise de Chopin, les Rhapsodies hongroises de Liszt auraient dû nous contenter; mais nous nourrissions un secret désir, celui d'entendre la Marche de Rakoczy, que Remenyi nous avait jouée déjà, et, au risque d'être indiscret, nous lui demandâmes de nous la dire encore.
Remenyi, après s'être excusé d'exécuter sur quatre maigres cordes cet air si magnifiquement orchestré par Berlioz,—présent à la soirée,—prit son violon et commença par une espèce de prélude plein de rumeurs sourdes, de frémissements indistincts, de lamentations vagues, de bruits d'orage, de résonnances d'armures, de galops de cavaliers, de froissements de sabres, de tintements d'éperons, de roulements de chariots, et de tous ces grondements lointains précurseurs de la révolte. A travers ce tumulte menaçant, quelques notes persistantes font pressentir le thème de la marche, et semblent chercher à prendre la tête de cette tempétueuse harmonie; puis la marche elle-même éclate avec sa mélodie entraînante, son rhythme irrésistible, son ardeur héroïquement rebelle. Le motif galope, brandit le sabre, talonne les flancs de sa monture, se précipite sur l'ennemi en poussant des cris sauvages; ensuite il tourne bride, comme pour reprendre du champ, il s'éloigne, l'on entend les fers de son cheval résonner plus faiblement sur le sol de la plaine; et quand il revient, c'est avec une impétuosité, une furie, une ivresse, un délire de bravoure à exalter les natures les plus froides. Qui pourrait écouter sans être ému ce chant terrible, d'une farouche indépendance et d'un patriotisme indompté, dont la mémoire populaire a conservé le thème? Quand il le joue, Remenyi, si placide pourtant, si ennemi de toutes singeries artistiques, entre dans un état d'exaltation étrange; son front fume, ses yeux rayonnent, il agite l'archet avec fureur, et entraîné par son propre jeu, il suit à travers la chambre, déplaçant avec lui son auditoire, la Marche de Rakoczy le rebelle.
Ce jeune «page aux cheveux blonds», qui accompagnait Remenyi et semblait une fille déguisée, était vite devenu notre camarade. Il avait à peine dix-huit ans, et, malgré son talent déjà mûr, qui dénonçait de longues et sérieuses études, il était resté très gamin. Dès qu'il le pouvait, il nous attirait, ma sœur et moi, hors du salon, pour nous divertir un peu et gambader sans contrainte. Il savait des jeux très drôles, qu'il nous enseignait. Il y en avait un assez sauvage pour lequel il était besoin d'un kilo de farine. On la versait par terre, sur une serviette, et on en formait un petit tas, une sorte de petite montagne, au sommet de laquelle on enfonçait à demi une bague: il fallait alors s'agenouiller, et les mains attachées derrière le dos, s'efforcer de saisir la bague avec les dents. Cela n'était pas facile; le plus souvent on piquait du nez dans la poudre molle et, au milieu des rires, on se relevait, très comique, la figure tout enfarinée: là résidait, naturellement, le principal charme du jeu.
A cette époque étaient souvent réunis, aux dîners du jeudi, ces personnages de pays si divers, dont Edmond de Goncourt a parlé, et à propos de qui Théophile Gautier disait: «En compagnie de mes convives, on pourrait faire le tour du monde sans interprète.» Il y avait un chinois, des persans, des hongrois, le prince lithuanien Léon Radziwill, le colonel russe Froloff, des italiens, des allemands, et tous parlant plusieurs langues.
Quelquefois mon père amenait de Paris, un hôte, inconnu de nous, et cela troublait un peu l'intimité établie entre les habitués, assez hostiles, en général, aux nouveaux venus.
Un jour, il nous prévint qu'il avait invité à dîner M. B..., que nous avions rencontré au Moniteur Universel, où il était employé; l'incident qui marqua cette unique visite la rendit inoubliable.
Ce M. B..., homme fort aimable d'ailleurs, avait une haute idée de lui-même et se complaisait dans l'admiration de ses faits et gestes. Tout ce qui entrait dans son rayonnement, était mieux, plus beau, meilleur, que le commun des choses. Il avait une façon de dire: «J'ai mis MON vin dans MES bouteilles», qui annonçait l'énorme différence qui séparait cette boisson incomparable des liquides quelconques dont s'abreuvaient les autres mortels. «SON» café, surtout, l'exaltait: de toute évidence, il était unique, et M. B... seul avait eu l'heur de boire du café véritable. Il en parlait toujours à Théophile Gautier, quand ils se trouvaient ensemble au journal, lui en rebattait les oreilles. Pas plus que le roi Candaule, qui ne pouvait garder pour lui seul la connaissance de son trésor, il voulait être envié, entendre proclamer par un autre la supériorité de son bien, et il témoignait sans cesse le désir de faire goûter à son illustre collègue l'incomparable nectar. Il eût été simple, pour cela, de lui offrir un petit paquet des grains précieux. Mais M. B... affirmait que, s'il n'était pas préparé par lui-même, dans SA propre cafetière, le café n'aurait pas tout son arôme. Mon père se décida donc à l'inviter à un dîner du jeudi, lui, son café et sa cafetière.
Les convives, avertis de l'événement qui devait illustrer la fin du repas, étaient curieux de la voir arriver, et alléchés par le régal promis. Au moment du dessert, on apporta avec solennité, la cafetière, le moulin,—car il fallait moudre au dernier moment,—l'eau bouillante, que l'on replaça sur un réchaud, et l'opération commença: lentement, goutte à goutte, se fit la mixture.
Enfin, M. B... versa SON café dans les tasses. Mon père but le premier, sous l'œil attentif de son hôte, qui guettait la première manifestation d'enthousiasme. Il n'avala qu'une petite gorgée, et reposa sa tasse, d'un air singulièrement méditatif. Mais Mme Ganneau, qui venait de goûter au breuvage, le rejeta brusquement avec un cri:
—Qu'est-ce que c'est que ça?...
—Ce café a, en effet, une saveur bizarre! dit mon père; mais, moi, j'ai été stoïque, j'ai avalé sans broncher.
Chacun trempait ses lèvres, prudemment, dans sa tasse, et l'éloignait aussitôt, avec des grimaces variées.
—Messeigneurs! nous sommes tous empoisonnés! s'écria Toto.
—Ça, pas café.... Monsieur Gautier boire: bien sûr, malade! disait Tin-Tun-Ling, inquiet.
M. B... souriait d'un air entendu.
—Vous vous êtes tous concertés pour me faire une farce! dit-il. Mais je ne suis pas votre dupe.
Et il but à son tour. Mais alors il changea de couleur, et la tasse trembla dans sa main.
—C'est abominable! C'est monstrueux! cria-t-il; la farce est vraiment poussée trop loin.
—Ce n'est pas une farce, personne ne se fût permis de vous la faire, dit Théophile Gautier, mais, selon toute apparence, un accident. Moi, qui ai le goût très fin et suis seul à avoir eu l'héroïsme d'avaler la drogue, je distingue, à travers ces saveurs amères, sucrées, salées, qui forment le plus horrifique mélange, celle si spéciale des asperges.... On nous en a servi tout à l'heure et je devine ce qui s'est passé: par suite d'une distraction coupable, mais que peut excuser le coup de feu du service, la bonne s'est trompée et vous a apporté l'eau, dans laquelle avaient cuit les asperges, et vous l'avez versée sur votre précieux moka....
C'était bien cela. On ne put s'empêcher de rire de cette malice du hasard; M. B... s'efforça de prendre aussi gaiement la mésaventure; mais il voulut sa revanche. On recommença l'opération et, cette fois, le café fut, à juste titre, proclamé exquis.
On n'oublia jamais cette soirée; on s'amusa longtemps au souvenir du café à l'eau d'asperges.
Ma mère dut partir brusquement pour Genève, appelée par une dépêche de sa sœur: la grand'mère Grisi, qui vivait auprès de Carlotta, était gravement malade.
Pendant cette absence, c'est moi qui fus chargée du gouvernement de la maison. Je sentais tout le poids d'une telle responsabilité, et je m'appliquai à remplir de mon mieux cette mission de confiance.
A notre grand chagrin, Marianne, la gentille alsacienne, depuis si longtemps à notre service, s'était mariée. Un peintre en bâtiments, beau brun, aux moustaches provocantes, qui, tout en badigeonnant les persiennes, chantait d'une voix traînarde et sentimentale des romances de Gounod, avait enflammé le cœur romanesque de la brave fille. Ce bellâtre, qui la guettait, depuis des mois, comme une proie, ne nous revenait pas du tout; mais il est inutile d'essayer de convaincre les gens épris.... Théophile Gautier fut témoin à la mairie et conduisit à l'autel, dans sa jolie robe blanche, celle qui, pendant plus de dix années, l'avait servi avec dévouement; Marianne rayonnait de bonheur, et un peu d'orgueil se mêlait à sa joie, car elle croyait épouser un artiste.
Hélas! le beau peintre, comme nous l'avions pressenti, n'était qu'un affreux chenapan, amoureux seulement de la petite dot, si patiemment amassée. Un mois après la noce, il traînait la malheureuse par les cheveux, la dépouillait de tout, et l'abandonnait, en lui déclarant qu'il était bigame!... Marianne, désolée et honteuse, s'enfuit en Alsace, pour accoucher.
Plusieurs cuisinières s'étaient succédé à la maison, depuis son départ. Une suissesse colossale, nommée Philomène, régnait sur les casseroles, quand je pris la direction du ménage. Elle était experte en son art, savait faire de la pâtisserie et des bombes glacées, tellement glacées même qu'elles ressemblaient à de petits icebergs et qu'il fallait les casser à coups de marteau.
Je pris mes nouvelles fonctions très au sérieux, m'y appliquant avec beaucoup d'attention, surveillant de près la cuisinière, et je réalisai, tout de suite, de sérieuses économies. J'avais la constance d'aller aux Halles avec Philomène, les jeudis matin, pour acheter, à meilleur compte et plus frais, le poisson, truite saumonée ou turbot. Je composais des menus variés, et mon père s'étonnait que l'on dépensât moins en mangeant mieux; il me reprochait seulement de donner un peu trop d'importance aux desserts, sans doute parce que j'aimais beaucoup les sucreries.
Après plusieurs semaines d'alternatives de mieux et de pire, dans l'état de la grand'mère, un télégramme nous apporta la nouvelle de sa mort. Il fallut prendre le deuil.
Pour la première fois, nous étions complètement libres dans le choix de nos toilettes, et nous en profitâmes pour les commander à notre goût et fort élégantes.
Nous nous trouvâmes si bien, de ce régime nouveau, qu'on ne put réussir, plus tard, à nous y faire renoncer. Nous n'acceptions aucun conseil, nous ne subissions aucune influence, n'écoutant que notre fantaisie, ou les décrets de la mode, pour la façon de nos costumes. Mon père, qui nous voyait transformées à notre avantage, nous donnait raison, et, comme il était souvent sur la route de Paris, nous le chargions de commissions délicates, qu'il acceptait volontiers pour nous faire plaisir. Il avait dû pourtant, tout d'abord, se violenter pour vaincre la timidité qui lui faisait appréhender d'entrer dans les magasins. Il y entrait maintenant, comparait, discutait et s'acquittait toujours le mieux du monde de la mission. Une certaine guirlande de volubilis roses, que nous voulions avoir pour garnir un chapeau, l'obligea à beaucoup de marches et de contremarches: il ne la trouvait nulle part à son goût et fut obligé de la faire faire exprès. Une fois, ce fut à propos d'une ceinture qu'il tomba dans des perplexités: nous la désirions assortie à une robe de soie couleur peau de biche; les deux pans devaient être terminés par une frange pareille à l'étoffe. Le fabricant demanda si la frange devait être «rapportée» ou tissée avec le ruban; mon père, pris au dépourvu, ne sut que répondre: nous n'avions rien spécifié à ce sujet.... Il hésita, réfléchit longtemps et crut apercevoir le moyen de se décider à coup sûr:
—De quelle façon est-ce le plus cher? demanda-t-il.
—Tissées avec l'étoffe.
—Alors c'est cela qu'il faut!
Et il se montrait tout fier d'avoir imaginé cette solution ingénieuse.
Il ne semblait pas se douter combien il était délicieux et touchant dans ce rôle maternel.
C'était une fête pour nous quand le grand Flaubert dînait à Neuilly. Il venait rarement le jeudi, car nous préférions l'avoir à nous seuls. Quelquefois Louis Bouilhet, son ami, son frère d'élection, l'accompagnait, et l'on invitait aussi Maxime du Camp et Ernest Feydeau. Cela formait, avec Théophile Gautier, comme un groupe à part, d'une camaraderie plus intime et trouvant le même attrait dans la conversation, «le grand, l'unique plaisir, d'un être spirituel», comme disait Baudelaire. Les entendre remuer des idées était une joie de choix. Ils semblaient jeter à pleines mains à travers le champ de la pensée des graines folles qui, ainsi que dans les magies indiennes germaient et fleurissaient sur l'heure. Rien de morose ni de pédantesque en ces causeries, étincelantes de verve et de gaieté, qui cinglaient parfois d'épigrammes aiguës la bêtise et la méchanceté humaine, mais avec plus de pitié que d'amertume.
Flaubert préparait déjà Bouvard et Pécuchet; il amassait des documents. Mais le titre de l'œuvre était autre, alors; il voulait l'appeler: Mémoires de Deux Cloportes.
Le désir de faire représenter une féerie satirique et philosophique le hantait et il nous en parlait souvent. En collaboration avec Bouilhet, il avait écrit le Château des Cœurs, grande féerie moderne qu'il ne parvint jamais à faire jouer sur un théâtre[1]. C'est là que l'on aurait vu, à travers les maisons transparentes d'une place de Paris, dans des logements identiques, des bourgeois, tous pareils, dînant en famille, à la même heure, et disant les mêmes lieux communs, avec les mêmes gestes, tous à la fois, et comme d'une seule voix. Flaubert croyait à un effet de comique sinistre.
Une autre pièce, dont il nous contait le scénario, n'a jamais, à ce qu'il semble, été écrite. Elle était intitulée: Le Phoque par Amour.
Dans une petite ville de Normandie, un jeune homme, pauvre, s'éprend follement de la fille d'un châtelain voisin, aussi belle que riche. Il tente de vains efforts pour s'approcher d'elle et lui faire, au moins, l'aveu de son amour, avant de se débarrasser d'une vie inutile, puisqu'elle est sans espoir.
Arrive l'époque de la foire de l'endroit. L'amoureux, toujours aux aguets, remarque que sa bien-aimée prend plaisir à visiter les baraques et vient souvent se promener à la fête; un éclair de génie traverse son cerveau: il séduit le propriétaire d'un phoque, et obtient de se mettre dans le baquet, à la place de l'animal. Ainsi caché, il attend, avec une persévérance et une patience admirables, le passage de la jeune châtelaine.
Elle s'avance enfin, sous l'auréole rose de son ombrelle, et s'arrête pour regarder le phoque. Alors, le jeune homme, au lieu du classique: «Papa! Maman!» d'une voix passionnée et tremblante, murmure:
—Mademoiselle, je vous aime!... Je n'ai pas d'espoir et je vais mourir.... Mais je voulais avoir le bonheur de vous dire pourquoi je meurs....
Très surprise d'abord, la belle héritière s'attendrit. Ce jeune homme, déguisé en phoque, a de beaux yeux et une voix touchante; il ne faut pas mourir, mais sortir du baquet, aller demander au châtelain la main de sa fille, l'obtenir, et être le plus heureux des hommes.
Le faux phoque bondit hors de l'eau, et, tout ruisselant, tombe aux pieds de la jeune fille. Huit jours après, les bans sont publiés.
A la nouvelle de cette rare fortune, pris d'un beau zèle, tous les jeunes gens de la ville se mettent dans des baquets et font le phoque, attendant l'occasion de s'écrier:
—Mademoiselle, je vous aime!
Mais il ne passe plus d'héritières....
Cette conclusion surtout amusait Flaubert. Avec quel bon rire, qui secouait drôlement sa vaste poitrine et faisait se voiler dans leurs longs cils ses beaux yeux bleus, il achevait son récit!
Louis Bouilhet, que l'on appelait toujours «monseigneur», était un homme doux et charmant, qui admirait passionnément son grand Flaubert, le conseillait, et le soutenait pendant la terrible gestation des œuvres. Il m'était très sympathique et causait beaucoup avec moi, parce qu'il s'intéressait spécialement à l'écriture chinoise. Il voulait savoir comment les caractères étaient composés, afin de les décomposer pour en donner le sens mystique. Par exemple: femme et fils, en se réunissant, forment un troisième signe signifiant—amour; Bouilhet disait: a l'amour fils de la femme». Cœur et porte ensemble veulent dire—tristesse; il traduisait: «le cœur captif».—Trois,—homme,—soleil, combinés ensemble, signifient—printemps:—c'était «trois hommes en marche vers la lumière». Je pense qu'il avait le désir de réunir en un petit recueil un certain nombre d'exemples pareils à ceux-ci.
Maxime du Camp, mon très affectueux parrain, contrastait avec ces deux beaux Normands, blonds, robustes, exubérants et sans façon: il était brun comme un Arabe, mince, sec, réservé et d'une correction élégante.
Ernest Feydeau semblait l'homme le plus heureux du monde. Ses succès littéraires lui donnaient une assurance et un joyeux orgueil, qui rayonnaient de sa personne, continuellement. Il avait coutume de dire, en parlant de lui-même: «l'auteur de Fanny», et il n'avait rien imaginé de plus beau à offrir à sa fiancée, lorsqu'il s'était remarié, qu'un émail, très finement peint sur le chaton d'une bague, qu'il montrait à tous ses amis, et représentant: «l'œil de Feydeau».
Il gardait cependant beaucoup de candeur et de naïveté, une tendance à tout croire, et à mal comprendre l'ironie et les paradoxes: c'est pourquoi le pince-sans-rire féroce, qu'était Baudelaire, l'horripilait si fort et le mettait hors de lui.
Oubliant l'œuvre de Balzac, il s'imaginait avoir inventé la psychologie, et il observait toujours, autour de lui, étudiait les âmes, à travers les corps.
Une fois, je m'étais jetée sur le canapé, le poing à la tempe, comme absorbée par une rêverie ténébreuse. Feydeau causait avec mon père, en face de moi. Il se mit à m'examiner et fit, à demi-voix, des réflexions que j'entendais très bien: «le naturel de l'attitude, si savante cependant ... la grâce qui s'ignore ... l'intensité de l'expression, produite sans doute par quelque pensée frivole, etc....» Lorsqu'à la fin je me relevai brusquement, comme éveillée par l'attention dont j'étais l'objet, il me dit:
—Jeune fille, souviens-toi que, sans le savoir, tu as légèrement posé devant Feydeau.
Je retins un sourire, et mon père échangea avec moi un imperceptible clignement d'yeux: nous pensions tous deux que c'était plutôt le contraire....
Quand approchait le printemps, l'époque des expositions, les peintres affluaient à la maison. Théophile Gautier était du jury de peinture, et les articles du grand critique faisaient, mieux que tous autres, les réputations: on connaissait sa bienveillance, pas si débonnaire cependant qu'on voulait le croire, et bien souvent aiguisée d'ironie, pour qui savait lire entre les lignes. Mais la brutalité lui répugnait, et tout effort sincère lui semblait digne d'égards.
Dans la conversation il apportait la même urbanité, et, si quelque hâbleur croyait pouvoir lui conter de folles histoires, il le laissait aller jusqu'au bout, se gardant bien de lui couper son effet; puis, d'un coup de griffe, léger mais sûr, il faisait crouler le château de cartes.
Un peintre, de grand talent, lui narrait, une fois, d'étonnantes aventures de voyages.—José-Maria de Heredia, un jeune et charmant poète que nous voyions pour la première fois, était à Neuilly, ce jour-là.—L'artiste racontait, entre autres, une excursion en Égypte, au cours de laquelle il avait dû soutenir un combat singulier avec un boa, qui avait failli le dévorer.
Théophile Gautier suivit le récit jusqu'à la fin, puis il dit à son ami, de sa voix la plus tranquille:
—Mon cher X..., écoute ceci pour ta gouverne! Quand tu raconteras ta petite histoire, dans les sociétés, remplace le boa par un crocodile: il n'y a pas de constrictors en Égypte....
Épris des arts plastiques comme il l'était, Théophile Gautier rédigeait ses Salons avec moins de répugnance que ses chroniques dramatiques. Parmi les tableaux et les marbres il pouvait encore choisir ses thèmes, et il s'ingéniait à transposer l'art des formes, en son style coloré et pittoresque. Il travaillait à la maison, ou quelquefois, pour aller plus vite, il écrivait ses articles, sur son carnet de notes, à l'Exposition même.
Moi aussi, j'écrivis un Salon: mon père m'avait beaucoup engagée à le faire, pour m'exercer, disait-il, à la critique, et il paraissait dans le journal l'Entracte. Ce compte rendu était extrêmement gauche et succinct, car je n'avais pas—et je n'eus jamais—l'esprit d'analyse, sachant très mal expliquer, le pourquoi de mes enthousiasmes et de mes haines, néanmoins très violentes et intransigeantes. Un passage de ces articles, si maladroits, eut cependant une gloire imprévue. Il se rapportait à un tableau d'Ernest Hébert:
A côté de la Perle noire est un tout petit cadre admiré de tous: c'est simplement un banc de pierre au fond d'une allée, dans un coin de parc solitaire (personne n'est assis sur ce banc). Mais des souvenirs doux et tristes semblent l'envelopper. Autrefois, de tendres promeneurs s'y sont reposés, se parlant bas et longuement ou bien, peut-être, silencieux et émus; alors les arbres complices ont caché, de leur verdure impénétrable, de frais baisers rapides et tremblants. Puis le vent d'hiver a soufflé; la ruine et la mort ont passé par là, et le parc est resté désert; le banc s'est recouvert d'un linceul de mousse, et les arbres, autour de lui, laissent traîner tristement à terre leurs branches dépouillées.
Pour m'encourager et me persuader que c'était très bien, Théophile Gautier reprit cet embryon d'idée; il en fit un chef-d'œuvre, le fameux poème, qu'il dédia au peintre lui-même:
LE BANC DE PIERRE
Au fond du parc, dans une ombre indécise,
Il est un banc solitaire et moussu,
Où l'on croit voir la Rêverie assise,
Triste et songeant à quelque amour déçu.
Le souvenir dans les arbres murmure,
Se racontant les bonheurs expiés;
Et, comme un pleur, de la grêle ramure
Une feuille tombe à vos pieds.
Ils venaient là, beau couple qui s'enlace,
Aux yeux jaloux tous deux se dérobant,
Et réveillaient, pour s'asseoir à sa place,
Le clair de lune endormi sur le banc
Ce qu'ils disaient, la maîtresse l'oublie;
Mais l'amoureux, cœur blessé, s'en souvient,
Et dans le bois, avec mélancolie,
Au rendez-vous, tout seul, revient.
Pour l'œil qui sait voir les larmes des choses,
Ce banc désert regrette le passé,
Les longs baisers, et le bouquet de roses,
Comme un signal à son angle placé.
Sur lui la branche à l'abandon retombe,
La mousse est jaune et la fleur sans parfum;
La pierre grise a l'aspect de la tombe
Qui recouvre l'amour défunt!...
Ces réunions d'artistes illustres, ou inconnus encore, qui formaient, à cette époque du Salon, une véritable cour autour de mon père, m'effarouchait assez, et, si elles n'étaient pas composées de quelques-uns de mes bons amis, tels que Puvis, Paul Baudry, Hébert et quelques autres, je fuyais, car je redoutais les peintres et les sculpteurs par-dessus tout. Cela, à cause de mon nez: mon père ne manquait jamais d'en faire admirer le style classique à ceux qui étaient capables de l'apprécier; il me poussait du doigt, par le menton, pour me mettre le visage dans la bonne pose, et rien ne m'humiliait et ne m'agaçait autant que cette cérémonie.
Je ne voulais pas le contrarier, mais, aux coups de sonnette, du haut de la fenêtre, j'examinais les nouveaux venus: dès que je devinais, en l'un d'eux, un peintre ou un sculpteur, non encore initié à mon profil, je me hâtais de disparaître, sous la penderie du cabinet de toilette, où je m'ennuyais, patiemment, de longues heures. L'instant venait où l'on me cherchait, où l'on m'appelait avec insistance, mais je ne répondais pas, et je sortais seulement de ma cachette quand la porte de la rue avait claqué derrière le visiteur.
[1] Cette féerie a été publiée depuis, par Émile Bergerat, dans la Vie moderne.
IX
—Votre mère n'est pas là?... Très bien!... allons ranger le salon.
C'est Dumas fils, qui vient d'entrer, par la porte de la cour, le chapeau en arrière, les mains dans ses poches, l'air très frondeur.
L'esthétique du salon a quelques défauts, qui nous taquinent beaucoup; nous avons chuchoté bien souvent à ce sujet avec Dumas, qui partage notre souci. Aujourd'hui, révolutionnaire, il médite un bouleversement.
Dans la compagnie de sa sœur Carlotta, qui est devenue très bourgeoise et occupe activement son inaction, ma mère a pris la manie du tricotage, du crochet, de la tapisserie: après de longs mois d'application, elle arrive à parachever des œuvres, dont elle est fière, et elle en orne le salon. Sans pitié pour la noble harmonie des toiles illustres pendues aux murs, d'innocentes tapisseries, aux couleurs crues et criardes, couvrent les tables, et par terre, plus horrible encore, voisinant avec un tapis d'Orient, s'étale un carré d'herbe, nuancée, en laine frisée, piqué de coquelicots et de marguerites, faites au crochet!...
C'est surtout cette verdure qui nous désole. Dumas n'hésite pas: il bondit vers elle, l'empoigne en regardant autour de lui dans quel coin il va l'enfouir.
—Une idée!... Soulevons la dame en bronze qui pleurniche, écrasons sous son poids ces délicieuses pâquerettes.... Maintenant, en amassant la mousse autour du socle, cela n'est plus qu'une vague draperie qui ne tire pas l'œil.
C'est parfait: nous battons des mains. Quelques meubles déplacés, et disposés de façon à couper les lignes, à rompre le déplaisant parallélisme, produisent un bon effet; mais les tapisseries, jetées çà et là, hurlent toujours, il n'y a aucun moyen d'en tirer parti.
—Soyons héroïques! s'écrie Dumas, supprimons-les!
Il les enlève et les roule:
—Je tiendrai tête à l'orage!... D'ailleurs, la maman est violente, mais pas méchante du tout.... Seulement, vous en avez tous peur, et c'est là le mal....
Nous nous sommes assis pour nous reposer en admirant notre œuvre. Rien ne détonne plus maintenant: le salon semble plus large et cependant plus intime; sous la lumière tamisée par le vitrail,—qui n'a qu'un tort, celui de projeter des lueurs rouges et vertes sur la Diane de Paul Baudry,—l'ensemble a certainement beaucoup gagné.
Pourvu que ses changements soient maintenus!...
Dumas nous raconte qu'il y a eu un incendie, chez lui, dans sa chambre, et qu'il a failli rôtir. Il est enchanté de cet événement, parce que la compagnie d'assurances lui refait une chambre toute neuve.
—En somme, il n'y a de brûlé qu'un rideau de mon lit et je demandais simplement qu'il fût remplacé; les agents de la Compagnie se sont récriés: l'ancien et le neuf n'iraient pas ensemble, la teinte ne serait pas la même, cela jurerait affreusement!... Bref, ils remplacent tout, la tenture, les portières, le couvre-pied, et c'est joliment malin de leur part, car vous voyez quelle réclame je leur fais!... Je parie que vous n'êtes pas assurés.
Nous n'en savons trop rien. Et quelle imprudence de ne pas l'être! Le père, bien souvent, s'endort sur son journal et enflamme le coin du papier à sa bougie.... Dernièrement, j'ai été réveillée, moi, en pleine nuit, par une odeur de roussi. Qu'est-ce que je vois du haut de l'escalier? Mon père, adossé au poêle, sur lequel il a posé sa lumière, et qui lit tranquillement; une colonne de fumée monte derrière lui. Je dégringole nu-pieds et me jette sur l'épais veston de velours, que j'arrache facilement, mais qui, complètement brûlé dans le dos, se partage en deux, une manche par-ci, l'autre par-là.
—Si vous étiez assurés, Théo aurait eu un veston neuf! s'écrie Dumas.
Puis il me demande si j'ai fini de lire Vauvenargues, dont il m'a donné une charmante édition reliée. Je crois bien que je l'ai lu! Je sais même par cœur nombre de ses pensées et je les cite, en les appliquant aux circonstances, avec beaucoup d'à-propos. Par exemple, si l'on me raille sur la véhémence de mes enthousiasmes, je réponds:
«C'est un grand signe de médiocrité que de louer tout modérément.»
Ou, quand je crois ne pas devoir obéir:
«Les conseils des vieillards sont comme le soleil d'hiver: ils éclairent sans réchauffer.»
—Est-elle mauvaise! dit Dumas en riant.
Et il nous fait de la morale, comme cela lui arrive quelquefois.
Dans les premiers temps de notre connaissance, il nous inspirait une certaine crainte: sa brusquerie, son esprit mordant nous intimidaient; les histoires qu'il rapportait nous paraissaient terribles; les mots cruels dont il avait cinglé ceux—et aussi celles—qui l'attaquaient étaient d'une suprême insolence. Un entre autres, nous avaient frappées. Une orgueilleuse personne lui ayant demandé, non sans dédain, où il avait étudié les femmes du monde:
«—Chez moi, madame,» avait-il répondu.
Mais, entre les piquants de sa malice, sa grande bonté s'était vite laissée voir, et nous étions devenus très amis.
La morale qu'il nous faisait était assez originale. Il cherchait à nous armer pour la vie, en nous détournant des «niaiseries sentimentales», comme il nous disait, des coups de tête absurdes, qui vous jettent dans des aventures, dont toute l'existence se ressent. Le malheur est qu'il est difficile de démêler, tout d'abord, quel rôle vous convient le mieux, sur le théâtre du monde, que l'on se trompe le plus souvent, qu'au lieu de prendre la route qui vous mènerait à tout, on s'engage dans le sentier qui vous conduit à rien. D'après lui, nous étions des créatures de luxe. En dépit d'une éducation décousue, et dans un milieu où l'on nous surveillait d'une façon intermittente et plutôt vague, nous avions su nous affiner toutes seules et, par une instinctive réaction contre la liberté trop large, garder une attitude réservée et fière, très louable. L'événement le plus à redouter pour nous, c'était un mariage médiocre—«une chaumière et un cœur»—qui nous dépayserait complètement et nous serait funeste. Nous menions, sans nous en douter peut-être, une vie de choix, inaccessible à de beaucoup plus riches: l'élite du monde fréquentait chez nous, nous étions de toutes les inaugurations, de toutes les fêtes de l'art; nous assistions aux premières représentations de tous les théâtres, dans les plus belles loges.... Et il nous faisait un tableau très noir de la vie étroite, du logis encombré, de la marmaille criarde et mal tenue, du terre à terre de tous les instants, où le miel de l'amour a vite fait de se changer en fiel. Mieux valait cent fois, d'après lui, si le parti idéal ne se rencontrait pas, rester seules et sans entraves, que de s'enlizer dans un bourbier.
—Tout ce que j'en dis, cependant, ajoutait-il, ne vous empêchera pas d'épouser quelque poète sans le sou, sur la foi de ses sonnets: la jeunesse méprise l'argent et ne veut pas croire qu'il est la seule puissance durable; l'expérience des autres n'a jamais convaincu personne. Je puis, avec Judith, citer Vauvenargues: «Les conseils des vieillards sont comme le soleil d'hiver: ils éclairent sans réchauffer».
Mais voilà que l'on a sonné, et Dash n'aboie pas. C'est maman! Nous aimons autant disparaître; nous grimpons quatre à quatre vers notre chambre, après un adieu hâtif à Dumas. Devant cette fuite, peu héroïque, il s'écrie, comme il le fait souvent, lorsqu'il arrive au milieu d'une discussion:
—Quelle famille!...
Les pétunias blancs semés dans les corbeilles
Semblent des papillons qui volent les abeilles....
C'est moi qui, en oscillant dans le hamac, improvise ce distique, par hasard, sans y avoir pensé le moins du monde.
Mon père, assis sur l'herbe, le dos appuyé contre un arbre, est enchanté de ces deux vers qui pourtant ne valent pas grand chose.
—L'image est juste et la rime riche, dit-il.
Et il profite de l'occasion pour me gronder de ce que je ne m'exerce pas à faire des vers.
—Je t'assure que je n'ai aucune disposition: dès que je m'efforce, pour t'obéir, mes idées s'éparpillent comme une volée de moineaux et il m'est impossible d'en retenir une seule. Je ne suis préoccupée que de la rime et de la mesure ... mais je n'ai rien à mesurer!... De plus l'hiatus ne me paraît pas si vilain, je serais tentée de trouver joli, et pas trop long, le fameux vers de Balzac:
O inca! O roi infortuné et malheureux!!!
D'ailleurs, depuis quelque temps, j'ai une prédilection pour une sorte de poésie, toute spéciale, et plus difficile que toute autre, à ce qu'il me semble. C'est Mohsin-Khan qui m'a donné ce goût nouveau, en me récitant des vers de Kheyam, d'Hafiz ou de Saadi.... C'est tout court, ces poèmes persans: un distique, un quatrain; mais c'est parfait et complet, comme une perle ou un diamant. Même à travers la prose et la gaucherie du mot à mot, on comprend ce que cela doit être.
—Nous ne sommes pas des pourceaux: tu peux semer tes perles devant nous.
—Je ne les ai pas toutes recueillies dans un écrin, en voici une pourtant:
Un jour, je vis, en rêve, Iblis. C'était un beau jeune homme au front pensif, au regard lumineux.
—Comment se peut-il, m'écriai-je, qu'on te représente horrible à voir, avec des cornes et une queue?...
Alors, Iblis eut un sourire doux et triste et me répondit:
—C'est parce que le pinceau est entre les mains de l'ennemi.
—C'est très beau, en effet, dit mon père, très profond, et cela forme un ensemble parfait auquel on ne saurait rien ajouter.
—Je préfère encore ce distique—de Saadi, comme le quatrain;—celui-ci, c'est un diamant:
Je suis près de toi et je ne peux arriver jusqu'à toi.
Ainsi, dans le désert, le chameau mourant de soif, dont toute la charge est de l'eau.
Mon père est enthousiasmé, l'image lui paraît admirable: il voudrait traduire ce distique en vers français, mais le vocable «chameau» lui semble difficile à employer.
Mohsin-Khan est poète aussi. Il imite avec succès, dans le quatrain suivant, Omer Kheyani, l'ivrogne sublime:
O vin limpide! O boisson lumineuse!
Je veux te boire tant et tant,
Que celui qui de loin m'apercevra s'écrie:
«Eh! d'où donc viens-tu, seigneur le Vin?...»
J'ai retenu encore ce distique tout récemment composé:
Sans cesse j'évoque l'image de ma bien-aimée absente,
Et toujours elle s'efface, comme un dessin tracé sur l'eau.
Maintenant, père, je vais te dire un secret! J'avais promis de le garder, mais je le viole sans remords, certaine que je suis de te faire plaisir.... Nono a écrit des vers, mais il ne veut pas qu'on le sache; il ignore même que j'ai son sonnet; c'est madame Ganneau qui le lui a chipé, pour me le donner.
—Cela ne m'étonnerait pas du tout que Nono ait du talent.... En tout cas je respecte cette pudeur, et, si ses vers sont par trop maladroits, je serai censé ne les avoir pas lus.
Je saute hors du hamac pour courir chercher le sonnet de Clermont-Ganneau dans la cachette où je le garde. Quand je reviens, mon père tend vers moi une main impatiente, avec cette curiosité intense qu'il a pour tout ce qui est écrit.
De très près, sans monocle, attentivement, il lit le sonnet que voici:
LUX
Quand passe, ventre à terre, un cheval indompté,
Dans son galop sans frein semblant avoir des ailes,
On voit souvent jaillir, parmi l'obscurité,
Sous son ongle de fer, des gerbes d'étincelles.
Et toi, pareillement, sombre fatalité,
Coursier qui n'as jamais connu ni mors ni selles,
Sous ton sabot d'acier foulant l'humanité,
Tu réduis, sans les voir, bien des cœurs en parcelles.
Mais de ces cœurs meurtris et broyés sous le choc
Jaillit une étincelle ainsi que sur le roc,
Etincelle éclatante au milieu des ténèbres!
O grands penseurs, frappés par le destin jaloux
Sur notre route obscure, ô martyrs! c'est donc vous
Qui seuls illuminez les profondeurs funèbres!
Je ne regrette pas ma trahison, car mon père trouve la pensée très belle et la facture du sonnet déjà habile; il est tout heureux de voir l'adolescent qu'il aime se révéler poète. Mais cela ne le surprend pas.
Le jeune Nono, félicité de toutes parts, ne m'en veut pas trop de l'avoir dénoncé, et Mme Ganneau a la joie d'entendre dire à Théophile Gautier:
—Je signerais ces vers-là sans hésiter!
Nos meilleures journées étaient celles que nous pouvions passer à la maison, seules avec le père, et elles semblaient lui plaire autant qu'à nous-mêmes. Nous les connaissions d'avance: elles revenaient toutes les quinzaines; la maman sortait, pour faire des visites, déjeuner et dîner chez des amies.
Il était entendu, qu'alors il n'y avait plus d'autorité, qu'on ne grondait pas, qu'il nous était permis de faire ce que nous voulions, de dire toutes les folies qui nous passaient par la tête. Nous n'abusions pas trop de la licence et, en général, nous étions très sages. Par les temps maussades, nous restions dans la chambre du père; tous assis par terre, sur le tapis, étayés de coussins, nous bavardions sans relâche.
Parfois, avec une verve comique, qui nous donnait le fou rire, Théophile Gautier s'amusait à parodier quelque chef-d'œuvre, lui qui prétendait ne rien comprendre aux parodies et qui détestait par-dessus tout la caricature. Mais il voulait prouver que, pour faire un pastiche ou une charge, pour exagérer d'une façon juste la manière ou les traits, dans le sens ridicule, il fallait parfaitement comprendre et avoir beaucoup de talent. D'après lui, jamais les partisans du classique et du poncif n'étaient parvenus à parodier Victor Hugo: les tons rutilants manquaient sur leurs palettes, et, malgré eux, leurs grises platitudes se moquaient plutôt de ce qu'ils voulaient défendre.
Une fois, il nous résuma, en un discours d'une gaieté étincelante, l'œuvre de Paul de Kock!—pour nous épargner, disait-il, la peine de la lire dans un style grossier et bourgeois.—Certes, personne n'a connu un Paul de Kock d'une telle drôlerie et aussi bon écrivain! Quel dommage qu'un phonographe n'ait pas conservé cette étonnante improvisation et que la mémoire du romancier, jadis si cher aux foules, soit privée de l'honneur imprévu d'un tel commentaire!
Cet adorable enjouement était un des plus grands charmes de Théophile Gautier, si chargé de soucis pourtant, si opprimé par la vie. Il lui arrivait bien de se plaindre, et ses lamentations étaient véhémentes, mais rares.
—Je suis jovial et bas bouffon, disait-il parfois, et, comme le grand Rabelais, je trouve que le rire est le propre de l'homme.
De loin en loin, nous entreprenions quelque grand travail, rangement de la bibliothèque ou classement de gravures; nous étions bien vite lassées. Nous remettions tout en tas, et nous entraînions le père au salon pour l'instruire dans la connaissance de la grande musique. Il lui fallait s'asseoir près du piano et écouter la symphonie héroïque, ou la symphonie en la. Il allumait un cigare et se soumettait docilement. Si nous croyions surprendre chez lui le moindre signe de distraction ou un commencement de somnolence, nous changions immédiatement de thème, nous jouions J'ai du bon tabac ou Malbrough s'en va-t-en guerre, mais il n'était jamais pris et protestait tout de suite.
Quand il faisait beau, nous allions, l'après-midi, faire une promenade, presque toujours au Jardin d'acclimatation, dont une des entrées était tout près de chez nous. Munis d'énormes miches de pain, nous visitions nos amis les hémiones, les zébus, les lamas, qui crachent au nez de ceux qui leur déplaisent, les grues couronnées du Sénégal, l'agami, qui fait si drôlement la police des poulaillers, et surtout les kanguroos, si amusants par leur saut ridicule et le fauteuil pliant que forment leurs pattes de derrière.
Jamais nous ne manquions d'aller faire un tour à l'aquarium, auquel Théophile Gautier s'intéressait spécialement, pour voir s'il n'avait pas quelque nouvel hôte. L'apparition des hippocampes, ces délicieux petits chevaux ailés qui semblaient des Pégases en miniature, nous avait enthousiasmés.
Quand cet aquarium avait été inauguré, mon père avait écrit à ce propos un article qui lui avait valu ses entrées permanentes au Jardin,—à lui, à sa famille et à tous ceux qui se présentaient en sa compagnie.
Cet article n'a jamais été recueilli, pas plus que tant de pages remarquables: au moins de quoi faire vingt volumes compacts. J'ai eu grand plaisir à le retrouver et à le relire. On m'accordera que c'est un «reportage», ou même une «variété» scientifique, de qualité peu ordinaire:
La vie mystérieuse qui fourmille sous les eaux semblait devoir rester impénétrable pour l'homme: vie immense, profonde, inépuisable, multiple d'une étrangeté de formes, d'une bizarrerie d'habitudes, qui étonnent l'imagination la plus hardie. Sans doute la science possède la faune et la flore de ces abîmes comblés d'un fluide que nos poumons ne sauraient respirer, mais à l'état inerte, mort, empaillé: les poissons dans l'alcool, les coquilles sur des rayons, les végétaux entre les feuilles d'un herbier....
Dans le demi-jour vitreux et le silence éternel de l'abîme, car les tempêtes les plus violentes ne sont qu'un léger frisson sur l'épiderme de l'Océan, toute une prodigieuse création, qui va du coquillage microscopique, dont il faut trois millions pour remplir un pouce cube, jusqu'à la colossale monstruosité de la baleine, nage, rampe, sautille, s'accroche, s'incruste, s'enchevêtre, s'irradie, sécrète et prépare dans l'ombre les continents futurs, les Amériques de l'avenir, sous les plis de cet immense manteau glauque qui recouvre plus des deux tiers de notre globe.—Ce monde profond, dont l'atmosphère est un liquide d'une acre amertume, et qui n'aperçoit notre soleil que comme une irradiation diffuse, semble à tout jamais fermé à l'homme....
L'aquarium en trahit les mystères: grâce à lui on pourra étudier la vie intime de ces peuples humides; on connaîtra leurs mœurs, leurs habitudes, leurs sympathies et leurs antipathies, car ils habiteront, comme le sage le désirait, une maison aux murailles de verre incapable de garder un secret.
Après avoir franchi un vestibule fort simple, on se trouve, comme au Diorama, dans un large couloir à dessein baigné d'ombre. Le regard se tourne de lui-même vers une suite de tableaux éclairés par un jour de grotte d'azur et d'un effet magique. Rien de pareil ne s'est jamais offert à l'œil humain: c'est le monde tel que le voient les néréides, les sirènes, les ondines, les nixes et les poissons.—Dans la paroi du mur sont pratiquées quatorze cavités ou chambres, en forme de parallélogramme, séparées par des intervalles égaux. Le côté qui fait face au spectateur est fermé par une glace de Saint-Gobain d'une transparence extrême.
Les trois autres faces sont revêtues de plaques en ardoises d'Angers. Une eau douce ou salée, qu'épurent de puissants filtres, remplit ces bacs. Quatre bacs sont consacrés à la vie fluviale, et dix à la vie marine....
Un lit de sable couvre le fond de chaque vivier; des pierres, des fragments de roche que tapissent en partie des plantes aquatiques composent, réfléchis par la surface plane de l'eau comme une glace, des paysages et des cavernes de l'étrangeté la plus chimériquement pittoresque. L'eau en forme l'atmosphère, en dégrade les plans, en azure les lointains. Au bout de quelques minutes, l'illusion est complète. Le sentiment de la proportion se perd, on croit voir les vallées et les montagnes d'un pays inconnu ou plutôt d'une planète nouvelle.... Les pierres deviennent des pics énormes, la moindre anfractuosité de galet une grotte profonde; les cailloux du dernier plan se grossissent en sierras. Les filets de la vallisneria, les touffes de l'anacharis représentent des forêts noyées.—Quant aux poissons, pénétrés de lumière, ils sont d'une translucidité féerique. Ils montent et descendent, se déplacent par de légers mouvements de queue ou de nageoires et comme s'ils flottaient dans l'air le plus limpide; s'ils s'approchent de l'invisible barrière que leur oppose la glace, on dirait qu'ils vont sortir du cadre et s'élancer hors de leur élément....
Quand on arrive aux bacs d'eau de mer, on est saisi tout de suite d'une radicale différence d'aspect. La transparence de l'eau douce est celle du cristal; celle de l'eau de mer est la transparence du diamant: le milieu a complètement disparu, et, sans la crépitation de petites bulles que vient faire à la surface le stillicidium de renouvellement, on pourrait croire qu'il n'y a rien entre l'œil et la paroi opaque de la caisse. Les rochers qui hérissent ces bacs sont plus âpres, plus bizarres de formes, plus fauves de couleur que ceux dont sont formés les paysages d'eau douce. Des fleurs d'une apparence et d'une coloration fantastique adhèrent à leurs flancs.—Ces fleurs sont des polypes, des actinies, êtres singuliers qu'on appelle aussi anémones de mer, à cause de leur ressemblance avec cette fleur; ces anémones se composent d'une sorte de tige ou pied charnu extrêmement contractile, s'épanouissant au lobe supérieur en une couronne de tentacules très délicats qui retombent comme des pétales et dont la bouche de l'animal forme le centre ou cœur.
Ces actinies se déplacent en se laissant rouler par les vagues; l'été, elles se rapprochent des côtes; l'hiver, elles se réfugient aux profondeurs, où les variations de température sont moins sensibles.—Quel prodige! une fleur qui marche et qui mange! Car ces tentacules, pareils à une chevelure soyeuse, saisissent en se contractant les animalcules dont l'actinie fait sa nourriture. Si nous vous disions que ces bacs contiennent en outre l'actinia dianthus, la tealia crassicornus, la bunodes gemmacea, nous ne vous apprendrions peut-être pas grand'chose, et ces noms passablement rébarbatifs n'éveilleraient aucune idée dans votre imagination, à moins que vous ne soyez naturaliste. Mais figurez-vous, sur de mignons pédoncules, des panaches de pistils, des boules aériennes semblables aux têtes de pissenlit et qu'on croirait pouvoir souffler; des couronnes, des étoiles d'une pulpe transparente colorée comme les moires du burgau; tout un bouquet à cueillir pour la fête d'une Océanide. Seulement, pensez que ces fleurs marines sont des animaux, quoiqu'on ait bien de la peine à concilier l'idée de la vie avec ces formes végétales.
Cette étoile d'or et d'écarlate, c'est la balanophyllia regia,—quel nom terrible!—dont les tissus internes sécrètent une matière calcaire qui devient le corail. Ainsi cette charmante ramification d'un rouge si sanguin et si vivant, dont les tons comme ceux de la perle s'associent toujours si bien à l'épiderme satiné de la femme, n'est que l'armature intérieure d'un polype.
Le pagurus Bernardus, vulgairement connu sous le nom de Bernard l'Ermite, réunit toujours devant sa glace un groupe de spectateurs. Ses allures sont assez comiques, si un tel mot peut s'accorder avec l'imperturbable sérieux de la nature. Le Bernard l'Ermite est un crabe revêtu seulement d'une moitié d'armure; son corps, bien préservé à la partie antérieure par un test solide, reste sans défense à l'arrière. Connaissant le défaut de sa cuirasse, Bernard, qu'on appelle l'Ermite, et qui serait mieux nommé le Prudent, cherche une coquille vide, s'y introduit à reculons comme on fait dans les gondoles vénitiennes, et l'emporte avec lui. Quand il grossit, il en avise une plus grande et s'y loge, toujours à mi-corps. Quel ingénieux moyen de suppléer l'absence de carapace de son arrière-train! Cette armure d'emprunt ne rassure guère d'ailleurs le pagurus Bernardus. Il va, il vient, toujours inquiet, agitant ses pinces et ses tentacules, faisant le mort à la plus légère alarme. Chose bizarre! le pagure a un parasite. La sagartia parasitica (espèce d'anémone) s'implante très souvent sur la coquille qu'il charrie, et se fait promener par lui comme en palanquin. Dans cette même case, la chevrette exécute ses évolutions rapides, et voltige, papillon de nacre, sur ces étranges fleurs de la mer. A travers son frêle corps d'argent translucide, on voit s'opérer la digestion et tout le travail de la vie.
Les serpules sont aussi très curieuses, avec leurs tubes allongés, garnis d'une frange de digitations très menues et de couleurs variées. Le murex arenaceus, ou des rochers, porte sur sa coquille tout un jardin de jolies plantes aquatiques, et la nassa reticulata tend son piège enfoncé dans le sable jusqu'à la pointe. Voici les crustacés, homards, langoustes: ceux-là, on les connaît pour les avoir étudiés en mayonnaise. Plus loin, le spinache quinze épines, mince, effilé, gracieux, se livre à des exercices de nage perpendiculaire. Au moment de la ponte, le spinache fait un nid à ses œufs avec les divers débris de végétaux qu'il trouve à sa portée. Ce soin est rare chez les poissons, en général peu soucieux de leur postérité. Dans le dernier bac frétillent des muges, des labres et autres menus poissons de mer. On ne peut pas exiger de baleine dans un aquarium, aujourd'hui du moins, car on y viendra. Du tableau de genre on passera au tableau d'histoire, car rien n'est impossible au génie de l'homme....
C'est au Jardin d'acclimatation que nous vîmes, une fois, un personnage extraordinaire, qui depuis longtemps habitait Paris et l'occupait de ses excentricités: le duc de Brunswick, si célèbre alors, qui, chassé de son duché par ses sujets, indignés de ses excès, avait, en fuyant, sauvé avec sa vie beaucoup de millions et de magnifiques pierreries. Mon père nous redisait d'étonnantes anecdotes sur les raffinements de coquetterie imaginés par ce seigneur: il était vieux et ravagé, mais voulait paraître jeune; il se coiffait de perruques, en soie, d'un noir bleu, et en avait une pour chaque jour du mois, afin de graduer la longueur des cheveux: il était censé les faire couper le trentième jour. Sous le postiche, on lui tordait la peau du crâne, le plus possible, et on serrait le tortillon avec un ruban: cela tendait les tissus flétris et faisait remonter les lignes du visage. Il se couvrait de bijoux ornés de pierres précieuses, diamants énormes, rubis, saphirs, surchargeait ses mains de bagues, mais on ne lui voyait jamais d'émeraudes. Une dame lui en fit un jour la remarque; alors il défit la ceinture de son pantalon et fit voir à la dame, assez choquée, de superbes émeraudes qui boutonnaient son caleçon: il n'employait jamais cette pierre qu'à cet usage.
C'était à l'occasion d'une Exposition de chiens, organisée au Jardin d'acclimatation, que le duc était venu: il exposait de superbes molosses blancs, aux yeux bleu clair, qui ne se nourrissaient que de viande crue. En plein air, dans des compartiments, aux parois de toile, élevés sur des planchers, les chiens, de toutes races, étaient installés. Le duc de Brunswick était grimpé sur cette sorte d'estrade et nous apparut au milieu de ses molosses, admirablement placé là pour être vu. Il nous fit l'effet de Barbe-Bleue, avec son fard, ses lèvres peintes, ses sourcils férocement noirs, qui—détail bizarre et bien fait pour leur enlever toute vraisemblance—se terminaient sur les tempes en accroche-cœur!...
Ma sœur et moi, nous le regardions, les yeux écarquillés et, je le crois bien, la bouche béante. Cela le flatta sans doute d'être remarqué par des jeunes filles, et il voulut faire un effet, montrer sa juvénile agilité; il s'élança de l'estrade, pour venir serrer la main à Théophile Gautier: sans le secours de son secrétaire, qui le rattrapa et le reçut dans ses bras, il s'effondrait lamentablement par terre.
Parmi les camarades de mon frère, qui étaient devenus nos amis, il y en avait deux, qui, retenus par leurs fonctions en province, ne pouvaient venir à Paris que très rarement. L'un, Emmanuel Ménessier-Nodier, était le petit-fils de Charles Nodier par sa mère, dont David d'Angers a, dans un de ses médaillons, reproduit les traits charmants, sous la haute et extraordinaire coiffure, qui fut à la mode de 1830 à 1835. L'autre s'appelait Géraldy et avait été surnommé Nadir; nous ne savions pas autre chose sur lui.
Ces amis, qui ne nous faisaient que de si rares et si brèves visites, n'étaient pas parmi les moins aimés, et on les accueillait toujours avec une joie très vive.
Emmanuel et Nadir arrivaient à l'improviste, dans l'après-midi, et, souvent, nous étions seules à la maison. Aussitôt entrés, l'un s'emparant de ma sœur, l'autre de moi, ils nous entraînaient dans un tourbillonnement de valse. Nous dansions ainsi sans musique, changeant parfois de cavalier, jusqu'à parfait essoufflement.
Alors nous nous laissions tomber sur des sièges et l'on se disait bonjour.
Ils attendaient le retour de Théophile Gautier, dînaient avec nous, prolongeaient le plus possible la soirée; puis, après un dernier tour de valse, ils s'en allaient, et pendant de longs mois on ne les revoyait plus.
Dans notre vestibule, au-dessus de la porte de la salle à manger, était accroché le «massacre» d'un taureau espagnol, tué dans une course par une épée fameuse.
La courbure élégante des deux cornes, lisses et effilées, élargissant la forme d'une lyre, faisait un bel effet, et rappelait la corrida émouvante à laquelle mon père et ma mère avaient assisté. Des cocardes vertes, terminées par un flot de rubans, de celles que les banderilleros piquent dans la chair des taureaux, complétaient le trophée; le vainqueur, un genou à terre devant la loge, les avait offertes, toutes sanglantes encore, à ma mère, peu sensible à cet hommage et toute bouleversée:—l'horrible spectacle lui valut une maladie nerveuse dont elle ne se remit qu'à grand'peine.
Théophile Gautier, lui, raffolait des courses de taureaux, ce que nous ne pouvions comprendre, étant donné son amour pour les bêtes. Il essayait de nous expliquer, comment la beauté du spectacle fascinait, au point qu'on prenait à peine garde à l'affreux éventrement des chevaux; mais nous n'étions pas convaincues et nous nous efforcions de le détourner de cette passion sanguinaire.
Ce n'était pas seulement, d'ailleurs, en mémoire d'un combat particulièrement dramatique qu'il gardait ainsi les dépouilles du taureau: à son idée, ces belles cornes, pendues chez lui, préservaient toute la maisonnée du mauvais œil, qu'il redoutait extrêmement et dont il avait décrit le funeste pouvoir dans son roman, Jettatura.
Il avait toutes les superstitions: il croyait au 13, au vendredi, au sel renversé.... Il se figurait l'homme, environné de forces inconnues, de courants, d'influences, bonnes ou mauvaises, qu'il fallait utiliser ou éviter; il pensait aussi, que des êtres, s'échappait un rayonnement, qui heurtait ou caressait le rayonnement d'autres êtres et qui était cause d'antipathie ou de sympathie. Quelques-uns avaient un rayonnement plus puissant, portant bonheur ou malheur. Longtemps Théophile Gautier serra ses pièces d'or dans une petite bourse rouge, faite d'un morceau de gilet de flanelle, qui venait d'une personne chanceuse et qui attirait l'argent.
Je crois bien qu'au fond de sa pensée il y avait autre chose qu'une instinctive superstition. Il était persuadé qu'il faut tenir compte des impressions, qui agissent sur le moral et, par contre-coup, dépriment ou exaltent la force de l'homme. Une présence hostile, dans une salle de spectacle, peut paralyser le jeu d'un acteur, tandis que les sympathies sont pour lui comme un tremplin. L'idée qu'un mauvais présage nous a frôlé, diminue l'énergie de la volonté, arrête son élan, de sorte qu'on sera plus aisément vaincu dans la lutte de la vie; mais la force augmente et l'on marche à la victoire si l'imagination est tranquillisée par l'illusion d'une influence favorable. La vertu d'un talisman n'est pas tout à fait vaine: elle réside dans la foi qu'elle inspire.
Pourtant mon père redoutait sérieusement le «mauvais œil», qu'il considérait comme une sorte de magnétisme malfaisant que projetaient hors d'eux-mêmes, sans le vouloir, ceux qui avaient ce don funeste.
Il existait, heureusement, des moyens de se garer, de rompre le mauvais regard: Théophile Gautier portait toujours parmi ses breloques une branche aiguë de corail, et il faisait tout de suite les cornes avec ses doigts si l'on prononçait devant lui certains noms. Le nom d'Offenbach, surtout, lui était insupportable, car il tenait le joyeux musicien pour le plus dangereux des jettatori. Une série de coïncidences malheureuses groupait autour de lui des apparences de preuves assez inquiétantes: ainsi, plusieurs des femmes qu'il fréquentait avaient péri par le feu. Emma Livry, brûlée vive sur la scène de l'Opéra en dansant un ballet d'Offenbach, le Papillon, était la plus récente victime, et sa mort avait vivement ému Paris. Pour rien au monde, mon père n'aurait assisté à une œuvre d'Offenbach: il donnait ses places à ceux qui voulaient bien se risquer, aux esprits forts, aux incrédules, et, pour le compte rendu, il se faisait suppléer.
Notre frère Toto s'efforçait souvent de combattre chez son père cette croyance au mauvais œil, il le raillait doucement; mais Théophile Gautier n'aimait pas que l'on touchât à ce sujet et n'entendait pas la plaisanterie.
Un jour qu'il marchait, avec son fils, rue Vivienne, le portrait d'Offenbach leur apparut à la vitrine d'un photographe. Aussitôt mon père conjura le mauvais présage en faisant les cornes avec ses doigts. Toto, profitant de la circonstance, revint à la charge, discuta sur le sujet brûlant, mais sans succès.
—Tais-toi, disait le père; tu sais bien que ce genre de conversation m'est désagréable.
Toto ne voulait pas céder:
—J'ai été voir la Belle Hélène, disait-il, et le lustre du théâtre ne m'est pas tombé sur la tête.... Et, tu le vois, en ce moment même, je parle d'Offenbach, et il ne m'arrive rien.
Ils tournaient, à cet instant, le coin de la rue et Toto marchait devant.
Alors, en plein boulevard, lui appliquant au bas des reins un paternel coup de pied, moitié fâché, moitié riant, Théophile Gautier lui dit:
—Tu vois bien qu'il t'arrive quelque chose!...
X
De temps à autre, il nous venait des cousins d'Italie, neveux de ma mère, inconnus d'elle, autant que de nous. Quelque détresse, les chassait de leur pays et ils voulaient chercher fortune à Paris, en sollicitant l'appui de Théophile Gautier, qui les recevait très cordialement.
Le premier qui parut à Neuilly s'appelait Agostino Grisi. Il venait de faire son service militaire et portait encore l'uniforme de bersagliere. Son père, frère aîné de ma mère, était mort et le laissait sans ressources.
Il passa plusieurs mois chez nous, tandis qu'on tâchait de lui trouver une position sociale. C'était un garçon doux et nonchalant; il ne parlait pas le français, amicalement nous appelait «bagasses», et sifflait des airs tyroliens pour nous faire danser.
Carlotta lui procura une place dans une maison de commerce. Il partit pour Genève, puis, plus tard, pour l'Amérique, d'où il revint, plusieurs fois, florissant et très engraissé. Après un dernier voyage, on ne le revit pas et il ne donna plus de ses nouvelles....
Antonino Capece Minutolo, dei Duchi di San Valentino, était le fils d'une sœur aînée de ma mère, qui avait épousé un seigneur assez farouche, extrêmement jaloux, et qui dormait en gardant auprès de lui un revolver. Précepteur de François II, ce gentilhomme occupa longtemps une très haute situation à la cour de Naples, mais le trône l'entraîna dans sa chute, et, quand il mourut, son mince patrimoine s'émietta, entre la veuve et les douze enfants qu'il laissait.
Antonin, officier dans l'armée de Naples, voulant rester fidèle au roi déchu, refusa fièrement la proposition que lui fit faire Victor-Emmanuel de garder le même grade dans l'armée d'Italie,
Ce beau geste eut naturellement sa punition: en Italie, toutes les carrières se fermèrent devant le partisan d'un prince exilé, et il ne trouva aucun moyen de gagner sa vie. Il vint à Paris pour tenter la chance; les démarches entreprises n'eurent aucun résultat, à ce premier voyage; mais plus tard, après la guerre de 1870, Antonin fut plus heureux: il obtint une situation avantageuse dans une Compagnie d'assurances.
Notre cousin était de taille moyenne, mince, distingué, avec une petite tête d'oiseau; il gardait un peu de raideur militaire. Plein de préjugés de caste, de sentiments chevaleresques, il savait se montrer cependant aimable et affectueux, quand la préoccupation de sauvegarder sa dignité ne dominait pas en lui. Il se pliait le mieux qu'il pouvait à sa vie nouvelle, ponctuel à son bureau, appliqué à son travail; mais sa susceptibilité chatouilleuse endurait difficilement la moindre observation: malgré ses efforts, la patience lui échappait souvent.
Après quelques mois, il fut brusquement révoqué par le directeur de la Compagnie d'assurances. Que s'était-il passé?... Nous étions désolés. Jamais il ne serait possible de retrouver une aussi bonne position, mais le descendant des San Valentino ne regrettait rien et paraissait très fier de lui.
—Vous comprenez qu'un gentilhomme comme moi ne peut pas supporter un manque d'égards, disait-il; ces gens-là n'avaient aucune idée des convenances, et je leur ai appris à vivre....
«Ces gens-là», c'étaient ses chefs, et le procédé, simple et définitif, de M. le duc pour leur enseigner les belles manières, consistait à leur envoyer les registres par la figure.
Après de longues démarches, on entrevit la possibilité de le voir entrer au Crédit Lyonnais. Il nous fit de solennelles promesses, donna sa parole de gentilhomme qu'il supporterait tout, et que le noble San Valentino ne se formaliserait plus des avanies faites à M. Antonin. Serment vite oublié: à peine installé depuis quinze jours, le nouvel employé se voyait contraint d'apprendre à vivre à ses nouveaux patrons et, encore une fois, les registres volaient en l'air.
Georges Charpentier avait fondé la Vie Moderne, une revue d'art illustrée, dont Émile Bergerat était directeur; ils offrirent un poste de confiance à l'ombrageux cousin, ils le nommèrent caissier.
Tout d'abord, M. Antonin se fit aménager, dans son bureau, une sorte de forteresse, un compartiment grillagé, ne communiquant avec l'extérieur que par un étroit guichet; il était là-dedans inexpugnable et inaccessible, même aux clients, qu'il recevait d'un air rogue, daignant à peine parlementer, par la chatière, avec l'intrus qui désirait être renseigné: à son avis, les questions n'étaient jamais posées avec une courtoisie suffisante.
—Monsieur, je vous prie d'être poli! disait-il.
—Est-ce qu'il faut mettre des mitaines pour demander le prix d'un abonnement?
—Monsieur, je suis gentilhomme: je ne puis tolérer vos insolences; vous m'avez manqué de respect!
L'autre ripostait. Le dialogue s'envenimait, se haussait de ton: le noble caissier y coupait court en fermant brusquement son guichet.... Mais le client ne s'abonnait pas et s'en allait en faisant claquer la porte.
Tout le personnel du journal était vaguement terrorisé. Charpentier lui-même, si doux de caractère, presque timide, ne manquait jamais de demander en arrivant:
—Est-ce que monsieur le duc est de bonne humeur?
Et il n'approchait qu'avec précaution des grilles, derrière lesquelles était tapi son étrange employé.
Un jour, d'un air plus digne encore que d'habitude, Antonino Capece Minutolo, dei Duchi di San Valentino, sortit de sa forteresse, remit aux directeurs les clefs de la caisse et donna sa démission. Mais il comprenait bien qu'on ne pouvait plus rien pour lui: il disparut, retourna sans doute en Italie, et nous n'avons jamais pu savoir ce qu'il est devenu.
On parla, longtemps avant son arrivée, d'un troisième cousin, très ami de ma mère celui-là, qui s'annonça par des lettres, où il exposait ses raisons de venir à Paris.
Il n'était notre parent que par alliance; il s'appelait le comte Barni et avait été le mari de la grande cantatrice Giuditta Grisi, sœur de Giulia. Ma mère gardait un culte à la mémoire de sa cousine, qui s'était occupée de son éducation musicale, et auprès de laquelle s'était écoulée sa jeunesse. Elle tenait en haute estime son cousin Barni, qui, d'après elle, conservait les allures d'un seigneur d'autrefois: viveur magnifique, toujours en fête, généreux et prodigue, tellement même qu'il avait croqué presque toute sa fortune. Son voyage à Paris devait servir à la relever: il existait, dans la famille Barni, un majorat important, auquel le cousin avait droit à la condition qu'il fût père d'un fils légitime; veuf et sans enfants, il était décidé à se remarier.
Je ne tardai pas a découvrir que ce projet, favorisé par ma mère, m'intéressait tout spécialement: un complot s'ourdissait et l'on avait des vues sur moi. Cette idée m'offensa extrêmement et je me préparai à bien recevoir le vieux roquentin, à qui suffisaient, pour fixer son choix, ma parenté avec sa femme et ce nom de Judith, que l'on m'avait donné en souvenir d'elle.
J'observai mon père pour savoir ce qu'il pensait de cette affaire, et je vis qu'il lui était très favorable et l'approuvait complètement.
Cela me fit comprendre qu'il n'y attachait aucune importance et comptait sur moi pour la dénouer: il soutenait toujours, en effet, les prétendants qui n'avaient pas la moindre chance d'être acceptés par nous. Aux autres il était franchement hostile, ne nous cachait pas sa méfiance pessimiste à l'endroit de n'importe quel gendre, qu'il considérait toujours un peu comme un voleur. Il avait d'ailleurs une prodigieuse aversion pour toutes les cérémonies qu'eût entraînées un mariage, les conférences chez les notaires, les contrats, la mairie, l'église....
—Je ne veux pas être à toutes ces machines-là, disait-il souvent; si je n'ai pas le pouvoir de les empêcher, du moins je ne les subirai pas: je m'en irai!
Il savait bien que ce n'était pas Barni qui lui fournirait l'occasion de fuir.
Ce personnage, si pompeusement annoncé, parut enfin, et je lui pouffai de rire au nez, en m'écriant:
—Mais c'est Henri IV qui s'est échappé du Pont-Neuf!
Il avait une belle barbe blanche, bien peignée, les cheveux ondulés au fer, le profil busqué, le teint coloré, et il ressemblait, en effet, au roi vert galant. C'était un excellent homme, qui convint tout de suite que j'étais trop ragazza pour consentir à voir jamais en lui autre chose qu'un ancêtre; il renonça gentiment à ses intentions et, du même coup, au majorat. Paris lui offrait des distractions bien séduisantes, et il contracta sans tarder quelques unions, de la main gauche, qui le consolèrent rapidement. Il loua une des maisons de M. Robelin, s'y installa, y festoya gaiement avec des amis de rencontre.
Barni fut pour nous un parent dévoué, indulgent, plein d'attentions aimables, et nous avions beaucoup d'affection pour lui. Venu à Paris dans l'intention de n'y passer que peu de mois, il y demeura plusieurs années; quand il retourna en Italie, ce fut avec l'idée de mettre ordre à ses affaires et de revenir. Le destin ne le permit pas: dans un bal costumé, à Venise, la coupe de Champagne à la main, le viveur impénitent, mourut joyeusement, dans un éclat de rire qui lui rompit un vaisseau.
Quand Victor Hugo laissait venir sa famille à Paris pour y passer quelque temps, M. Robelin ne manquait jamais d'inviter ces illustres hôtes à dîner chez lui à Neuilly. Mme Hugo et Charles (François-Victor ne quittait jamais l'exil) acceptaient toujours. Il y avait bombance alors, dans le logis du vieil architecte romantique, qui ce jour-là devenait prodigue. Vacquerie et Meurice étaient du festin, où nous étions aussi conviés.
Notre camarade Berthe, la fille de Robelin, dirigeait les préparatifs et surveillait l'œuvre de Rosalie, la vieille cuisinière grognonne, barbue et solennelle. Elle avait des talents de cordon bleu, que l'ordinaire frugal de la maison utilisait peu et qui n'étaient mis à l'épreuve que dans les grandes occasions. Son chef-d'œuvre était un pâté, resté fameux, qu'elle mettait plusieurs jours à parfaire et qui par ses dimensions eût été digne d'être servi sur la table des Burgraves, pour faire suite au «bœuf entier»: il était succulent, délicat et d'une complexité savante.
M. Robelin avait eu le bon sens de choisir, pour l'habiter, la moins bizarre de ses maisons: elle n'avait ni toits en éteignoirs ni tourelles en poivrière, mais on pouvait passer par l'escalier, on ne se cognait pas la tête au plafond et, dans les pièces banalement carrées, il faisait clair. La plus grande simplicité y régnait: presque pas de meubles, des murs nus, le plancher pas même ciré.
Les convives arrivaient séparément, madame Victor Hugo toujours en retard: elle s'excusait en racontant qu'elle avait dû pétrir de ses blanches mains une bonne pâtée pour Léda, la levrette de Charles, qui ne confiait cette mission qu'à elle seule.
Devant une glace, elle arrangeait alors sa coiffure, et cela lui prenait beaucoup de temps. Sous son chapeau, elle avait gardé ses cheveux roulés en papillotes; elle les déroulait maintenant, les crêpait, disposant autour de son front bombé une auréole noire. Elle avait de larges yeux très sombres, un petit nez en bec d'oiseau, le menton fin et le teint très bistré. Bonne et charmante, mais distraite, perdue comme dans une sorte de rêve, n'étant jamais à ce qu'on disait.... Elle plongeait des biscuits dans son verre sans songer à les reprendre, jusqu'à ce que le verre trop plein fût incapable d'en recevoir encore, et elle ne s'apercevait qu'alors de son oubli.
Charles Hugo, grand et fort, était d'une beauté extraordinaire, avec son teint blanc, sa moustache et ses cheveux d'un noir si brillant, sa bouche fraîche et, dans ses longs cils, le rayonnement de ses yeux très ouverts et très fixes. Il parlait haut, disait des choses violentes contre le gouvernement, tournant le chef de l'État en ridicule, mais se résignait cependant à être poli, et même aimable, avec les sergents de ville, à cause de sa levrette chérie, que l'indépendance de son caractère exposait à toutes sortes de contraventions.
Paul Meurice se montrait doux, réservé, presque timide; il parlait peu et d'une voix discrète.
Le plus original du groupe était Auguste Vacquerie. Son visage anguleux, ses joues colorées, son nez très long, ses yeux tout petits, ses cheveux plats qui tombaient tout droit, composaient une physionomie des plus singulières. Les mains dans ses poches, il se balançait sur ses jambes d'un air narquois.
J'entendais beaucoup parler de sa bizarrerie et de ses outrances littéraires. Je connaissais Tragaldabas et le «porc aux choux». J'avais assisté à la représentation tumultueuse des Funérailles de l'Honneur, et j'étais parvenue à retenir ces quelques vers, que mon père récitait souvent, d'une parodie des poèmes de Vacquerie:
Vacquerie,
à son Py-
lade épi-
que, qu'on crie
ou qu'on rie,
est momie:
ce truc-là
mène à l'A-
cadémie.
Cette coupe extravagante nous réjouissait beaucoup, et celui qui avait inspiré la satire me semblait un personnage très curieux. Vacquerie était d'ailleurs fort aimable avec les jeunes filles et se plaisait dans leur société. Il se rapprochait volontiers du coin où nous nous cantonnions avec Berthe, et d'où nous écoutions discrètement la conversation, observant les causeurs et chuchotant parfois quelque malicieuse remarque. Vacquerie s'intéressait à nos petites affaires, aux histoires de chiffons, ou bien il nous faisait rire en nous débitant d'impossibles paradoxes avec un imperturbable sérieux.
Quelquefois, c'était chez nous qu'on se réunissait, et, après le dîner, on récitait des vers du «Père» exilé dans l'île, ou bien Théophile Gautier faisait connaître à ses hôtes une pièce nouvelle d'Émaux et Camées. Un soir, Vacquerie lut à haute voix un désopilant article intitulé: Une paire de bottes. C'était le récit des mésaventures d'un critique dramatique, torturé par des bottes trop étroites et qui a l'imprudence de les retirer, sournoisement, en pleine salle de spectacle. Le morceau, détaillé par l'auteur d'une voix monotone, d'un air grave et morne, était d'un comique suprême, et cette lecture augmenta encore mon estime pour celui qui avait découvert que:
Les tours de Notre-Dame étaient l'H de son nom!
Selon sa coutume, pour nous éveiller comme par hasard, mon père déclame à tue-tête, en se promenant à travers sa chambre. C'est un fragment de la complainte de Sainte-Hélène:
Ce n'est pas sur un canapé
Qu'il usa cette redingote.
Et si le drap en est râpé,
C'est qu'il l'avait à Montenotte.
Un simple et tout petit chapeau
Servait de turban à sa gloire;
Son épée était un rameau
Cueilli sur l'arbre de victoire....
Maintenant, c'est un saul'pleureur
Sur le rocher de Sainte-Hélène!...
Doux zéphir, porte-lui mes pleurs
Sur les ailes de ton haleine.
Il s'agit, aujourd'hui, de se lever plus tôt, d'être prêtes de bonne heure, car Delaunay, le charmant sociétaire de la Comédie-Française, vient déjeuner à Neuilly, et, après le café, il doit réciter à Théophile Gautier, presque lui jouer, tout ce qui est écrit de l'Amour souffle où il veut, la pièce en vers, que mon père a promis de terminer bientôt et qui est reçue d'avance au Théâtre-Français.
Delaunay a le plus grand désir d'interpréter le rôle de Georges d'Elcy. C'est pour presser un peu le poète, lui donner du cœur à l'ouvrage, qu'il veut lui montrer de quelle façon il le jouerait. Mais, lorsqu'il s'agit de théâtre, Théophile Gautier éprouve toujours une sorte de timidité, une appréhension des angoisses à subir; la perspective, d'être livré tout vif aux lions du parterre, l'épouvante, et, avant que la pièce soit faite, il parle déjà de s'expatrier, le soir de la première, de ne lire aucun journal et de ne revenir que plusieurs mois après.
Le résultat de la lecture fut néanmoins excellent: le travail avança plus vite,—pour s'interrompre de nouveau, hélas! être abandonné, rester inachevé.—Toujours les corvées tyranniques brisaient l'inspiration; toujours manquait l'indépendance indispensable à une œuvre de longue haleine.
Il n'est resté aucun scénario de la pièce; les fragments publiés ne vont pas plus loin que le milieu du second acte; mais mon père nous avait raconté le sujet tout au long.
Georges d'Elcy, comme l'Arnolphe de l'École des Femmes, a élevé, pour l'épouser plus tard, une jeune fille qu'il a recueillie. Lavinia est intelligente, spirituelle, artiste et divinement belle; son jeune tuteur en est éperdument épris et la refuse rageusement à tous ceux qui viennent lui demander sa main. Il ne sait pas s'il est aimé, il n'ose pas se déclarer, tant il redoute de voir son rêve s'évanouir. Devant l'insistance des prétendants, il se décide: il ausculte, pour ainsi dire, le cœur de sa pupille, cherche à éveiller sa jalousie, et reconnaît, avec désespoir, qu'elle ne voit en lui rien autre chose qu'un frère très chéri....
Ne voulant pas imposer son amour, à celle qui lui doit tout, se jugeant incapable de guérir et de vivre près de la jeune fille en dissimulant sa souffrance, Georges assure l'avenir de Lavinia par une dot magnifique et s'expatrie en la laissant libre d'épouser, pendant son absence, l'homme qui aura su lui plaire. Il change de nom, se fait explorateur, tueur de lions, s'enfonce dans les solitudes vierges et terribles, brave les dangers, cherche la mort. Peu à peu, le bruit de ses exploits se répand, il devient un héros dont les journaux racontent les hardis voyages, ses combats contre les bêtes féroces. Lavinia, au milieu de ses soupirants qu'elle nargue, suit avec un intérêt croissant le récit des aventures de cet inconnu, l'admire passionnément, s'éprend de lui. Sachant un jour sa présence a Paris, elle exige qu'il lui soit amené: quand Georges, tout changé, pâlissant d'émotion sous son haie, reparaît, Lavinia, avec un cri d'amour, se jette défaillante dans ses bras. Ce cœur qu'il n'a pu atteindre quand il était près de lui, il l'a conquis en s'enfuyant au bout du monde:—capricieux et libre comme le vent, «l'amour souffle où il veut».
XI
Théophile Gautier avait une antipathie invincible pour les cafés; ceux qui les fréquentaient n'étaient pas loin de lui apparaître comme des criminels, et il serait mort de soif, plutôt que d'entrer dans un «estaminet» pour y prendre un verre de bière: «S'attabler en des cafés pour absorber avec flamme des boissons violentes»—il citait souvent cette phrase prise je ne sais où—lui paraissait le comble de l'inconduite. Il détestait aussi le jeu, et, si quelqu'un maniait et battait habilement les cartes devant lui, cette dextérité, acquise par une longue pratique, lui inspirait une vague horreur.
Cependant nous avions décrété qu'il devait jouer aux dominos. Nous le tyrannisions ainsi quelquefois, et il se laissait faire sans trop de révolte: par exemple, nous avions fini par obtenir de lui qu'il mangeât une soupe, le matin, en se levant, afin de ne pas être, au déjeuner, affamé depuis tant d'heures et pareil à un ogre; il consentit, à la condition que ce ne fût pas un «potaige», comme il disait avec beaucoup de dédain, mais une vraie soupe, assez épaisse pour que la cuiller pût s'y tenir debout.
Après le dîner, il s'endormait, en lisant un journal ou un livre, et nous trouvions cela mauvais. Pour le tenir éveillé, il fallait une occupation bête et ne fatiguant pas l'attention: le jeu de dominos était tout indiqué.
Théophile Gautier, résigné, se soumit: agenouillé dans un fauteuil, il étalait tous ses dominos sur la paume de sa main gauche, «pour qu'on ne vît pas son jeu», et, sans lorgnon, les regardait, de très près, en fermant un œil.
Rodolfo nous avait initiées, ma sœur et moi, aux finesses du domino à quatre, ou avec un mort, comme au whist; nous essayâmes de faire comprendre au père les ingénieuses combinaisons, qui, seules, rendent le jeu intéressant; mais il n'y eut pas moyen: il posait très exactement, chiffre contre chiffre, sans s'inquiéter du jeu de son partenaire, et toujours, avec un naïf empressement, se débarrassait de son double six.
Notre ménagerie était devenue assez nombreuse. Nous nous étions cependant débarrassés des volailles que, sous aucun prétexte, nous ne voulions tuer ni manger, et dont le nombre devenait inquiétant: les poules parvenaient souvent à s'échapper du poulailler; elles allaient pondre et couver secrètement sous quelques buissons épais et reparaissaient suivies d'une nombreuse famille. Le ciel lui-même semblait s'être ému d'un autre embarras, causé par le pullulement rapide d'un couple de rats de Norvège, imprudemment achetés à des marins de passage: au cours d'un violent orage, un bienheureux coup de tonnerre avait foudroyé tous ensemble nos trente-deux rats blancs et noirs!...
Mais Séraphita, la jolie chatte, blanche comme le duvet des cygnes, mit au monde trois petits chats qui, à notre grande stupéfaction, étaient noirs comme de l'encre.
«Explique qui voudra ce mystère!», dit Théophile Gautier dans la biographie qu'il écrivit plus tard de ces minets très chéris.
C'était alors la grande vogue des Misérables de Victor Hugo; on ne parlait que du nouveau chef-d'œuvre; les noms des héros du roman voltigeaient sur toutes les bouches. Les deux petits chats mâles furent appelés Enjolras et Gavroche. La chatte reçut le nom d'Eponine. Leur jeune âge fut plein de gentillesse et on les dressa comme des chiens à rapporter un papier chiffonné en boule, qu'on leur lançait au loin. On arriva à jeter la boule sur des corniches d'armoire, à la cacher derrière des caisses, au fond de longs vases, où ils la reprenaient très adroitement avec leur patte. Quand ils eurent atteint l'âge adulte, ils dédaignèrent ces jeux frivoles et rentrèrent dans le calme philosophique et rêveur qui est le vrai tempérament des chats.
Pour les gens qui débarquent en Amérique dans une colonie à esclaves, tous les nègres sont des nègres et ne se distinguent pas les uns des autres. De même, aux yeux indifférents, trois chats noirs sont trois chats noirs; mais des regards observateurs ne s'y trompent pas. Les physionomies des animaux diffèrent autant entre elles que celles des hommes, et nous savions très bien distinguer à qui appartenaient ces museaux noirs comme le masque d'Arlequin, éclairés par des disques d'émeraude à reflets d'or....
Tous ces minous étaient à nous tous; cependant nous en avions adopté plus spécialement chacun un: ma mère avait choisi Gavroche, ma sœur Eponine, et moi Enjolras. Ils étaient admis à manger à table, où ils avaient chacun son couvert et sa chaise, à côté de sa maîtresse. Seul Gavroche, qui préférait gaminer avec ses amis de la rue, ne venait que par caprice; les deux autres se montraient d'une ponctualité admirable. Dès que tintait la sonnette, annonçant le repas, ils dégringolaient l'escalier, ou accouraient du fond du jardin et étaient toujours les premiers à table: nous trouvions les deux convives noirs, assis chacun à sa place et surveillant le plat avec des yeux luisants de gourmandise.
Nous possédions, alors, une vieille pie, assez maussade, dont j'ai oublié l'origine, mais qui, par un heureux hasard, redevint jeune et joyeuse.... Un jour, en notre absence, Margot s'échappa de sa cage et s'envola. La bonne, responsable, redoutant les représailles, se mit à sa recherche, d'abord dans le jardin, puis à travers Neuilly. Elle courut comme une folle et finit par rencontrer un gamin qui tenait une pie:
—Ah! c'est toi qui me l'as volée! s'écria-t-elle en lui arrachant l'oiseau des mains.
Elle revint à la maison, où nous n'étions pas encore rentrés, et remit Margot dans sa cage.
Le lendemain seulement, l'aspect rafraîchi, pimpant et guilleret de la pie nous frappa: des plumes neuves lui avaient poussé, elle était plus mince, et son œil vif et malin nous regardait avec une expression toute nouvelle. Notre surprise était extrême: nous ne savions pas que les pies avaient la faculté de rajeunir! Sous la promesse formelle de ne pas être grondée, la bonne finit par avouer l'aventure, et nous comprîmes qu'un assez singulier hasard lui avait fait rencontrer un oiseau de même espèce que celui qu'elle cherchait, mais que ce n'était pas le même.
La nouvelle Margot valait beaucoup mieux que l'autre et devint extrêmement amusante. On finit par la laisser libre, dans la maison et dans le jardin: sa cage était toujours ouverte, et elle y revenait quand elle voulait, ne songeant guère à s'échapper. Ses rapports avec les chats étaient des plus comiques: elle les poursuivait, leur tirait la queue et semblait vraiment éclater de rire, en se moquant de leur indignation. C'était une fieffée voleuse; mais, comme elle cachait ses larcins sur nos genoux, ou dans les plis de nos robes, il n'y avait pas grand mal. Elle ne parlait pas,—sauf un très vilain mot qu'elle semblait dire plutôt qu'elle ne le disait;—mais elle avait des coua coua d'une éloquence très suffisante. Quand elle rentrait du jardin, pour réclamer quelque pitance plus substantielle que celle qu'elle avait pu se procurer, elle s'annonçait par des cris, toujours les mêmes. Si l'on ne prenait pas garde à l'arrivée d'une personne de son importance, elle paraissait très vexée, montait alors, saut par saut, les marches de l'escalier, et se plantait devant le premier qu'elle rencontrait, lui disant très clairement:
—Comment! c'est moi, et on ne m'offre rien?...
Margot divertissait beaucoup Théophile Gautier; il ne manquait jamais, en rentrant, de demander où elle était.
Dash et Mirza, à part quelques discussions et chamailleries de camarades, faisaient bon ménage avec les chats et la pie. Mon père, qui redoutait les chiens à cause de la rage, avait une vive affection pour ces deux-là. La vertu de Mirza, même, lui tenait au cœur plus que de raison, et, au moindre risque qu'elle courait, il entrait dans des colères disproportionnées. Si, par malheur, nous avions laissé ouverte la porte de la rue et que quelque chien, en faction sur le trottoir, eût tenté de s'introduire dans le vestibule, il éclatait en imprécations terribles, affirmant qu'il allait nous arracher les boyaux, comme un taureau furieux, pour les tirer jusqu'au fond du jardin, les dévider lentement sur un rouet d'ivoire, ou bien nous scier entre deux planches de bois mouillé, avec une scie ébréchée.
Ces menaces ne nous troublaient guère. Cependant, nous n'admettions pas que le père se montrât irrité contre nous, et quelquefois, pour des gronderies plus graves, nous nous fâchions tout à fait, ne lui parlant plus, lui tenant rigueur longtemps. Cela le mettait hors de lui.
—Dans une heure, on aura fini de bouder et on m'aimera comme avant; sinon, je sévirai! disait-il.
—Je ne te dois aucun amour, répondais-je; la Bible est formelle dans ses commandements: «Tes père et mère honoreras....» Elle ne parle pas de les aimer; désormais, je vais t'honorer.
Alors il me poursuivait d'objurgations extraordinaires, jetant contre moi ses pantoufles, sa pipe, tous les objets légers qu'il trouvait à sa portée, en me criant:
—Veux-tu bien finir cette comédie! veux-tu, tout de suite, me manquer de respect!
C'est à Saint-Jean, près de Genève, chez Carlotta Grisi, que Théophile Gautier composa en grande partie et termina son roman: Spirite. La beauté du site, la douce solitude de ce séjour, la grâce souriante de la châtelaine, le charmaient et l'inspiraient tout spécialement.
De l'autre côté du Rhône, qui longeait la propriété dans une course folle de torrent, le mont Salève et les dentelures des Alpes formaient le fond du paysage; plus loin, le parc s'achevait en un promontoire, qui dominait un tableau magnifique: la jonction du Rhône et de l'Arve. On voyait les deux fleuves accourir, par des routes opposées; l'un, saphir liquide que l'écume sertissait d'argent; l'autre jaune, lourd, opaque. Puis, avec un bruit de canonnade, ils se heurtaient, dans un bouillonnement, et bientôt, se déroulaient sans se confondre, comme un ruban bleu et un ruban d'or, et enfin disparaissaient, entre de hauts rochers, drapés de verdures croulantes.
Dans la vie réglée, paisible, abritée des importuns, que l'on menait à Saint-Jean, le temps semblait plus long qu'ailleurs: la rêverie naissait tout naturellement et rien ne l'interrompait; la pensée se développait sans effort, et le travail paraissait plus facile. On pouvait se promener sans sortir du domaine,—«kilométrer», comme on disait à Genève; et mon père adopta ce mot, qui remplaça nos «mille pas» de Neuilly.
La villa Grisi avait aussi sa terrasse: au-dessus d'une pente verte qui dégringolait vers un frais vallon, elle était plantée de magnifiques marronniers dont la floraison, chaque année, offrait un spectacle incomparable. Théophile Gautier aimait beaucoup ce coin du parc; il admirait les arbres géants sous tous leurs aspects, vêtus de pourpre et d'or par l'automne, emmitouflés de neige par l'hiver: il y revenait chaque jour, et «kilométrait» là de préférence. De loin, il y pensait avec regrets:
Les marronniers de la terrasse
Vont bientôt fleurir, à Saint-Jean,
La villa d'où la vue embrasse
Tant de monts bleus coiffes d'argent....
Mais ce qui l'attirait et le retenait surtout, c'était l'extrême intérêt qu'il portait à la maîtresse de la maison. Il avait pour elle une de ces passions sentimentales, respectueuses et mélancoliques, auxquelles il était sujet: en dépit de sa verve rabelaisienne, de sa truculence et de ses paradoxes, elles montraient sa véritable nature, que, par une bizarre pudeur, il masquait le plus possible.
Pour lui, Carlotta Grisi, était toujours Giselle, ou la Péri, celle qui avait incarné les moments les plus heureux de sa jeunesse. En la revoyant après une longue absence, pourtant, il avait été frappé de son aspect de petite bourgeoise rangée, dans ses simples robes de laine sombres, égayées à peine par un col de dentelle ou quelques bouts de ruban: il avouait qu'il était impossible de soupçonner la radieuse étoile d'autrefois, dans cette personne toute nouvelle, qui donnait plutôt l'idée d'une mercière retirée, après fortune faite. Mais, peu à peu, une expression fugitive, une grâce du sourire, un rayonnement des prunelles, d'un bleu nocturne, évoquaient la figure première; il la reconstitua, la retrouva toute, et bientôt ne vit plus qu'elle. Son rêve, à la fin, lui devint une réalité; la figure idéale de Spirite n'était pour lui que le reflet d'une image; et cette image, il ne se doutait pas qu'il l'avait lui-même recréée:
Une pâleur rosée légèrement colorait cette tête, où les ombres et les lumières étaient à peine sensibles, et qui n'avaient pas besoin, comme les figures terrestres, de ce contraste pour se modeler, n'étant pas soumise au jour qui nous éclaire. Ses cheveux d'une teinte d'auréole estompaient comme d'une fumée d'or le contour de son front. Dans ses yeux à demi baissés nageaient des prunelles d'un bleu nocturne, d'une douceur infinie, et rappelant ces places du ciel qu'au crépuscule envahissent les violettes du soir. Son nez fin et mince était d'une idéale délicatesse; un sourire à la Léonard de Vinci, avec plus de tendresse et moins d'ironie, faisait prendre aux lèvres des sinuosités adorables; le col, flexible, un peu ployé sous la tête, s'inclinait en avant et se perdait dans une demi-teinte argentée qui eût pu servir de lumière à une autre figure.
Telle est l'apparition de Spirite dans le miroir de Venise, et, sans être prévenu, il n'était pas aisé de reconnaître l'original de ce portrait; et cependant, lorsque l'on savait, cela ne semblait plus impossible:
C'étaient bien les mêmes traits, mais épurés, transfigurés, idéalisés et rendus perceptibles par une substance en quelque sorte immatérielle.... L'esprit ou l'âme qui se communiquait à Guy de Malivert avait sans doute emprunté la forme de son ancienne enveloppe périssable, mais telle qu'elle devait être dans un milieu plus subtil, plus éthéré, où ne peuvent vivre que les fantômes des choses et non les choses elles-mêmes.
Théophile Gautier était parti pour Saint-Jean à la fin de juillet, et nous devions aller le rejoindre, après un séjour dans les environs de Mâcon, auprès des Dardenne de la Grangerie, chez lesquels ma mère, ma sœur et moi, nous étions invitées. Mon père était toujours inquiet et tourmenté, quand sa nichée n'était pas avec lui: il imaginait toutes sortes d'événements, d'accidents, de querelles tragiques, de maladies subites, même quand il nous quittait pour de simples courses; il ne rentrait jamais sans angoisse à Neuilly et était tout heureux, disait-il, de ne pas trouver «la mère égorgée, les filles violées, le feu à la maison».
Il travailla plus tranquillement, lorsque nous fûmes tous réunis à Saint-Jean, et les phénomènes bizarres qu il avait jusque-là remarqués, cessèrent de l'obséder. Dès qu'il se retirait dans sa chambre, le soir, pour écrire quelques pages de son roman, autour de lui des rumeurs troublaient le silence, les meubles craquaient, l'armoire s'ouvrait brusquement; il voyait des ombres confuses au fond des miroirs, entendait des bruits de pas, des soupirs. Ce n'était pas sans appréhension qu'il quittait, pour aller travailler, le petit cercle réuni au salon et qui s'appliquait à d'importants ouvrages de crochet ou de tapisserie, sous la douce lumière concentrée par l'abat-jour. Parfois on l'avait vu revenir très troublé: il ne voulait plus remonter seul, par les escaliers de pierre, ni parcourir les larges corridors voûtés de cette maison, qui était une ancienne abbaye et semblait hantée par des ombres.
Le monde invisible paraissait s'émouvoir et s'efforcer d'entrer en communication avec ce vivant, créateur d'une fiction, dont l'héroïne était un esprit.
Au fur et à mesure que l'auteur l'écrivait, le roman paraissait en feuilleton dans le Moniteur, et le succès littéraire de Spirite fut doublé d'un autre succès, sur lequel on ne comptait pas: les médiums, les magnétiseurs, les partisans des tables tournantes, ceux qui interrogent les esprits frappeurs, les swedenborgiens, s'émurent et adressèrent à Théophile Gautier les lettres les plus singulières et les plus folles. Un monsieur de Grenoble, qui signait «P. S.», affirmait être Malivert et visité par une Spirite: il ne pouvait s'expliquer comment l'auteur du roman avait appris cette histoire. Un autre, qui venait de perdre une amie adorée, demandait sérieusement les formules d'évocation. La Neue freie Presse, de Vienne, reconnaissait un médium en Théophile Gautier; un autre journal, allemand celui-ci, prétendait que Spirite avait été commandé par le gouvernement pour occuper les esprits et détourner leur attention du projet d'annexion de la Belgique. Par l'entremise d'une dame inconnue, Alfred de Musset envoya, de l'autre monde, à Théophile Gautier les vers suivants, inspirés par Spirite:
Me voilà revenu. Pourtant j'avais, madame,
Juré sur mes grands dieux de ne jamais rimer:
C'est un triste métier que de faire imprimer
Les œuvres d'un auteur réduit à l'état d'âme.
J'avais fui loin de vous! Mais un esprit charmant
Risque en parlant de nous d'exciter le sourire.
Je pense qu'il en sait plus long qu'il n'en veut dire,
Et qu'il a, quelque part, trouvé son revenant.
Un revenant! Vraiment, l'aventure est étrange!
Moi-même, j'en ai ri quand j'étais ici-bas;
Mais, lorsque j'affirmais que je n'y croyais pas,
J'aurais, comme un sauveur, accueilli mon bon ange.
Que je l'aurais aimé, lorsque le front jauni,
Sur le coude appuyé, la nuit, à la fenêtre,
Mon esprit, en pleurant, cherchait le grand peut-être
Et parcourait au loin les champs de l'infini!
Amis, qu'attendez-vous d'un siècle sans croyance?
Quand vous aurez pressé votre fruit le plus beau,
L'homme trébuchera toujours sur un tombeau
Si, pour le soutenir, il n'a plus l'espérance.
Mais ces vers, dira-t-on, ils ne sont pas de lui!...
Que m'importe, après tout, le blâme du vulgaire?
Lorsque j'étais vivant, il ne m'occupait guère;
A plus forte raison, en rirai-je aujourd'hui!...
Ces vers parurent charmants à mon père, et si bien dans le style d'Alfred de Musset, qu'il avait beaucoup connu, qu'il n'eût pas hésité, disait-il, à les croire de lui, s'il avait pu admettre qu'un mort fît des vers et fût capable de les transmettre à un vivant.
Lorsque Spirite parut en librairie, l'auteur voulut offrir à la châtelaine de Saint-Jean un exemplaire d'une rare valeur, de cette œuvre rêvée sous les grands marronniers, écrite surtout pour lui plaire et fixer d'elle une idéale image: il composa une longue dédicace, que l'on imprima en tête d'un seul exemplaire.
Soigneusement relié, en veau bleu, le volume unique, s'en alla vers Genève, et celle à qui il était adressé le reçut avec grand plaisir. Mais elle ne sut pas le conserver: plus tard, on le lui vola ou elle le perdit, et la précieuse dédicace, dont il n'existe pas de copie, est inconnue.
Une aventure, assez désagréable, nous était arrivée pendant notre séjour chez les Dardenne de la Grangerie, en Bourgogne.
Ma sœur et moi, nous étions allées faire une excursion avec Marguerite, ses deux beaux-frères, Edmond et Lucien, et un neveu de l'acteur Dumaine, que l'on appelait le «petit Pécheux», bien qu'il eût près de vingt ans et qu'il ne fût pas petit. Nous étions partis dans une gentille carriole, que Lucien conduisait, emportant notre déjeuner et deux fusils chargés à poudre, afin de faire résonner l'écho d'une grotte que nous allions visiter.
Après avoir traversé la petite ville de Nolay, le cheval commença à gravir avec effort une pente de la Côte-d'Or, toute plantée de vignes et assez peu pittoresque; il nous mena jusqu'à un plateau, où nous nous arrêtâmes pour déjeuner. Nous nous étions installés auprès d'une broussaille qui limitait à demi un champ voisin; dans ce champ, paissait un poulain; il n'y avait personne aux alentours et l'on ne voyait aucune habitation.
Le repas terminé, comme il faisait très chaud et que le soleil tombait d'aplomb, on décida d'attendre un peu, en se reposant ou en flânant, avant de continuer à grimper vers la grotte. Les jeunes gens s'éparpillèrent pour chercher des mûres, tandis que nous restions assises derrière la carriole, essayant de nous abriter un peu du soleil, car il n'y avait plus d'ombre nulle part.
Tout à coup, dans cette solitude, dans ce silence, une rumeur, des cris, des vociférations. Nous distinguons ces mots:
—Il faut le tuer!...
Qui donc?... Un chien enragé, peut-être?... Nous courons vers le bruit, pour tâcher de comprendre de quoi il s'agit, et qu'apercevons-nous?... le petit Pécheux, chevauchant le poulain, et le faisant galoper à travers le champ voisin, tandis que de tous côtés surgissent des paysans armés d'échalas, qui se jettent sur lui et veulent le prendre à la gorge.
Nous nous élançons à son aide, en appelant Edmond et Lucien qui sont hors de vue. Mais Pécheux a eu le temps de sauter à bas du poulain et se défend vigoureusement. Malgré sa jeunesse, il n'est pas facile à émouvoir: embarqué mousse à quinze ans, il a déjà fait deux fois naufrage; la dernière, il est resté pendant quarante-huit heures ballotté par les lames, cramponné à un bout de planche. Il pratique une boxe savante et répond aux coups d'échalas par des coups de poing en pleine figure: des yeux sont pochés, le sang coule. Mais le nombre des agresseurs augmente toujours. Edmond et Lucien se sont jetés dans la bagarre sans savoir de quoi il s'agit; toutes les commères sont sorties du village invisible d'où, sans doute, depuis longtemps des paires d'yeux nous surveillaient; elles glapissent, excitent les hommes, se lamentent sur le sort du malheureux poulain qui, lui, s'est tranquillement remis à paître: c'est une confusion inextricable.
Je cours à la voiture, y prendre un des fusils, et je reviens; mais on ne le voit même pas, ce fusil! Avec le canon, je laboure jusqu'à l'écorcher la poitrine nue d'un vieux paysan à figure de sauvage, qui hurle et s'acharne plus que tous les autres: je ne parviens même pas à détourner son attention, mais son fils, un grand gars de vingt-cinq ans, apercevant son père au bout d'un fusil, court sur moi et me tord le bras, pour me faire lâcher l'arme, dont il s'empare. Pécheux, haletant, les habits déchirés, la figure toute sanglante, semble à bout de forces: je retourne à la voiture et je rapporte le second fusil; cette fois, je parviens à faire reculer quelques-unes de ces brutes.
Enfin voici M. le maire, en sabots, en blouse bleue, comme les autres, ne brandissant pas d'échalas pourtant: on va pouvoir s'expliquer avec lui. Je m'approche, mais il paraît que je lui cause une terreur extrême, car il fait un bond en arrière et crie:
—Ne me touchez pas!
Les gendarmes paraissent: on est allé les chercher à Nolay. C'est là, chez le commissaire de police, que l'on va nous conduire. Tant mieux! Celui-là sera peut-être un peu plus civilisé.
Je dois rendre mon fusil aux gendarmes, puis nous voici défilant par le raide chemin entre les vignes, bordé de deux rangs de badauds. On se montre les principaux criminels: Pécheux, qui est vraiment fait comme un voleur, et moi qui voulais tuer le monde à coups de fusil.
—A-t-elle l'air méchant! disent les bonnes femmes.
Le commissaire est un colosse, mais un homme du monde, heureusement. Il nous accueille en amis et se montre indigné, au récit de notre aventure: sur le procès-verbal que l'on vient de lui remettre, elle est définie: «rébellion à main armée». Il connaît ses administrés, les habitants de ce village d'où nous venons, et les considère comme de vrais sauvages.
—Dans les premiers temps de mon séjour, dit-il, ils ont essayé aussi de m'assommer, et je ne me suis fait respecter d'eux que grâce à ma force physique. Je les empoignais par la ceinture, et je les apportais, moi-même, au poste. Cela seulement leur imposa. Si vous aviez endommagé le poulain, ils n'avaient qu'à le prouver et à se faire indemniser. Mais maintenant il ne s'agit plus de cela: ils vous ont attaqués brutalement; vous devez porter plainte et vous faire rendre justice.
Le conseil fut suivi. Dardenne de la Grangerie, que Marguerite mit au courant par une lettre circonstanciée, prit en mains le procès; nous le gagnâmes brillamment. Nous avions exigé des excuses écrites. Elles nous arrivèrent, de la grosse écriture du maire en sabots et signées de signatures informes. Très magnanimes, nous n'avions pas exigé d'indemnité pécuniaire, ce qui enthousiasma nos agresseurs, à tel point, qu'ils proposèrent de nous porter en triomphe, si nous revenions dans le pays.
J'ai toujours gardé précieusement la petite croix d'argent, surmontée d'un poulain, que Dardenne fit fondre, à quelques exemplaires, pour les vainqueurs de ce combat mémorable.
XII
Mohsin-Khan m'avait demandée à mon père Mais un mystère planait sur cette démarche, qui ne semblait pas avoir été accueillie très favorablement. Je ne m'expliquais pas pourquoi on ne m'en disait rien, et j'étais curieuse de connaître la cause de cette réserve. Ce fut Marguerite de la Grangerie qui me la révéla. Le général avait été obligé de faire un aveu, d'expliquer sa situation, qui, très normale en Asie, pouvait paraître singulière à un Européen: il était marié en Perse, mais dans des conditions particulières; il s'agissait d'un mariage temporaire, qui se dénouait de lui-même, après un certain nombre d'années, si l'on ne renouvelait pas l'engagement. Le terme fixé était échu; Mohsin-Khan allait retourner dans son pays, pour régler cette affaire et revenir complètement libre.
Mon père jugea qu'en l'état des choses il n'était pas possible d'examiner la demande, ni d'y faire aucune réponse, qu'il fallait attendre, pour cela, le fait accompli et le retour de Perse. On fit même comprendre au général, très assidu à Neuilly, qu'il devait, jusqu'à nouvel ordre, espacer ses visites.
Mohsin fut désolé de cette décision et chercha à nous rencontrer, dans des maisons amies, ou au théâtre. Il était toujours, je ne sais comment, très bien renseigné; il trouvait le moyen, aux premières représentations, de louer la loge voisine de la nôtre.
Mon père fut très irrité par ces manigances et faillit se fâcher tout à fait. Cependant, avant le départ pour la Perse, il accueillit aimablement la visite d'adieu, et laissa même le général me parler en particulier, quelques instants.
Au moment de s'éloigner, pour une année au moins, Mohsin me suppliait de lui promettre, sans pour cela m'engager avec lui, de ne pas me marier avant son retour. Il était certain de revenir, investi de hautes fonctions diplomatiques; il pourra alors m'offrir des conditions de bonheur qui me décideraient peut-être.
Mais j'étais mal disposée; l'idée de cette femme lointaine, dont l'avenir dépendait de moi et qui serait gardée, peut-être, si je ne promettais rien, me gênait et m'agaçait; de plus, Théophile Gautier, si épris qu'il fût de l'Orient, le redoutait aussi et tâchait de me faire partager ses craintes: malgré le charme, l'intelligence et l'évidente bonté de Mohsin-Khan, il n'était pas très rassuré.
—Les Orientaux sont délicieux, disait-il, ils ont une douceur, une placidité incomparables; mais ils ont aussi des colères farouches: la femme ne doit pas broncher; à la moindre frasque ils lui font couper la tête.
Il me traçait alors un tableau effroyable de malheureuses cousues vivantes dans des sacs, en compagnie de serpents, de crapauds, de scorpions, puis jetées à l'eau.
Je ne croyais guère à tout cela, ce qui ne m'empêchait pas de taquiner méchamment Mohsin en lui disant qu'il serait peut-être capable, un jour, de me faire couper la tête.
—Comment un homme de génie peut-il avoir de pareilles idées? s'écriait-il, vraiment désolé; comment ne devine-t-il pas qu'il ne pourra jamais confier le bonheur de son enfant à quelqu'un qui en aurait plus de soin que moi?
Il me décrivait alors la beauté d'un voyage en traîneau à travers la Russie et la Perse, les châteaux mystérieux, les fêtes royales, les parures constellées de pierreries, tout ce pays des Mille et une Nuits, dont j'avais tant rêvé, et qui, sans doute, était ma vraie patrie.
—Vous êtes comme une plante née par hasard dans un sol étranger, me disait-il; vous deviez être une princesse persane: ne repoussez pas l'occasion qui s'offre d'accomplir votre destinée.
Cependant je ne voulus m'engager à rien: il s'en alla, les larmes aux yeux, n'emportant aucune promesse.
Il était dit que je ne verrais pas la neige du Mont Albroz étinceler au soleil, par-dessus les platanes, qui font de Téhéran un bouquet de verdure: je décidai de m'envoler moins loin, et, lorsque Mohsin Khan, nommé ambassadeur à Londres, revint en Europe, j'avais quitté le nid paternel.
Une première série de Souvenirs a paru sous ce titre Le Collier des Jours.
APPENDICE
NOTE DE LA CHAPITRE 2.
Dans les Mémoires écrits en français, de Jacques Casanova, on peut lire à la page 179 du 2e volume de l'édition Rozez, de Bruxelles:
«Les dieux qu'on adore ici, quoiqu'on ne leur élève pas des autels, sont la nouveauté et la mode. Qu'un homme se mette à courir et tout le monde lui court après. La foule ne s'arrêtera qu'autant qu'on découvrira qu'il est fou; mais c'est la mer à boire que cette découverte, car nous avons une foule de fous de naissance qui passent encore pour des sages.
Le tabac de la Civette n'est qu'un faible exemple de la foule que la moindre circonstance peut attirer en ira endroit. Le roi étant un jour à la chasse se trouva au port de Neuilly et eut envie d'un verre de ratafia. Il s'arrête à la porte du cabaret et par le plus heureux des hasards, il se trouve que le pauvre cabaretier en avait une bouteille. Le roi, après en avoir pris un petit verre, s'avisa d'en demander un second, en disant qu'il n'avait de sa vie bu de ratafia aussi délicieux. Il n'en fallait pas tant pour que le ratafia du bonhomme de Neuilly fût réputé pour être le meilleur de l'Europe. Le roi l'avait dit. Aussi les plus brillantes compagnies se succédèrent sans interruption chez le pauvre cabaretier qui est aujourd'hui un homme fort riche et qui a fait bâtir à l'endroit même une superbe maison, où l'on voit l'inscription suivante: Ex liquidis solidum, inscription assez comique dont un des quarante immortels fit les frais. Quel est le dieu que ce cabaretier doit adorer? La sottise, la frivolité et l'envie de rire.»
Cette «renommée» a continué sans interruption, évidemment; je ne sais si elle existe encore en 1903, mais en 1848, quand j'étais étudiant, de même qu'on allait piquer une prune chez la mère Moreau, de même on allait prendre le ratafia à une vieille renommée dont je ne soupçonnais pas alors l'origine, mais qui était dans l'avenue de Neuilly à gauche, assez près du pont.
Dr A. GUÈDE.
NOTE DE LA CHAPITRE 4.
Au chapitre IV du Second rang du Collier (Revue de Paris du 1er février 1903, p. 544), l'auteur de ces très intéressants souvenirs parle de «l'engouement de Pie IX pour Paul de Kock et de sa fameuse question: (Connaissez-vous Paolo di Koko?) que le Saint-Père posait à tous les visiteurs français».
Or, le facétieux écrivain susdit était bien démodé sous le pontificat de Pie IX (qui parlait d'ailleurs le français). C'est son prédécesseur, GRÉGOIRE XVI (1831-1846) qui faisait ses délices de Paul de Kock, dont il italianisait le nom.