← Retour

Le crime des riches

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Le crime des riches

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le crime des riches

Author: Jean Lorrain

Release date: September 26, 2020 [eBook #63303]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CRIME DES RICHES ***

Le Crime des Riches

ŒUVRES DE JEAN LORRAIN

Les Lépillier, roman. Paris, Giraud, 1885, in-18.
Très Russe, roman. Paris, Giraud, 1886, in-18.
Dans l'Oratoire (portraits de gens de lettres). Paris, Dalou, 1888, in-18.
Sonyeuse. Paris, E. Fasquelle, 1891, in-18.
Sensations et Souvenirs. Paris, E. Fasquelle, 1895, in-18.
Un Démoniaque. Paris, Dentu, 1895, in-18.
Une femme par jour, illustrations de Mittis. Paris, Borel. 1896, in-18.
Ames d'Automne, illustrations d'Heidbrinck. Paris, E. Fasquelle. 1897, in-18.
Heures d'Afrique (Notes de voyage). Paris, Fasquelle, 1899, in-18.
Madame Baringhel. Paris, E. Fayard, 1899, in-18.

Librairie Ollendorf.

La Petite Classe, préface de Barrès.
Histoires de Masques (Couverture de Henry Bataille).
Monsieur de Phocas (Couverture de Geo-Dupuis).
Poussières de Paris.
Princesses d'Ivoire et d'Ivresse (Couverture de Manuel Orazi).
Le Vice Errant (Couverture de Lorant-Helbron).
Monsieur de Baugrelon.
Propos d'âmes simples (Couverture de Sem).
Fards et Poisons (Couverture de Maignien).
L'Ecole des Vieilles Femmes.

Librairie universelle, 33, rue de Provence.

La Maison Philibert, roman.

POÈMES

L'Ombre ardente. Fasquelle, 1897.
Modernités. Savine, Paris, 1885.
Les Griseries. Tresse et Stock, 1887.
Le Sang des dieux, Lemerre, 1882.
La Forêt bleue.

THÉATRE

Brocéliande, 1 acte, joué à l'Œuvre.
Yauthis, 2 actes joué à l'Odéon.


JEAN LORRAIN

Le Crime
des Riches

PARIS

PIERRE DOUVILLE, ÉDITEUR

42, RUE DE TRÉVISE, 42

1905


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

DIX EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS SUR PAPIER DE HOLLANDE


DÉDICACE

A vous, mon cher Valdagne qui, dans la Confession de Nicaise, avez si cruellement indiqué l'inique oppression de l'argent, sa tyrannie dissolvante et sa féroce emprise sur la bêtise hypnotisée des foules.

A vous l'évocateur de la petite bourgeoise aux appétits de catin, du mari lâche et complaisant aux frasques lucratives de sa femme, et de l'amant moderne, associé de sa maîtresse et bon conseilleur des faiblesses qui le font vivre et du crime qui l'enrichira, je dédie ce Crime des riches qui pourrait être aussi le Crime d'être riche, car les caprices monstrueux, nés de la veulerie et de l'ennui des millions usurpés, entraînent physiquement et physiologiquement toutes les tares, et, si le Crime des riches échappe à la loi, protégé qu'il est par la lâcheté des gouvernements et des masses, la nature, elle, plus vraie que la société, donne l'exemple de l'anarchie en abandonnant les misérables forçats du capital à la folie et à la honte des pires aberrations.

Trouvez ici toute ma joie d'avoir pu les constater et tout mon orgueil de vous les offrir en hommage d'admiration et d'amitié.

Jean Lorrain.

Nice, ce 21 avril 1905.


LE CRIME DES RICHES


LA RIVIERA

—Et ce vieux monsieur à cheveux blancs, l'air d'un clergyman, qui se retire avec cette vieille dame engoncée de pelleteries magnifiques vingt-cinq mille francs au moins de perles aux oreilles, la dame? Monsieur votre père les reconduit jusqu'au seuil du salon.

—Les Dombrokine, une des plus belles villas de la côte et une des plus grosses fortunes de la Riviera, mais toute une histoire, le petit-fils de Serge l'Assassin.

—Vous dites?...

—Oui, le petit-fils de Serge l'Assassin. Le grand-père était courrier. Il voyageait avec je ne sais quel grand seigneur et l'aurait expédié dans une auberge; les Calabres étaient alors discrètes autant que périlleuses. Le Dombrokine était très beau et se mit à visiter les Cours; il réussit à celle de Galice, jusqu'à se faire aimer de la reine ou sinon d'une infante; le portrait de l'amie royale orne la galerie de la villa, je vous y conduirai quand vous voudrez. C'est une fortune toute personnelle et qui ne date pas d'un siècle. Le titre est encore plus récent: grabat d'auberge et alcôve princière, c'est de la noblesse de ciel de lit. Le comte actuel fait de l'usure, c'est la providence des décavés de Monte-Carlo. Quand voulez-vous que nous allions chez lui?

—Nous attendrons, si vous le voulez bien. Et cette grande dame, cette somptueuse vieille dame en fracassante robe de moire mauve, et plus diamantée qu'une vitrine de chez Morgan? Eh! matoche! quel luxe de bagues!

—La marquise de Penafiore, noblesse espagnole. A débuté dans les Flandres en figurant à la Grotte de Calypso d'Anvers, au fameux Rydeck aujourd'hui disparu, possède d'authentiques bibelots, sinon d'authentiques parchemins. Personne n'a jamais vu ni connu le marquis.

D'ailleurs, salon très fermé et pour cause, une vieille habitude que la marquise n'a pas dépouillée en vieillissant, mais si bonne et si généreuse est adorée des pauvres. Voulez-vous que je vous présente? Elle raffole des jeunes gens.

Non, merci, je la trouve un peu trop blonde.

Alors laissez-moi vous présenter à Lady Sandrigham. Trois maris véridiques, celle-là, les deux derniers enterrés dans son merveilleux jardin d'Antibes. Elle donne des fêtes superbes, c'est un des clous de la Riviera. Vous admirerez les mausolées des conjoints; le comte Zicco s'est suicidé, lord Sandrigham est mort d'une chute de cheval, c'est une femme à accidents. Elle a marié ses filles selon son cœur (ce sont des ennemis qui l'affirment) et ses gendres vivent à demeure chez elle tous les hivers; c'est la maison la plus hospitalière de la côte, et quelles serres d'orchidées! Elles coûtent bon an mal an près de quarante mille francs d'entretien; il faut absolument aller chez Lady Sandrigham.

Nous irons donc, mais remettons la présentation, je ne me sens pas en forme aujourd'hui. Et ce vieux beau, campé comme un cavalier d'Antonio le More, tudieu! Il ne lui manque que la cape et la fraise, et quel regard. Un vrai portrait des Ufizzi. Un prince italien pour le moins?

—Pis, Sicilien. A éviter. Sans fortune, vit d'expédients, est l'homme de toutes les combinaziones et dangereux comme l'aqua-tofana, est soupçonné d'avoir un peu hâté la fin de la vieille comtesse Meningen, une ancienne dame d'honneur de la Cour d'Autriche, qui raffolait du prince Grégorino. Il l'avait emmenée en Sicile pour l'épouser dans la chapelle Palatine, elle n'est jamais revenue de Palerme.

—Et il vit, ce beau prince Ruffiano?

—D'une vieille danseuse, la Merutti de la Scala de Milan, une épave de Nice, qui le tient par les petits plats italiens qu'elle lui confectionne dans son troisième de la rue d'Amérique, là-bas dans le quartier de la Gare; mais il la bat comme plâtre, la povera, et la trompe avec toutes les souillons des brasseries voisines; d'ailleurs spirituel comme Goldoni lui-même et plein d'anecdotes, un charmeur...

—Nous l'éviterons donc. Et ce jeune homme là-bas, appuyé en cariatide au chambranle de la cheminée, l'air d'une élégie et d'un mal blanc avec ses yeux liquoreux et sa pâleur bouffie?

—Jacopo Amforti, un poète corse, fumeur d'opium pour la galerie, vit en concubinage avec une coiffeuse, professe le dédain de l'argent, des plaisirs et des femmes et se fait nourrir dans les bars: il dirige un petit journal. Condamné deux fois pour diffamation.

—Et vous le recevez?

—Il faut bien, il nous traînerait dans la boue. Nous lui faisons faire par an deux conférences à cinq louis et lui prenons dix abonnements, coût quinze louis. Et l'on dort tranquille.

—Tout un an.

Dans le salon, d'autres femmes évoluaient et d'autres hommes aussi, redingotes et jaquettes du côté mâle, longues pelisses de zibelines ou lourds manteaux bossués de broderies pour le beau sexe. La glace sans tain d'une grande baie vitrée encadrait les groupes d'un mouvant et réel décor: un enchevêtrement de palmiers, de roseaux d'Espagne et de glauques agaves, dominés par les cimes tournoyantes de hauts cyprès secoués par le mistral; car le mistral faisait rage pendant cette matinée offerte aux hiverneurs de la Riviera dans cette ville de la Pointe Saint-Jean; et sur un ciel froid de bourrasque, se rebroussait, luisante et convulsée, la verdure en émoi d'une forêt d'oliviers.

Oh! ce moutonnement blêmissant et bleuâtre de trois hectares de vergers siciliens! Leurs frissons argentés descendaient en lueurs courtes jusqu'au bleu de la mer. En face, le rocher l'Eze, la cime de la Turbie avançaient leurs éperons dans la turquoise liquide des golfes, et jusqu'à la pointe de l'Italie, délicieusement atténuée et lumineuse, c'était, surplombée par la crête énorme du Carnier, une courbe héroïque de caps et de promontoires. Au fond de la baie, le rivage de Beaulieu s'émaillait de villas.

—Pourquoi me gâtez-vous ce paysage, disais-je au fils de la maison, vous m'attristez avec vos racontars. Avouez-moi que vous vous êtes payé ma tête, d'ailleurs comment ces gens-là seraient-ils chez vous? Votre père ne supporterait pas toutes ces tares.—Des tares! mais cela n'a aucune importance ici, et puis il est très possible que ce soit des calomnies. La médisance est dans l'air du pays, il y a une poussée de sève et une générosité du sol qui font fleurir les aventures dans le passé des gens, comme, les anémones aux talus et aux noms roturiers des titres de noblesse. La marquise de Penafiore est peut-être une très honnête femme, lady Sandrigham n'a sans doute jamais assassiné aucun mari et il est plus que probable que le grand-père de Dombrokine n'a jamais dévalisé personne; mais cela fait plaisir à tout le monde de rapporter et de colporter ces petites histoires, cela amuse qui les écoute et on a l'air bien informé. Du reste, cela n'empêche personne de les recevoir, au contraire. Cela ajoute au prestige des gens: un passé criminel est une telle auréole. La Riviera est le pays des légendes; jamais mauvaise réputation n'y a nui à personne. On y est curieux de scandales et avide de nouveautés; une presse spéciale y vit aux frais des imbéciles et l'audace y tient lieu de solvabilité et d'orthographe. Les diffamations y ont si peu d'importance, que les tribunaux mêmes ne poursuivent pas. Ce sont propos de bals masqués; et pour cause, car s'il fut jamais société extravagante et drôlatique à faire pouffer même un mort avancé, c'est bien celle que l'on rencontre ici, de Saint-Raphaël à Menton, en comptant Antibes et le Cap Martin.

Toutes les folles et tous les fous de la terre, tous les déséquilibrés et tous les hystériques se donnent ici rendez-vous, oui, tous en vérité. Il en vient de Russie, il en vient d'Amérique, il en vient du Thibet et de l'Afrique australe; et quel choix de princes et de princesses, de marquises et de ducs, les vrais et les faux, les plus solidement rivés dans l'opinion publique comme les plus notablement compromis! Et que de Majestés, les régnantes et les déchues, les celles en exil, les déposées et celles à la veille de l'être! les rois sans liste civile et les ex-reines encombrées de budgets, les vrais budgets, ceux des économies du règne. Et que sais-je encore! toutes les unions morganatiques, toutes les anciennes maîtresses d'empereurs, tout le stock des ex-favorites! Et des croupiers épousés par de millionnaires Yankees, et des tziganes enlevés par des princesses, et des ex-marmitons devenus secrétaires de princes, et des pianistes déconcertants pour tous les concerts intimes, Liszt, Franck et Chopin toutes les phtisies roucoulantes de Schumann, des artilleurs aimés par de grandes tendresses, des cochers pour baronnes moscovites et des Alpins pour boyards nihilistes, théosophistes et voyageurs; et là-dessus quel inénarrable lot de vieilles dames! les vieilles dames!!! Et Vanonges scandait les mots: les vieilles dames!

La Riviera est leur patrie imméritée; nulle part vous ne rencontrerez pareille collection de jeunes centenaires et d'autruches pavoisées. Certains matins soleilleux de la Promenade des Anglais valent les fresques d'Orcagna au Campo Santo de Pise. Pas besoin d'aller en Italie, vous avez ici le même ciel et les mêmes ostéologies récrépites à neuf, retapées et fardées. Le climat les prolonge, mais notre œil en souffre. Et certains soirs, à l'Opéra de Nice donc, il y a des entr'actes où la salle apparaît macabre avec tous ces siècles dans les loges entassés. C'est à croire qu'on ne ferme pas les cimetières, la nuit, et que les macchabées s'en échappent; et le maquillage de ces belles ancestrales! Il y en a de si blêmes sous leurs bouclettes blondes qu'on les croirait poudrées avec de la râclure d'ossements; mais leurs modes sont si charmantes et leurs diamants d'une eau si pure qu'il faut bien leur pardonner. Toutes, du reste, sont nobles: baronnes, vicomtesses, comtesses et marquises. Voyez ici chez mon père, sauf Amforti et vous, nous sommes tous titrés. O Riviera, Riviera, bleu paradis des rastaquouères et des déséquilibrés, les faux nez y fleurissent encore plus que le mimosa, les faux nez et les faux noms et les faux titres. Cela nous vient en traversant le Var, ce Rubicon des Alpes-Maritimes.

A part cela, le pays est divin; il le serait peut-être moins sans cela. C'est l'ombre nécessaire au tableau, bien petites ombres dans l'étincellement de lumière et les immenses nappes de ciel de ce prestigieux climat. Attendez seulement un mois, quand les amandiers seront en fleurs et que le bleu du large s'éclaboussera de floconnements roses qui seront autant de branches de pruniers et de pêchers; c'est alors que vous sentirez monter des golfes et des promontoires la poésie virgilienne de nos vergers d'oliviers. Avril sur la Riviera! Ah! la silhouette violâtre du rocher d'Ezet et du Carnier, les arabesques d'or de l'Estérel dans le couchant, là-bas, à l'extrémité de la baie des Anges, la nostalgie des voiles latines tachant de rouille l'horizon, et sur le bloc des môles cette eurythmie antique: les pieds nus des pêcheurs! C'est alors que vous les retrouverez à tous les tournants de route, les coins d'Italie, de Sicile et d'idylles dont nous portons en nous le rêve ou le souvenir. Avril, quand les affreux Cooks du carnaval ont disparu, emportés par les derniers trains de plaisir et que les Altesses sont signalées. Avril, quand Édouard VII à Cannes et Léopold à Beaulieu déchaînent à toute vitesse, le long de la Corniche, toutes les courses à l'abîme des grands automobiles.

Martingales et poudres de riz, soda-water et relents de pétrole, cake-walks, gigues et tarentelles, tableaux vivants et premières de Gunsbourg, comptes rendus du Petit Niçois, de l'Éclaireur et du Monde Élégant, annonçant vingt-cinq matinées par jour et, le soir, les cinquante débuts de cinquante chanteuses mondaines toutes étrangères, de Boston, de Milan, de Varsovie ou de Berlin; réceptions annoncées, clamées et réclamées de toutes les noblesses d'hier, d'aujourd'hui et de demain; soirées privées et bals d'hôtels, prose enchantée du Nice littéraire et du Petit Monégasque célébrant l'arrivée du trust de charbon, du roi du cuivre et de l'empereur du bœuf salé, iris noirs de Suze, iris verts de Menton, œillets du Var et violettes de Parme, c'est alors que toute la Riviera flamboie, rutile, grouille et poudroie dans de la clarté, dans du vacarme, dans des parfums et du mistral.

O les grandes orgues du vent dans les sapins du cap d'Antibes et les élégies de Mme de Montgommery à travers les chines verts du cap Martin!


AME DE FEMME


I

SUITES DE VEGLIONE

—Tu n'es pas encore couchée, grand'mère? A ton âge? Tu vas prendre mal.—Les cimetières sont donc ouverts la nuit?—Le service de la voirie est bien mal fait!—Il n'y a pas de police de morts, à Nice?—Un beau domino, mais un fichu corset.—De 1840 au moins? Il date.—Madame est riche.—N'ôte pas ton masque! Comme tu regardes les hommes, mâtin! quels yeux!—Ceux de ton temps étaient mieux, avoue-le.—Combien tu regrettes... Ton temps perdu.—Laissez donc, madame en guette un petit de son âge.»

Les sarcasmes pleuvaient sur le domino réfugié, cerné, acculé dans un angle du couloir. C'était au dernier veglione de Nice: une bande de joyeux fêtards avait fait cercle autour du camail et de la robe de moire d'un masque hermétiquement clos: deux tours d'Alençon soigneusement ramenés et rabattus sur un loup, dont le satin jaune luisait.

La femme qui se dissimulait sous ce double voile n'était pas, ce soir de mardi gras, en quête d'aventure. Engoncée de soie roide, la taille volontairement volumineuse... et méconnaissable sous les plis d'un domino ample, le masque dévisageait obstinément tous les hommes et d'un œil de policier fouillait les recoins de la salle et des couloirs. L'inconnue allait, uniquement préoccupée de découvrir quelqu'un, et ce quelqu'un, le hasard s'obstinait à ne pas le mettre sur ses pas. Déjà depuis deux heures, le domino jonquille rôdait inquisiteur, en arrêt devant tous les groupes, inventoriant dans un forcené pourchas les consommateurs du buffet, les flirteurs du foyer et les danseurs du bal.

Son manège avait fini par intriguer quelques habits noirs. Indifférente à toutes les attaques, à la moindre tentative d'emprise la femme se dégageait prestement, glissait comme une anguille entre les mains fureteuses, et, murée dans son silence, poursuivait sa chasse à la porte des loges et dans les plus infimes couloirs.

Piqués au vif, quelques noceurs avaient résolu d'en avoir le cœur net. Ils avaient guetté le domino jaune et, le cernant au bas d'un petit escalier, l'avaient acculé dans un coin. Le domino était devenu cible, on le criblait maintenant de saillies mordantes. La main finement gantée, l'étroitesse du pied moulé dans les jours d'un bas de soie noire avaient trahi une élégante. La femme traquée ne disait pas un mot: à petits coups cinglants d'éventail elle décourageait les mains entreprenantes et tenait en respect les oseurs: mais aux pires hypothèses sur son physique et sur son âge elle opposait un mutisme obstiné. En vain la lâcheté des mâles surexcités l'insultait-elle maintenant à cœur joie; la goujaterie de ses agresseurs ne faisait pas tressaillir un pli du domino. Seulement, parfois, sous les dentelles et le satin du loup deux yeux d'acier flambaient étrangement.

Des gens avaient fini par s'attrouper autour de ce combat d'une femme isolée contre huit hommes, et de Bergues avait fait comme les autres, curiosité ou désœuvrement, dans la tristesse tumultueuse et morne de ce bal.

D'autres dominos s'étaient mis de la partie: «Démasquez-le, braillait une fille à demi-nue dans les velours ciselés et les brocarts déteints d'une dogaresse de louage, c'est un homme! Démasquez-le!» Et chatouillée par deux cavaliers à faux nez, la Vénitienne d'occasion se renversait et s'offrait avec un rire hystérique.

Le domino se taisait toujours, mais les ripostes de son éventail étaient devenues rageuses. Un énervement gagnait l'inconnue, ses coups maintenant faisaient mal.

«Tu te fâches...», mais, bousculant le groupe qui l'emprisonnait, la femme venait de se frayer un brusque passage vers deux dominos de satin blanc, tout à coup surgis à la porte du foyer. Depuis leur apparition, ses étranges yeux clairs ne quittaient plus le couple.

Le domino jonquille allait droit à eux et d'un geste emporté, sans que rien n'eût fait prévoir une telle violence, en un clin d'œil arrachait aux deux déguisés leurs loups. Démasqués, les deux dominos, un jeune homme et une jeune femme demeuraient figés de stupeur. C'était un tollé général. On huait l'incorrection du domino jonquille.

La femme qui venait de commettre cet acte inqualifiable, balbutiait, tremblante et d'une voix étranglée: «Pardon, pardon, je me suis trompée.» Le couple qu'elle venait d'insulter si gravement n'était pas celui qu'elle cherchait; mais le public n'admettait pas sa méprise. Celle qui venait de s'en rendre coupable était assiégée, insultée, molestée par la foule; on s'ameutait dans les couloirs.

«Démasquez-le, démasquez-le, braillaient des voix devenues peuple, c'est un homme!» Déjà des mains se tendaient vers les dentelles et le loup du masque.

La femme, atterrée, ne se défendait plus. De Bergues, poussé maintenant au premier rang des curieux, lisait dans la pâleur des yeux devinés un tel effroi, une telle détresse qu'il s'en sentait tout remué. Il écartait les agresseurs, et, s'emparant du bras de la misérable: «Laissez, je connais madame. C'est une malade, une malheureuse malade. De grâce, messieurs, un peu de courtoisie, ne molestez pas une femme... Vous étouffez madame! je vous garantis que c'est une femme...»

L'assurance de son ton, son encolure et sa prestance en imposaient; la voix de de Bergues faisait taire les murmures. De vagues engueulades, des gouailleries de bal masqué s'éteignaient dans une rumeur.

Le domino jaune avait posé son bras sur celui de de Bergues. «Appuyez-vous sur moi, madame, soyez sans crainte. Où dois-je vous conduire?—A ma voiture, répondit moins une voix qu'un râle, le numéro 1.229.

La femme maintenant défaillait: de Bergues devait la soutenir. Il descendait lentement l'escalier, un chasseur hélait le fiacre, le jeune homme mettait le domino en voiture.—Votre nom, votre carte, monsieur, implorait un souffle, que je sache au moins à qui je dois... Merci, merci. Voulez-vous dire au cocher de retourner où il m'a prise, à l'hôtel d'où je viens.»

Et la portière se refermait sur l'inconnue.

De Bergues avait tout à fait oublié cette aventure, quand, à trois semaines de là, le courrier du matin lui apportait une longue enveloppe de bristol résistant et bleuâtre timbrée d'argent mat; l'écriture lui était complètement étrangère.

Le jeune homme faisait sauter le cachet.

La Pergola. Antibes.

La duchesse d'Eberstein-Asmidof serait heureuse de recevoir M. Henri de Bergues à la Pergola. Elle lui serait même reconnaissante de vouloir bien ne pas trop différer sa visite. La duchesse sera chez elle le lundi, le mercredi et le vendredi de la semaine prochaine, de trois à sept. M. Henri de Bergues sera le bien venu. Inutile que M. Henri de Bergues prévienne la duchesse de sa visite. On ose absolument compter sur lui.

Le billet laissait le jeune homme rêveur.

La Pergola, la duchesse d'Eberstein-Asmidof.

De Bergues ne connaissait que trop de réputation la châtelaine de la Pergola. Ses déportements étaient depuis dix ans la fable et le scandale de la Riviera; le domaine d'Antibes avait lui-même sa légende.

On y montrait la place où le comte Zicco, un des amants de la duchesse, s'était tué dans une chute de cheval, et cela dans une des allées du parc. La monture emballée avait buté contre un cactus géant, et l'homme désarçonné, pris entre sa bête et les dards onglés et coupants de la plante, était mort. La duchesse avait fait enterrer son amant à la place même du désastre. En Riviera on ne refuse rien aux millions et surtout aux millions des personnalités princières, et la duchesse était par sa mère une Scatelberg-Emerfield.

De branche allemande, elle avait épousé à seize ans le duc d'Eberstein-Asmidof qu'on disait impuissant. Les Asmidof n'avaient pas d'enfants. A la cour de Finlande on avait tout d'abord excusé les écarts de la jeune femme, mais le scandale de ses caprices avait pris un tel retentissement, que le grand-duc régnant avait dû prier le jeune ménage d'aller donner ailleurs le spectacle de ses fantaisies.

La Riviera en avait hérité. Depuis dix ans cette Allemande, qui devait avoir maintenant dépassé la quarantaine, trouvait moyen d'étonner la Côte d'Azur; et la côte est pourtant assez blasée sur les excentricités de ses hôtes.

Le duc d'Eberstein n'existait pas pour sa femme. Musicien accompli, piqué même de la folie de la composition et tout acquis à la manière de Wagner, il passait ses journées et une partie de ses nuits à élaborer de pénibles opéras que ne montait pas Monte-Carlo. Sa femme n'existait pas pour lui. Toutes ses préférences étaient pour l'harmonie, le contre-point, la fugue et quelques vagues compositeurs ou musicastres qu'il hébergeait à tour de rôle à la Pergola, jusqu'à concurrence de quelque nouveau favori, car les engouements du duc étaient plutôt brefs.

Ceux de la duchesse avaient plus de durée. Cette Allemande était une passionnée, mais elle avait la main malheureuse et ses amants avaient des fins assez tragiques. Ses amants... c'est-à-dire on en citait deux, le Hongrois, le comte Zicco, mort si malencontreusement à la Pergola dans une promenade matinale, et le beau chevalier Contaldini, tombé dans une crevasse pendant un séjour du duc et de la duchesse à Saint-Moritz. Le nouvel amant accompagnait, cet été-là, le couple dans les Alpes.

La duchesse était, bien entendu, étrangère à tous ces trépas, et jamais un soupçon ne l'avait effleurée, mais elle en gardait une auréole sinistre. Dans le pays cette exsangue et maigre duchesse Wilhena passait pour avoir le mauvais œil. On lui prêtait d'autres aventures.

Un dimanche de Carnaval, où elle s'était risquée sous le loup dans les rues de Cannes et s'était mêlée au corso populaire, en quête, on le voulait..., d'émotions anonymes, elle aurait été reconnue et démasquée par des pêcheurs. L'intervention de la police l'avait seule préservée de l'insulte.

Qu'y avait-il de vrai dans tout cela? L'amant actuel de la duchesse, un Américain à peau blanche tacheté de son, master Thomas Barret, un roux râblé à mufle de dogue avec, dans les yeux bougeurs, la clarté d'eau de deux étranges prunelles vertes, la désespérait de ses frasques et lui coûtait des sommes. L'Américain était coureur et joueur. La misérable était folle de cet amant, le dernier peut-être, car la duchesse n'avait jamais été jolie, et maintenant la quarantaine l'alourdissait. Les sports, le surmenage d'une vie sentimentale et nerveuse, ses coups de tête et de cœur avaient brouillé son teint, flétri ses yeux. Elle se cramponnait à cet ultime amour avec l'énergie désespérée d'une femme qui se noie et n'en était plus à se compromettre. Elle avait déjà tout osé, tout commis pour ce beau Saxon au mufle carré et court.

C'est à tout cela et à bien d'autres choses encore que songeait de Bergues dans le rapide de Nice à Cannes. Il le quitterait à Antibes pour se rendre à l'invitation de la duchesse.

Il s'était enfin décidé à tenter le voyage; une certaine appréhension lui étreignait l'estomac et, plus ému qu'il n'eût voulu se l'avouer, le jeune homme se laissait secouer par la trépidation des freins en se demandant qu'est-ce que pouvait bien lui vouloir l'Allemande de la Pergola.

Sa fatuité n'allait pas jusqu'à redouter pour lui un caprice de l'Altesse. Tout enchanté qu'il fût de sa personne, de Bergues était édifié sur son physique; il n'avait ni l'élégance rare d'un Zicco, ni les yeux admirables d'un Contaldini, ni le rable prometteur d'un Barett... mais tout de même, est-ce qu'on pouvait savoir avec ses créatures! Et décontenancé, de Bergues sentait sourdre en lui des effarements de Joseph.

«Antibes, trois minutes d'arrêt.»


II

UNE AME DE FEMME

De Bergues traversait une enfilade de vastes salons; les mollets cambrés d'un laquais en bas de soie le précédaient; des escarpins à semelles feutrées glissaient sans bruit sur les parquets luisants, miroités de reflets. Des losanges et des rosaces, bois de rose et bois des îles, aggravaient encore la solitude des pièces. Un valet de pied, debout contre une porte, en ouvrait les battants et introduisait de Bergues dans un fumoir.

C'était une haute salle en rotonde et qu'une immense glace sans tain éclairait toute, une glace incurvée, dont l'épaisseur épousait la courbe de la muraille. Le bleu du ciel et le bleu du large entraient à la fois par la baie, on se serait cru en pleine mer. Cette chambre de bord était meublée de confortables sièges anglais, divans de cuir et fauteuils de Maple. Il y régnait une atmosphère de maryland, de tabac turc et d'opoponax; des très beaux tapis d'Orient, fond rose et fond vert, et, sur une lourde table d'acajou, d'énormes roses Paul Néron dans une buire de cristal étaient le seul luxe de ce fumoir.

De Bergues le parcourait d'un regard et presque en même temps une porte latérale s'ouvrait à gauche, livrant passage à une femme. Elle entrait d'un pas délibéré, presque masculin et tendait la main au jeune homme: «Merci d'être venu, monsieur, et pardonnez-moi la liberté grande que j'ai prise en vous priant de venir ici; mais je tenais à vous remercier d'une précédente courtoisie. Vous n'êtes pas inconnu pour moi». Et la duchesse, se laissant tomber dans un fauteuil de cuir, invitait de Bergues à s'asseoir.

Tout cela avait été si prompt et si imprévu, qu'il avait à peine eu le temps de l'examiner. La duchesse avait croisé négligemment une jambe sur l'autre dans une pose abandonnée et virile et se prêtait maintenant à l'examen. C'était une grande femme aux épaules carrées et aux hanches absentes, bâtie comme un uhlan et qui n'avait plus ni fraîcheur ni jeunesse; le teint gâté par le grand air, les paupières meurtries et les lèvres fanées par la fièvre achevaient la disgrâce d'un visage chevalin, mais elle avait des mains admirables, des mains longues et blanches aux doigts fuselés, sans un joyau d'ailleurs...; et ses cheveux, tordus en câble sur une nuque violente, étaient d'un or solide et lourd. Coiffée par eux d'un casque de métal, la duchesse étonnait par le contraste de sa face sombre avec la clarté de cette coruscante toison.

Plus on la regardait, plus on voulait la regarder. Sa laideur n'était qu'apparente. Une souplesse de félin animait et brisait ce corps un peu massif de jeune guerrier; la vivacité de ses gestes, leur brusquerie voulue n'en excluaient pas une langueur passionnée et même dans son attitude garçonnière de sportswoman aux jambes croisées, il y avait comme une ardeur offerte.

Elle était sans grâce, mais non sans charme, inattendue et déconcertante. Ses moindres mouvements avaient de la race et, si la face ravagée et vieillie accusait plus de quarante ans, d'inoubliables yeux vivaient sous ses paupières lasses, des yeux gris et changeants, couleur de sardoine, cette pierre étrange dont l'éclat s'avive dans l'eau. Il y avait dans les prunelles de la duchesse comme une flamme sourde et, quand elle les posait sur vous, c'était la sensation d'une brûlure sur la peau et d'une cuisson au cœur.

Il y eut un silence. La duchesse avait baissé les yeux pour mieux laisser de Bergues la contempler. Elle les relevait brusquement et, les plantant hardiment dans ceux du jeune homme: «Vous ne me reconnaissez pas?» Et sa voix sifflait un peu ironique. «Il faut croire que j'étais bien masquée. Je ne veux pas laisser plus longtemps d'équivoque entre nous, monsieur, je suis le domino du dernier Veglione, le domino jonquille, que vous avez si spontanément et si généreusement défendu contre la goujaterie du public des couloirs. Vous avez été tout simplement héroïque, monsieur, ne vous défendez pas; car, en vous interposant entre moi et la foule, vous affrontiez le pire des dangers, le ridicule. J'étais grotesque, je le sais, volontairement grotesque, je ne voulais pas être reconnue et, quand les hommes d'esprit de cette morne fête me traitaient de travesti et de vieille femme, rien ne me rassurait plus que leurs stupides attaques. Elles me prouvaient combien j'étais loin de leur pensée: mon incognito était bien gardé, mais ces deux dominos blancs sont passés, j'ai cru reconnaître le couple pour lequel j'étais venue, j'ai perdu la tête et j'ai risqué ce malheureux geste. Ce geste a déchaîné la foule et sans vous j'étais perdue. J'ai vu le moment où j'allais être démasquée, déshabillée peut-être par des mains féroces de manants et de mufles et j'ai connu le frisson des misérables femmes tombées au pouvoir de l'émeute, les jours de fureur populaire. Quand, fendant le flot des masques, vous m'avez pris le bras pour me tirer de cette impasse, saviez-vous à quoi je songeais, sous mon loup et mes dentelles? C'est fou et c'est ainsi: à la princesse de Lamballe égorgée par les Septembriseurs; oui, dans ce Veglione, c'est la princesse de Lamballe, assommée et dépecée au seuil de la Force, dont la vision s'imposait obsédante au milieu de toutes ces faces gouailleuses et de ces masques ricaneurs.

«... Et vous, vous êtes venu. Seul entre tous, vous avez deviné mon affreuse détresse, mon angoisse et ma terreur! J'étais si malheureuse ce soir-là, si malheureuse! Et sans me connaître, mais ému de pitié pour l'être douloureux que vous deviniez en moi, vous avez tenu tête à ces brutes, vous avez dit... ce qu'il fallait dire, je ne sais plus quoi et vous m'avez offert votre bras... et le cauchemar s'est dissipé et, vingt minutes après, j'étais à mon hôtel; en sûreté et je pouvais croire que j'avais fait un mauvais rêve... et voilà pourquoi je vous tends mes deux mains, monsieur, en vous disant merci du fond du cœur.»

La duchesse s'était levée et avait pris les mains de de Bergues dans les siennes.

Elle le regardait de haut en bas, le dominant de tout son buste et semblant jouir de sa confusion. «Et nous pourrions en rester là. Vous m'avez sauvée, je vous ai remercié. J'ai tenu à le faire de vive voix et chez moi; le valet de pied pourrait maintenant vous reconduire et tout serait dit, l'aventure serait terminée. Quand vous m'avez délivrée de toute cette racaille, vous ignoriez que vous preniez la défense de la princesse d'Ebernstein Asmidoff. Votre pitié d'homme et votre courtoisie de galant homme vous ont seules poussé à cet acte... Mais je ne me croirai pas, moi, une Scaterberg-Eberfield, si je m'en tenais là.» Et sur un mouvement irréfléchi de de Bergues. «Vous saurez pourquoi j'étais à ce bal, et d'autres choses encore. Il me plaît de me confesser un peu à vous, je suis protestante et j'ignore la confession. Oh! ce n'est pas que je veuille me justifier. Toute gâchée que soit ma vie, tout ce que j'ai fait, je le referais encore si la chose était à refaire, mais cela me soulagera de causer un peu avec vous; cela débridera l'abcès comme disent les chirurgiens. Si je vous prends comme confident, c'est que dans ma vie déjà longue de femme de quarante ans, vous êtes le premier galant homme et le premier honnête homme peut-être qu'il m'ait été donné de rencontrer, oh! je n'excepte même pas le duc. Avant votre rencontre (j'ai eu des amants, pourquoi m'en cacherai-je, toute l'Europe le sait, et ceux, que j'ai eus dans ce pays, ont pris soin de le clamer sur la Riviera). Avant votre rencontre, tous ceux que j'ai connus: des poupées, des ruffians ou des goujats... Je suis mal mariée, je ne suis pas jolie, j'ai des millions et je suis née indépendante, le duc me laisse libre de mes actions. Vous jugez de ma vie, moi qui eusse été une épouse et une mère admirables si j'avais eu un mari et des enfants... Le duc n'est qu'un musicien, n'insistez pas. Oui, c'est ainsi. Des cerveaux vides et de gros appétits de plaisir et d'argent, voilà ce que j'ai trouvé toujours autour de moi. Et la présence de tels êtres dans mon ombre est logique: ma naissance et ma situation ont fait de moi une proie...

«Tayaut! En chasse! la meute des bas instincts est accourue, toutes les convoitises allumées me traquent et m'ont traquée, c'est la curée de la duchesse d'Ebernstein Asmidoff. On me dit si follement généreuse, n'est-ce pas, monsieur?»

Et sur un geste de de Bergues: «Ne protestez pas, vous connaissez Thomas Barett, l'Américain que l'on me prête pour amant et qui l'est en effet. C'est pour lui que j'étais à ce Veglione. On m'avait prévenue qu'il y serait avec une autre femme, et une femme jeune, jolie, et qu'il désire et qu'il aime, car moi... On n'aime pas la duchesse d'Ebernstein, on en est l'amant. Oui, c'est ainsi, je n'ai aucune illusion sur Thomas Barett, je le méprise et je l'adore: c'est de la bassesse, mais c'est aussi de l'amour. Le mépris n'exclut pas la passion, au contraire, et les manuels d'éducation pour jeunes filles établissent seuls qu'on ne peut aimer que ce qu'on estime: leçons de cithare et romances sans paroles de Mendelssohn, cela est du même bateau, comme vous dites dans votre argot français.

«Donc, j'aime Thomas Barett, je l'aime follement, éperdument, avec la frénésie d'une femme qui se meurt, car, après lui, je le sens, je n'aurai plus le courage de renouer une autre intrigue. Les miroirs ne mentent pas, je sais quelle figure m'a faite l'amour de l'amour. Après Barett, que je chéris lâchement pour tout le mal qu'il me fait, je n'aurai plus de liaison et je glisserai froidement au libertinage: ce sera la passade à l'heure ou à la nuit avec les croupiers de cercle, les musicanti, les cochers de grande remise et les coureurs de vélodromes, clientèle habituelle de toutes les vieilles belles échouées en Riviera.»

Et avec une flamme bleue dans ses prunelles apparues agrandies, toute sa pauvre face transfigurée par la passion: «Aussi, quand le lundi gras, un billet anonyme me prévenait que Thomas Barett, que je croyais à Paris (il avait pris congé de moi le samedi) se cachait à Nice avec une jeune maîtresse, qu'ils y suivaient les fêtes du Carnaval et assisteraient le mardi au Veglione de l'Opéra, tout mon sang ne faisait qu'un tour.

«Le billet donnait le détail de leur journée de la veille. Ils avaient été à la Redoute après avoir suivi dans la journée la bataille des confettis. On ne savait où ils étaient descendus, mais une indiscrétion de costumier avait révélé la couleur des dominos qu'ils porteraient au Veglione du mardi. Barett et son amie seraient en satin blanc fleuri d'œillets et de mimosas. La lettre était signée: Une femme qui se venge, car elle l'aimait comme vous.

Cette lettre! le cœur me chavirait sous les côtes en la lisant, et j'avais dans les veines le froid de la mort et la brûlure de la fièvre. Une angoisse m'étouffait, car cette lettre était la preuve de la double trahison.

«Trompée, certes, je savais qu'il me trompait depuis longtemps, mais pas avec cette duplicité et ce cynisme, dans le pays même, à une heure d'Antibes où personne n'ignore que cet homme est mon amant, et puis je le haïssais pour ce dernier mensonge, ce départ prétexté à Paris! Il avait menti comme une fille, lui que je croyais un homme; alors la fureur m'aveuglait; et décidée à tout, avide de scandale, je partais pour Nice, y descendais à l'hôtel et allais à ce Veglione. Vous m'y avez vue rôder, comme une bête blessée, au milieu des quolibets des couloirs; vous avez vu mon geste et vous avez deviné ma détresse, ma honte et ma douleur. Pourquoi reviendrais-je sur cette scène? Vous m'avez secourue, défendue, sauvée; votre bonté vous a averti, vous, et vous avez eu pitié de l'agonie d'âme que je traînais, ce jour-là, au milieu de ces viveurs.

«On m'avait dupée, bafouée, on avait tablé sur ma passion et ma jalousie; quelqu'un avait pris comme hochet et mon angoisse et ma peine. Et l'instigateur de cette abominable comédie, l'auteur de la lettre dénonciatrice, savez-vous où je le découvrais? Chez moi, le lendemain même, à ma table. A sa façon mielleuse de s'informer de ma santé, à son inquiétude affectée à propos de ma pâleur et de la cernure de mes yeux, à la joie mal dissimulée de son regard faux et cruel, je reconnaissais dans mon mari l'affreux mystificateur de la nuit. C'est le duc qui m'avait fait adresser cette lettre, je n'en pouvais plus douter. Le rayonnement de toute sa face de fourbe le trahissait encore plus que son effort d'obséquiosité. Ebernstein avait ajouté cette lâcheté à tant d'autres, car le duc... si vous saviez, si vous saviez...»


III

IDYLLE PRINCIÈRE

«—Le duc! mais il a été le mauvais génie de mon existence. C'est lui qui m'a faite ce que je suis! Son ombre a pesé sur toute ma vie. Si vous saviez, si vous saviez!...» La duchesse s'était levée et, appuyée des deux mains sur la table, regardait éperdument de Bergues dans les yeux, puis elle se laissait retomber sur le divan, le bras gauche posé sur un coussin; de la main droite elle s'appliquait sur la joue une grosse rose prise à la gerbe de la buire de cristal. Elle rafraîchissait ainsi aux pétales la fièvre de ses pommettes; la honte les avait faites brûlantes. Elle continuait de se tamponner le visage avec la fleur; et ce mouvement machinal, le jeune homme se souvenait l'avoir déjà surpris chez des êtres malades de la poitrine, à l'heure où monte la fièvre du soir.

«Je n'ai pas à me défendre, je ne cherche pas à me justifier, mais pourtant si j'avais eu un autre mari, je ne serais pas descendue où j'en suis... le Duc! Si vous connaissiez l'enfance que j'ai eue dans cette petite cour patriarcale et démodée de Scaterberg, notre éducation et nos jeux de jeunes filles à mes sœurs et moi... Mes sœurs! si vous aviez connu mes sœurs!.., leurs yeux plus grands que l'innocence, leur belle santé d'âme et de corps, leur gaîté de pensionnaires dans ce grand parc d'Emerfield où nous voulait libres et grandies en pleine nature un père imbu des idées de Jean-Jacques et demeuré, en plein XIXe siècle, enthousiaste des Confessions. Et ce domaine d'Emerfield, au cœur du Tyrol autrichien, ses horizons de montagnes et de forêts séculaires, son immense parc aux pentes boisées de sapins, qui descendaient à un petit lac, un lac moiré d'ombre aux eaux bleu paon, comme le Konigsee de Salzbourg, ces paysages de légende et de rêve que célèbrent tous les conteurs allemands, et les mœurs naïves des cœurs braves et simples que sont restés les montagnards de chez nous!... Dire que c'est dans cette fraîcheur et cet apaisement, parmi ces âmes robustes et saines, dans la gravité calme et souriante d'une vie contemplative que je suis née, que j'ai grandi, moi la duchesse d'Ebernstein-Asmidoff. Et le scandale de ma vie actuelle en Riviera a débuté par une enfance de princesse de conte, dans les parfums de résine et de menthe sauvage d'un parc héréditaire, parmi des reflets de neige et de bois de sapins, dans un pays de bûcherons, de pâtres et de chasseurs d'izards, au milieu du songe des lacs et du fracas des torrents!»

La rose rouge que la duchesse appuyait sur ses joues s'était effeuillée. Elle en avait pris une autre et en promenait avidement les pétales sur son visage brun. On eût dit qu'elle respirait le parfum du passé dans celui de la fleur et demandait à cette amie odorante et muette le courage de poursuivre. La duchesse continuait. «—Mes sœurs étaient autrement jolies que moi, mais je passais bien à tort pour la plus intelligente. J'avais surtout plus de décision, j'étais l'énergique de la famille. Il y a du sang espagnol dans notre branche, apporté là par une grand'mère, née Toloza-Cœli, et cette goutte de sang et de soleil, j'ai tout lieu de croire que c'est moi qui l'ai dans les veines. Mes sœurs étaient mélancoliques et douces, moi j'étais volontaire et taciturne et, petite fille, j'avais déjà ce teint de bile qui jure si violemment avec le blond de mes cheveux, et ces yeux d'orage qui autrefois furent beaux. J'étais aussi adroite à tous les sports. La décision de mon caractère, l'énergie que l'on me prêtait et ma réputation d'écuyère accomplie fixèrent le choix du duc régnant de Finlande: il demanda ma main à mon père pour son fils.

«Le duc héritier (il a abdiqué depuis en faveur de son frère) était un grand jeune homme blond, régulièrement beau de cette beauté classique qu'ont tous les Ebernstein. Le duc Otto n'avait alors que vingt-cinq ans, moi j'en avais dix-neuf. Le prince de Finlande était assez sauvage; il vivait éloigné des affaires avec une horreur marquée pour les fêtes de la Cour; il s'occupait passionnément de musique. Très artiste, son indifférence politique faisait craindre en lui une sorte de Louis II de Bavière, et l'assidue présence auprès de lui de Berkestoff, le compositeur russe, n'était pas faite pour endormir les appréhensions des siens. On redoutait fort à Milerschurt l'influence du favori.

«Une femme de tête était nécessaire auprès de ce duc indolent et chimérique et l'on songea à moi. Le duc Otto vint à Emerfield, invité par mon père à la demande du sien; il se présenta en fiancé et j'aimais de suite, moi, de toutes les forces de mon sang et de mon âme ce beau prince mélancolique à la stature de dieu scandinave, au profil grave et fier de héros danois.

«On nous maria...! Ce que furent ce mariage et la nuit de ces noces! L'une et l'autre appartiennent autant au drame qu'à l'opérette, tant le ridicule en fut tragique et déroutant... Le duc n'est pas même un vicieux, c'est pis. C'est un impuissant. Il y a dans le vice une fatalité et une tristesse qui peuvent émouvoir; et dans l'ardeur aveugle de certains aberrés à courir à leur perte apparaît parfois le grandiose des destinées inévitables, toute la détresse des tares héréditaires, magnifiées dans Euripide et Eschyle. Le duc n'est qu'un frigide, comme on disait au grand siècle, mais compliqué d'un exaspéré misogyne. Il a l'horreur et la haine de la femme, pis, il a horreur et la haine de l'amour et c'est là son crime, car sa tare physique et la lâcheté de son mariage, de ce mariage consenti pour complaire aux siens, je les lui aurais pardonnées si dès le premier jour il ne s'était acharné et complu à semer dans ma vie la ruine et le désespoir.

«Le baiser glacé dont il effleurait mon front, le premier soir au seuil de l'appartement nuptial, il ne le renouvela jamais. Je n'avais fait que changer de nom et de résidence et, de princesse de Scaterberg devenue duchesse d'Ebernstein, je n'en demeurai pas moins implacablement jeune fille. Quoique un peu déconcertée et surprise, je me serais résignée à mon sort, si les yeux moqueurs des autres femmes et les questions perfides des princesses ne m'avaient enfin avertie. J'étais seule, sans défense sur une terre étrangère, ou ma qualité d'Autrichienne était presque une offense; il ne me fut bientôt plus permis d'ignorer l'hostilité de la Cour.

«Echos de l'opinion populaire, certains journaux s'enhardirent jusqu'à l'insulte. On s'étonna de la stérilité de l'étrangère; le peuple réclama une grossesse. Je me cabrais et, enfin émue après dix mois d'affronts dévorés et subis, un soir je pris mon courage à deux mains et pénétrai chez le duc. Je l'informais de l'attitude des siens vis-à-vis de sa femme, et lui expliquais clairement ce que son peuple réclamait de moi.

«Je me souviendrai toujours de cette soirée. Le duc était dans son cabinet de travail, installé devant une table où il notait une fugue qu'il avait composée quelques jours auparavant. Je vois encore les grandes orgues régnant au fond de la pièce et leurs tuyaux argentés qui montaient jusqu'au plafond. Il ne levait même pas la tête et continuait d'écrire; je posais une main sur une pile de partitions et, pendant que la plume criait sur le parchemin, je lui exposais ma requête. Ma voix me semblait étrangement changée dans le silence. Le duc daignait enfin lever le front: «Des enfants, mais il ne tient qu'à vous d'en avoir, madame. Arrangez-vous en conséquence. Je vous laisse absolument libre, cela ne me regarde pas.»

«Il s'était mis debout, me faisait un grand salut et, traversant le hall, pénétrait dans sa chambre. Il en poussait le verrou.

«Je demeurai indignée, stupéfaite.

«Et alors... la déchéance commença. Le duc l'avait voulu.

«Ce fut d'abord lente, avec mille précautions et toutes les dérobades de l'hypocrisie, la première chute et le premier amant: un aide de camp de mon mari. Un étrange hasard m'en imposait depuis cinq mois la continuelle présence. Le comte Nurlo n'avait pour lui que sa prestance et sa moustache fine de bel officier. Il m'aima comme aux ordres et j'ai depuis soupçonné le duc de l'avoir posté là sur mes pas avec la consigne de devenir mon amant. Je me lassais vite de ce fantoche, j'étais ardente et volontaire. La révélation de l'homme avait éveillé en moi un tempérament. Après celui-là, ce fut un autre, je n'avais encore que de la curiosité, mais combien sensuelle; mais d'intrigue en intrigue et d'aventure en aventure, dans cette Cour ennemie et complice, j'aboutissais vite au scandale. Il fut immense, aggravé des rumeurs équivoques qui couraient sur le duc. Il venait d'imposer à l'Opéra de Milerschurt la dernière œuvre de Berkestorff. Une cabale s'était formée contre le favori. A la première représentation de son Néron, des sifflets et des huées accueillirent notre entrée dans la loge ducale. Claude et Messaline furent les noms dont on nous salua; le public avait adopté l'époque du drame. La force armée fit évacuer la salle, ce fut un esclandre européen.

«Le maître de la police fut destitué, mais le duc dut signer son abdication en faveur de son frère, et notre beau-père nous conseilla de voyager. En Finlande, les conseils sont des ordres. Les médecins prescrivaient le Midi pour le duc Otto. Surmené par les veilles et ses travaux de musicien, neurasthénique comme tout artiste, il était menacé de tuberculose et ne se rétablirait que sur la Riviera.

«La Riviera! Le duc accueillait la décision paternelle comme une délivrance; il avait horreur de la Finlande et de la vie grossière et dure de ce pays. Il avait toujours rêvé des ciels de soie et des horizons de golfes et de promontoires du lac méditerranéen.

«La Riviera! Je n'avais jamais pu, moi, prononcer ce nom sans évoquer des vergers d'oliviers, des jardins de cyprès tout foisonnants de lentisques et de palmes. La Riviera et ses bosquets parfumés d'orangers! La Riviera! Nous aurions pu être si heureux là, si mon mari l'avait voulu! La Riviera pour nous, avec notre fortune et la complète indépendance de la couronne abdiquée, mais c'était l'enchantement d'une vie quasi-féérique dans un jardin d'Armide, là devant cette mer fluide de clartés, dans ce décor d'apothéose.»

La duchesse s'était levée et, saisissant la main de de Bergue, l'avait brusquement entraîné devant la glace sans tain de la baie: La Pergola occupe la pointe du cap d'Antibes, et, de l'angle de la pièce où elle l'avait conduite, la masse de l'Estérel ravinée d'améthyste et crêtée d'iris surgissait, posée à plat sur une mer d'or pâle, avec la précision d'une découpure. Irréelle et chimérique, c'était une montagne d'écran japonais. Un ciel ardent et tendre, d'un rose de fleur de pêcher, flambait derrière l'arabesque violette, imposait dans le crépuscule une vision d'Extrême-Orient et par la glace sans tain, que la duchesse venait d'entr'ouvrir, une odeur vanillée et sucrée de jasmin montait, mêlée à des saveurs de sel; une treille enguirlandée de bégonias et de capucines courait autour de la maison; le soir la faisait fumer comme un immense encensoir: «La Riviera, le duc a trouvé le moyen d'empoisonner ce divin exil?»


IV

LE SECRET DE LA DUCHESSE

«Oui, ce pays est admirable. Ce golfe Juan et cette baie de Cannes dans leur cirque ouvert de montagnes, Alpilles en amphithéâtre aux cimes blanches de neige et groupes boisés de l'Estérel, tout cela vaut en effet la corniche Ligure de Gênes à Livourne, Rappalo, la Spezzia Nervi, les carrières de Carrare; et le golfe de Naples n'est pas plus beau que la baie des Anges, vue des hauteurs du Mont-Baron. Oui, cette Riviera est une côte enchantée malgré son pullulement d'hôtels et de villas, mais son climat est traître et meurtrier, et en vérité je ne sais si je ne dois pas maudire l'énervante douceur de ce ciel d'opéra.» La duchesse, debout dans l'embrasure de la baie, suivait d'un regard éperdu l'incendie du couchant et l'agonie de nuances, la changeante agonie de la montagne et de la mer. Elle continuait comme se parlant à elle-même:

«Cette Riviera!... C'est de notre arrivée en Riviera que datent mes malheurs. Qu'est-ce que les scandales de Milerschurt et d'Emerfield auprès de la vie que j'ai menée ici! En Finlande le duc était un mari indifférent et hautain. Occupé de choses d'art, à peine daignait-il s'apercevoir que j'existais, mais une fois dans cette terre promise et dangereuse de la Provence, un homme inconnu se révélait en lui, un tyran que je ne soupçonnais pas, un despote ennuyé et cruel, qui fait le mal pour le plaisir du mal et jouit férocement de la souffrance. Un satrape excédé perçait vite sous son masque de musicien épris de contrepoint et de fugue. Et ce furent toutes les lâchetés d'un Tibère, toutes les fourberies, toutes les férocités, toutes les complications bysantines d'une âme d'eunuque amoureuse de pièges et d'intrigues... et il n'était pas ainsi avant notre séjour à Antibes. C'est dans cette villa, à l'ombre découpée de ces treilles et de ces vergers d'oliviers qu'éclatait sa haine sacrilège de l'amour.

«Certes, la duplicité était en lui, mais ce climat l'exaspéra. C'est la mollesse de ce pays, qui dénoue d'abord la volonté comme une écharpe pour la tendre ensuite comme un arc, dans la sécheresse ardente de son mistral. C'est l'âpreté de ces jours de bourrasque et de poussière, la fièvre permanente bercée dans ces vagues sans flux et sans reflux et, par-dessus tout, ces effluves de caresses et rut éparses dans l'unanime consentement des choses et des êtres à l'amour, c'est toute cette nature complice qui, en exacerbant mes sens, redoublait chez lui la rage de son impuissance; et ce soleil menteur, à la fois brûlant et glacé, qui pompe le cerveau et détraque le système nerveux, voilà le grand coupable et, dans le drame où nous sommes tous deux acteurs, marionnettes aveugles avec des instincts pour fils, c'est le climat de ce pays qui joua le rôle de la fatalité.

«Le duc travaillait mal à Milerschurt. Ici, il cessa complètement de travailler. Il eut beau s'entourer de compositeurs italiens, d'organistes sans emploi et de vagues maîtres de chapelle, cette mer et ces montagnes annihilaient en lui toute imagination, toute puissance de labeur. Mais ce pays l'avait pris et, captif involontaire de son charme, il ne voulait plus le quitter. De cette incapacité au travail naquit mon infortune.

«Dans son oisiveté il conçut contre moi une effroyable rancune; toute sa veulerie s'aigrit en haine. Il envia mon bonheur, il envia jusqu'à mes amants. Lui, le misogyne et le frigide, à qui la nature a refusé la joie des possessions, il s'ulcéra dans sa solitude d'une hideuse animosité d'eunuque et d'impuissant.

«Moi, j'étais amoureuse et éperdument. Je n'ai connu vraiment la passion que dans ce pays. En Finlande mes aventures n'avaient été que des coups de dépit, des représailles fébriles d'épouse délaissée, des réponses du tic au tac à l'outrageante froideur de mon mari. Ici, seulement, je devins femme. Cette Riviera dont, jeune fille, je ne pouvais pas prononcer le nom sans un frémissement de tout mon être, ne m'avait pas déçu, la vision s'était réalisée, telle que l'évoquaient mes lointaines songeries d'enfant. La vie, que j'avais vécue jusqu'alors, m'apparut terne et grise, et c'est dans cette Pergola que l'existence commença vraiment pour moi. J'y aimai le comte Zicco et le chevalier Contaldini et ce furent là vraiment les deux grandes passions de ma vie.

«J'ai connu sous ces treilles de jasmin de Virginie et dans ces allées de cyprès d'inoubliables heures. Leur souvenir m'y fixe à jamais. Combien de fois j'y bénis mon exil et la décision du prince à qui je devais tout ce bonheur. J'y connus même la beauté, car, le croiriez-vous, monsieur, transfigurée par la passion, j'étais devenue presque jolie, oui, jolie dans la montée des sèves, la vibration de la lumière et l'épanouissement de tant de fleurs.

«J'avais compté sans la haine du duc. Il ne put supporter le spectacle de ma joie et je payais bientôt chèrement les heures d'ivresse qu'il m'avait permises en somme, puisque lui-même m'avait poussée aux aventures. Le duc me voulait bien mère, mais ne me voulait pas amante, et c'est l'amante seule qui s'était révélée en moi.

«Je vivais dans un tel éblouissement que je ne remarquais même pas cette animosité et cette envie embusquées et guetteuses. Ce fut, de la part du duc, une haine de prêtre et de vieille femme contre la jeunesse et l'amour, une haine ulcérée de rancœur jalouse qui attend son heure, patiente et épie. Je ne fus pas longtemps sans en ressentir les effets. Le duc savait où me frapper.

«Le comte Zicco était notre hôte. Le duc l'avait attaché à son service, il dirigeait le haras que nous possédions à Saint-Raphaël et dressait les chevaux de mon mari. Il m'accompagnait souvent dans mes promenades et me servait d'écuyer. A Emerfield, j'étais l'amazone de la famille. Le comte Zicco n'avait pas de fortune: le duc lui faisait vingt-quatre mille francs par an et j'en étais arrivée, dans mon amour aveugle, à une sorte de gratitude envers mon mari.

«Le 6 avril 1895, Zicco montait dans le parc un alezan hongrois qui m'était destiné. C'était une bête assez capricieuse, mais déjà assouplie par la main de Zicco qui la sortait tous les matins, depuis quinze jours. Tout à coup le cheval faisait un brusque écart et, prenant le mors aux dents, allait s'abattre contre une énorme touffe de cactus. On rapporta le comte dans un état lamentable, il avait la poitrine écrasée et mourut le jour même à cinq heures. Le duc assista à son agonie et je n'appris l'horrible événement que le soir, à mon retour de Cannes où je déjeunais ce jour-là. Ce fut le premier malheur abattu sur la Pergola.

«Ma douleur fut immense, j'en porte encore la blessure. Je demeurais un an confinée dans mon deuil. Puis le duc exigeait que je reprisse ma vie mondaine; la maladie que j'avais prétextée avait assez duré. L'Opéra de Nice montait la Transtévérine, du duc d'Ebernstein, et la Pergola devait se rouvrir aux invités pour une série de dîners et de réceptions nécessaires au succès de l'œuvre; je me résignais et m'attelais à la gloire de mon mari... Le soir de la première, le duc amenait dans ma loge le chevalier Contaldini... Six mois après, nous étions, Contaldini, le duc et moi, à Saint-Moritz. Le duc ne pouvait plus se passer du bel Italien, j'étais devenue sa maîtresse.

«Notre liaison dura plus d'un an. Contaldini habitait Monte-Carlo, nous nous rencontrions à Nice; mais ma santé était demeurée ébranlée de la catastrophe de Zicco et le médecin m'imposa de nouveau l'Engadine. Saint-Moritz nous revit le duc, le chevalier et moi.

«Le duc et Contaldini chassaient souvent dans la montagne. Accompagnés d'une escouade de guides, c'étaient moins des chasses que des excursions qui duraient parfois plusieurs jours. Un soir, le duc rentrait seul. Entraîné à la poursuite d'un chamois, le chevalier avait perdu pied au tournant d'une sente et roulé dans la précipice; le duc rentrait avec les guides pour chercher des échelles et des cordes et tâcher de retrouver le corps. Ils revinrent deux jours après, sans le cadavre. Contaldini avait dû glisser dans quelque ancienne crevasse. Le glacier le gardait. Nous partions le lendemain même pour Bayreuth.

«J'étais anéantie de désespoir, anesthésiée d'épouvante; ma stupeur était telle que je me laissais emmener; le duc retrouvait là tous les wagnériens des deux mondes accourus pour communier sous les espèces du Maître: on donnait la Tétralogie.

«J'étais tellement ivre de détresse que je suivis le duc au théâtre, j'aimais mieux tout que la solitude. J'assistai d'abord à l'Or du Rhin et le lendemain à la Walkure... La Walkure, je m'en souviendrai toujours. Malgré l'obscurité de la salle, c'est pendant cet opéra que j'eus tout à coup l'épouvantable conscience de la culpabilité de mon mari.

«C'était pendant le second acte, Sieglinde est pantelante, évanouie sur les rochers; au loin, dans les gorges rocheuses, la meute d'Huding aboie, les cors font rage et sonnent la curée des deux amants; le terrible motif du tueur de loups monte et grandit à travers les vallées, gagne les sommets et, comme une mer, emplit toute la scène. Siegmund s'élance à travers les blocs de granit, brandissant son épée, et répond à l'appel.

«Ce final du deuxième acte de la Walkure, c'est le triomphe de la vengeance du mari. Je sentais le regard du duc peser sur moi. La salle était bien sombre, mais, sous l'obsession de cet œil opprimant, une étrange clarté se fit soudain en moi; je vis le duc sourire et je compris!

«Je compris quelle main avait précipité la mort de Zicco et de Contaldini; et pourtant le duc n'était pas jaloux, je lui suis indifférente. Si le duc d'Ebernstein a tué mes deux amants, c'est pour le seul plaisir de me faire souffrir et de me voir souffrir... Cette cruauté, les Ebernstein l'ont tous dans le sang et une barbare étiquette la cultive soigneusement dans leur cœur. Oh cette cour de Finlande, où j'ai vu fouetter des pauvres petits enfants du peuple en présence de mes jeunes neveux, en exemple et en punition de peccadilles d'écoliers commises par les princes. Tel est le système d'éducation à la cour de Milerschurt, et je connais assez maintenant mon mari pour être convaincue du plaisir qu'il devait prendre enfant à ces corrections exemplaires.

«Lui seul a suscité les accidents qui m'ont deux fois atteinte et brisée dans Zicco et Contaldini, et ne croyez pas que mon chagrin m'hallucine! J'en ai eu les preuves depuis.

«Rentrée à Antibes, j'ai fait une enquête aux écuries, j'ai interrogé les palefreniers et les lads, j'ai été jusque dans un garage à Nice interviewer un ancien cocher devenu chauffeur et, à prix d'or, j'ai su, j'ai appris.

«L'alezan que montait Zicco, le matin de la catastrophe, avait été drogué; un mélange d'avoine et de graines de chanvre, trempées de champagne et d'eau-de-vie, avait été donné à la bête. L'homme qui a pu commettre cette infamie est capable de recommencer, n'est-ce pas? la mort de Contaldini le prouve. Néanmoins, le duc maintenant a peur, il se sent deviné, il se sent démasqué car, hors de moi à mon retour de Nice, le soir du jour où j'y appris la vérité, j'osais lui dire: «Arrangez-vous, monsieur, pour que mes amants ne meurent plus de mort subite, autrement je déposerai une plainte au parquet. Arrangez-vous aussi pour que je ne meure pas la première, car j'ai pris mes précautions et vous pourriez avoir des ennuis, et je le regretterai pour la famille des Ebernstein.»

«Et voilà pourquoi le duc se contente maintenant de fournir des maîtresses jeunes et jolies aux hommes que j'aime, en un mot à me suborner mes favoris et à me mystifier, et me pousser, folle de rage et de désespoir, au scandale dont vous m'avez sauvée, monsieur, la nuit du dernier Veglione.»


LA VILLA DES CYPRÈS


I

LA VILLA DES CYPRÈS

Nous revenions de la Mortola, la splendide propriété où lord Hambury dépense quatre-vingt mille francs par an; les quatre-vingt mille francs d'horticulteurs, de fleurs exotiques et d'arbustes rares, qui font de ce ravin sauvage, entre Vintimille et Menton, le plus admirable jardin d'Italie et même d'Afrique que puisse rêver le voyageur; la Mortola, Eden unique surgi entre l'Alpille et la mer à force de volonté et à coups de millions, la Mortola dont la somnolente et soleilleuse mollesse, dans l'engourdissement de tant de parfums et d'essences multiples, éternise aux pentes de la Riviera la magique vision d'un domaine de fées; la Mortola, jaillissante de tiges et d'ombelles et de palmes et de tant de cyprès échelonnés sur la soie bleue du large; la Mortola aux pelouses étoilées de tant d'anémones et d'iris violâtres, que l'Arioste y eût voulu le jardin d'Armide, et Botticelli le bosquet d'orangers de sa Primavera; la Mortola, immense bouquet de fleurs effeuillé dans la mer.

Nous revenions donc de la Mortola. Nous avions déjà dépassé le restaurant Garibaldi et descendions vers Caravan par la Corniche, et l'ombre avec nous descendait sur la route, creusant de traits profonds le ravinement des roches, au pied des petites maisons inondées de lumière de Grimaldi, le village italien, premier berceau des princes de Monaco. Grimaldi, Monaco! toute une Italie batailleuse et chevaleresque, guerres de partisans, condottieri et pirates, rapines féodales, aventures galantes et sanglantes amours, tout un passé de métal et de soie, retentissant d'armures et bruissant de guitares, s'évoquait et chantait devant nous, figé dans la poussière et l'or du crépuscule, dans le décor épique et pourtant si sensuel des montagnes de Menton.

Des bruits de charroi traînaient sur les pentes, et, comme dans un tableau de primitif, le vieux Menton, son petit port et son môle se détachaient avec une précision de découpure sur la pâleur moirée d'une mer immobile aux luisances de miroir; et déjà, Caravan commençait. La montagne s'essaimait de villas, la route se bordait de terrasses. Des retombées de géraniums roses, des étoiles bleues de clématites allumaient des clartés dans le vert glauque des cactus et des oliviers du chemin, villas claires, souriantes et coquettes, nichées comme des tourterelles dans la verdure, aux flancs rocailleux de l'Alpille, et toutes roses dans le couchant de l'adieu du soleil.

Un long bâtiment à deux étages, aux persiennes hermétiquement closes, détonnait au milieu de toute cette gaieté. Il s'adossait à la montagne, séparé de la route par trois terrasses superposées, trois terrasses à l'italienne et toutes les trois bordées de cyprès. Ces trois rangs de hautes quenouilles de bronze, échelonnées au pied de ce logis aveugle, en aggravaient étrangement la tristesse. Le cyprès, symbole de deuil pour les peuples du Nord qui en ornent leurs cimetières, est un symbole de joie pour les races du Midi. La Provence les plante autour de ses mas, et la Riviera en fait des murailles vivantes et vertes pour protéger du vent les roses de ses jardins.

Dans sa solitude et dans son abandon, la maison aux trois terrasses et son escorte de cyprès, n'en prenaient pas moins un glacial aspect de tombe; d'étroits parterres de violettes, étalés en longueur devant chaque balustre, ajoutaient par leur grâce austère et symétrique à l'impression funèbre de ce logis mort.

Même dans la gloire du couchant, la demeure aveugle restait baignée d'ombre. On eût dit que la lumière craignait d'effleurer toutes ces tristesses et tout ce noir.

Il est des larmes dans les choses!

Et devant le décor médité et voulu de cette villa lugubre un petit frisson me courait sur la peau. Instinctivement je pressais le pas.

—Ralentissons plutôt, me chuchotait Maxence, et saluons même, si vous le voulez bien; car ici veille et se survit à elle-même une profonde et noble douleur.

—Comment! quelqu'un habite cette tombe?

—Oui, et vous l'avez deviné, car vous êtes tout pâle, mon ami. Il y a une vie murée derrière cette façade et ces persiennes closes. Une âme obscure s'y obstine dans le regret et dans le désespoir.

—Alors cette villa a une légende?

—Non, elle l'aura un jour. En ce moment c'est encore de l'histoire et peut-être une des plus navrantes que je sache. Près de douze cent mille francs de rentes dorment au fond de cette demeure; douze cent mille francs qui, à la mort de lady Faringhers, iront alimenter à travers l'Angleterre et les Indes les hôpitaux fondés par Sa Très Gracieuse Majesté en faveur de ses fidèles marins.

—Lady Faringhers! je connais ce nom.

—Parbleu! toute la Riviera le connaît ou plutôt l'a connu. Lady Faringhers, il y a vingt ans, avait la maison la plus ouverte et le salon le plus recherché de Cannes. La villa des Cyprès, que nous longeons en ce moment, n'était qu'un vide-bouteilles, une fantaisie que lord Faringhers avait eue, un but à donner à ses promenades entre Cannes et Menton. Lady Faringhers l'habite maintenant, hiver comme été. Il y a quinze ans, vous m'entendez, quinze ans que Lady Faringhers n'a quitté cette maison. Elle n'en sort jamais; on n'y reçoit personne. Jamais ces persiennes ne bougent. Nul dans le pays ne peut se vanter de les avoir vues ouvertes.

Comment la recluse, qui s'est enterrée vivante en cet in-pace, volontairement aveugle devant le plus bel horizon du monde, peut-elle vivre dans ces ténèbres et cette cécité? Ceci est un mystère; à vous de mieux le pénétrer. Lady Faringhers n'a auprès d'elle que deux vieux serviteurs, deux vieux Caleb d'une époque et d'une race abolies, qui doivent être royalement payés, car on n'épouse pas la douleur des autres. Lady Faringhers s'est d'elle-même rayée de la vie. Morte à toute ambition, morte à toute espérance, une seule idée, mais immuable survit en elle: imposer son deuil à ce pays de lumière et de joie, et de l'ombre de ses cyprès, de la sévérité voulue de ses parterres attrister cette route passagère et chantante qui mène en Italie, dans de l'aventure et du soleil. Tout l'orgueil de la race anglo-saxonne se retrouve là, cette fierté du splendide isolement, dont l'Angleterre s'enivre, mais à la condition d'en faire sentir au monde l'oppression et le poids; et c'est là la force de cette race! Elle ne vit et ne se survit que par son instinct dominateur. Lady Faringhers est peut-être la plus malheureuse et la plus douloureuse des femmes. Riche et de quelles richesses, et très belle encore, il y a quinze ans (et rien ne dit que cette beauté ne survive), elle a renoncé au monde, mais elle veut que le monde sente peser sur lui son écrasante douleur. Et cette douleur, elle l'étale au flanc lumineux de cette montagne et le long de ses fûts de cyprès. Tombé de ces terrasses funèbres, c'est comme un manteau de glace et de plomb qui descend sur la route et nous étreint au cœur, vous, comme le roulier dont la charrette nous précède. Inconsciemment, voyez, en longeant ce grand mur, il accélère le pas de ses chevaux... Les cyprès de Lady Faringhers! ils étaient bien petits quand elle vint s'installer ici, il y a quinze ans. Ma parole! je crois que durant la longueur des nuits elle en écoute croître et pousser sourdement les racines, et, comme eût dit d'Aurevilly, leurs puissantes racines lui poussent dans le cœur.

—Mais, c'est presque une Diabolique que vous me racontez, Maxence. Quel amour inouï, quelle passion violente ont pu tisser les crêpes d'un tel veuvage?

—Il ne s'agit pas d'amour. Je vous ai dit la plus noble des douleurs. Lady Faringhers n'est pas une veuve. C'est une mère.

—Ah!

—Oui, l'emmurée vivante de cette solitude depuis quinze ans n'a pas cessé de regretter un fils.

—Un fils?

—Oui, c'est la plus banale et la plus tragique histoire. Il y a une vingtaine d'années, Lady Faringhers restait veuve avec la fabuleuse fortune que vous savez. Lord Faringhers, Anglais assez maniaque, obsédé de la folie de la bâtisse, comme en témoigne cet énorme vide-bouteilles (les Faringhers, en dehors de la splendide installation de Cannes, ont de Saint-Raphaël au cap Martin toute une série échelonnée de villas), lord Faringhers, donc, se décidait à mourir. La veuve, sous ses longs crêpes officiels, ne pouvait trop regretter cet original; d'ailleurs, toute l'affection de Lady Faringhers était acquise à son fils. Cette Ecossaise (car Lady Faringhers est d'Edimbourg) avait reporté sur le merveilleux garçon, qu'était lord Herald, toute la tendresse que n'avait pas su lui inspirer son mari. J'ai connu ce lord Herald, qui était un homme admirable. C'était, dans sa splendeur un peu froide, cette beauté parfaitement grecque qu'on est tout étonné de retrouver parfois dans la race anglo-saxonne et de croiser dans une rue de Londres ou de Birmingham, si loin d'Athènes et du Parthénon. A vingt-cinq ans, riche des six cent mille francs de rentes de son père, lord Herald promenait par le monde la stature et le profil d'un bas-relief de Phidias. Lady Faringhers aimait passionnément ce fils. C'était une adoration presque sauvage, exclusive et jalouse, qui n'admettait aucun partage, adoration où il entrait autant d'orgueil que d'admiration sensuelle, et qu'il faut bien parfois constater chez les femmes les plus honnêtes; espèce de frénésie maternelle où se revanche, on dirait, une sexualité sevrée de caresses par la froideur ou l'inconstance d'un époux. Or, ce fils adoré, comme tous les enfants trop aimés, n'aspirait qu'à secouer le joug obsédant de cette affection. Enragé de sports et grâce à sa fortune, maître de sa fantaisie, il passait huit mois de l'année en mer. Un yacht somptueusement aménagé, un des plus beaux de la côte, le menait, d'escale en escale, dans tous les ports de la Grèce et de l'Asie Mineure. C'étaient des croisières dans les villes mortes de l'Adriatique et les golfes des Archipels, des Baléares à Corfou et des bassins fortifiés de la Valette aux lagunes mortes des petites cités vénitiennes. Comme tous ceux de race normande, lord Herald affectionnait particulièrement la Sicile. Il passait deux mois de ses hivers à Palerme et partageait le troisième en de brefs séjours à Syracuse et à Messine; son port d'attache avait beau être Cannes, c'était de toute la côte méditerranéenne celui où il résidait le moins. Lord Herald voyageait avec un ami, sir Algernoon Heridge, le fils cadet de lord Scotland. Les deux jeunes gens s'étaient connus à l'Université d'Oxford, s'y étaient liés d'amitié et, quand lord Herald avait fait aux Grandes Indes le voyage traditionnel des fils de grandes maisons, le jeune Faringhers avait exigé comme compagnon son ex-ami de collège. Heridge, comme tous les cadets, était sans fortune. Lord Faringhers vivait encore, il consentait à la fantaisie de son fils; Herald était assez riche pour emmener qui bon lui semblait avec lui, et puis ce petit Heridge était bien né. Lady Faringhers voyait ce voyage d'un moins bon œil. Elle eût préféré n'importe quelle maîtresse à la compagnie de ce jeune homme grave et silencieux. Elle en redoutait instinctivement la bouche aux lèvres minces et le regard aigu, d'une eau violette et violente, sous le battement des longues paupières toujours mi-closes comme pour dérober ce regard.

—Mais quelle influence craignez-vous donc? disait lord Faringhers à sa femme. Il est charmant, ce petit Heridge.

—Oui, charmant comme un chat et souple comme une vipère.

—Comme une vipère, voilà bien une opinion de femme! Vos préventions ne tiennent pas debout. Mais regardez-les donc. Ce petit Heridge a l'air d'une fille à côté de notre beau géant.

—Oui, mais sa bouche ne rit pas et son regard guette.»

Les deux jeunes gens étaient partis.

—Baste! ils reviendront brouillés, avait dit en matière de consolation lord Faringhers.

Les deux voyageurs revenaient plus unis; Herald ne pouvait plus se passer d'Algernoon, les Grandes Indes les avaient formés. Ils faisaient à présent la noce ensemble, ils avaient les mêmes maîtresses, montaient les mêmes chevaux, couraient les mêmes courses, fréquentaient les mêmes clubs: lady Faringhers devait accepter les faits accomplis. Sur ces entrefaites, lord Faringhers était mort et Herald, promu lord, héritait des vingt millions paternels. Il commandait alors, à Douvres, le yacht des grandes croisières et, un an après, inaugurait le Traveller.

Et lady Faringhers, raidie dans une haine muette et grandissante contre le jeune Heridge ne voyait plus à peine que quatre mois par an le plus ingrat et le plus aimé des fils. Les deux amis tenaient toujours la mer. C'est pendant une de ces croisières, en route pour Beyrouth et Damas, que la plus atroce nouvelle venait atteindre et briser la pauvre femme. Son fils était mort: un télégramme daté de Corfou, où le yacht avait fait relâche, lui apprenait que lord Herald s'était empoisonné dans la nuit du 24 janvier.

Sujet à de violentes névralgies faciales, le jeune homme avait recours, pendant ses crises, à une potion calmante, valérianate et chloral, qui endormait ses douleurs. Réveillé au milieu de la nuit fatale par une reprise du mal, le jeune homme s'était trompé de fiole, et au lieu de la potion, avait avalé du sublimé. Il était mort au matin dans d'atroces souffrances. Les soins d'Heridge, accouru de la cabine voisine, n'avaient pu le sauver. Le Traveller cinglait maintenant vers Cannes, ramenant un cadavre. Tel est le coup affreux qui venait frapper lady Faringhers en plein cœur: c'était l'anéantissement de toute une vie, l'irréparable désastre de toutes ses espérances.

Or, sir Algernoon Heridge ne ramenait pas qu'un mort, il rapportait aussi un testament, et par ce testament olographe lord Herald réservait un legs de dix millions à son ami. Lady Faringhers ne contestait pas une minute les dernières volontés de son fils, elle l'aimait trop de son vivant pour traîner sa mémoire dans les équivoques qu'eût soulevées nécessairement un procès:

—Souple comme une vipère! se contentait-elle de dire, la vipère a mordu.»

Le lendemain des obsèques, lady Faringhers abandonnait Cannes et venait se fixer ici. Voilà quinze ans qu'elle y vit dans la retraite; et vous savez maintenant le pourquoi de votre frisson en longeant, tout à l'heure, la villa des Cyprès.


II

LA VESTALE

—Nous venons de voir la villa de la mère. Etes-vous curieux de connaître celle de la veuve? Nous y voici.»

Maxence m'arrêtait devant une grille enguirlandée de chèvrefeuille sous de lourdes retombées de bougainvillias en fleurs. Une allée sablée menait, ocreuse et droite entre deux rangs de palmiers, à une villa toute blanche, plus devinée qu'entrevue derrière un grand rideau de fusains et de bambous.

—La villa des Cyprès s'impose aux passants de la route. Celle de la veuve se dissimule et dérobe aux regards.

—Celle de la veuve?

—Oui; c'est un nouveau chapitre à ajouter au précédent. Lady Faringhers ne serait pas lady Faringhers, si elle n'avait pas trouvé le moyen de contraindre au regret une autre créature, et d'enfermer ici une autre âme dans son deuil.

Le veuvage et la tristesse voulus et imposés par elle lui coûtent près de soixante mille francs par an; mais qu'importe l'argent à cette femme pétrifiée dans une idée fixe, celle d'éterniser le souvenir d'un mort.

L'existence de la jeune femme vouée à la solitude de ce jardin de palmiers, salariée du désespoir en perpétuelle surveillance sous l'œil implacable de l'autre, la mère soupçonneuse et vigilante; la vie de cette pleureuse à gages dans l'atmosphère opprimante d'une tyrannie invisible et guetteuse, qui peut s'en imaginer les affres, les angoisses et les révoltes sourdes, car la Veuve est en pleine jeunesse: trente-deux ans à peine. C'est une fille de ce pays et que doivent tourmenter l'ardeur de ce climat et la chaleur d'un beau sang; et la première des conditions de la rente servie est la chasteté absolue de la vestale. Vestale, en effet, cette jeune femme chargée d'entretenir le feu sacré du souvenir; et c'est là qu'apparaît toute l'âme despotique et tenace de la race. Une Anglaise seule pouvait concevoir la férocité froide de ce monstrueux marché, la fidélité et l'abstinence, presque la réclusion acceptées et subies par une malheureuse, une condamnée à prix d'or à regretter un mort.

—De plus en plus une Diabolique. Cette aventure-là eût fait hennir de joie Barbey d'Aurevilly.

—En effet, c'est l'atmosphère de ses contes. Mais simplifions; voilà l'histoire:

La mort de lord Herald, si mystérieusement décédé à bord du Traveller, consternait en Riviera une autre femme que sa mère. Pendant ses brefs séjours sur la Côte, le jeune homme habitait surtout Menton. Il se dérobait ainsi à la vie mondaine de Cannes et aux réceptions de la demeure, où il aurait dû sa présence. Entre tant de résidences essaimées de Saint-Raphaël au cap Martin par le caprice de lord Faringhers, le fils préférait, entre toutes, cette villa des Cyprès où tant d'ombre semble s'amasser, descendue des cimes.

Étrange pressentiment peut-être d'un être prédestiné, c'est parmi ces cyprès et le décor un peu lugubre de ces parterres d'iris et de violettes, qu'aimait à s'isoler ce jeune homme guetté par la mort. Cannes possédait la mère, Menton gardait le fils, et ces quelques lieues de golfes et de promontoires, mises entre elle et lui, étaient plus dures à supporter à lady Faringhers que les plus lointaines croisières de son adoré Herald. Et c'est là peut-être une des revanches obscures de la nature, la nature ennemie de tout accaparement et de tout empiètement d'individualité sur les êtres et les choses, que ce jaloux et tyrannique amour maternel déçu dans ses aspirations pourtant si légitimes par l'indépendance oublieuse d'un fils. La vie sportive de lord Herald à Menton, si encombrée qu'elle fût de parties de golf, de tennis et de matches en automobile, ne l'empêchait pas d'y nouer une intrigue. Cette aventure, l'atroce nouvelle télégraphiée de Corfou en anéantissait les rêves et en brisait l'ambition, en admettant toutefois que la maîtresse de lord Herald eût jamais visé le mariage.

Le fils de lady Faringhers était assez beau pour inspirer même aux plus hautaines une folle passion. Si à ce physique triomphant vous ajoutez le prestige des millions, vous conviendrez facilement que le jeune lord anglais devait trouver peu de cruelles; les cœurs sont bien prêts à se rendre, quand l'assaillant marche dans la triple auréole de la fortune, de la jeunesse et de la beauté. Lord Herald était un des plus beaux partis de l'Angleterre, et, dans les salons de Cannes comme dans les grands hôtels de Monte-Carlo, il n'y avait pas un cœur de mère qui ne battît en songeant à lui. Ce millionnaire anglais troublait les mères comme les filles.

En fait de maîtresse, le jeune homme avait fait à Menton un excellent choix; aucune étrangère ne l'avait fixé. Ce n'était ni une de ces Anglaises phtisiques qui, accablées de millions et de tares héréditaires, promènent de Cannes à San-Remo des langueurs apprises aux Ufizzi de Florence, et, moulées dans des tea gones à la Botticelli, viennent mourir en beauté sous le ciel provençal. Ce n'était pas non plus une de ces jeunes Yankees qui, riches d'un sang jeune et des récents milliards des trusts paternels, s'enfièvrent de polo, de boston et de cake-walk, assaisonnés de flirts hardis avec la jeunesse musclée des grands hôtels. Ce n'était pas davantage une de ces Slaves assoiffées d'inconnu et de sensations rares: princesse nihiliste ou baronne théosophe, qui conquièrent à la bonne cause les sous-lieutenants d'artillerie alpine entre une sonate de Chopin et un sandwich au caviar. Herald était beaucoup trop averti par la vie pour donner dans les embûches des belles joueuses de Monte-Carlo, ces enjôleuses et captivantes créatures, qui, le corsage en offrande et les yeux prometteurs, enchantent de leurs attitudes le spleen congestionné des pontes échoués sur la Riviera. De dix-huit à vingt ans, le jeune lord s'était pris, lui aussi, à l'appeau de leurs chairs veloutées par la douche et le fard; mais le bon sens saxon l'avait vite édifié sur la cote et le taux de leurs caresses. Il savait où ces demoiselles trouvent la dorure de leurs cheveux et dans quelle eau grasse elles pêchent leurs perles. Lord Herald était trop le fils de sa mère pour s'attarder longtemps dans la glu des amours factices et, en homme pratique, il avait pris comme maîtresse la fille d'un horticulteur de Menton. Isabelle Verani était peut-être la plus jolie fille du pays. De race évidemment sicilienne, elle en avait à la fois la langueur sarrasine et la pureté grecque. C'étaient, dans un visage étroit au teint mat, les lèvres ciselées, le nez frémissant, les narines vibrantes, le menton modelé comme sous un coup de pouce volontaire, ce type, on dirait primordial, qu'on trouve aux statuettes d'Egine, tête de rêve et de précision, auquel le parallélisme de la bouche et des yeux donne un étrange caractère de divinité.

Une eau verdâtre, l'eau d'un bassin de bronze, dormait dans les prunelles de ses yeux. Cette dolente émeraude bleuissait doucement dans l'ombre et se pailletait d'or au soleil. La jeune fille était silencieuse et grave, et, un soir, au tournant d'un chemin, un helléniste allemand saisi de la ressemblance avait dit en la voyant: «Cléopâtre!»

Je hais le mouvement qui déplace les lignes.
Et jamais je ne pleure, et jamais je ne ris.

Le père de cette enivrante créature employait à l'année quinze à vingt tâcherons jardiniers à une exploitation de narcisses, de giroflées, de roses et d'œillets. Cette culture faisait vivre toute la famille Verani. Grandie au milieu des fleurs, Isabelle en avait le charme éclatant et muet. Elle avait à peine dix-sept ans, quand lord Herald la connut; l'Anglais la désira et la voulut de suite. Ce type qu'il avait vainement cherché pendant des années sur toutes les côtes de la Méditerranée, il le découvrait dans un petit port de la Riviera.

Elevée sévèrement et gardée de près par trois frères, pendant six mois la jeune fille se refusa; elle aimait pourtant ce bel Anglo-Saxon et ses audaces de pirate. Puis la fortune du soupirant finit par éblouir la famille. Je ne peux pas dire que les siens la poussèrent à la faute, mais du moins, fermèrent-ils les yeux. La sauvagerie des Verani mâles s'adoucit au frottement des millions des Faringhers. Tout Menton s'intéressa à l'idylle des deux jeunes gens; la colonie étrangère fut elle-même indulgente:

—Ils sont si beaux! gloussaient en roulant un œil automatique les vieilles ladies allumées de porto.

Et l'on ignora presque le scandale, quand Isabelle Verani quitta la maison paternelle pour aller s'installer avec son amant à la villa des Cyprès.

Si épris que fût lord Herald, il était trop Anglais pour s'embarrasser d'une femme à bord. Tous les ans, fin mai, il quittait sa maîtresse et la retrouvait au retour. La Mentonnaise l'attendait, éprise et fidèle, telle une Grecque au gynécée attendait autrefois l'Argonaute voyageur.

C'est cette idylle que venait briser la mort de Herald. C'est un télégramme de Cannes qui annonçait la nouvelle à la jeune femme; la mère, au courant de la liaison de son fils, croyait devoir cette prévenance à la femme qu'il avait aimée. Mais presque en même temps une lettre de l'intendant de lady Faringhers priait la misérable enfant (Isabelle venait d'avoir vingt ans) d'avoir à quitter la villa des Cyprès et de vouloir bien attendre Milady à l'hôtel Manchester, où elle serait défrayée de tous ses frais; et la lettre priait aussi la jeune femme d'avertir son père et ses frères et de leur demander d'assister à l'entrevue qui lui serait fixée par lettre au même hôtel. L'entrevue eut lieu trois jours avant l'arrivée du Traveller à Cannes.

Que fut cette entrevue? Quelle pression y fut exercée sur une malheureuse enfant anéantie de douleur, et comment furent stipulées les clauses du contrat, de l'odieux contrat, qui tient encore aujourd'hui recluse l'inconsciente qui l'a signé? Là-dessus, toutes les hypothèses sont permises, mais encore ne peut-on émettre que des présomptions, quel rôle y joua la famille? Cette gens des Verani, qui, après avoir poussé la triste enfant à la faute, la décidèrent à enchaîner son avenir?

Toujours est-il qu'un mois après les obsèques, la villa des Cyprès envahie par les ouvriers, le lendemain même du départ de la jeune femme, voyait s'installer entre ses quatre murs la douleur enténébrée de crêpes de lady Faringhers.

Isabelle Verani, elle, se retirait dans la petite villa que nous venons d'entrevoir. Elle vit là, entre deux servantes anglaises choisies par la terrible mère; elle n'en sort, et toujours accompagnée, que pour aller au cimetière, là-haut, sur la colline où lady Faringhers a fait inhumer son fils. Isabelle Verani ne reçoit personne que sa famille; Isabelle Verani porte toujours le deuil et voilà quinze ans que cela dure.

Jamais la jeune femme ne prend le chemin de la villa des Cyprès, la victime ne voit jamais son bourreau. On prétend dans le pays que lady Faringhers sert peut-être plus à tous les Verani qu'à la pauvre recluse une pension annuelle de deux mille livres; aussi, songez si cette engeance la surveille. Je vous assure que tous les frères sont devenus singulièrement jaloux d'un honneur qui les nourrit, et voilà le drame de passion intime et d'ardeur intense, qui depuis quinze années se joue entre ces deux villas.

Que dites-vous de cette existence d'une jeune et belle créature, sacrifiée au despotique égoïsme d'une mère, de ce veuvage imposé à une enfant de vingt ans par une vieille femme jalouse d'éterniser son désespoir? Ah! ce souvenir d'un mort prolongé au delà du néant et toute cette jeunesse et cette santé sacrifiées et clouées vivantes à un cadavre, n'est-ce pas affreux et digne des chroniques de l'Inquisition, cette villa qui souffre à côté de cette villa qui guette? Songez quelle femme eût été jadis, au moyen âge ou sous la Renaissance, cette lady Faringhers, qui salarie la désespérance, s'acharne à la maternité emmurée dans une tombe et trouve le moyen d'être une belle-mère au delà de la mort?»

Je me retournai une dernière fois vers la villa des Cyprès. L'ombre de la montagne devenue plus dense la baignait toute; les cônes noirs de ses arbres en faisaient comme un cimetière, et, songeant au deuil tyrannique embusqué là, dans ce pli de ravin, je ne trouvais à répondre à Maxence que ces quelques mots:

—Malheur à qui s'attarde dans le souvenir. Le passé est une charogne qui corrompt le présent et empoisonne l'avenir.


COUR D'ESPAGNE


I

LA PRINCESSE ZÉNOBIE

Viens, Poupoule, viens!... La chanteuse légère faisait la quête autour des tables, elle s'y arrêtait, complaisante, la gélatine poudrérizée de sa poitrine poussée sous le nez des consommateurs. Les hommes, avant de déposer leur obole dans la sébile, s'attardaient à des explorations lentes et tous accueillaient la fille du refrain populaire: Viens, Poupoule, viens!

Maintenant, un faux Polin pleurnichait sur l'estrade. Etranglé dans une veste de dragon, le mouchoir à carreaux sortant du pantalon à basanes, la trogne enluminée et geignarde, il s'efforçait aux gestes courts et aux dandinements sur place du créateur du genre; les gaucheries du Jocrisse de caserne désopilaient jusqu'au fou rire le public d'alpins et de matelots de ce petit café-concert. L'endroit empestait l'absinthe, le drap mouillé, le tabac et le fard. Nous nous étions échoués là, chassés par la pluie, en attendant l'heure du train. Venus à Antibes pour y voir le Carnaval, nous avions assisté à la débandade des masques dispersés par l'averse, un grouillement d'oripeaux lamentables pataugeant dans la boue, espèce de Retraite de Russie dessinée par un Robida.

Rien de plus triste que ces pays du Midi sous l'ondée. Celle de ce dimanche de mars s'aggravait de rafales. La mer démontée et hurlante battait sans relâche les vieux remparts de la ville, et l'écume y voletait par les rues comme dans un port de l'Ouest.

Nous avions accueilli le petit beuglant et sa devanture lumineuse comme un refuge et comme un havre.

Et, malgré ses relents de tabagie, nous nous reprenions au bien-être de cette salle bien close et à l'atmosphère de polissonnerie créée là par les cabots du lieu. Un mouvement se produisait tout à coup dans le public: des matelots se levaient, un petit alpin montait sur une table pour mieux voir. Une nouvelle artiste venait d'entrer en scène, mais de taille si exiguë, qu'il nous était impossible de la découvrir par-dessus les épaules d'une assistance mise tout à coup debout.

—Assis! assis! réclamait-on de toutes parts.

—Mince qu'elle est gironde! tonnait une poitrine robuste.

Et, le silence s'étant enfin rétabli, un débit de crécelle, une voix chevrottante et falote, un grincement de girouette, un gargouillis de phonographe attaquait en mesure.

Qu'elle est belle et qu'elle a de grâce,
La comtesse de Palada!

Une salve d'applaudissements couvrait cette inoubliable diction. Voix d'automate et de ventriloque, c'était aussi un hiement de poulie, tant ce soprano aigu s'enrouait par moments et d'aigreurs et de trous. Une naine à face de petite vieille, un affreux avorton aux grêles bras trop courts, aux petites mains recroquevillées comme des serres d'oiseau; quelque chose de malingre, de flétri et d'innommable évoluait sur la petite scène en somptueuse robe de bal. Plastronné de strass et plâtré de céruse, le pitoyable petit être faisait des mines, jouait de l'éventail et, le cou tendu hors des épaules pointues, faisait songer à quelque marionnette macabre, poupée à tête de tortue ou momie d'enfant affublée d'une défroque de carnaval, et l'étrange gazouillis de perruche aphone continuait:

Quelle est belle et qu'elle a de grâce!

La naine s'efforçait à la grivoiserie.

Et rien n'était plus effarant dans cette face souffreteuse et friponne, que la lenteur torpide du regard terne et mort. Et matelots et alpins acclamaient cet être de cauchemar.

—Quelle horreur! qu'est-ce que c'est que ça?

—Une célébrité de la rampe, un numéro sensationnel de cirque ou de music-hall, une des reines les plus applaudies de nos pistes. Elle a fait courir tout Paris chez Franconi. Vous ne reconnaissez pas la princesse Zénobie, la plus petite femme du monde?

—Elle est hallucinante!

—Ce qui ne l'empêche pas d'avoir été aimée... Ne vous récriez pas. Ce monstrillon a inspiré des passions.

—Des aberrations plutôt!

—Cela, je vous l'accorde. Il y a un mois encore, elle était entretenue comme une fille d'Opéra. Elle avait son petit hôtel, un hôtel de Lilliput construit sur mesure, à sa taille, une petite servante à ses ordres, la plus petite qu'on ait pu trouver dans le pays, un petit mobilier de poupée commandé chez Massini, un petit attelage, victoria et coupé, traîné par des chiens, ses petites écuries particulières et sa petite remise, le tout installé et bâti dans le parc d'une des plus belles villas de San-Remo.

—Que me dites-vous là?

—Rien que la vérité. Elle était alors la poupée favorite, le hochet quotidien de Bartholomeo Guiçardi, le vieux banquier de Palerme.

—Non!

—Comme je vous le dis. Par quelle disgrâce la princesse Zénobie est-elle tombée dans ce beuglant de garnison, et par quel concours de circonstances retrouvons-nous la naine aimée du vieux banquier aussi cruellement déchue? C'est toute une histoire, dont je ne sais que des bribes, mais qui établit une fois de plus l'égoïste férocité des vieillards. Vous connaissez Marcus, le chanteur de la Scala, que ses dernières créations ont tant mis en vedette: la Ronde des Pantes, Si tu veux, ma Nine, et le Printemps s'en va!

—Parfaitement, Marcus, l'heureux rival de Mayol.

—Il était, il y a trois mois, à Nice, à la «Jetée Promenade». Un jour, parmi son courrier il trouvait une lettre de San Remo. L'intendant de Bartolomeo Guiçardi lui proposait et lui assurait un cachet de deux cent cinquante francs par soirée, pour chanter durant une semaine à la villa du banquier. La bagatelle de deux mille francs pour amuser, huit jours durant, des joyeusetés de son répertoire l'ennui du vieillard. Bartolomeo Guiçardi et ses fantaisies de millionnaire sont célèbres dans le monde du café-concert et du music-hall. Marcus acceptait. Il était en plus indemnisé de ses frais de déplacement et de séjour. Le soir même de son arrivée à San Remo, une voiture venait le prendre à son hôtel et le conduisait à la villa des Palombes. Deux valets poudrés le cueillaient à la portière et, à travers de vastes couloirs de marbre, l'emmenaient dans un immense salon éclairé à giorno. Marcus y trouvait toute une troupe de music-hall déjà réunie: un duetto italien de gommeux excentriques, l'homme et la femme; un homme-serpent, une chanteuse tyrolienne, un quadrille nègre et un jongleur indou.

Tous et toutes revêtus de leurs costumes attendaient, sagement assis sur un rang de chaises, le bon plaisir du maître des céans. Un grand rideau de satin cerise coupait le salon en deux, les laquais invitaient Marcus à s'asseoir et, un orchestre invisible ayant attaqué une valse, le rideau s'ouvrait. Et Marcus effaré avait un mouvement de recul.

Installée dans un immense fauteuil de velours cramoisi surélevé de trois marches, une masse informe trônait et se prélassait, engoncée de plaids et de fourrures malgré la chaleur étouffante de la pièce. Une couverture de zibeline remontée jusqu'à mi-corps, les mains gourdes aux doigts boudinés posées à plat sur les genoux, c'était une sorte de Bouddha obèse, une face à bajoues sérieuse et barbue, à la pâleur jaune de vieil ivoire. Une calotte de velours à gland faisait bouffer aux tempes de longs cheveux crépus. C'était une laideur d'Extrême-Orient, la vieillesse adipeuse et bouffie d'un vieux pirate et d'une idole. Deux petits yeux obliques luisaient, comme deux veilleuses, sous des paupières plissées. Deux laquais en culottes courtes se tenaient debout, derrière, aux ordres de l'homme monstrueux: c'était Bartolomeo Guiçardi.

Tous les artistes s'étaient levés. Le vieillard promenait sur eux un regard atone:

—La princesse Zénobie n'est pas encore là? interrogeait une voix rauque.

—Me voici, me voici.

Et sur une stridence de phonographe l'hallucinant avorton, que vous voyez, se précipitait à petits pas, trébuchait empêtrée dans le satin de sa robe, car la malheureuse boite. Décolleté à outrance, étincelant de joyaux, le petit être traversait en sautelant toute la salle; il grimpait péniblement les degrés de l'estrade:

—Excusez-moi, mon cer, ma femme de chambre n'en finissait plus.»

Et la voix d'automate se trouait par saccades.

Un des laquais l'avait saisie par la taille et la posait sur les genoux du vieil homme; la naine s'y tenait debout dans les plis de sa traîne, et, tout en tapotant d'un minuscule éventail les bajoues du vieux bonze:

—Mais commençons, mon cer, je suis prête.

Et preste et leste à la fois, elle se tournait vers la troupe.

—Pas de ça, pas celle-là, pas de femmes!

Et du bout de son éventail elle désignait les duettistes italiens, les négresses du quadrille et la chanteuse tyrolienne:

—Je suis jalouse, Bartolomeo!...

Les yeux du banquier s'étaient allumés. Il avait pris dans ses grosses mains la petite patte sèche du monstre et lui baisotait le bout des doigts.

Et la représentation commença: ce furent les ellipses de boules d'or et des poignards du jongleur, les contorsions brillantées de l'homme-serpent et le cake-walk des danseurs nègres; les négresses avaient quitté la place.

Debout sur les genoux du Palermitain, tel un grand perroquet familier, la princesse Zénobie, virait, voletait, ne tenait pas en place, attardant ses petites mains dans la barbe de son maître, lui chatouillant la nuque avec des rires aigus de petite fille hystérique, tandis que lui, les yeux lubrifiés de désirs, promenait lentement sa main des cheveux aux talons de la minuscule Altesse, en insistant à la taille et aux reins, comme sur le dos d'un ara préféré. O le flirt de clins d'yeux et de menus attouchements de ce vieux forban de la banque cosmopolite et de ce phénomène-réclame de cirque forain!

La naine et son vieil amoureux écoutaient maintenant le répertoire de Marcus. Le chanteur avait toutes les peines à ne pas pouffer de rire en regardant à la dérobée les mines et les contremines de cette Altesse de Lilliput.

L'œil émerillonné, le banquier suivait avec intérêt les polissonneries et les sous-entendus des chansons de Marcus, il les lui redemandait chacune deux fois. Comme l'artiste, qui n'avait emporté que cinq de ses créations, hésitait pour recommencer la troisième fois son répertoire:

—Chantez-lui des cochonneries, crépitait la voix rouillée de la naine. Il aime bien mieux ça. N'est-ce pas, céri? Des chansons où on dise des gros mots, y a que ça qui l'amuse.»

Et le monstre clignait des petits yeux lubriques.

Et comme Marcus objectait qu'il n'avait pas ça sur lui.

—Eh bien! apportez-en demain, télégraphiez à Gênes ou à Nice.»

Et telle fut la première entrevue du banquier Guiçardi, de la princesse Zénobie et du chanteur Marcus.

—Mais nous allons manquer le train. Si vous voulez rentrer par celui de neuf heures trente à Nice, nous n'avons que le temps.

Nous nous levions, Maxence et moi.


II

COUR D'ESPAGNE

Et, quand nous fûmes installés dans le train, Maxence dans un coin du wagon, moi dans un autre, le vasistas soigneusement relevé contre la pluie battante, tous deux absolument seuls, nous prenions nos aises et, délivrés d'un coup de pouce du carcan de nos faux-cols, nous allumions deux londrès.

—Cette princesse Zénobie, pensait tout haut Maxence, quel Goya et quel Rowlandson, quel Velasquez aussi! Quand on y songe, c'est tout à fait une des naines du tableau des Las Meninas. A bien réfléchir, Velasquez est le seul qui ait senti et rendu le tragique de la laideur grimaçante des nains. Il y a une telle tristesse dans le comique de cette humanité avortée, et cela est si vrai qu'en me parlant de ces soirées de San-Remo, c'est à la cour d'Espagne que le chanteur Marcus comparait l'intérieur du banquier Guiçardi: et Marcus n'est ni un lettré ni un voyageur. Je ne crois même pas qu'il ait été jamais à Madrid, mais c'est là la force impérieuse du génie, que ce soit celui d'un poète, d'un peintre ou d'un littérateur, voire d'un sculpteur. Il ramène tout à la vision qu'il a eue des êtres et des choses et il impose à l'univers, au delà de l'espace et du temps, la despotique obsession de ses types.

On dit des horizons profonds et bleus des lacs Majeur, Côme et Garda: ce sont des horizons de Léonard, parce que le Vinci mit dans ses tableaux la poésie de leurs cimes et de leurs eaux frissonnantes; et les lacs de la haute Italie existaient depuis des siècles et des siècles, bien avant Léonard. Les fins de dynasties ont, de tout temps et chez tous les peuples, offert des spécimens de dégénérés d'une laideur affinée à la fois hautaine et exsangue; et, depuis les portraits du Prado, nous disons de tous les types d'aristocratie expirante «c'est un Velasquez ou c'est Hasbourg» mais nous voilà loin de princesse Zénobie, et je vous dois la suite de l'histoire.

Les huit soirées du chanteur Marcus à la villa des Palombes. Leur atmosphère spéciale en avait tellement impressionné le pauvre garçon qu'en en parlant il en devenait littéraire, lui Marcus. Dans l'isolement et le dépaysement de cette petite ville italienne, dont il ne parlait pas la langue, ces soirées présidées par ces deux fantoches, dans le luxe écrasant de cette villa qu'on eût dit déserte, hallucinaient Marcus comme un cauchemar. Tous les soirs, à neuf heures, il se rendait aux Palombes et retrouvait dans le grand salon incendié de lumière ses compagnons de captivité. Le grand rideau de satin cramoisi s'ouvrait comme un voile de sanctuaire et c'était, dans son immobilité d'idole, la masse effondrée du banquier de Palerme, le vieil homme aux yeux morts, adipeux et ventru sous ses fourrures amoncelées avec, sur ses genoux, redressée et cambrée sous la caresse de sa main lente, la naine diamantée, jacassante et trépidante, la princesse Zénobie à la voix de crécelle, à la fébrile agitation de perruche.

C'est son fausset rouillé qui décidait des auditions. D'un geste bref elle éliminait tel et tel artiste: les femmes étaient congédiées. Marcus avait l'heur de plaire au monstrillon, il fut maintenu pendant toute sa semaine au programme. Le quatrième jour cependant il y eut conflit. Bartolomeo Guiçardi avait eu la curiosité de Musidora Smitson, la danseuse américaine que le snobisme de quelques salons n'a pu imposer au public parisien. Miss Smitson, les jambes nues, le reste aussi sous de triples tuniques de gaze, dansait, une flûte aux lèvres, des bandelettes au front, des sandales aux pieds. Elle tournait longtemps, longtemps, mesurait des guirlandes invisibles, prenait des poses et s'essayait aux attitudes que l'on voit aux nudités peintes sur les vases étrusques; elle y réussissait quelquefois. Elle exigeait comme fond des draperies sur les murs, des écrasements de fleurs sous ses pieds et, comme elle était jeune et vierge et rougissait, et surtout comme elle arrivait de cette Amérique d'où tout arrive et où tout retourne, on essaya de s'en enticher.

Eclos sur la scène improvisée d'un atelier de la Plaine-Monceau, le Tanagra d'exportation s'épanouit dans quelques salons d'esthètes, mais ne franchit pas le seuil des music-halls. Elle danse figée, avait dit Martin Gale en l'exécutant d'un mot.

Musidora Smitson faisait alors la Côte d'Azur. Une marquise américaine, qui avait un prince tartare à dîner et ne savait que lui servir en guise d'entremets, avait essayé en vain de l'y lancer. Qui avait bien pu parler à ce vieux forban de Bartolomeo Guiçardi du Tanagra de Boston et de ses danses antiques? Toujours est-il que le Levantin de Palerme en avait eu la curiosité. La virginité que l'on prêtait à la jeune artiste et la promesse garantie de sa nudité sous les gazes bleues de sa triple tunique, avaient sans doute affriolé le vieillard. Miss Smitson, sollicitée, signait un engagement de huit jours. Mais les choses n'allèrent pas toutes seules. Quand le rideau cramoisi s'écarta et que la princesse Zénobie aperçut, se silhouettant sur un velum de peluche gris de lin, l'attache au cou, les bras frêles et les arrangements à la grecque de la danseuse yankee: «Pas celle-là, pas celle-là!», râclait et s'étranglait le fausset rageur de la naine et, crispé, congestionné d'une fureur jalouse, le petit être s'érupait et piétinait sur place, les yeux chavirés dans une crise: «Pas celle-là! Qu'elle s'en aille, pas celle-là!» Mais le vieux banquier allumé ne voulut rien entendre et les danses commencèrent; tous les numéros du programme défilèrent ce soir-là.

Suffoquée, la princesse Zénobie avait prestement glissé le long des jambes de son flirt et, comme un gros perroquet sournois qui boude son maître, elle avait précipitamment, boitillante et courroucée, gagné la porte. Le battant en claquait violemment.

La princesse Zénobie avait disparu. On ne la revoyait pas le lendemain. La princesse offensée s'était retirée chez sa mère. Sa mère ou plutôt la vieille femme qui lui servait de barnum vivait à San-Remo, à l'autre bout du pays, installée en villa avec un autre nain, alors sans engagement, Scœvola ou le plus petit Conscrit de France, qui, dans le hasard des tournées, passait pour le frère ou le mari de Zénobie.

Ces deux avortons se chamaillaient, se disputaient, se battaient et ne pouvaient se passer l'un de l'autre; c'était de la haine et de l'adoration. Dès qu'elle avait une heure à elle, la naine s'évadait de la villa et, fuyant l'ennui du petit hôtel de poupée édifié pour elle dans le jardin des Palombes, geôle de luxe où l'entretenait le caprice du banquier, elle courait retrouver son barnum et son cher Scœvola. Il n'était pas de matinée ou d'après-midi (cela dépendait de l'heure des siestes du vieillard) où on ne les rencontrât sur les routes, dans quelque victoria de louage, le plus petit Conscrit de France et la princesse paradant dans le fond de la voiture. La mère barnum en vis-à-vis, surveillait le couple.

Le soir, tous les numéros défilèrent encore dans l'ordre annoncé; l'Américaine renouvela ses danses et Marcus et le couple italien durent surveiller leur répertoire, car deux femmes assistaient à la représentation, assises aux côtés de Guiçardi; deux femmes en grand deuil, l'une dans la soixantaine et l'autre âgée de trente ans environ; toutes les deux brunes de cheveux et de teint et d'une grande pureté de profil. Elles restèrent graves et silencieuses, et les drôleries de Marcus ne les déridèrent pas. Elles ne parurent s'intéresser un peu qu'aux contorsions de l'homme-serpent et au cake-walk du quadrille nègre. «Madame Guiçardi et une de ses filles pas mariée, chuchotait le duettiste italien à Marcus, elles habitent la villa, mais on les voit rarement et jamais quand la Zénobie est là. Elles ont horreur de la naine et pour cause. Le vieux est quasi en enfance, il faut bien qu'on le surveille, mais il leur a gagné assez de millions pour qu'on supporte ses caprices. Cette Zénobie, c'est un joujou. Pauvres femmes, elles n'ont pas l'air gai, il y a de quoi. Que Cruce! elles font beaucoup de bien dans le pays.»

On ne revoyait pas le lendemain ces dames Guiçardi. Malgré les poses tanagréennes de la Smitson, la soirée se traînait dans l'ennui. Mais le quatrième soir (et c'était sa dernière audition), Marcus ne retrouvait pas l'Américaine. Miss Smitson avait été remerciée. Et quand le fameux rideau cramoisi glissait sur sa tringle, la princesse Zénobie était sur les genoux du vieux Guiçardi.

Empanachée d'aigrettes, écrasée sous le poids d'un collier d'émeraudes, elle se cambrait dans l'ébouriflement d'un boa de plumes blanches et s'érupait comme une perruche, tout à l'orgueil de sa nouvelle parure. La naine était rentrée en grâce. Tout à la joie de son triomphe, elle toisait insolemment les artistes et ne songeait même pas à balayer de son geste les sujets femmes de la troupe; la représentation commençait. La chanteuse tyrolienne égrenait ses derniers laïtou; un valet de pied venait apporter au banquier une carte sur un plateau. Le vieux forban y jetait à peine les yeux et d'un hochement de tête donnait ordre d'introduire. Et c'était, à pas menus, l'échine ronde et les yeux baissés, l'entrée obséquieuse plus glissée qu'osée et le salut révérence, la demi-génuflexion à jarrets pliés et les mains croisées sous les amples manches d'un capucin quadragénaire aussi chauve que barbu. Le moine baisait la main du banquier, souriait d'un air paterne à la naine et prenait place auprès du couple; les laquais avaient avancé un fauteuil.

—Le Révérend Père Ambrosio, me chuchotait à l'oreille le duettiste italien, le supérieur du couvent de Saint-Pancrace (les Capucins ont leur monastère à deux lieues d'ici, dans la montagne): un familier de la maison. Il vient souvent passer la soirée et assiste quelquefois au concert. C'est le seul admis, d'ailleurs. Ah! le moine a su prendre le vieux, il a apporté un scapulaire indulgencié à la naine!... Chacune de ses visites lui rapporte de cent à deux cents lires pour les pauvres ou le couvent. Dom Ambrosio ne perd pas son temps. C'est pour le bien de l'Église: la fin justifie les moyens. Rien de plus amusant que leurs entrevues. Ouvrez l'œil et le bon, car vous allez rire.»

Le capucin avait pris place, le temps d'échanger quelques propos avec le Guiçardi. Les numéros du concert se succédaient. Les vocalises de la chanteuse tyrolienne le laissaient aussi froid que les contorsions du cake-walk nègre. Ses yeux obstinément baissés ne cillaient un peu qu'aux gauloiseries de Marcus.

Un flot d'obscénités montait comme une mare de boue dans le silence gêné de tous les assistants. C'étaient des rythmes sautillants de polkas et des refrains de caserne; et cela devenait tragique comme un blasphème et comme un martyre, ce répertoire de corps de garde dégoisé par ordre, au nez d'un capucin, pour le grand ébaudissement d'une naine de foire et d'un vieux maniaque.

Le moine ne bronchait pas. Il regardait fixement le bout de ses orteils, qui dépassaient un peu sa robe de bure.

—Eh bien! Padre, qu'en dites-vous? Ça vous plaît?

Et d'un coude égrillard le Sicilien interrogeait le Père.

—Répondez donc, Padre?

Et, cette fois, c'était la princesse Zénobie qui de sa petite main sèche avait saisi la longue barbe du moine et le narguait de son affreux sourire d'avorton lubrique et vieillot.

Le Révérend levait au plafond des yeux d'apôtre mis en croix.

—Il Padre n'a pas le goût à la musique, ce soir.

Et, sur cette conclusion de sa chère Zénobie, Bartolomeo congédiait le moine. Il lui glissait une pièce de dix lires dans la main.

Dix lires! Il y avait loin des cent et deux cents lires accoutumées. Le religieux se retirait à reculons; un laquais le reconduisait.

—Qu'est-ce qu'il y a? interrogeait le banquier, surprenant un colloque entre le moine et le valet.

—Le Padre voudrait deux écus d'argent; il craint de perdre la pièce d'or.

—Les voici, bougonnait le gros homme de Palerme en fouillant dans son gilet.

D'un pas oblique le capucin s'était vivement rapproché. Il s'emparait des deux pièces d'argent, plaçait la pièce d'or entre les deux écus, et les montrant tenues serrées entre son pouce et son index:

—Comme cela, je ne craindrai pas de la perdre. Gracia, signor!

Et il se retirait, la croupe haute, le sourire onctueux, humble et sournois.

Bene trovato, faisait le Guiçardi amusé.

Telle fut la dernière soirée de Marcus à la villa de San Remo.

—Nous sommes arrivés, me disait Maxence.


III

LA PEUR DE MOURIR

Nous arpentions, Maxence et moi, la Promenade des Anglais. C'était l'heure du shopping. Un déjeuner organisé au restaurant Français nous condamnait à piétiner le long de la mer en attendant l'arrivée des invités de Monte-Carlo. Un soleil cru, une mer aveuglante, de plomb fondu sous un ciel de mistral, faisaient cette matinée-là particulièrement désagréable; l'atmosphère hostile du quai bordé de grands hôtels s'aggravait de la laideur spéciale de ses habitués.

Dans aucun pays du monde, en effet, on ne croise dans les promenades élégantes d'aussi fastueux déchets d'humanité. Cette chose triste et touchante, qu'est la vieillesse partout ailleurs, y devient subitement comique. Nulle part on ne voit pareil assemblage de vieilles misses édentées, bardées de lainages d'Écosse sous l'éternel costume de piqué blanc; nulle part, d'aussi piteuses queues de rat tirebouchonnées sur d'aussi maigres nuques à l'ombre inévitable de minuscules canotiers. Et les vieux ménages d'Asnières, les antiques Chochottes engraissées dans les tables d'hôte de Montmartre et promenant, sanglées et bedonnantes dans des costumes tailleur, leurs bajoues étayées sur des petits cols d'homme, symbole croulant de la gloire de Lesbos: vieux rats morts et vieilles loutes! Et le lot des vieux beaux et des vieux birbes aussi, Agénors émaillés, trempés dans la potasse et poisseux de teinture, ex-préfets de l'Empire, majors de tables d'hôte, princes russes décavés devenus hommes d'affaires, dénicheurs d'objets rares, de villas à bon compte et de gogos à exploiter, indicateurs aussi de mineures et d'usuriers; et des anciens croupiers, valets de cartes transparentes enrichis sur le tard par des justes noces avec quelques tenancières; jolis garçons épousés en 1870 pour leurs beaux yeux et tenant aujourd'hui en laisse le chien de Madame, que l'on pousse dans une petite voiture; vieux marquis italiens ruinés par le corps de ballet de Milan, philosophes, le soir et, dans le jour, aux gages de quelques comtesses péruviennes ou baronnes Cacatoès, vieux aras des Antilles plus empanachés d'aigrettes, de ruches et de boas encore que d'années et remorquant leur arrière-train coupable aux bras cambrés du sigisbée..., et les Arthémises des hommes célèbres, le bataillon des veuves inconsolées, vieilles gardes de la douleur venues en Riviera cultiver le souvenir des chers défunts qu'a oubliés l'Europe, les politiques et les artistes, la veuve du maëstro, la veuve du grand peintre, la veuve du regretté diplomate, et les demi-veuves, les maîtresses et les belles-sœurs, les petites nièces aussi, leurs Egéries un peu mégères, et leurs interprètes donc! les ex-grandes cantatrices sur le tard épousées, les Altesses de l'ut dièze et les contraltos princiers!

O toutes ces prétentions échouées sur les bancs, le dos tourné à la mer et regardant curieusement défiler devant elles le pénible cortège des autres vanités!

—Parole, il ne manque que la princesse Zénobie! ne pouvais-je m'empêcher de m'écrier. Mais à propos, interpellai-je Maxence, la fin de l'histoire, tu ne me l'as pas racontée! Tu m'as laissé à cheval entre deux selles et tu ne m'as jamais dit comment la favorite du banquier Guiçardi était retombée de la villa des Palombes aux beuglants de soldats, où nous l'avons retrouvée.

—Zénobie! En effet, c'est toute une histoire et assez compliquée. Je t'ai dit que la naine vivait dans le domaine de San Remo, installée dans un petit hôtel de poupée construit sur les indications de Guiçardi. Une fantaisie sénile du banquier l'y entretenait sur un pied de duchesse: voitures, chevaux et livrée à ses ordres; mais le vieillard ne pouvait se passer de son jouet. A toute heure de jour et de nuit il réclamait et voulait auprès de lui sa poupée favorite. La Zénobie, elle, supportait mal ce fastueux servage, et, dès qu'elle avait une heure à elle, pendant les siestes du Palermitain alourdi et drogué d'anesthésiants, elle s'évadait des Palombes; et c'était pour elle une joie d'écolière d'aller retrouver au bout du pays la vieille femme, qui lui servait de mère, et son minuscule compagnon, le nain Scœvola.

Les rares moments, que la pygmée dérobait ainsi à son maître, prenaient par la servitude même, où elle était tenue, la haute saveur d'un fruit défendu. Le printemps est assez dangereux en Riviera, les brusques changements de température et la sécheresse du mistral y affectent péniblement les arthritiques et les nerveux; parfois l'influenza s'en mêle. Elle sévissait cette année-là à San Remo. Scœvola, le plus petit conscrit de France, était atteint et devait s'aliter.

Prévenue par sa mère-barnum et priée par elle de ne pas venir au chevet du fiévreux, la naine ne voulait rien entendre. Affolée d'inquiétude, elle courait au logis contaminé; elle voulait s'y installer sans souci du gros cachet des Palombes et de ses intérêts mis en jeu. Le nain trempé de sueur sous ses draps, misérable petit pantin secoué par la fièvre, assistait en claquant des dents à une scène inouïe entre la princesse et leur mère.

—Mais tu ruines ta famille, tu nous mets sur la paille! Un homme qui t'a couverte d'or et qui ne sait rien te refuser! Tu ne retrouveras jamais ça! Qui est-ce qui paiera le médecin, tes robes et les médicaments? Scœvola peut y rester. Tu es une fille dénaturée, tu n'aimes pas ta mère, j'ai mis au monde un monstre!»

Les objurgations de la vieille femme convainquaient à demi Zénobie. Le petit être fantasque consentait à rentrer à la villa; mais elle déclarait vouloir revenir le lendemain près de son cher Scœvola... et tenait parole.

C'était une grosse partie que jouait là l'avorton.

Entre tant de manies le vieux Guiçardi nourrissait une folle terreur de la maladie et de la mort. Ses soixante-douze ans hoquetaient dans un perpétuel tremblement à l'idée des bronchites, des refroidissements et des mauvaises fièvres qui guettent plus ou moins les vieillards. Il ne vivait qu'entouré de mille et une précautions, sous la surveillance d'un médecin attaché à sa personne, et, chaque semaine, tout le personnel des Palombes devait subir la visite du docteur. C'était une formalité à laquelle nul ne pouvait se soustraire et qui était stipulée dans les engagements.

Au moindre symptôme d'indisposition, tout domestique était congédié. L'intendant lui payait deux mois de gages en lui intimant l'ordre de ne jamais se représenter, même guéri. Un cordon sanitaire était ainsi établi autour du vieillard.

Dans quels prix on exploitait cette terreur de la maladie, tu le devines aisément! Deux garde-malades se relayaient auprès de lui jour et nuit. Le banquier exigeait toujours une oreille aux écoutes de sa respiration durant son sommeil. Sa peur de mourir était telle que, le précédent hiver, il avait refusé d'entrer dans la chambre de sa fille malade et, pendant les deux mois que dura la bronchite, il pria sa femme de s'abstenir de paraître à table. La baronne Guiçardi, elle, s'était installée près de sa fille et, pendant les trois mois de cet hiver-là, le vieux Levantin haleta dans l'angoisse des microbes et la fureur de ne pas avoir fait transporter Mlle Guiçardi à l'hôpital.

C'est cet effaré trembleur et ce féroce égoïste que la princesse Zénobie quittait trois heures par jour pour aller s'asseoir au chevet d'un nain tuberculeux. La princesse jouait une grosse partie. Elle la perdit.

Le jour où le banquier, réveillé au milieu d'une sieste qui aurait dû durer les trois heures de trois cuillerées de potion, demanda après la naine et apprit que sa poupée était auprès d'un frère malade depuis douze jours d'une fièvre maligne, la colère et la stupeur furent chez ce gros homme d'une telle violence, qu'il faillit étrangler.

—Chez son frère!... Chez un malade! Et elle y va tous les jours! Elle y est encore!»

Et de cramoisi le vieux forban devenait violet. Les yeux chavirés, suffoquant et la gorge sèche au milieu de balbutiements, de mots sans suite et de trépignements de fureur, il arrivait enfin à se faire comprendre et se faisait donner de quoi écrire.

Il ne pouvait parler. Son émotion était trop forte. Zénobie était chez ce nain malade; elle avait osé lui désobéir. Il écrivait; un tremblement secouait ses mains gonflées. Il parvenait enfin à maîtriser ses nerfs et signait la disgrâce de la favorite. L'intendant recevait respectueusement les ordres; la livrée assistait, effarée, riant sous cape, à l'exécution de la princesse.

Toutes les Palombes détestaient Zénobie.

La naine rencontrait l'intendant à mi-route de la villa. Elle regagnait sa geôle au grand trot d'une victoria de louage. Nabulione—c'était le nom du maître-Jacques des Guiçardi—faisait arrêter la voiture. Nabulione était à pied; il accompagnait une charrette encombrée de valises et de petites malles.

Il signifiait à la naine son congé. La décision de M. Guiçardi était irrévocable. Il ne reverrait jamais la princesse; la villa lui était désormais interdite. Il était tout à fait inutile de s'y présenter, elle y trouverait porte close: il était chargé de lui rapporter sa garde-robe. Ses costumes de théâtre et de ville étaient dans les malles; le petit hôtel était déménagé. Si la princesse voulait bien prendre la peine de retourner d'où elle venait, il lui réglerait ses huit jours; il avait sur lui la somme.

La naine était devenue verte. Elle vomissait un flot d'injures à l'adresse de l'intendant et de Guiçardi; sa voix de crécelle, crépitante et rouillée, s'exaspérait dans la solitude de la route. Des ouvriers de retour des champs s'étaient arrêtés. Ce monstre de baraque foraine entachait de grotesque la douceur lumineuse de ce crépuscule d'Italie.

Una pupazza, ricanaient des chuchotements.

L'intendant essayait en vain de lui faire entendre raison: la pupazza ne voulait rien savoir. Elle donnait l'ordre au cocher de la conduire aux Palombes. Elle s'y heurtait à l'hostilité d'une domesticité heureuse d'observer la consigne.

—Le banquier ne recevait pas. M. Guiçardi partait le soir même pour Palerme.»

Et dans l'insolence des regards et des sourires, la princesse Zénobie lisait couramment l'unanime allégresse, son renvoi mettait en fête toute la maison.

Elle devait se résoudre à retourner auprès des siens. Elle y retrouvait l'intendant des Palombes, qui l'attendait entre sa mère effondrée et la stupeur épouvantée du nain. Et ce fut une horrible scène. La mère-barnum, brusquement ramenée au sentiment de la réalité par la vue de Zénobie, se jetait sur le petit être, l'empoignait par la tête et, lui retroussant les jupes, voulait la fouetter. Le nain, recroquevillé d'effroi sous ses draps sales, poussait des piaulements de petit hibou tombé du nid; Zénobie, crispée, rebellée et matée, tapait, griffait, mordait et geignait comme une poulie; la mère poussait des cris d'orfraie, invectivant la fille ingrate, ce fumier d'enfant qui la ruinait; et l'intendant se croyait tombé dans un repaire de gnomes et de magiciens.

Il intervenait enfin, comptait à la naine les seize cents francs de ses huit jours, en obtenait bon gré mal gré le reçu, mais ne pouvait éviter la formalité de l'ouverture des malles. La surprise qu'elles réservaient faillit tourner au tragique. Le vieux Guiçardi ne renvoyait à Zénobie que ses costumes de théâtre et son pauvre petit trousseau de phénomène de music-hall, sa lamentable et prétentieuse défroque de principessa de piste et de beuglant; le Levantin avait gardé les somptueuses toilettes des grands faiseurs de Nice et de Monte-Carlo. Il gardait aussi les parures: le collier d'émeraudes offert dans la dernière quinzaine, l'orient fabuleux des perles et l'eau coûteuse des rivières de diamants. Il renvoyait le cheval, mais gardait le harnais. La naine râlait à son tour: une formidable gifle s'abattait sur sa face de monstre et la couchait par terre, évanouie. La mère-barnum s'acharnait sur l'avorton; Scœvola, le plus petit conscrit de France, croyant qu'on égorgeait Zénobie, s'évadait de ses draps moites et se blottissait, tout nu, sous le lit; des voisins accourus mettaient fin à cette tuerie, et l'intendant des Palombes s'échappait de là comme d'un cauchemar.

Cette famille de nains ne se tint pas pour battue. Sur les conseils de sa mère, Zénobie voulut intenter un procès au banquier; mais les faits qu'elle lui imputait étaient si graves que l'affaire criait le chantage; aucun homme de loi ne voulut instrumenter contre le Guiçardi. La Zénobie ne se rebuta pas: elle se rendit au couvent de Saint-Pancrace, et, une première fois, fit tant et tant qu'elle obtint une audience du Révérend Père Ambrosio, le supérieur; mais les confidences dont elle honora le capucin esbrouffèrent tellement le saint homme qu'il refusa absolument de s'entremettre dans la démarche, que la naine réclamait de lui. Il lui promit une seconde audience, mais se garda bien de la lui donner; le monstrillon en fut pour ses deux lieues de montagne et ses trente lires de victoria. Le saint monastère demeura clos pour lui.

Bref, la questure, dit-on, s'en mêla; on pria ces dames de quitter le pays. Une rumeur voulut qu'un viatique de deux mille lires leur fût fourni par les dames Guiçardi.

Et voilà, mon cher ami, comment l'ex-favorite d'un banquier trente fois millionnaire amuse, à l'heure qu'il est, un public de matelots et de chasseurs alpins dans un petit port de la Riviera.

Chargement de la publicité...