Le crime des riches
Ont le pire destin.
Et rosse, elle a vécu ce que vivent les rosses,
L'espace d'un matin.
Moralité: on fait toujours trop sa Zénobie.
LYS D'ALLEMAGNE
—Il y a pis que la peur de mourir: il y a l'horreur de vivre. Vous ne soupçonnez pas quelles agonies tragiques halètent parfois dans le luxe apparent de ces somptueuses villas!
Tout en causant nous étions, Maxence et moi, descendus jusqu'au haut de la promenade des Anglais. Nous avions dépassé le troisième établissement de bains établi presque devant l'avenue Victor-Hugo, et avions atteint le pont Magnan.
Là finit le glorieux alignement des grands hôtels cosmopolites et des villas princières; la promenade des Anglais bifurque et devient, à gauche, une route de banlieue suburbaine bordée de guinguettes et de murs de jardins; à droite, un simple bord de mer longé de cultures maraîchères et planté de cahutes de pêcheurs.
Le paysage est lépreux et hostile, enfariné d'un perpétuel halo de poussière soulevée par les automobiles, et la courbe harmonieuse de la baie des Anges ne rachète pas l'âpreté du décor. Face en arrière, au contraire, c'est le merveilleux panorama de Nice indolemment couchée au pied de ses montagnes et déroulant, comme une écharpe molle, la ligne de ses toits jusques au Mont-Boron. Par les temps clairs la pointe du cap Ferrat y apparaît, entamant de son éperon verdâtre le bleu moiré du large.
Nous faisions demi-tour et redescendions sur la jetée-promenade.
—Oui, il y a pis que la peur de mourir. Si vous saviez quels drames de chair et d'âmes, quels intérêts et quelles affreuses convoitises dérobent parfois aux regards ces somptueuses façades, quels grotesques désespoirs aussi! Ce Nice est une mine inépuisable d'histoires. Quelques-unes, si bien gardées qu'elles soient par l'épaisseur des murailles, néanmoins transpirent et finissent par tomber dans le domaine public.
Il y a trois ans, c'était le scandale des Blukenstarishaen, le plus effrayant chantage qui ait jamais été organisé contre une personnalité princière: Le jeune ménage, le mari et la femme menacés et terrorisés à la fois par un couple d'aigrefins: deux «musicantis» cueillis dans une des innombrables Réserves de la Riviera. Les Blukenstarishaen les avaient attachés à leurs personnes pour couper de tarentelles et de «canzone» napolitaines les heures un peu longues des repas... Cette musique de table dégénéra vite en musique de chambre. La princesse, très négligée par son mari, s'éprit violemment d'un des musiciens; elle s'en éprit jusqu'à en devenir grosse et, reconnaissante au bel Italien d'une maternité que le prince ne lui avait jamais donnée, eut la gratitude épistolaire. Elle écrivit. Le violoniste (car il jouait du violon naturellement) appuya sur la chanterelle. Il gagna prudemment la frontière; et de Vintimille, en échange de sa correspondance, demanda la forte somme à la princesse.
Un post-scriptum machiavélique menaçait d'envoyer le paquet de lettres au mari. Le prince, très au courant de la conduite de sa femme, ne répondit pas plus aux offres de Vintimille que ne l'avait fait la princesse. C'est alors que les deux compères d'Italie s'entendirent. Si la princesse était une amoureuse expansive et reconnaissante, le prince était, de son côté, un ami passionné et, dans les élans d'une ferveur toute platonicienne, avait commis en l'honneur de l'autre musicanti quelques poésies qui, bien que d'inspiration danoise, n'eussent pas déparé les dialogues du Banquet. Les associés de Vintimille prévinrent le jeune ménage que, si un chèque de cent mille lires n'était pas remis avant telle date à la banque Polidori de Milan, les élucubrations du prince et la correspondance de la princesse seraient envoyées sous pli cacheté à la Cour de Thuringe, au grand chancelier même du roi ou à un des principaux journaux de l'opposition. L'inspiration de la dernière heure dicterait leur choix.
Le régime du bon vouloir fonctionne, pour ainsi dire encore intact, dans les petits États allemands. En cas de scandale, si le scandale éclatait, c'était, après l'annulation du mariage en Cour de Rome (la Thuringe est très catholique), la confiscation des biens du jeune couple et la relégation de la princesse dans un couvent; le prince, lui, serait certainement prié de résider à l'étranger et réduit à la pension stricte. Libre à lui alors de donner cours à ses fantaisies poétiques et se faire professeur de grec.
Les Blukenstarishaen s'affolaient. Le roi de Thuringe avait laissé mourir de faim sa fille aînée, la princesse Thyra qui avait fui la Cour paternelle et le palais conjugal avec un jeune officier de cavalerie. La duchesse de Manheimberg, toute mère qu'elle fût de trois enfants, n'avait pas pu résister au prestige des épaulettes et des éperons. Les amoureux, après avoir promené en Suisse et sur la Riviera le scandale de leur bonheur, s'étaient échoués à Venise. La gêne avait vite étranglé leurs illusions. Harcelés par les usuriers, les bijoux une fois vendus, les misérables étaient de l'hôtel Dancelli descendus à une casa privata du quartier de l'Ospedale. La duchesse de Manheimberg s'y était suicidée. La dureté du roi l'avait acculée à cette horrible fin. Le consulat de Thuringe à Venise n'avait même pas eu pour elle l'aumône qu'il trouve toujours pour ses moindres nationaux en détresse. Deux mois auparavant, le consul de Genève, pour une visite rendue, à l'hôtel du Lac à la princesse royale, avait été immédiatement révoqué... Toute l'Allemagne avait adopté vis-à-vis des fugitifs l'attitude indiquée par la famille.
C'est auprès de ceux de son sang et de sa race que la malheureuse jeune femme avait trouvé l'accueil le plus insultant et les visages les plus fermés, et, pendant ce douloureux calvaire à travers l'Europe, ce calvaire commencé comme une chimérique chevauchée de ballade et de conte
Montons sur deux palefrois,
Tu m'emmènes, je t'enlèves,
L'oiseau chante dans les bois.
la triste adultère avait rencontré partout sur son passage l'hostilité menaçante et l'effroyable ostracisme imposés, il y a quelques années, par le kant anglais sur toutes les routes d'exil d'un de ses plus grands poètes. Pour l'infortunée princesse Thyra la lourde Allemagne avait eu les raffinements de cruauté et les ingéniosités de mépris inventés par l'hypocrisie d'outre-Manche vis-à-vis d'Oscar Wilde.
Dévisagée sur les seuils des hôtels, montrée au doigt, suivie même dans les rues, que dis-je? guettée par la malveillance et la curiosité jusque dans les boutiques de fournisseurs, la duchesse de Mainheimberg avait connu les pires amertumes. Grâce au mot d'ordre donné par la Cour de Thuringe, l'Allemagne en déplacement avait fini par expulser les amants de toutes les villes. Entre temps le roi coupait les vivres, et cela avait été pour le couple romanesque la brève déchéance aggravée de toutes les affres de la gêne. Cette gêne dégénérait bientôt en misère, et la misère en détresse et cela jusqu'au suicide final dans le galetas de Venise.
Rodolphe Ostratten, l'amant de la pitoyable jeune femme, entrait à l'hôpital, à cet Ospedale dont le quartier moisi avait abrité leur fin d'idylle. Il en était extradé le lendemain même de l'exhumation de sa maîtresse; on l'arrachait tout grelottant de son lit de fiévreux pour le jeter dans un fourgon. Une forteresse de Thuringe le retenait maintenant à vie. Il ne fait pas bon en Allemagne de regarder de trop près les princesses.
De cette tragique aventure les Blukenstarishaen n'ignoraient rien. Elle avait éclaté l'année même de leur mariage. La princesse Elaine s'était jetée en vain aux pieds de son père, implorant sa pitié pour sa sœur; le roi n'avait voulu rien entendre. Ces catholiques de Thuringe sont encore plus intraitables sur la morale que tous les protestants de la Prusse Rhénane, et l'affolé ménage de Nice savait trop ce qui l'attendait, si le scandale de leur conduite en Riviera arrivait jusqu'au roi.
La Riviera! C'est de leur arrivée en ce pays que dataient leur folie et leur malheur. C'est là qu'ils avaient connu ces damnés Italiens et l'enveloppement de leurs œillades câlines, le charme dangereux de leur voix persuasive et de leurs gestes caresseurs.
Deux «musicantis»! Lui, le fils d'un chancelier, elle, une princesse royale, étaient à la merci de ces espèces... Protégés par la frontière, les deux coquins dictaient leurs conditions et commandaient en maîtres. Eux, la première aristocratie du monde, tremblaient aux ordres de deux maîtres chanteurs; et, les yeux brusquement dessillés, arrachés en sursaut de leur rêve, le prince et la princesse rejetés dans les bras l'un de l'autre par la conscience du même péril s'hypnotisaient sans oser la mesurer devant la profondeur du gouffre où ils avaient roulé, s'hallucinaient dans une stupeur muette devant l'abîme où ils allaient descendre.
Deux enfants! car lui n'avait pas vingt-six ans, et elle en avait juste dix-neuf.
Ah! cette Riviera, cet admirable pays, cette côte enchantée dans la montée des sèves, la vibration de la lumière et l'épanouissement de tant de fleurs, comme ils en maudissaient maintenant la douceur énervante et traîtresse, quelle rancune ils nourrissaient pour ces décors complices de vergers idylliques et de baies siciliennes!... Oh! les mauvais conseils chuchotés dans l'or des crépuscules, dans les bois de cyprès et les clos d'oliviers.
La Riviera! C'est son climat qui les avait perdus... Oh! la mollesse de ce pays qui dénoue la volonté comme une écharpe, pour la tendre ensuite comme un arc dans la sécheresse ardente de son mistral.
C'est l'âpreté de ses jours de poussière et de bourrasques, la fièvre permanente bercée dans ces vagues sans flux et sans reflux, et, par-dessus tout, ces effluves de rut et de caresses épars dans l'unanime consentement des choses et des êtres à l'amour; c'est toute cette nature aphrodisiaque qui les avait poussés à la chute et à leur perte et les deux égarés n'avaient plus assez de larmes pour pleurer.
Le consul d'Italie tirait le jeune ménage de ce mauvais pas.
Éperdu devant l'impossibilité de se procurer du jour au lendemain les cent mille lires (car la Cour de Thuringe est plutôt serrée), le prince, tout décidé qu'il fût au suicide, avait l'idée d'aller trouver le commissaire central. Le commissaire l'adressait au consul d'Italie. Celui-ci télégraphiait à Gênes, et la questure cueillait à Vintimille les deux coquins et leur correspondance.
Ainsi se termina le chantage. Tout est bien qui finit bien!
Le jeune ménage en fut quitte pour la peur; mais leur villa abrita quelques heures d'agonie. Ce prince et cette princesse passèrent d'assez durs moments, avouez-le. Il y a quelquefois pis que la peur de mourir, il y a aussi l'horreur de vivre.
UNE AGONIE
Nous descendions les pentes de la Mortola. Des touffes de genêts en fleurs incendiaient d'or les éboulis de roches grises; et jusqu'au bleu méditerranéen c'étaient de longues traînées de lumières encore exaspérées par le vert glauque des agaves, le gris épineux des lentisques et argenté des oliviers; toute une végétation bleuâtre, hostile, meurtrière et dardée faisait de ce coin de jardin une petite Afrique. Au loin, c'étaient les montagnes pelées de Vintimille et de San Remo, toute l'aridité de la Rivière de Gênes après la splendeur luxuriante de la Riviera de Nice. Un ciel doux et voilé, presque moite, mélancolisait le paysage; toute la clarté semblait réfugiée dans les fleurs; et dans ce décor à souhait pour un enlèvement de captive, c'étaient des silhouettes de pirates barbaresques, qui s'imposaient à travers le recul des temps chers à tout imaginatif. Malheureusement des couples d'Allemands et d'Anglais de passage, toute la foule anonyme et laide des Cooks en mal d'excursions, étaient les seuls êtres rencontrés au tournant du domaine féerique.
C'était un lundi, un des deux jours par semaine où lord Hambury permet aux visiteurs l'entrée de la Mortola: la Mortola, c'est-à-dire l'enchantement de ce ravin unique de la côte Ligure, jardins d'Italie et de Sénégal aussi, où Wagner aurait pu rêver l'éclosion des filles-fleurs. La Mortola et la fontaine de la Sirène, la Mortola et sa clairière hantée d'agaves monstrueux, énormes, hérissés et coupants, de toutes les nuances et de toutes les formes, pareils à un cénacle de gigantesques pieuvres végétales; la Mortola et ses bois de palmiers, ses champs d'iris et d'anémones où la vision s'impose d'une ronde de nymphes de Botticelli; la Mortola et sa treille en terrasse au-dessus de la mer; sa treille enguirlandée de roses et de clématites, escortée de touffes de primevères, d'héliotropes en arbres et de chimériques orchidées, jaillis comme des étoiles entre les retombées de mouvants chèvrefeuilles; la Pergola et le malaise enivrant, délicieux de son trop de calices et de son trop de parfums... Et entre toutes ces corolles, toutes ces feuilles, toutes ces branches, au tournant de tant d'escaliers et le long de tant de terrasses, le nostalgique horizon de la Méditerranée, la soie moirée de sa nappe immobile avec, au bord de la mer, les quenouilles de bronze de son interminable allée de cyprès... Cimetière d'Orient ou jardin de Gabriele d'Annunzio dans le Triomphe de la Mort.
Nous étions arrêtés auprès d'une volière et tout en suivant les mouvements d'automate d'un étrange perroquet, on eût dit, d'émail vert...
—Mais c'est le jardin de Noronsoff! me disait l'ami qui m'accompagnait. Avouez que c'est là que vous avez placé l'agonie de l'écœurant héros de votre Vice Errant.
—Non, répondis-je, le domaine où traîne, se convulse et meurt la pourriture princière de Sacha, bien moins important et moins divers d'aspect que celui-ci, a peut-être encore dans son abandon plus de grandeurs que la Mortola. Le domaine existe: il est à Nice, à mi-flanc du Mont-Boron. Trois cents mètres de terrasse dominent et la ville et le port. Au crépuscule, quand le ciel est clair, on y découvre jusqu'à l'Estérel. Je vous le ferai visiter, nous irons ensemble, mais nous aurons peut-être quelque mal à y pénétrer: l'accès en est assez défendu. D'ailleurs Noronsoff n'y a jamais habité, le cadre seul m'a tenté; l'outrance de sa végétation, le trop de luxe des fleurs de collections et d'essences rares, qu'un caprice de millionnaire y a accumulées, s'adaptaient si merveilleusement au déséquilibrement de mon héros... je vous dirai plus, c'est dans l'atmosphère de ce jardin de songe que j'ai rêvé et vécu la vie imaginaire de Sacha. Le prince Noronsoff est mort à Paris après sa mère qui, dans le roman, lui survit. Il est mort dans le coma, entouré et guetté par une troupe d'héritiers dont les intrigues de chevet le torturèrent jusqu'à son dernier râle...
—Et cette agonie de Noronsoff, la vraie, quelle fut-elle? me demandait mon compagnon.
—Oh! décevante et dramatique comme la vie même de l'individu. Après la mort de sa mère, l'état de Sacha, empira. Livré à lui-même, c'est-à-dire à ses pires caprices, sans aucun contrôle et plus personne auprès de lui pour le surveiller et le retenir, il eut vite fait de développer la marche de tant de maladies et de précipiter lui-même un dénouement fatal. Le favori d'alors était un pianiste hongrois, un soi-disant élève de Liszt famélique et poitrinaire, mais dont le réel talent et le jeu poignant et douloureux passionnaient, le long des jours et les nuits aussi, les rares minutes lucides du mourant; mais la fin approchait, car les longues syncopes, dans lesquelles il arrivait au prince de tomber, se succédaient de plus en plus fréquentes et maintenant si prolongées et si profondes, qu'il était à craindre, à chaque évanouissement, qu'il ne se réveillât plus.
C'est alors que la vague famille, petits cousins et arrières-petits cousins, que le malade possédait dans la colonie russe et dans le monde de l'Empire, se rapprochaient de l'agonisant. Il y avait vingt ans qu'ils l'ignoraient, justement effarés de ses frasques et ne se souciant pas d'avouer un parent aussi compromis. Au ban de la société et de sa famille, ce déséquilibré affligé de quatre millions devenait intéressant au moment de mourir. On savait que Sacha n'avait pas fait de testament; il avait bien trop peur de la mort pour songer à ses dispositions dernières; ce perpétuel moribond aimait frénétiquement la vie et s'y cramponnait désespérément.
Superstitieux comme tous ceux de sa race, ce Russe aurait cru attirer sur lui l'ombre de la «Camarde» en dictant n'importe quel testament. Il ne fallait pourtant pas que cette grosse fortune retournât à l'État ou tombât dans les mains de quelques Petits-Russiens, hypothétiques descendants de Noronsoff que les alliés mondains et officiels de Sacha ignoraient, perdus dans quelques villages de l'Ukraine ou quelques faubourgs de Saint-Pétersbourg.
Les intéressés se consultèrent.
Le duc de Praxéli-Plesbourg réunit chez lui les Marfa-Narimoff et les de Beauvimeuse, cousins comme lui au quatrième degré de l'agonisant. Sa haute situation à l'ambassade, la faveur de Boris, l'aîné des Narimoff, au palais d'Hiver et le rang des Beauvimeuse dans le noble faubourg les mettaient au-dessus de tout soupçon. Il s'agissait de pénétrer auprès du malade, de s'installer à son chevet et lui faire signer un testament; car lui en inspirer ou lui en dicter un, il n'y fallait pas songer. Sacha, malicieux et retors, aurait pris un méchant plaisir à déjouer leur entreprise ou, même pis, les eût fait jeter dehors. Ce parfait dégénéré détestait sa famille. Il aurait dilapidé son bien plutôt que d'en laisser une bribe à l'un des siens. Tels étaient les bons sentiments qui animaient entre eux les membres de cette dynastie. Ce fou consentirait-il seulement à les recevoir? Le duc de Praxéli-Plesbourg se présenta le premier avenue Marceau, Odette de Beauvimeuse l'accompagnait, Noronsoff avait eu jadis un assez violent caprice pour sa cousine et l'on escomptait ce souvenir: le malade ne les reconnut même pas.
Avec l'aplomb que donnent un grand nom et la fortune, le duc de Praxéli s'imposait à la livrée, expédiait le favori, mieux, congédiait les médecins: il était la famille. Le duc une fois dans la place, les autres s'y installaient; le tout était d'y avoir pénétré.
Par la porte entre-bâillée les de Beauvimeuse et les de Marfa-Narimoff se glissaient un à un dans l'hôtel de l'avenue Marceau, plus un certain M. de Noisynève, arrière-petit cousin du Noronsoff et que l'on ne put écarter. Il s'incrusta au chevet du malade pour surveiller les autres, manifesta vaguement l'intention de prévenir les parents oubliés en Russie et, après quelques discussions assez aigres, on dut l'admettre dans la rédaction du testament; mais la porte demeura fermée désormais à tout autre visiteur; et ce fut la veillée attentive et sinistre d'une bande d'oiseaux de proie à proximité d'un champ de bataille, attendant les cadavres.
Sacha était tombé dans la torpeur; il n'en sortait que pour réclamer d'une voix éteinte de l'extra-dry et du kummel en attachant sur les siens des yeux vides et vitreux, effroyablement ouverts. Sur le conseil du duc de Praxéli Odette de Beauvimeuse dégrafait parfois son corsage et introduisait la main sèche du moribond dans la tiédeur de ses seins nus; la bouche édentée du neurasthénique alors souriait. Cette absence de lucidité enchantait les héritiers. En Russie la loi n'exige pas que le testament soit écrit de la main du testateur: il suffit qu'il soit dicté en présence de témoins. La signature suffit.
On trouva un notaire. Les intéressés, sous la présidence du duc de Plesbourg, arrêtèrent la rédaction du testament. Sur les quarante millions de Noronsoff le duc s'en préleva quinze. Dix furent dévolus aux Narimoff, dix aux Beauvimeuse et cinq à cet intrus de Noisynève qu'on n'avait pu éviter; mais, entre temps, l'état du malade empirait d'une façon alarmante. Du jour au lendemain il tombait dans le coma, un coma stupéfiant dont rien ne pouvait le tirer. Ils avaient trop attendu, les discussions d'intérêt avaient mangé un temps précieux, le malade et la fortune allaient leur filer entre les doigts; ce fut une consternation. Le duc de Praxéli-Plesbourg relevait les courages abattus, il avait amené avec lui, en remplacement des docteurs congédiés, un petit médecin de quartier, de son quartier à lui, qui voyait ses gens d'écuries et d'offices et au besoin les chevaux. C'était un pauvre hère sans consistance, sans grand talent aussi, voué à la médiocrité par la médiocrité même de son physique, de ses allures et de ses connaissances. Il était tout à la dévotion des Praxéli-Plesbourg qui l'emmenait, même l'été, à la campagne pour surveiller ses gens. C'est ce pauvre docteur Pasquier que le Praxéli avait établi au chevet de son cousin. C'est lui qu'il amenait, ce matin-là, parmi les autres parents attérés.
—La vérité, docteur? Il est très bas, n'est-ce pas?
—En effet, monsieur le duc, le prince n'en a plus que pour quelques heures. S'il va jusqu'à ce soir, ce sera le bout du monde.
—C'est ce que je me disais. Eh! bien, docteur, nous avons besoin de vous. Il faut, coûte que coûte, que vous suspendiez ce coma. Ce coma, il faut l'en faire sortir. Il nous faut une signature, une signature absolument nécessaire et que lui seul peut nous donner. Ne vous inquiétez pas on lui tiendra la main, j'en fais mon affaire, vous avez bien un moyen? Voyons, un réactif, que sais-je, une piqûre?
Le médecin se grattait le front, perplexe.
—Vous n'avez rien?
—Si. On peut toujours quelque chose, mais cela est très scabreux, très périlleux même. Dans l'état, où est le prince, un réactif peut le tuer.
—Le tuer, mais puisqu'il est condamné d'avance. Vous me dites qu'il va mourir.
—Mais nous n'avons pas le droit de hâter la mort, même d'un être condamné.
—Mais puisqu'il va mourir...» et Odette de Beauvimeuse s'emparait des mains du médecin.
—Il va mourir! Il va mourir! mais avec la nature on ne sait jamais! C'est invraisemblable, mais...
—Il peut en réchapper, peut-être! Docteur, seriez-vous un imbécile, me serais-je trompé sur vous?
Et de Praxéli-Plesbourg fouillait le misérable de ses petits yeux clairs.
—Voyons, réveillez le prince; il y a cinquante mille francs pour vous. Vous ne me ferez jamais croire que vous n'avez jamais fait d'avortements.
Le docteur baissait la tête, griffonnait en hâte une ordonnance.
—Vite, Alexis, chez le pharmacien en face, au plus près, faisait le duc en remettant le papier à un valet de pied et, sur un signe du duc, Odette de Beauvimeuse et Nadia de Narimoff découvraient le malade et le dressaient un peu sur son séant. Le docteur préparait la seringue.
—Voilà, docteur, faisait Noisynève en prenant le flacon des mains du valet de pied.
—Une soucoupe; très bien... là, dans le gras de la cuisse.
—Dans le maigre, vous voulez dire, pauvre Sacha!
—Bon, relevez la chemise, tenez-le bien, mesdames.
Le docteur enfonçait l'aiguille dans la chair livide et appuyait. Pssst, la caféine fusait dans un crissement bref, le malade ne bougeait pas.
—Il faudrait le piquer plus près du cœur, docteur.
—Ou à l'épaule.
—Ou dans le cou, près du cerveau.
—Vous le voulez? Soit!
Mais cette fois, subitement redressé dans un brusque sursaut, le moribond se levait tout droit sur son lit et, dans la blancheur de sa chemise, tel un spectre dans un linceul, battait l'air de ses mains pâles et puis s'abattait avec un cri, un petit cri d'oiseau qu'on étouffe, immobile et raidi dans sa nudité verte... mort.
Ce fut une stupeur. Rien ne put ranimer le prince Sacha Noronsoff. C'est ainsi que les quarante millions et les merveilleuses terrasses du domaine de Plagosnof, en Crimée, allèrent à la petite comtesse Véra Noreskine qui, la pauvre enfant, ne s'y attendait guère. Et avouez-le, cette agonie-là vaut bien celle que je lui ai prêtée dans la villa du Mont-Boron, à Nice.
Notre voiture rentrait dans les rues de Menton.
MADAME DE NEVERMEUSE
I
MADAME DE NEVERMEUSE
Le rideau tombait sur le second acte de Sigefried. Le divin inconscient, qu'est le héros de Wagner, venait de s'enfoncer, extasié et ravi, dans l'enchantement de la forêt; le chant de l'oiseau magique l'avait illuminée..., et parmi la clarté des feuilles, à travers les ténèbres odorantes et vertes des hêtraies, des clairières, des sources et des étangs, tous les murmures, toutes les voix et tous les souffles aussi, dont est tramé le silence des bois, se répercutaient délicieusement en nous, musique élémentale orchestrée par le génie, qui est aussi une des forces de la Nature.
De Bergues, qui s'était retiré tout au fond de la loge pour mieux sentir, loin de la scène, descendre et couler en lui les ondes sonores du drame, se levait et venait s'asseoir auprès de nous.
—Le fils de Sigemound est parti, mais il n'a pas tué tous les dragons Fafner. Voyez, quelques monstres nous restent: une vraie collection de Muséum. C'est plusieurs opéras de Wagner qu'il faudrait pour assainir cette salle! Les avez-vous comptés? Mais regardez plutôt.
Et, d'un geste horrifié, il embrassait le pourtour des premières et des secondes loges.
A quoi Hector de Grandgirard:
—En effet. Il y a ce soir quelques gargouilles en rupture de cathédrale!
—Et remarquez ce que je vous disais l'autre jour sur cette étonnante société de la Riviera: pas un homme. Convainquez-vous de visu. Voyez-vous un jeune homme dans ces loges? Non, rien que des aïeules et des vieux messieurs, et les vieux messieurs paraissent les plus jeunes. Ils ne sont, eux, ni maquillés, ni teints.
—Pardon. Dans cette loge, il y a deux jeunes gens.
—Oui, mais il y a une jeune fille, et cette jeune fille représente huit cent mille francs de dot. Aussi c'est la seule loge, où il y ait des moustaches de vingt-cinq ans.
—Conclusion?
—Les temps sont durs, la lutte est âpre et il faut vivre.
—Très jolie, d'ailleurs, la jeune fille!
—Très jolie. La mère est Russe, le père Italien.
—Ah!
—Fleur de Cosmopolis, millionnaire et nihiliste.
Grandgirard avait pris une jumelle; il fouillait attentivement des yeux le premier rang des loges:
—Le fait est qu'il y a des figures extraordinaires—et, tout à coup, arrêtant sa lorgnette dans un geste de stupeur—oh! celle-là admirable! Qu'est-ce que celle-là?
C'était, paradant au milieu de la grande loge officielle, celle dont l'encorbellement surchargé de guirlandes concentre tous les regards dans le cadre doré de ses hautes colonnes, une étonnante poupée, on aurait dit, surgie d'un conte d'Hoffmann.
La face d'un ovale parfait et d'un ton de pastel s'auréolait de bandeaux de soie floche, d'un blond si invraisemblable et si doux, que les fabriques de Lyon seules avaient pu les fournir.
Coiffée à la jolie femme, cette imprévue beauté émergeait, épaules nues, d'un énorme boa de plumes bleu pâle, mais un boa si impondérable et si flou qu'il parachevait à miracle cette Olympia des brumes. L'élégance des bras minces haut gantés de suède blanc, la longueur d'une nuque pliante et la maigreur de la poitrine en faisaient à la fois un Gavarni de chlorose et le plus vague des Constantin Guys.
Datée comme un dagueréotype, cette aïeule aux langueurs de poitrinaire, mais aux raideurs d'automate, obsédait comme une apparition. Spectre ou poupée?
Son âge? Seize ans peut-être et sûrement plus de soixante-quinze. Avec cela une indéniable aristocratie, un dédain absolu de toute l'assistance et une façon d'écouter le Wagner, de profil et le buste incliné, oh! très peu, en avant, une impertinence d'attitude, que Balzac eût voulue à la duchesse de Maufrigneuse!
D'ailleurs absolument seule dans cette loge et s'y détachant si vaporeuse sur le rouge assourdi des tentures, si macabre aussi par le bleuissement du boa et le faisandage des chairs, si artistement et prestigieusement spectrale, que nous nous taisions tous dans l'émotion que l'on a devant un chef-d'œuvre.
—En effet, admirable! Quelle illustration pour le roman de d'Aurevilly! Ce qui ne meurt pas.
—Oui, car c'est mieux qu'une nature morte, c'est la Mort qui se prolonge dans la Vie.
—Et non la Vie qui s'attarde dans la Mort. Tu viens de dire, sans t'en douter, Hector, une vérité profonde. Si tu connaissais la vie de cette femme, tu verrais quel prodigieux symbole elle résume dans cette jeunesse immobile et figée. Regarde bien cette fragilité, cette maigreur de phtisique guettée par les courants d'air et par les mauvaises fièvres, et cette pâleur déjà estompée par l'ombre de la Mort!... Eh bien! cette agonie vivante à la résistance et la solidité d'une tige de fer. Cette moribonde a une telle intensité, un tel désir de vivre qu'elle a enterré tous les siens. Père, mère, frères et sœurs et jusqu'à deux maris, cette apparente faiblesse a usé et limé toutes ces existences. Tous ont passé leur vie à trembler pour la sienne.
Sa santé délicate, sa minceur diaphane, tout, jusqu'à sa frêle poitrine secouée chaque hiver d'une opiniâtre toux, les ont, d'années en années, consumés d'inquiétude, exténués d'alarmes. Ils ont toujours craint de la perdre et, dans l'hypnose de ces grands yeux hallucinants de fièvre, ils ont vécu dans l'angoisse et la transe jusqu'à en mourir; car, vous le savez tous aussi bien que moi, il n'y a que les gens bien portants qui trébuchent dans le gouffre. Les vrais malades ne meurent pas: ils se soignent.
Jusqu'à quarante ans, elle a fait le désespoir de toute une famille intéressée à une beauté qui lui assurait fortune et situation, car cette beauté pastellisée a été adorablement jolie.
Née pauvre, elle fut successivement poussée par les siens dans de riches alcôves, officines de bien-être et de luxe pour des ribambelles de frères, de sœurs, de neveux et de petits-cousins. Le mariage, d'ailleurs, légitima toujours l'équivoque de ces opérations familiales. Mme de Nevermeuse fut une courtisane légale. L'étude de notaire et la sacristie furent invariablement le vestibule de ses chambres d'amour.
Ses deux maris morts et les huit millions réalisés, cette fragilité flottante au-dessus de deux veuvages vit se modifier et changer tout d'un coup les sentiments de son entourage. C'est le triste apanage de l'argent: il corrompt tout. On avait craint de la perdre, on désira la voir mourir.
Mme de Nevermeuse, hier encore parente enrichissable, était devenue testamentaire.
Jusque-là elle avait eu des frères, des sœurs et des neveux: elle n'eut plus que des héritiers. Elle devint la tante Nevermeuse, mais une tante décidée à faire longtemps attendre sa succession. Elle fit mieux.
Elle quitta Paris et, prudente, entreprit de grands voyages. Elle mit des centaines et des centaines de lieues entre elle et les indigestions, suite inévitable des grands dîners de famille, et les accidents de voitures et d'autos des promenades concertées et des parties de campagne. Elle devint nomade; des dames de compagnie embellirent sa vie. Elle se refusa toujours au dévouement des cousines pauvres et des neveux fervents, mais très manégée, en femme avertie par l'expérience, elle se garda bien de rompre avec ses plus lointains arrière-petits-cousins; ceux-là seuls pouvaient la défendre contre ses parents plus proches. Dans les familles unies on a toujours la tentation d'enfermer en d'admirables maisons de santé, pour les contraindre à se soigner enfin! les vieilles parentes fortunées, imprudentes et délicates. Mme de Nevermeuse connaissait les siens. De Séville, où elle s'attardait au printemps, et de Venise, où elle passait l'automne, elle ne cessa d'entretenir avec tous une adroite correspondance. Elle y dosait de savantes promesses de testament.
Et, nuancées d'espérances, des lettres intermittentes entretenaient tous ses alliés dans la haine des uns des autres et la tendresse intéressée de cette bonne tante de Nevermeuse. Tous séparés d'elle par des détroits, des chaînes de montagnes et des mers, cuisaient doucement à distance dans l'illusoire attente des millions à venir, des millions à toucher et qu'ils ne toucheraient jamais, car, écoutez bien ceci, Mme de Nevermeuse a tout placé en viager.
Moins pour s'assurer une vieillesse luxueuse en doublant ses rentes que pour éviter de fâcheuses dissensions autour de son cercueil, propriétés et valeurs, elle a tout réalisé, tout vendu à fonds perdu et, son revenu ainsi triplé lui permettant d'être très généreuse et d'envoyer de temps à autre le sensationnel cadeau à qui de droit, était-elle au moins sûre des larmes de regrets. Ah! elle serait pleurée quand elle quitterait ce monde!
On dirait que le hasard a le respect de ceux qui n'ont plus à redouter ses coups.
Vieille, immensément riche, le cœur sec et momifié dans son effrayant égoïsme, telle une conserve inaltérable, elle a vu s'éteindre un à un autour d'elle tous les parents, les proches comme les éloignés, qu'elle espérait frustrer de ses millions. Une invisible machine pneumatique a fait le vide autour d'elle.
Comme indurée dans son effarante solitude, elle leur survit à tous. Elle est celle qui ne meurt pas.
Consciente des convoitises qu'elle allumait, elle les a tous vus partir sans une larme. C'est une joie féroce chez certains vieillards de constater la mort des autres autour de leur verte sénilité. Mme de Nevermeuse est de cette race-là. Heureuse d'être sans enfants, heureuse d'être sans famille, elle a pris plaisir à compter les coups qui décimaient les siens, et croyez que, la nuit, après l'opéra ou l'opérette où elle va tous les soirs, ce lui est une joie en se mettant au lit de songer que sa mort n'enrichira personne et qu'elle, la septuagénaire endurcie, elle est seule, seule échappée à l'hécatombe et qu'elle a enterré les siens.
Elle n'a pas oublié que sa jeunesse sacrifiée a longtemps fait vivre et longtemps entretenu tous ces morts. C'est sur sa beauté, exploitée et poussée dans de riches alcôves conjugales, que tous ces disparus avaient étayé leur fortune, et c'est la rancune, depuis près de soixante ans amassée en elle-même, qui lui met aux lèvres ce sourire immuable.
Sourire de poupée, mais de poupée macabre figée dans une triomphante survie d'au-delà!
Mme de Nevermeuse n'a jamais aimé personne. Instrument docile entre les mains d'une famille cupide, elle a usé deux maris pour en recueillir successivement les millions, puis, veuve, elle a usé dans l'angoisse et l'attente vaine tous les héritiers intéressés à la voir mourir; et c'est ce cœur sans secousse qui lui a fait ce front sans ride..., car dans sa maigreur transparente et le faisandage de ses fards, cette ancestrale poupée est encore jolie, d'une joliesse de morte embaumée et d'automate de grand sculpteur!
Et c'est la sécheresse admirable de cette nature sans sensualité et sans cœur qui la fait si délicieusement vaporeuse, impérieuse et planante.
Mme de Nevermeuse surnage, délicate, hautaine et floue, tel un pastel au-dessus de soixante ans de décès et de deuil.»
L'orchestre entamait le prélude du troisième acte; de Bergues regagnait le fond de loge et du même coup nos trois lorgnettes abandonnaient le pastel vivant et l'énorme boa de plumes bleues qu'elles fixaient.
Nous écoutions de nouveau Siegfried.
II
LE MASQUE DE BEAUTÉ
Mme de Nevermeuse, née Alice Mantelot, en premières noces lady Asthiner, était la quatrième fille d'un vague homme de lettres que ni le théâtre ni le journalisme n'avaient fait riche. Six petits Mantelot, quatre filles et deux garçons, pullulaient dans le petit appartement, dont il fallait déménager tous les dix-huit mois parce que devenu trop petit. Mme Mantelot donnait tous les ans à son mari un nouvel héritier, et, à chaque déménagement, la famille Mantelot montait d'un étage. Et Mme Mantelot mère, aujourd'hui boursouflée de lymphe et déformée par ses maternités généreuses, se lamentait le long des jours: le budget du ménage se grevait d'heure en heure, et, seul, le prix de la copie du père Mantelot ne montait pas. Elle baissait même, la copie du pauvre homme; elle baissait comme son talent, qui n'avait jamais été supérieur et qui diminuait de jour en jour, usé et étouffé par les tracas d'argent, les criailleries de Mme Mantelot et les récriminations de ces demoiselles.
On ne songeait qu'à la robe dans l'intérieur Mantelot, la robe qui, en mettant en valeur la taille de ces demoiselles, leur ferait pêcher le mari bien renté qui remettrait à flot toute la famille. C'était, de l'aube au soir, des discussions sans fin sur la coupe d'un manteau, la forme d'une manche, le retroussis d'une paille, le nœud d'une bride et le mouvement d'une plume; et ce pauvre M. Mantelot ne pouvait pénétrer dans le petit réduit, qu'on lui avait assigné comme cabinet de travail, sans déranger des patrons et des journaux de mode empilés sur sa table, et, au hasard des sièges, des pièces d'étoffes, coupons, échantillons, et des lingeries et des cartons posés dans tous les coins.
Des occasions! Ces dames avaient toujours trouvé des occasions. Des magasins de nouveautés, où elles passaient leurs journées, elles rapportaient toujours des soldes acquis à des prix invraisemblables, et ces bons marchés-là obéraient d'autant le budget. C'était l'ordinaire du pauvre homme qui en souffrait, sa garde-robe aussi, car depuis plus de trois ans qu'il traînait le même pantalon et la même redingote, ces demoiselles, elles, moulées dans des étoffes si minces qu'on les aurait cru vêtues de papier, promenaient hiver comme été d'extravagants attifages.
Sveltes à souhait, l'estomac déjà délabré par des nourritures étranges et économiques, et condamnant leur pauvre père à des menus de dinettes, elles couraient les matinées, les spectacles gratuits, les bals d'hôtel avec une frénésie digne d'un meilleur sort, menées dans cette tourbillonnante rotation de toupies par l'ardeur inlassable de Mme Mantelot.
Et les demoiselles Mantelot ne se mariaient pas.
Tel était l'état d'âme de ces demoiselles et telle était la situation du ménage, quand la famille Mantelot, changeant d'appartement pour la huitième fois, venait s'installer dans un cinquième au fond de la cour de la rue Pigalle. Les Mantelot quittaient la rue d'Assas. Au dire de Madame, le Luxembourg ne valait rien pour le mariage: on n'y croisait que des étudiants en mal d'aventures ou des rapins pauvres comme Job. Le Parc Monceau et les Champs-Élysées étaient bien plus fertiles en heureuses rencontres: c'était le quartier des millionnaires et des sportsmen, et M. Mantelot, toujours débonnaire, avait accédé au désir de Mme Mantelot.
Le pauvre mobilier des Mantelot et les cartons à chapeau de ces demoiselles prenaient donc le chemin de Montmartre; une moyenne voiture de déménagement y suffit.
Alice Mantelot allait sur ses dix-neuf ans; c'était la plus jolie des quatre Mantelot, c'était la plus jeune aussi, et Mme Mantelot fondait de grandes espérances sur le physique de sa cadette: «Si celle-là n'épouse pas un prince, c'est que les hommes sont devenus aveugles et qu'il n'y a plus de justice sous la calotte du ciel!» Mme Mantelot avait la fâcheuse habitude d'exprimer ses opinions dans des tours de phrases empruntés à sa concierge. Alice Mantelot était d'une coquetterie et d'une futilité de poupée, encouragée en cela par l'exemple de sa bonne mère.
Ces dames Mantelot adoraient donc les plaisirs gratuits et les occasions de se faire voir; elles n'étaient pas depuis quinze jours dans le quartier qu'on les incitait vivement à aller visiter la chapelle ardente de sir William Asthiner. C'était la curiosité du huitième. On n'avait qu'à se faire inscrire chez le concierge de l'hôtel Asthiner, rue de Berlin, et on se présentait le lendemain dans la matinée, de onze heures à midi, ou dans la journée du dimanche. Tout Paris avait déjà défilé devant le catafalque de lady Asthiner; la chambre ardente et ses quotidiennes folies d'illuminations et de fleurs étaient même notées dans certains guides pour l'étranger, et il n'était pas rare de rencontrer là des trôlées de touristes pilotés par quelques pisteurs d'hôtel.
Ce lord William Asthiner était un vieil Anglais maniaque et millionnaire—oh! combien de fois millionnaire!—qui n'avait jamais pu se résigner à la perte de sa femme. Lady Georgina Asthiner, avait été, paraît-il, une des plus jolies femmes du Royaume-Uni. D'origine irlandaise et sans fortune, elle avait été épousée, toute jeune fille, par lord Asthiner, déjà vieux et d'autant plus affolé de tant de beauté et de fraîcheur.
De larges yeux de violette dans la pâleur éblouissante d'un visage mat et charnu comme un pétale de camélia, la mobilité passionnée de deux narines vibrantes et délicates, et, sous de lourds bandeaux d'un blond fluide, la bouche la plus puérile dans la stupeur un peu figée des lèvres qui s'écartent. Du reste, lord Asthiner l'avait épousée malgré sa famille, son entourage et tous. Son bonheur avait duré dix ans. Dix ans il avait promené, l'hiver, cette radieuse jeune femme de capitale en capitale, et l'été, de villes d'eaux en villes d'eaux, pour l'installer, l'automne, dans quelques-uns de ses châteaux de Galles ou d'Ecosse, à l'inévitable moment des chasses.
Ça avait été l'ivresse d'une maturité déjà lourde tout à coup fleurie d'un invraisemblable amour; et puis l'épouse adorée était morte, fanée, usée, flétrie, on eût dit, dans sa jeunesse par cette desséchante passion de vieillard.
Lady Asthiner était morte à Londres, en pleine season, dans la somptueuse demeure qu'ils habitaient dans Piccadilly. Et la douleur de lord Asthiner avait été immense.
Halluciné d'angoisse, en vérité à demi fou, il avait d'abord songé à faire embaumer la morte et à la soustraire à la loi commune de la sépulture; il avait manifesté le désir de garder ce corps idolâtré auprès de lui et de vivre désormais en tête à tête avec ce cadavre. Mais on ne va pas contre l'ordre établi. Dans tous les pays du monde l'homme si puissant, si riche qu'il soit, doit se soumettre au fonctionnement du cérémonial funèbre.
L'obstination de lord Asthiner à conserver la défunte quand même dans son logis avait dû céder devant une intervention de la police: les funérailles eurent lieu, écrasantes de magnificences. Londres se souvient encore de l'apparat déployé aux obsèques de lady Asthiner; mais une sorte de folie funèbre s'était emparée du cerveau du veuf.
Il n'avait pu dérober au tombeau la chair de joies et de regrets de son Irlandaise, il eut la macabre idée d'en garder auprès de lui la presque vivante effigie. Londres n'est pas pour rien la ville du musée Tussaud. Lord Asthiner commandait au cirier le plus en vogue d'alors, à Georges Hennet, la cire grandeur naturelle de la défunte. Le modeleur s'installait auprès du cercueil de lady Asthiner, et dans la chambre mortuaire il cueillait, pour ainsi dire, d'entre les fleurs amoncelées, l'impressionnante et exacte ressemblance du cadavre.
Hennet fit une lady Asthiner étendue, les yeux clos, les longs cils de ses paupières en ombre portés sur l'ivoire transparent des joues, une lady Asthiner moins morte qu'endormie, plus belle encore peut-être dans son sommeil par le caractère grandiose de tous ses traits au repos. Les lourds cheveux de la défunte, coupés par une main hardie, ornèrent le front de la poupée. Lord Asthiner en extase assistait, les mains jointes, à cette lente éclosion d'un fantôme et, le cercueil une fois refermé sur la vraie lady Asthiner, puis descendu dans le caveau de famille, le vieux maniaque installait la lady Asthiner de cire dans une identique bière, doublée de satin blanc, comme l'autre; et la poupée funèbre prenait la place du cadavre sur le catafalque, laissé tel quel, au milieu des tentures de deuil, des cires allumées et des gerbes de lis, d'iris noirs et d'aromes échafaudés autour.
Et la vieille demeure se changeait en chapelle ardente. Retiré derrière les persiennes closes du logis familial, lord Asthiner y vivait seul, en tête-à-tête avec la poupée. Épris d'un vain simulacre, il se plaisait à prolonger l'illusion de ses regrets dans un décor, tous les jours renouvelé de cierges et de fleurs; et pendant des mois il fit ainsi la veillée à une morte illusoire, atrocement heureux de sentir saigner la plaie de son vieux cœur, comme si l'aimée était morte de la veille; puis, un beau jour, lassé de mener ainsi seul le deuil de sa vie, ce deuil, le vieux fou voulut l'imposer au monde. Il ouvrit toutes grandes les portes de son hôtel, et la curiosité des artistes d'abord, celle de la fashion ensuite et puis l'indifférence amusée de la rue furent invitées à venir contempler la belle lady Asthiner dans le satin brodé de son linceul, sous les clartés de six cent mille francs de colliers et de perles, dans le cadre effarant et tragique des chandeliers d'église et des monceaux de fleurs.
Et puis, un autre beau matin, le maniaque en eut assez d'étonner ses compatriotes. Il eut la fantaisie d'aller promener en France sa poupée et son deuil; il louait l'hôtel de la rue de Berlin venait y installer son décor funèbre, sa morte de cire, sa peine inconsolable et surtout son orgueil; et tout Paris défila devant le catafalque de lady Asthiner, comme avait défilé dans Piccadilly tout le snobisme de Londres.
C'est ce puffisme à la Charles-Quint qu'allaient visiter un jour ces dames Mantelot. Elles entraient dans l'hôtel du vieil Anglais du même pas dont elles seraient entrées au Musée Grévin; c'était une poupée comme une autre. Pourtant la mère et les filles eurent un coup dès le seuil. La somptuosité des étoffes, la magnificence et la rareté des fleurs, quoique estimées par elles au plus juste prix, les plongèrent dans une admirante stupeur.
—Il y en avait pour de l'argent! Cet Anglais devait-il être riche!»
Alice Mantelot ne quittait pas des yeux les perles et les diamants de lady Asthiner.
Il n'y a pas loin de la rue Pigalle à la rue de Berlin. Ces dames Mantelot revinrent souvent visiter la chambre ardente. Le luxe de ces fleurs toutes fraîches, de ces cierges toujours renouvelés les ravissait.
Un jour à déjeuner (on était allé le matin voir la poupée de la rue de Berlin), Marguerite, l'aînée des Mantelot, tout en pelant une poire, s'avisait de remarquer une étrange ressemblance.
—Dis donc, maman, regarde donc Alice. Elle ne te rappelle pas quelqu'un?
—Qui ça?
—Moi, ça me saute aux yeux. Cherche.
—Explique-toi. Une devinette! Je déteste ces manières-là, tu sais.
—Mais une personne que nous avons vue ce matin, lady Asthiner, la morte de la rue de Berlin. Mais c'est tout à fait la même figure. Elle a les mêmes cheveux. Mais ce n'est pas possible, Alice, tu as changé ta coiffure... Ah! ça, mais?»
La cadette des demoiselles Mantelot avait, en effet, changé sa coiffure. Elle avait remarqué qu'une persienne s'entre-bâillait au rez-de-chaussée, chaque fois qu'elle et ses sœurs sortaient de l'hôtel de la rue de Berlin, et, derrière cette persienne, la fine mouche avait très bien distingué une face blême de vieillard. Alice Mantelot portait maintenant ses longs cheveux en bandeaux, comme l'effigie en cire de lady Asthiner.
Le fait est qu'Alice rappelait à s'y méprendre la poupée de la rue de Berlin. Comment Mme Mantelot ne s'en était-elle pas avisée plus tôt! La mère et les filles échangeaient un regard complice. Ces dames prirent désormais tous les jours le chemin de l'hôtel Asthiner; on prit même l'habitude d'y laisser Alice agenouillée, en contemplation devant la morte. Elle demeurait là, durant des heures, comme en extase, travaillant une funèbre ressemblance dans la tension de tout son être et de son joli visage offert de profil, et il n'était pas rare qu'un vieux monsieur ne vint rôder à pas de loup autour de la jeune fervente, fervente d'une beauté dont elle semblait l'héritière. Mais le vieux monsieur, comme épeuré, tournait et tournaillait à pas menus autour de cette ardeur adorante et ne se déclarait pas.
—Comme elle était belle! se hasardait à dire un jour la jeune fille, au moment où elle sentait haleter derrière elle le souffle du vieillard.
Alors, lui, avec un élan brusque:
—Et comme vous lui ressemblez!
—Moi, je lui ressemble! Et à qui?
Et Alice Mantelot jouait l'étonnement.
—Mais à elle! à elle! Je l'ai connue, moi, je suis lord Asthiner.»
Et le vieil homme bégayait, et la jeune fille de dire son culte, son admiration, sa véritable religion pour la morte. Comme elle était belle! Comme elle avait dû être aimée! Et quelle bonté, quelle angélique douceur répandue sur ce visage!
Et le veuf l'écoutait avec ravissement.
—Mais moins belle que vous! moins douce que vous! C'est elle plus jeune, que je retrouve. Dieu a permis cette ressemblance. Le ciel est bon.»
Et ils se quittaient enchantés l'un de l'autre.
Et ce fut l'idylle sénile, la machiavélique intrigue ourdie autour de ce vieillard. Alice Mantelot revint encore deux ou trois fois, mais toujours accompagnée. Elle avait présenté sa mère et ses sœurs à lord Asthiner, et puis un jour elle ne revint plus. Mme Mantelot et ses filles aussi s'abstinrent, et, quand le vieux maniaque allumé et navré de leur disparition vint s'enquérir rue Pigalle de la santé de la jeune fille, c'est Mme Mantelot qui le reçut et, la gorge molle dans un peignoir de circonstance, la grosse dame déclarait à l'Anglais stupide qu'on avait remarqué son trouble en parlant à Alice, que ses assiduités auprès d'elle avaient fait jaser dans le quartier, que la réputation d'une jeune fille était chose fragile, qu'ils n'avaient aucune fortune, que lord Asthiner était riche, bref, qu'ils avaient dû cesser toute visite là-bas. M. Mantelot n'admettait pas que l'on pût causer sur son enfant. Lord Asthiner, tout son pauvre corps tremblant sur deux jambes flageolantes, écoutait, l'œil et la lèvre humides, secoué d'un comique bégaiement.
—Mais je l'épouse, moi, votre fille, je l'épouse. Madame, je vous demande sa main.
—Mais Alice a dix-huit ans, monsieur.
Mais lord Asthiner avait près de dix millions. Et ce fut le premier mariage de Mme de Nevermeuse.
DEUIL D'ESCURIAL
—Ah! si vous avez le goût des histoires funèbres, je puis vous en servir une qui n'est pas piquée des vers.
—Quelle horrible plaisanterie! interrompait de Surville.
—Mais c'est votre faute, à vous aussi, mon cher. Vous avez la folie du macabre. Les catafalques, les cadavres dans les bières, les mortes embaumées exposées dans l'apparat des chambres ardentes, les illuminations de cires allumées et l'agonie odorante des fleurs amoncelées autour des tréteaux de deuil, voilà les décors que vous affectionnez et l'atmosphère où vous vous plaisez à échafauder vos histoires. Vous êtes très sadique et très Cour d'Espagne à la fois, mon cher Surville.
—Cour d'Espagne du temps de Charles-Quint et même de Philippe II! soulignait de Bergues.
—Oui, reprenait Grandgèrard, Surville porte en lui toute l'ombre de l'Escurial.»
A quoi Mancherolles, qui marchait à côté de nous:
—Les grands voluptueux sont tristes.
—Et ton histoire, demandait Grandgèrard à de Bergues, les aphorismes de Mancherolles ne sont pas une conclusion.»
Nous suivions, Grandgèrard, de Bergues, de Surville, Mancherolles et moi, les parapets du quai Malaquais.
C'était l'heure exquise où Paris, la journée finie, s'anime, un peu fébrile dans l'apaisante complicité du soir.
L'heure entre toutes où il fait bon descendre le long des quais, les quais uniques de la Rive Gauche, d'où l'œil embrasse, entre les Tuileries et Notre-Dame, tant d'histoires et tant de gloires éparses aux frontons sculptés des palais! Il y a comme une délivrance dans l'air: la joie puérile, on le croirait du moins, de tant de sorties d'ateliers et de bureaux. Les ciels laiteux de nos printemps s'y fardent légèrement de rose, une brève clarté s'allume au faîte des maisons; et dans la monotone uniformité, qu'est la ville d'ardoises et de pierres, la lumineuse agonie du jour éveille un court frisson d'apothéose. Dans l'allégresse du soir nous avions volontairement ralenti le pas, heureux de surprendre, au milieu de tant de flâneries attardées aux étalagistes des quais, la vie si pittoresque de Paris populaire, la vie pépiante et si typique à la tombée de la nuit des rues et des faubourgs.
Une femme nous croisait.
Engoncée dans un long manteau de drap mastic, la face reculée dans l'ombre d'une énorme capote ennuagée de tulle mauve, elle marchait, lente et légère à la fois, d'un pas glissant d'apparition, et c'en était une; car la somptuosité de sa mise, la tache claire allumée dans l'ombre par les nuances infiniment douces, qui la vêtaient, en faisaient dans cette foule anonyme et modeste un être d'une autre race et une rencontre d'exception. Un coupé attelé de deux chevaux la suivait au pas, un valet de pied marchait derrière elle, prêt à lui servir de garde du corps; car flâneurs et passants se retournaient sur l'étrange promeneuse. Le maquillage éclatant du visage, la coupe inusitée trop élégante des vêtements, tout cela faisait émoi dans le public accoutumé des quais à la tombée du jour.
La bizarre rencontre! Elle semblait d'un autre temps et d'un autre monde. Indifférente, elle allait, suivant les parapets, d'un pas un peu automatique, mais savamment alenti, merveilleusement rythmé; et ce pas, elle le ralentissait parfois pour mieux regarder l'eau couler.
De Bergues s'était aussi retourné sur la promeneuse. Il étouffait presque un cri:
—La comtesse de Mératry! c'est à n'y pas croire... C'est l'histoire que je vous voulais conter, mon histoire même qui marche... Ah! les affinités électives, le jeu compliqué des fluides et des atomes crochus... Voilà qui établirait avec preuves à l'appui les théories de Gœthe... C'est à cette femme que je songeais, et la voici qui surgit devant nous, oui, devant nous, comme évoquée, voulue par ma pensée secrète...; et la comtesse de Mératry devrait être à Menton! La comtesse à Paris!—et comme se parlant à lui-même,—les Zélusko ont donc quitté la Riviera?
—Quand tu auras fini ton monologue! interrompait Surville.
—Ah! pardon, cher ami...
La jeune femme était remontée en voiture, l'apparition s'était évanouie. Alors, de Bergues:
—Vous avez tous remarqué, comme moi, l'étrange silhouette de cette femme, le faste démodé et daté de sa mise, cette minceur, cette souplesse exagérée de taille et cette allure à la Constantin Guys? L'atmosphère inquiétante émanée de cette inconnue a une explication terrible.
La comtesse de Mératry porte la défroque d'une morte: le luxe des soies, des velours et des moires qu'elle traîne sur ses pas est emprunté au vestiaire d'une parente depuis longtemps défunte; pis, il est cueilli dans l'ombre d'un caveau funéraire. Ce sont les parures de tombeau.
—Tu dis?
—Voilà déjà dix ans que la comtesse de Mératry s'habille et se fournit dans la garde-robe de Véra Zelusko.
—Qu'est-ce que vous nous chantez là, de Bergues?
—L'exacte vérité, pas plus. Vous vous souvenez tous de Véra Zelusko, cette jolie petite Russe nihiliste et quelque peu millionnaire, venue avec tous les siens, père, mère et toute la smala des oncles et des tantes et des cousines aussi, il y a quelque vingt ans, à la conquête de Paris? Véra Zelusko ne doutait de rien, elle voulait faire du théâtre. La gloire de Sarah et les lauriers de Féghine l'attiraient. La petite Tartare avait rêvé d'éblouir et de dominer le monde.
Les Zelusko étaient de gros marchands de Moscou, immensément riches et surtout inopinément enrichis dans le trafic des fourrures. Ils adoraient d'une adoration exaltée et sauvage leur petite Véra, fille et fleur unique éclose un peu tard dans leur vie de parvenus. C'est de sa naissance que dataient leurs plus gros bénéfices. Ces Zelusko étaient des Asiatiques: la dévotion de leur tendresse pour Véra tenait du fétichisme; ils la vénéraient à la façon d'un icone...; et cette effrénée latrie, toute la famille la partageait avec eux. Aussi, quand Véra Zelusko, dont la petite âme artiste et vibrante étouffait d'ennui dans ce morne Moscou, déclara qu'elle voulait vivre à Paris, père et mère d'accéder à ce nouveau caprice, et toute la famille d'obéir, Véra le voulait... Le père Zelusko liquidait sa maison, et tous les Zelusko du monde, y compris les sœurs de Madame, suivirent la future étoile à Paris.
Nul d'entre tous ces braves gens ne mettait en doute que Véra ne conquît la ville et tout l'univers: elle était si jolie, si intelligente, si fine, si géniale surtout; et le fait est que cette petite Tartare était délicieuse. De larges yeux d'agate riaient sous des cheveux mordorés fous et flous, et je vois encore la clarté de ces inoubliables prunelles grises dans une face expressive au teint chaud, presque bis.
Et ce fut la luxueuse installation dans l'hôtel de l'avenue du Bois. Nous y avons tous été reçus à notre heure: les Narismof l'habitent aujourd'hui. Il y défila tout Paris, Paris artiste, Paris littéraire, Paris académique, un peu de Paris politique un moment, mais Paris-cabot surtout. Les Zelusko donnaient des fêtes, recevaient à table ouverte, préparant, arrosant la gloire certaine de leur grande tragédienne. De ces fêtes Véra était l'âme et la joie; elle y récitait d'une voix pénétrée, pénétrante, en s'étreignant des deux mains la poitrine, du Samain, du Baudelaire et jusqu'à du Verlaine, au grand scandale de l'Institut et de la Comédie convoqués et ahuris... Cela se passait il y a quelque vingt ans. Nous nous sommes apprivoisés depuis.
Le matin, un coupé conduisait la jeune élève à ses cours du Conservatoire. Sa cousine Sonia Barisnine, aujourd'hui comtesse de Mératry, celle-là même que nous venons de rencontrer, l'accompagnait...; et la fête, fête qui fut aussi une curée de toutes les convoitises et de tous les appétits, la fête durait jusqu'à la mort du père et alors la débâcle commençait.
Les millions avaient été largement entamés. Paris a les dents longues, surtout le Paris des réclames offertes, des tapeurs titrés, des grands parasites et de la presse payée... Le deuil arrivait à propos pour fermer l'hôtel.
Les Zélusko connurent l'amertume des abandons, l'humiliation des cartes cornées, des shake-hand hâtifs et des saluts trop brefs. Heureusement, entre temps, Sonia Barisnine avait-elle été mariée. La cousine pauvre, généreusement dotée, était devenue la comtesse de Mératry.
Mais, entre temps aussi, la santé de Véra s'était altérée. La petite Tartare s'était trop donnée, elle avait trop vibré, âme et nerfs, dans ce milieu factice et surchauffé de réclame et de grand art. Elle s'était consumée au feu dévorant du Paris théâtral; la Faculté consultée conseillait le climat de la Riviera. Seule, la douceur endormante des hivers de Menton éteindrait l'éclat fiévreux de ces prunelles, l'ardeur enflammée de ces pommettes, apaiserait les quintes exténuantes de cette mauvaise toux. On pressa le départ. C'est une condamnée qui quittait l'avenue du Bois.
La poitrinaire n'y devait plus revenir. Menton la posséda trois ans. Mme Zélusko, tous les Zélusko, les tantes et les cousines, s'installèrent au chevet de la jeune fille. La fortune des Zélusko, si ébranlée qu'elle fût, n'en était pas où la voulait porter l'opinion publique; il y avait déchéance, mais non ruine.
D'abord descendues à l'hôtel, Mme Zélusko et sa fille se fixaient en ville. La comtesse de Mératry venait se réfugier auprès d'elles. Sa dot une fois dilapidée, le comte de Mératry l'avait abandonnée. La jeune femme, enfin libérée par un divorce, se trouvait trop heureuse de venir échouer auprès des siens, et l'agonie de Véra Zélusko s'organisa.
Ce fut d'abord l'ère des interminables promenades en voiture, des promenades au pas, avant le coucher du soleil, sur les routes de Monte-Carlo et de la Mortola; puis vint un moment où l'on ne permit plus à la malade de sortir. Elle vécut désormais dans une atmosphère de serre chaude, cloîtrée derrière les vitres incendiées d'azur et d'une longue véranda; et puis ce furent les étouffements, les crises de toux que rien n'arrête, les angoisses et les spasmes, les yeux chavirés dans une pauvre face de suppliciée qui suffoque, les hémopthisies meurtrières dans le hoquet et le râle final.
Les Zélusko, atterrés, assistèrent à cela; ce fut une stupeur. C'était l'effondrement de leur rêve, l'anéantissement de tous leurs efforts, et celui aussi de leur ultime et fragile espoir. Leur adorée petite Véra était morte; Véra, leur idole et leur gloire; et elles étaient là, la mère et les tantes et la cousine Sonia, debout, les yeux vides de larmes, autour de ce cadavre, isolées en cette terre étrangère, venues de si loin, si loin, de leur sainte Russie pour la carrière et l'avenir de celle qui gisait là, silencieuse à jamais, devenue une chose inerte et froide, elles qui avaient tout quitté pour cette morte, Moscou, et leur foyer et leur passé et tout; et Véra les abandonnait là!
Et alors l'âme asiatique des Zélusko se réveilla; la douleur ramena toutes ces femmes en deuil à leur antique atavisme... Sur huit millions il en restait deux ou trois à la mère; et cette mère douloureuse, toute frustrée qu'elle fût, sous le coup de la destinée se ressaisit, voulut à sa morte, à sa Véra chérie, des funérailles et un tombeau de princesse orientale.
Vous connaissez le tombeau du tsarewitch à Nice, au pied du parc Impérial. Mme Zélusko voulut à Véra le pareil; elle le voulut plus fastueux et plus coûteux encore. Les carrières de Carrare, les sculpteurs de Gênes, toutes les ressources de l'Italie voisine furent requises par cette mère anéantie, mais redressée dans son orgueil; et tout ce que la folie de vanité d'une dynastie, tout ce que la démence de luxe d'une fin de race peuvent vouloir et inventer pour perpétuer en marbre la mémoire d'un des leurs, pour sa fille Mme Zélusko le réalisa. Le cimetière de Menton garde le mausolée. Le Campo-Santo de Gênes n'a rien de pareil. Mais où s'affirma leur vieux sang asiatique, c'est dans l'amoncellement de robes, de fourrures, de dentelles et même de bijoux, que cette mère orgueilleuse entassait dans le caveau de la morte. Toute la garde-robe de Véra, jusqu'à ses moindres accessoires de toilette, ses éventails, ses flacons, ses petits ciseaux d'or, indépendamment des manteaux du soir, des corsages de bal et de toute la série des chapeaux, décora d'une lamentable défroque les parois de marbre du tombeau: puis, comme exténuée de ce suprême effort, Mme Zélusko tombait dans la torpeur. Hypnotisée dans le seul regret de la morte, tout autour d'elle lui devint indifférent. Au lieu de retourner en Russie elle se fixait à Menton, retenue par l'ombre de son cimetière, et toutes les tantes et toutes les sœurs commencèrent avec elle la funèbre veillée de Véra. Veillée qui dure déjà depuis quinze ans, et c'est dans cet Escurial de la côte d'Azur que vit depuis quinze ans Mme de Mératry, dans la stupeur et le silence de toutes ces vieilles figées et lentement retombées en enfance. Dans la demeure, où Mme Zélusko promène sa douleur hallucinée, le service abandonné à des vieux serviteurs impotents a tourné à l'incurie. Mme Zélusko est devenue avare; elle et ses sœurs traînent les mêmes vieilles robes de deuil roussies par l'usure et raidies de taches; personne ne songe à renouveler la garde-robe de Mme de Mératry, qui, au bout de cinq ans, a quitté le deuil.
A court d'argent et rivée dans la maison par l'attente de l'héritage, Sonia Barisnine acculée aux plus dures nécessités s'est un jour enhardie, et au milieu de toutes ces vieilles parentes aveugles; c'est-à-dire aveuglées dans leur gâtisme funèbre, elle est allée rendre visite au tombeau de sa cousine.
—Et nous devinons ce qu'elle a fait, ricanait Surville, elle a pris le musée funéraire pour vestiaire.
—Parfaitement, et voilà dix ans que le troupeau des duègnes n'y voit que du feu. Dix ans que Mme de Mératry porte et use consciencieusement la défroque de la morte. Vous vous expliquez maintenant sa silhouette. Je vous avais promis une histoire digne de la Cour d'Espagne, disait modestement de Bergues.
—Et tu as tenu, concluait Grandgirard.
DISPARUES
Encore une fête qui s'en va!...
C'était au dernier vernissage, celui de la Société nationale. La cohue grossissante des curieux, des snobs et des belles dames en mal de se faire voir nous avait rabattus, Surville et moi, dans les cryptes de la sculpture.
Dans les salles du premier c'étaient les bousculades de la foule ameutée devant les toiles classées par la critique et devant les portraits à scandale.
Le Whistler, les deux Lavery, le lord Ribblesdale de Sargent, le Barrès de Jacques Blanche, le Jacques Blanche de Simon faisaient prime. Des groupes en quête de racontars d'impressions et de bluff assiégeaient les Boldini; les La Gandara galvanisaient leur salle; les gens du monde s'abordaient, en se disant: «Avez-vous vu les Carolus?...» les artistes: «Allez donc voir les Guillaume! Une révélation, mon cher!» et les cabots: «Il faudra aller voir les Weber. Il y a un Guitry en robe de chambre rose, dans la fameuse tenue adoptée par Greuling pour lire les œuvres de...—pas de cliché!—Vous savez qui! Allez voir le rose de cette robe de chambre, un rêve!...»
Des D'Anglada, des fleurs délicieusement chimériques d'Henri Dumont, des marines savoureuses de Morrice, des fluides et lointaines Venises d'Irwil, naturellement, il n'était pas question. Ce n'était que de la peinture, et ce n'est pas la peinture que vient voir le monde du vernissage! il y a beau temps que dans cette foire aux vanités chacun vient s'exhiber et toiser de haut son voisin!
Un peu las, un peu curieux aussi, nous rôdions désemparés, Surville et moi, autour du Penseur de Rodin, honoré d'un bref regard par les nouveaux arrivants, parce que Rodin, après tout, avait été quelque peu claironné le matin dans la presse. Mais tout ce beau monde était, en effet, bien plus désireux d'aller faire des mots devant les Faunes de Latouche, les portraits d'Aman-Jean et même ceux de Bernard.
—Non, ce n'est plus ça du tout, soupirait Surville. Tout s'en va. Vous rappelez-vous quelles fêtes d'élégance et d'esprit et de snobisme aussi étaient ces vernissages au Palais de l'Industrie, et même au Champ-de-Mars?...
«Vous souvenez-vous des triomphantes entrées de «notre Sarah», au milieu de la Légion sacrée, comme les appelait Sarcey? Des mouvements de foule se précipitant au-devant de la tragédienne! Le bruit de sa venue se propageait de groupe en groupe et le public lui faisait cortège. C'était la marche à pas lents, comme d'une Reine au milieu de sa Cour, de la blonde, de la fine, de la souple, de la Divine et de l'Unique, sa petite tête auréolée d'or pâle, ses larges yeux de violette—qui furent, tour à tour, ceux de Cléopâtre et de Théodora—volontairement lointains, imprécis, sans regard?... Et toute cette parade et toute cette renommée et toute cette gloire d'alors, encensées, adulées, adorées, entourées par tout ce que Paris comptait alors de talents, de réputations, d'esprit, et d'hommes politiques, de diplomates et de sculpteurs?... Les apparitions de Sarah Bernhardt aux vernissages, mais c'est toute une époque, toute une société, aujourd'hui disparue... déjà!
«Elle était l'âme de ces fêtes, la vraie souveraine de ces jours-là. Tout Paris l'y acclamait, Paris artiste et Paris public, tous deux heureux de se trouver de plain-pied avec l'idole. L'idole n'y apparaît même plus maintenant—même incognito. Qu'y viendrait-elle faire? C'est qu'alors il y avait, en France, une autre fièvre d'art.
«La peinture, comme la sculpture, la littérature aussi y étaient moins commerciales, moins réclamières, moins mercantiles. Les marchands n'avaient pas encore envahi le Temple. Mais où sont les neiges d'antan?...»
Et Surville se dirigeait vers les salles des objets d'art, nostalgique et soupirant.
—En effet, il fait moins froid ici, faisais-je enchanté à part moi d'être enfin sorti des ténèbres glacées, où la Société nationale parque ses statues souterraines.
Mais Surville, tout à son idée première:
—Non! Ce n'est plus cela. Le bluff a tué l'enthousiasme et le peu d'illusions demeurées en nous. Quant au snobisme, devenu muffisme, il a effacé—que dis-je?—effarouché et mis en fuite la sincérité et la foi sans lesquelles il ne peut y avoir ni inspiration, ni admiration artiste... Nous avons eu les fanatiques de Burne Jones, qui était un mauvais peintre, mais un grand légendaire...
«Nous avons maintenant les pâmoisons des Américaines du Ritz devant les toiles de Boldini et les conférences cake-walk de M. de Montesquiou!» et Surville plein de tristesse s'absorbait devant les reliures de Mme Valgrenne, les yeux captivés par les nuances délicatement morbides de leurs cuirs.
Il demeurait penché sur la vitrine:
—Ceci vous console-t-il de cela? lui chuchotai-je à l'oreille.
Alors lui, mélancolique:
—Non, car je songe à une autre disparue, une figure charmante, elle aussi, et dont la présence me manque cruellement ces jours de vernissage! Elle était si gaie, si vivante, si Parisienne dans sa silhouette cosmopolite, cette petite Nadège Andramatzi, moitié Russe, moitié Roumaine, sculpteuse et modeleuse de cires, et dont la gloire naissante occupa cinq ans l'indifférence amusée de Paris.
«Nadège Andramatzi! et Surville appuyait longuement sur les syllabes comme s'il les eût voulu retenir dans sa bouche. Il semblait prendre un âpre et délicieux plaisir à presser le nom entre ses lèvres. Nadège Andramatzi! Il y a déjà quinze ans qu'elle est morte et cela ne me rajeunit pas. Morte à vingt-cinq ans! Elle qui aimait tant la vie, morte fauchée en pleine fleur avec cette belle ardeur de vivre, tout cet élan, ce bel enthousiasme, cette foi en soi, ce désir de croire aux autres, cette fièvre de connaître, d'aimer et de jouir de tout ce qui est beau, jeune et vibrant.
«C'est peut-être cette frénésie d'illusions, cette avidité de tout pénétrer et de tout sentir qui l'ont usée et finie si vite. Elle s'est brûlée à sa propre flamme, mais n'est pas ressuscitée de ses cendres, comme l'oiseau Phénix. Elle est bien morte, et les deux ou trois pâtes de verre, que possède d'elle le musée Galliera perpétuent seules son souvenir.
«Son souvenir? Qu'est-ce que ce nom de Nadège Andramatzi pour le visiteur ennuyé, entré là par hasard et promenant sa veulerie parmi la solitude des salles?
«Nadège Andramatzi! Elle a pourtant remué tout Paris à son heure... Vous l'avez bien connue, mon cher?
—En effet. Comme elle est partie vite! Trois ans ont suffi pour éteindre cette belle ardeur et rendre au néant cette jeune chair et cette jeune âme.
De tout ce feu qui, pour nous, flamboya,
De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche où mon cœur se noya.
Et la voix tout à coup sombre:
—Vous souvenez-vous de ses entrées en coup de vent les matins du vernissage à la section des objets d'art? Elle débuchait là, escortée de Mme Andramatzi mère et du triumvirat des tantes, les sœurs de Mme Andramatzi, dévouées toutes, corps et âme, et corps et biens aussi, à la carrière et à la gloire de Nadège...,; et toute la Roumanie suivait, et toute la Bosnie et toute la Bulgarie embrigadées accourues dans le sillage de la jeune fille, en un mot toute la colonie des étrangères.
«D'une étrangère elle avait les curiosités, et, comme elle était ardente et enthousiaste, ses curiosités, elle les avait vives, impérieuses avec une pointe d'audace un peu gênante chez une jeune fille. Ainsi cette manie d'écrire à tous les hommes célèbres, cette prétention de vouloir pénétrer dans l'âme et la vie intime de quiconque lui avait plu par son style ou par son œuvre, oui, tout cela était un peu outrecuidant de prétention, de présomption aussi et frisait l'impertinence; mais cela était si jeune, si touchant, d'une si belle confiance, si puéril même, et témoignait d'une si vivace personnalité!»
—La culture du soi et l'école de Maurice Barrès! Oui, je sais et sa correspondance avec Louis de Barbarousse, l'orientaliste. La famille après la mort n'a pas su résister au vaniteux plaisir de la publier, cette correspondance! Eh bien! je l'ai lue et je l'ai trouvée piteuse. Toutes ces lettres se résument à un questionnaire adressé à Barbarousse: «Qu'éprouvez-vous? Que pensez-vous? Que feriez-vous si? Moi, j'éprouve ceci; moi, je pense cela; moi, je ferais ceci.» Et toujours à côté de la question indiscrète, une odieuse affirmation du moi, un égotisme extravagant de petite riche pénétrée de son importance, convaincue de son génie et sûre de ses millions et, dans le fond, une psychologie de professeur de sixième.
—Vous êtes sévère, mon cher, sévère et injuste, mais vous, vous détestez les étrangers et n'admettez pas l'égalité de la femme.
—Sottise! je vois la femme surtout autre que l'homme et chaque sexe dans un rôle bien différent. D'ailleurs, Nadège Andramatzi était une insexuée; aucun charme féminin. Je l'ai connue brune, sèche, un teint d'olive verte. Avec cela, je l'avoue, d'admirables yeux gris—la clarté de ses yeux était la seule joie de ce visage—mais un tempérament d'ambitieuse. Aucune émotion, aucune des sensibilités et même des sensualités particulières où se reconnaît un sexe, mais un cerveau avide de connaître, de paraître et de dominer: une enfant autoritaire et gâtée, votre petite Roumaine, et puis, je n'aime pas les «oiseaux de passage».
—Oiseaux de passage! Ah! vous êtes encore pour les frontières, frontières de patrie, de religion, de tradition et de passé! Vous êtes de ceux qui veulent éterniser à jamais tous les conflits, les conflits de races et les autres, et retarder ainsi la marche du progrès. La marche du progrès! Comme si on arrêtait les torrents!...
«Oiseaux de passage! Oui, c'était un pauvre petit oiseau d'Asie au plumage vif et bariolé, au vol plus large, au ramage plus brillant que celui des nôtres, de nos oiseaux de plaine et de forêt, un oiseau nomade venu de l'Extrême-Orient, presqu'un oiseau de légende, un peu frère de l'Oiseau qui parle et de l'Oiseau-fleur, un oiseau de passage qui a chanté trois hivers et trois étés dans Paris étonné, amusé et ravi, et puis que Paris a tué.
«Nadège Andramatzi s'est meurtri les ailes et le reste aux durs barreaux de la grande cage. Nul ne l'a comprise dans la grande ville ardente et morne, morne à l'amour, ardente au plaisir. Avide de scandales et de nouveautés, Paris l'a accueillie, puis bafouée. Paris l'a fêtée, puis calomniée, et Nadège Andramatzi est morte de Paris. Tout cela est beaucoup moins gai que vous ne le croyez, cher ami, et la courte vie de cette petite fille a droit à un peu plus d'indulgence; elle a même droit à un peu de pitié.
«La terre d'exil a gardé l'oiseau de passage et les vieux parents demeurés là-bas, en Roumanie, peuvent dire en songeant à la petite morte enterrée à Hyères:
L'oiseau s'envole, et ne revient pas!...
—Mais vous êtes lugubres, faisait Grandgirard tout à coup surgi derrière nous.
—Tu étais donc là? s'étonnait Surville.
—Mais oui, je vous écoutais. Je vous suis depuis cinq minutes! Ah! vous êtes gais, vous, et vous en effeuillez des couronnes. Nous ne sommes pas le jour des morts, que diable!
A quoi, Surville:
—Non, le jour des disparues et nous remuons quelques souvenirs.
Et Grandgirard concluant:
—Pauvre Nadège Andramatzi, elle a eu le bout de l'an qu'elle eût souhaité. On a parlé d'elle un matin de vernissage.»
LA VENGEANCE DU MASQUE
—Des histoires de masques! j'en sais de tragiques; j'ai même vu, pas plus tard que cette année, se dénouer une assez mystérieuse aventure. Par le plus grand des hasards j'avais été, l'année précédente, témoin du commencement; si bien que j'ai assisté au premier et au cinquième acte et cela dans le pays le moins fait pour encadrer une action poignante; dans le décor le plus gai et le plus banal, le plus remuant et le plus ensoleillé qui soit au monde; dans la ville même de la folie et de l'opéra bouffe en plein carnaval de Nice.»
Il y eut un silence, Maxence de Vergy, comme tout bon conteur, jouissait de l'étonnement attentif où nous avait plongé le début de son récit.
—Une tragique aventure de bal masqué à Nice! Tu me la coupes, en effet, ricanait l'incorrigible petit Jacques Baudran.
—Oh! ce n'est pas une intrigue de bal masqué, c'est une aventure de plein air! Ça s'est passé dans la rue, en pleine bataille de confetti. Vous connaissez, tous, n'est-ce pas, le carnaval de la Riviera? Trois jours entiers, la joie de sauter et de se déhancher tient tous les quartiers. Nice est une ville de possédés; une folie de mascarade est déchaînée du Vieux-Port aux Baumettes. C'est un cauchemar de farandoles et de carmagnoles, un hourvari de bonds, d'entrechats, de pirouettes et de cris. Il y a des rondes de matelots, il y a des rondes d'alpins et d'artilleurs de forteresse, pêle-mêle avec des pierrots de satinette, des clowns de percale rose et des dominos de serge verte; le chienlit s'en donne à cœur joie. Notez que la chose est plutôt laide et qu'on a la fièvre rien qu'à regarder ces avalanches de capuchons et de camails, engonçant des faces en treillage se ruer et se démener dans l'âcre et corrosive poussière que soulève, le dimanche et le mardi gras, la bataille de confetti. Ah! ces affreuses dragées de plâtre qu'on puise à la truelle et dont on verse des sacs entiers sur les passants. Il en pleut des balcons, il en pleut des croisées, il en pleut des tribunes élevées, on dirait, pour assommer les gens. Les masques dansant des chars vous en écrasent des seaux entiers sur la tête; vous êtes harcelé, asphyxié, criblé de coups et frappé de toutes parts.
Tous les masques sont assassineurs. S'aventurer dans la rue, ce jour-là, sans domino et sans masque (le masque en treillis de fer renouvelé des casques héraldiques) serait s'exposer à une perte sèche de dix louis de vêtements, sans parler de coups et blessures; mais les Niçois trouvent cela charmant. Cette bataille à sac armé, ce jeu de mains et de vilains activent le commerce et font vivre la ville.
Par une convention tacite et acceptée de tous le masque seul est respecté, ce jour-là. Sous aucun prétexte on n'a le droit de l'enlever au domino ou au clown qui vous attaque et vous houspille. C'est ce masque inviolable et préservateur qui fait la gaieté de la rue, les jours de corso, dans l'aveuglante poussière qui vous brille les yeux et vous prend à la gorge; mais, quand il y a du soleil, tout ce plâtre dans l'air poudrederize gaiement les balcons et les toits et quelle vision quand, sous la pluie blanche des confetti et dans le bleu du ciel, la soie des costumes, des oriflammes et des étendards grouille, flamboie, rutile, remue et chatoie dans de la lumière et du soleil.
Moi, Maxence de Vergy, je me trouvais donc, l'autre année, au milieu des horions et des bousculades du carnaval et, tout étouffé que je fus par mon masque et en même temps qu'écrasé par la foule, je prenais un certain plaisir à regarder défiler entre deux avalanches de plâtre un char de grenouilles dansantes, une brigade d'agents plongeurs, et, tapée de matelas, assiégée d'oreillers, toute en dégringolades, estocades et farces d'Hanlon-Lees, une étonnante Auberge du Tohu-Bohu.
Singulier plaisir, direz-vous, d'aller se fourrer dans cette cohue?
A dire vrai, je n'y allais pas pour le seul plaisir d'aller voir batailler les masques, j'y suivais...—oh! en simple curieux, mais en curieux intéressé,—un couple remarqué l'avant-veille à mon hôtel, un ménage toulousain et pas tout jeune; car madame frisait bien la quarantaine, bonne grosse commère réjouie avec, sur la lèvre, un soupçon de moustache, l'œil vif, le corsage en bastion, une vraie délurée de Toulouse venue exprès pour les fêtes, et qui n'entendait pas chômer à ce carnaval. Le mari, guère plus âgé, avec un beau profil classique un peu empâté par la vie de province, quoique encore solide et l'air d'un luron, était d'aspect plus calme.
Mme Campalou m'avait de suite charmé par son entrain et son exubérance. Il y avait en elle une telle joie de vivre et une telle naïveté devant la vie, que j'en oubliais sa vulgarité. Depuis l'avant-veille elle ne tenait pas en place; c'étaient des allées et venues pour l'achat du domino, l'achat du masque, du sac de confetti pour le Corso, et le choix du clown de satin mandarine pour la redoute du soir. Elle entendait ne pas manquer une fête et s'en donner à cœur joie. Elle n'avait pas peiné vingt ans dans leur boutique de la rue d'Alsace-Lorraine pour se priver d'un plaisir, aujourd'hui que leur fortune était faite. M. et Mme Campalou s'étaient enrichis dans la passementerie. M. et Mme Campalou n'avaient pas d'enfants, aussi seraient-ils bien bons de se gêner, n'est-ce pas? car c'est d'elle-même que je tenais ces détails. Mme Campalou les donnait à qui voulait les entendre; c'était une nature expansive et d'élocution facile. Elle n'avait de secrets pour personne; ses confidences ne tarissaient pas. «Ils venaient tous les ans au carnaval de Nice; c'était leurs grandes vacances. Ils prenaient un billet valable pour un mois, mais de première, et descendaient dans les meilleurs hôtels. Qu'est-ce que ça leur faisait de dépenser vingt-cinq francs par jour? Ils n'avaient pas d'enfants! D'abord, son mari était à ses ordres, ils avaient tous deux les mêmes goûts. Ils suivaient ici toutes les fêtes, corsos, redoutes, batailles de fleurs et vegliones; l'année dernière, ils avaient fait la connaissance d'un prince, d'un prince napolitain, qui possédait des solfatares en Sicile. Il leur avait promis de venir les voir à Roquevieille, leur propriété des environs de Toulouse, mais il n'était pas venu. Si je voulais les honorer d'une visite aux vendanges, je boirais chez eux d'un petit vin dont je leur dirais des nouvelles. Ils avaient des vignes superbes à Roquevieille, un domaine qu'ils avaient eu pour un morceau de pain, etc., etc.» Vous jugez les gens d'après leur antienne.
C'est M. et Mme Campalou que je suivais donc dans la foule. L'occasion était trop belle, je sentais le couple fertile en incidents.
—D'abord, si quelqu'un me pince, je le griffe, avait déclaré Eudoxie en se harnachant de son domino de toile grise.
Mme Campalou avait de la vertu.
Est-ce cette vertu qui se rebiffait au plus fort de la bataille? ou, surexcitée par le plaisir, les musiques, la lutte et le charivari, Mme Campalou ne céda-t-elle pas plutôt à une agressive nervosité de grosse dame? Toujours est-il qu'en pleine avenue de la Gare, au beau milieu d'une pluie de confetti, elle se retournait comme une lionne sur deux grands dominos de satin noir arrêtés derrière elle et, s'agrippant au camail du plus mince des deux:
—Cochon, salop! hurlait-elle, depuis une heure que vous me pelotez!
Et les deux mains à la face du costumé, elle essayait de lui arracher son masque. L'homme résistait, essayait de se débarrasser, mais Eudoxie ne le lâchait pas. Cramponnée aux grosses joues de fer peint et treillagé, elle tirait dessus de toutes ses forces, en proie à une véritable crise d'hystérie. M. Campalou intervenait en vain. Le domino attaqué résistait toujours. Les injures pleuvaient dru sur l'insolent, un vocabulaire de poissarde était remonté aux lèvres de l'ex-passementière; et ce corps-à-corps de trois dominos commençait à amasser la foule, quand tout à coup le masque se brisait entre les mains de la grosse femme, et, triomphante, elle le brandissait sur sa tête, lacéré, en lambeaux et comme rougi par places.
L'homme démasqué avait poussé un effroyable cri. Le treillage de fer, en se déchirant, lui avait labouré le visage. Une rigole rouge coulait de l'œil gauche; le nez, le front n'étaient qu'une éraflure, l'homme avait toute la face en sang. On le poussait dans une pharmacie.
«Le nom, l'adresse de cette femme, râlait l'homme défiguré, laissez-moi, Tomy, attachez-vous à ces gens.» Je me retournai, les deux dominos avaient disparu. «On ne fait pas de ces choses-là, Eudoxie, faisait observer M. Campalou.—Fallait pas qu'y aille, ripostait cette femme charmante, depuis une heure qu'y m'pinçait! Moi, je n'ai pas de remords.»
Le remous de la foule nous emportait plus loin.
Moi, la vision m'obsédait de cet homme défiguré et sanglant. Sa dernière recommandation à son compagnon m'inquiétait surtout. Dans la soirée, l'effervescence de la fête un peu calmée, j'entrais dans la pharmacie où les premiers soins avaient été donnés au blessé. Je m'informais de la gravité des plaies et cherchais en même temps à savoir le nom. «C'est un Américain de l'hôtel West End. On a dû attendre la fin du corso pour le reconduire chez lui, le cas est très grave, on craint beaucoup pour l'œil gauche. La sclérotique est atteinte; ils repartent tous les deux, ce soir, pour Paris.—Tous les deux?—Oui, il y a un autre Américain avec lui. Une consultation chez un grand oculiste s'impose.»
J'admirais Mme Campalou. Crever l'œil d'un homme parce qu'il vous a palpé un peu de près et encore...! L'intransigeante toulousaine était-elle bien sûre de l'identité du coupable?
Cette année, la première quinzaine de février, je retrouvais les Campalou installés à mon hôtel. Ils n'avaient eu garde de manquer les fêtes du Carnaval; ils étaient là depuis le 25 janvier, mais je trouvais à madame moins d'entrain. Les bruits d'épidémie, qu'une presse malveillante s'obstinait à faire courir sur Nice, ne laissaient pas d'inquiéter la grosse dame. Une famille américaine alarmée venait de quitter l'hôtel; c'étaient tous les jours des départs d'hiverneurs pour le Caire ou l'Italie. La saison était menacée.
Je rassurai de mon mieux Mme Campalou, mais une angoisse continuait d'étreindre la dame de Toulouse, Eudoxie Campalou craignait pour son joli physique. Entre temps, le Carnaval arrivait.
Le soir même de son entrée dans la bonne ville de Nice, deux Américains débarquaient dans notre hôtel. On leur donnait justement deux chambres voisines de celles des Campalou. C'étaient deux grands jeunes gens de vingt-cinq à trente ans, à la face rasée et singulièrement énergique; des traits accusés et modelés dans le genre de ceux d'Iwing, l'acteur anglais. Tous deux très graves et très froids, avec, chez le plus jeune, une étrange fixité des yeux. D'ailleurs, nous ne les vîmes pas longtemps car, trois jours après leur arrivée, le plus jeune tombait malade. Il s'alitait et bientôt l'autre cessa de prendre ses repas à la table d'hôte: l'état de son ami empirait. C'était de perpétuelles allées et venues de médecins et de garçons de pharmacie: le maître de l'hôtel interrogé répondait que c'était une fièvre, mais, à son air embarrassé, Mme Campalou ne doutât plus que ce ne fût la variole. Elle voulait déménager et harcelait tout le personnel de questions. Mais où aller? la ville regorgeait de monde par cette semaine carnavalesque et il ne fallait pas songer à trouver de place ailleurs. Et puis l'épidémie était partout; c'étaient ces sacrés Anglais qui l'avaient apportée et, la veille du dimanche gras, à une dernière et même question de Mme Campalou à l'hôtelier: «Ne serait-ce pas la petite vérole?—Non, c'est l'autre...» répondait l'homme impatienté, et la réponse, tout en clouant le bec de la dame de Toulouse, la laissait enfin respirer.
Le lendemain, vers trois heures, harnachés de dominos et affublés de masques de combat, nous étions avenue de la Gare en pleine bataille de confetti...
Comme nous nous trouvions devant la pharmacie, théâtre, la précédente année, des exploits de Mme Campalou, celle-ci se retournait involontairement sur deux pénitents rouges surgis derrière elle. Une main indiscrète venait de la palper... Interloquée, la grosse dame ébauchait un geste de défense. Un des pénitents la saisissait à bras le corps et Mme Campalou, hypnotisée, retenait mal un cri d'épouvante. L'autre pénitent venait de se démasquer.
Une face purulente, toute de croûtes et de sanies, avec, à la place de l'œil gauche, un trou rouge et saigneux, se penchait sur elle: «La petite vérole noire, madame, la variole en personne. Vous l'avez», et, en même temps, une main glacée lui mettait dans la main un affreux œil de verre.
Mme Campalou s'effondrait comme une masse; à son tour on la portait chez le pharmacien.
Elle mourut le soir même, sans avoir repris connaissance, stupide et muette, d'une congestion au cerveau.
Les deux Américains avaient quitté l'hôtel à deux heures. On ne retrouva que leurs valises; les noms inscrits sur les registres n'étaient pas ceux de l'hôtel West End.
N'est-ce pas une belle vengeance de masque?
MADEMOISELLE DE NÉTHISY
Faverny s'était levé et, s'arrêtant devant une armoire normande convertie en bibliothèque, bibliothèque provisoire où s'entassaient pêle-mêle les derniers livres parus de l'année et du mois, il en ouvrait les vantaux tendus de vieux brocart olive et en bousculait les rayons.
Il revenait vers nous, un volume à la main et, le feuilletant: «—Psychologie de bal masqué et de veglione de Nice. Avez-vous lu ce roman?» Et il nous en montrait le titre: Vierge faible. «Il y a là quelques pages d'autant plus curieuses qu'une femme en est l'auteur. C'est écrit un peu plus que de visu, jugez-en.» Et, se campant au milieu de l'atelier, Faverny lisait à voix haute:
«Familiarisé avec ces travestis, toujours les mêmes, almées, colombines, Espagnoles, bébés, Xavier reconnaissait les diverses catégories de femmes qui viennent pour se montrer, pour frôler, pour embrasser.
«Pour se montrer, les demi-mondaines somptueusement dévêtues. Pour frôler, ces vieilles femmes qui s'attardent dans les couloirs étroits et sombres. Pour souper, la fille de joie qui, affublée d'un minable locati, songe à la dette grossissante près de sa logeuse, à son amant qui l'a plaquée, à la mauvaise toux qui la secoue. Pour souper, celle qui n'a pas dîné!
«Pour embrasser, les femmes honnêtes qui, négligées par leur mari et n'ayant pas d'amant, regrettent de voir leur jeunesse agoniser tristement inutile, et, furtives, viennent là recueillir les baisers qui y traînent par milliers. Tendres et voluptueux, passionnés et pervers, ils volètent, tels une nuée de papillons, ces baisers qui cherchent des lèvres pour s'y poser; baisers de jeunes gens timides qui n'osent pas, de vieux marcheurs qui ne peuvent plus. Glaneuses de ces baisers anonymes, les femmes honnêtes, un peu ivres de la brutalité des convoitises, écoutent, à demi-pâmées, le cynisme des propositions. Car les désirs qui les frôlent d'ordinaire, enveloppés de respect, montent vers elles, comme l'encens vers l'idole en les effleurant seulement, et c'est pourquoi au fond de leur âme, un doute persiste. Toute cette vénération ne serait-elle pas de l'indifférence? Mais ce soir de fête libre, où elles ne sont plus que des femmes tout simplement, elles ont une joie de se voir aussi désirables que l'autre, l'ennemie, la femme de joie, qu'on méprise en la jalousant.
«Puis un obscur désir de revanche contre le mari s'y satisfait. Elles ont l'illusion de le trahir un peu, sans risques, avec une féminine lâcheté. Rien n'est plus effrayant et mystérieux que ces transformations de personnalité.»
—La féminine lâcheté même de l'auteur, remarquait assez judicieusement Frantz Heusey. Mlle d'Ulmès (c'est bien son nom) a mangé là un peu le morceau, les autres femmes lui sauront gré, elles, de sa sincérité? O l'intense et périlleuse émotion de la trahison! C'est pis qu'un aveu, ce documentaire exposé de la faiblesse des autres. Mlle d'Ulmès a dû prendre un douloureux et certain plaisir à écrire ces pages.
—Elles sont plutôt bien venues, ses pages, déclarait le petit Jacques Baudrant.—C'est où je voulais vous amener. Etant établie l'atmosphère d'aventures, de désirs inavoués et de luxure affichée de ces sortes d'assemblées, je vais vous raconter une histoire de bal masqué, et une histoire tragique et cruellement vraie, celle-là. Elle s'est dénouée à Nice pour ne pas changer de cadre et c'est peut-être une des plus lamentables méprises qu'ait jamais autorisées le masque.
Faverny avait repris sa place sur le divan. Il nous enveloppait d'un lent regard circulaire et, nous jugeant suffisamment allumés:
—Vous souvenez-vous de Mlle de Néthisy, cette grande et souple jeune fille blonde, plus que blonde, alezane, que sa mère promenait et exhibait dans tous les endroits où Paris se rencontre.—Si nous nous en souvenons! Nous serions gâteux. L'avons-nous assez vue!—Jolie, hein! vous me l'accordez?—Oh! cela d'emblée, une peau et des cheveux! On n'est pas blonde comme cela... De la soie jaune dans du soleil, de la neige teintée par l'aube, des fraises dans du lait, de la pulpe de camélia rose, tout le stock des comparaisons clichées était vrai pour elle et en même temps faux à côté de la réalité. C'était une des créatures les plus comestibles que j'aie connues.—En effet elle devait sentir la framboise, et quels beaux cils noirs frémissants et inquiets, lustrés comme des plumes sur ses yeux d'un bleu sombre.—Oui, les yeux étaient bien, mais elle avait besoin de cela, car le visage était plutôt fade: nez régulier, bouche trop petite, menton ovale et sans caractère. Elle avait un peu l'air d'une poupée dont les yeux seuls auraient vécu.—Soit, mais quel éclat, quelle fraîcheur, quelle créature de joie et de lumière! Et avec cela mouvante sous ses robes et d'une arabesque tentante avec cette taille étroite et ses hanches renflées!—En effet, une agréable chute de reins! Si je me souviens de Mlle de Néthisy!... mais elle marchait, c'était plus qu'une demi-vierge. On ne rencontrait qu'elle aux Acacias, dans les couloirs des premières et à tous les vernissages. Sa mère, à Nice, la traînait dans tous les bals de cercles, on la croisait aux veglioni, aux redoutes.—Avec sa mère?—Naturellement, la brocanteuse et le bibelot de prix. La mère aussi était à vendre, mais elles ne faisaient guère leurs affaires, car elles étaient minables, les pauvres, elles ont toujours raté le grand client et je ne leur ai jamais vu qu'une cour de gigolos.—Elle est morte, il y a quatre ans, à Nice, à la suite d'un avortement. Cette hypothèse était, cela va de soi, lancée par Jacques Baudrant.
—C'est ce qui vous trompe, et Faverny scandait lentement tous les mots. Mlle de Néthisy est morte empoisonnée. Mlle de Néthisy s'est tuée. Bobette, comme on l'appelait ici dans un certain milieu, Bobette était une honnête fille.—Et elle est morte vierge, ricanait la voix pincharde de Jacques.—Elle est morte de ne plus l'être, déclarait Faverny devenu grave, Mlle de Néthisy a été violée en plein veglione, dans une loge de cercle. Vous me permettrez de ne pas dire lequel. Trois hommes, dont deux mariés, trois clubmen très connus et dont je tairai les noms, ont à se reprocher la mort de cette enfant. Mlle de Néthisy avait vingt-quatre ans. Oh! la salauderie des mâles! Il est vrai que les trois violeurs croyaient avoir affaire à une fille. Qui d'entre nous aurait pu croire à la vertu de Bobette! Mlle de Néthisy ne s'en est pas moins tuée le lendemain de cette nuit-là, et ses meurtriers continuent de faire des femmes et de l'automobile. Il est des crimes que la loi n'atteint pas.
Pour un effet, Faverny avait obtenu un effet; nous nous regardions tous comme des complices. Le silence était devenu gênant.
Le petit Baudrant l'interrompait et, campé, les pouces dans les entournures de son gilet:—Ah ça, Faverny, tu te paies nos têtes! Mlle de Néthisy vierge! Bobette honnête!—Tu l'as eue, toi? demandait Faverny.—Moi non, mais d'autres.—Ecoutez. Nous sommes dix hommes ici, et dix viveurs assez tuyautés sur les choses et les femmes de Paris, eh bien! quelqu'un d'entre nous a-t-il été l'amant de Mlle de Néthisy? Mieux, quelqu'un a-t-il eu parmi ses amis un homme qui lui ait dit avoir obtenu les faveurs, ce qu'on appelle les faveurs de la jeune fille? Pas de blagues, disons la vérité. Nous médisons assez des vivantes pour respecter une fois les mortes.
Un silence plus profond encore était la seule réponse à cette question.
Faverny reprenait:
—Nous sommes dix ici, qui comptons bien, chacun, dans nos connaissances cinquante hommes de club et de boudoir, de tables de baccara ou de champs de courses. Cela fait une moyenne de cinq cents connaissances de Monte-Carlo, de Trouville ou d'Ostende, associés d'une heure d'Auteuil ou d'un jour de Maisons-Laffitte. Ces cinq cents mâles-là représentent bien une bonne moitié de Tout-Paris. Eh bien, si Mlle de Néthisy avait été la maîtresse d'un de ces gens-là, nous le saurions, n'est-il pas vrai? Or, moi, de mon côté, j'ai fait une enquête et une très minutieuse enquête. Mlle de Néthisy était honnête, et la preuve, c'est qu'elle est morte pauvre. Elle aurait eu d'autres robes et d'autres amants, si elle s'était vendue. Le luxe attire le luxe et les imbéciles, et si nous avons eu si souvent un sourire devant ses perles fausses et ses dessous pas toujours frais, c'est que la mère et la fille avaient juste quinze mille francs de rentes pour mener cette soi-disant grande vie.—Les Néthisy honnêtes, ça ne tient pas debout. Voyons, elles dînaient toujours au cabaret, acceptaient les invitations du premier venu; on se faisait présenter à elles plus facilement qu'à des grues. J'ai vu la fille défiler, au veglione, entre Emilienne d'Alençon et Marguerite de Transes. Elles faisaient l'atrium à Monte-Carlo, elles n'ont jamais payé de leur poche une voiture, elles se faisaient reconduire tout le temps.—Quand on les reconduisait encore! L'année de sa mort, je les ai rencontrées, à dix heures du soir, avenue de la Gare, se rendant à pied au bal de la Méditerranée; c'était la dèche noire. Si la petite s'est tuée, c'est qu'elles n'avaient plus le sou. Une fausse Yvette, Mlle de Néthisy.—C'est ce qui vous trompe, messieurs, interrompait Faverny, Mme de Néthisy, la mère, n'était pas une madame Obardi. Elle était tout ce qu'il y a de plus veuve et tout ce qu'il y a de plus née. Le père, M. de Néthisy, avait été procureur de la République à Paris même. Il a laissé au Palais la réputation d'un magistrat de haute valeur; mais Mme de Néthisy, une cervelle d'oiseau et une imagination de pensionnaire, avait toujours rêvé le beau mariage pour sa fille. Il leur était si facile de vivre avec leur quinze mille francs de rentes et d'attendre le parti honorable et même le beau parti qui se serait présenté; la petite était si jolie.—Oh! cela, comme un cœur!
Mais voilà, Mme de Néthisy avait de la littérature! Elle avait lu dans les romans qu'on peut atteindre à tout avec de la beauté; et avec son inexpérience de la vie, elle alla de l'avant, convaincue qu'elle ferait faire le grand mariage et même le mariage princier à sa jolie Aliette, car c'est Aliette et non Bobette que s'appelait Mlle de Néthisy.
Cette mère de Néthisy avait une âme de Mme Cardinal, mais d'une Mme Cardinal pour le bon motif. Elle tabla sur le physique de sa fille et, persuadée qu'il faut montrer les perles aux clients, elle lança l'enfant à la poursuite des épouseurs, mais en se trompant de porte, comme elle l'eût lancée dans la prostitution.
Leurs crêpes de deuil à peine éclaircis, elles commencèrent cette vie de retapes et d'exhibitions qui, en moins de quatre ans, les discréditèrent et les démonétisèrent d'Ostende à Nice et de Trouville à Paris; et, avec leur peu de ressources, leur gêne croissante malgré les petits logements et les hôtels de cinquième ordre, cette jolie fille et cette femme bien née eurent bientôt le pitoyable et comique aspect de deux laissés pour compte. A ces existences de représentation et de parade il faut le luxe du cadre, les installations somptueuses, des élégances et des raffinements de toilettes et de décors, la poudre aux yeux jetée à toute volée dans le nez des imbéciles et la demi-prostitution qui, les mauvais jours venus, peut au moins tabler sur la valeur des écrins. Mais vous les avez connues comme moi, se pavanant en gants nettoyés et en robes de l'année précédente (retape et retapages) et se gorgeant avidement, la mère surtout, des consommés et des sandwichs des buffets et des five o'clock tea; c'était navrant! La dernière année de leur séjour ici, elles n'avaient plus qu'une cour de tout petits jeunes gens; cette jolie fille qui n'accordait rien avait fini par rebuter les vrais viveurs. Fini le temps des invitations à souper. On ne les priait même plus aux bals des cercles. Les autres femmes détournaient la tête au passage de la mère et de la fille; il fallait être étranger ici pour prendre pour deux aventurières ces deux lamentables attardées de la chasse au mari, perpétuelles candidates refusées. C'est cette méprise qui fut leur perte.
Un grand seigneur russe et deux richissimes Américains de Monte-Carlo, allumés par la beauté de Mlle de Néthisy et trompés par ses allures, s'attelèrent à son fiacre. Ce fut une série de parties en mail, de dîners au cabaret et de déjeuners dans les réserves où la jeune fille se laissait emmener, rassurée par la présence de son inévitable mère; les bouquets et les écrins commencèrent à pleuvoir et Bobette n'accordait rien. Cette fille madrée qui se refusait toujours et cette mère qui ne s'en allait jamais finirent pas exaspérer les trois hommes. Ils résolurent de brusquer les choses: le carnaval arrivait avec sa suite de veglioni.
Une bande de filles et de joyeux fêtards fut enrôlée et mise dans le secret. Tous trouvèrent très drôle de forcer la main à cette mijaurée de Bobette.
Le soir du Mardi Gras, après un dîner fortement arrosé de vin du Rhin et d'Extra-Dry, ces dames de Néthisy faisaient leur entrée à l'Opéra, escortées des trois hommes. On y rencontrait presque aussitôt une bande d'amis et de femmes masquées avec lesquels on fusionnait; l'entente des nouveaux venus activait le train des choses; on sablait le champagne dans les loges et, vers deux heures du matin, après maintes escarmouches de couloir, pendant que Mme de Néthisy un peu grise était retenue au buffet, Mlle de Néthisy, elle, était entraînée et enfermée dans une loge et là, dans le clair-obscur du petit salon, les écrans relevés et le gaz baissé, dans des froissements de soie et sous l'étouffement du masque, malgré ses pleurs et ses prières et dans l'effroi du scandale, Mlle de Néthisy était violentée par trois brutes, fortes de leurs muscles, de leurs millions et de la complicité tumultueuse du bal. Le troisième ne posséda qu'une femme inanimée et froide, pareille à une morte: Mlle de Néthisy s'était évanouie. C'est alors que les trois hommes prirent peur, ils allèrent chercher du secours; on prévint la mère: Mlle de Néthisy venait de se trouver mal. Une voiture de remise reconduisait les deux femmes à leur hôtel.
Mlle de Néthisy mourait le lendemain soir, à huit heures, d'une imprudente absorption de laudanum. Dans un billet bref, libellé dans les mêmes termes à chaque homme, la victime retournait leurs écrins à ses assassins.
Vous voyez bien qu'il peut y avoir des larmes sous un masque.
LA VALSE DE GISELLE
Toutes nos joies sont imaginées, nos douleurs seules sont vraies.
—Une histoire de masque! J'en sais une bien plus extraordinaire.
Et Serge Népluskoff, ayant remonté sous sa manchette la gourmette d'or fermée d'un gros saphir, qu'il portait en bracelet, et à laquelle il venait de consulter sa montre.
—Il n'est qu'une heure et demie du matin. J'ai tout le temps de vous la raconter.
Et du ton traînard et chantant de ses compatriotes:
C'était à Vienne, il y a deux ans. Esther Eymann de l'Opéra était en représentations au Burgh Theater; elle y avait dansé comme une abeille, à ravir les yeux et les cœurs, et nous fêtions le plus souvent possible, c'est-à-dire chaque fois qu'elle le voulait bien, l'harmonieuse et séduisante jeune femme dans les restaurations de la ville. Nous la traitions toujours après le spectacle, et des femmes de la noblesse et de la haute aristocratie même daignaient paraître à ces soupers. La cour chez nous est devenue si triste depuis ces morts affreuses du prince héritier et de l'impératrice.
A un de ces soupers, l'avant-dernier, je crois, offert à la danseuse par les officiers du 3e hussards blancs et présidé par le prince Égrégori, la conversation roulait sur le suicide d'un jeune lieutenant du 12e dragons en garnison aussi à Vienne, et qui venait de se tuer dans des circonstances tout à fait romanesques... Ça avait été l'événement de la semaine. Le comte Stéphane Adriani s'était brûlé la cervelle sur la tombe de sa fiancée, un mois, jour pour jour, après la mort de celle-ci; le suicide se compliquait de racontars singuliers, de manifestations d'au-delà et d'apparitions de la morte...
... Pour aller s'entretenir avec sa bien-aimée le comte Adriani escaladait, chaque nuit, le mur du cimetière, dont les portes se fermaient à six heures; et c'est par la plus belle nuit d'étoiles qu'il s'était tiré son coup de revolver. On l'avait trouvé, le matin, affalé contre le grillage de la tombe, sa tunique de drap blanc toute trempée de sang: le comte s'était tué en uniforme, et toute l'aventure exhalait une sentimentale odeur de brume et de vergismeinicht de vieux conte allemand.
—Cela vous étonne un peu, madame, n'est-ce pas? faisait le prince Égrégori à la danseuse appuyée du coude à la table, vaguement attentive et le regard ailleurs, et cela vous change des aventures de votre pays, ces tragiques histoires d'amour et de revenants. A Paris, on hausserait les épaules et l'on dirait ce pauvre Adriani victime d'hallucinations. Ici, non. La petite fleur bleue croît toujours dans notre vieille Allemagne. En France, on se tue quand on n'a plus d'argent; ici, quand on n'a plus de raison de vivre; et notre seule raison de vivre est l'amour. Vous me répondrez que c'est folie d'aimer des fantômes, et vous nous en offrez, madame, l'argument le plus convaincant.»
La danseuse ne souriait même pas à cette galanterie. Elle était devenue songeuse, son beau front blanc s'était barré d'une ride sous l'ondulation de ses cheveux bruns; elle se taisait, comme rentrée en elle-même, ses larges prunelles bleues devenues sombres et comme phosphorescentes, pourtant.
Elle sortait enfin de son mutisme et d'une voix grave:
—C'est ce qui vous trompe, messieurs. Il y a encore des amoureux en France, et des amoureux fidèles au delà de la mort. Il ne faut pas nous juger sur des chansons de Montmartre et des refrains d'opérette. L'amour peut exister même chez des viveurs; pour ma part, je crois préférer à ceux qui meurent de leur amour ceux qui peuvent en vivre et même se survivre.—Mais vous parlez comme un poète, hasardait le comte Bathianko.—J'en ai connu, souriait la ballerine, montrant cette fois toutes ces dents; et s'adressant au prince Égrégori. Il y a aussi des fantômes en France et des mortes qui reviennent. Les morts reviennent toujours quand on les évoque. Appelez-les vraiment! ils se manifesteront, et sentant tous les regards posés sur elle. «J'ai assisté, moi, Esther Eymann, à une manifestation d'outre-tombe, et j'ai vu revenir une morte d'amour.—Vous!—Moi et à un souper comme aujourd'hui; mais il y avait moins de monde. Nous étions trois.—Vous avez vu?—Presque. En tout cas, une autre a vu, et je ne mets pas en doute qu'une chose merveilleuse ne se soit passée cette nuit-là. D'ailleurs je vais vous raconter le fait, et avec une malice charmante. Il faut bien payer mon écot.
Il y a huit ans de cela, je n'étais pas encore l'Esther Eymann dont la photographie et les illustrés ont popularisé les attitudes et la silhouette. J'étais simplement Eymann première, comme ma sœur Laure était Eymann seconde. Le Burg-Theater de Vienne, pas plus que le Covent-Garden de Londres, ne nous faisaient de propositions pour venir créer ici un ballet de Strauss et là-bas une œuvre d'Isidore Lara; nous étions dans les quadrilles du fond. Vous avez tous, à Vienne, trop le culte de la danse pour ignorer la médiocrité de l'emploi. Bref, nous étions encore deux petits rats d'Opéra, mais nous n'étions pas moins, ma sœur et moi, infiniment jolies, beaucoup plus jolies même que maintenant (ne protestez pas, messieurs), car, en toute sincérité, le galbe de ces hanches et l'opulence de ces épaules ne valent ni la gracilité de la nuque ni les seins menus et délicats que nous avions alors; mais notre jeunesse n'avait ni perles, ni diamants et, en dehors de quelques vieux allumés sur nos grâces de fillettes, à peine si les hommes nous regardaient. Gailhard tenait alors à ce que le corps de ballet fît acte de présence aux bals de l'Opéra. L'espoir d'y rencontrer les danseuses applaudies en scène y attirait pas mal d'hommes de clubs; les abonnés y venaient pour nous. Tant de curiosités s'allument autour d'un tutu de ballerine; nous étions presque toutes jolies dans notre promotion, et notre jeunesse animait la salle. Bref, le directeur savait gré à celles qui voulaient bien paraître aux fêtes du Carnaval, et il faut toujours ménager son directeur, et puis Laure et moi, nous aimions assez les aventures. Nous en avons gardé le goût.
Un samedi gras, que nous rôdions, ma sœur et moi par les couloirs, elle en domino de moire bleu pâle et moi en domino de satin jonquille (nos costumes même du troisième de Don Juan, sous lesquels nous avions gardé nos jupes pailletées de danseuses, très amusées de laisser entrevoir la nudité de nos jambes et le rose de nos maillots); nous nous aperçûmes que nous étions filées et suivies par un vieux à favoris blancs, un vieux très mince et très sec, dont l'insistant regard noir finit par nous être une obsession. Il se postait toujours à dix pas de nous, soit en avant, soit en arrière, et nous dévisageait sans mot dire; et cette poursuite silencieuse nous énervait à la longue plus qu'une attaque brutale. Que nous voulait ce vieil échassier en rupture de marais? Tout à coup, Laure éclatait de rire et se penchant à mon oreille: «Nous sommes folles! Tu ne l'as pas reconnu? C'est le marquis d'Allieuze.—Non! Mais tu as raison, c'est lui. Où avions-nous la tête. Qu'est-ce que nous veut cet oiseau de cimetière? Sais-tu que j'ai presque peur!»
Il faut vous dire que le marquis d'Allieuze était un des plus anciens abonnés de l'Opéra; mais c'était peut-être le plus original de la collection, et Dieu sait si parmi ces messieurs il en est de bizarres! Il ne venait jamais que les soirs d'opéra du vieux répertoire, et encore à l'acte du ballet. Dans ceux de la nouvelle école, les seuls ballets de Delibes le trouvaient assis dans son fauteuil; en revanche on le voyait rarement au foyer, mais quand il venait sur scène, il s'attardait dans les allées et venues des machinistes, embusqué comme un chat-huant derrière quelque portant de décor. Jamais il n'adressait la parole à quelqu'une de nous; il ne s'oubliait même pas à offrir des bonbons aux petites, mais rôdait, prétendait-on, assez obstinément autour d'elles, son œil fixe attaché sur leurs jambes grêles. D'ailleurs râpé comme un vieux clerc d'huissier dans un habit démodé, et cravaté de haut à la façon de l'ancien régime, le marquis d'Allieuze avait toutes les allures d'un avare, et avec cela une fortune énorme, paraît-il, une des plus grosses fortunes foncières de France. Il habitait dans l'île Saint-Louis un vieil hôtel, où il ne recevait jamais, ne faisait partie d'aucun cercle, ne quittait même pas Paris l'été pour aller dans ses terres. Tout en lui était mystérieux et nous avions toutes à l'Opéra une crainte superstitieuse de ce vieillard équivoque. On lui prêtait des goûts étranges et l'on chuchotait que l'hôtel de Saint-Louis-en-l'Ile en avait vu de raides autrefois. Au foyer, nous appelions ce vieux maniaque l'amant de Fanny Essler, car les aventures de sa jeunesse dataient sûrement de ce temps-là. Le marquis d'Allieuze ne nous quittait pas des yeux. Il nous suivait comme une ombre et nous sentions son regard noir attaché sur nos chevilles et sur nos pieds chaussés de rose. Notre vague appréhension se changeait en malaise et devenait de la terreur folle, quand, se décidant à nous aborder, le vieux libertin nous murmurait dans la nuque: «Mes petits agneaux, vingt-cinq louis pour chacune de vous, un souper fin dans une maison bien close, rien que le souper, pas une caresse, pas un baiser, mais au dessert vous danserez chacune la valse de Giselle. Cela va-t-il? Ma voiture est en bas, vous n'avez qu'à me suivre. Je vous préviens que l'on soupe chez moi.»
Nous nous étions arrêtées interloquées. Vingt-cinq louis pour chacune de nous, un billet de mille en une nuit, nous qui gagnions cent cinquante francs par mois!
Ma sœur Laure payait d'audace: «Vingt-cinq louis, nous gardons nos masques. Cinquante louis chacune, si nous les ôtons!»
A quoi le marquis d'une voix aigre et rouillée: «Vous êtes deux petites coquines, mais topez-là pour les cent louis. C'est fait. L'important, c'est que vous dansiez et que je voie travailler ces jolies jambes. Vous danserez avec ou sans vos masques, comme il vous plaira. Je vous connais bien, mes petites Eymann, depuis le temps que je vous vois pousser.—Nous aussi, nous vous connaissons bien, monsieur le marquis.—Oui, nous sommes de vieilles connaissances.»
Et voilà comment le marquis d'Allieuze nous emmena souper cette nuit-là. Dire que nous n'avions pas le cœur un peu serré en montant le grand escalier à double rampe de lourde ferronnerie serait mentir! Le souper était servi au premier, dans un immense salon rocaille, une espèce de galerie aux hautes boiseries sculptées encadrant d'attributs et de fleurs l'étain verdi des glaces. Les appliques d'une grande cheminée et les candélabres de la table éclairaient mal la pièce, des ombres suspectes s'y entassaient dans les angles, et nous nous installions toutes frissonnantes. C'était un souper froid délicatement ordonné: Marennes, consommé, perdreaux sur gelée, chaudfroid de gelinottes et buisson d'écrevisses, le tout arrosé de vin du Rhin et servi dans une ancienne et massive argenterie. Des fruits monstrueux complétaient le menu.
Le marquis nous servait lui-même sans l'aide d'aucun domestique. D'une urbanité exquise, il nous déconcertait par l'élégance, inusitée pour nous, de ses manières de grand seigneur; nous, surexcitées et curieuses, affections une gaieté folle. Nous avions dégrafé nos dominos et posé nos loups sur la nappe. Le marquis, plein de prévenances, semblait s'intéresser autant à nos propos qu'à la jeunesse de nos épaules.
Tout à coup le marquis se levait et, repoussant son assiette, s'inclinait vers ma sœur: «A vous maintenant, mademoiselle, de tenir parole. Je vous attends. Etes-vous disposée à danser cette valse de Giselle?—A vos ordres, monsieur le marquis, mais.... la musique?—Qu'à cela ne tienne.» et se dirigeant vers un piano que nous n'avions pas vu, il manœuvrait des boutons et appuyait sur un ressort..., et d'une voix chevrotée et frêle d'épinette l'instrument mécanique égouttait la valse. Nous nous regardions désorientées et ma sœur s'exécutait. Elle avait ôté son domino.
O le côté fantomal et presque funèbre de cette valse de Giselle, cette valse de morte qui revient, dansée par une fillette fragile et demi-nue dans le silence et la solitude de ce grand salon inhabité, ce salon d'ancienne demeure seigneuriale, comme hantée de choses d'autrefois!
Le marquis, affalé dans son fauteuil, suivait passionnément chaque attitude, chaque pas et chaque geste. Chose étrange, je ne reconnaissais pas ma sœur. Il me semblait que c'était une autre qui dansait là, une espèce d'automate en jupe de tulle, poupée de contes d'Hoffmann dont le côté impersonnel et mécanique était encore accentué par cette musique surannée et fausse. Je regardais le marquis; son regard fixe ne suivait plus ma sœur. Il était ailleurs, plus loin, plus loin, très loin, attaché sur une grande glace qui l'aurait dû refléter toute... et qui ne la reflétait pas!... Les yeux du marquis étaient embués de larmes.
Ou j'étais grise ou j'avais le cauchemar! Je faisais un mouvement qui arrachait notre hôte à sa rêverie. Il se levait à demi et, s'adressant à moi: «A vous, mademoiselle.» Et d'un geste il rappelait ma sœur.
Laure prenait ma place, le motif de Giselle s'égouttait toujours et, comme mue par un ressort, presque hypnotisée, je me mettais à danser.
Je valsais, faisant face au marquis et à ma sœur, mimant les attitudes et les appels de bras de la valse classique avec, au cœur, l'inquiétude de cette grande glace opaque qui ne reflétait pas; et, tout à coup je voyais ma sœur se dresser, béante d'épouvante, les mains crispées au bras de son fauteuil, hallucinée, elle aussi, avec des yeux fous, comme ceux du marquis, qui regardaient ailleurs et voyaient quelque chose que moi je ne voyais pas.
«Esther?» Ma sœur trouvait enfin un cri. Instinctivement je me jetais dans ses bras. Je me retournais effarée sur la grande glace sombre. Elle stagnait comme une eau morte. Le marquis n'avait pas bougé. Il demeurait assis, le cou tendu, les yeux hallucinés et fixes dans la direction du miroir.
Il dormait!...
—Partons ne restons pas là, sœurette!»
Nous agrafions nos dominos et gagnions précipitamment la porte. Nous descendîmes l'escalier sans rencontrer personne, et le cordon tiré, trouvions dehors le coupé du marquis.
Dans la voiture nous nous aperçûmes que nous avions laissé là-haut, chacune, notre enveloppe de cinquante louis et nos masques. Nous n'eûmes jamais le courage de remonter les chercher dans ce salon lugubre, où dormait ce vieillard.
Le marquis nous les adressait le lendemain avec nos loups.
Qu'est-ce que Laure avait donc vu dans cette glace! Elle ne me le dit qu'un an plus tard. Une forme lui était apparue, une silhouette de danseuse, bien plus grande et plus frêle que moi, et c'était un visage connu, mais sur lequel elle n'avait pu mettre un nom, et cette forme ne pouvait être mon reflet, car elle aussi dansait de face et cette danseuse au visage si blême et aux yeux si caves, cette ballerine spectrale, Laure en avait fait une morte, une morte jadis aimée de notre hôte et qui revenait à son appel.
LE DERNIER MASQUE
—Deux heures du matin! Vous avez juste parlé une demi-heure.
Et Maxence de Vergy, avec une demi-inclinaison vers Népluskoff, se levait de son fauteuil.
—Je crois qu'il serait temps de nous retirer.
—Ai-je abusé? demandait le Russe.
—Non pas. Vous contez à miracle, mais nous avons un peu trop mangé de cadavre, ce soir. Sur trois histoires contées: deux de morts violentes et une de revenant! Vous dirai-je, que le pus attire le pus, et les spectres les spectres? J'ai fait un peu de médecine, moi. Nous partons?
—Deux heures du matin! grognait le petit Baudran campé devant un cartel Louis XVI posé à même une glace, et ce cadran qui marque onze heures et demie. Elle ne marche pas, ta pendule?
—Elle est comme toi, elle est un peu fatiguée. On ne marque pas toujours midi!