Le dernier chevalier
The Project Gutenberg eBook of Le dernier chevalier
Title: Le dernier chevalier
Author: Paul Féval
Release date: January 14, 2009 [eBook #27806]
Language: French
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ŒUVRES DE PAUL FÉVAL
LE DERNIER CHEVALIER
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
LE DERNIER CHEVALIER
PAUL FÉVAL
LE DERNIER
CHEVALIER
seule édition revue et corrigée
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ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
paris—22, rue huyghens, 22—paris
LE DERNIER CHEVALIER
I
M. JOSEPH ET M. NICOLAS
Le roi était malade un peu; Mme la marquise de Pompadour avait «ses vapeurs», cette migraine du XVIIIe siècle dont on s'est tant moqué et que nous avons remplacée par la névralgie, les médecins, pour leur commerce, étant obligés, comme les tailleurs, de trouver sans cesse des noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela, à quoi leur servirait le grec de cuisine qui les gonfle?
M. le maréchal de Richelieu, toujours jeune, malgré ses 62 ans bien sonnés, se trouvait incommodé légèrement d'un rhume de cerveau, gagné l'année précédente dans le Hanovre, lors de la signature du traité de Kloster-Seven, qui sauva l'Angleterre, rétablit les affaires de la Prusse et commença la ruine de la France. Quel joli homme c'était, ce maréchal! Et que d'esprit il avait! M. de Voltaire, qui ne l'aimait pas tous les jours, disait de lui:
«C'est de la quintessence de Français!» Bon M. de Voltaire! Il ne flattait jamais que nos ennemis.
Si vous me demandez comment le rhume de cerveau du maréchal durait depuis tant de mois, je vous répondrai par ce qui se chantait dans Paris:
Armand acheta sa pelisse,
(Dieu vous bénisse!)
Avec l'argent
De Cumberland...
Et encore:
Armand, pour payer le maçon,
Godille frétille, pompon,
Se fût trouvé bien pauvre,
Pompon, frétillon,
Sans la pêche de ce poisson
Qu'il prit dans le Hanovre...
Vous le connaissez bien, le délicieux coin de rue qui sourit sur notre boulevard, et qui porte encore le nom de «Pavillon de Hanovre». Ce nom fut la seule vengeance de la France contre le général d'armée philosophe qui, vainqueur et tenant le sort de l'Europe dans sa main frivole, avait pris la plume au lieu de l'épée et signé un reçu au lieu de livrer une bataille.
Mais que d'esprit et quel joli homme! Le pavillon de Hanovre coûta deux millions. La France en «faillit crever», selon l'expression un peu crue de l'abbé Terray; mais Armand, le cher Armand vécut jusqu'à cent ans, toujours galant, toujours guilleret, de plus en plus philosophe et, pour employer son style troubadour, «n'ayant pas encore renoncé à plaire». Il était né coiffé. Il mourut la veille même de la révolution, qui l'aurait gêné dans ses habitudes, et Beaumarchais dit de lui ce mot, qui ne fut pas trouvé cruel: «Fleur de décrépitude!»
Mais ce n'était pas seulement ce pauvre roi Louis XV, Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour et Armand du Plessis, le maréchal duc de Richelieu qui ne battaient que d'une aile, le dauphin, père de Louis XVI, veillait, malade qu'il était déjà lui-même, auprès du berceau de son troisième fils, le comte d'Artois, depuis Charles X, condamné par les médecins. Sa femme, Marie-Josèphe de Saxe, ne devinait certes pas encore les angoisses de son prochain veuvage ni les soupçons sinistres qui devaient entourer sa propre agonie; mais elle avait la crainte instinctive, j'allais dire le pressentiment du poison, car elle fit visiter en secret le comte d'Artois par la Breuille, médecin de Mme Adélaïde, pour s'assurer qu'il n'était pas empoisonné.
M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant, supplanté qu'il était par son protégé, M. de Choiseul-Stainville, partisan de la guerre à outrance, destiné à conclure une désastreuse paix. M. de Bernis savait chanter le champagne et l'amour; ses œuvres éclaboussent souvent sa robe. Quoiqu'il prît sa retraite le sourire aux lèvres, vous ne pouvez pas le supposer content.
Les parlements, corps respectables, grondaient, remontraient, résistaient, travaillant de tout leur cœur à la révolution qui allait leur couper la tête; les philosophes donnaient des coups d'épingle à l'immensité de Dieu; les poètes faisaient de lamentables tragédies ou de petits vers honteux; Voltaire, qui, par le miracle de la bêtise humaine, est resté l'idole des «patriotes», déchirait sa patrie dans les billets doux qu'il écrivait au Prussien et crachait sur la religion avant de lui demander grâce par devant notaire; le clergé lui-même se compromettait çà et là par son relâchement ou par sa rigueur; la compagnie de Jésus, sapée par Judas franc-maçon ou janséniste, tremblait sur la base énorme de sa puissance; le commerce était ruiné par la piraterie anglaise; la cour s'ennuyait, rassasiée de plaisirs; les campagnes avaient faim, et la ville... Mon Dieu, la ville trouvait moyen de s'amuser.
Ah! certes oui, la ville s'amusait, la ville venait d'apprendre la désastreuse défaite de Rosbach, et la ville fredonnait, avec tout l'esprit de l'univers qu'elle avait déjà et qu'elle pense avoir gardé, des couplets détestables où le brave Soubise était bafoué de main de maître:
Soubise dit, la lanterne à la main:
«J'ai beau chercher, où donc est mon armée?
Elle était là, pourtant, hier matin,
S'est-elle donc en allée en fumée?
Je l'ai perdue et suis un étourdi;
Mais attendons au grand jour, à midi...
Que vois-je? ô ciel! ah! mon âme est ravie,
Prodige heureux! la voilà! la voilà!...
Mais, ventrebleu! qui donc avons-nous là?
Je me trompais, c'est l'armée ennemie!»
Il y avait du vrai là-dedans: Soubise s'était laissé surprendre. Le grand Frédéric, méritant, cette fois, les caresses de Voltaire, venait de donner la mesure éclatante de son génie. Acculé comme un sanglier aux abois, cerné par une meute de cent dix mille soldats, il s'était rué avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement, mais bardés de pied en cap dans cette armure enchantée qu'on nomme la discipline, sur le quartier français-bavarois où la discipline manquait.
Là ils étaient plus de soixante mille, mais de races différentes, méprisant la science d'obéir et se fiant à leur multitude.
Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille décousus. En une seule journée, le vaincu, le perdu, l'écrasé qui larmoyait dans sa correspondance avec Voltaire sur son prochain suicide, se redressa au faîte de la puissance, et l'Europe, retournée de pile à face, se prosterna devant lui.
Et Paris se tordit de rire en s'égosillant de chanter, pendant que la France maigrissait, maigrissait, affamée et humiliée.
C'est bien bon de chanter et de rire! L'Angleterre, qui chante peu, et qui ne rit jamais, prenait à nos dépens un superbe embonpoint. C'était pour elle que Frédéric avait du génie. Elle fourrait dans ses poches profondes nos flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos colonies, que nous abandonnions à leur sort avec gaieté. Nous perdions l'Inde, faute d'y envoyer des secours; nous faisions mieux, nous martyrisions ceux qui avaient voulu conquérir ces merveilleux climats au profit de la France. La Bourdonnaye et Dupleix mouraient chez nous de honte et de misère, en attendant que la dure vaillance de Lally-Tollendal fût récompensée par la main du bourreau.
Et Montcalm, l'héroïque, implorait vainement les quelques hommes et les quelques écus qui nous auraient assuré le Canada, cette France nouvelle, peuplée de Français-et-demi, où le «vertueux» Washington préludait à sa carrière, incontestablement belle, par l'assassinat d'un gentilhomme français qui était dit-on, un peu parent de M. le marquis de la Fayette[1].
Tout cela n'empêche pas M. le duc de Choiseul de passer, dans une certaine école, pour un habile ministre; il y eut même des gens qui le comparèrent au cardinal de Richelieu; sans doute parce qu'il eut l'honneur de miner pierre à pierre le monument politique érigé par le grand homme d'État et de chasser les jésuites, qui nous avaient conquis une bonne part de ce qu'il nous perdait.
Et au fait, M. de Choiseul avait des qualités: il sut garder, étant au pouvoir, la pension que lui payait l'Autriche; il sut épouser une femme dix fois millionnaire, qui se trouva être une sainte femme par-dessus le marché; il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir, et persécuter les jésuites, qui devaient la combattre, caresser les philosophes qui montaient, tourner le dos au clergé qui baissait; il sut enfin s'en aller presque noblement (quand tout fut ruiné de fond en comble), en refusant de saluer la nouvelle favorite, lui qui avait vécu de l'ancienne.
Pauvre temps, petits hommes, chansons, épigrammes, encyclopédies, madrigaux, athéisme, égoïsme, mauvais calme, sommeil d'ivrogne.
Sur l'Océan aussi, dit-on, les hautes vagues s'aplatissent avant la tempête. Que venaient faire les âmes chevaleresques en ces jours engourdis? On ne s'étonne pas que Duclos ait appelé le marquis de Montcalm «un anachronisme,» et que l'abbé de Bernis, devenu cardinal, ait dit de Dupleix: «Il gênait tout le monde.» Il y a des époques si viles que l'héroïsme y fait tache.
Un certain soir du mois de décembre, en l'année 1759, l'inspecteur de police Marais fit descente à l'auberge des Trois-Marchands, située rue Tiquetonne, au quartier de Montorgueil, et tenue par Madeleine Homayras, veuve d'un sergent juré de la ville.
Il se peut que vous n'ayez jamais ouï parler de ce Marais; mais c'était un homme d'importance, et M. de Sartines, le nouveau lieutenant général, l'employait de préférence à tous autres dans les circonstances les plus délicates, soit qu'il fût question de dénicher les pamphlétaires assez osés pour se moquer de la «princesse de Neuchâtel» (Mme de Pompadour avait souhaité passionnément ce titre), soit qu'il fallût faire la chasse aux menus scandales pour égayer l'ennui incurable du roi.
De nos jours, l'office de ce Marais est tenu par des fonctionnaires privés qu'on nomme des reporters. Leur emploi consiste à désennuyer non plus un vieux roi, mais un vieux peuple.
Cinq heures avaient sonné depuis un peu de temps déjà à la chapelle du Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion, et il faisait nuit noire. C'était l'année suivante seulement que M. de Sartines devait installer définitivement les lanternes municipales qui portèrent un instant son nom avant de s'appeler réverbères. La rue Tiquetonne, étroite et encaissée, avait encore quelques passants; mais ils devenaient de plus en plus rares à mesure que, l'une après l'autre, les boutiques pauvrement éclairées allaient se fermant.
Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui fût dans toute la rue était l'enseigne même des Trois-Marchands, lanterne carrée, de couleur jaune, où se détachaient en noir trois silhouettes fort bien découpées, représentant les trois Mages, rangés en ligne et se tenant par la main. La veuve Homayras, qui penchait vers la philosophie, parce qu'elle ne savait pas ce que c'était, n'avait point voulu de ces superstitions. D'ailleurs à quoi bon flatter les Mages? On n'en voit jamais à l'auberge, tandis que le commerce est la meilleure de toutes les clientèles. Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en avait corrigé la légende, et les Trois-Mages étaient devenus les Trois-Marchands.
—-Comment vous en va, ma belle Madeleine? dit l'inspecteur en entrant dans le réduit propret et même cossu où la veuve Homayras tenait ses comptes. Je passais devant votre porte par hasard, et j'ai pensé: Si j'entrais souhaiter un petit bonsoir à ma commère?
—-Bonne idée, M. Marais, repartit Madeleine, forte gaillarde de 35 à 40 ans, haute en couleurs et qui avait dû avoir pour elle toute seule, dans son temps, trois ou quatre portions de «beauté du diable;» justement, je songeais à vous, moi aussi.
—-Vraiment?
—-Vraiment tout à fait!... En voulez-vous?
Madeleine avait auprès d'elle sur son petit bureau un verre profond et large, avec une bouteille entamée qui contenait le vermillon de ses grosses joues, sous forme de vin d'Arbois. Elle emplit le verre et l'offrit à M. Marais, en ajoutant, non sans coquetterie:
—-Si toutefois ça ne vous arrête pas de boire après moi, M. l'inspecteur.
—-M'arrêter! s'écria galamment M. Marais. Vous êtes fraîche comme la pêche, ma commère, et quoique je n'aie pas soif du tout, j'accepte avec plaisir, rien que pour mettre mon nez dans votre verre... À votre santé... Et pourquoi songiez-vous à moi, je vous prie?
La veuve le regarda boire d'un air espiègle qui ne lui allait point encore trop mal. Au lieu de répondre, elle dit:
—C'est comme moi, je n'aime pas le vin, non, mais ça m'est recommandé pour mon estomac.
—Je vous demandais pourquoi vous pensiez à moi.
Elle emplit le verre et le vida d'un trait, comme si elle en eût versé le contenu dans une cuvette.
—Parce qu'il y a ici M. Joseph, répondit-elle enfin.
—Ah! fit Marais: Joseph qui?
—Je ne sais pas.
—Et après?
La femme Homayras hésita.
—Est-ce tout? reprit Marais.
—Non... Je ne voudrais pas lui faire du mal, voyez-vous...
—À M. Joseph? Il vous est donc suspect?
—Non... Mais il a l'air d'un prince des fois qu'il y a, ce bonhomme-là!
—Il est riche?
—Ah! mais non!
—Que fait-il?
—Rien... C'est-à-dire... il rage!
—Oh! oh! contre qui?
—Contre les Anglais.
—Eh bien! ma commère, je n'y vois point d'inconvénient.
—Et contre la compagnie...
—Bravo! Les Pères ne sont pas bien dans nos papiers, depuis M. de Choiseul.
—Ce n'est pas contre la compagnie de Jésus. Il parle de Madras, de Pondichéry, de Bombay...
—La Compagnie des Indes alors? Depuis M. de Choiseul, nous nous en moquons comme du Canada, Madeleine! Qui fréquente-t-il?
—Personne.
—En ce cas-là, il ne peut pas être bien dangereux.
—Savoir!
La femme Homayras hésita encore. L'inspecteur, prenant la bouteille à son tour, emplit le verre lui-même.
—Une gorgée pour votre estomac, Madeleine dit-il.
Madeleine repoussa le verre et pensa tout haut pour la seconde fois:
—Je ne voudrais pas lui faire du mal, c'est bien sûr. J'ai dit qu'il ne recevait personne, mais ce n'est pas le mot tout à fait. Il vient quelqu'un le voir.
—Qui ça?
—Un jeune homme.
—Souvent?
—Tous les jours.
—À quelle heure?
—Dès le matin.
—Il reste longtemps?
—Jusqu'au soir.
—Que font-ils, tous les deux?
—L'un dicte, l'autre écrit.
—C'est le jeune homme qui écrit?
—Et c'est M. Joseph qui dicte.
—Comment s'appelle-t-il, le jeune homme?
—M. Nicolas.
—Nicolas tout court aussi?
—Aussi, oui, Nicolas tout court.
—Tiens! tiens! fit Marais: c'est drôle... M. Joseph! M. Nicolas! M. Joseph qui a l'air d'un prince et qui loge aux Trois-Marchands!...
—Eh bien! eh bien! s'écria Madeleine. La maison n'est-elle pas tenue sur un assez bon pied pour cela!
Il y avait une pointe d'aigreur là-dedans. M. Marais s'empressa de s'excuser, disant:
—Si fait, peste! si fait!... Mais le Nicolas, de quoi a-t-il l'air?
—Ah! c'est différent, répondit Madeleine, celui-là a l'air d'un roi.
[1] Washington, alors major au service de l'Angleterre, fit tirer en pleine paix sur M. de Jumonville de Villiers, qui avait l'épée au fourreau et portait en outre le drapeau parlementaire. La première épithète appliquée au nom du très illustre libérateur des États-Unis par les gazettes européennes fut celle-ci: Coquin. Le fait est contesté (en Amérique).
II
ARRIVÉE DE L'INCONNUE
M. Marais était un petit homme de 40 ans, frais, propre, grassouillet: un joli inspecteur, bien peigné, bien couvert et que vous auriez presque pris pour un financier, tant il avait d'agréables manières. Aussi Mme la marquise de Pompadour avait-elle la bonté de l'admettre assez fréquemment à son petit lever, chacun savait cela, pour renouveler sa provision d'anecdotes.
Les journaux «bien informés» n'existaient pas encore, puisque c'est à peine si Beaumarchais, leur père, commençait, tout au fond de ses tracasseries, la première esquisse de son arlequin-perruquier, maraud joyeux, mais sinistre, mêlant un peu de bien avec beaucoup de mal, beaucoup d'esprit avec énormément de corruption, faisant mousser du même coup de blaireau, son courage, sa lâcheté, ses convoitises, son bon cœur, ses cruautés, son orgueil et sa bassesse, qui devait ravaler si étrangement le niveau de nos mœurs, assassiner la vie privée et crotter jusqu'à l'échine la robe nuptiale de la classe moyenne en France.
Les journaux bien informés n'existant pas, ce pauvre beau roi Louis XV, qui en eût été le plus fidèle abonné, se fournissait où il pouvait: chez la marquise et chez M. de Sartines, qui se fournissaient tous les deux chez Marais.
Marais, en définitive, était donc un luron de qualité. Il jouissait de la considération sui generis dévolue à ceux qui regardent dans les maisons par les trous de serrure. Les curieux d'un côté, de l'autre les poltrons de scandale se cotisaient pour lui faire une aisance. Il portait des bagues aux doigts, et prenait du tabac d'Espagne dans une boîte d'or.
Avec cela, pas méchant. Il avait bien tué, çà et là, quelques familles, mais c'était pour gagner sa vie.
La veuve du sergent Homayras ne s'était pas approchée impunément d'un si attrayant personnage, et, quoique rien dans la conduite de M. Marais n'eût dépassé jamais les bornes de la cordialité permise entre gens de bonne humeur, elle nourrissait le secret espoir de s'élever, un jour venant, jusqu'à la dignité d'observatrice.
—D'un roi, répéta-t-elle, oui, M. Marais, je ne m'en dédis pas, il a l'air d'un roi, et, soit dit sans perdre le respect, le nôtre, de roi, donnerait gros, puisque notre argent ne lui coûte rien, pour avoir la mine de M. Nicolas, et le sang qu'il a sous la peau, et le feu qu'il a dans les yeux, et son jarret, vertugodiche! Et sa figure, et sa tournure, et tout!
—Tubieu! dit l'inspecteur en riant, comme vous vous enflammez, Madeleine!
—Voulez-vous les voir, M. Joseph et lui? demanda la veuve. Ils sont ensemble dans la chambre qui a un œil.
Un instant la curiosité professionnelle de M. Marais avait été éveillée, mais c'était déjà passé. Il fit sauter hors de son gousset une montre épaisse et large et la consulta avec ostentation.
—Mon aimable commère dit-il en se levant, l'œil aura tort pour aujourd'hui, et je vais, bien à regret, priver les miens du bonheur de contempler les vôtres.
—Ah! fit Madeleine, comme c'est joliment dégoisé!
—Voici déjà six heures sonnées, continua l'inspecteur, et je n'ai pas encore glané la moindre historiette. Si, au lieu de votre prince Joseph et de votre roi Nicolas, il y avait seulement une bergère dans la chambre qui a un œil...
—Pour ça non! s'écria la veuve: depuis que M. Joseph est chez moi, pas une seule dame n'a passé le seuil de sa porte!
—On demande M. Joseph, cria la voix d'une servante au bas de l'escalier.
—Faites monter! ordonna la veuve.
Et elle ajouta:
—C'est drôle. Nicolas n'est pourtant pas ressorti, et hormis M. Nicolas, jamais personne ne vient chez M. Joseph.
M. Marais avait pris sa canne et son chapeau; il se disposait à sortir. On entendit un pas léger qui montait l'escalier. Madeleine se mit à rire.
—Tiens! tiens! fit-elle, il y a un commencement à tout; on dirait que ça sent la jeunesse!
M. Marais, en homme de cour qu'il était, se penchait justement pour lui baiser la main avant de prendre congé. Il se retourna en sursaut. Une voix douce disait sur le palier:
—Quelqu'un voudrait-il bien m'indiquer l'appartement de M. Joseph?
La porte, en même temps, s'entrouvrit, laissant voir une femme, vêtue de noir et coiffée «à la créole», d'un voile de dentelle très riche et très épais, disposé de façon à lui couvrir entièrement le visage.
—Tubieu! grommela Marais, nous avions un prince et un roi, voici la reine! Et moi qui ne demandais qu'une bergère!
—Ne pouvez-vous vous adresser à une servante?... avait commencé Madeleine, qui aimait assez à faire la dame, surtout en présence d'un homme du bel air tel que M. l'inspecteur.
Mais elle n'alla pas seulement jusqu'à la moitié de sa phrase. Elle fit une profonde révérence, accompagnée d'un «À votre service, Mademoiselle,» et sortit précipitamment pour conduire elle-même la nouvelle venue jusqu'à l'appartement de son locataire.
Quand elle revint, elle trouva M. Marais immobile à la même place. La figure du chasseur d'aventures avait une si singulière expression que la veuve lui demanda:
—Vous l'avez reconnue? je m'en doutais!
—Reconnue! répéta Marais: je la connais donc?
—Dame! fit Madeleine, est-ce que je sais, moi? à vous voir là planté comme un mai...
—C'est la surprise.
—Surprise de quoi?
—Tant de noblesse! balbutia Marais, tant de beauté!...
—Vous avez donc pu voir sous son voile, vous?
—Ma foi, non, répondit l'inspecteur, qui se remettait; mais il y a des choses qui passent à travers les voiles.
—Ça, c'est vrai, dit Madeleine.
—Dites-moi bien vite qui elle est.
—Je n'en sais rien.
—Comment! vous aviez pourtant débuté par de la rudesse...
—Et j'ai eu le bec cousu, c'est encore vrai.
—Et vous avez fait une révérence...
—Comme pour un évêque, je ne dis pas non!
—Et vous l'avez appelée «Mademoiselle...»
—Quand vous parleriez pendant une heure! Il y a des choses qui se voient à travers les voiles: vous l'avez dit vous-même.
—C'est vrai, murmura l'inspecteur à son tour.
Au lieu de se retirer, il déposa de nouveau son chapeau sur un meuble, puis sa canne dans un coin et reprit d'un ton digne:
—Ma chère Madame Homayras, je vous prie de m'ouvrir l'œil de la chambre, là-bas, pour service public.
Assurément la veuve avait fait de son mieux pour en arriver là, et pourtant elle n'obéit point tout de suite.
—Est-il vrai, demanda-t-elle, qu'on va tirer un feu d'artifice au Pont-Tournant, pour la petite victoire de M. d'Aché, qui a brûlé quatre frégates anglaises?
—Au Bengale? On le dit, répliqua Marais. Pondichéry est ravitaillé...
—Ça ne serait pas beaucoup la peine, continua la veuve, de montrer de la complaisance aux amis qu'on a dans le gouvernement, s'ils ne vous retournaient pas de temps en temps vos politesses.
—Vous avez envie de voir les fusées?
—Oui, mais pas avec le peuple.
—C'est naturel. Je vous apporterai deux billets verts pour le boulingrin de la Petite-Provence.
—Pourquoi pas des billets bleus pour la terrasse du bord de l'eau?
—Ce sont les places du beau monde.
—Eh bien! fit la veuve, si vous me preniez sous le bras, vous, M. Marais, qui êtes quelqu'un de conséquence, je suppose que nous ne salirions pas les banquettes du beau monde à nous deux!
—Certes, certes, ma commère; mais qui veillerait au bien du roi, si j'allais ainsi promener les dames à l'heure de la besogne? Vous aurez des billets bleus à fleurs de lis jaunes. C'est dit, mais je ne vous accompagnerai pas... Voyons! faisons vite!
Il se dirigea vers une petite porte qui n'était point celle où l'inconnue voilée venait de se montrer; mais Madeleine l'arrêta encore.
—Assurez-moi dit-elle, qu'il n'arrivera point malheur à M. Joseph, en suite de tout ceci.
—Comment! s'écria Marais, malheur? Pourquoi? Voici déjà deux ans que Robert-François Damiens a été roué en place de Grève, et je n'ai pas ouï dire qu'il ait laissé derrière lui des complices.
—A-t-on idée de me parler de Damiens à propos de ce brave homme-là! fit la veuve. C'est la douceur même! S'il avait une mouche à tuer, il sonnerait la chambrière. J'entendais tout bonnement qu'un chacun peut se trouver dans l'embarras, pas vrai, M. Marais, avoir des dettes...
—Bien! bien! C'est un banqueroutier?
—Je ne dis pas cela...
—Mais vous le pensez... Qu'il soit ce qu'il voudra, ce n'est pas lui qui m'occupe, mais bien la ravissante inconnue. J'ai un flair étonnant pour ces choses-là, voyez-vous: je parierais que nous sommes sur la piste d'une bonne aventure. Donc, découplons les chiens, et en chasse, ma commère!
Il savait le chemin, car il passa le premier. La porte donnait accès sur un couloir étroit et assez long, à l'extrémité duquel s'ouvrait une toute petite chambre qui prenait jour sur le corridor. La veuve et l'inspecteur y entrèrent sans bruit, et le carreau dormant qui laissait passer un peu de lumière fut aveuglé à l'aide d'un rideau dont la chute suffit à produire une complète obscurité.
Dans cette nuit, on entendit un bruit à peine perceptible et pareil au grinchement d'un guichet qui s'ouvre.
Aussitôt une lueur vague apparut, désignant dans la muraille, à quatre pieds du sol, un disque qui avait à peu près le diamètre et l'apparence d'une écumoire, percée d'une multitude de trous brillants.
C'était l'œil de Madeleine Homayras qui venait de s'ouvrir.
À trois pas, cela faisait l'effet d'une petite lune luisant discrètement dans le noir. M. Marais s'en approcha sur la pointe du pied, gaiement et souriant d'avance au succès de sa chasse; mais à peine son regard eût-il passé au travers du tamis, qu'il se rejeta en arrière avec effroi, balbutiant d'une voix altérée:
—Venez donc ici, ma commère! Je vois trente-six chandelles, moi! on dirait qu'ils ont fait la fin au bonhomme!
La veuve, qui était restée auprès de la porte, ne fit qu'un saut jusqu'à la muraille, pendant que ce cri s'étouffait dans sa gorge:
—M. le gouverneur assassiné! chez moi! aux Trois-Marchands! ce serait pour en perdre la tête!
Elle repoussa l'inspecteur stupéfait, qui tremblait vraiment, pour tout de bon, et regarda à son tour dans la chambre voisine.
III
L'ŒIL DE POLICE
La chose appelée œil de police par les gens du métier et aussi regard, n'est pas du tout une invention moderne On en trouve des traces assez nombreuses dans l'antiquité, où l'espionnage se pratiquait honorablement aussi bien dans les monarchies que dans les républiques. En fait d'ombrageuses défiances, pourtant, les républiques ont généralement remporté les premiers prix.
À Sparte, c'étaient de simples trous, à cause de l'austérité qui régnait dans cette patrie du vice rogue et tout hérissé de stoïque vanité. Ils y servaient surtout à surveiller les études des jeunes voleurs exercés aux frais de l'État. Les vénérables docteurs ès filouterie, lumière de l'université lacédémonienne, éprouvaient ainsi la capacité des aspirants au baccalauréat, distribuant des diplômes aux mains les mieux crochues et notant d'infamie les paresseux que la puberté avait surpris ne sachant pas encore dégonfler les poches de leurs concitoyens.
À Syracuse, au contraire, c'étaient de magnifiques palais où la science architecturale déployait toutes ses ressources pour allonger la vue des observateurs, en multipliant la puissance de leur ouïe. L'œil de Denys l'ancien, qu'il appelait son oreille, est resté illustre. Il avait la forme d'un lit. Grâce aux merveilleux efforts de la science, déjà maîtresse de l'optique et de l'acoustique, quiconque s'étendait sur ce lit entendait tout ce qu'on disait, voyait tout ce qu'on faisait dans la superbe Ortygie.
Au moyen-âge, il y avait la république de Venise dont chaque maison avait cent yeux comme Argus, et le plus grand de nos poètes nous a appris qu'à Padoue, autre république, «on marchait dans les murs.» Ceci est le comble. Rien ne peut être rêvé de plus parfait pour l'observation que ces chemins de ronde pratiqués dans l'épaisseur des murailles; aussi j'ai presque honte d'en revenir à la pauvre écumoire de Madeleine Homayras.
C'était l'enfance ou plutôt la décadence complète de l'art. Aucune république ancienne ou moderne n'aurait voulu de cette misérable installation, mise en usage dans les hôtelleries de Paris, selon Peuchet, durant les premiers troubles de la Fronde et dont M. d'Argenson avait multiplié les spécimens. Peuchet en donne la description dans ses mémoires, B. Saint-Edme aussi, et lors de la démolition du quartier sordide où les magasins du Louvre étalent maintenant leurs magnificences, tout Paris vint en procession visiter l'œil de police du cabaret-garni du Cygne de la Croix, situé rue Pierre-Lescot, derrière le Château d'eau du Palais-Royal.
Quelle que fût sa forme ou sa dimension, tout œil de police était construit d'après ce principe, qu'étant donné deux pièces contiguës, l'une sombre et l'autre éclairée, l'intérieur de la première échappe à la vue de la seconde, tandis que tout regard partant de la première est maître des moindres détails de sa voisine.
La contiguïté des deux pièces n'est même pas indispensable, quand on se sert de miroirs obliques; mais à l'ordinaire, dans les auberges, on n'y mettait point tant de façons, et l'œil de la rue Pierre-Lescot, que j'ai vu et touché, consistait tout uniment en un trou carré, masqué, du côté de la chambre obscure, par une planchette, peinte ou plutôt souillée dans le ton exact de la muraille.
Immédiatement au-dessus de la planchette du côté de la chambre éclairée, se trouvait un rayon de sapin, soutenu par deux consoles du même bois; le tout, vieux et vermoulu, encadrait et dissimulait très-suffisamment le regard à travers lequel, malgré la poussière accumulée, on voyait comme s'il n'y eût pas eu de cloison.
Il en était ainsi dans la chambre noire de la veuve Homayras. Son écumoire, placée là peut-être en d'autres temps, dans un but d'espionnage politique, ne servait plus qu'à la cueillette des nouvelles à la main; et encore fallait-il que ce bon M. Marais fût bien au dépourvu pour venir chercher ses prétentaines dans un quartier si démodé.
Son flair de limier ne l'avait pas trompé tout à fait: il y avait bien là une aventure; mais, au lieu d'une comédie à l'eau de rose, il tombait au plein d'un gros drame où il y avait des larmes et du sang.
Voici, en effet ce qu'il vit, et ce que vit Madeleine, inquiète à juste titre pour la bonne renommée de son garni:
Au milieu de la chambre voisine, éclairée par deux bougies et où brillait en outre un feu ardent qui remplissait la cheminée, se trouvait une table, couverte de papiers en désordre. Par-dessus les papiers, une carte géographique de très grandes dimensions, dessinée et coloriée à la main, était étendue. Elle couvrait presque tout le carré de la table et se déroulait jusqu'à terre, de sorte que l'un de ses angles disparaissait sous le corps d'un homme de 60 ans à peu près, tout sanglant et gisant sur le carreau entre le foyer et la table.
Elle était enluminée si violemment, cette carte, et tracée en traits si distincts, que le regard de Marais et aussi celui de la veuve allaient à elle, bon gré, mal gré, en dépit du cadavre taché de rouge qui en froissait un des coins. Et, tout en restant fascinés par le tragique spectacle inopinément offert à leurs yeux, ils étaient contraints de lire ces mots, tranchants comme si on les eût écrits avec du feu liquide: Carte des conquêtes de la France... et ce nom, qui flamboyait autour d'une tache pourpre, en forme d'étoile: Madras.
L'homme ne bougeait plus. Il était couché sur le dos, les jambes écartées, la tête renversée dans la forêt de ses cheveux touffus et grisonnants; mais, loin d'avoir la pâleur de la mort, sa figure, frappée à revers par les chauds reflets du foyer, semblait écarlate. L'immobilité suprême avait évidemment saisi ses traits dans les contractions d'une puissante colère. Ils étaient beaux, énergiques surtout, malgré les sillons convulsifs, creusés autour de la bouche par un courroux terrible ou une poignante douleur.
Auprès de lui, un couteau, tout mouillé de rouge, jouait avec la flamme de l'âtre comme un long rubis affilé que la langue du feu aurait léché. Au-delà du couteau, une main, si crûment blanche qu'on l'eût dite taillée dans l'albâtre, se tendait immobile, mais crispée et souillée d'une large maculature de sang, vers l'arme qu'elle touchait presque.
Cette main, merveilleusement belle, tenait, par un bras demi-nu et de proportions exquises, au buste gracieux d'une jeune fille, vêtue de noir et bien plus pâle que le prétendu mort. L'inspecteur et la veuve n'avaient pas de peine à la reconnaître pour celle qui était venue, tout à l'heure, demander M. Joseph. À la vérité, ils n'avaient point vu alors son visage, mais le costume et la tournure suffisaient à lever tous les doutes.
Vous vous souvenez que M. Marais, comme un poète qu'il était (tous les policiers le sont un peu), avait dit que la beauté de cette jeune fille perçait son voile. Le fait est que cette beauté éblouissait. Il y avait un rayonnement extraordinaire dans la blancheur lactée de son teint, contrastant avec la soie riche et lourde de ses admirables cheveux noirs. Le type oriental éclatait en elle dans toute sa splendeur et quoique la frange recourbée de ses cils, brillantés par les larmes, mît dans l'ombre le regard de ses longs yeux, on devinait, on voyait presque l'éclair profond qui venait de s'éteindre dans le jais azuré de sa prunelle.
Elle avait un front d'enfant, mais de reine, tout radieux de virginal despotisme, sur lequel la nuit même de l'angoisse qui l'avait terrassée aujourd'hui ne pouvait éteindre la lumière des joies d'hier. Ainsi reste aux tempes de ceux que la foudre précipita du trône cette trace, blessure ou auréole, qui inspire un religieux amour aux âmes généreuses et d'où naît ce sentiment, qui fait rire notre siècle: la dévotion au malheur.
Son âge paraissait être vingt ans: vingt ans de sourires, noyés dans une heure de mortelle souffrance, et, je vous le dis, cela parlait: le bonheur passé aussi bien que le malheur présent. Sur ses lèvres décolorées, une fraîcheur s'obstinait, reflet vague et doux, parfum et caresse. Jamais celui qui l'aimait n'avait pu l'admirer plus belle, car la fleur est surtout fleur quand elle se penche...
Elle gisait, elle aussi, renversée: selon l'apparence, elle avait dû tomber de son haut. Sa tête, qui avait une légère plaie, d'où sortait une gouttelette de sang, s'appuyait contre le sol, et ses longs cheveux ruisselaient jusqu'à baigner le flanc du vieillard.
Il y avait un troisième personnage qu'on voyait de profil et qui était agenouillé entre eux deux. C'était un jeune homme portant le costume militaire et les insignes d'officier: celui-là même dont Madeleine avait dit qu'il avait l'air d'un roi.
Ce n'était qu'une façon de parler, car les rois, au XVIIIe siècle, ne portaient guère sous leur perruque poudrée le caractère de mâle vigueur qui distinguait notre beau soldat. Louis XV, à la vérité, avait été un superbe roi de cire, mais il ne restait rien de lui: toute sa vie, le grand Frédéric avait été «laid comme un pou», selon l'expression trop précise du marquis d'Argens; les rois d'Angleterre ne comptaient déjà plus: têtes grosses et rouges d'employés bien payés; les rois d'Espagne, joues bilieuses et creuses, ressemblaient tous à d'ambulantes coliques, et Marie-Thérèse, le seul beau roi de l'époque, avait des jupes.
Il aurait fallu remonter jusqu'à Henri IV pour trouver un porte-couronne à la mine gaillarde, vaillante et encore, ce vrai Français et ce vrai roi, dernière idole des peuples, qui battait si dur et qui riait si bien, était venu au monde, dit-on, avec la barbe grise.
Si donc M. Nicolas, puisque tel était le nom du jeune officier, avait l'air d'un roi, au dire de Madeleine, c'est tout bonnement que Madeleine, sans trop le vouloir ni le savoir, rendait hommage à la royauté: pour elle, la vigoureuse jeunesse de ce soldat épandait le prestige de sérénité, de vaillance, de bonté qu'on cherche si souvent en vain chez les rois, et que les esprits simples, les femmes, les enfants, dans ces temps où il y avait encore des rois, prêtaient naturellement aux rois jusqu'à preuve du contraire.
Notre jeune officier appuyait une de ses mains contre la poitrine de M. Joseph, à la place du cœur; mais en même temps, il se penchait vers la jeune fille, et tout en lui disait que son esprit, sa pensée, son âme, inclinaient là irrésistiblement.
Dans ce qu'on voyait de ses traits, dans le langage muet de tout son être, il y avait une profonde désolation qui pouvait se traduire et se partager ainsi: dévouement, respect et compassion pour le vieillard, amour sans bornes pour la noble et gracieuse enfant que la vie semblait avoir abandonnée.
Que s'était-il passé en ce lieu, entre ces trois personnages groupés ainsi comme au cinquième acte d'une tragédie? Madeleine, dans le premier moment de son effroi, venait de s'échapper à appeler le vieux Joseph «M. le gouverneur».
Gouverneur de quoi?
Malgré les excellents rapports établis entre elle et l'inspecteur de police, vous vous doutez bien que Madeleine n'avait pas, pour lui, retourné le fond de son sac.
Ce qu'elle avait caché, nous allons vous le dire.
IV
JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON
Certain soir de novembre, environ deux semaines en çà, un carrosse de louage s'était arrêté dans la rue Tiquetonne, à la porte des Trois-Marchands. M. Joseph en descendit, malade et ayant peine à se soutenir. Il avait avec lui un vieux domestique au teint cuivré, qui ne parlait pas bien le français et qui portait un singulier costume dont la principale pièce consistait en un châle-cachemire, drapé sur une chemise de laine et cachant la ceinture d'un large pantalon de toile indienne.
Ce valet avait nom Saëb et se nourrissait de riz cuit à l'eau, qu'il assaisonnait lui-même avec une poudre très violemment aromatique qui ressemblait à du poivre blanc. Son maître vivait de l'air du temps, ne recevait jamais personne et sortait régulièrement après la brune tombée, pour rentrer fort tard dans la nuit.
Une fois, la valetaille de l'auberge ramassa un chiffon tombé de la poche de M. Joseph; c'était un fragment de lettre, commençant par ces mots: «Monsieur le gouverneur...» On en fit des gorges chaudes à la cuisine, et le nom de M. le gouverneur lui resta.
Au bout de huit jours, Saëb s'en alla et ne revint plus.
Le lendemain, M. Nicolas se présenta. Saëb n'était plus là pour monter la garde à la porte de son maître. M. Nicolas, le beau capitaine, s'adressa à une servante qui ne résista point à sa grande mine ni surtout au louis d'or qui lui fut mis dans la main. Madeleine gronda la servante, mais elle courut s'installer dans sa chambre noire pour voir au moins comment «M. le gouverneur» allait recevoir l'intrus.
Ce n'était peut-être pas la première fois que Madeleine ouvrait son œil, mais jusqu'alors elle avait vu peu de chose et n'avait rien entendu, sinon les plaintes du malade et le baragouin de Saëb, qui n'avait pas l'air d'un domestique commode. Ce jour-là, sa curiosité fit une ample récolte.
M. Joseph était couché tout habillé sur son lit, la tête tournée vers la ruelle. Au bruit que fit le nouvel arrivant en entrant, il ne se retourna point, mais il dit avec une colère dolente:
—Ne pourra-t-on me laisser mourir en repos?
—Non certes, M. le marquis, répondit le jeune officier; je vous engage ma parole qu'on ne vous laissera pas mourir!
Le bonhomme Joseph était donc non seulement gouverneur, mais encore marquis.
Il se retourna vivement. Il avait sans doute reconnu la voix qui parlait. Jamais Madeleine ne l'aurait cru capable de sauter hors de sa couche aussi lestement qu'il le fit. Ce fut un bond de jeune homme, il se trouva sur ses pieds, la tête haute, les bras tendus avec un bon sourire aux lèvres, pour dire presque gaiement:
—Tiens! c'est toi, chevalier! Bonjour.
De sorte que Madeleine Homayras sut encore, dès ce premier moment, que M. Nicolas était un chevalier.
Il se jeta dans les bras de M. Joseph, et tous deux échangèrent une cordiale embrassade. Vous eussiez dit un père et un fils qui se retrouvent après une longue séparation. Le bonhomme disait, et il avait des larmes plein les yeux:
—Ah! garçon! garçon! que je suis content de te revoir! Saëb m'a planté là! c'est un coquin, comme tous les Bengalis; j'étais tout seul, dans cette auberge, et les Anglais ont des centaines d'émissaires à Paris, qui me cherchent pour m'assassiner!
—Eh bien! répliqua gaillardement Nicolas, ils n'ont qu'à essayer, ils trouveront à qui parler, me voici!
—C'est vrai, garçon, te voilà! Embrasse encore et serre-moi comme il faut; il me semble que tu me redonnes de la jeunesse et de la vie.
—Bon et cher ami! murmura le beau soldat, qui faisait de son mieux pour ne pas montrer toute son émotion. Je voudrais, en effet, vous donner ma vie et ma jeunesse.
—Comment va Jeanne? demanda tout à coup le bonhomme.
—Mme la marquise, répondit Nicolas, est fort inquiète et très mécontente.
—Mécontente, garçon? Mécontente! ne dirait-on pas que je suis un écolier et que je buissonne? By Jove! c'est là le vrai malheur! L'histoire dira de ma femme et de moi que j'avais des jupons pour ne pas aller jambes nues, parce qu'elle portait les culottes!
Il essaya de rire; mais un tremblement le prit, pendant que sa face, très colorée, devenait pâle tout à coup.
—Bon! dit Nicolas, au lieu de s'attendrir à ces signes de détresse, voilà nos diables de nerfs qui arrivent! Vous m'avez raconté que votre médecin ordinaire, là-bas, le docteur Siddons, vous accusait d'être nerveux comme un tigre...
—Comme un chat, chevalier, plutôt! comme un pauvre matou! Les tigres sont plus forts que les lions, et moi, je ne tiens pas sur mes jambes. J'ai été tigre, c'est vrai, j'ai été lion... Que Dieu juge ceux qui m'ont réduit à l'état où je suis!... Ah! ah! chevalier, nous étions trop grands! Il ne faut monter si haut que cela. Dans les forêts où règne la loi de nature, les arbres géants étouffent le petit bois, et n'est-ce pas justice? mais dans le monde, c'est le petit bois qui attaque les géants par le pied; ce sont les broussailles qui mangent les futaies, et les héros disparaissent submergés par le flot des lâches, des impuissants et des jaloux. Ils appellent cela l'égalité, les droits de l'homme, la philosophie, et, pendant qu'ils travaillent, comme Tarquin, à couper toute tête qui dépasse le niveau, Tarquin, tombé en enfance, tend son propre cou à la faucille. Tout s'abaisse, tout diminue, tout sommeille, tout meurt. Je ne connais plus rien de vivant, sinon cette conspiration aveugle, mais immense, où les petits et les grands, les peuples et les rois, les nobles, les magistrats, les pamphlétaires et les ministres, les ignorants et les savants complotent ensemble à leur insu la culbute de l'humanité.. Comment va Jeannette?
—Mme de Bussy, répliqua le chevalier, attend des lettres du général qui combat vaillamment dans le Dekkan, mais qui souffre de la mauvaise volonté croissante de M. de Lally.
—Un brave, pourtant, ce Lally, murmura M. Joseph, qui brusquement se mit à parcourir la chambre à grands pas. Mme de Pompadour l'a trié entre mille pour ruiner l'Inde! Un brave! un très brave! ignorance complète du pays et des mœurs, orgueil repoussant, entêtement idiot! Brave, brave, brave, mais étroit, mais ombrageux, mais jaloux, mais inflexible... Si ce gros duc, M. de Choiseul, avait voulu, sans flotte, sans argent, sans soldats réguliers, il aurait gardé l'Inde à la France, rien qu'en nommant notre Bussy vice-roi!
M. Joseph s'arrêta devant le chevalier, qui l'écoutait avec déférence et qui dit:
—M. de Bussy supporte l'effort des Anglais depuis trois ans d'une façon héroïque, et tout homme de guerre doit avouer que sa résistance tient du miracle, mais...
—Mais quoi? demanda le vieillard, qui rougit de colère: vas-tu abandonner mon gendre, toi aussi?
—Non, répliqua le chevalier; je voulais dire seulement que M. de Bussy n'est qu'un soldat: un bras fort, un cœur intrépide, digne en tout d'être le gendre et le serviteur de Joseph Dupleix qui est la tête, et il n'y a pas d'autre vice-roi possible pour l'Inde que Joseph Dupleix en personne!
Les yeux du bonhomme brillèrent et il sembla à Madeleine qu'elle ne l'avait jamais vu avant ce moment-là. Il se redressa si haut que son front dépassait celui de M. Nicolas, qui avait pourtant belle taille.
—Ah! pensa Madeleine, est-ce que ce serait vraiment lui?
Et elle ajouta en elle-même:
—Si on pouvait mettre dans les gazettes qu'il est aux Trois-Marchands et qu'on peut l'y voir pour dix sous, je gagnerais du coup de belles rentes!
En ce moment, le bonhomme pirouettait sur ses talons et levait les épaules en riant avec bruit.
—Vice-roi, répéta-t-il. By Jove! garçon, tu nous la bailles belle! J'ai donné à la France un pays grand comme toute l'Europe, et tu veux qu'on me récompense! Tu es fou! Ce que le roi me doit ne tiendrait pas, en écus de six livres, dans cette maison, qui est large et longue pourtant, et tu ne veux pas que ce petit Choiseul qui ruine le roi soit mon persécuteur!... Mais quand même cette sangsue de Pompadour mettrait en gage ses pierreries volées, on ne pourrait pas me payer, garçon! Aussi les Anglais ne me détestent pas moitié si bien que nos soubrettes marquisées et nos frontins de cour. Bussy, et moi, moi et Bussy nous avons eu cette imagination extravagante de servir, d'agrandir, d'enrichir notre patrie, au siècle de M. de Richelieu, au siècle de M. d'Aiguillon, au siècle de l'abbé Terray, au siècle de ses six sultanes, des douze cents philosophes et des deux mille quatre cents Choiseul! Il fallait travailler pour l'Autriche, les Choisillons m'auraient comblé; il fallait travailler pour la Russie ou pour la Prusse, les philosophes m'auraient doré tout vif! mais pour la France! fi donc!... Écoute! la France est comme le Grand Turc; elle a toujours son sérail de coquines avec des eunuques autour; elle étrangle ceux qui combattent loyalement pour elle: cela l'amuse... Et le jour viendra où quelqu'un de ses domestiques, moins bête que les autres, au lieu de se laisser étrangler par elle, l'étranglera. Et devant celui-là, si elle n'en meurt pas, la France s'aplatira... Je ne le verrai pas, je suis trop vieux et trop étranglé moi-même; mais toi, si tu vis seulement jusqu'à cinquante ans, tu assisteras à tout ce carnaval que la botte d'un caporal terminera en écrasant la nuque de la France! Et, par Jupiter! comment disent les Anglais, ce sera bien fait! Vive ce caporal... jusqu'à ce qu'il soit broyé lui-même! Écoute encore: j'ai péché! C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute! J'aurais dû servir la France malgré elle! Est-ce qu'il est permis de céder, quand on est homme, aux caprices des petits enfants ou aux défaillances des vieillards? J'étais le maître, il fallait agir en maître; ma femme le voulait, ma femme dont le petit doigt est plus grand que toute ma misérable personne. Ma femme tenait dans sa main cette vaste et opulente contrée, l'Inde, qu'elle avait charmée. J'ai vu ma femme, cette héroïne, ou plutôt ce héros, cet homme d'État, ce diplomate, je l'ai vue portée en triomphe par tout un peuple sur un trône d'or, un vrai trône de vrai or, pendant que des milliers et des milliers d'adorateurs s'agenouillaient sur son passage, en criant: «Vive la déesse Jeanne!» Ce n'était pas tout à fait déesse qu'ils disaient dans leur langue d'Orient, mais c'était bien plus que princesse, et ma bien-aimée Jeanne souriait, vivante statue de la France, le front étoilé de saphir; belle, oh! belle comme la Patrie victorieuse, pendant que ses jeunes esclaves agitaient autour d'elle l'air embaumé du pays des roses avec leurs grands éventails tout ruisselants de perles fines, et que le féerique soleil de Mysore allumait les plis de son écharpe, semée de diamants, comme la gloire des étoiles resplendit au ciel... Comment va notre petite Jeanneton?
Si Madeleine Homayras eût conservé jusqu'alors l'ombre d'un doute touchant la personnalité de son locataire, cette troisième question aurait achevé de l'éclairer. Jeanne, Jeannette et Jeanneton, «les trois Jeanne» étaient, en effet, le côté populaire de nos grandeurs et de nos décadences dans l'Inde: Jeanne, Mme la marquise Dupleix, la fameuse «princesse Jeanne»; Jeannette, sa fille, «la générale», qui avait épousé le vaillant et malheureux Bussy, après avoir refusé la main du Grand Mogol; Jeanneton enfin, la belle des belles, fille orpheline de la sœur de Dupleix et du comte de Vandes, un instant nabab souverain de Masulipatam et des Cinq-Provinces.
On disait que des trois Jeanne, la dernière, «Jeanneton Dupleix,» comme on appelait souvent Mlle de Vandes à cause de sa mère, était la plus chèrement aimée de l'ancien gouverneur général, son oncle et son père adoptif.
Nous vous parlons ici de choses bien oubliées; mais à l'époque où se passe notre histoire, ces noms étaient dans toutes les bouches; ils avaient étourdi, ils avaient ébloui Paris avant de lui faire compassion. Les aventures de la princesse Jeanne surtout avaient couru autant et plus que les contes de Perrault, et lors de son arrivée en France, la foule avait dételé les chevaux de son carrosse pour la traîner en triomphe, comme un corps saint.
Parmi mes lecteurs, ceux qui ont le malheur d'avoir des souvenirs datant de plus de vingt ans, pourraient retrouver au fond de leur mémoire un nom contemporain qui eut, dans des proportions infiniment moindres, le lustre mystérieux et romanesque du nom de Dupleix. Pendant un moment, en effet, Paris connut et célébra avec enthousiasme ce jeune gentilhomme qui jouait et perdait si brillamment sa vie pour nous donner les champs d'or de la Sonora. On ne se souvient plus beaucoup aujourd'hui de Raousset-Boulbon, le silence s'est fait sur sa tombe, comme il se fait, hélas! autour de tous ceux qui meurent pour nous trop loin de nous; mais au commencement du second empire, combien de jeunes cœurs palpitèrent au récit de ses chevaleresques efforts!
Ainsi en est-il deux ou trois fois par siècle chez nous, qui sommes, à ce qu'on dit, le plus généreux peuple du monde. Tous ceux qui essayèrent de nous faire grands au delà de la mer finirent dans le délaissement et dorment dans l'oubli, depuis l'héroïque Mantbars apportant les Indes espagnoles à Louis XIV jusqu'à ce cher Raousset-Boulbon qui tomba de nos jours, assassiné par la couardise mexicaine, en invoquant vainement le nom de la France.
Le pouvoir change de mains; les tribuns escamotent le sceptre des rois, les empereurs mettent la langue des tribuns dans leurs poches, rien ne dure, excepté notre ingratitude pleine de gaieté et notre spirituel parti pris de rire au nez de nos martyrs.
L'Angleterre a fait son immense fortune en ramassant ce qui tombait des mains de nos conquérants désavoués que nous nommons volontiers des aventuriers pour excuser le crime de notre abandon. Mais, de bonne foi, était-ce bien un aventurier, ce Joseph Dupleix, qui, revêtu d'une dignité officielle, se rendit maître, au nom de la France, des plus opulentes contrées de l'univers, qui livra et gagna, avec des soldats réguliers français, nombre de batailles rangées, qui institua des rois, qui gouverna des peuples, qui refusa d'usurper la souveraine puissance avec le titre d'empereur et qui ébranla la puissance anglaise jusqu'au plus profond de ses assises?
Remplacez Louis XV par un roi, M. de Choiseul par un ministre moins pensionné de l'étranger; extirpez ce vénéneux champignon, la Pompadour: l'empire des mers changeait de mains, l'Inde était française au lieu d'être anglaise, et ce bonhomme Joseph devenait un géant dans l'histoire du monde!
L'opinion populaire comprenait vaguement cela; elle voit très souvent juste quand elle n'est pas empoisonnée par les furieuses convoitises de ses meneurs. Il y avait chez la veuve Homayras un instinct de respect pour son locataire, dont elle avait deviné le nom. Elle lui voulait du bien. Aussi l'avons-nous vue garder une demi-discrétion vis-à-vis de M. Marais, l'inspecteur de police, qui la dominait pourtant deux fois par l'attrait de sa personne et par sa position officielle. Elle lui avait, à la vérité, proposé le libre exercice de son observatoire, mais c'était, comme nous le verrons, dans de bonnes intentions, et elle n'avait rien dit de ce qu'elle savait, quoiqu'elle sût beaucoup.
Remettons-nous avec elle aux écoutes, le soir de l'arrivée du chevalier Nicolas.
À la dernière question de M. Joseph coupant si brusquement l'éloge dithyrambique de la princesse Jeanne pour demander des nouvelles de Jeanneton, le chevalier Nicolas, qui jusqu'alors avait écouté avec une religieuse déférence, rougit tout à coup, comme une jeune fille, et Madeleine se dit:
—Bon! celui-là est un amoureux! Pas bête! car les Dupleix, malgré tout, ont peut-être apporté de là-bas des roupies plein leurs malles!
M. Nicolas, cependant, répondait à la question de son vieil ami, concernant Jeanneton:
—C'est sur l'ordre de Mlle de Vandes que j'ai quitté mon régiment avec un congé. Elle n'y pouvait plus tenir de l'envie qu'elle avait de savoir où vous en êtes de vos affaires. Elle a pour vous, qui êtes plus que son père, un véritable culte.
—Chère Jeanneton! murmura le bonhomme. Son cœur est encore plus beau que son visage... Mais comment te donne-t-elle des ordres, garçon? Je suppose que toi, plein de bon sens, comme tu es, et d'honnêteté, et de fierté, car je ne connais pas de cœur mieux placé que le tien, tu n'as pas la folie d'élever tes vœux jusqu'à ma nièce?
—Ah! se dit Madeleine: l'orgueil! C'est dur à tuer... je m'intéresse à ces tourtereaux-là, moi!
Et ses yeux, friands d'attendrissement, se mouillèrent comme si elle eut assisté à la représentation d'une tragédie bourgeoise du bon Nivelle de la Chaussée, ancêtre humide de tous nos mélodrames à mouchoirs.
Nicolas, au contraire, sourit et répliqua:
—Nous voilà bien! Mes affaires de cœur sont en aussi piteux état d'un côté que de l'autre. Je ne sais pas comment mes parents ont appris, là-bas, au Vigan, que mon régiment a ses quartiers aux environs de votre ermitage du pays de Gueldre, mais ils m'écrivent lettres sur lettres pour me dire de me garder de vous et de la belle des belles...
—Auraient-ils honte? s'écria le bonhomme en se redressant.
—Honte! répéta le chevalier Nicolas; non certes; mais ils ont peur, sachant que Dupleix est trop grand pour certaines petites gens, et que M. mon cousin de Choiseul, notamment, ne le tient pas en fort amicale odeur, à cause des Anglais, que M. mon cousin ménage.
—C'est vrai, pensa tout haut Dupleix, tu es petit cousin du ministre, toi!
—La peste! se disait de son côté Madeleine: en voici un qui ne se mouche pas du pied! Je vais me tenir sur son passage quand il s'en ira, pour le saluer de la belle manière! Un cousin du ministre!
—Quant à l'audace que j'aurais eue, poursuivit le chevalier, d'élever mes pensées jusqu'à Jeanne de Vandes, votre nièce, je ne dis ni oui ni non, mon respectable ami. Les pensées d'un chacun vont où elles veulent, et les chiens regardent bien les évêques!
—Bravo! pensa Madeleine: c'est un vrai cœur que ce grand garçon-là!
Joseph Dupleix lui-même n'avait point l'air trop mécontent de cette réponse à la fois badine et franche, prononcée avec douceur, mais ponctuée d'un regard loyal et droit.
—Ah! fit-il, ne te fâche pas, garçon; j'ai grimpé si haut, un jour, en ma vie, que je ne peux pas me déshabituer de faire la roue, tout déplumé que je suis. Y a-t-il longtemps que tu as quitté le Cloître?
Le Cloître (Kloster) était le nom de la résidence très modeste où Dupleix avait abrité sa famille, loin de Paris, au début de son interminable procès contre la Compagnie des Indes. Il y a quantité de lieux ainsi nommés en Allemagne, surtout dans les districts catholiques qui avoisinent les Pays-Bas. Nous connaissons déjà Kloster-Seven, où M. de Richelieu cueillit les fleurs sculptées de son pavillon de Hanovre. Le Kloster de la famille Dupleix, appelé Kloster-camp, quoique la petite ville de ce nom en fût éloignée de plus d'une lieue, devait acquérir une célébrité d'un genre bien différent, non point à cause de Dupleix lui-même, mais grâce à son jeune compagnon, en qui vous avez déjà deviné notre dernier chevalier.
Celui-ci répondit:
—Voici deux longues semaines que j'ai quitté la Gueldre, avec une permission de douze jours seulement, et j'ai passé tout ce temps-là à courir d'auberge en auberge pour vous découvrir. J'ai cru que je ne vous trouverais jamais!
—Garçon, dit Dupleix en souriant tristement, les vieux cerfs qui n'ont plus de jarret apprennent la science de ruser. J'espère que, pendant ces quinze jours, tu as rendu plus d'une fois tes devoirs à M. le duc de Choiseul; on le dit fort enclin à pousser ceux de sa famille.
—Oui, répondit le chevalier, on le dit et, dès cet automne, MM. les officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient colonel pour se moquer de moi.
—Colonel d'abord, général ensuite... Ton père et ta mère n'ont pas tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux fou. Certes, tu ferais un mauvais marché en épousant notre pauvre Jeanneton, qui est la fille d'adoption d'un homme en disgrâce: aussi, je te prie de n'y plus songer, mon ami; je t'en prie sérieusement... Combien de fois as-tu été voir le ministre?
—Pas une seule fois.
Dupleix lui tendit la main; mais il secoua la tête en murmurant:
—Parmi les animaux que Noé conserva dans l'arche, je n'ai jamais ouï mentionner celui qu'on nomme le désintéressement: tu es un homme d'avant le déluge... Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'idée de t'envoyer vers moi?
—Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et ensuite...
—Ensuite?
—Vous n'allez pas vous fâcher?
—Peut-être... Seriez-vous déjà d'accord tous les deux? Venais-tu me demander sa main?
—Pas tout à fait...
—Comment! malgré l'insultante répugnance de tes parents?
—Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui m'aiment bien, mais je vous ai dit: «Pas tout à fait.» Mlle de Vandes sait que je vous admire comme l'un des plus grands citoyens que notre France ait produits et que je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle m'a dit: «Les hostilités sont suspendues, ici sur la frontière; mon oncle est tout seul là-bas, et puisqu'il se cache de nous, c'est qu'il doit tenter quelque suprême bataille. Allez vers lui. Vous êtes brave, vous êtes prudent...»
—Elle ne te fait pas de méchants compliments, sais-tu, chevalier, notre Jeanneton! By Jove! elle a raison! Ce que c'est que l'âge, Nicolas! j'ai vécu entre vous deux pendant plus de six mois et je ne me suis aperçu de rien! Quand le corps de ton jeune maréchal M. de Castries arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le régiment d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc, je fermai mes portes. Notre deuil n'avait rien à faire avec la gaieté de ces brillants et joyeux officiers français qui riaient sous nos grands arbres du matin au soir en attendant la fête de la bataille. Jeanne, mon admirable femme, a beau être forte comme une Romaine, elle regrette un peu son diadème de princesse, tout en pleurant sur l'abaissement de la France en ces pays d'outre-mer où nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse! Jeannette, Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit par la pensée le héros malheureux que Dieu lui a donné pour époux. Le brave Bussy donne peu de ses nouvelles; il a trop souvent l'épée à la main pour trouver le loisir de prendre la plume. Le rêve de Jeannette serait de le rejoindre et de partager sa vie de périls. Lui ne veut pas. Dans sa dernière lettre, il disait: «Je n'ai plus de place pour toi, bien-aimée, je couche avec la mort...»
—Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-là est un saint!
Et Madeleine Homayras elle-même, de l'autre côté de la cloison, sentait battre son cœur.
—Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait à grand'peine sa douloureuse émotion, avait perdu les sourires de son âge. Elle est l'âme de notre famille, et quand nous souffrons, c'est dans son cher petit cœur que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre maison n'était pas bonne pour MM. les officiers; et les soldats disaient, jouant sur le nom de mon ermitage: «Ce n'est pas un cloître, ici, c'est un tombeau!» L'idée me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de Soleyrac, parce que mon secrétaire était tombé malade et que je n'avais plus personne pour écrire, sous ma dictée, les requêtes et mémoires nécessités par mon procès. Je lui demandai s'il voulait bien me prêter une belle main de sergent pour remplacer mon copiste... Ah! vive Dieu! c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita la permission de baiser la joue d'un héros... Ce furent ses propres paroles... Ah! vive Dieu! vive Dieu! mes paupières se mouillèrent et ce ne fut pas ma faute. J'ai été maltraité par les paperassiers, c'est vrai, à partir du ministre jusqu'au dernier maraud portant sa plume derrière l'oreille, mais les mains qui tiennent l'épée ont toujours cherché la mienne, et qu'elles soient bénies ces miséricordieuses et vaillantes mains de nos soldats! Elles refont sans cesse l'honneur de la France, à mesure que les rats de l'écritoire nous trahissent et nous déshonorent!
Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de vin d'Arbois dans son coin, tant elle trouvait cela juste et bien dit. Nicolas écoutait, comme s'il eût entendu pour la première fois cette histoire qui était pourtant la sienne propre.
—Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix, ce fut toi qui vins, le lendemain, peut-être le soir même.
—Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au lendemain!
—Et maintenant que j'y pense, mon drôle, tu avais déjà ton idée.
—Parbleu! fit le chevalier.
—Parbleu! répéta Madeleine enchantée.
—Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix presque gaiement, on ne vit jamais un si bon secrétaire que toi, chevalier! Ecriture médiocre, mais lisible et rapide. Toujours prêt, à toute heure! complaisant comme un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et attisant les pauvres petits moments de joie que la bonté de la Providence laisse de temps en temps aux désespérés, trouvant le mot propre quand il manque, aidant la mémoire qui s'en va... car, Dieu me pardonne, tu connaissais d'avance mes faits et gestes mieux que moi-même!
—Je vous aimais, M. le marquis, voilà tout, dit simplement Nicolas, et votre merveilleuse histoire avait été l'admiration de ma jeunesse.
—Et puis, ajouta Dupleix, il paraît que tu admirais encore une autre personne au Cloître...
—Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur, ça m'amuse!
Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa.
Madeleine dit en se servant à boire:
—C'est sûr que ce mariage-là s'arrangerait sans les parents du Vigan, et tout irait comme une lettre à la poste!
—Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous étions une paire d'amis, nous deux, toi et moi; au bout de quatre jours, je te tutoyais comme si je t'avais fait faire ta première communion. La semaine n'était pas passée que ma femme te traitait en fils...
—Chère et noble amie! murmura Nicolas.
—Tout marchait donc supérieurement, quand je reçus une lettre confidentielle de mon procureur à Paris qui m'annonçait que la compagnie, voyant avec inquiétude la bonne situation de mes affaires, avait eu l'idée de m'intenter une action reconventionnelle, comme ils disent. Sais-tu ce que c'est?
—Non, répondit Nicolas, mais je m'en doute un peu.
—Eh bien! voilà: tu réclames dix pistoles à un camarade, n'est-ce pas; il ne nie point la dette, parce que tu as des témoins, mais il te répond: «Vos dix pistoles étaient fausses. Pour les avoir mises en circulation, j'ai été arrêté, emprisonné, traîné en jugement, condamné, juché au pilori, marqué et même pendu! En conséquence, j'adresse requête pour qu'il plaise à la cour de vous contraindre par les voies de droit, et ce par corps, à me payer cent louis de dommages-intérêts, et aux frais, qui sont de quatre cents écus.»
—C'est pourtant ça, dit Madeleine, la justice!
—Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor, Bombay, le Carnatic et le Dekkan, ce n'était pas de la fausse monnaie, cela!
—Quod erat probandum, mon gars: c'est ce qu'il s'agit de démontrer. La compagnie a le bras long, le ministère a les poches larges... je ne dis pas cela pour ton vénéré cousin, au moins: M. de Choiseul est l'austérité même; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou une aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela coûte cher... Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize millions qu'elle me doit, sans compter les intérêts, la Compagnie a de quoi multiplier les petits cadeaux qui entretiennent l'amitié entre elle et la cour... Asseois-toi là.
Il montrait une petite table couverte de papiers.
Le chevalier obéit aussitôt.
—Ho! infanterie! commanda Dupleix.
C'était le garde à vous! de 1759. Le chevalier prit la plume.
—Portez armes!
Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en arrêt à un demi-pouce d'une feuille de papier blanc. Dupleix dicta:
«Au Roi...»
Mais, se ravisant aussitôt, il demanda:
—Mon fils, es-tu bien sûr que les hostilités ne sont pas reprises à la frontière?
—Très sûr, Dieu merci! sans cela, je serais un déserteur!
—Qui commande en chef, là-bas, maintenant? M. de Contades?
—M. le maréchal de Broglie.
—Ils changent de maréchaux comme de chemises!... Écris donc:
«À M. le comte de Restaud de Soleyrac, colonel commandant le régiment d'Auvergne-infanterie, en ses quartiers de Klostercamp, près Rheinberg (Gueldre).
«Monsieur le comte...»
Il s'interrompit ici pour ajouter.
—Garçon, arrange cela toi-même; c'est moi qui signe, et M. mon ami de Soleyrac ne me refusera certes point. Il s'agit de t'obtenir quinze jours de congé en plus pour que nous ayons le temps de dresser deux mémoires qui doivent être de purs chefs-d'œuvre: un pour le roi, qui ne le lira pas, l'autre pour le ministre, qui le jettera au panier...
—Savoir! fit Nicolas.
—Ah! ah! s'écria le bonhomme, dont l'œil étincela tout à coup. Voilà une idée qui a été bien longtemps à te venir!
—Quelle idée? demanda le chevalier.
—L'idée de donner un coup d'épaule à ton vieil ami, garçon; l'idée de prendre une poignée de ses papiers dans ta poche et d'aller à l'hôtel de Choiseul, dire à ce petit Stainville... à Monseigneur le duc, pour parler mieux:
«Je vous apporte un écrit qui vous épargnera une grande honte: cousin, lisez cela. Je l'exige!»
Le chevalier secoua la tête en souriant avec tristesse.
—Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, mais...
—Mais tu penses qu'on te poussera à la porte, à moins qu'on ne te lance par la fenêtre. Cela se pourrait bien, garçon. M. de Choiseul porte haut avec ceux qui ne lui font pas peur. Si tu étais seulement un cousin autrichien ou un neveu anglais... Mais rédigeons d'abord le mémoire, et nous y réfléchirons au meilleur moyen de le présenter. Y es-tu?
—Avant de commencer, un mot encore: je te permets d'aimer ma Jeanneton, de l'adorer, de le lui dire. Je te permets de lui écrire, pour lui annoncer que tu m'as trouvé en bonne santé, et que je travaille, et que je combats... Mais je te défends de divulguer le secret de ma demeure... Embrasse-les pour moi, garçon, ma Jeanne, ma Jeannette, ma Jeanneton chérie, dis-leur que je vis avec elles et par elles au fond de mon cœur, que je pense à elles cent fois, mille fois chaque jour, et que, la nuit, je les revois en rêve... mais qu'il me faut ma solitude, encore une semaine ou deux, parce que je joue ma dernière partie, et que, cette fois, il s'agit de vaincre ou de mourir!
V
LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH
À dater de ce jour, comme Madeleine Homayras l'avait dit à son compère M. Marais, le chevalier Nicolas vint frapper chaque matin à la porte de M. Joseph. Il ne se retirait que le soir, un peu avant l'heure où Dupleix sortait lui-même pour aller nul ne savait où.
Leur journée entière à tous les deux se passait à écrire sans trêve ni relâche.
Si Madeleine avait voulu, elle aurait pu raconter, par le menu, les étranges péripéties qui avaient marqué la carrière de l'ancien gouverneur de l'Inde, créé marquis par le roi Louis XV, et qui avait vu vingt mille colons et cinq cent mille indigènes pressés autour de son char triomphal, en cette grande fête universelle où l'Inde entière célébra son investiture comme grand-cordon de l'ordre de Saint-Louis.
Madeleine avait entendu dicter deux fois, une fois pour le roi, une fois pour le ministre, l'épopée de la guerre indienne, les fatales dissensions soulevées entre le gouverneur de Bourbon, le malheureux Mahé de la Bourdonnais et Dupleix, son rival un instant vainqueur, les mauvais vouloirs, les tracasseries, les petitesses, les infamies, on peut le dire, accumulées par les employés de la Compagnie et les agents du gouvernement sur les pas de ce pauvre vaillant lutteur qui défendait la France contre les Français, bien plus encore que contre l'étranger, et qui, abandonné systématiquement par ceux de son propre pays, se créait des ressources parmi les Indiens eux-mêmes, et improvisait, et faisait sortir de terre, en quelque sorte, des soldats sauvages combattant pour la France malgré la France, battant les Anglais, qui étaient soutenus par le mauvais vouloir inouï des Français, et conquérant un monde, lui tout seul, avec sa femme et son gendre, en dépit de ceux-là mêmes, aveugles ou traîtres, à qui sa splendide conquête devait profiter!
Madeleine avait écouté la kyrielle des méfaits attribués à cette puissance occulte, routinière et funeste, mais éternelle, qu'on appelait déjà les bureaux, nom terrible qui sonne comme un glas chaque fois qu'il est question de nos désastres, entrave vivante qui, partout et toujours, a jeté son incapacité ou ses convoitises entre les jambes de nos soldats.
Madeleine savait que nous n'avions pas été vaincus par l'Anglais, mais qu'une armée de commis nous avait surpris vainqueurs et sourdement assassinés; souris de ministères, rats de comptoirs et de boudoirs, sauterelles d'antichambre, mouches de cabinet, vermine d'État, commissaires, émissaires, caudataires, contrôleurs, enjôleurs, endormeurs, intendants, traitants, dévorants, brouillons, cotillons, frelons, courtiers, banqueroutiers, besaciers, neveux de celui-ci, protégés de celle-là, maris de ces dames, frères de ces demoiselles, gens qui ont su se rendre aimables—ou insupportables (on arrive par les deux bouts), importuns, virtuoses de la platitude, mendiants à escopettes, miauleurs à épinettes, complaisants, menaçants, ceux sur qui l'on marche, ceux qui vous marchent dessus, les gracieux, les fâcheux, les pleurards, les vantards... Ouf! on joue sa vie comme les plongeurs quand on se risque dans les phrases de ce genre! Et notez qu'il n'y avait pas encore de députés! qu'on ignorait le citoyen représentant de Va-t-en-Ville, de Chouilloux-les-Navets ou de la Cantaloupe, plaçant, casant, poussant les petits de ses électeurs! Songez que notre pays en retard n'avait qu'un seul roi, au lieu des mille ou douze cents souverains qui font maintenant son bonheur et sa gloire,—et calculez, si vous l'osez, à quel degré d'éblouissement ce soleil qui étonne l'Europe, l'administration française, pourra parvenir dans un demi-siècle, quand nous aurons, grâce au progrès, vingt mille empereurs seulement, ayant chacun, au bas mot, cinquante sous-chefs à pourvoir de prébendes nationales!
Du temps de Madeleine Homayras, il n'y avait encore d'attablés autour du gâteau de la France que les invités de Mme de Pompadour et les familiers du clan Choiseul. Cela suffisait amplement à l'enfance de l'art, et Madeleine n'en demandait pas davantage. À force d'entendre dicter son locataire, elle avait fini par comprendre ce mystérieux mécanisme, tout encombré de chocs, de frottements, de coudes inutiles, qui constituait le jeu de notre politique d'abandon et changeait les victoires en désastres. Je ne peux pas affirmer qu'elle eût pour ces crimes d'ignorance, de paresse, d'égoïsme et d'insouciance de bien énergiques réprobations, car elle pratiquait, en sa qualité d'aubergiste, la religion du «chacun pour soi», mais elle plaignait du moins, malgré elle, cette angoisse dont elle n'avait eu jusqu'alors aucune idée: le martyre de l'homme qui sert sa patrie seul, sans aide, envers et contre tous ceux que la patrie solde pour être officiellement desservie.
Elle voyait avec un étonnement profond la ligue de tous les petits intérêts, âpres et implacables, ameutés contre le grand intérêt français. Elle n'avait point voulu croire d'abord, tant cette maladie de notre pays lui semblait invraisemblable et impossible; mais l'évidence la saisissait, et du fond de sa chambre noire, elle faisait, à elle toute seule, la révolution de 89, trente ans par avance.
Et certes, elle ne se doutait guère que ce bruyant remue-ménage de la révolution, si profond en apparence, tuerait des hommes et bifferait des mots en quantité, mais laisserait subsister les choses. Elle n'était pas sorcière, la bonne Madeleine; elle ne pouvait pas voir de si loin les soldats de la grande république, victimes des marchands et des commis, aller le ventre vide et les pieds nus; elle ne pouvait deviner les fortunes scandaleuses des fournisseurs de l'avenir, ni la multiplication extravagante des rouages administratifs, ni la centralisation, monstre obèse et aveugle, ni les orgies du brigandage munitionnaire, que Napoléon Ier devait arrêter un instant en écrasant quelques sangsues sous le talon de sa botte, mais qui allaient bientôt s'étaler au soleil insolemment, et grandir et s'épanouir jusqu'à cette énorme fantasia marchande, carmagnole de tromperies, de frelatages, de concussions et de trahisons qui marqua nos récents malheurs d'un stigmate de honte, et sur laquelle la pudeur contemporaine a jeté son voile pour essayer au moins de dissimuler à l'histoire l'ignoble carnaval des usuriers ivres titubant dans le sang de la France égorgée!
Il ne s'agissait encore, au temps de Madeleine, que de nos colonies. Les vautours ne s'acharnaient que sur un de nos membres, coupé loin du cœur; mais il y avait dans la dictée de Dupleix des éclairs prophétiques; le patriotisme ardent de ce malheureux homme s'unissait à ses colères et déchirait toutes brumes au-devant de ses regards.
«Je demande pardon à Dieu, écrivait-il au roi, d'avoir combattu M. de la Bourdonnais: en le frappant, j'ai tiré sur mes propres troupes: j'entends sur celles de Votre Majesté. J'ignorais en ce temps-là qu'il eût reçu une dépêche de votre conseil, disant textuellement: «Ne gardez aucune conquête dans l'Inde.»
«Le premier dissentiment entre M. de la Bourdonnais et moi est venu de ce qu'il voulait rendre Madras, ce trésor inestimable, et que, moi, je voulais le garder à mon pays. Il ne faisait en cela qu'obéir à l'ordre de vos ministres, qui lui avaient écrit: «Ne gardez aucune conquête dans l'Inde!» Sire, le conseil d'Angleterre écrit à ses représentants: «Gardez toutes vos conquêtes dans l'Inde, et ajoutez-y celles des Français». Et l'Angleterre grandit toujours, toujours, et... que Dieu ait pitié de la France, Sire!
«Des calomniateurs ont prêté un mot à votre Majesté, qui aurait dit, selon eux: «Les choses dureront toujours bien autant que moi». Les choses vont vite, Sire. M. de la Bourdonnais est mort, voilà six ans déjà, ruiné, presque déshonoré; moi, je mourrai bientôt plus que ruiné, déshonoré tout à fait, si votre Majesté ne me rend pas enfin justice. Cela n'est rien: deux hommes à la mer, comme disent les matelots; mais je vois venir le déshonneur et la ruine de la France même.
«Sire, la Prusse ne nous aime pas, et elle est forte; les Anglais nous détestent, et ils sont forts; les philosophes, ennemis de la royauté, ne sont rien par eux-mêmes, mais ils ont pour soutiens vos parlements, votre noblesse, une partie même de votre clergé; ils vont devenir forts contre Dieu et contre vous. Une caste naît qui s'appelle la bourgeoisie et qui a de longues dents; un inconnu va naître qui s'appellera le peuple...
«Dieu, qui protège la France, nous avait donné l'Inde comme une grande richesse pour assouvir les appétits et une grande force pour les dompter. Nous avons répudié la richesse et rejeté la force loin de nous, comme si quelque fatalité nous enchaînait à notre pénurie et à notre faiblesse. Sire, ce n'est pas votre Majesté qui a voulu cela. Le roi est la France. En voulant cela, votre Majesté se serait frappée elle-même...»
Ceci est, à de très faibles différences près, le texte même de la fameuse Supplique au Roi qui ne parvint jamais que jusqu'à l'antichambre de Mme de Pompadour. Dans son mémoire à M. le duc de Choiseul, Dupleix disait:
«Nos malheurs dans les Indes étant principalement l'œuvre des ministres qui ont tenu avant vous, monseigneur, les rênes de l'État, il m'est permis de les exposer ici avec liberté et franchise: rien de ce que contient cette requête ne s'appliquant à votre personne illustre et respectée.
«Il y avait dans ces lointaines contrées et dès le principe, deux pouvoirs en présence: celui de l'État, représenté par M. de la Bourdonnais, et celui de la Compagnie, qui avait mis ses intérêts entre mes mains; j'étais directeur général des comptoirs et gouverneur de Pondichéry. M. de la Bourdonnais portait le titre de gouverneur de Bourbon.
«Madras était tombé au pouvoir de nos armes, et je m'étais aussitôt enfermé avec mes cipayes dans cette splendide cité, cœur des possessions anglaises en deçà du Gange, plus grande que Paris, presque aussi peuplée et vingt fois plus riche, quand j'appris que M. le gouverneur de Bourbon, qui tenait la mer avec son escadre, traitait ouvertement de la reddition de la place avec l'ennemi deux fois battu et incapable de tout effort pour la reprendre. Ignorant qu'il avait reçu des ordres de la cour, je lui fis savoir que je me refusais à toute capitulation, et j'ordonnai d'arrêter l'embarquement de l'indemnité et du butin qui était déjà commencé, M. de la Bourdonnais me répondit qu'il allait canonner le fort Saint-Georges. Je ripostai par écrit: «Nos pièces sont chargées.»
«Ce fut mon unique tort, et M. de Bernis me donna raison, contre toute justice, je dois le dire, puisque le gouverneur de Bourbon avait obéi à des ordres formels. Je fus récompensé. Il paya son obéissance par la perte de sa charge, de sa liberté, de sa fortune, puis de sa vie. Son dernier soupir a été une malédiction contre moi qui l'aimais et qui l'admirais.
«Tel est le point de départ: un déni de justice qui me fut en somme favorable, mais que je devais cruellement expier. La Compagnie, enchérissant sur le ministre, m'envoya ses actions de grâces en se félicitant du «reflet qui lui venait de ma gloire», et à l'occasion du cordon de Saint-Louis que la bonté du roi me décernait, elle faisait frapper une médaille d'or en mon honneur à la Monnaie de Paris: Duplex gloria Dupleix, decus duplex consilio et armis, avec cet exergue: Duplicavit magnitudinem patriæ, et cette légende Gallia nova et divitiore reperta...
«En même temps, le général Braddock me faisait tenir, de la part du cabinet de Londres, l'offre d'un empire indépendant, reconnu par l'Angleterre, ou d'une vice-royauté héréditaire, à mon choix.
«Je répondis à Braddock: «Je suis Français», comme j'avais répondu à l'empereur du Mogol sollicitant la main de ma fille: «Ma fille épousera un Français», et je soumis au roi d'abord, ensuite à la Compagnie, le plan de mon grand projet, qui organisait, en effet, une nouvelle France dans l'Inde. Dois-je vous rappeler, monseigneur, l'enthousiasme universel qui accueillit ce projet à la fois si vaste et si simple?
«Mon pays n'a pas eu ce qu'il fallait de patience pour accomplir ce projet: ma pensée est tombée à terre, mais quelqu'un l'a ramassée. Le cabinet de Londres, qui ne laisse rien perdre, s'en est saisi, l'a traduite en anglais, mettant partout le mot Angleterre à la place du mot France, et à l'heure où je vous écris du fond de mon malheur, ma pensée, réalisée contre moi, c'est-à-dire contre vous, a fait déjà de l'Angleterre la reine de l'Inde, avant de la couronner reine du monde!...
«J'avais, en ce temps-là, deux aides qui consentaient à me servir par la fidèle affection qu'ils me portaient, mais qui avaient la taille d'être mes maîtres: Jeanne Dupleix, ma femme, à qui on a tant reproché de s'être laissé appeler la princesse Jeanne, et M. de Bussy-Castelnau, qui devait épouser notre chère fille: celui dont je disais dans mon rapport de 1752: «Rien n'est grand comme ce Bussy!» et ce n'était pas trop dire.
«Avec Bussy et ma glorieuse Jeanne, j'aurais conquis l'Inde en trois ans, de fond en comble, du nord au midi et de l'ouest à l'est, si je ne m'étais pas embarrassé d'obéir aux misérables instructions qui arrivaient de Versailles (avant, bien entendu, que vous eussiez pris, monseigneur, les rênes du pouvoir).
«Dans mon projet, l'Inde devait tirer tout de l'Inde, après les premiers frais et les premiers efforts nécessités par la mise en train du système. Avec moi, l'Inde avait son armée d'Indiens, sa flotte de navires indiens, ses revenus fournis par l'Inde. Était-ce là une utopie? Non, car l'Inde anglaise a suivi mon programme de point en point, et la voilà qui dévore les derniers restes d l'Inde française, malgré la suprême résistance de M. Lally: belle, mais inutile.
«Et cette résistance même, quel est son côté actif, puissant, presque miraculeux? D'où nous vint encore l'écho de ces dernières victoires imprévues, j'allais dire impossibles? Du Dekkan. Qui donc combat dans le Dekkan? Bussy. Avec quelles troupes? Avec les régiments cipayes, levés par moi; avec les Indiens francisés: avec les soldats créés par ma pensée!...
«Je n'ai pas de répugnance à l'avouer, ce que j'appelle ma pensée appartenait surtout à Jeanne, marquise Dupleix, ma femme. Elle avait sur moi cet immense avantage d'être née dans le pays, d'en savoir par cœur le fort et le faible et d'en posséder admirablement les divers idiomes. Bien plus, son esprit de créole, si délié, si actif sous son apparence indolente, son coup d'œil perçant comme une divination, découvrait de loin et démêlait les fils d'araignée des intrigues orientales, qui vont sans cesse se brouillant, se cassant et se renouant. Elle voyait à l'avance se former et grossir ces tempêtes sans nuages dont l'explosion me surprenait toujours, même quand on me l'avait prédite.
«Là-bas, tout est en dehors de nos poids et de nos mesures: un grain de sable peut éclater comme un volcan; j'ai vu des inondations de sang qui noyaient des troupeaux d'hommes et des armées d'éléphants, produites par la piqûre d'une épine de rose. Jeanne savait jouer avec les vertus bizarres de ces peuples, avec leurs vices inouïs, avec leurs forces et leurs délicatesses sauvages et le raffinement de leurs barbaries; elle connaissait à fond leurs religions, leurs schismes, les monstrueuses ténèbres de leurs philosophies, les lueurs qui resplendissent tout à coup dans la nuit de leurs sciences; rien ne lui était étranger; elle se trouvait chez elle au milieu de ces extravagances magnifiques et baroques qui étonnent même les vieux colons; elle admettait tout, elle ne reculait devant rien, et, marchant d'un pas sûr dans les inextricables sentiers d'une politique subtile mais grossière, souriante mais féroce, allait tournant ou brisant toute résistance, éludant ou ruinant tout obstacle à son but passionnément visé: la fortune de la France!
«Malheureusement la France fermait son cœur et ses yeux; l'Angleterre seule était là pour nous regarder faire, de sorte que nous n'avons instruit que nos ennemis. Et rien qu'en nous imitant nos ennemis sont devenus nos maîtres.
«Il est vrai de dire que là-bas les deux pays sont représentés surtout par leurs marchands. C'est compagnie contre compagnie. Mais les marchands anglais voient loin et grand, tandis que les marchands français voient petit et court. Les uns ont la patience de la force, les autres sont comme les enfants qui, ayant mis un noyau en terre, reviennent le lendemain au jardin pour voir si leur cerisier, levé, poussé et fleuri dans la nuit, a déjà des cerises mûres.
«C'est une chance heureuse pour l'Angleterre que d'être menée par ses marchands, qui sont des hommes; chaque fois que la France se laissera conduire par les tiens, qui sont de vieux bambins, elle sera trahie ou vendue.
«Ce furent les marchands anglais qui inventèrent notre vainqueur Bob Clives, un tout jeune homme, enfoui dans l'obscurité des comptoirs de Bombay; ils devinèrent en lui le grand homme de guerre et le firent en deux mois de temps soldat, enseigne, capitaine, puis général[2]. Clives avait regardé attentivement le travail politique de Jeanne et le procédé stratégique de Bussy-Castelnau. Il imita l'un et l'autre, péniblement d'abord et sans résultat, mais loin de se décourager, il s'obstina, et la semence leva, et la moisson monta. Il y eut deux Indes. L'Inde alliée à l'Angleterre se rua contre l'Inde amie de la France. La grande guerre commença...»
Ici Dupleix débrouillait avec une lumineuse sûreté de mémoire l'écheveau des batailles, des révolutions, des égorgements, enroulé, noué, tordu et retordu autour des successions contestées du soud'habar du Dekkan et du fameux nabab du Carnatic. En quelques pages, il éclairait les fantastiques ténèbres de cette épopée où des héros aux noms sauvages, plus nombreux que ceux de l'Iliade et plus terribles, s'entrehachaient autour de l'éléphant blanc, monture du vieux Myrza-Jung, qui, à l'âge de cent-dix ans, mirait encore la balle de son mousquet, enguirlandé de perles et tout étincelant d'or, en plein cœur de ses ennemis, à cent yards de distance. Myrza combattait pour les Anglais; un biscaïen français le jeta mort en bas de sa tour d'ivoire; Murzapha-Jung, son rival, fut proclamé nabab du Carnatic, puis soud'habar du Dekkan, et le Grand Mogol, seigneur suzerain de l'Inde entière, fit acte de vasselage vis-à-vis de la compagnie française, qui se trouva ainsi reconnue comme étant la reine du roi des rois.
Triste reine, et qui ne demandait qu'à faire argent comptant des couronnes! Ces victoires n'augmentaient pas sensiblement le tant pour cent des actionnaires. Dans les bureaux de Paris, on accusa sourdement Dupleix de n'être pas un homme pratique. (Je n'oserais pas affirmer que ce mot anglais practical fût déjà importé chez nous, mais l'idée qu'il exprime est contemporaine de la naissance du premier marchand.) Le fonds social de la Compagnie, disait-on, n'était destiné à payer ni la gloire ni même la puissance de la France.
C'est vrai, à la rigueur, et ces gens-là n'avaient qu'un tort, c'était de ne pas comprendre que la gloire et la puissance de la France allaient tout naturellement, dans un temps donné, décupler leurs capitaux.
À la nouvelle du premier échec subi par Bussy, la jalousie et la malveillance générale, longtemps contenues, firent explosion. Un des administrateurs de la compagnie, M. Godeheu, obligé personnel de Dupleix, partit de Lorient en grand appareil. Il arriva à Pondichéry au moment où les affaires de la France, un instant en péril, semblaient prendre décidément une tournure favorable; mais il avait ses pouvoirs en règle, et il dit brutalement à son ancien patron: «Vous n'êtes plus rien ici, et je suis tout.»
À de certaines heures de sa vie, Dupleix vous aurait lancé ce Godeheu par la fenêtre comme on descend une botte de foin du grenier; c'eût été facile, et je suppose que ce Godeheu lui-même eût été plus contrarié que surpris d'une pareille exécution.
Mais Dupleix, qui avait terrassé le grand Myrza-Jung et pris au collet Mahé de la Bourdonnais, recula devant ce Godeheu.
Lui qui avait une armée superbe, une popularité sans égale, un prestige que rien ne peut dire; lui le mari de la princesse Jeanne, devant qui l'Inde entière était à genoux, le beau-père de Bussy, qui enchaînait la victoire; lui le fort, le soudain, l'audacieux, l'indomptable; lui Dupleix! écouta ce Godeheu sans mot dire et lui obéit docilement.
Aux observations de sa femme et de son gendre qui lui conseillaient la résistance, il répondit:
—Si je ne vais pas en France, le roi ne saura jamais ce qu'il a à perdre et à gagner ici.
On prétend que Jeanne Dupleix s'écria dans son étonnement irrité:
—Joseph! Joseph, mon mari, malheureux les lions qui perdent leurs griffes à vieillir! Ils meurent en cage!
Dupleix ne voulut entendre à rien. Il rêvait, pour son retour en France, des triomphes inouïs et se croyait certain d'obtenir les plus éclatantes réparations.
Et en effet, les événements, au premier abord, semblèrent lui donner raison. Lors de son arrivée, la curiosité publique, qu'il avait tant et si souvent émue, le fêta bruyamment. La foule se portait partout sur son passage et criait: «Vive Dupleix!» Il avait grand air, et sa figure épanouie faisait bien dans une ovation. Un noueur de cadogans fit fortune en inventant les bourses à la Dupleix. On porta des écharpes à la princesse Jeanne. La compagnie fut caricaturée, sifflée, bafouée et il n'y eut pas de gorges chaudes qu'on ne fît sur ce Godeheu.
Ce n'est pas tout: le roi eut fantaisie de voir ce «bon M. Dupleix,» comme il voulait bien l'appeler. Le roi était charmant, quand il n'avait pas ses «langueurs noires». Il dit à ce bon M. Dupleix les choses les plus aimables et lui demanda obligeamment des détails sur les mœurs des éléphants. Mme Pompadour alla plus loin, elle accepta de lui diverses curiosités de prix et le tâta sur la question de savoir s'il y avait aussi des tabourets d'honneur à la cour du Grand Mogol.
En cas de destitution, elle n'aurait peut-être pas dédaigné une place de Grande Mogolesse.
Enfin, M. le contrôleur général Hérault de Séchelles, qui donnait son nom à des îles et qui inventait tous les matins un petit impôt avant son déjeuner, le reçut si bien, mais si bien, que Dupleix lui fit cadeau d'un diamant brut de dix mille écus. En rentrant, ce jour-là, il dit à Mme Dupleix, qui ne partageait pas du tout ses illusions: «La France est à nous, qu'avons-nous à faire de l'Inde?»
Le lendemain, les gazetiers, racontant l'histoire du diamant brut, citaient le mot du contrôleur général qui avait dit, une fois les talons de Dupleix tournés: «C'est un malotru, il a fait l'économie de la taille!»
Le surlendemain, on s'aperçut qu'il y avait des rides au coin des yeux de la princesse Jeanne. Un mauvais plaisant la baptisa Princesse Olive, à cause de son teint, qui avait reçu de trop près les baisers du soleil, au temps où elle travaillait pour nous sous l'ardent ciel de Golconde. À l'Opéra, je ne sais qui fit courir le bruit que ses diamants étaient faux. Et tout à coup, toutes les personnes qui s'y connaissaient un peu trouvèrent qu'en définitive le héros Dupleix, avec sa grosse figure réjouie, avait l'air d'un tabellion de village.
Godeheu était vengé. Au bout d'un mois, Dupleix gisait à cent pieds sous terre.
[2] Puis gouverneur du Bengale, puis pair d'Angleterre pour le royaume d'Irlande. Mais les marchands, quoi qu'en pût dire Dupleix, sont les mêmes partout. Ceux d'Angleterre se conduisirent plus tard vis-à-vis de Clives comme ceux de France à l'égard de Dupleix. Robert Clives, écrasé sous l'ingratitude publique, se donna la mort en 1774.
VI
JEANNETON
Nous en aurions fini avec le mémoire adressé à M. de Choiseul par Joseph Dupleix si nous ne trouvions dans les dernières pages de sa dictée des détails concernant sa vie intime à Klostercamp, et aussi quelques paroles jetant à l'avance une triste lumière sur le tragique et muet tableau que Madeleine et l'inspecteur Marais contemplaient avec tant de surprise à travers l'œil de police de l'auberge des Trois-Marchands.
Le dernier paragraphe du mémoire était ainsi conçu: «Il m'est arrivé, Monseigneur, de parler avec mépris et dureté des malheureux qui, portant sur eux-mêmes une main criminelle, cherchent dans le suprême sommeil un remède à d'intolérables souffrances. Je n'ai point modifié, au fond de ma misère, le jugement que je portais aux jours de mon bonheur. Se donner la mort est le crime de la faiblesse. Mais, tout en condamnant, j'ai le cœur plein d'une ardente pitié; car je sens par moi-même que la force des hommes courageux a des bornes. Il vient une heure où le cœur s'affaisse et où la pensée s'égare. Nul n'est à l'abri du vertige... Jamais je ne me frapperai moi-même, Monsieur le duc, du moins tant que ma tête sera saine. Si donc il arrivait qu'on trouvât mon corps mort dans mon taudis, et que je fusse accusé par ma propre main, tenant encore l'arme sanglante, c'est que la folie m'aurait pris.—Or, mon testament est fait et déposé. Le monde saurait les noms de ceux qui devraient être responsables de ce meurtre, et l'histoire dirait avec certitude: «Joseph Dupleix n'est pas coupable de sa propre mort. On lui a broyé la tête et le cœur: Joseph Dupleix a été assassiné par ceux qui l'ont rendu fou».
Ceci n'avait pas été écrit par le chevalier Nicolas. C'était la main de Dupleix lui-même qui avait tracé ces lignes, et, par conséquent, Madeleine Homayras n'en pouvait avoir connaissance.
Auparavant, se trouvait le récit des suprêmes efforts de Bussy-Castelnau dans le Dekkan et le détail des mille entraves que le nouveau directeur Godeheu avait mises à la liquidation des affaires privées de Jeanne Dupleix dans le gouvernement de Pondichéry, où elle possédait plusieurs factoreries. L'action judiciaire au moyen de laquelle la compagnie des Indes repoussait les réclamations de son ancien chef était aussi exposée, et la frivolité décevante des arguments qui en formaient la base ressortait avec une telle vigueur, qu'on se demandait, en écoutant cette éloquente et courte plaidoirie, comment il s'était trouvé des hommes pour mettre en avant ces effrontées fadaises et des juges pour y donner attention.
Remarquez que c'était l'heure des mémoires. Les mémoires commençaient à parler haut; ils étaient attentivement écoutés, non pas toujours par ceux qui les devaient lire, mais par le public curieux. Parmi les juges de Dupleix se trouvait peut-être ce conseiller Goëzman que l'immortelle dialectique déployée par Beaumarchais dans ses mémoires et sa malice impitoyable devaient clouer déshonoré et mort à la porte du parlement Maupeou.
«J'ai voulu établir devant vous, Monseigneur, disait Dupleix en achevant l'exposé de son procès, ce fait: que j'ai payé mon dévouement par la perte de ma fortune et qu'on cherche à m'enlever l'honneur par surcroît. Me laissera-t-on la vie? J'en doute: ce serait contre toutes les règles de l'ingratitude humaine.
«Voici déjà longtemps que cette situation est la mienne. J'ai fatigué tout le monde de mes réclamations, qui étaient justes, il est vrai, mais n'en paraissaient que plus importunes. On me connaît dans les antichambres des ministères: je ressemble à ce pauvre capitaine de vaisseau Jacques Cassard qui avait sauvé la France du fléau de famine, sous M. le cardinal de Fleury, et qui réclamait cinq millions, prix de onze navires chargés de blé amenés par lui dans le port de Marseille au plus fort de la disette. Je le vis une fois dans ma jeunesse, et jamais je ne l'oublierai. Les valets de bureau se le poussaient de l'un à l'autre en l'appelant «le bonhomme Jacques» et attachaient des lambeaux de requêtes aux basques de son vieil habit... Seulement, un jour, M. Duguay-Trouin, le glorieux vainqueur de Rio-Janeiro, lieutenant général des galères du roi, reconnut le bonhomme Jacques, comme il passait dans l'antichambre, et le pressa dans ses bras en disant: «Voilà le plus grand homme de mer qui soit au monde!»
«Et il força la porte du cardinal! Et le cardinal eut honte!
«Mais il y a longtemps que M. Duguay est mort, et dans les antichambres, moi, «le bonhomme Joseph», je n'ai jamais rencontré personne pour avoir pitié de mon supplice...
«Je me cache; c'est le mieux que puisse faire un misérable à qui on doit non pas cinq millions, mais treize, et qui n'a pas de quoi payer la politesse des gens de livrée. Je vous supplie, Monseigneur, de ne pas dire à ces marauds que je me plains d'eux, car ils sont les plus forts, et ils se vengeraient...
«Voilà des années que ma famille et moi nous avons quitté Paris. Mme la marquise Dupleix avait acheté un petit bien en Bretagne, auprès de la ville de Lorient, dont toutes les cloches sonnèrent lors de notre retour en France, et dont le peuple jonchait alors les rues de feuilles et de fleurs sous les pas des chevaux de notre carrosse. La compagnie est maîtresse à Lorient. Il lui en coûta peu pour nous faire insulter par ses chiourmes. Nous fûmes obligés de nous enfuir.
«Et nous allâmes tout d'une traite, à travers la France entière, jusqu'au pays allemand, où nous étions du moins inconnus, ce qui nous mettait à l'abri de cette bête monstrueuse qu'on nomme l'ingratitude.
«Comme nous n'avions pas fait de bien aux gens de cette contrée, qui donc aurait eu l'idée de nous y faire du mal? L'homme n'est pas méchant au fond: il ne hait, par nature, que son bienfaiteur.
«Dans ce coin de la Gueldre qui semble un rond-point, placé au centre de toutes les avenues militaires, un théâtre, pour employer la nouvelle expression consacrée, où doivent aboutir forcément, de Hollande, de France, de Prusse, d'Autriche et même d'Angleterre, à travers la mer, tous les comédiens armés qui jouent cette farce lamentable qu'on nomme la guerre, dans ce coin, dis-je, incessamment exposé, menacé, désolé, ravagé par les vainqueurs et les vaincus, broyé sous les pieds des chevaux et des hommes, et brûlé, et mangé comme si toutes les sauterelles de l'Égypte y avaient passé, la terre est à bon marché, et les maisons ne coûtent rien. Nous n'aurions pas eu de quoi acheter une chaumière aux environs de Paris; mais ici, nous eûmes presque un château, avec un parc ombreux, vaste et tranquille.
«Et savez-vous, Monsieur le duc? de même que les valets nous détestent, nous autres, les gens comme Jacques Cassard et moi, de même les soldats nous aiment. Le grand Duguay-Trouin prit dans ses bras les haillons du bonhomme Jacques; l'asile du bonhomme Joseph fut respecté par M. de Contades comme par M. de Clermont, d'un côté; de l'autre, par le prince Ferdinand de Brunswick et les lieutenants du roi Frédéric. Français, Frisons, Flamands, Prussiens, Bavarois, Saxons, s'arrêtèrent devant mon mur, disant: «Ici demeure Dupleix».
«... Au bruit du canon, je puis le dire, je travaillais là-bas à mes défenses et mémoires. Est-il un vrai malheur pour qui possède le dévouement de trois anges? J'ai ma femme, ma fille et ma nièce, les trois Jeanne, «Jeanne, Jeannette et Jeanneton,» comme disait Paris au temps de ma popularité, et depuis quelques semaines, aux soins de ma femme et de mes chers enfants venait se joindre l'amitié d'un noble jeune homme qui a l'honneur de vous appartenir par les liens de la parenté et qui, dans les loisirs que lui laissait le service du roi, ne dédaignait pas d'écrire sous la dictée du proscrit...
«Les choses étaient de la sorte, quand je reçus en ma maison de Klostercamp deux lettres qu'on me fit tenir à l'insu de ma famille. L'une venait de l'Inde; elle était de Bussy-Castelnau, mon vaillant et bien-aimé gendre, qui s'acharne là-bas à son métier de victorieux martyr. Elle m'annonçait divers avantages remportés par lui sur les troupes de Clives, et, ce qui est beaucoup plus important, elle constatait le travail profond qui s'opère en notre faveur parmi les populations hindoues, chez lesquelles le nom anglais est de plus en plus abhorré. Les Afghans tout seuls nous fourniraient une armée capable d'écraser la puissance anglaise en Orient. La lettre ajoutait qu'il fallait faire un dernier effort et m'avisait du départ de l'Atalante, goëlette française, où lui, Bussy-Castelnau, avait chargé, à destination de moi, mes suprêmes ressources: cent mille écus en argent et environ six cent mille livres, valeur en marchandises, au total près d'un million, destiné à acheter des armes pour la grande levée des Afghans.
«La seconde lettre était de M. de la C..., mon ancien chancelier en mon gouvernement de Pondichéry, homme fidèle, intelligent, que j'avais laissé à Paris, lors de mon départ, pour y garder un œil ouvert sur les affaires courantes. Elle contenait plusieurs nouvelles: d'abord le départ de M. Godeheu, mon successeur, quittant l'Inde pour revenir à Paris donner des explications à la compagnie; ensuite l'annonce d'un certain revirement dans l'opinion publique concernant les agissements de cette même compagnie à mon égard, ce qui amenait l'opportunité (au sens de M. de la C...), la complète opportunité d'un voyage de moi à Paris, tant au point de vue de mes procès qu'au point de vue des démarches personnelles à faire auprès du gouvernement du roi.
«Je suis venu et je suis descendu incognito en une pauvre hôtellerie, à cause de plusieurs prises de corps et jugements obtenus contre moi par mes anciens associés, qui ont eu la cruauté d'acquérir les titres de mes créanciers personnels et de les rendre exécutoires, retenant ainsi d'une main mon argent, qui payerait mille fois tous mes créanciers, et faisant de l'autre tout ce qu'il faut pour me bâillonner et enchaîner. Je ne puis sortir que la nuit. Une seule fois, je me suis risqué dehors à l'heure de vos audiences pour solliciter l'honneur d'être admis auprès de vous. J'ai attendu depuis neuf heures du matin jusqu'à cinq heures du soir dans l'antichambre de votre hôtel et je n'ai point eu l'honneur d'être admis.
«... Désormais, j'attends, redoublant de précautions, l'arrivée de mon navire l'Atalante, qui doit m'apporter les moyens de recouvrer ma liberté en payant quelques misérables dettes dont le total ne s'élève pas à vingt mille livres, et les fonds nécessaires pour réaliser le désir de M. de Bussy. Je sors chaque soir. Grâce à l'aide de M. de la C... tous nos achats sont prêts, fusils, canons et munitions, payables, partie comptant, partie à terme, de sorte que mon gendre aura des armes pour plus de trois millions.
«D'un autre côté, mon procès prend une favorable tournure; j'ai pu faire entendre la voix de la vérité à quelques-uns de mes juges, et la Providence m'a envoyé un auxiliaire qui, s'il ne peut pas ouvrir pour moi la porte de votre cabinet, Monseigneur, pourra du moins porter jusqu'à votre oreille même la voix de mon innocence et mes équitables réclamations...»
Cette dernière ligne était d'aujourd'hui même. Dupleix venait d'y ajouter de sa main les quelques paroles tristement prophétiques qui faisaient allusion à la possibilité d'une mort violente.
Je n'ai pas dit volontaire, car Dupleix avait protesté d'avance contre l'accusation de suicide, en donnant à entendre que la folie rôdait autour de son désespoir.
L'encre de sa phrase n'était pas encore séchée quand la belle inconnue qui avait excité naguère à un si haut degré la curiosité de M. Marais et de Madeleine, entra dans la chambre du bonhomme Joseph, occupé à plier son mémoire et disant au chevalier déjà levé pour prendre congé:
—Ce soir même, entends-tu, Nicolas, mon ami, ce soir, j'irai trouver M. de la C..., qui attendait pour aujourd'hui un message de Bretagne. Quelque chose me dit que la chance tourne en notre faveur. Tu n'es pas philosophe, toi, tu crois tout uniment au bon Dieu et tu as peut-être raison. Moi, du temps que j'étais heureux, M. de Voltaire m'a fait rire parfois de bon cœur avec les coups de patte qu'il donne à l'Infâme. Pourquoi les gens de Dieu ont-ils moins d'esprit que ceux du diable?
—Ma foi, répondit Nicolas, je n'en sais rien. Je n'ai pas le temps de lire beaucoup, pas plus les livres de Dieu que ceux du diable. Je prie notre Père qui est dans les cieux, aussi naturellement que je respire ou que j'aime. Je lui demande mon pain quotidien pour qu'il me le donne, et Mme ma chère mère m'a souvent dit que ce n'était pas seulement le pain fait de froment, tel qu'il vient de chez le boulanger, ou de son, comme MM. les fournisseurs le pétrissent pour l'armée, mais le bon pain du contentement de mon âme, mon espoir, ma patience, qui veut toujours me glisser entre les doigts, le brin d'humilité dont j'ai besoin pour n'être pas mangé tout vif par mon orgueil, et par-dessus tout mon courage, mon pauvre courage de soldat, que je sens toujours défaillir en moi quand le canon gronde au loin, mais qui se relève tout seul à mesure que le canon approche. Vous entendez, marquis, tout seul, c'est-à-dire sans que je m'en mêle; mais un autre y prend garde pour moi, et c'est là le meilleur pain quotidien que Dieu m'ait donné. On faisait courir au régiment la copie écrite à la main d'une plaisanterie rimée de ce même M. de Voltaire qui a nom La Pucelle. J'ai lu cela comme bien d'autres. Il y en avait qui riaient, d'autres qui disaient que c'était la plus lâche des infamies; moi, j'ai dormi dessus sans pouvoir l'achever. Cela me grinçait à l'oreille comme un violon d'aveugle. S'il a plus d'esprit que le bon Dieu, celui-là, grand bien lui fasse; moi j'aime mieux, pour ma part, et nos soldats aussi, l'esprit qui anime Jeanne d'Arc que l'esprit qui l'outrage. Bon pour les Prussiens, cet esprit-là! Il est de son comme le pain de nos traitants!
—Sais-tu à quoi je pense, chevalier? demanda brusquement Dupleix.
—Je sais, M. le marquis, répondit bonnement Nicolas, que vous n'écoutez guère mon sermon.
—C'est vrai. Que me fait Jeanne d'Arc? Voilà longtemps que ma petite Jeanneton, si pieuse, m'aurait converti si mon heure était venue. Que me fait Voltaire? C'est l'homme le plus heureux du siècle; il conspue la France, et la France recueille son crachat pour en faire des reliques. Voilà où il montre son esprit! Il a deviné, ce diable d'homme, que pour être adoré de la France, il fallait la bafouer. Ministres, poètes, pensionnés de la Prusse, ils battent tous monnaie avec cette bonne idée-là... Chevalier, je pense à moi.
—Bien vous faites, M. le marquis.
—Je pense qu'à l'heure où nous sommes, la nouvelle de l'arrivée de l'Atalante en rade de Lorient doit m'attendre chez M. de la C...
—De tout mon cœur, je le souhaite.
—Je te crois: tu m'aimes un petit peu pour moi, beaucoup pour Jeanneton... Ah! si elle était ici, entre nous deux, tu ne me refuserais pas le service que je vais te demander.
—Jamais je ne vous refuserai aucun service, M. le marquis.
—Est-ce bien vrai, cela, chevalier? Tu m'as témoigné tant de répugnances quand je t'ai sondé plus d'une fois à cet égard...
Nicolas rougit, mais il sourit.
—Je vous l'ai dit, murmura-t-il, quand le canon est loin, je tremble!
—Mais tu redeviens brave quand il approche... Tu m'as deviné, chevalier, je pensais à l'hôtel de Choiseul, qui te fait, je ne l'ignore pas, bien autrement peur que le canon. Je me disais, pendant que tu bavardais sur le bon Dieu et sur Jeanne d'Arc, dont je ne me moque pas, moi, puisque j'ai combattu comme elle et que Lui m'a prouvé au moins deux fois son existence en m'élevant très haut, et en me précipitant très bas, je pensais qu'il y a des jours marqués où tout arrive à la fois, et qu'il faut profiter de ces jours. Bien souvent, ils n'ont pas de lendemain. Je pensais que, ce soir, au moment même où je vais m'assurer chez mon ami de la C... que notre argent et nos marchandises sont à bon port, tu pourrais, toi, chevalier, mon ami bien plus cher, entrer à l'hôtel de Choiseul seul tout encombré de tes cousins grands et petits...
—Et présenter votre mémoire? interrompit Nicolas, qui secoua la tête tristement.
—Oui, dit Dupleix en le couvrant de ce regard fixe comme en ont les fous et ceux qui sont tourmentés par un passionné désir: présenter mon mémoire, mais non point par intermédiaire, non point en le remettant à quelque petit marquis de Choiseul-ceci ou à quelque petit comte de Choiseul-cela, à quelque Grammont, à quelque Croizat, à quelque Stainville. Je ne veux ni d'un Choiseul-Romanet, ni d'un Choiseul-Beaupré, ni d'un Choiseul de la Beaume, entends-moi bien, ni des Choiseul-Praslin non plus, ni des Choiseul-Lorges, ni des Choiseul-Clésia. Ils sont cinq cents, ils viennent d'Autriche, d'Espagne, d'Italie, ils viennent de partout. Ils sont archevêques, cardinaux, lieutenants généraux, gouverneurs, surintendants, abbés mitrés, brigadiers, maréchaux de camp, colonels, ambassadeurs, ils sont tout, même abbesses et chanoinesses, il y en a qui sont duchesses et qui pendent au même clou que la Pompadour! C'est une bande, c'est une armée, c'est un vol d'oiseaux Choiseul au bec crochu, tous vautours, tous philosophes, même les archevêques, tous austères, tous vertueux, gens d'esprit, gens de savoir, gens de faim, gens de soif, cœurs bien placés, grands estomacs, aimant la patrie jusqu'à la manger! Je ne veux ni les cousins, ni les oncles, ni les cousins des oncles, ni les neveux des cousins, ni les pages de ces dames, ni les perruquiers de ces messieurs: je veux le seul Choiseul, le grand Choiseul, l'énorme, le puissant, l'insatiable, qui est au-dessus des autres Choiseul comme le soleil surpasse les astres, qui domine tous les Grammont, tous les Croizat, tous les Lorges, tous les du Plessis, et les Praslin, et les Gouffier, et les Stainville et leurs alliances, et leurs croisements, et leurs produits, sang, demi-sang, métis, mulâtres, quarterons, depuis le Choiseul pur, sans mélange d'aucune sorte, jusqu'à ces Choiseul qui ne contiennent qu'une goutte de Choiseul, lavée et perdue dans les 37 palettes de leur sang, mais qui n'en sont pas moins, à cause de cette seule larme, supérieurs en appétit au restant de l'humanité. Je veux Choiseul-Lama, Choiseul-Mogol, Étienne-François de Choiseul, mon maître, mon bourreau, aplati comme un tapis sous le pied de la favorite, mais haut, plus haut qu'une montagne et pesant de ses deux talons sur le cœur de la France! C'est celui-là que je veux, entends-moi bien, celui-là et non pas un autre; c'est à celui-là que tu remettras mon mémoire, dans sa propre et illustre main, si les florins de Marie-Thérèse d'Autriche y laissent une petite place... Le feras-tu? Je te le demande en mon nom et aussi, et surtout au nom de Jeanne de Vandes, que tu aimes et qui m'aime!
Il s'arrêta, tremblant de colère et de désir. Le chevalier répondit doucement:
—Monsieur le marquis, vous avez beaucoup de haine. Je ne connais pas encore à fond les hommes, mais je sais que la haine a ce mystérieux pouvoir d'aller, de frapper, de rebondir et de revenir à celui qui en a décoché le trait.
—Ainsi en est-il, répliqua le vieillard amèrement, et ma haine n'est que le ricochet de la haine de ce méchant homme qui, au moment même où il poignarde la France dans l'Inde, répond au généreux Montcalm mendiant un sac d'écus et un régiment pour la France canadienne expirante, ces paroles ironiques que l'histoire lui clouera au dos comme un écriteau de parricide: «Je suis bien fâché de vous mander que vous ne recevrez point de troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient votre disette de vivres, leur envoi engagerait le cabinet de Londres à renforcer son armée»; ce qui revient à dire: «Ma sollicitude pour vous est si tendre que je me garderai bien de vous secourir!» M. de la Palisse, qui était un brave soldat et que l'erreur populaire a sacré roi des grotesques, n'a jamais proféré semblable pantalonnade... Oui, c'est vrai, chevalier, je hais M. le duc de Choiseul. On a écartelé Damiens, qui n'avait frappé que le roi; je voudrais tenailler le cœur de celui qui égorge la patrie!
Il prit en main le cahier mis en ordre et ajouta:
—Je vous prie, monsieur le chevalier, de me faire une réponse catégorique: voulez-vous, oui ou non, être mon messager auprès du ministre?
Avant que Nicolas eût le temps de répliquer, la porte s'ouvrit brusquement, et la jeune fille voilée à qui Madeleine Homayras avait servi de guide entra.
À la vue du chevalier, elle eut un de ces gestes involontaires qu'on traduit presque toujours par le mot surprise, mais qui expriment surtout la soudaine émotion.
Malgré son voile, le vieillard et le jeune homme la reconnurent tous les deux du premier coup d'œil, car un double cri s'échappa de leurs lèvres.
—Mademoiselle de Vandes! dit le chevalier.
—Jeanneton! s'écria Dupleix.
La jeune fille ferma la porte derrière elle et s'élança, les bras ouverts, sur le sein de son oncle, qui dit, en la pressant contre son cœur:
—Nous sommes sauvés, puisque te voilà, fillette! Tu vas mettre à la raison ton chevalier, qui est en train de me faire perdre la tête.
VII
POT AU LAIT
Il y avait un respectueux amour dans les caresses que la nouvelle venue prodiguait à Joseph Dupleix. Elle n'avait accordé au chevalier qu'un regard; toute son attention appartenait au vieillard, qui, perdant bien vite sa passagère gaieté et, pris tout à coup d'inquiétudes, ajouta d'une voix changée:
—Pourquoi es-tu ici? Y a-t-il un malheur? Jusqu'à présent, au milieu de toutes mes misères, ma famille a été épargnée. Parle vite: Jeanne est malade?... ou Jeannette? Laquelle des deux est morte?
Il tremblait de tout son pauvre vieux corps. La jeune fille releva son voile, montrant cette pure et splendide beauté que nous avons décrite.
—Rassurez-vous, mon bien aimé oncle, dit-elle, mon père, plutôt. Ma tante et ma cousine sont en bonne santé, grâce à Dieu.
Dupleix respira, mais fut obligé de s'asseoir.
—Nous sommes payés pour croire vite à l'infortune qui vient, murmura-t-il; chaque fois qu'il arrive du nouveau, je me courbe pour recevoir le coup de massue... Mais dis-lui donc au moins bonjour, fillette!
Elle tendit aussitôt sa main, que le chevalier baisa respectueusement.
—C'est cela! s'écria le vieillard en riant avec effort, car le mystère de la venue de sa nièce pesait toujours sur lui comme une menace, offrez-lui vos doigts d'albâtre, damoiselle, car il s'agit de séduire ce preux qui se fait tirer l'oreille pour affronter les horrifiques périls entassés dans le palais de certain enchanteur, maître absolu de notre vie et de notre mort... Mais voyons, chérie, quelles nouvelles apportes-tu? Et d'abord comment as-tu trouvé ma retraite?
—Voici le coupable, répondit Jeanne de Vandes en retirant sa main au chevalier pour qu'elle ne fût pas dévorée tout à fait. Le chevalier a écrit là-bas... non pas à moi, certes, je suppose bien qu'il n'oserait; mais à Mme la marquise, ma tante, et nous avons su que vous logiez aux Trois-Marchands, rue Tiquetonne, chez une veuve qui tient à la police de fort près...
—À la police! s'écria Dupleix, qui sauta sur son siège: Et c'est le chevalier qui vous a dit cela! Et il ne m'a même pas prévenu!
—La lettre du chevalier nous disait, répliqua Mlle de Vandes, que, sous ce rapport-là, toutes les hôtelleries de Paris se ressemblent. Rien ne servait de vous inquiéter inutilement. Il veillait sur vous.
—Ah! ah! fit le vieillard, souriant non sans amertume, alors vous vous entendiez tous les quatre, mon Nicolas et mes trois Jeanne? Quand je crois me soustraire à la chère tyrannie des unes, je tombe sous la tutelle de l'autre. Je suis surveillé, gardé, presque emmailloté, et dès que je veux faire un mouvement, je sens que j'ai une lisière... Et la police fait concurrence à ceux qui m'aiment pour me guetter. By Jove! je ne serais pas mieux cadenassé si j'étais prisonnier des Anglais!... Qui vous a conduite à Paris, ma fille? Le voyage est long de Wesel jusqu'ici.
—Je suis venue avec Dorothy, mon père.
—Avec une servante! avec une Indienne! En vérité, Mme la marquise et Mme de Bussy vous ont laissée partir sous l'escorte de cette pauvre Dorothy!...
—Elles m'ont envoyée, cher oncle, interrompit Mlle de Vandes, parce qu'elles n'osaient venir elles-mêmes... Quoi que vous disiez, vous savez bien que vous êtes noire maître à tous, et même un maître ombrageux parfois qui fait trembler ses esclaves... il n'y a que moi pour n'avoir jamais peur de vous.
Sa voix grave et douce entrait dans le cœur comme une caresse. Dupleix la serra contre sa poitrine. Il avait les yeux pleins de larmes.
—Chérie! chérie! balbutia-t-il, ô mes pauvres enfants!... Voilà que tu me fais montrer ma faiblesse devant Nicolas!... Mais il m'a vu pleurer bien d'autres fois. C'est peut-être l'âge. Pour un rien, l'eau monte de mon cœur à mes yeux. Je vous aime toutes, ma fillette; vous êtes, à vous trois, l'adoré trésor qui me reste dans ma misère; mais c'est vrai, toi ma mignonne, ma fleur, toi, Jeanneton, qui dormais si malade sur mes genoux pendant la traversée, toi qui n'a plus ni ton père ni ta mère, je t'aime encore, si c'est possible, un peu mieux que les autres. Je ne sais pas si c'est une idée folle que j'avais, mais il me semblait, quand nous étions tous réunis, que les mauvaises nouvelles (et il en venait, mon Dieu!) ne me venaient jamais par toi. Je tremblais dès que je voyais une lettre dans la main de ma pauvre chère femme ou de Mme de Bussy. D'avance, je savais qu'il y avait là pour moi une mine de colères impuissantes, d'angoisses et de désespoirs... mais quand tu me montrais de loin, dans les allées du parc, un pli que joyeusement tu agitais, bien vrai, ce n'est pas une superstition, ma perle, j'étais sûr qu'un rayon allait luire dans ma nuit et qu'un souffle d'espérance, si faible qu'il fût, allait passer sur mon découragement. C'est toi qui me donnas le dernier message de Bussy qui m'annonçait le départ de l'Atalante, portant notre avenir, notre bonheur, notre vie. C'est encore toi qui me tendis le pli de notre ami de la C..., contenant la première nouvelle de la disgrâce de Godeheu... M'apportes-tu quelque chose, fillette chérie?
Ainsi parlent les enfants. Et c'était pitié d'entendre le désir irraisonné de l'enfance et ses puériles terreurs trembler sous les paroles de ce malheureux homme qui avait été si fort, si ferme, et qui avait jadis commandé de si haut.
—J'ai des lettres, répondit Mlle de Vandes après un court silence, car le serrement de son cœur arrêtait sa voix dans sa gorge.
—Sont-elles bonnes? Dis... dis vite! j'aime mieux ne recevoir qu'un coup.
—Celles dont je connais le contenu, répliqua encore la jeune fille, ne sont ni bonnes ni mauvaises.
—Il y en a donc que ma femme n'a pas ouvertes?
—Il y en a deux, oui.
—Pourquoi?
—Parce qu'elles portent toutes les deux sur l'enveloppe la même mention: confidentiel.
—Je n'ai rien de caché pour Jeanne, balbutia Dupleix, et Jeanne le sait bien...
Il avait baissé les yeux, et ses mains s'agitaient, mais il ne les ouvrait point, quoique Mlle de Vandes lui tendît un paquet de lettres parmi lesquelles il y en avait deux dont le cachet restait intact.
Peut-être ne voyait-il point; peut-être aussi qu'au moment de savoir, il reculait volontairement tout au fond de ses épouvantes.
—Mon père, dit la jeune fille, voici toute votre correspondance, reçue au Cloître, depuis que vous êtes parti.
Dupleix releva sur elle son regard avec lenteur.
—Bien vrai? murmura-t-il, tu ne connais pas le contenu de ces lettres?
Et avant qu'elle eût répondu, il saisit le paquet d'un geste plein de fièvre.
—Alors, dit-il, appelant de force un sourire à ses lèvres, ayons courage. Ce serait la première fois que tu m'apporterais le malheur!
Sans trier, et comme si cela se fût fait de soi, il laissa choir à ses pieds tous les plis décachetés, ne gardant en main que les deux lettres dont la clôture était intacte. Il y en avait une qui venait de Paris, l'autre portait la marque de Londres. Dupleix les considéra longuement, l'une après l'autre.
—Ces écritures-là, pensa-t-il tout haut, me sont inconnues... toutes les deux!
Il s'assit parce que ses jambes défaillaient sous lui et de grosses gouttes de sueur vinrent à ses tempes.
—Nicolas, dit-il, essoufflé comme s'il eût couru à perdre haleine, aide-moi. Vois quel débris je suis, je ne peux pas. Mon sort est là dedans, j'en suis sûr. J'ai tout au fond de moi une voix qui me le crie: C'est ma vie ou ma mort... Et avec quelle étrange folie l'espoir s'obstine dans le cœur des hommes! Romps un cachet, mon fils, celui de Londres... Non, non, celui de Paris!... Je fais un vœu... un vœu solennel; vous êtes témoins: je ne sais pas la partie que je joue, j'ignore l'enjeu que je puis perdre ou gagner, mais je sais que c'est mon va-tout, ma dernière mise. Si je gagne, j'irai m'agenouiller devant un prêtre, je confesserai mes péchés, et je vous donnerai ce qui reste de moi, Seigneur Dieu... Si je perds...
Il n'acheva pas, parce que Mlle de Vandes, qui s'était approchée de lui doucement, mit son beau front comme un bâillon entre ses lèvres.
—Père, dit-elle, n'ajoutez rien, offrez à Celui qui vous écoute le trésor de vos souffrances. Bénissez la divine main à l'heure même où elle vous frappe...
—Tu sais donc qu'elle me frappe encore! s'écria le vieillard en se redressant soudain: cette impitoyable main! tu as menti! tu avais lu ces lettres!
—Non, je vous affirme que non, mon bien-aimé père, mais je sais qu'au-delà des jours limités qui vous restent pour souffrir en cette vie, il est une récompense qui n'a point de bornes, et que cette récompense, supérieure à toutes choses, vous pouvez la mériter par une seule minute de fervent sacrifice...
—Bon, bon! interrompit Dupleix, tout à coup refroidi. Nicolas me prêche aussi quelquefois, c'est toi qui l'auras éduqué, car il prêche moins bien que toi. Il y a temps pour tout. Tu es le plus joli capucin qui se puisse voir; mais nous sommes ici à la loterie; tourne la roue, chevalier, et tire mon numéro!
Le cachet de la lettre qui était allée de Paris à Klostercamp sauta. Au moment où le vieillard la saisissait avec avidité, il en tomba un petit papier que Mlle de Vandes ramassa.
—Ma grande carte! s'écria Dupleix, dont l'œil étincelant avait parcouru d'un trait la dépêche. Étalez ma grande carte! Bussy! brave Bussy! grand Bussy! vainqueur des vainqueurs! Trois victoires! Trois miracles! Haïdérabad! Tolocol! Mundapour!
Il s'élança vers la table où le chevalier venait de dérouler une carte de l'Inde et son doigt frissonnant pointa les trois villes reconquises par son gendre, ce brillant, cet incomparable soldat qui, malgré la Compagnie et malgré les agents payés par la France, passant par-dessus l'incapacité des uns, par dessus la trahison des autres, tracassé qu'il était par l'autorité commerciale, harcelé par l'autorité civile, contrecarré, il faut bien le dire, par l'autorité militaire elle-même, sans troupes régulières, sans argent, sans provisions, manquant de tout, y compris les munitions et les armes, tenait encore en échec dans le Dekkan par le prodige de son entêtement héroïque, la colossale puissance de l'Angleterre.
Là aussi, comme dans le Canada, il eût suffi de quelques régiments et de quelques écus pour établir l'empire de la France à tout jamais. Ces peuples étaient si bien à nous que les Cipayes de Bussy, au lieu de se révolter dans les heures de famine, s'écriaient: «Donnez le riz au Français, nous nous contenterons de l'eau où il a cuit!»
Mais M. de Choiseul, excellent ministre, loué par l'Encyclopédie, n'avait jamais assez de régiments pour toutes les batailles qu'il perdait à la frontière. Il avait besoin de tous nos écus pour solder les appointements de sa famille, faire des petits cadeaux aux philosophes, préparer la révolution, entretenir le bain d'or où pataugeait cette vieille Pompadour, sa protectrice, et payer les frais de la guerre contre les Jésuites.
Ah! ce n'était pas un homme de loisir: il avait de l'ouvrage!
Détournons les yeux, et regardons ailleurs, là où battait un cœur vraiment français. Aussi bien, nous éprouvons comme un religieux bonheur à répéter le nom d'un héros trop ignoré pendant sa vie et tout à fait oublié après sa mort.
C'était quelque chose de splendide que ce suprême effort de Bussy-Castelnau, saisissant corps à corps le géant britannique, et le secouant, et le terrassant dans la convulsion de son agonie. Il avait soulevé les Gurjanas et les Mahrattes; il avait fait son trou comme un boulet de canon en traversant tout le Dekkan central et menaçait le cœur du Karnatic anglais, où la France avait conservé d'ardentes sympathies. D'un seul coup d'œil large et rapide, Dupleix venait d'établir sur la carte la juste position de la partie.
—Tout seul! s'écria-t-il. Grand ami! Vaillant ami! Bussy a fait cela tout seul! sans M. de Lally, malheureux homme! ou plutôt malgré M. de Lally. Il marche, il avance, il perce! Les populations le suivent! Et il y a soixante millions d'âmes, rien que dans le Dekkan! Comprenez-vous, maintenant, toi, Jeanneton, ma fille qui entends parler de guerre depuis ton berceau, comprenez-vous l'importance de la visite que je vais rendre à notre fidèle de la C...? L'Atalante! il nous faut l'Atalante! Et je gagerais qu'elle est arrivée! Avec ce que porte l'Atalante, Bussy armera trente mille, cinquante mille Mahrattes! Et vous ne savez pas comment s'allument les colères chez ces peuples de feu! C'est une traînée de poudre! Dans six mois, trois cent mille combattants peuvent rouler comme un torrent jusqu'au littoral et couvrir, et submerger les établissements anglais. Ne pensez pas que ce soit un rêve! nous l'avons fait déjà, nous pouvons recommencer et, cette fois, je jure bien que nous n'attendrons ni la permission des ministres ni celle de la favorite pour faire au roi ce prodigieux cadeau de tout un monde! La France sera plantée là résolument, solidement, et malheur à qui tenterait d'ébranler son drapeau! Mes enfants, je vais de ce pas chez M. de la C..., et demain, je commence mes achats, ou plutôt je les conclus, car tout est préparé... Pensez-vous que j'aie perdu mes soirées depuis un mois? Dans quinze jours, l'Atalante peut reprendre la mer, escortant nos navires, chargés de la foudre!
Il saisit son chapeau et le brandit en criant:
—France! France! Regarde vers l'Occident, brave Bussy! La fortune t'arrive de France!
—Mon oncle, dit Mlle de Vandes, voici un petit papier qui s'est échappé de la lettre.
—Ne m'arrête pas, chérie, répliqua Dupleix, qui, pourtant, prit le papier et l'approcha de la lumière.
Il était radieux et ajouta, avant de lire, sur un ton de véritable gaieté:
—Je parie que la pensée du pot au lait de Perrette vous est venue à tous les deux. Je ne m'en fâche pas, mes enfants. C'est un gros pot au lait que l'Atalante, mais qui peut se fêler, c'est vrai, car il y a bien des récifs depuis les côtes du Bengale jusqu'à la rade de Lorient.
Ses yeux se portèrent sur le petit papier, et il se mit à rire en haussant les épaules.
—Que me fait cela? s'écria-t-il. Figurez-vous que ces nouvelles de Bussy me sont venues par la Compagnie même où j'ai conservé quelques intelligences? Et certes, la source n'est pas suspecte, car ils n'ont point coutume de chanter les louanges de ce pauvre Bussy dans les bureaux de la Compagnie... Voilà donc ce que c'est: l'employé qui me sert en cachette a pris la peine de glisser ce chiffon sous l'enveloppe pour me prévenir que les directeurs ont découvert mon adresse à Paris et qu'on va lancer contre moi la meute des recors... Il m'engage à changer d'hôtellerie: à quoi bon? J'aurai de quoi payer avec l'Atalante... Veux-tu m'accompagner, Jeanneton? Tu ne peux rester en tête-à-tête avec le chevalier, viens...
—Et la seconde lettre? interrompit celui-ci.
—La lettre d'Angleterre? s'écria Dupleix. Voilà qui m'est bien égal!... Donne tout de même.
Il la prit et en rompit le cachet d'une main ferme.
Mais dès que son regard fut tombé sur l'écriture, un flux de sang noir lui monta au front; puis, tout de suite après, il devint livide.
Mlle de Vandes, effrayée, voulut s'approcher de lui, il la repoussa brutalement. Il riait. Son rire faisait pitié. Il dit d'une voix sèche et sifflante:
—Le pot au lait!
Puis en anglais:
—Captured Atalanta!
Puis il ouvrit le tiroir de sa table en ajoutant, avec une gaieté fanfaronne, mais navrante:
—Cassé, le pot au lait!
Et quelque chose brilla dans sa main. Ce fut rapide comme l'éclair. Il tomba sans pousser un cri, avec un coup de poignard au côté gauche de la poitrine.
VIII
COUP DE SANG
Captured Atalanta!
Ces deux mots anglais appartenaient au texte même de la lettre signée par l'agent de Joseph Dupleix, et qui ne contenait que trois lignes, disant: «L'Atalante a été capturée le 30 novembre, du fait de Commodore Smith, par le travers du cap Saint-Vincent. Arrivée en rade de Plymouth, 4 décembre. Capitaine blessé, un homme tué.»
«Cassé, le pot au lait!» Avant de s'ouvrir la poitrine d'un furieux coup de couteau, le conquérant de l'Inde ne prononça que cette seule parole, d'une voix si changée que le chevalier et Jeanne ne la reconnaissaient pas.
Il ne poussa point de cri en tombant, nous l'avons dit. Rien ne s'échappa de sa poitrine avec son sang, sinon un ricanement sourd. Le poignard très petit était une arme excellente de fabrication anglaise, qui avait pénétré jusqu'au manche.
Mlle de Vandes, une fois déjà repoussée, s'était précipitée de nouveau sur son oncle, un peu avant le coup donné. Il y avait eu une très courte lutte, si courte que le chevalier n'avait pu s'y mêler.
À vrai dire, il ne savait pas ce qui se passait, et il ne devina qu'au moment où Mlle de Vandes, ayant arraché le couteau sanglant, le laissa aller sur le carreau avec horreur; il la vit regarder, d'un air consterné, sa main souillée de rouge, chanceler sur place et tomber à son tour auprès de son oncle.
Alors seulement, l'angoisse le saisit à la gorge, car la prononciation anglaise défigure pour nous si absolument le mot captured qu'il l'avait entendu sans lui appliquer aucun sens, et certes, cette autre exclamation presque gaie: «Cassé, le pot au lait!» ne pouvait pronostiquer pareille catastrophe.
Le chevalier avait pour son vieil ami une profonde admiration et un attachement sans bornes, et ces deux sentiments se fortifiaient en lui de tout le grand amour qu'il portait à Mlle de Vandes. Il fut comme foudroyé et se jeta à corps perdu entre eux, essayant de soutenir d'une main la jeune fille dans sa chute et, de l'autre, cherchant le cœur du vieillard.
Ce fut juste à cette minute que l'œil de police s'ouvrit, comme nous l'avons vu, pour donner passage aux regards curieux de l'inspecteur Marais et de sa commère, Madeleine Homayras. Leur première pensée alla vers un meurtre, à cause du sang qui était à la main de la belle inconnue; mais l'attitude du chevalier démentait par trop énergiquement cette supposition, et la carte de l'Inde, sautant aux yeux de M. Marais, lui révéla tout de suite la vérité.
—Pourquoi diable ne m'avez-vous pas dit que c'était le vieux nabab? grommela-t-il avec mauvaise humeur. Si on n'est plus servi comme il faut, même par ses bonnes amies, le métier deviendra impossible!
C'était la Compagnie qui, copiant les gazettes de Londres, donnait à Dupleix ce titre ironique de nabab.
Madeleine, qui était femme et assez bonne âme au fond, répondit:
—Monsieur Marais, ne pensez-vous point qu'il faudrait aller quérir un médecin... ou tout au moins M. le commissaire? Car voilà le pauvre homme défunt, et je suppose qu'il faudra arrêter la demoiselle.
—Du tout, point, Madeleine, répliqua l'inspecteur. Vous ne connaissez pas les braves gens en peine d'affaires avec les bureaux, ma mie; ils deviennent enragés et se poignardent à tout bout de champ. J'en ai connu un qui suivait un règlement de comptes avec les commis du contrôle général. Dans la même semaine, il se pendit, se noya, et se jeta par la fenêtre de son logis, situé au quatrième étage...
—Oh! Monsieur Marais! s'écria la veuve avec reproche, avez-vous bien le cœur de plaisanter ainsi quand il s'agit de vie et de mort?
—Je ne plaisante nullement, ma commère. Si on mourait du mal des commis, Paris ne serait bientôt qu'un cimetière. Vous allez voir ce vieux fou de Dupleix se relever comme un chat...
—Mais voilà son sang qui fait une mare!
—Tenez! interrompit Marais, il a ouvert un œil! Avec son petit couteau, il s'est sauvé lui-même d'une attaque d'apoplexie, voilà tout!
Le fait est que le bonhomme Joseph se releva en ce moment sur le coude.
—Le pot au lait... balbutia-t-il d'une voix épaisse.
—Écoutez! fit Madeleine. Que dit-il?
—Parbleu! grommela Marais, c'est tout simple, il bat la campagne... et voyez sa face pourpre! il n'était que temps pour lui de prendre le baume d'acier, comme disent les chirurgiens, et il l'a échappé belle!... Quant à mon homme qui se noya, qui se broya et qui se pendit dans la même huitaine, il se porte comme le Pont Neuf, et un chacun doit s'habituer à tout cela, quand il a besoin, pour son malheur, de Messieurs les gratte-papier du roi.
Quoi que le lecteur en puisse penser, l'inspecteur Marais, dont nous sommes loin d'approuver le sang-froid stoïque en face d'un si triste tableau, ne se trompait point de beaucoup, et la petite notice de M. de la Conterie dit en propres termes que son parent et ami, Joseph Dupleix, fut sauvé d'un coup de sang par une veine qu'il s'ouvrit accidentellement en apprenant la perte du navire chargé des débris de sa fortune.
Il n'entre pas dans notre manière de voir de recommander cette médication à personne.
Toujours est-il que Dupleix se trouva debout, entre les bras du chevalier, puis assis dans son fauteuil, bien avant que la pauvre Jeanneton eût repris ses sens, et qu'il chercha, et qu'il trouva lui-même parmi les menus objets qui encombraient son tiroir, un flacon de sels volatils pour le faire respirer à sa nièce.
Pendant cela, Marais et sa commère continuaient de causer assez paisiblement dans la chambre noire. Madeleine avait expié le péché de sa discrétion passée en racontant tout ce qu'elle savait de son locataire, et l'inspecteur s'était montré frappé surtout de ce fait que le chevalier Nicolas était parent ou allié du ministre. Il le considérait désormais avec une attention respectueuse à travers l'écumoire.
—Ils sont partis si nombreux dans cette famille-là, dit-il enfin, que personne ne peut se flatter de les connaître tous, et pourtant j'ai pris soin de mettre dans ma tête les signalements des principaux, au nombre d'un demi-cent, à peu près. Celui-ci, je ne l'avais pas encore vu, mais je déclare qu'il est joliment planté, de bonne mine et tout à fait tourné en homme de bien, comme tous ceux qui ont l'honneur d'appartenir à M. le duc. Désormais, je le reconnaîtrai, et je vais aller l'attendre à la porte de la rue pour le saluer, selon mon devoir... Mais ce doit être un petit, tout petit cousin, qui ne pend à M. le Duc que par un fil, ou du côté de Mme la duchesse.
—Chut! fit Madeleine, voici M. le gouverneur qui parle!
—Gouverneur de sa soupe, marmotta Marais, quand il l'a lampée!
Joseph Dupleix ouvrait la bouche en effet pour dire:
—Cassé... en miettes!
—Quoi donc qui est cassé? demanda Madeleine.
—Le pot au lait, donc! riposta l'inspecteur. Voilà son courrier à terre. Il aura reçu une méchante lettre sur la nuque!
—Vrai, fit Madeleine révoltée, je vous croyais meilleur cœur que cela... Vous êtes donc aussi l'ennemi de ce pauvre homme!
—Moi! s'écria Marais, l'ennemi du bonhomme Joseph! ah! par exemple! mais je l'adore! Rien ne me va comme ces revenants de chez les sauvages qui ont eu des bayadères, des éléphants et des pagodes! Seulement, vous savez, quand ils ont rendu trop de services, ils taquinent les bureaux du matin au soir. Ce sont mémoires, placets, requêtes, rôles, dires d'experts, réclamations, balances, comptes d'apothicaires...
—Dame! voulut objecter Madeleine, si on leur doit, il faut les payer.
—Ils vont, continua Marais, qui s'animait, ils viennent, ils crient, ils gênent, ils encombrent. On ne voit qu'eux: «J'ai fait ci, j'ai fait ça et encore l'autre! C'est moi qui vous ai donné le Canada, un beau pays plein de castors.—Mais nous n'en voulons pas de votre Canada!...—C'est égal, payez!»
—J'ai ouï dire, murmura Madeleine, qu'il y aurait là-bas de quoi donner à manger à tous ceux qui meurent de faim à Paris et dans la province.
—Ta! ta! ta! cancans de Jésuites! Vous ne les connaissez pas comme moi, ma bonne, ces braves qui sont les bienfaiteurs du roi! De l'argent, des soldats, des navires! Ils ont faim, ils ont soif! Ils portent dans leurs poches percées des villes et des empires «Toc! toc!—qui est là?—Un conquérant. Donnez un million pour Masulipatam, que les Anglais ont repris; donnez quinze cent mille livres pour Aurengabad, qui est aux Hindous, deux millions pour Bedjapour, Sakkar ou Ellightpour: des noms à jeter à la porte! donnez, donnez, donnez!» Et si le malheureux ministre ne dénoue pas assez vite les cordons de sa bourse, ils poussent des cris de chouette qui s'entendent jusqu'à Pontoise. Ils s'asseyent sur la borne, devant l'entrée du Ministère, ils ameutent les passants qui ne connaissent ni Bedjapour ni le Travancore, mais qui font chorus avec eux et qui hurlent: «Est-il possible que nous abandonnions le Travancore et Bedjapour!» Et la France entière se met à regretter Bedjapour, que nous n'avons jamais eu, et le Travancore, qui n'existe même pas, selon le dire de M. Chenu, huissier juré de la sortie privée, au petit Cabinet de Monseigneur... Ah! comme je comprends l'ennui de ces pauvres hidalgos qui tenaient les écritures d'État à la Cour d'Espagne, quand Christophe Colomb vint leur jeter dans les jambes la découverte de l'Amérique!
—Voici la demoiselle qui se ranime, dit Madeleine. Vertucotillon! le beau brin de jeunesse!
M. Marais n'avait pas besoin qu'on réveillât son attention. C'était un connaisseur. Il avait mis sa main en visière au-devant de ses yeux, et détaillait trait à trait l'admirable beauté de Mlle de Vandes, qui reprenait ses sens, soutenue par le chevalier.
—Ô père! père! dit-elle, et ce fut sa première parole, empreinte d'un douloureux reproche: si j'avais été condamnée à rapporter de Paris la nouvelle d'un pareil malheur! Elles m'attendent toutes les deux, là-bas, au Cloître, votre femme et votre fille! Elles comptent les heures de mon absence...
Elle s'interrompit pour demander avec anxiété:
—La blessure est-elle dangereuse?
—Je ne le crois pas, répondit le chevalier, mais il faudra vos soins, Jeanne, vous qui êtes habituée à secourir nos soldats blessés.
Elle s'appuya sur le bras de Nicolas, et fit quelques pas chancelants vers le fauteuil où Dupleix, très calme, semblait reposer.
—Tubieu! tubieu! fit M. Marais, on ne vit jamais tant de grâces! Je ne me souviens plus du nom de la jeune nymphe qui était dans l'île de Calypso...
—Eucharis! s'écria Madeleine, je suis justement à lire Télémaque, qui est bien mignon pour un livre d'évêque... J'en pleure, pourtant, moi, à regarder ces pauvres gens-là!
—Eucharis! s'écria Marais, la divine Eucharis! c'est cela! M. de Fénélon était un bon chrétien qui aimait les dieux de la fable et la philosophie... Savez-vous une chose, Madeleine? si la petite allait elle-même porter un placet au roi...
—J'y pensais, interrompit la veuve: quelle pitié ce serait!
—Sans compter, ajouta Marais, que Mme de Pompadour me logerait gratis au Fort-l'Évêque pour n'avoir pas fait bonne garde. Je n'ai pas perdu mon temps, ce soir, c'est certain.
—Mais voyez donc! voyez! la voilà qui le panse avec autant d'adresse qu'un frater!
Mlle de Vandes avait mis à nu, en effet, la plaie, qui semblait peu de chose, malgré la quantité du sang répandu, et posait le premier appareil d'une main évidemment exercée. Quand elle eut achevé, elle appuya ses lèvres sur le front du vieillard en un long et filial baiser.
—Tu as raison, dit alors Dupleix, dont l'intelligence avait repris son assiette, j'ai mal agi, et je m'en repens; pardonne-moi pour toi et pour tous ceux qui m'aiment.
Le mouchoir de Madeleine, déjà mouillé, épongea ses yeux pleins de larmes.
—Ah! moi, d'abord dit-elle, je ne suis pas maîtresse de ma sensibilité: de voir un homme qui a refusé le Grand Mogol dans un état pareil, ça me fend l'âme!
Dupleix continuait:
—Je vous remercie tous les deux, mes enfants. Nicolas, ton métier de secrétaire, auprès de moi, est fini. On s'efforce tant que l'espoir vit; mais quand l'espoir est mort, à quoi bon se roidir? Tu vas aller chez M. de la C... lui annoncer que les Anglais ont achevé l'œuvre de ma ruine et lui dire que tout est consommé. Fais-lui mes adieux. Demain, si mes forces le permettent, je partirai pour le Cloître avec cette chère enfant, et j'y attendrai la mort en me soumettant à la volonté de Dieu.
—Bonne idée, fit Marais, et bon voyage!
La veuve s'éloigna de lui dans un mouvement d'indignation; mais elle se rapprocha tout d'un coup, et ses yeux se séchèrent parce qu'il lui demandait:
—Est-ce que sa note est payée ici?
—Jarnicoton répondit-elle, je n'y pensais pas! Ça rend bête d'être trop sensible. Il redoit la quinzaine et deux jours de plus...
—Ce qui fait bien une autre quinzaine, dit Marais, s'il est ici au demi-mois. Vous pouvez en être pour dix-huit ou vingt louis, avec la nourriture et le feu.
Elle n'était pas riche, cette bonne femme Homayras. Dans le premier moment, le combat qui s'établit en elle fut si vif qu'elle rougit jusqu'à la racine de ses cheveux.
—Le compte est fait murmura-t-elle, c'est trente-trois pistoles, sept livres et onze sols pour la quinzaine passée, et je dis que je n'aimerais pas perdre pareil denier. Mais si le pauvre malheureux monsieur se trouve à court...
—Vous lui prêterez encore l'argent de son voyage, Madeleine, hé? demanda brusquement Marais.
—Jour de Dieu! fit la veuve, je ferai à mon idée, entendez-vous, M. l'inspecteur, et je n'aurai pas recours à votre bourse pour cela!... Mais chut! la demoiselle parle! Et c'est comme une mélodie!
Avant de se mettre aux écoutes, Marais lui prit la main qu'elle avait grasse et forte, et l'approcha de ses lèvres galamment, en disant, et cette fois sans ricaner:
—Vous êtes un brave cœur, Madeleine!
Ce n'était pas un méchant homme du tout, mais il en avait tant vu! Et chaque fois qu'un bon mouvement lui venait, il en éprouvait un peu de honte.
—Mon bien-aimé père, disait cependant Jeanne de Vandes, vous ne serez point en état de voyager demain. Le chevalier va se rendre de ce pas chez votre médecin, car je ne veux point me fier au pansement que j'ai fait. Avec deux ou trois jours de repos, si vous pouvez chasser loin de vous les soucis qui vous accablent...
—Ah! ma pauvre fillette, interrompit Dupleix, il n'y a plus de craintes quand il n'y a plus d'espérances. Les soucis viennent de s'envoler, et je me sens tranquille comme un saint de bois. Vous ne le croiriez pas, mes enfants, je suis content que ces détestables coquins, les Anglais, aient volé ma cargaison. Cela tranche la question nettement. Je suis tout au fond du fossé, et je m'y endors. By Jove! c'est bon d'être en léthargie!... Va, chevalier, va, mon ami, non point chez le docteur, je n'ai pas besoin du docteur, va chez toi, tout uniment te coucher, je te souhaite la bonne nuit.
Il ferma les yeux, en homme que l'entretien désormais importune. Mlle de Vandes et le chevalier échangèrent un regard.
—En somme, dit M. Marais, ça finit tout bêtement. Il n'y a de curieux que le coup de couteau.
—Ah! fit Madeleine, est-ce assez dur, les hommes en place! Moi, si j'avais le crédit dont vous jouissez dans le gouvernement et votre capacité, j'arrangerais cette histoire-là bien arrangée, avec les deux fiancés et le pauvre gouverneur, réduit par son infortune à se plonger un poignard dans le sein, et j'irais faire pleurer Mme de Pompadour, qui lui donnerait une pension...
—Faire pleurer Mme de Pompadour! s'écria Marais: fameuse idée! on tire bien du feu des cailloux... Mais que font-ils donc là? Voici le Nicolas qui s'empare du mémoire. Tubieu! ma commère, ils ont la même idée que vous, on va jouer du mémoire!
Profitant du moment où le vieillard avait les yeux fermés, le chevalier, après s'être concerté avec Mlle de Vandes, venait, en effet, de glisser le mémoire sous le revers de son frac.
—C'est un coup d'épée dans l'eau, que je vais donner, dit-il. Chère Jeanne, pensez-vous que j'aurais attendu jusqu'à aujourd'hui si j'avais eu le moindre espoir? Mais il ne s'agit plus d'écouter mes doutes ou mes répugnances; après ce qui vient de se passer, et du moment que vous l'ordonnez, je n'hésite plus et vais tenter l'aventure.
—Il va chez Mme de Pompadour, à cette heure-ci! demanda Madeleine.
—Non pas, répliqua Marais, qui cherchait à tâtons sa canne et son chapeau: c'est beaucoup plus grave.
—Où va-t-il donc?
Mais Marais lui imposa silence par un «chut» impérieusement sifflé. Il regardait de tous ses yeux à l'écumoire.
De l'autre côté de la cloison, le bonhomme Joseph avait relevé tout doucement ses paupières.
—Nicolas, mon ami, dit-il d'une voix qu'il voulait faire indifférente, mais où toute sa passion vibrait malgré lui, il est bien entendu, n'est-ce pas, que je ne t'ai nullement poussé à cette démarche?
—Ah! le vieux comédien! pensa tout haut Marais, il guettait tout à travers ses yeux fermés!
—Mais quelle démarche? demanda Madeleine, désolée de ne point comprendre.
—Je n'ai pas dit un traître mot, poursuivit Dupleix, qui ait pu te porter à l'entreprendre; mais du moment que tu as l'idée de parler au ministre...
—Bon! fit Madeleine, on comprend, à la fin!
—Il ne faut pas y aller, continua Dupleix, comme une corneille qui abat des noix. Quelle heure avons-nous?
—Neuf heures, répondit Mlle de Vandes.
—M. le duc, reprit Dupleix d'un ton posé et précis, est donc encore pour une demi-heure et même un peu plus avec Mme la duchesse de Grammont, sa respectée sœur.
—Exact! fit Marais en a parte. Comme ils sont renseignés!
—N'est-ce pas aujourd'hui mercredi? demanda Dupleix?
—Si fait, mon oncle.
—Un des trois petits soirs de Mme de Grammont, mes enfants. Je dis tout cela pour toi, Nicolas. Dans ce monde-là, il faut regarder à ses pieds comme si on marchait sur des œufs. Dix heures sonnant, la belle Béatrix de Choiseul-Stainville, ex-chanoinesse qui fait présentement le bonheur de M. le duc de Grammont, mais à distance, comme il arrive en ce siècle pour beaucoup d'époux trop bien assortis, va entrer dans son salon, où l'attendra M. l'ambassadeur d'Autriche. M. l'ambassadeur d'Espagne n'arrive qu'à dix heures et un quart, et jamais on ne laisse entrer, quand ils sont là, M. le baron d'Asfeldt, qui fait sourdement chez nous les affaires de la Prusse, du fond de ces grands vieux jardins de l'hôtel de Nantouillet, au Marais, où les tilleuls sont plus hauts que ceux des Tuileries et que la Vénitienne Rosalba Néroni a payés comptant en reichthalers de Potsdam. Pendant cela, Mme la duchesse de Choiseul, une vraie sainte, celle-là, s'occupe de bonnes œuvres dans son oratoire avec l'abbé Croizat du Châtel, son neveu, et monseigneur Croizat de Caraman, évêque d'Andrinople, son oncle. Elle ne vaut rien pour la politique et va tout bêtement au ciel, comme une admirable chrétienne qu'elle est. À ce moment, dix heures juste, la grande antichambre s'ouvre pour les audiences privées de M. le duc, les petites audiences de M. de Praslin du Plessis, qui a sous lui le jeune Choiseul de Beaupré, frère de Mme l'abbesse de Glossinde, et le vicomte de Choiseul, ancien colonel de Chaulnes-infanterie, dont on va faire un sous-secrétaire d'État. Son frère, M. le baron de Choiseul, n'est plus là depuis la Toussaint, ayant passé ambassadeur en Sardaigne... Qui connais-tu là dedans, Nicolas?
—Tout le monde et personne, répondit le chevalier. J'ai été admis à baiser la main de Mme de Grammont, et j'ai dîné à la table de Mme de Choiseul, à Chanteloup; mais c'est à M. le duc de Choiseul en personne que mon père m'avait présenté lors de mon premier voyage à Paris.
—Cousinaient-ils tous deux, ton père et lui?
—Oui, mais M. de Choiseul n'était pas encore ministre.
Dupleix se leva sans secours, et, à voir l'animation de son visage, personne n'aurait pu se douter qu'il avait eu quatre pouces de fer dans la poitrine.
—Quel homme! pensait Marais: il en sait sur le Ministère bien plus long que l'almanach du roi!
—Mon bon père, s'écria Mlle de Vandes, pas d'imprudence, je vous en supplie.
—Il n'était pas encore ministre! grommela Dupleix en se rasseyant docilement. Voyons, Nicolas, mon fils, cherche bien, retourne ta mémoire comme un gant: ne te rappelles-tu parmi tes anciens camarades aucun Choiseul, aucun demi-Choiseul? Quand ce ne serait qu'un quart de Choiseul!
—Ma foi, dit le chevalier, j'ai fait la maraude dans le Hanovre avec un dragon d'Aubigné qui avait nom Choiseul et qui était fils de M. de la Beaume...
—By Jove! s'écria Dupleix, et tu ne le disais pas! Il n'y a point de petit Choiseul!
Il atteignit précipitamment un carnet qui était dans la poche de côté de sa houppelande, et le feuilleta comme on consulte un vocabulaire.
—De la Beaume dit-il (André-Victor de Choiseul), ancien capitaine d'Aubigné-dragon... c'est bien cela, hé?... sera poussé dans la marine, est, en attendant, aux réponses, service de M. de Choiseul-Praslin du Plessis, brun, caractère aimable, 27 ans et des dettes.
De l'autre côté de la cloison, M. Marais s'était levé aussi dans un élan d'admiration.
—Mais il a du talent, ce bonhomme-là! gronda-t-il; quoiqu'il ait conquis l'Inde, je l'aime tout plein, moi!
—Bien vrai? demanda Madeleine.
—Parole d'honneur!... Rangez-vous que je passe, ma commère.
—Pour aller où?
—Rue Sainte-Anne, parbleu! Pensez-vous que je vais laisser tomber ce Nicolas chez monseigneur comme un pavé, sans l'annoncer?
—Vous l'empêcherez d'être reçu?
—Au contraire.
Il écarta la veuve lestement et prit la porte, au moment où le chevalier quittait de son côté la chambre de Dupleix en disant:
—Je suis timide, c'est vrai, mais une fois devant l'ennemi, tout va bien. Je ne peux pas vous dire comment je ferai, mon respectable ami, mais quand le diable s'en mêlerait, je m'engage à pénétrer, ce soir même, jusqu'au ministre.
—Si tu fais cela, chevalier... commença Dupleix.
Mais le chevalier ne put entendre la fin de la phrase, car il s'était élancé dans l'escalier, après avoir effleuré du bout des lèvres la belle main de Mlle de Vandes, qui lui cria:
—Merci; bon courage et bonne chance!
IX
UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION
Pendant que notre chevalier descendait les premières marches de l'escalier, Marais en franchissait déjà, quatre à quatre, la dernière volée. C'était un cerf que cet homme d'État, quand il voulait. À la porte de l'hôtellerie il trouva un gaillard de méchante mine qui se promenait les mains derrière le dos en bâillant mieux qu'une huître au soleil.
—Phanor, lui dit-il d'un ton protecteur et plein d'autorité, soigne ta tenue; ce soir, tu vas t'approcher des grands de la terre. Rends-toi à la demeure de celle... tu sais? Les jeux, les ris, les grâces et la ceinture de Cypris!
—Je sais, dit Phanor d'un ton bourru: la vieille Pompadour.
—Imbécile! pour le plaisir de grogner, tu resteras toujours chien galeux... La vieille Pompadour, si tu veux; moi, je traduis: la reine des grâces et des fleurs. Tu toqueras à la petite entrée six coups discrets, trois, deux, un; tu demanderas madame Manon, qui a l'avantage de servir Mlle Babet, qui a l'honneur de peigner la divine chevelure de la divine Zéphise...
—Et de la teindre aussi, gronda Phanor.
—Et tu lui diras que ton patron est retenu pour une heure encore par le service du roi. Aujourd'hui, d'ailleurs, la chasse a été médiocre. J'ai recueilli seulement quelques faits d'ordre politique, ou plutôt... enfin, rien de piquant... Tout au plus le dénouement d'une aventure démodée. Mais tu ajouteras, retiens bien ceci, que j'ai vu par un trou de serrure une perle, un saphir, un éblouissement... J'en ferai moi-même le pastel à Mme la marquise. Va, bonhomme, et souviens-toi que le grand Frédéric a failli perdre sa couronne pour avoir dit comme toi «la vieille» en parlant de Zéphise.
—Eh bien! répliqua l'incorrigible Phanor, moi, je dis: Que le diable l'emporte; votre Pompadour! et ses Manon, et ses Babet! Jamais rien pour boire dans cette cage! Toutes ces coquines-là sont plus avares que les honnêtes femmes! Mais, patience! le pauvre monde aura son tour!
Comme il s'éloignait, M. Marais le retint sans façon par le paquet de cheveux mal démêlés qui se hérissaient dans un vieux ruban sur sa nuque.
—Phanor dit-il, je tiens à toi, malgré tes défauts, parce que tu es un loup. Quand donc écouteras-tu mes conseils? Il n'y a rien de bête en ce monde comme de s'attaquer aux dieux, tant qu'ils sont dans l'Olympe. Si on les dégomme, à la bonne heure! Je crois comme toi qu'il arrivera un jour où les gens de la racaille seront dieux, et je désire vivre assez pour voir cela, étant curieux de ma nature. Les satrapes du ruisseau prendront la place des rois et les souillons minauderont avec les éventails volés des duchesses. Ces drôles et ces drôlesses répandront du sang, un peu ou beaucoup, au nom du peuple, qu'ils déshonoreront et qui n'en pourra mais. À part cela, rien de changé. Ceux qui ont faim aujourd'hui auront faim demain, parce qu'il y aura toujours bien six à huit mille chacals plus effrontés que les autres, qui mangeront, comme à l'ordinaire, tout le pain de la France. Et alors, veux-tu savoir ce qui adviendra de nous deux, Phanor, pauvre caniche? Tu aboieras stupidement contre les chacals, et moi je les servirai avec bonne humeur et fidélité, comme je fais pour le calife Almanzor et sa sultane Zéphise. Conclusion; nos émoluments respectifs resteront les mêmes: tu recevras, toi, ce qu'il faut pour grogner, moi, ce qu'on paye pour applaudir. En route et au galop!
M. Marais lâcha le catogan de Phanor, qui partit en grondant et en grondant arriva.
Ces pauvres diables-là dressent la table pour les goinfres de la Révolution, mais ils ne s'y assoient jamais.
À l'instant où M. Marais atteignait l'extrémité de la rue Tiquetonne, un homme le dépassa, et il n'eut pas de peine à reconnaître par derrière le chevalier Nicolas, qui enfila la grande rue Montmartre au pas de course.
—Il va bien! pensa Marais; mais ce n'est qu'un jarret de soldat, après tout.
Au coin de la rue de la Jussienne, le chevalier tourna en redoublant de vitesse.
—Tubieu! fit l'inspecteur, il a du nerf! Puisque nous allons tous les deux à l'hôtel de Choiseul, je vais savoir quel nom de famille il a, ce M. Nicolas... Mais il faut que j'arrive avant lui, pour prévenir Son Excellence du sujet de sa visite. M. le duc n'aime pas à être pris de court.
Au lieu de perdre du terrain, le chevalier, cependant, faisait de si larges enjambées que la distance grandissait entre lui et l'inspecteur. Celui-ci se mit à courir et pensa, non sans mélancolie:
—Marais, nous vieillissons! Voilà que nous sommes forcé de prendre le trot sur le pavé de Paris contre un capitaine d'infanterie.
Mais il se remit au pas subitement, parce que le chevalier, distrait ou ne connaissant pas bien sa route, s'était lancé dans la rue du Coq-Héron. M. Marais respira et prit même le temps d'essuyer son front, où perlaient déjà quelques gouttes de sueur.
—Cet amour-là ne peut pas savoir par cœur sa capitale! murmura-t-il. Nous gagnons cinq minutes par la ruelle Pagevin, et c'est plus qu'il ne nous en faut pour arriver premier.
Cependant, loin de ralentir sa course, il n'en détala que mieux et parvint en rien de temps à la place des Victoires. De là, en trois sauts, il franchit la nouvelle rue des Petits-Champs et tourna l'angle de la rue Sainte-Anne.
Comme toujours, il y avait de nombreux carrosses stationnant aux abords de l'hôtel de Choiseul, qui existe encore et dont l'entrée sur la rue de Grammont donne maintenant accès, tous les soirs, aux membres d'un cercle artistique bien connu, après avoir vu passer tant de belles dames, habituées d'un illustre magasin de nouveautés. Hélas! elles s'en vont toutes, les gloires de ce monde, et parmi ceux qui montent ou qui descendent la rue de Grammont, les gens songent plus encore aux magnifiques soieries débitées autrefois par la Maison Delille qu'aux douteux souvenirs laissés par le Ministère de M. de Choiseul.
Marais souleva le marteau de la porte cochère, qui lui fut ouverte aussitôt; il entra dans la cour, où d'autres carrosses en grand nombre stationnaient formant un double rang. Le portier de l'hôtel, du côté de la rue Sainte-Anne, échangea avec lui un signe de tête familier et ne lui demanda point où il allait. Il était évidemment de la maison. M. le duc de Choiseul, qui venait de joindre à son titre de secrétaire d'État au département des relations étrangères celui de ministre la Guerre, gouvernait en outre par le fait toutes les affaires de l'intérieur.
Marais se glissa entre les carrosses et gagna une petite porte latérale, située vers l'angle de la cour, à droite. Il entra sans frapper. L'huissier le poussa de côté, fort amicalement du reste, et du seuil cria au dehors à haute voix:
—Le carrosse de M. le directeur général Godeheu!
—Tiens, tiens! fit Marais en s'effaçant aussitôt humblement, comme ça se trouve!
Un homme corpulent et portant d'autant plus haut la tête qu'il venait, selon toute probabilité, de l'incliner plus bas devant le ministre, traversa l'antichambre, qu'il emplit de la bonne odeur de tubéreuse dont étaient saturés ses rubans et ses dentelles.
—Je n'oublierai jamais, dit-il à un petit Choiseul fort gentil qui l'accompagnait, la bonté, la grâce, la condescendance avec laquelle monseigneur a bien voulu m'accueillir, et je vous prie, cher vicomte, de vouloir bien en témoigner à M. le duc la vive, la très vive, l'ardente, devrais-je dire, la passionnée gratitude du plus dévoué de ses serviteurs.
—Amen! pensa Marais. On le fait sortir par la petite porte, il a dû avoir la tête lavée à grande eau. C'est égal, il a un maître diamant au doigt et pour plus de vingt mille écus de point de Flandres!
—Monsieur le directeur général, dit le petit vicomte, monseigneur apprécie votre mérite à sa valeur, et je vous prie de me regarder comme étant tout à vous.
Sur quoi, il pirouetta, laissant le Godeheu la bouche ouverte.
—Attrape! se dit Marais. Ça ferait plaisir au pauvre vieux Dupleix s'il voyait la triste mine de ce traitant.
L'huissier fit à Godeheu un salut d'empereur et le mit dehors.
Puis, se tournant vers Marais d'un air égrillard, il demanda:
—Rien qu'une en passant, mais qu'elle soit jolie! Avons-nous du bonbon dans le sac aux histoires?
—Il est plein, mon cher monsieur Chenu, répondit l'inspecteur. Je prends au hasard: Mme la comtesse de la F... S... a fait demander à M. le Curé de Saint-Jacques du Haut-Pas combien il prendrait pour donner l'enterrement de première classe à Champion.
—Et qu'était-ce ce Champion?
—Perroquet de son état, vert et jaune comme caractère et récitant par cœur tous les calembours de M. de Bièvre. M. d'Alembert lui avait enseigné la logique, et M. de Fontenelle, l'astronomie. Depuis son décès, la livrée de Mme la comtesse porte le grand deuil.
—Et qu'a dit le Curé?
—Un Pater pour prier Dieu qu'il guérît la vieille dame du mal de folie.
—C'est égal! fit l'huissier en se frottant les mains, tout ça creuse les affaires et la philosophie gagne. Dieu n'est pas dans de beaux draps, M. Marais, si les comtesses se mêlent de lui rire au nez, et nous verrons mieux encore que cela. Moi, d'abord, la superstition, je n'en veux pas!
—Et vous avez bien raison, monsieur Chenu... La santé, du reste?
L'huissier prit un air dolent.
—Pas forte, monsieur Marais répondit-il; j'ai eu un coup de tristesse vendredi que nous avons dîné treize à table chez M. le Premier appariteur. Ça m'a laissé tout chose.
—Tubieu! Je le crois bien! Il y a de quoi... Puis-je voir M. du Plessis-Praslin?
—Lequel? ils sont quatre.
—Le maître des requêtes.
—Ils sont deux.
—Le baron.
—Quel joli jeune homme! Il va nous quitter pour monter à la seconde «attente» de Mme la duchesse de Grammont, et de là à être ambassadeur il n'y a qu'un saut de puce.
—C'est tout au plus! un petit saut de petite puce, et à pieds joints... Mais qui tient l'emploi de M. le baron?
—Fendu en deux, l'emploi, comme on fait pour les allumettes, quand on a de l'économie. M. le vicomte de Choiseul Romanet, dont le père est à la Bastille, tient le guichet, et M. le marquis de la Beaume «amuse» à la grande antichambre.
—Ah! ah! fit Marais, M. de la Beaume! il faut que je lui parle sur l'heure.
—Est-ce une affaire d'État? demanda l'huissier.
—Pas tout à fait; c'est quelque chose dont M. le duc doit être instruit sans tarder.
L'huissier s'assit sur une banquette et croisa son mollet, qu'il avait fort beau, sur son genou.
—Alors, dit-il, nous avons le temps. Il y a ordre de laisser M. le duc tranquille; il est encore avec le Moscovite.
—Quel Moscovite?
—Celui qui avait quatre-vingts ans l'hiver dernier et qui est revenu cet automne âgé tout au plus de vingt-cinq printemps. Je donnerais dix pistoles pour savoir au juste si c'est lui-même ou son petit-fils.
Marais avait pris tout à coup un air grave. Dans les yeux un peu naïfs de l'huissier, esprit fort, une curiosité d'enfant s'alluma.
—Vous ne me répondez pas?... murmura-t-il.
Marais garda le silence.
—Vous avez ordre de vous taire, hé?
—Le moins qu'on parle de cette affaire-là, prononça l'inspecteur à voix basse, le mieux c'est.
—Est-ce donc vrai que M. de Charolais est mêlé là-dedans? Un prince du sang!... Qui ne dit mot, dit oui, vous savez?... Et l'histoire de la moelle toute chaude des trois pauvres petits garçons de la rue Sainte-Avoye qui servit à faire un onguent, est-ce vrai aussi? Et les bains rouges où l'on mettait les reliques du diacre Paris? Et le démon Rohault de Fécamp qui avait une cornette de femme?
—Ne m'interrogez pas! dit solennellement l'inspecteur.
—Palsambleu! s'écria l'huissier qui n'aimait pas la superstition, je me doutais bien que vous saviez tout! On étouffe ces histoires-là du mieux qu'on peut, et c'est fait sagement, car elles ne sont pas bonnes pour le vulgaire: mais je ne suis pas tout le monde, moi, M. Marais; grâce à Dieu, je sais ce que parler veut dire. Ma femme est la nièce propre du valet de chambre de M. le comte de Saint-Germain, qui avait deux ombres, la nuit, au clair de la lune, c'est bien connu, et la seconde avec une queue. On ne croit pas aux oremus et aux possessions parce que ça n'a pas le sens commun et qu'on est de son temps; mais quant à nier qu'il y a de drôles de choses, pourquoi? Quand M. de Bernis fut dégoté, sa salière avait été renversée. J'en puis parler: c'est moi qui la relevai... et quand Houdaille de la petite entrée se noya dans la pièce d'eau des Suisses, il avait écoqué son œuf par le mauvais bout... D'où ça vient? cherche! mais ça est, aussi sûr qu'il vaut mieux perdre ses arrhes au coche que d'y monter avec un prêtre... Et si vous voulez me conter par le menu, Marais, mon ami, ce que le démon Rohault dit à Sa Majesté dans le parc de Fontainebleau quand on l'y fit venir, pour purger Mme de Pompadour de tout l'âge qu'elle a de trop et la remettre battant neuve à 18 ans, au moyen de cette pâte qu'ils font avec la moelle des innocents, je vais vous mener à M. de la Beaume et même à M. le duc, malgré les consignes, et jusque chez Mme de Grammont, à votre volonté, coûte que coûte!
La physionomie de l'inspecteur devenait de plus en plus grave.
—M. Chenu, dit-il, en baissant la voix avec mystère, je n'aime pas parler de ces choses-là. Je ne crois pas en Dieu beaucoup plus que vous, puisque le bon sens s'y oppose; on finira par mettre en prison les superstitieux qui disent leurs patenôtres; mais avez-vous ouï mention de l'ancienne servante de M. de Maillebois qui demeure derrière les Petits-Pères et qui connaît le mot à dire pour faire sortir le serpent-mouche, caché dans le pied des goutteux? Elle a nom Margonne et a épousé le caporal aux gardes qui se change en chèvre, la nuit, devers les carrières de Bicêtre pour vendre aux demoiselles le Vert-Cotignac avec quoi une fille épouse qui elle veut, témoin la nièce bossue du gardien-juré des bêtes au jardin du roi qui est devenue ainsi la femme d'un maître des comptes? Ils ont trois enfants, dont le dernier est né avec du poil plein l'oreille. Quand M. de Sartines voulut nous envoyer avec des chiens à Bicêtre pour chasser cette fausse chèvre qui porte son uniforme de garde-française en paquet sanglé sous le ventre par une courroie, il eut une bête à mille pieds qui lui entra dans le nez et faillit le rendre enragé. Je vous dis ces secrets qu'on dissimule avec soin au public parce que vous êtes un homme éclairé, M. Chenu, ennemi de la superstition...
—Ennemi mortel, M. Marais!... Est-ce que cette chèvre parle?
—Allemand, oui: le caporal est de Berne en Suisse. Quant au démon Rohault, il est femme...
—Femme! répéta Chenu, qui buvait ces fariboles avec une gloutonne avidité: jolie?
—Non; elle est borgnesse d'un œil par un coup de bouteille que lui donna M. Cartouche, son parrain...
—Le vrai?
—Certes bien, le grand M. Cartouche, et cela ne la met pas jeune, puisque cet homme célèbre fut roué en Grève voici plus de quarante ans. Aussi Sa Majesté, dès que la borgnesse parut, tomba roide en pâmoison. Elle lui mit sous le nez une odeur dans une coquille, et le roi éternua trois fois, en disant: «Dieu me bénisse!» Puis il ajouta, ayant repris sa belle humeur: «Voyons, Rohault, homme ou femme, ou diable, fais ton prix; combien demandes-tu d'argent et combien d'années peux-tu enlever d'un coup à Mme la marquise?» La borgnesse répondit...
Mais ici M. Marais s'arrêta brusquement. La porte donnant au dehors était restée ouverte après la retraite de Godeheu, et l'inspecteur, qui n'avait pas cessé de garder l'œil au guet, vit notre chevalier Nicolas un peu essoufflé, qui traversait la cour en toute hâte.
—Eh bien! fît M. Chenu, l'huissier philosophe: après?
—Comment nommez-vous ce jeune officier qui passe? demanda Marais, au lieu de répondre. C'est un parent de M. le duc.
Chenu jeta vers la porte un regard superbement indifférent.
—Cela? répliqua-t-il. C'est bien possible. Il en sort de terre: mais nous ne nous embarrassons de savoir leurs noms que le lendemain de leur entrée en place... Vous en étiez à ce que le démon Rohault, qui est borgnesse, répondit au roi.
—Il faut que je parle à M. de la Beaume avant ce jeune homme, dit Marais péremptoirement...
—Et vous allez me laisser ainsi le bec dans l'eau?... Ne craignez donc rien, la porte est défendue!
Le chevalier Nicolas montait les marches du grand perron.
—Plus un mot, déclara Marais, avant que j'aie vu M. de la Beaume!
—Voilà un entêté! s'écria Chenu. Dites-moi au moins, car nous oublierions ce détail, si Sa Majesté savait que le démon Rohault était la nièce de Cartouche?
—Vous le saurez tout à l'heure; mais maintenant, rien! Allons! debout! et gagnons l'officier de vitesse. Vous m'avez fait perdre déjà dix minutes pour le moins.
M. Chenu se remit sur ses beaux mollets avec une répugnance manifeste.
—Vous pourriez toujours bien parler un peu chemin faisant, dit-il. La nature humaine a besoin de croire à quelque chose, c'est clair, et, puisque la raison défend d'ajouter foi à toutes les momeries de la religion chrétienne, moi j'aime entendre les anecdotes où il y a un brin de surnaturel, ça relève l'âme. Il y a des faits dont on ne peut pas douter, n'est-ce pas? Le démon Rohault est plus connu que le loup blanc, et je suis bien aise de savoir qu'il est démonne et n'a qu'un œil... Quel agréable état que le vôtre, M. Marais! on a tout de première main... Tenez! voici le cabinet de M. Roumanet, et le guichet de M. de Praslin-Lorges, et le salon où M. de Choiseul-Clésia fait attendre les dames.
Ils suivaient un corridor qui revenait de l'aile gauche vers la partie centrale de l'hôtel. Ils arrivèrent ainsi au grand vestibule, donnant sur le perron, un peu après l'entrée du chevalier Nicolas, qui se tenait debout auprès de la table à tapis vert, entourée par la livrée.
Il avait été répondu à sa demande conformément au pronostic de Chenu, que M. de la Beaume ne recevait point ce soir. Mais, sur son insistance, un laquais avait dû faire passer son nom au puissant jeune homme demi-*héritier de M. le baron du Plessis-Praslin, et qui avait l'honneur d'amuser la grande antichambre.
On attendait le retour du laquais.
Marais et Chenu s'étaient arrêtés auprès de la porte latérale communiquant avec le corridor qu'ils venaient de longer.
—Tiens! dit Chenu en voyant l'uniforme de Nicolas par derrière, c'est un Auvergne-infanterie, j'y ai un petit cousin de ma femme... Vous allez voir qu'on va lui répondre: «Revenez dans huit jours.»
Juste à ce moment, la grande porte s'ouvrit à deux battants, et le laquais, debout sur le seuil, dit:
—Audience de M. le marquis de Choiseul de la Beaume!
Après quoi, il s'effaça pour laisser passer Nicolas, en ajoutant cette annonce à l'adresse de M. le marquis:
—Le chevalier d'Assas, capitaine d'Auvergne-infanterie!