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Le dernier chevalier

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X

D'ASSAS!

Ce nom d'Assas qui nous fait battre le cœur à un siècle de distance, ce nom si pur et si beau qui résonne au fond de nos âmes comme un cri de la patrie, ne produisit aucune espèce d'effet ni sur M. Marais, ni sur M. Chenu, ni sur les gens de service étalant leurs paresseuses livrées autour du tapis vert. On eût dit «M. Nicolas» tout court, que l'indifférence de tout le monde ne fût pas restée plus profonde.

Seulement, Chenu, l'ennemi de la superstition, pensa:

—C'est étonnant! on l'a reçu tout de même. Il y aura eu débâcle à la frontière.

Et Marais se dit:

—J'étais bien sûr que ce n'était qu'un petit cousin. D'Assas... connais pas!

Il y eut pourtant un laquais qui dit:

—Est-ce que ce n'est pas le nom du vieux gentilhomme de province qui est venu ici hier demander Mme la duchesse en se trompant d'antichambre?

—Laquelle des deux duchesses?

—Mme de Choiseul?

Personne ne sut répondre. On n'avait point pris garde à cela.

Et au fait, pourquoi ce nom du vieux gentilhomme serait-il resté dans les mémoires? C'était celui d'une famille noble, il est vrai, de bonne noblesse même, mais profondément obscure et qui vivait à deux cents lieues de Versailles dans une petite ville du bas Languedoc. La petite ville appelée le Vigan mirait ses deux ou trois cents maisons, dont cent étaient des mégisseries, dans la petite rivière d'Arre, à une quinzaine de lieues de Nîmes, et n'avait jamais produit que des tanneurs.

Il y avait un d'Assas, cinquante ans en çà, sur la fin du règne de Louis XIV, qui avait eu maille à partir avec les protestants, fourmillant dans le pays, jusqu'au point de se faire assiéger par les calvinistes, dans son petit manoir étroit et fleuronné comme une poivrière. Il est vrai qu'un autre d'Assas combattait contre ce déterminé catholique dans les rangs des assiégeants, qui furent mis à la raison.

L'enfance de notre «dernier chevalier» s'était passée dans ce petit castel. On sait qu'il était cadet de plusieurs frères et qu'il avait plusieurs sœurs. Ce serait tout, si la pension de mille livres acceptée avec reconnaissance par sa famille de longues années après sa mort, ne donnait à penser que c'était une maison très pauvre.

Sur les frères et les sœurs on ne possède absolument aucun détail présentant quelque apparence d'authenticité. Quant à Nicolas lui-même, après avoir passé un temps très court à l'Académie de Nîmes, il entra par la porte la plus humble dans la carrière des armes.

Il semble que sa destinée fut de croiser la route où marchent et tombent les martyrs de cette ardente et belle ambition qui combat non pas pour soi-même, mais pour la grandeur de la patrie. Des relations de famille et aussi de voisinage existaient entre les d'Assas et les Saint-Véran, hôtes du château de Candiac, près de Nîmes, qui fut le berceau de cet admirable soldat, le marquis de Montcalm, dont il a été parlé déjà dans ces pages à propos de l'effronté laisser-aller que M. le duc de Choiseul mit à abandonner les Français du Canada.

Ce n'est point ici le lieu d'appuyer sur cette honte, la plus profonde peut-être parmi toutes celles que l'histoire amoncelle sur la mémoire du «grand ministre.» Nous l'effleurons seulement pour constater que notre Nicolas d'Assas, cornette au régiment d'Auvergne, dut faire partie, en qualité de capitaine, du contingent régulier que M. de Bernis envoyait au secours de nos frères canadiens.

Il avait été désigné par Montcalm lui-même.

On ne sait pas au juste s'il embarqua. Selon toute vraisemblance, l'avènement de M. de Choiseul coupa court à ces envois de troupes qui déplaisaient si fort à l'Angleterre.

C'est ici que nous sommes bien forcés de laisser voir la pénurie de nos renseignements personnels. Mon camarade et ami Henri de la B... disait que d'Assas avait mérité l'amitié de M. le maréchal de Broglie et qu'il s'était distingué en toutes rencontres, principalement dans la campagne de Hanovre, commencée par M. d'Estrées, terminée par M. de Richelieu et dans laquelle ce fameux duc de Cumberland que les Écossais appelaient «la hache protestante» et «le boucher des Stuarts» fut si vertement humilié. D'Assas fut blessé l'année suivante au désastre de Rosbach. Dans mes souvenirs si lointains d'écolier, je ne démêle qu'un seul fait ayant physionomie d'anecdote, et encore n'est-ce point un fait de guerre.

Nicolas se trouvait en quartier de convalescence, pour cette blessure ou une autre, dans la ville d'Arras, lors de l'avènement de M. de Choiseul, quand arriva le régiment de Guémenée, qu'on appelait aussi le Contingent canadien et dont le nouveau ministre, inaugurant du premier coup sa lamentable politique, avait contremandé l'embarquement sur les deux vaisseaux de l'État le Champlain et le Tonnant. Les canonniers de la Ferté, qui se reformaient à Arras et occupaient les deux casernes, donnèrent une fête au régiment de Guémenée, composé en majeure partie de recrues bretonnes et dont le colonel, M. de Malestroit de Bruc, avait la tête un peu hors du bonnet.

Vous devez bien penser que nos Bretons ne nourrissaient pas une très grande vénération pour M. de Choiseul, qui venait de décapiter leur aventure. Pendant que les officiers festoyaient, les soldats avaient à discrétion cette bonne bière aigre du Nord, qui finit par monter au cerveau comme le vin quand elle ne donne pas la colique. À force de boire ce faro français, froid et lourd, les cerveaux, je ne sais comment, s'échauffèrent, et voilà que nos bas Bretons confectionnent un mannequin, l'habillent du pourpoint à brandebourgs affectionné par le ministre, et le promènent par les rues avec un étendard portant cette inscription: «à M. de Choiseul-Stainville, homme de confiance des Autrichiens, des Anglais, voire des Prussiens.»

Il paraît que la ville d'Arras regrettait M. de Bernis, disgracié pour avoir voulu la paix, et n'aimait pas son successeur, qui devait si mal faire la guerre. Les bonnes gens du peuple se joignirent aux soldats, les canonniers s'en mêlèrent. Il y eut émeute bel et bien. Nicolas, qui se promenait le bras droit en écharpe, le bras gauche appuyé sur sa canne, rencontra le tumulte et voulut y mettre ordre. On se moqua de lui parce qu'il était tout blême et qu'il marchait courbé en deux.

—Tron dé l'aër, disait ici mon camarade Henri, les pigeons du Vigan roucoulent, si les bas Bretons baragouinent! Mon oncleu Nicolasse repiqua tout raideu comme un mât de cocagneu! Et tron de l'aër! et bagasseu de Marseilleu! le voilà monté sur uneu borneu, palabrant comme deux douzaineu de ceusseu qui prêcheu! mo'n bo'n, asse pas peur! il leur dit: «Vous êteu des pouleu! vous êtes des âneu! Le premier qui bougeu, le premier qui souffleu, je lui casseu ma canneu sur la nuqueu! Derrièreu le ministreu, tas de bêteu, il y a lou ré, et derrièreu lou ré, il y a la Franceu!»

Et, ôtant tout à coup son bras blessé hors de son écharpe, il dégaîna, brandit son épée et cria sans plus patoiser:

—Mes enfants, avant de vous en retourner chez vous, dites comme moi, si vous êtes Français: «Vive le roi! vive la France!»

On le porta en triomphe, et l'émeute d'Arras fut finie.

Mon camarade Henri savait mieux l'histoire des premières amours, des uniques amours, peut-on dire, du chevalier d'Assas. Il connaissait le Cloître pour avoir accompli, en famille, dans son enfance, un pélerinage au lieu, tout voisin du Cloître, où le héros fut frappé. Il était poète, et il faisait de ce coin de terre flamand une peinture dont je désespère absolument de retrouver le charme vague. Quand je regarde en arrière, je vois dans le lointain de ses paroles un grand étang. C'est ce qui ressort le mieux, parce que, sur les bords de cet étang, dans une vallée bordée d'aunes et qui menait au bois de bouleau, grimpant la pente de la petite colline, Jeanne de Vandes et le chevalier se rencontrèrent, seul à seule, pour la première fois.

Jeanne avait déjà l'air d'une grande demoiselle, quoiqu'elle fût encore bien enfant. Elle revenait de visiter ses pauvres et tenait à la main le panier qui avait contenu le pot de soupe et la fiole de vin de France, destinés à la veuve d'un nommé Fritz Klein, bûcheron allemand. Cette pauvre femme se mourait de chagrin au milieu de cinq petits enfants affamés. Jeanne nourrissait tout ce monde-là sur sa propre bourse, qui n'était pas lourde; elle apprenait, en outre, aux aînés à lire et à écrire, tout en racommodant leurs vêtements, car la mère ne pouvait plus coudre.

L'allée d'aunes suivait le contour de l'étang jusqu'à un moulin, bâti sur de longs pilotis qui ressemblaient à des échasses. Il était gris avec des murs inclinés en dedans, comme ceux des redoutes, et sa toiture de planchettes peintes en rouge se voyait de très loin. Sa roue à palettes énormes était mise en mouvement par le filet d'eau qui alimentait l'étang et qui heureusement tombait de haut.

Le moulin était une île qui communiquait avec la rive par un pont tremblant, lequel aboutissait à un sentier perdu dans les saules et au bout duquel était le Cloître. Mais c'était loin et haut. Il fallait passer un petit vallon plus bas que l'étang, où les oiseaux d'eau pullulaient l'hiver. On y entendait les halbrands cancaner au printemps comme si c'eût été un coin de basse-cour; mais ils étaient difficiles à approcher, parce que les roseaux de la Passion, avec leurs longs boudins de velours, croissaient dans la boue et que cette boue n'avait point de fond. Des hommes s'y étaient noyés.

Puis la route remontait, tortueuse, entre deux rampes de roches, dont trois pendaient comme des bêtes fauves accoudées à leur agreste balcon et regardant attentivement les gens qui passaient.

Puis elle débouchait, la route, sur un champ de choux violets, bombé en dos d'âne et redescendant d'un côté vers l'étang, pendant que l'autre gravissait la colline, au sommet de laquelle étaient trois bâtiments: deux vieux et un tout neuf.

Le neuf était au milieu: une maison blanche, coiffée par derrière de panaches touffus appartenant à un magnifique bouquet de chênes.

À droite, la maison qu'on appelait proprement le Cloître, montrait, en effet, une perspective d'arcades désemparées; à gauche, le «Prieuré» moins ruiné, s'adossait à un pan de muraille isolé qui gardait à son centre une longue fenêtre d'église, dont les nervures tréflées n'avaient pas perdu une seule de leurs pierres. Il n'y manquait que les vitraux.

Le curé de Sainte-Gudule de Wezel, qui était un amateur d'anciennes choses, disait que cette fenêtre datait du XIVe siècle. Les Anglais du corps de Cumberland étaient venus en foule voir un chêne fort étonnant, qui était planté en dedans de la muraille, du côté du Prieuré, et dont la tige avait passé par la fenêtre, au temps de sa jeunesse, pour trouver le grand air: de sorte que sa couronne géante musait maintenant, hors de l'ogive, avec vue sur l'étang et la campagne.

Ce chêne avait bien deux siècles. La cime redressée ombrageait le mur. Les Anglais avaient nettoyé des carrés sur son écorce pour y inscrire leurs noms avec le lieu de leur naissance, et Henri avait encore pu retrouver des témoignages lisibles de cette manie britannique, entre autres une inscription profondément tracée au feu et disant: 1756, 17th, January, W. Jones, Devon, pr. to Fanny Bell.—Died.

Ce mot Died était d'une autre main que le corps de la légende, et Henri de la B... traduisait le tout ainsi: «7 janvier 1756, W. Jones, du comté de Devon, promis à Fanny Bell»: ceci tracé par Jones lui-même.

Et il pensait que le dernier mot Died, «mort» avait été ajouté après coup par un camarade, quand le pauvre Jones fut couché sous la terre de quelque champ d'escarmouche inconnu...

C'était dans la maison blanche que demeurait Joseph Dupleix avec sa famille, et ce fut là que vint le chevalier Nicolas, envoyé par un colonel, M. de Soleyrac, pour servir bénévolement de secrétaire au héros de l'Inde. Le chevalier était très doux, comme tous les hommes très braves. Je ne sais pas s'il avait ce qu'on appelle de l'esprit, mais son cœur était vif et neuf. Fils du pays du soleil, facile à enflammer, il s'enthousiasma tout d'abord pour Dupleix lui-même, qui était aussi un homme du Midi, et surtout pour cette reine déchue, «la déesse Jeanne», dont la beauté avait affolé cent millions d'âmes dans la patrie des diamants et des parfums. Elle était belle encore, admirablement éloquente, et supportait son malheur avec une résignation souveraine.

Plus belle était cette veuve d'un vivant, celle que Dupleix appelait Jeannette et que l'immensité de la mer séparait du généreux soldat à qui elle avait donné sa main et son cœur, en un temps où l'avenir avait pour tous ceux qui suivaient la fortune de Dupleix de si radieuses promesses. Mme de Bussy-Castelnau ne laissait rien voir au dehors du deuil qu'elle portait dans son âme; mais le chevalier avait surpris parfois les larmes qui lentement coulaient sur la pâleur de sa joue, quand elle se croyait à l'abri des regards de ceux qu'elle aimait.

On peut donc croire que Jeanneton, Mlle de Vandes, fut la dernière vers qui s'élança le cœur du chevalier: il l'avait vue petite fille; mais quand il l'aima, ce fut un grand amour.

Je vous l'ai dit, il s'aperçut de cela dans l'allée d'aunes qui suivait le bord de l'étang au delà du moulin, haut sur jambes et les pieds dans l'eau comme un héron.

Jeanneton, ce matin-là, revenait donc du logis de la pauvre veuve avec son panier au bras, et si vous saviez comme elle était jolie! Elle avait une robe de toile bise qui dessinait chastement les grâces de son buste, en laissant voir, relevée qu'elle était pour la marche, l'attache ronde et fine de ses pieds de fée. Autour de son sourire (car elle était encore gaie franchement, cette belle Jeanneton), ses cheveux bruns à reflets fauves, pleins de soleil et jouant avec le vent, flottaient sous son chapeau de paille, où les orphelins du bûcheron décédé avaient attaché à son insu une guirlandette d'anémones des bois, de celles qu'on appelle silvies, et de ces douces fleurs des prés mouillés, les «ne m'oubliez pas», qui sont du même bleu que le ciel.

Nicolas venait du Cloître; il l'aperçut au coude du sentier, dans un rayon de jour qui passait à travers les aunes, épais comme une charmille, mais où le meunier avait taillé une fenêtre pour jeter sa ligne à brochets.

Ce fut comme si jamais il ne l'avait vue. Il eut froid, et son cœur lui fit mal.

Ne vous attendez pas à une histoire: Nicolas fut tout bonnement étonné, j'allais dire irrité, de ce frisson que ses veines ne connaissaient pas. Il voulut tourner sur la droite et gagner les bouleaux qui montaient dans la bruyère parmi les roches moussues, mais la fillette l'appela et lui dit:

—La pauvre Lisela est bien plus malade qu'hier.

C'était le nom de la veuve du coupeur de bois. Nicolas garda le silence gauchement, car il avait honte, un peu, de ne point connaître celle dont lui parlait Jeanneton.

Et surtout, ne vous fâchez pas si je me répète, elle était jolie, jolie comme ce premier rêve qui passe, plus rapide que l'éclair, dans son nimbe de neige, et qu'on appelle ensuite, et qui ne revient plus. Nicolas éprouvait de la colère à sentir ses yeux se mouiller.

—Les capitaines, demanda tout à coup Jeanneton, gagnent-ils beaucoup d'argent?

—Non, répondit Nicolas, pas beaucoup.

Il se mit à chercher d'autres paroles, et n'en trouva point. Il ne se souvenait point d'avoir été jamais dans un embarras si cruel.

—C'est que, dit Jeanneton, la petite Greete n'a plus de robe, et Fritzau marche sans souliers.

Nicolas s'écria:

—Je veux bien donner une robe à la petite Greete et des souliers à Fritzau!

Elle lui tendit sa main, qu'il osa toucher à peine: une belle main d'enfant, trop rose, où le réseau des veines était presque aussi bleu que les «ne m'oubliez pas».

Oh! certes, jamais Nicolas ne devait l'oublier!

—Tenez mon panier, reprit-elle.

Et la voilà partie, lui laissant entre les mains sa corbeille de chèvrefeuille noir, qui était grande parce qu'elle portait à manger chaque jour pour toute la famille.

Il y avait au revers de la pente un églantier rouge, où brillait la dernière rose. Jeanneton la cueillit, et aussitôt son rire d'or éclata pendant qu'elle disait:

—La méchante! elle m'a piquée!

Et, bondissant, elle revint vers Nicolas, qui ne savait comment tenir le panier.

—Tenez, dit-elle, je vous aime bien. Voilà pour la robe de Greete et pour les souliers de mon Fritzau.

Il prit la rose et baisa le bout des doigts, où il y avait une perle de corail.

—Mon sang vous est resté aux lèvres, murmura Mlle de Vandes, qui pâlit légèrement.

Et ils marchèrent côte à côte vers le moulin qui tournait en jetant à intervalles égaux ses deux notes mélancoliques. Ils ne disaient plus rien.

Pour passer le pont tremblant, le chevalier voulut soutenir sa compagne; mais d'un saut de biche, elle gagna l'autre bord.

—Vous ne savez pas, dit-elle, on m'a parlé de vous, ce matin.

—De moi? fit Nicolas, qui donc?

—La pauvre Lisela.

—Est-ce qu'elle me connaît?

—Du tout... mais je lui racontais que vous étiez si bon pour mon père!... Est-ce vrai que ceux qui sont pour quitter cette terre voient les choses de l'avenir?

—On dit cela, répliqua le chevalier.

—J'ai tant de peur, continua Jeanneton, que Lisela ne s'en aille en laissant tous les pauvres petits abandonnés!

—Et que vous disait-elle de moi? demanda le chevalier.

—Eh bien! répliqua Jeanneton après avoir hésité l'espace d'une demi-seconde, elle me disait que nous étions destinés à mourir jeunes, moi et vous...

La cloche du déjeuner sonnait au Cloître. Ils rentrèrent. Quelques mois après, Nicolas écrivait une belle lettre au Vigan. La lettre annonçait à son père et à sa mère (les meilleures gens du monde) que le régiment d'Auvergne était toujours cantonné au pays de Gueldre.

Il faut bien vous dire que la guerre ne se faisait pas alors comme aujourd'hui. Les généraux prenaient leur temps et buvaient la victoire ou la défaite à petites gorgées. On se tâtait le long des frontières. L'idée d'aller à Berlin ne serait venue à aucun général français, et le grand Frédéric lui-même aurait passé pour fou à ses propres yeux si la pensée de prendre Paris lui eût traversé la cervelle.

La lettre de Nicolas ne contenait aucun récit de bataille en Europe; mais elle était toute bourrée de hauts faits indiens, et racontait l'épopée de Dupleix que Nicolas avait toute fraîche dans sa mémoire, puisqu'il venait de l'écrire sous la dictée de l'ancien gouverneur. Nicolas ajoutait qu'il avait le bonheur d'être admis familièrement dans la retraite du plus grand homme de ce siècle, et par une transition plus ou moins habile, arrivant à Mlle de Vandes, il demandait à son père et à sa mère l'autorisation de solliciter sa main. La lettre se terminait ainsi:

«Je ne puis dire que j'aie l'espoir d'être accueilli, car je mesure la distance qui me sépare du conquérant de l'Inde. Mais Mlle de Vandes a daigné me permettre la démarche que je tente, et le bonheur de ma vie est attaché à cette union.»

Courrier par courrier, c'est-à-dire au bout de deux mois, le chevalier reçut la réponse de sa famille, qui lui faisait savoir qu'elle était en bonne santé et témoignait l'espérance que «la présente» le trouvât de même. L'année n'avait pas été bonne pour les mûriers, et les vers à soie avaient eu malheureusement la jaunisse. Demi-récolte de vin et chute d'une cheminée du vieux manoir, qui avait tué, en tombant, le chat de la tante Olive. Fargeau, le valet des chiens, était mort de vieillesse, et l'on parlait du mariage de la deuxième fille de Peyroux, le fermier; mais quant à écouter les sottises et impertinences que lui, Nicolas, disait du Gange et de Pondichéry, du Pendjâb, de Visapour, des Cipayes et de la nièce de cet aventurier, Joseph Dupleix, marquis pour rire, banqueroutier, etc., etc., il pouvait bien (toujours lui, Nicolas) rayer cela de ses papiers.

On n'allait pas, au Vigan, jusqu'à contester l'existence même de l'Inde, puisqu'il en était question dans les histoires de l'antiquité; mais on savait parfaitement à quoi s'en tenir sur toutes les tromperies, menteries et faridondaines des marchands et des voyageurs. Jamais personne au monde n'avait ouï parler de ce Bussy-Castelnau que Nicolas comparait à Alexandree le Grand. Pensait-il s'adresser à des béjaunes? Il lui était enjoint, sous peine de malédiction, de rompre toutes relations avec ce nid d'intrigants, de laisser sa demoiselle Jeanneton pour ce qu'elle était et de songer qu'il y avait là-bas au pays, une «pigeonne» bien mignonne, sa cousine Amillou, à la vérité un peu bossue, mais qui n'avait jamais couru le Bengale et qui l'attendait au pays.

La lettre se terminait par des espoirs mystérieusement exprimés, relatifs à l'avènement de M. Choiseul-Stainville, à qui la mère tenait un peu par le Croizat de Caraman. Le père comptait entreprendre un voyage de Paris pour voir le cousin ministre et pousser les affaires. «Ce n'est pas, était-il dit, au moment où tu vas peut-être monter colonel, que tu as à t'embobiner dans une maison ruinée, qui est en procès avec ses associés et dont le chef a été savonné marquis depuis dix ans, tout au plus. Reste tranquille, et ne nous parle jamais de pareille mésalliance.»

Nous avons pu voir que, de son côté, Joseph Dupleix, peut-être avec plus de raison, n'était pas un partisan très chaud de l'union de sa nièce avec le chevalier d'Assas. Les choses restèrent ainsi. Nicolas et Jeanneton s'aimaient et ne se le disaient point. À quoi bon? Ils avaient tous les deux le cœur grand et fidèle.

Il arriva que Dupleix, au fond de sa retraite, fut repris, un jour, d'espérances ambitieuses. Il partit du Cloître comme on s'enfuit, avec un vieux valet indien qu'il avait, et les trois femmes dévouées à son malheur attendirent en vain de ses nouvelles. Le chevalier, quoiqu'il n'eût plus pour prétexte son métier de secrétaire honoraire, n'avait point discontinué ses visites. Il était, à vrai dire, la seule consolation de Mme de Bussy. Au bout de deux semaines, un soir, Mlle de Vandes lui dit tout haut devant sa tante et sa cousine:

—Si nous avions un ami à qui il fût possible de faire le voyage de Paris, nous serions délivrées de nos inquiétudes.

Ce jour-là même Nicolas demanda un congé à M. de Soleyrac, et le lendemain, il partit.

Nous savons ce qui s'ensuivit, nous savons aussi qu'à trois semaines de distance, plusieurs lettres importantes ayant été reçues au Cloître, Jeanneton, seule valide entre les deux autres Jeannes malades, s'était mise en route à son tour, sous la garde d'une servante de confiance.

Nous avons vu son arrivée à l'hôtellerie des Trois Marchands, nous connaissons le contenu des dépêches qu'elle apportait; nous savons enfin qu'en présence de la catastrophe amenée par ces désastreuses nouvelles Nicolas, prenant son courage à poignée, s'était déterminé à risquer une visite à son illustre allié le ministre.

Il nous reste à dire qu'aussitôt après son entrée dans la grande antichambre où son ancien camarade des dragons d'Aubigné avait eu la condescendance de le faire admettre, à la profonde surprise de l'huissier Chenu et de toute la livrée, l'inspecteur Marais, au lieu d'achever l'histoire du démon Rohault, de Fécamp, qui était femme, et d'éclairer enfin la question de savoir ce que cette nièce de Cartouche dit à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau, se rejeta vivement en arrière et rentra dans le corridor, entraînant l'huissier avec lui d'autorité.

—Nous en étions, commença celui-ci, à reconnaître qu'il y a superstition et superstition. Moi, je prétends qu'une fourchette croisée sur un couteau de table...

Mais il fut interrompu par Marais, qui dit d'un ton sec:

—Si vous ne me faites pas pénétrer à l'instant même auprès de Monseigneur, mon cher M. Chenu, je vous laisse la responsabilité entière de ce qui en peut résulter. Voyez si vous voulez perdre votre place!


XI

BOUCHE EN CŒUR

M. le marquis de Choiseul de la Beaume, qui remplaçait je ne sais déjà plus quel autre petit Choiseul, était un joli garçon, bien tourné, magnifiquement couvert, heureux de vivre, d'être blanc, blond, rose et coiffé à miracle, heureux surtout d'être Choiseul, et trouvant certes, au milieu de la navrante détresse de la France, que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y a des heures pour être Choiseul; c'est tantôt une incomparable félicité, tantôt un désagrément suprême, et quand, à quelque temps de là, M. le duc, renvoyé un peu brutalement, il est vrai, s'en alla à Chanteloup, faire une opposition rancuneuse au roi, son bienfaiteur, il est probable que M. le marquis de la Beaume retourna à l'étrille d'Aubigné-cavalerie.

Mais on n'en était pas là, et le dauphin, depuis Louis XVI, n'avait pas encore dit en tournant le dos à l'ancien ministre, après les événements funestes dont l'histoire n'a point éclairé le mystère: «Quand je vois cet homme-là, j'ai froid dans tout mon sang.»

Quand Louis XVI parlait ainsi, sa pensée allait vers des faits qui ne furent jamais et jamais ne seront suffisamment éclairés: faits horribles auxquels nul n'a le droit de croire, en l'absence de témoignages certains. Je ne crois pas à ces faits, et je n'ai pas besoin d'y croire pour détester la mémoire de ce faux puritain, de ce philosophe important et impuissant, de ce douteur, de cet endormeur, de ce solennel lâcheur qui ruina notre crédit en Europe et hors de l'Europe sans perdre le sourire de sa suffisance goguenarde, qui prépara la révolution sans la souhaiter, et à qui l'Angleterre devrait une statue.

En conscience, le petit marquis de la Beaume ne s'embarrassait guère de tout cela. Il était content et bon enfant; il voyait l'horizon clair, la France heureuse et l'univers bien sot de se plaindre, demi-couché qu'il était sur un joli sofa, dans un joli boudoir, devant un bon feu, pétillant et brillant comme ses yeux. Au moment où l'on annonçait le chevalier d'Assas, il se leva, ma foi! tant il avait de bonté dans l'âme, et vint jusqu'à la porte de son réduit, donnant sur la grande antichambre.

—Palsanminette! dit-il les bras ouverts, en secouant les parfums de ses dentelles, Nicolas, sois le bienvenu! J'ai pensé à toi au moins deux fois depuis que je suis au pinacle, et je me demandais pourquoi tu ne venais point nous voir. En avons-nous assez mangé ensemble autrefois, de cette vache enragée! Ne sois pas timide avec moi, cousin; tu vois bien que je n'ai pas de morgue. Je suis haut placé, c'est vrai, mais je monterai plus haut encore. Ceux à qui la fortune est due n'en prennent point de vanité: c'est bon pour les bourgeois parvenus qui s'étonnent d'être quelque chose. Embrassons-nous.

Et vraiment, il embrassa notre chevalier, qui pleurait presque de reconnaissance, et qui se sentit monter au cœur une large bouffée d'espoir. Aussi voulut-il battre le fer chaud et placer tout de suite un mot relatif à l'objet de sa visite; mais M. le marquis le prévint.

—Tu sais, dit-il avec chaleur et en l'inondant des bonnes odeurs exquises qu'il répandait en abondance, comme si tout un parterre de fleurs se fût caché sous son jabot, tu peux me demander tout ce que tu voudras, ne te gêne point avec moi. M. le duc a deviné de quel bois je suis fait... Quel homme, Nicolas, pour aller d'un coup d'œil jusqu'au fin fond des âmes! Un matin, il m'a regardé dans les yeux, et j'ai vu qu'il se disait: «Voici mon affaire: tournure, esprit bravoure, adresse, élégance... Vertucatiche! je ne donnerais pas ce petit cousin de la Beaume pour tout un régiment de Romanets et de Praslins, avec un quarteron de Stainvilles par-dessus le marché»... Et il m'a présenté au roi, qui avait la migraine et que j'ai fait rire avec une histoire de dragons où j'avais mis assez de poivre, pour saler la soupe de dix escadrons. Quel brave homme, ce roi! et qui bâille si bien!... Et nous sommes allés ensuite chez Mme de Pompadour, qui regarde les gens comme s'ils étaient des miroirs. Vrai! ses yeux semblent vous crier: «Dites-moi que je n'ai pas de rides». Jarnibredouille! je le lui ai dit, de bon cœur, quoiqu'elle en ait des écheveaux et des filets de quoi prendre tous les papillons des gazons de Versailles! Ne ris pas! Elle a dû être bien jolie du temps de ma grand'tante, et Mme de Grammont, qui est la peste, dit qu'en la rentoilant on en ferait encore un bon portrait de famille... Comment vas-tu?

Ici M. le marquis reprit haleine, après avoir installé son hôte sur une chaise et s'être étendu lui-même de nouveau sur le sofa.

—Mais, dit Nicolas, qui n'avait pas pu encore glisser une parole, je ne vais pas trop mal, comme tu vois.

—Toujours capitaine! s'écria M. de la Beaume, impétueusement, et même tu as l'air un peu râpé, soit dit sans t'offenser. Ce doit être ta faute... Par où nous pends-tu, chevalier?

—Tu dis?... interrogea d'Assas.

—Je dis: Par quel bout nous pends-tu?

—Mon père cousinait avec Mme Croizat du Châtel...

—Tiens, à propos, il est venu ces jours derniers, ton bonhomme de père. Ce qu'il voulait, je n'en sais rien. Et toi? Vas-tu postuler pour les ambassades ou rester dans le militaire?

—J'avoue, répondit d'Assas, que je ne me suis pas fait cette question-là.

—Et quelles questions te fais-tu donc, Nicolas!

—Je venais..., voulut dire le chevalier.

—Je vois bien, interrompit obligeamment M. le marquis, qu'il faut te donner un peu le diapason; tu reviens de Pontoise et même de plus loin. La guerre a fait son temps, mon bon, la superstition aussi. Il n'y eut qu'un seul grand homme sous Louis XIV, c'est M. de Fénelon, à cause de Télémaque. Nous voulons fonder Salente à Paris, avec des financiers honnêtes, des avocats sobres de paroles, des prêtres tolérants, un Dieu qui entende la raison ainsi que le mot pour rire, des dames habillées à la grecque, des parlements incorruptibles et des philosophes surtout, des philosophes et encore des philosophes, qui monteront une inquisition pour brûler vifs les fanatiques,—mais tendrement, éloquemment et en tenant compte des nouvelles théories sur la liberté humaine! M. Jean-Jacques Rousseau a tout un plan, qui n'est pas bon, mais qui intéresse beaucoup à lire... Une fois Salente fondée, qu'est-ce que cela fait que nous ayons abandonné l'Inde, le Canada, les bords du Mississipi et autres gaudrioles, puisque Salente, c'est-à-dire la France, par sa force naturelle d'expansion, s'étendra comme une immense tache d'huile d'un pôle à l'autre? M. de Voltaire ne croit pas à cela; mais il a trop d'esprit et ne croit à rien, sinon à lui-même! On se débarrassera de lui en le faisant idole... Alors, tu veux tout uniment entrer dans nos bureaux?

—Je n'ai pas dit cela...

—Ventrebedaine! comment veux-tu qu'on te devine si tu ne parles point? M. le duc est occupé pour toute la soirée et n'aura garde de te recevoir; mais, quand le diable y serait, n'as-tu pas assez de moi? Je suis le bras droit de Monseigneur et son bras gauche aussi; je puis faire de toi tout ce que tu voudras être; demande, ne te gêne pas et dégoise franchement!

—J'apportais un mémoire... commença le chevalier.

—Mauvais, Nicolas, mauvais! c'est le vieux jeu! Plus de mémoires!... Mais aurais-tu donc un procès?

—Non, pas moi! le mémoire est d'un autre...

—Détestable, Nicolas, on ne s'embarrasse plus des autres... De qui est-il, ton mémoire?

—D'un homme grand, d'un homme malheureux.

—Tati, tata, paraphe et lanlaire! grand, malheureux, sans le sou, démoli... et vieux, je parie?

—Et vieux, c'est vrai.

—Et qui a dépensé son argent à travailler pour sa patrie?

—C'est encore vrai.

—Nicolas, mon fils, je te vois d'ici avec ta pierre au cou... Comment a-t-il nom, ton Bélisaire?

—Joseph Dupleix.

À ce nom, M. le marquis de la Beaume sauta sur ses pieds et se prit les flancs à deux mains pour ne pas mourir de rire.

—C'est cela! s'écria-t-il, ah! comme c'est bien cela! Vertuminette! tu as mis dans le blanc du premier coup! Il n'y a qu'un Dupleix en tout l'univers, Dieu merci! Dupleix l'ennuyeux, Dupleix le fâcheux, Dupleix des éléphants et des tours, des plaidoyers, des mémoires et du Mogol, des plaintes, des récriminations et des cipayes, Dupleix enfin, Dupleix, et tu l'as pris sous ton bras!... Est-ce que tu n'avais pas voulu déjà autrefois t'embarquer pour le Canada, pour secourir ce Dupleix et demi qui s'appelle Montcalm?

—Si fait, répondit d'Assas, et je m'en honore.

—Grand bien te fasse! Écoute, moi, je ne t'en veux point pour cela. Il faut bien qu'il y ait des maladroits en ce monde: sans quoi, les routes ne seraient plus assez larges pour laisser passer les gens d'esprit; mais voici, pour ta gouverne, le vrai de la situation: nous ne voulons plus de colonies, parce que c'est une mine à contestations avec l'Angleterre. Nous lui laissons tout le tintouin de ces possessions lointaines qui obligent à entretenir des flottes, des marins, des soldats. Loin de porter aux extrémités de la terre ce que vous appelez la civilisation, nous désirons ramener l'Europe à l'état de nature en arrangeant un peu la sauvagerie: Salente enfin, mais Salente qui confiera à la marine anglaise le soin de faire circuler ses produits. Que dis-tu de cela? Plus de tracas, plus d'efforts; du vin doux, du miel et des roses, la France tranquillement aménagée à fonds perdu, et après nous, le déluge!

Le chevalier n'eut pas la peine de répliquer à ce discours, car la porte qui communiquait avec les appartements s'ouvrit, et un valet dit sur le seuil:

—Monseigneur attend M. le chevalier d'Assas.

Le petit marquis, à cette annonce, tomba de son haut.

—Comment! fit-il. Monseigneur! Es-tu bien sûr de ce que tu dis là, Germain?

—Je suis sûr, répondit Germain, que M. le duc fait appeler M. le chevalier d'Assas, et si c'est lui à qui j'ai l'honneur de parler ici, je l'invite à me suivre.

Il fit en même temps un respectueux salut à l'adresse de Nicolas.

—C'est bien, Germain, c'est bien, dit précipitamment le marquis; mon très cher cousin d'Assas va se rendre aux ordres de M. le duc. Attends seulement deux secondes de l'autre côté de la porte.

Germain disparut aussitôt.

Le petit marquis se tourna alors vers d'Assas, et son joli minois avait pris une expression d'inquiétude au travers de laquelle perçait un sentiment de vénération jalouse.

—Ah çà! Nicolas, dit-il en baissant la voix, tu t'es donc moqué de moi? ce n'est pas bien.

—Pourquoi me serais-je moqué de toi?

—Tu t'es fait annoncer d'avance chez Monseigneur... et moi qui croyais que tu avais besoin de moi!

Le chevalier protesta de son innocence.

—Mais alors, dit le marquis avec défiance, comment M. le duc saurait-il que tu es ici?

—Je me le demande, répondit d'Assas.

—En tout cas, reprit M. de la Beaume, qui lui serra chaleureusement les deux mains, j'espère que tu n'as pas à te plaindre de mon accueil!

—Moi! par exemple! Tu t'es montré pour moi l'excellent camarade d'autrefois...

—Bien, bien, Nicolas, je souhaite que tu sois sincère. Je te prie de ne point dire à M. le duc avec quelle liberté je me suis exprimé devant toi sur diverses matières. Ces sujets sont brûlants et un homme comme lui, passionné pour le bien de l'État, usant ses forces au service du roi... Enfin j'aurais pu exprimer autrement, c'est certain, toute l'admiration que m'inspirent son dévouement fidèle d'un côté, son patriotisme de l'autre. Depuis le cardinal de Richelieu (si tu es vraiment mon ami, tu n'oublieras pas que j'ai choisi ce terme de comparaison), depuis le cardinal, on n'avait pas vu pareil homme d'État. Et demande tout ce que tu voudras, tu sais, excepté ma place.

Il ouvrit la porte derrière laquelle était Germain et pressa d'Assas sur son cœur en ajoutant:

—Bonne chance, ami, cousin et camarade; on aura beau te combler, tu n'auras jamais tout ce que je te souhaite!

Germain se mit à marcher à grands pas, traversant une enfilade de pièces somptueusement ornées, et le chevalier le suivit.

Ils arrivèrent ainsi à une antichambre assez vaste, où quatre fonctionnaires qui vous avaient des poses de gentilshommes étaient debout.

—Monseigneur a sonné deux fois, dit l'un de ces messieurs. Ai-je l'honneur de parler au chevalier d'Assas?

Nicolas répondit affirmativement, et tout de suite une porte recouverte d'une épaisse draperie lui fut ouverte.

On ne l'annonça point, cette fois. Il entra, et la porte retomba sans bruit derrière lui.

Il se trouva dans une chambre très vaste, meublée avec une sorte d'austère coquetterie, où un homme de quarante ans à peu près, dodu, grassouillet, frais, rond, un peu vieillot, comme un amour de Boucher qu'on eût laissé prendre de l'âge, était assis devant un bureau de bois d'ébène et travaillait. En face de lui pendait à la muraille le portrait du cardinal de Richelieu, peint par Philippe de Champaigne: celui-là même qui avait appartenu à Louis XIII.

Ce portrait, beaucoup trop grand pour le lieu, prenait toute la place et gênait deux autres cadres, dans l'un desquels le roi montrait sa jambe, tandis que dans l'autre, cette pauvre sainte reine Marie Leczinska, supérieurement habillée par Louis Tocqué, étalait son manteau de fleurs de lis sur une robe qui est estimée comme le chef-d'œuvre du broché-rococo, et regardait la couronne de France en tâchant de sourire.

Le cardinal, lui, du haut de son immense cadre, était bien obligé de regarder l'homme frais et bien en chair comme une poularde, dont Vanloo nous a laissé une si curieuse image; nez à la Roxelane, regard d'ingénue démissionnaire, bouche en cœur, menton de bourgeoise fondante que l'embonpoint commence à taquiner.

Peut-être que ce terrible génie, le maître de Mazarin, s'étonnait un peu de se trouver là, en face de ce successeur de poche qui faisait de vains efforts pour donner des airs d'aigle à sa tête d'ortolan très intelligent.

C'était le signe des temps: la grande politique française restait accrochée à un clou avec le souvenir de nos victoires, et, quoique morte, elle semblait énorme, pendant que la petite politique de commis et de grisette à qui l'Angleterre donnait des frissons vivait et trônait au ras de terre.

L'une de ces politiques était représentée par un géant qui se dressait maigre et pâle, car il en coûte cher pour porter le poids du patriotisme et du génie; l'autre, Dieu merci, n'avait sur ses rondes épaules aucun fardeau pareil; elle se portait très bien et engraissait d'une livre à chaque soufflet de l'étranger que nous recevions sur les fossettes de ses joues.

Mais je parle après plus de cent ans, et Vanloo peignait d'après le vif: si vous voulez bien comprendre l'homme et l'époque, lisez le portrait de Vanloo!

Une fois que la porte du cabinet fut refermée, notre chevalier se trouva donc seul avec Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul, ministre des affaires étrangères et véritable roi de France, puisqu'il n'avait au-dessus de lui qu'Antoinette Poisson, marquise de Pompadour. Le potentat ne se retourna point. Il écrivait, et, au milieu du silence qui régnait, sa plume grattait le papier avec un petit bruit de souris qui grignote.

Nicolas, debout et muet auprès du seuil, se mit à regarder les trois portraits qui sortaient vaguement de leurs cadres à la lueur des bougies. C'était la reine qui lui faisait face. On parlait peu de la reine, qui passait à bon droit pour une sainte, et que dire d'une sainte au XVIIIe siècle!

Le jeu des lumières mettait une profonde tristesse derrière son sourire, tandis que ses yeux si bons allaient vers sa couronne doublée d'épines, et il y avait une tendresse d'enfant dans son regard, passant par dessus les fleurs de lis pour caresser le noble visage de ce roi, doux et beau, mais fatal, dont la jeunesse avait promis un héros et dont l'âge mûr, faisant faillite à toute glorieuse espérance, s'offrait au monde comme un exemple redoutable des profondeurs où l'homme vicieux peut salir son âme et ruiner son corps. Entre la chère et modeste femme, obstinée dans l'amour qu'elle portait à son mari, à son roi, et le malheureux prince que le poison de son éducation première putréfiait sur pied, comme s'il eût porté en lui toutes les infections de la Régence, le prêtre d'acier se dressait, le prêtre qui coupait les têtes des factieux, même quand elles se plantaient sur des épaules de princes: Richelieu! le plus grand Français de la monarchie; grand parce qu'il était inflexible, Français parce qu'il ne voulait personne entre la France et le roi...

—Pourquoi, diable! demandait M. de Bernis, qui n'aimait pas beaucoup son successeur, pourquoi, diable! a-t-on mis ce grand vilain portrait chez Choiseul? S'il voulait à toute force un Richelieu, que ne prenait-il M. le Maréchal? Au moins, ils pourraient causer de leurs commerces!

Quand le chevalier fut las de contempler le colosse, ses yeux redescendirent vers le petit homme, coiffé en bourse et bourré dans son fameux frac à brandebourgs, qui écrivait, qui écrivait toujours et d'abondance; car la lettre était pour sa fructueuse patronne, Marie-Thérèse d'Autriche.

Tout a une fin, cependant; la plume de M. le duc grinça un dernier cri en fouettant vigoureusement son parafe, et il daigna se retourner vers son cousin par alliance, qui n'avait pas bronché depuis le temps.

M. le duc avait l'œil perçant et se vantait de parcourir le livre intérieur d'un homme d'un seul regard. Il parcourut donc notre Nicolas, à qui l'examen, selon l'apparence, ne fut pas défavorable.

—Chevalier, lui dit, en effet, M. de Choiseul, je suis content de vous voir. Les parents de Mme la duchesse sont les miens et je les affectionne aussi sincèrement que les membres de ma propre maison. J'ai ouï parler de vous plusieurs fois, et M. de Soleyrac, qui nous approche un peu par les Beaupré, vous fait l'honneur de vous distinguer très particulièrement. Je suis étonné qu'étant à Paris déjà depuis plusieurs semaines, vous n'ayez point porté vos hommages à Mmes de Choiseul et de Grammont.

—Je n'ai d'autre excuse, répondit le chevalier, que ma timidité de soldat et la crainte d'être importun.

—Et aussi le manque de loisir, mon cousin d'Assas, dit le ministre, car je vous sais fort occupé.

Le chevalier rougit.

—Je vous prie de croire, continua M. de Choiseul, que mon intention n'a point été de vous reprocher vos visites quotidiennes et si longues à l'hôtellerie des Trois-Marchands. Je sais apprécier toutes les générosités du cœur et je me fais gloire des sentiments de bienveillance que m'inspira toujours un homme malheureux, rempli de bonnes intentions, qui a nui, c'est certain, dans une mesure assez considérable, aux intérêts de Sa Majesté; mais qui a cru bien faire et dont l'imprudente conduite a été peut-être trop sévèrement punie... non point par nous, chevalier, qui ne lui voulons que du bien, mais les événements dont nous ne sommes pas les maîtres. Vous avez compris que je fais allusion à votre protégé M. le marquis Dupleix.

Nicolas salua sans répondre. Ce qui le faisait muet, c'était l'étonnement. Jamais il n'aurait cru que le ministre connaissait si bien ses affaires, et encore n'était-il pas au bout de ses surprises.

—Quand vous désirez me voir, reprit, en effet, M. le duc, qui lui désigna enfin un siège d'un geste froid, mais bienveillant, vous n'avez pas du tout besoin de vous adresser à M. de la Beaume, ni de prendre tout autre circuit. Les parents de Madame la duchesse sont les miens et je les affectionne aussi sincèrement... Mais je crois vous l'avoir déjà dit. Vous pouvez, mon cher chevalier, me remettre le nouveau mémoire de M. Dupleix, qui est, je le suppose, écrit de votre main... Vous avez une fort belle écriture... Mais Sa Majesté compte sur vous pour tenir une épée et non pas une plume.

—Monseigneur... balbutia Nicolas.

—Ne prenez point ceci pour une récrimination, chevalier; vous avez, il est vrai, outre passé un peu le terme de votre congé, mais la campagne n'est pas ouverte, et je me chargerai volontiers de vous excuser auprès de vos chefs... Est-ce que vous n'avez pas sur vous ce mémoire?

—Si fait, M. le duc, dit Nicolas qui s'était docilement assis, mais qui semblait être en vérité sur un paquet d'épines.

—Donnez!

Nicolas donna. M. le duc prit le mémoire, et sa «bouche en cœur», dont M. de Richelieu, son ennemi par les femmes, se moquait si plaisamment, eut un sourire imprégné de mansuétude, pendant qu'il demandait:

—N'a-t-il pas une nièce?... j'entends ce brave M. Dupleix.

—En effet, prononça tout bas le chevalier.

M. le duc avait ouvert le cahier et le feuilletait négligemment.

—Il aurait fait, ce bonhomme, dit-il en lisant çà et là une phrase, un remarquable avocat au parlement. Il a du feu et de l'éloquence; il sait donner à sa pensée des tours très vifs et pleins d'originalité... Ah! par exemple, voici qui est trop fort; il donnerait à entendre que le gouvernement du roi est d'accord avec la compagnie pour le persécuter...

—Il se trompe, n'est-ce pas? s'écria d'Assas.

—Absolument, répondit le ministre: il se trompe depuis le premier mot de son factum jusqu'au dernier. La compagnie nous gêne tout autant qu'il nous embarrassait lui-même... Comment vous conduiriez-vous, Monsieur mon cousin d'Assas, avec des gens qui vous combleraient de cadeaux dont vous ne sauriez que faire et qui, par dessus le marché, vous réclameraient sous main un prix extravagant pour ces présents que vous ne souhaitiez point? Telle est notre position vis-à-vis de nos amis les conquérants d'eldorados et de terres merveilleuses. Ils vont, ils vont... Et quand nous leur crions halte là! il nous appellent traîtres et larrons, ils nous opposent la conduite de l'Angleterre... Chevalier, si le hasard m'avait fait ministre du roi d'Angleterre, je me conduirais en conséquence. Les peuples ont des génies différents et des tempéraments qui ne se ressemblent point. Il y a des nations marchandes, d'autres qui ne le sont pas. Vous comprenez bien que je ne vais point vous faire un cours de géographie économique et historique. J'ai mes convictions, auxquelles j'obéis dans la mesure de mon intelligence et selon ma conscience. Ce qui enrichit les Anglais nous ruine, parce qu'ils sont calculateurs et patients, tandis que nous sommes pressés, inquiets et avides à la manière des enfants qui ne comptent jamais. Quand les Anglais arrivent quelque part, ils ouvrent une boutique; nous autres, nous bâtissons un petit fort et nous nous promenons tout autour en disant: «Nous sommes les maîtres céans!» Nos conquêtes d'outre-mer sont magnifiques sur le papier, mais en réalité la France n'a jamais conquis dans l'Inde, ni même au Canada, que le droit de se saigner aux quatre membres pour entretenir loin d'elle des bouches inutiles qui la calomnient en la dévorant. Nous ne voulons plus de cela, mon cousin: nous supprimons d'un coup les mendiants et les satrapes!

Il referma le mémoire et le posa sur la table en ajoutant très froidement:

—Vous comprenez que cette mesure ne peut être approuvée ni par les satrapes ni par les mendiants... À quoi pensez-vous, chevalier?

—À Bussy-Castelnau, répondit d'Assas, qui avait les yeux baissés.

—Une manière de roi Pélage, à ce qu'il paraît, qui change les pierres en soldats!

—Le plus grand homme de guerre de notre époque, à mon sens, M. le duc, et dont l'histoire célébrera les merveilleux faits d'armes.

—L'histoire! répéta le ministre entre haut et bas.

Et toute cette ronde figure de bourgeoise entre deux âges s'éclaira d'une lueur sarcastique pendant que de sa bouche en cœur, cette parole tombait:

—Athènes est morte, et Rome aussi: les nations ont leur agonie. Comment s'appellera le peuple nouveau qui lira dans cent ans les dernières pages de l'histoire de France?

M. le duc n'inventait rien. C'était là une idée qui courait dans les ruelles philosophes où le deuil de la patrie était porté d'avance avec une étrange résignation. Ils se demandaient seulement, ces prophètes, si Paris serait moscovite ou prussien, et, prenant leurs mesures, ils brisaient déjà de pleins encensoirs sur les nez prussiens ou moscovites.

Ah! M. le duc avait raison, c'était bien une agonie, et pour être revenue de si loin, il faut que la France soit forte providentiellement. Dieu a quelque chose encore, peut-être, à faire par nous: Gesta Dei per Francos...

—J'avoue, reprit M. de Choiseul, que je serais assez curieux de savoir ce qu'elle dira de nous, l'histoire... Mais que nous voici loin, chevalier, de certaine commission que m'a donnée pour vous mon honoré parent, ou du moins allié, M. le comte d'Assas, votre bon père!

—Mon père! s'écria Nicolas hors de garde.

—Il a eu la bonté de nous venir voir et m'a chargé de vous dire qu'on se portait bien au Vigan. Je l'ai détourné de l'idée qu'il avait de solliciter une lettre de cachet pour vous loger à la Bastille.

—À la Bastille! moi! balbutia Nicolas.

—J'aurais dû vous dire cela dès l'abord; mais vous êtes un jeune homme d'agréable entretien, et nous avons causé, causé... Cette nièce de M. Dupleix est, selon mes informations, une très belle personne, dont la société ne laissait pas que de vous être précieuse, là-bas, sous Klostercamp, dans ce pays perdu. J'ai fait comprendre à mon cousin d'Assas que la Bastille jouissait de son reste et que nous n'étions plus au temps où l'on mettait les amoureux au cachot. Il a été un peu étonné. C'est un homme de décision. Il m'a déclaré qu'il vous casserait plutôt les deux bras et les deux jambes que de prêter les mains à votre entrée dans une famille qu'il qualifie d'ailleurs beaucoup trop sévèrement. Je crois l'avoir calmé. Il a été convenu entre nous que vous partiriez sans retard pour rejoindre votre corps, dont les quartiers vont être changés tout exprès pour vous éloigner de l'île d'Armide. Vous vous étonnerez que les affaires de l'État me laissent le temps de songer à de pareils détails; mais le bien qu'on fait est un délassement, loin d'être une fatigue. D'ailleurs, je suis aise de vous le dire une fois pour toutes, les parents de Mme la duchesse sont les miens, et je les affectionne aussi sincèrement que mes cousins du sang de Choiseul... Avez-vous quelque autre communication à me faire?

—Je supplie Votre Excellence, s'écria Nicolas, je la supplie, à mains jointes, d'avoir égard au travail que je lui ai remis. La lecture attentive de ce mémoire...

M. de Choiseul l'interrompit avec bonté et caressa de la main le cahier en disant:

—L'écriture en est remarquablement régulière.

—Veuillez ne pas vous irriter de ma hardiesse, Monseigneur, insista Nicolas, qui avait les mains jointes: vous avez là tous les éléments d'une réhabilitation éclatante, nécessaire; vous avez là les moyens de réparer une déplorable injustice...

M. de Choiseul se leva; jamais sa bouche n'avait été plus en cœur.

—J'aime, dit-il, ces vivacités d'expression chez les gens de votre âge. Un capitaine doit parler franc. Je suis enchanté de votre visite, et je vais écrire à l'excellent M. d'Assas, votre père, qu'il peut dormir tranquille.

Il tendit, ma foi! à Nicolas, qui s'était, bien entendu, levé en même temps que lui, sa main, qu'il avait courte, potelée et munie de très belles bagues.

—Au revoir donc, chevalier, dit-il, je vous promets de faire le nécessaire pour ce pauvre bon M. Dupleix. Mme la duchesse lui veut du bien, et chacun des désirs de Mme la duchesse est un ordre pour moi. Ne faites pas d'observations à la personne qui va vous prier de monter en chaise au sortir d'ici: c'est pour le service du roi.

Il sourit, tourna le dos et se remit à son bureau, pendant que Nicolas gagnait la porte, après s'être respectueusement incliné.


XII

FIANÇAILLES

«La personne» chargée de mettre Nicolas en chaise était cet excellent M. Marais, qui en agit, du reste, comme toujours, le plus décemment du monde. On conduisit Nicolas à son hôtellerie, où il eut dix minutes pour plier bagage. Défense d'aller aux Trois Marchands. Seulement M. Marais se chargea avec beaucoup d'obligeance d'une lettre pour Mlle de Vandes, lettre qui, à la vérité, s'égara en chemin.

La vraie victime de ce petit coup d'État fut l'huissier Chenu, qui attendit en vain la fin de l'histoire du démon Robault de Fécamp, nièce de Cartouche, et ne sut point ce que cette créature extraordinaire avait pu dire à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau.

Au fond, nous n'avons aucunement dessein de blâmer M. le duc de Choiseul faisant accroc à la philosophie, abusant un peu de la force publique en faveur de l'autorité paternelle du vieux d'Assas: les philosophes n'ont jamais été à cela près, et leurs actes ne cadraient guère avec les sympathiques générosités de leurs écrits. Le chevalier, d'ailleurs, était en faute pour avoir outrepassé les limites de sa permission; il avait encouru un châtiment plus sévère que ce départ subitement forcé, suivi d'un voyage en chaise avec escorte.

Nous voulons seulement faire remarquer que le «grand ministre» ne fut pas plus heureux dans cette mince entreprise qu'il ne l'était ordinairement quand il s'agissait de combinaisons plus importantes. Il était l'homme qui ne réussit jamais, et sa gloire est toute faite de déconvenues.

Le chevalier rejoignit son corps, qui avait quitté ses quartiers sous Klostercamp pour reculer jusqu'au camp de Ruremonde, au confluent de la Meuse et de la Roër, où M. le maréchal de Contades venait de s'établir pour l'hiver. Il trouva là M. de Soleyrac, muni d'une lettre écrite par un sous-Choiseul quelconque, au nom de M. le duc, et toute pleine de bienveillantes paroles. Il était dit dans cette lettre: 1º que M. le duc songeait, le soir et le matin, au moyen d'avancer les affaires de M. de Soleyrac, qui lui tenaient au cœur presque autant que les siennes propres; 2º que, sauf les droits antérieurs et supérieurs de deux Praslin, d'un Romanet, d'un Beaupré, de trois La Beaume et de quelques autres Stainville, la première place de maréchal de camp serait, sans conteste, pour ledit M. de Soleyrac; 3º que le chevalier d'Assas devait être éclairé de près, dans son propre intérêt, les parents de Mme la duchesse étant ceux de M. le duc et logés aussi ayant de son cœur... nous savons le reste; 4º que M. de Soleyrac devait veiller spécialement à ce que ledit chevalier d'Assas ne fît aucune excursion hors de service dans le pays de Gueldre, vers ses anciens quartiers de Klostercamp.

Assurément, de la part d'un personnage politique si haut placé et chargé de responsabilités si vastes, pareille préoccupation peut sembler bizarre, et le lecteur trouvera que c'était pousser un peu loin la complaisance envers les projets matrimoniaux du vieux d'Assas, mais il y avait autre chose. Les gens comme M. le duc, si accablés de besogne qu'ils soient, ont toujours le temps de n'aimer point les pauvres grands vaincus comme Joseph Dupleix et de le leur témoigner.

Ce n'est pas méchanceté de leur part, c'est malaise de conscience.

Mais il se trouva que M. de Soleyrac attendait le grade de maréchal de camp depuis trop longtemps, qu'il avait reçu trop de promesses, qu'il n'y comptait plus et qu'il était porté naturellement de sympathie pour les Montcalm, les Bussy, les Dupleix: pour tous ceux enfin qui ne plaisaient point à M. le duc.

Ruremonde n'est pas bien loin de Klostercamp; M. de Soleyrac se fit une maligne joie de rendre visite à son ancien voisin du Cloître revenu de son expédition de Paris, aussi souvent que les circonstances le permettaient, et d'emmener toujours Nicolas, qui se trouvait ainsi ne point faire ses excursions en dehors du service.

Il arriva en même temps que Joseph Dupleix apprit, peut-être par les soins de Nicolas, que le ministre tout puissant daignait apporter des obstacles à l'idylle matrimoniale nouée entre le même Nicolas et la belle Jeanneton de Vandes.

Vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que le bonhomme Joseph haïssait M. le duc du meilleur de son cœur. C'était la robuste rancune de l'homme fort contre l'obstacle qu'il juge vil et qui fit pourtant trébucher son élan. Aussitôt que Dupleix eut découvert la mauvaise volonté du ministre, il devint fanatique partisan de l'union qu'il avait d'abord repoussée.

D'autre part, le vent qui soufflait du Vigan devint un peu plus favorable. Dans un héritage que fit le vieux M. d'Assas, se trouvèrent comprises deux douzaines d'actions de la compagnie qui ne valaient pas cher. Il s'informa. On lui dit que M. de Choiseul ruinait de parti pris les affaires de l'Inde et que les basses rancunes des directeurs de la compagnie ne l'aidaient que trop dans ce méfait; mais que si on laissait seulement agir ce diable à quatre de Dupleix, les deux douzaines de chiffons sans valeur deviendraient une superbe fortune.

Tron dé Tarascon! connaissez-vous les héritiers du Languedoc? Chacun d'eux vaut trois héritiers de Normandie. Le bon M. d'Assas, retourné de bout en bout, brûla ce qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé. Dupleix prit des rayons dans ses rêves, et quand le chevalier lui écrivit une lettre respectueuse, mais ferme, pour réclamer son consentement au mariage, le brave gentilhomme répondit quatre pages sur grand papier, qui contenaient, entre autres choses raisonnables les sentences suivantes: «Tout ce qui reluit n'est pas or. Monseigneur mon cousin de Choiseul a eu la bonté de me faire beaucoup de promesses qu'il n'a point tenues, et après tout j'hésite à blâmer les pères Jésuites de n'avoir point voulu compromettre les sacrements avec cette Pompadour, notoirement impénitente, et qui pourrait bien être la femelle de Satan. On parle beaucoup de cela chez nous. Est-ce vrai que les pères, si on les chasse, emporteront avec eux dix-sept cents millions en lingots, reliques et perles fines, et qu'ils excommunieront le roi? Je serais bien aise aussi de savoir s'il est authentique que cette Pompadour ait mis en gage trois gros diamants de la couronne pour acheter de la fraîcheur. Mme ta mère penche vers la compagnie de Jésus: mais ton frère Philippe tient pour la philosophie, ayant appris par notre chirurgien qu'en disséquant les corps morts à la salle d'anatomie, on ne trouve jamais d'âme dedans. Moi, je ne suis pas entièrement fixé: M. mon père allait à la messe, et je fais de même, quoique notre curé ait le caractère bourru; mais pour ce qui est de l'âme, il dit que si on n'en trouve point dans les cadavres, c'est qu'elle a déménagé à temps pour s'en aller au ciel, dans le purgatoire ou en enfer, selon que le défunt a jugé bon de se conduire. À cela, je vois quelque apparence, puisque si l'âme était dans le cadavre, le cadavre, vivant comme toi et moi, ne souffrirait point les privautés des gâte-chair qui les dissèquent. Mais, d'autre part, comment les Pères peuvent-ils déménager dix-sept cents millions d'épargnes privées, quand moi qui suis de noblesse, j'ai tant de peine à nouer les deux bouts! Philippe dit qu'ils usent de maléfices et qu'ils ont trouvé derrière l'équateur, plus loin que l'Amérique, un pays plein de perroquets où les sauvages ne mangent pas d'ail et rendent de l'or. Je ne vais pas contre; mais vivre sans ail ne me paraît point naturel. Philippe a de l'instruction plus qu'il ne faut pour un gentilhomme, et il en abuse... De tout quoi, en passant, je t'ai voulu entretenir pour arriver à ton mariage, qui va sur des roulettes par le motif que feu ta cousine Anillou a décédé le mois passé, en son âge de 22 ans et quatre mois, n'étant pas née viable pour plus longtemps, à cause de son infirmité, et a testé en ta faveur, selon la due forme, sous condition que tu ne l'oublieras point dans tes prières. Il n'y avait pas beaucoup à prendre d'ailleurs, ne t'inquiète point; Mme ta mère l'a dépensé vivement, avec l'espoir que tu as assez de ta paye, et qu'on te rembourserait sur les actions de la compagnie, quand M. le marquis Dupleix (à qui nos civilités, comme de juste) les aura fait remonter suffisamment; ce pourquoi, dans ton contrat, tu peux glisser une clause stipulant que ledit M. Dupleix nous fera payer les premiers. C'est un homme extraordinaire, et Mme la marquise Dupleix (à qui tous nos hommages, bien entendu) a de certains traits dans sa vie qui font penser à Jeanne d'Arc. Nous aurons du plaisir à les voir tous les deux. Quel pays, que cette Inde, mon ami! Si ce n'était pas si loin, on y ferait bien un voyage, car nous en sommes copropriétaires pour vingt-quatre parts, et victimes de toutes les lâchetés, bévues, maladresses, trahisons amoncelées en tas par je sais bien qui. Je ne suis déjà pas si sûr que nous soyons parents de ces Choiseul, et encore ce ne serait que par ma femme. On dit que Bouche-en-cœur branle dans le manche, entre ses trois ministères: s'il tombe, il n'a pas besoin de venir me chercher pour le relever. Vaya-*dioux! sans ce prestolet, les actions vaudraient le triple!... Et Mme ta mère, aussi bien que moi, donne volontiers son consentement à ton mariage.»

Le jour où cette remarquable lettre arriva au camp de Ruremonde, il y avait une grande nouvelle qui courait. M. le maréchal de Contades allait prendre le commandement des deux armées et marquer un sérieux mouvement d'offensive. On était au printemps de l'année 1760. Le 11 mai, Nicolas obtint la permission de se rendre tout seul à Klostercamp pour célébrer ses fiançailles et faire en même temps ses adieux, car il allait être pris pour plusieurs mois, les travaux de cette campagne devant durer, selon l'apparence, autant que la belle saison.

Il y avait bien de la tristesse du Cloître quand le chevalier arriva, porteur de la bonne nouvelle. Depuis la blessure qu'il s'était faite chez la veuve Homayras, à l'auberge des Trois Marchands, Joseph Dupleix ne s'était jamais entièrement relevé; mais on peut dire qu'il souffrait surtout d'une autre blessure: la perte de ses espérances, qui allaient s'égrainant une à une comme les perles d'un collier dont le fil est rompu. Les dernières dépêches de l'Inde étaient lamentables. Bussy, beau comme un lion aux abois, se mourait de ses victoires, dont le stérile miracle épuisait ses ressources et décimait son armée. Lally lui-même n'avait plus que le sombre courage du désespoir. Il se croyait au comble du malheur, il se trompait; M. de Choiseul, plus implacable que les Anglais, lui réservait l'échafaud.

Car ce fut lui, ce duc et pair, qui montra d'avance et le premier aux philosophes de 93 comment on coupe la tête aux martyrs!

La marquise Dupleix languissait; Mme de Bussy, reléguée tout au fond de son deuil, vivait de larmes. Pour soutenir, pour relever et réchauffer tous ces désespoirs, il n'y avait que Jeanneton, enfiévrée de courage et prodiguant à ceux qu'elle aimait son corps et son cœur. Littéralement, le vieillard et les deux pauvres femmes n'avaient, pour éclairer leur nuit, que son cher et pur sourire.

Ce fut une fête mélancolique que ces accordailles où le fiancé prenait en même temps congé pour aller au loin affronter les hasards de la guerre, et où la fiancée avait des pleurs sous le voile serein de sa résignation; mais ce fut une grande fête. On rompit l'anneau, selon la coutume des Flandres. Mme Dupleix mit au cou de Jeanneton une petite croix de diamants qui était une relique et dont la vue mouilla les yeux de son mari:

—Tes premières pierreries, Jeanne! murmura-t-il: je n'étais pas encore riche quand je te les donnai, et ce sont les seules que tu aies gardées!

Lui-même, il parut au dîner avec son grand cordon de l'ordre de Saint-Louis. Pour un moment, sa tête s'était redressée.

Mais quand les deux jeunes gens lui demandèrent sa bénédiction, tout ce courage factice tomba, et il dit en un gémissement profond:

—Mes enfants! oh! mes chers enfants, je n'ose pas vous souhaiter du bonheur. Il y a si longtemps que Dieu n'entend plus mes prières!

Tout de suite après le repas, on se sépara. C'était l'heure fixée pour le départ du chevalier, dont la monture attendait dans la cour. Il n'y eut que Jeanneton pour le reconduire jusque-là. Dupleix et la marquise restaient auprès de Mme de Bussy, chez qui cette séparation avait éveillé de poignants souvenirs et qui s'était trouvée faible tout à coup.

La soirée était belle. Nicolas, au lieu de se mettre en selle, passa la bride de son cheval à son bras et dit:

—Jeanne, ma chère Jeanne, donnez-moi encore une minute.

—Je vous conduirai, dit-elle, jusqu'au pont du moulin.

Et ils descendirent la rampe rocheuse en se tenant par la main. Nicolas était obligé de tirer son cheval, qui avait peur de la pente et dont les fers glissaient sur les cailloux. Ils ne parlaient point, mais leurs cœurs étaient pleins à déborder.

—Je ne vous ai jamais dit comme je vous aime, murmura le chevalier, dont la voix tremblait.

—Je le sais, répondit-elle.

Puis, regardant, au-dessus d'elle, la voûte semée d'étoiles:

—Là, là-haut, ajouta-t-elle sans savoir peut-être qu'elle parlait, comme tout est calme, comme tout est beau!

—Et voilà, Jeanne chérie, demanda Nicolas, qui ne songeait point au ciel, m'aimez-vous comme je vous aime?

—J'irai avec vous, murmura-t-elle, encore un peu plus loin, car j'ai de la peine à vous quitter... Avez-vous vu comme ils souffrent chez nous? Mon Dieu, vous êtes ici comme partout. Ayez pitié de ceux qui n'ont plus d'espérance sur la terre!

Elle se reprit à marcher d'elle-même. Quand le pas du cheval sonna sur les planches branlantes du pont, le meunier ouvrit son trou de guette et regarda:

—Pour sûr, vous vous en allez donc tout de même, Monsieur le capitaine, dit-il, promis comme vous êtes à quelqu'une qui est un ange?

—Je reviendrai, Bastian, répondit le chevalier.

—Le plus tôt, le mieux, Monsieur le capitaine, et bonne bataille je vous souhaite!

Toujours se tenant par la main, ils arrivèrent à l'allée des aunes, qui était noire, sauf les places où la lune, passant par les éclaircies rares, marquait des ronds éclatants de blancheur.

L'étang, immobile comme une surface d'acier poli, mirait les dentelures de ses bords où ça et là un rayon montrait les pointes aiguës des iris, semblables à une moisson de glaives, et parmi lesquels des bruits se glissaient, voix discrètes de la nuit.

Est-il un homme au monde ou une femme qui n'aient souvenir de cette heure silencieuse où s'entendent les battements des cœurs?

Ils étaient beaux et grands dans leurs âmes, ces deux enfants qu'on venait de bénir pour le bonheur au milieu de si amères tristesses; et à travers l'ombre, Dieu les regardait aller, lui qui savait que leur destinée était souverainement choisie.

Et, comme si elle eût pris conscience de cela, Jeanne de Vandes sentait dans ces ténèbres si douces quelque chose qui lui souriait. Ses yeux ne pouvaient se détacher de ces purs diamants du ciel qui brillaient à la fois au-dessus de sa tête et à ses pieds dans le miroir du petit lac.

—On dit; murmura-t-elle, que chacun de nous ici-bas a la sienne.

Elle parlait des étoiles.

Vous connaissez bien ce refrain des fiancés que les vieillards appellent un radotage. Nicolas, le pauvre Nicolas, en dehors de ce radotage du cœur, n'aurait trouvé en lui-même ni une pensée, ni une parole, et il répétait:

—Jeanne, ô Jeanne! ne voulez-vous donc jamais me dire que vous m'aimez?

—Si cela est vrai, mon ami, poursuivit-elle au lieu de répondre, il doit y avoir, parmi ces vivantes étincelles qui sont aussi des âmes, il doit y avoir des étoiles, de chères étoiles où deux avenirs mariés se confondent...

—Dites-moi seulement ce mot: ce seul mot...

—À quoi bon?... Il n'y a qu'une étoile au ciel pour nous deux, mon fiancé. J'ai maintenant mon cœur dans votre cœur, et la bonté de Dieu a permis que vous soyez, après Lui, mon espoir et ma vie.

D'elle-même elle lui tendit son front.

C'était l'endroit où ils s'étaient parlé pour la première fois, ce jour que Jeanneton revendit de chez la veuve du bûcheron, Lisela, pour qui elle avait demandé l'aumône. Nicolas se pencha et ses lèvres effleurèrent ce front, pareil au lis des champs dont il est dit, dans le livre des livres, que toutes les richesses réunies de l'univers ne sauraient payer la splendide parure.

Et ils allèrent encore, muets, cette fois, tous les deux. La route tourna et se mit à monter cette pente rapide où il y avait des bouleaux et des roches moussues dans la bruyère. En regardant derrière eux, ils pouvaient voir l'étang briller et les jambes noires du moulin qui plongeaient dans l'eau. De l'autre côté, au sommet de la colline, la maisonnette de Joseph Dupleix blanchissait entre les deux ruines sombres, et les grands arbres qui la dominaient s'inclinaient comme des saules pleurant sur un tombeau.

—C'est là! dit tout à coup Jeanneton.

Ils étaient en haut de la montée, dans une petite clairière, bordée d'un côté par les derniers bouleaux, de l'autre par une coupe de jeunes chênes formant un impénétrable fourré. À une cinquantaine de pas, adossée à la forêt, était une loge de bûcheron dont la toiture en chaume s'en allait par poignées et qui n'avait plus à son unique fenêtre qu'un débris de châssis. Entre la rampe et la loge, un chêne énorme étendait loin du tronc ses branches bossues, grosses et longues comme des arbres de soixante ans. Ces branches étaient sans verdure au milieu de la végétation exubérante qui renaissait de toutes parts.

—L'arbre est mort à l'automne, dit Jeanneton, et la pauvre Lisela était déjà bien près de s'en aller aussi, quand les feuilles séchèrent.

—C'est ici que demeurait votre protégée? demanda Nicolas. Vous redescendiez de chez elle quand je vous rencontrai au bord de l'eau...

Et figurez-vous qu'il voyait, dans ses égoïstes souvenirs, la gracieuse fille cheminant sous les aunes avec son panier de chèvrefeuille au bras, et l'églantier, et la piqûre dont il avait gardé le sang aux lèvres.

—Lisela redevint belle le jour où le bon Dieu exauça enfin sa prière, continua Mlle de Vandes. Elle avait tant demandé à mourir! Ma petite Greete, à qui vous aviez donné une robe, mon petit Fritz, celui pour qui je vous avais quêté des souliers, étaient partis et les autres aussi, tous, tous, pour que rien ne l'attachât à la terre. Elle me dit en souriant: «Me voilà qui m'en vais revoir mon mari Fritz... Mon Fritz aimait le grand vieux chêne qui vient de sécher. Après moi, il ne restera rien de ce qu'il aimait.»

Jeanne s'assit au pied de l'arbre, lassée qu'elle était d'avoir monté. Nicolas se mit à genoux devant elle.

—C'est là reprit-elle, juste à l'endroit où je suis, que Lisela était assise quand elle me dit: «Vous et ce grand jeune homme qui est capitaine, vous serez fiancés bientôt...»

—Ce n'est pas cela que vous m'aviez rapporté Jeanne, interrompit le chevalier.

—Oh! je sais bien! pouvais-je vous répéter de semblables paroles? Et puis, c'est bien vrai qu'elle ajouta: «Tous les deux, vous mourrez tout jeunes.» Souvent, elle annonçait ainsi les choses qui devaient arriver... Et elle devinait ce qu'on pensait: car bien des fois, quand je m'attristais en songeant à Greete, à Fritzau et aux autres qui devaient rester abandonnés après elle, elle disait avec son sourire qui faisait mal et était pourtant si doux: «Ne vous inquiétez pas, demoiselle, j'aurai encore ce grand deuil-là avant de finir. C'est moi qui partirai la dernière.» Et ce fut vrai, Greete rendit sa pauvre petite âme dans mes bras, le matin même du jour où Lisela s'éteignit, la main dans ma main... Et savez-vous pourquoi je disais tout à l'heure: «C'est là?»

Elle était si pâle que le chevalier eut frayeur.

—Jeanne! s'écria-t-il, pourquoi me parler de ces choses? Je n'en veux rien savoir! Je veux vivre pour vous qui êtes la meilleure et la plus belle!

Elle lui serra le bras si fortement qu'il eut la parole coupée, et, montrant de son doigt tendu la lisière de la forêt, elle répéta en frissonnant:

—C'est là!

Puis sa tête charmante s'inclina sur sa poitrine.

Le chevalier lui parla, elle ne répondit point.

Au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux et demanda, comme une personne qui s'éveille:

—Qu'est-il donc arrivé?

Puis, avant même que son fiancé pût répondre:

—J'ai parlé, reprit-elle; quelque chose de plus fort que moi-même me poussait... Mon ami, je vous prie de me pardonner.

—Jeanne, ma belle Jeanne, répondit le chevalier, je vous pardonnerai si je vous vois sourire.

Elle sourit, en effet, et, comme Nicolas l'aidait à se relever, elle murmura:

—Je suis une folle... Au revoir, ami, et que ce soit bientôt!

—Jeanne, répondit le chevalier, qui à son tour parlait gravement, nous autres soldats, nous sommes visités souvent par la pensée de la mort. J'ai peur de la craindre aujourd'hui que j'ai l'âme si pleine de vous et de mon bonheur. Si elle vient, vous aurez après Dieu ma dernière pensée. Priez, ma chère Jeanne, priez que je la reçoive le front haut, l'épée à la main; priez surtout pour que mon sang versé profite à ma patrie!

Il y eut deux soupirs dans le silence, et le chevalier sauta en selle. Les cailloux de la route qui tournait derrière la loge abandonnée, retentirent sous le galop du cheval.

—Au revoir! cria-t-elle.

—Au revoir! répondit dans la nuit une voix déjà lointaine.

Elle resta un instant immobile; puis, allant avec peine, elle se mit en marche, mais non point dans la direction du Cloître.

Ce fut vers la lisière du bois qu'elle alla.

Ses mains, qui tremblaient violemment, écartèrent les branches, et son regard plongea à l'intérieur du taillis, derrière le grand chêne. Un rayon égaré se jouait parmi les feuilles, éclairant un espace libre au centre duquel se trouvait une souche; ce vide mesurait exactement la place de l'arbre coupé, dont la souche restait au ras de l'herbe, et dont la cime absente faisait trou dans la voûte de feuillage.

Les genoux de Jeanne fléchirent, et, pour la troisième fois, elle répéta:

—C'est là!

Puis levant au ciel ses mains frissonnantes, elle balbutia cette prière qui montait du fond de son cœur:

—Mon Dieu... Il l'a dit, exaucez-nous: s'il tombe, que ce soit le front haut, l'épée à la main et que son cher, que son beau sang soit versé pour la France.


XIII

SENTINELLES PERDUES

Pendant cela, le chevalier d'Assas galopait vers Ruremonde pour rejoindre Auvergne-infanterie, qui devait être en train de plier bagages. Ce n'était pas un rêveur que ce hardi soldat; un nuage resta sur sa pensée, pourtant, pendant qu'il franchissait, au clair de la lune, la première lieue de son étape.

Tout le long de la journée, dans cette maison du conquérant de l'Inde qui abritait une gloire déchue et tant d'espérances trompées, il avait respiré une atmosphère de découragement. Elle avait beau s'asseoir, cette demeure en apparence si riante, au devant d'un délicieux paysage, les tristesses du dedans transpiraient à travers ses blanches murailles et jetaient sur le dehors un brouillard de deuil.

Nicolas ne pouvait manquer de le reconnaître, Jeanneton elle-même, autrefois si gaie, avait subi cette morne influence, et il y avait une détresse dans son sourire.

En était-elle moins charmante? Oh! certes, non, et Nicolas ne l'avait jamais aimée si belle, mais l'extrême mélancolie de cette fête de ses fiançailles lui laissait un poids lourd sur le cœur.

Dans ces pages nécessairement frivoles, écrites au courant de la fantaisie et qui disent la vérité dans le langage du roman, ce n'est point le lieu de séparer avec méthode l'ivraie du bon grain, ni de faire la part exacte des ambitions personnelles et des convoitises égoïstes qui avaient pu, comme un fâcheux alliage, ternir l'effort patriotique de Joseph Dupleix. Au fond du creuset où bout l'initiative humaine, n'y a-t-il pas toujours pour un peu cette scorie de la malédiction originelle?

Nous ne pouvons donner ici que les lignes hautement apparentes des physionomies, telles que nous les revoyons à la distance d'un siècle: aussi avons-nous dit de Dupleix: «Celui-là combattait pour la France», et de son bourreau, vainement défendu par l'école libérâtre: «Celui-ci n'était pas un Français».

Ce jugement peut manquer de profondeur, mais il est candide et net comme la justice des enfants. Demandez aux enfants ce que fit M. le duc de Choiseul, ils vous répondront:—Il fit la guerre hors de propos, il fit la paix au plus mauvais moment, il perdit l'Inde, il brisa l'héroïque épée du Canada...

—Mais n'éleva-t-il rien en revanche?

—Si fait, un monument énorme: l'opulence de l'Angleterre, et un gibet où son nom reste pendu: l'échafaud de Lally.

—Et que reste-t-il de lui?

—Le gland philosophique, planté, arrosé, soigné, qui germa, perça, poussa et devint avec le temps un chêne dont cet autre menuisier en échafauds, le bon M. de Robespierre, tira toutes les planches de son terrible mobilier industriel!

Le chevalier d'Assas jugeait comme les enfants, non point ceux qui sont capables de répondre comme nous venons de le faire, après avoir parcouru la rude histoire de nos glorieux malheurs et de nos hontes, qui, si Dieu le veut, seront fécondes, mais comme les enfants de 1760, qui avaient encore trente ans à attendre pour voir comment, avec beaucoup de fadaises emphatiques, battant comme un marteau l'enclume de la bêtise humaine, Jocrisse-tribun forge un outil capable d'assassiner les rois.

Le chevalier d'Assas admirait Dupleix tout naïvement; il méprisait M. le duc de Choiseul. Il n'en était donc aucunement à regretter son alliance avec Dupleix, et l'eût-il regrettée, il aurait sauté à pieds joints par-dessus toute prudence ou toute répugnance pour aller où son cœur l'entraînait. Ce n'était rien de tout cela qui le préoccupait sur la route solitaire; c'était le présage: «Vous mourrez tous les deux tout jeunes...»

Quant à lui, en vérité, il importait peu. Son métier était de vivre bras dessus, bras dessous avec la mort, mais Jeanne! Je ne vous ai pas dit tout ce qu'il y avait de bien aimé prestige dans le regard de ses longs yeux, dont l'azur sombre languissait sous la richesse de ses cils; je ne vous ai pas dit, car je n'aurais pas su le dire, l'harmonie exquise de ce visage de vierge, tout enrayonné d'or bruni, quand le vent des champs soulevait son opulente chevelure, lourde et brillante à l'œil, douce au toucher comme la soie des écheveaux, au pays des mûriers. Je ne sais plus parler de ces choses, merveilles de la terre.

Ah! je ne sais plus et je ne veux plus; mais le chevalier voulait et savait, lui dont la bonne âme était encore toute vibrante de jeunesse. Et vous devinez bien l'angoisse qui le poignait, ce pauvre chevalier, en voyant tout à coup, au lieu de ces rayons et de ces sourires, un pâle visage de morte...

Car il le vit, et que de beauté encore dans ce navrant tableau!...

Mais, bagadioux, cela ne dura point, je vous l'ai dit. Ce qui nous gêne, là-bas, au Vigan, ce n'est pas la langoureuse penseroserie des rimeurs de ballades. Cette pauvre Lisela n'avait pas la tête bien solide. Elle avait pleuré tout son bon sens, et ces Allemandes ne sont bonnes qu'à porter le diable en terre. Écoutez leurs refrains qui larmoient. Ah! l'ennuyeux peuple dont la poésie couche au cimetière et où la chanson soulève la pierre des tombeaux! Fi des tudesques gaietés, toujours drapées dans quelque suaire, et où l'on entend, sous l'uniforme des hussards, les ossements craquer!

Dès la seconde heure du voyage, Nicolas avait laissé de côté ces lugubres choses pour revenir à des pensées plus riantes, et quand il passa sous les murs de Gueldre, il entonna une chanson de la langue des Félibres, dont tous les vers rimaient joyeusement en ou. Il ne songeait plus qu'à la campagne prochaine et à son mariage, qu'on célébrerait au retour.

À moitié du chemin, entre Meurs et Ruremonde, comme il entrait dans les oseraies qui côtoient la Meuse, il fut arrêté par un «Qui vive?» C'était son régiment en marche pour la Westphalie et formant l'avant-garde du corps de M. de Castries, qui allait passer le Rhin à Wesel pour mettre le siège devant Munster.

La chanson commencée dans la solitude, il l'acheva à la tête de sa compagnie, car une joie folle régnait parmi tous ces soldats, harassés de repos, et l'on ne parlait de rien moins que de marcher tout d'une traite jusqu'à Sans-Souci, pour voir le fameux moulin philosophique, tant célébré par nos confiseurs de vaudevilles.

Bien entendu, nous ne raconterons point cette campagne brillante, mais inutile, qui réunit les deux armées françaises sous le commandement du maréchal de Broglie. Le grand Frédéric eut peur. Il jouait ici sa couronne à quitte ou double.

Beau joueur qui dépensait sans compter les prodiges de son génie militaire, et qui trouvait encore le temps, entre deux batailles, l'une gagnée, l'autre perdue, de griffonner les plus détestables vers que jamais poète amateur ait perpétrés!

Il reculait, malgré ses triomphes personnels. Un instant, acculé dans la Saxe, en face des Autrichiens vainqueurs, il put croire que tout était perdu en apprenant que Berlin avait ouvert ses portes à l'armée russe. Les Français, maîtres de tout la Westphalie, tenaient Minden et s'apprêtaient à franchir la ligne du Weser.

Jamais, même avant le va-tout de Rosbach, Frédéric ne s'était trouvé dans des circonstances plus désespérées.

Ce fut alors que le prince Ferdinand de Brunswick, pour venir en aide à son royal allié, tenta une diversion sur les derrières de l'armée française et mit le siège devant Wesel, en même temps que les Anglais annonçaient bruyamment une descente à Anvers.

Des ordres arrivèrent de Paris. Le jour même où le corps de M. de Castries devait pénétrer en Prusse (Hanovre), en traversant le Weser, sur les ponts de bateaux entièrement achevés, M. de Broglie dessina un mouvement de retraite.

Quatre régiments du corps de Castries, parmi lesquels se trouvait Auvergne, se mirent en marche sur Osnabruck, suivis par deux autres divisions échelonnées.

Ceci avait lieu le 28 septembre 1760. Cinq mois s'étaient donc écoulés depuis l'entrée en campagne.

Ai-je besoin de dire que les mélancoliques souvenirs de la journée des fiançailles étaient loin? On s'était bien battu, on s'était diverti davantage, car, en ce temps, la guerre avait des allures de partie de plaisir: quelque chose comme une grande chasse où le gibier se défendait et où les chiens étaient des hommes.

Les fêtes, les escarmouches, les équipées et les batailles avaient effacé toutes ces impressions, qui n'avaient pas, du reste, beaucoup de profondeur, et Nicolas restait en face du sentiment unique dans sa vie: son grand amour heureux.

Pas un seul instant, en effet, le commerce de lettres ne s'était ralenti entre lui et les habitants du Cloître, et la chère correspondance de Mlle de Vandes semblait témoigner d'un changement favorable dans la position morale des exilés. Les affaires s'amélioraient, on avait reçu du Dekkan des nouvelles moins désastreuses, et le jugement rendu dans le grand procès des treize millions semblait pronostiquer une issue heureuse.

Les quatre régiments d'avant-garde restèrent huit jours à Osnabruck, par suite d'un contre-ordre, motivé sur le faux avis de la levée du siège de Wesel.

—C'est dommage, dit M. de Soleyrac au chevalier: si nous avions tourné du côté de Gueldre, vous auriez pu pousser jusqu'au Cloître et surprendre nos amis en passant.

Le huitième jour, la seconde division, commandée par M. de Castries en personne et qui contenait de la cavalerie, arriva à Osnabruck, d'où le régiment d'Auvergne partit le lendemain, tout seul, en se dirigeant sur Flotow.

Ce n'était plus le chemin du pays de Gueldre. Les officiers et les soldats ne savaient plus où on les conduisait. À Flotow, ils apprirent que la cavalerie de M. de Castries fourrageait jusque vers Pyrmont, ce qui semblait indiquer une marche vers le sud.

Les paysans allemands se moquaient et disaient que l'armée française avait perdu sa route.

Ce fut à Flotow et à cette occasion qu'eut lieu le duel du baron de Glücker et de M. de Plélo, fils de ce diplomate breton qui était mort si glorieusement l'épée à la main, sous les murs de Dantzig, dans la guerre contre l'Autriche. Ce baron de Glücker était un Prussien facétieux, qui eut la bonne idée d'envoyer son valet au quartier français avec un caniche qui portait au cou cette mention: «Chien d'aveugle.»

M. de Plélo, lui, vrai gars de Basse-Bretagne, servait comme simple volontaire, quoiqu'il eût déjà la moustache grise. Ce fut lui qui reçut le caniche par hasard, et le voilà fâché tout rouge. Il monta à cheval et s'en vint, galopant avec le caniche dans ses bras, jusqu'à la brasserie où M. de Glücker se vantait de sa farce en humant des torrents de bière.

—Je rapporte Joseph, dit M. de Plélo.

—Ce n'est pas Joseph qu'il s'appelle, repartit le baron de Glücker, mais bien Briskau.

Plélo mit le caniche sur la table et, se penchant, il fit mine de s'entretenir avec lui à voix basse. Les Allemands riaient, pensant avoir affaire à un fou.

—Que vous dit-il? demanda Glücker.

—Meinherr, répliqua Plélo gravement, il n'en veut point démordre; il me dit: «Je suis Joseph, à telles enseignes que j'ai été livré par mon coquin de frère!»

On se battit à cheval, dans la cour du cabaret. M. de Plélo eut une pistolade à bout portant au travers du front, mais la balle s'aplatit contre la coque de son crâne, et il mit son épée dans le ventre du Prussien.

L'histoire ne dit pas ce que devint le caniche.

Le dixième jour de ce mois d'octobre, une estafette arriva à Flotow sur un bidet blessé. L'homme ne voulut parler à personne, sinon à M. de Soleyrac; mais chacun put bien voir qu'il avait rencontré l'ennemi, car son bras gauche pendait, et il y avait du sang à sa jaquette déchirée.

Le même jour, le régiment d'Auvergne, qui déjà dormait après avoir fait sa couchée comme à l'ordinaire, fut éveillé à onze heures de nuit et délogea sans tambour ni trompette. On s'arrêta au matin dans un bois aux environs de Ticklembourg, où chacun eut licence de dormir depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. À la brune, on se remit en marche.

Il en fut ainsi pendant trois jours consacrés au repos et pendant trois nuits où s'accomplissaient des étapes forcées. Le régiment avait un guide à cheval que nul ne connaissait. On suivait, la plupart du temps, des chemins de traverse.

Au matin du 14 octobre, on arriva au bord d'une rivière. Personne ne savait au juste où l'on était, car on se cachait des gens du pays et il était sévèrement défendu soit de marauder, soit de s'informer. Ceux qui connaissaient l'Allemagne conjecturaient que la rivière était la Lippe et qu'on se trouvait aux environs de la petite ville de Halteren, située à quelques lieues seulement du Rhin.

Ce matin-là, on ne s'arrêta point comme à l'ordinaire. Il faisait un brouillard des plus épais. La Lippe, qui était fort basse, fut traversée à gué, et chacun put s'apercevoir alors que le régiment était suivi par un convoi de prisonniers westphaliens, composé de tous les malheureux paysans qui avaient pu surprendre le secret de la marche.

Une fois la Lippe franchie, on continua d'empaqueter à l'arrière-garde tous les pauvres diables que leur mauvais sort amenait sur le passage du régiment. Vers dix heures du matin, comme le brouillard se levait, on entra sous bois dans le grand parc appartenant au prince de Lippe-Oldenbourg, qui se trouve entre Halteren et Dorsten.

Ce parc, admirable solitude, n'abritait communément sous son ombrage que le gibier de Son Altesse Sérénissime, mais il avait aujourd'hui d'autres habitants. L'armée entière de M. le maréchal-marquis de Castries était là, infanterie, cavalerie et artillerie, plus un demi-millier de prisonniers allemands glanés le long de la route.

On peut dire que tous ceux qui avaient vu cette mystérieuse armée étaient pliés avec les bagages, et à chaque instant on en amenait d'autres, étonnés de voir tout ce monde.

La nuit tomba vite avec la brume glacée des derniers jours d'automne, qui revenait. Entre six et sept heures du soir, M. de Soleyrac, qui avait été mandé par le maréchal, rejoignit sa troupe et ordonna incontinent le départ. Où allait-on? À l'attaque des lignes de Wesel, dont le siège, loin d'être levé, comme on l'avait dit, était poussé avec une terrible activité par Ferdinand de Brunswick en personne?

Partout où il y a des hommes rassemblés, on trouve cette espèce particulière de bavards qui sait ou prétend savoir la fin des choses, et de nos jours, cette espèce, prodigieusement accrue, forme la majorité des populations. Au régiment d'Auvergne, on comptait deux ou trois hommes forts, qui connaissaient le plan de campagne bien mieux que le général en chef lui-même. Ceux-là disaient qu'Auvergne était envoyé en perdition, pour marquer un faux mouvement vers le sud, pendant que le gros de l'armée allait prendre la ligne à revers, en suivant le cours de la Lippe.

Dans cette hypothèse, Auvergne devait bientôt rencontrer le Rhin, et l'événement sembla donner raison à cette opinion, car, vers onze heures de nuit, le peloton d'avant-garde se heurta à la rive du grand fleuve, qui roulait paisiblement ses basses eaux. On fit halte et le guide donna un son du cor, auquel il fut répondu sur la rive droite, qui était occupée par les Français depuis Dusseldorf jusqu'à Meurs.

Au bout de quelques instants, on entendit un bruit de rames dans le brouillard, et M. de Plélo dit:

—Voilà le bac!

C'était une toute petite barque, et il eût fallu bien des voyages pour passer le régiment dans ce bateau-là; mais le nouveau venu s'entendit avec le guide, et Auvergne se remit en marche, eu remontant rapidement le fleuve. Au bout d'une heure, on commença d'ouïr un tapage confus, et ceux qui avaient quelque expérience de la guerre devinèrent qu'il y avait là des pontonniers en train de faire leur office.

En effet, on aperçut bientôt dans le noir la tête d'un pont de bateaux qui était achevé, et sur lequel Auvergne passa fort à l'aise. Le bruit venait d'un autre pont beaucoup plus long, auquel on travaillait pour la cavalerie. Les stratégistes furent déroutés. C'était donc toute une armée qu'on attendait...

Auvergne arriva à Meurs au point du jour et y prit son repos. Le lendemain, 15 octobre, Auvergne partit en plein jour, à deux heures de l'après-midi, mais le régiment n'était plus seul. Environ trois mille hommes de recrues se mirent en marche avec lui et deux autres détachements de vieilles troupes, appartenant, celles-là, à M. de Castries, emboîtèrent le pas entre Meurs et Kersel, car on avait l'air de s'en aller vers la Meuse hollandaise.

La nuit vint que la troupe, augmentée d'un escadron de dragons, était à deux ou trois lieues nord-ouest de Gueldre, dans un pays boisé où le colonel de Soleyrac fit mine de prendre des dispositions pour bivouaquer. On devait être bien près d'une ville ou d'un gros bourg, car le vent apporta le son d'une horloge qui battait sept heures. On alluma le feu sans se gêner: on était en pays ami, et M. de Soleyrac, qui n'était pourtant pas causeur, fut entendu disant:

—Demain, nous coucherons à Clèves.

Les stratégistes, à tour de bras, pensèrent aussitôt que la campagne était finie et se donnèrent la consolation de maudire un peu M. de Choiseul, qui prenait ainsi plus de peine à reculer que les autres pour aller en avant, si bien qu'à toutes les fois qu'on tournait les talons, ce mot courait dans les rangs:

—La poste est arrivée de Versailles!

Cette fois, pourtant, ce n'était point le cas, et M. de Choiseul n'était pour rien dans l'affaire.

Un peu avant huit heures, M. de Soleyrac manda Nicolas et lui dit:

—Chevalier, vous ne dormirez point cette nuit. Êtes-vous dispos et en humeur de faire une demi-douzaine de lieues à travers champs?

—J'en ferai plutôt deux douzaines si c'est pour retourner à l'ennemi, répliqua d'Assas.

—Retourner n'est pas le mot, chevalier, reprit M. de Soleyrac, qui souriait: nous ne sommes point en déroute. Choisissez vingt gaillards résolus, bon pied, bon œil, et tenez-vous prêt à partir.

—Pour où?

—Vous aurez un guide. Votre mission est de battre l'estrade. Nous sommes à deux de jeu avec le prince Ferdinand; il a douze mille hommes de ce côté-ci du Rhin, par l'indiscrétion de nos diables de prisonniers westphaliens, qui ont réussi, bon nombre d'entre eux du moins, à nous glisser entre les doigts, les uns dans le parc de Dorsten, les autres le long de la route...

Il souriait plus fort; jamais Nicolas ne l'avait vu en plus belle humeur.

—Aussi, murmura ce dernier, je me disais que les maillets de ces pontonniers, là-bas, faisaient terriblement du vacarme... Tout ce que nous faisons depuis Flotow n'est qu'un dégagé.

—Il y a de ceci, il y a de cela. M. de Castries est un joli jeune homme! Et je connais le pays!

—Dois-je obéir au guide?

—Non pas!... Quand il vous quittera, car il vous quittera pour gagner l'autre moitié de son salaire, étant vendu deux fois et très cher, quand il vous quittera, vous ne tirerez point sur lui, vous ne lancerez personne à sa poursuite et vous vous arrêterez tout court comme il convient à un homme subitement égaré dans les bois qu'il sait être plein d'ennemis.

—Alors, l'ennemi sera là, devant?

—Ou derrière, je ne sais pas.

—Entendons-nous bien: quel est précisément mon devoir?

—Votre devoir, chevalier, répondit M. de Soleyrac, en reprenant, cette fois, son sérieux, est de rester où vous serez, sans avancer ni reculer; Auvergne tout entier sera derrière vous, jouant le même rôle que vous, s'allongeant, s'élargissant, se gonflant pour figurer l'armée dans cette nuit brumeuse qui sera noire comme l'encre sous bois, tandis que M. le maréchal passera à droite ou à gauche de l'embuscade, peut-être à droite et à gauche en même temps, à la faveur des ténèbres.

—De sorte que les autres se battront pendant qu'on fera chez nous le pied de grue! dit Nicolas avec un mouvement de mauvaise humeur.

—M. de Castries m'a dit, répliqua Soleyrac: «Si je connaissais un plus brave régiment qu'Auvergne, je le choisirais pour cette besogne-là.» Nous serons plantés comme un lumignon pour marquer l'endroit où les Allemands ont creusé leur chausse-trape.

—Et rien à faire?

—Qu'à attendre la mort... Mais ventrebleu! chevalier, comprenons-nous bien tous les deux: il y aurait un cas de trahison, c'est celui où quelqu'un d'entre nous se laisserait surprendre et assassiner sans crier gare! Auvergne va être, cette nuit, la sentinelle de la France, et vous serez la sentinelle d'Auvergne. Faut-il vous dire, comme M. le maréchal: «Si je connaissais un plus brave que vous, je l'aurais choisi?...»

Nicolas saisit la main qui lui était tendue, et Soleyrac dit en lui donnant congé:

—Bonne chance donc, chevalier, et souvenez-vous de ma dernière parole: Sentinelle, prenez garde à vous!


XIV

À MOI, AUVERGNE!...

Au moment où le chevalier d'Assas se mettait en marche avec son détachement, on mangeait la soupe au bivouac, où chacun se promettait bien de dormir la grasse nuit. Deux ou trois maraudeurs endurcis qui s'étaient glissés à la picorée, malgré la sévérité de la consigne, venaient de rentrer, disant que la Meuse était là, sur la gauche, à moins d'une demi-lieue, et que le long de la Meuse, la cavalerie filait: des escadrons et des escadrons. Ils avaient entendu rouler de l'artillerie. Tout cela s'en allait vers le nord-ouest, et M. de Plélo avait dit:

—C'est clair que nous rentrons chez nous, avec ce qu'il y a de poisson pris: maigre pêche! Messieurs, il faut vous résigner à planter vos choux!

Et il se mit à chanter le pont-neuf à la mode depuis que le mauvais vouloir de M. de Choiseul contre les Jésuites était chose connue:

Capitaines en réforme
Et qu'on entend clabauder

Contre l'injustice énorme
Qui vient de vous échauder,
À tort chacun de vous crie:
D'autres sentent le roussi,
Puisqu'on publie
Que Jésus va perdre aussi
Sa Compagnie!

Le guide donné au chevalier n'était point celui qui avait conduit le régiment à travers la Westphalie, de Flotow à Dorsten, et qui avait pris la clef des champs en même temps que les prisonniers. C'était un jeune Hessois, chevelu et barbu, à physionomie israélite, maigre, voûté, haut sur jambes, qui portait la houppelande à pélerine des riverains de la Roër. En quittant le camp, il prit un bon trot de courrier, et ne quitta plus cette allure pendant les trois mortelles heures que dura la marche.

Au jugé, le détachement dut bien parcourir une distance de cinq à six lieues pendant cet espace de temps.

Le chevalier avait tenu quartier à Ruremonde pendant plusieurs mois et aussi à Klostercamp; il n'était pas sans avoir fait nombre d'excursions dans ce pays de Gueldre; mais l'obscurité était si épaisse et le guide trouvait moyen de rester si constamment sous bois qu'on n'avait aucun moyen de reconnaître la route.

Le chevalier, selon sa consigne, se bornait à suivre pas pour pas, et ne perdait jamais de vue son Hessois, gardant toujours devant lui, à trois enjambées de distance, la longue silhouette du drôle qui se dégingandait dans les ténèbres.

Il n'avait pas l'air fatigué le moins du monde, tandis que Nicolas, si bien découplé qu'il fût, avait son uniforme baigné de sueur. Les soldats ne se gênaient pas pour gronder par derrière, et menaçaient de s'arrêter; c'était parmi eux un concert de malédictions.

—Où nous mène-t-on de ce train? se demandaient-ils. Est-ce nous qui ouvrons la débandade?

Le chevalier venait de consulter sa montre, qui marquait le quart après dix heures, quand le grand diable de Hessois se mit à courir tout à fait. On venait de descendre une rampe assez raide par un chemin creux; les talons du guide sonnèrent sur les planches d'un pont rustique. Dans ce fond, le brouillard était si dense que Nicolas ne voyait même pas l'eau sur laquelle passait le pont.

Il avait l'œil fixé en avant sur son fantôme de guide qu'il voyait surtout avec ses oreilles; mais la sensation qu'on éprouve en traversant des lieux connus, lors même qu'on a un bandeau sur la vue, était née en lui et le tenait depuis le haut de la rampe, et son regard faisait des efforts inouïs pour percer la nuit, quand les ténèbres s'épaissirent encore autour de lui parce qu'on entrait dans une allée d'arbres dont le feuillage persistait malgré la saison.

Nicolas regardait à travers ce bandeau impénétrable comme s'il se fût attendu à reconnaître ce riant paysage: les aunes, l'étang, le moulin, et jusqu'à l'églantier en fleur où Jeanneton lui avait cueilli une rose.

Mais tout était noyé dans le noir, même l'églantier qui devait avoir ses graines rouges d'automne à la place des petites roses du printemps: Nicolas ne vit rien, sinon des choses longues et blanches qui passaient à droite de lui.

On allait si vite maintenant que la distance s'élargissait entre le chevalier et ses soldats, dont quelques-uns étaient encore de l'autre côté du pont.

Quand je dis que les ombres blanches passaient, c'était l'illusion de la course. Elles étaient en réalité immobiles, et Nicolas le vit bien quand, tournant subitement à droite pour suivre un brusque mouvement du guide, il se trouva entouré par les troncs sveltes d'un plant de bouleaux.

Vous savez, c'était la montée dont la pente se relevait au bord de l'étang, juste en face du Cloître, qui devait être caché là-haut dans la brume et où sans doute Jeanneton de Vandes dormait.

Nicolas avait passé tout auprès d'elle, et c'est pour cela que son cœur, bien avant sa raison et ses yeux, s'était vaguement reconnu naguère.

Le guide galopait en gravissant cette bruyère où les roches moussues moutonnaient, troupeau grisâtre, parmi les tiges argentées des bouleaux.

Il n'avait plus sur ses talons que Nicolas; le détachement venait loin derrière.

Nicolas se trouva tout à coup à l'entrée de cette clairière au milieu de laquelle le grand vieux chêne que le Fritz de Lisela aimait tant, se dressait. La brume était moins épaisse ici qu'au bord de l'étang. Nicolas n'eut besoin que d'un coup d'œil pour reconnaître le géant mort au milieu de l'éclaircie.

Et pour la première fois, il se dit avec certitude: «C'est là!»

Les pensées ont leurs échos comme les voix; ce mot: «C'est là!», qui ne fut pas même prononcé, éveilla dans l'esprit du chevalier tout un monde de souvenirs.

C'était, vous ne l'avez peut-être pas oublié, la dernière parole de cette belle et chère Jeanne de Vandes à l'heure de l'adieu, le soir des fiançailles, quand la tristesse avait débordé de son vaillant cœur et qu'elle s'était mise, comme malgré elle, à répéter les prédictions de la veuve du coupeur de bois.

C'était là, en effet, qu'elle avait parlé, au pied même du chêne, désignant du doigt la coupe touffue qui bordait la clairière du côté nord, et disant, elle aussi: «C'est là!»

Tout cela revenait au cœur de Nicolas. Peut-on dire qu'il oublia le présent pour le passé pendant une minute? Non, ce ne fut ni la moitié ni le quart d'une minute.

Le tronc du chêne lui cachait le guide qu'il avait jusqu'alors si fidèlement suivi. Le temps de tourner le chêne, ni plus ni moins. Nicolas chercha le guide et ne le trouva plus.

La clairière était déserte.

Pendant que Nicolas fouillait l'alentour d'un regard inquiet, mais non point étonné, le bruit de la chute d'eau monta dans la nuit silencieuse, et tout de suite après, le refrain monotone du moulin en travail se fit ouïr.

Entre ces deux faits, la disparition du guide et le travail du moulin, il n'existait assurément aucune connexion. Ils n'ont pas d'heures, les pauvres meuniers des petits courants, esclaves du filet d'eau qui les fait vivre. La roue de Bastian tournait quand l'eau venait, qu'il fît jour ou qu'il fît nuit, qu'on fût en paix ou en guerre.

L'eau était venue, le blutoir de Bastian chantait.

Et, souvenez-vous, il chantait aussi le soir où Mlle de Vandes avait dit: «C'est là!»

Le chevalier, averti qu'il avait été d'avance par M. de Soleyrac, s'attendait à la disparition du Hessois; il n'eut donc point la pensée de l'appeler, encore moins celle de le poursuivre. On lui avait dit: «Quand le guide disparaîtra, vous serez près d'une embuscade.» L'embuscade devait être derrière le mur de feuillage qui fermait la clairière en avant de lui.

Aucun bruit, à la vérité, aucun mouvement, si faible qu'il fût, ne dénonçait la présence des Allemands; mais ceux qui ont un peu couru le monde, le sac sur le dos, savent cela: il arrive parfois, dans les lits d'auberge, qu'une odeur subite et abhorrée dénonce tout à coup l'invasion de ces insectes dont le nom ne se peut écrire. Nicolas, qui aspirait l'air en dilatant ses narines, sentait le tedesco et flairait l'asino à plein nez.

On lui avait dit: «Faites halte avec vos hommes.» Il fit halte, mais non point avec ses hommes, attardés au bas de la montée.

On lui avait dit enfin que le régiment d'Auvergne tout entier le suivrait avec mission de s'étaler sous bois en long et en large, pour occuper l'affût des Silésiens de Brunswick, pendant que le gros de l'armée filerait sur Wesel; mais au train où le Hessois avait marché, Auvergne devait être loin, à moins qu'il ne fût venu en carrosse!

Nicolas n'avait point à s'inquiéter de cela. Ses instructions étaient précises; il s'agissait de les exécuter à la lettre.

Aussi, quand il commença d'entendre ses hommes fourrageant dans la bruyère, et se demandant les uns aux autres: «Par où diable ont-ils passé, le capitaine et son Hessois?», sa première idée fut de leur crier halte tout uniment, de l'endroit où il était, tant il lui semblait inutile de prendre des précautions vis-à-vis d'un ennemi déjà prévenu par le guide, qui sans doute, en ce moment, se vantait d'avoir amené les Français à la boucherie.

Mais il se ravisa, songeant que plus il était certain d'être observé, mieux il avait à jouer son rôle, qui était de feindre au moins la prudence.

Il se blottit donc contre le chêne, en homme qui a conscience de s'être trop avancé, et s'orientant d'après les voix des soldats, il risqua un pas vers eux, avec de grands airs de précaution.

Nous disons bien un pas, car il n'en put faire deux.

L'embuscade, en effet, ne l'attendait pas derrière le feuillage, comme il le supposait. L'embuscade l'enveloppait: il y était en plein.

Comme par enchantement, tout autour de lui, la terre s'était hérissée de silhouettes sombres.

Quand il voulut crier, une grosse main, plus imprégnée de tabac que l'intérieur d'un fourneau de pipe, écrasa le son sur ses lèvres.

Le froid d'une lame toucha son cou, tandis qu'une pointe de baïonnette par derrière, le démangeait entre les deux épaules, à la hauteur du cœur.

Par devant, une autre pointe, celle d'une épée, s'appuyait sur ce même cœur, qui eut un grand battement, car l'instant où il faut mourir est amer aussi pour les braves.

Si cela n'était pas, que vaudrait l'héroïsme?

Tout à l'entour, un murmure rauque et guttural courait, fait de rires qui prudemment s'étouffaient.

Une haleine saturée de schiedam chauffa le visage du chevalier, et une voix qui coassait le français avec l'accent allemand, baragouina tout contre son oreille:

—Un seul mouvement, et tu es mort!

Le chevalier ne bougea pas. La révolte de sa chair n'avait été que d'une seconde. Il était maintenant immobile comme une pierre, et celui qui avait la main sur sa bouche put dire en allemand:

Der Teufel! il n'a pas frissonné deux fois!

L'officier qui tenait l'épée commanda tout bas:

—Silence!

On entendait le détachement français monter en riant et en causant.

—Plat ventre! commanda encore l'officier allemand.

Il n'y eut pour rester debout que ceux qui tenaient le chevalier en respect, et, comme ils étaient dans l'ombre portée par le tronc du chêne, la clairière sembla de nouveau déserte.

Outre l'homme qui servait de bâillon, deux autres faisaient l'office de cordes, tenant Nicolas étroitement garotté dans leurs bras, par la ceinture et par les jarrets.

—Les voilà! dit l'officier allemand, si bas que d'Assas eut peine à l'entendre à la longueur de l'épée: ils vont tomber tête première dans le traquenard!

C'est à peine s'il y avait désormais une cinquantaine de pas entre l'embuscade et les Français; mais en ce moment, celui qui marchait le premier derrière lui, s'arrêta et dit:

—Écoutez!

Et ceux qui montaient derrière lui, s'arrêtèrent à leur tour.

Dans le silence complet qui suivit, car les gens de Brunswick, craignant d'être découverts ou devinés, avaient cessé même de respirer, un murmure vaste et confus se fît entendre au loin, et là-bas, vers l'étang, le pont de bois résonna sous le pas régulier d'un corps en marche.

—C'est le régiment! s'écria le Français qui avait parlé: le colonel était sur nos talons!

Et en effet, la voix du colonel monta, disant:

—Voyons, enfants! du cœur aux jambes! Vous n'avez rien à craindre tant que d'Assas n'a pas donné signe de vie! Est-ce que vous allez vous laisser dépasser?

Plus loin que le pont, au sommet de la côte qui faisait face, il y eut ce fracas bien connu des cailloux broyés par les roues de l'artillerie.

—Les canons! s'écria le soldat français qui s'était arrêté le premier. En avant, vous autres, ça ne plaisante plus! Si le colonel nous trouvait séparés du capitaine et du guide, notre affaire serait dans le sac!

Et ils s'élancèrent, pendant que l'officier allemand, dont la voix tremblait de joie, murmurait:

—C'est l'armée! toute l'armée! Les hommes, les canons, les chevaux, rien ne nous échappera!...

Ce dernier mot fut cloué dans sa gorge par une pointe d'épée qui lui brisa les dents. À l'endroit où les trois Allemands, liens vivants, garrottaient naguère le chevalier, le chevalier était seul debout, le fer en main.

Pendant cette minute, longue comme un siècle, où, cédant à la force, il était resté silencieux et immobile, il avait vécu toute sa vie. Lui aussi entendait les bruits qui venaient de près et de loin: le pas des hommes et les pas des chevaux, le bruit des affûts roulants qui écrasaient la pierre; il écoutait de son âme entière, il pensait de toute son intelligence, il rassemblait, il massait, comme on bourre la poudre dans un trou de mine, toutes les puissances et toutes les vaillances de sa splendide jeunesse.

Ainsi devait être Samson, le juge d'Israël, au moment d'ébranler, non pas avec ses mains trop faibles, mais avec sa foi revenue, irrésistible comme le bras même de Dieu, le pilier, le géant de pierre qui soutenait la voûte du temple.

Au fond du cœur de Nicolas d'Assas, naïf et grand, il y avait une voix qui disait, répétant la parole de son chef: «Ce serait trahison que de mourir sans crier gare.»

Ainsi, pour bien mériter de la patrie, moins que cela, pour ne pas trahir la patrie, il ne suffisait pas ici de mourir. Il fallait, lui qui avait une main d'acier sur la bouche, lui qui se sentait étouffé par l'étreinte brutale de deux paires de bras, et qui avait les siens, ses bras, maintenus par des étaux vivants; lui qui avait, non pas la corde au cou, mais l'épée au cœur, la baïonnette dans les reins et aux flancs encore la baïonnette, il fallait qu'il parlât, secouant ainsi et soulevant dans un effort suprême un poids d'hommes plus lourd que le poids de marbre ébranlé par Samson, le fort devant le Seigneur!

Nul ne saurait dire assurément ce qui fermenta de force, d'espoir, de craintes, de folies splendides et de magnanimes colères dans l'âme de ce soldat, car lui-même n'en put révéler le secret, puisque cette journée, commencée sur la terre, finit pour lui dans le ciel, aux pieds du Dieu qui sourit aux martyrs.

On n'ose toucher, en vérité, au mystère de ce profond et fécond recueillement qui précède les actes d'héroïsmes. Le respect vous saisit, et l'admiration vous arrête... et pourtant au milieu de ces énergiques élans qui haussent tout à coup le front d'un homme, pour un moment, dont la mémoire est immortelle, au-dessus du niveau de l'humanité, on sent, malgré soi, souffler le vent de nos faiblesses et de nos tendresses.

C'est le côté charmant du sublime.

Qui pourrait le nier? dans cette minute si pleine, toute débordante de patriotisme, une chère image du passé. Oh! certes, elle vint avec la douce mélancolie de son sourire, la jeune fille, la blanche vision, Jeanne de Vandes, que le chevalier d'Assas aimait sous l'œil de Dieu qui avait béni l'échange de leur foi; elle vint, radieux espoir d'hier, navrant regret d'aujourd'hui, et parmi tous ces bruits, il dut entendre la voix de sa fiancée murmurer la parole prophétique: «C'est là!...»

Mais il fallait parler avant de mourir, et Nicolas d'Assas parla. Sa force, sa vaillance, sa jeunesse, concentrées violemment par le miracle de sa volonté, firent explosion et dans un effort désespéré il parvint à saisir son épée. Son bâillon qui était un Allemand tomba foudroyé; ses liens qui étaient des Allemands furent terrassés; Samson avait secoué son pilier, tout s'écroula, et d'Assas parla si haut que sa voix, vibrante comme l'appel d'un cor, descendit dans la vallée et gravit la montagne, portant ce cri que l'histoire répétera dans mille ans: À moi, Auvergne, ce sont les ennemis!

Et, ayant acquis ainsi le droit de mourir, il fit le signe de la croix et mourut, criblé par vingt baïonnettes allemandes.

Il y eut alors un grand silence, dans lequel fut entendu un autre cri, poussé par une autre agonie. La voix qui exprimait une déchirante douleur partait du fourré de jeunes chênes, de l'endroit vide qui était marqué par une souche, et où nous vîmes pour la dernière fois Jeanne de Vandes, le soir de l'adieu.

La voix appartenait à une femme, et ceux qui l'entendirent, crurent comprendre qu'elle disait avec désespoir:

—C'est là!...


XV

POUR LA FRANCE!

Il était arrivé ceci:

Bastian, le meunier du moulin planté sur pilotis, ayant entendu l'eau venir, s'était relevé vers dix heures, ce soir-là, pour ôter l'arrêt de sa roue.

Il y avait longtemps qu'il attendait l'eau, ce Bastian, et il était tout joyeux à l'idée que ses meules allaient enfin travailler. Pendant qu'il martelait la cheville qui retenait la vanne, il entendit qu'on passait sur son pont et il courut à la fenêtre de guet. Il vit le dos du guide Hessois et le visage de celui qui suivait et qui portait un bel habit de capitaine.

Bastian était comme tout le monde: il aimait Jeanne de Vandes, la douce providence du pays.

Le voilà donc qui laisse sa vanne et qui grimpe au Cloître par le sentier rocheux, où il n'y avait plus personne, car nous savons que le détachement allait un train de poste, et tous les soldats qui composaient le détachement étaient déjà passés de l'autre côté du pont. Bastian frappa à la maisonnette, où tout le monde était couché, sauf Jeanne de Vandes.

Elles s'endorment tard et s'éveillent matin, celles qui ont de l'inquiétude plein le cœur.

—Demoiselle, lui dit Bastian, vous allez être contente. Quelqu'un que vous aimez bien et qui était parti est revenu.

Jeanne ne demanda pas le nom de ce quelqu'un. Pour elle il n'y avait qu'un nom. Elle remercia Bastian, qui retourna à son ouvrage, et ce fut alors que le chevalier d'Assas entendit le moulin aller.

Jeanne, cependant, était restée sur le seuil du Cloître à écouter et à songer. Elle se demandait pourquoi son fiancé avait passé devant la maison amie sans lever le marteau de la porte. Depuis plusieurs jours déjà, des maraudeurs de Brunswick sillonnaient la contrée, et de la chambre de Jeanne on entendait, quand le vent donnait, le canon du siège de Wesel. Il y avait des Allemands logés par force dans les maisons de Klostercamp. Joseph Dupleix, qui cherchait à se retirer dans Gueldre avec sa famille, avait armé ses serviteurs, et Jeanne, si libre d'ordinaire, n'avait plus permission de s'égarer dans ses promenades favorites. Elle aurait dû rentrer bien vite et refermer la porte avec soin. Pourquoi restait-elle?

Certes rien ne l'y invitait. Le froid de cette nuit humide l'avait saisie sous ses vêtements légers. Pourquoi ne refermait-elle pas cette porte qu'on lui avait ordonné de ne point laisser ouverte?

Et que cherchait son regard à travers ce mur de brume qu'il lui était impossible de percer?

Peut-être qu'à ces questions Jeanne elle-même n'aurait point su répondre. Non seulement elle ne rentra point, mais nu-tête qu'elle était et à peine vêtue, elle traversa la cour du Cloître, dont elle franchit la petite grille en grelottant.

On entendait encore le pas de Bastian dans le chemin qui descendait au pont de planches.

Jeanne de Vandes ne referma pas plus la grille qu'elle n'avait refermé la porte. Elle se mit à presser le pas tout à coup, comme si elle eût voulu rejoindre le meunier.

Puis, tout à coup encore, elle s'arrêta, et au lieu de prendre le sentier du moulin, elle tourna sur la gauche à travers champs.

À dater de ce moment, vous eussiez dit une somnambule qui va malgré elle, marchant droit devant soi sans se presser ni ralentir le pas. Par la route qu'elle avait prise et qui menait à la bonde de l'étang, elle pouvait gagner l'autre rive sans passer le pont du moulin. La distance n'était pas plus longue; seulement ce chemin prenait l'allée des aunes à revers, la chaussée destinée à retenir les eaux se trouvant juste au-dessous de la petite coulée qui remontait à la loge de Lisela.

Jeanne prit cette coulée au moment où les traînards du détachement d'Auvergne tournaient l'étang en sens contraire, et ce fut peut-être le bruit de leur marche qui l'empêcha de s'engager dans l'allée des aunes.

Je dis peut-être, car il n'est pas possible de chercher dans les données de la raison humaine la réponse à cette question que nous posions tout à l'heure: «Où allait-elle?»

Où allait-elle par cette nuit mouillée et glacée, elle qui n'osait plus sortir le jour pour cueillir les derniers rayons du bon soleil d'automne?

Quelqu'un qui l'eût aperçue, glissant dans le noir avec sa robe blanche flottante, l'aurait prise pour une gracieuse vision.

Cherchait-elle son fiancé dans cette campagne solitaire où il avait dû passer, selon le témoignage de Bastian, mais où, certes, il ne pouvait l'attendre? Voulait-elle revoir le lieu où s'étaient échangées les dernières paroles?

À quoi bon scruter ce qui est insondable?

Il est des heures où nous marchons conduits par l'invisible main que bien des gens appellent encore la Destinée, et que d'autres adorent, le front dans la poussière, en lui donnant son vrai nom, terrible et doux, qu'il faut prononcer à genoux.

Elle allait où Dieu la menait, tout droit à la promesse faite au pied de l'autel, cette autre nuit qui avait vu le départ de son bien-aimé pour la guerre.

Elle allait, la fiancée du héros, à la gloire de ses noces immortelles...

Au haut de la coulée était l'ancienne loge du coupeur de bois, distante d'une cinquantaine de pas à peine de la clairière où se jouait, dans la nuit profonde, le drame muet dont nous avons vu le dénouement.

À cet instant même, le chevalier d'Assas arrivait au pied du chêne mort et s'arrêtait, après avoir constaté la disparition du guide.

Jeanne de Vandes, qui abordait la loge du côté opposé à la clairière, vit avec étonnement une lueur briller derrière les châssis désemparés de la masure. Il y avait là un hôte nouveau, qui remplaçait les anciens maîtres décédés.

Ce ne fut pas pour jeter un regard curieux à l'intérieur de la loge que Jeanne s'en approcha. C'était son chemin. Quand elle passa tout contre le châssis elle distingua un homme portant le riche costume d'officier général prussien, assis sur le billot de Fritz, auprès de l'établi de Fritz, où était une lampe allumée. L'or qui chamarrait les habits de cet homme, contrastait d'une façon étrange avec la désolation de la misérable ruine.

Il semblait attendre.

Et en effet, au moment même où Jeanne regardait, un autre homme arriva par le derrière de la loge, c'est-à-dire du côté de la clairière: un paysan hessois, grand, long, voûté, dont l'étroit visage de juif disparaissait presque entre deux forêts de cheveux et de barbe.

—Est-ce fait? demanda l'officier général en allemand.

—C'est fait, répondit le Hessois; j'ai bien gagné mon salaire.

Jeanne ne savait point ce dont il s'agissait; elle passa, et comme elle tournait la masure, un bruit d'argent remué vint jusqu'à son oreille.

C'était le prix du sang.

Le reste fut rapide, vague, terrible comme la mystérieuse horreur des rêves.

Jeanne entra sous bois, et trouva au bout de quelques pas l'espace vide où était la souche. Elle s'y arrêta, comme si c'eût été vraiment là le terme de sa course, et s'assit sur le tronc coupé.

Mais elle se releva aussitôt, parce qu'une voix sifflante, partant elle ne savait d'où, vint à son oreille. Cette voix chuchotait avec l'accent allemand ces mots que nous avons déjà entendus: «Un seul mouvement, et tu es mort.»

Jeanne ne savait ni qui parlait ni à qui l'on parlait.

En même temps, le grand murmure du lointain arriva: fantassins en marche, cavaliers dont le galop crépitait sur les pierres, lourds canons qui labouraient les routes.

Et la voix des traînards français monta, disant: «C'est l'armée!»

Et tout redevint muet dans la clairière, que Jeanne croyait entendre respirer.

Et après un temps, le temps de grand recueillement, pris par Nicolas d'Assas pour rassembler tout ce que Dieu lui devait encore de vie dans un effort unique et sublime, Jeanne entendit ce cri puissant et beau comme la voix même de la France, le cri de Samson, le cri du dernier chevalier qui allait précipiter la voûte du ciel sur les philistins allemands.

—C'est lui! fit-elle en retenant à deux mains son cœur qui s'élançait hors de sa poitrine, lui qui meurt! et C'EST LA! Mon Dieu, prenez nos âmes...

Il y eut le bruit sourd et lâche des baïonnettes entrant dans la chair. Jeanne tomba assassinée par ces blessures qui lui déchiraient le cœur à travers le corps du chevalier d'Assas.

Comme l'avait dit M. de Soleyrac, le Hessois avait gagné son argent des deux côtés. Mais la voix de d'Assas mourant fit éclater la foudre de toutes parts à la fois. Ce ne fut pas seulement Auvergne qui vint à son appel, ce fut la France.

La forêt s'embrasa au feu de la mousqueterie, le canon parla, sonnant le glas qu'il fallait pour ces illustres funérailles, et l'embuscade allemande laissa, deux lieues durant, depuis le Cloître jusqu'à Burick, la sanglante traînée de ses cadavres.

Cela s'appelle la bataille de Klostercamp. Le siège de Wesel fut levé, et Ferdinand de Brunswick fit retraite au delà du Rhin.

On dit que les restes mutilés du dernier chevalier, portés hors de la mêlée qui s'était engagée d'abord furieusement dans la clairière, au pied du chêne où il était tombé, furent réfugiés sous bois, au delà des premiers arbres.

Nous savons qu'en ce lieu gisait d'avance un autre corps admirablement beau sous ses voiles blancs, et qu'aucune tache de sang ne souillait, celui-là, car Jeanne de Vandes avait été frappée en dedans de son corps et pour ainsi dire dans son âme.

Pour d'Assas, toutes les blessures qui saignent, pour Jeanne, cette autre blessure unique et plus profonde qui va chercher, pour la tarir, la source même de la vie.

On dit que des secours inutiles arrivèrent du Cloître et que des flambeaux s'allumèrent, éclairant un vieillard et deux femmes, qui s'agenouillèrent, trouvant encore des larmes dans leurs yeux épuisés de pleurer. C'était Joseph Dupleix, Jeanne Dupleix et leur fille, Jeanne de Bussy.

On dit qu'il y avait sur les lèvres de Mlle de Vandes un sourire, auquel le sourire du martyr répondait. Leurs têtes pâles, mariées sur le dur oreiller de la souche, s'environnaient d'une seule et même auréole.

Le deuil était pour la terre; au ciel on célébrait leurs noces éternelles et la fête de leurs souhaits exaucés.

Car le soldat avait demandé à Dieu de mourir pour sa patrie, l'épée à la main, le front haut, et la fiancée obéissante avait répété: «Seigneur, Seigneur, oui, le front haut, l'épée à la main, et que son cher sang coule pour la France!»


FIN




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