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Le diable boiteux, tome I

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The Project Gutenberg eBook of Le diable boiteux, tome I

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Title: Le diable boiteux, tome I

Author: Alain René Le Sage

Editor: Pierre Jannet

Release date: January 20, 2011 [eBook #35019]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME I ***

LE DIABLE BOITEUX

PAR LE SAGE

seule édition complète

suivie de l'Entretien des cheminées de Madrid

et d'Une Journée Des Parques

PAR LE MEME AUTEUR

ET PRÉCÉDÉE D'UNE NOTICE

PAR M. PIERRE JANNET

TOME I

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

27, PASSAGE CHOISEUL, 29

M DCCC LXXVI


PRÉFACE.

Je n'entrerai pas dans de grands détails sur la vie de Le Sage. Ce qu'on en sait a été dit tant de fois et si bien, que je ne puis mieux faire, dans l'intérêt du lecteur, que de le renvoyer aux travaux de mes devanciers[1], en me bornant à rappeler ici quelques faits et quelques dates. Alain-René Le Sage naquit à Sarzeau, petite ville de la presqu'île de Rhuys, près de Vannes, le 8 mai 1668. Il était fils unique de Claude Le Sage, notaire royal, et de Jeanne Brenugat. Resté de bonne heure orphelin, il se trouva placé sous la tutelle d'un oncle par qui sa fortune fut dissipée. Il fit ses études chez les Jésuites de Vannes, vint les terminer à Paris et se fit recevoir avocat. En 1694, il épouse une femme sans fortune, fille d'un menuisier de la rue de la Mortellerie. A vingt-sept ans il était père de famille, et la profession qu'il exerçait n'était pas lucrative. Il demanda des ressources à la littérature. Sur les conseils de Danchet, son ancien condisciple au collége de Vannes, il fit une traduction des Lettres d'Aristenète, qui parut en 1695 et n'eut aucun succès. Heureusement l'abbé de Lyonne s'intéressa à Le Sage. Il lui procura quelques ressources et sut lui faire partager le goût très-vif qu'il avait pour la littérature espagnole. Cette littérature, après avoir été en grande faveur chez nous, y était alors fort négligée. Elle devint bientôt familière à Le Sage, qui trouva là le champ où devait se développer et mûrir son talent. Il commença par traduire quelques pièces de théâtre: Le Traître puni, de Roxas, imprimé en 1700; Don Félix de Mendoce, de Lope de Vega; Le Point d'honneur, de Rojas, qui fut joué en 1702. Puis il fit une traduction ou plutôt une imitation des Nouvelles Aventures de Don Quichote, d'Avellaneda, qui parut en 1704, et une comédie en cinq actes et en prose, tirée de Calderon, Don César Ursin, qui réussit à la cour et fut sifflée à la ville.

[1] Voir notamment la Vie de Le Sage (par Ch. Jos. Mayer), suivie d'une lettre du comte de Tressan, en tête de l'édition des Œuvres choisies de Le Sage, Paris, 1782; la Notice de Beuchot, en tête de l'édition des Œuvres choisies, Paris, 1818; La Notice de François de Neufchateau en tête de son édition de Gil Blas, Paris, 1820; Spence, Anecdotes, London, 1820; Audiffret, Notice historique sur Le Sage, Paris, 1822; Patin, Éloge de Le Sage, Paris, 1822; Malitourne, Éloge de Le Sage, Paris, 1822; W. Scott, Miscellaneous Works, Paris, 1837, t. III; Villemain, Littérature française du dix-huitième siècle, t. I; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II; Jules Janin, Notice sur Le Sage, en tête du Diable Boiteux, Paris, Bourdin, 1840, gr. in-8; Biographie Didot, article Le Sage; Ticknor, Histoire de la Littérature espagnole. (Je me sers de la traduction allemande de N. H. Julius, Leipzig, 1852, 2 vol. in-8.)

Tout cela n'avait pas fait beaucoup pour la gloire et la fortune de Le Sage; mais le moment du triomphe approchait. En 1707, l'année la plus heureuse de sa vie, il obtint deux succès magnifiques, au théâtre avec Crispin rival de son maître, dans le roman avec le Diable boiteux.

En 1709, Le Sage fit jouer Turcaret. En 1715, il publia les deux premiers volumes de Gil Blas, son chef-d'œuvre et le chef-d'œuvre du genre. Puis, obligé de travailler pour vivre, mécontent des Comédiens français, il se mit à travailler pour le théâtre de la Foire, auquel il donna, dans l'espace de vingt-cinq ans, seul ou en collaboration, près d'une centaine de pièces. Il fit paraître encore quelques romans, et finit par se retirer à Boulogne, auprès de son fils le chanoine, où il mourut dans sa quatre-vingtième année, en 1747.

M. Ticknor, dans son Histoire de la Littérature espagnole, a peint le développement du talent de Le Sage d'une façon heureuse: «Le Sage, dit-il, procéda comme romancier exactement de la même façon que comme auteur dramatique, et il obtint dans les deux cas des résultats remarquablement semblables. Dans le drame, il commença par des traductions et imitations de l'espagnol, telles que le Point d'honneur, tiré de Roxas, et Don César Ursin, emprunté de Calderon; mais plus tard, lorsqu'il connut mieux ses forces et que le succès lui eut donné de la confiance en lui-même, il donna son Turcaret, pièce entièrement originale, qui est bien meilleure que celles auxquelles il s'était essayé jusqu'alors, et qui montre combien il avait mal employé ses facultés en s'attachant à des imitations. Il procéda exactement de la même manière pour le roman. Il commença par traduire le Don Quichote d'Avellaneda et par étendre et transformer le Diable boiteux de Guevara; mais Gil Blas, le meilleur de ses romans, qu'il composa lorsqu'il était en possession de tout son talent, lui appartient, pour ce qui le caractérise, aussi complètement que son Turcaret

Le Diable boiteux a cela de particulier qu'il procède visiblement des deux manières de Le Sage. Le titre et la donnée fondamentale appartiennent à Guevara. Les deux premiers chapitres du livre français sont une traduction presque fidèle du premier chapitre du livre espagnol. Sur quinze histoires racontées dans le chapitre III, sept sont tirées du Diablo cojuelo. A partir de ce moment, Le Sage abandonne complétement son modèle, plan et détails. Tout le reste du livre lui appartient en propre, à deux historiettes près.


Le livre dont s'inspira Le Sage, El Diablo cojuelo, fut imprimé pour la première fois à Madrid en 1641, in-8. L'auteur, Don Luis Velez de Guevara, né en 1570 à Ecija, mourut à Madrid en 1644, après avoir composé, dit-on, 400 pièces de théâtre et quelques autres ouvrages. La donnée de son Diablo cojuelo est ingénieuse, et l'ouvrage est semé de traits satiriques assez piquants, de tableaux de mœurs qui ne sont pas dépourvus d'intérêt. Mais deux choses rendent la lecture de ce livre fastidieuse: le style d'abord, d'un gongorisme outré; puis la persistance monotone avec laquelle l'auteur amène des éloges sans nombre et sans fin, comme s'il voulait racheter par des adulations personnelles quelques traits d'une satire générale qui n'offrait certes pas de dangers. On est surpris de voir ces éternelles louanges dans la bouche d'un démon, et l'on finit par ne plus s'intéresser à ce pauvre diable, qui paraît exclusivement préoccupé de jouer des tours de page et de se faire des protecteurs à la cour. Comme ce livre n'a jamais été traduit, j'en donne une analyse à la suite de cette préface.


Le Diable boiteux parut pour la première fois, comme je l'ai déjà dit, en 1707. Il eut un grand succès et fut réimprimé plusieurs fois la même année. On raconte que deux gentilshommes se disputèrent l'épée à la main la possession du dernier exemplaire de la seconde édition.

Cet engouement était légitime. Le Sage avait trouvé dans le plan de Guevara un cadre commode, dans lequel il avait enchâssé, sans compter, les traits spirituels et satiriques, les peintures du cœur humain où il excellait, des historiettes intéressantes et vivement contées. Qu'il dût à son imagination seule le sujet de toutes ces nouvelles, c'est ce que je n'ai garde d'affirmer. Sous ce rapport, il n'avait pas emprunté beaucoup à Guevara; mais il ne serait pas impossible de trouver dans la littérature espagnole le sujet de plusieurs de ses récits. On ne lui a pas ménagé les accusations de plagiat, et ces accusations seraient certainement méritées s'il n'avait eu soin d'avouer hautement ses emprunts. Il était de ceux qui prennent leur bien où ils le trouvent, et, comme il l'a dit lui-même, il lui semblait tout aussi naturel de mettre à contribution Lope de Vega ou Calderon, qu'Horace ou Virgile[2].

[2] Voy. Tome II, page 198.

Il est une autre source où il ne se faisait pas faute de puiser: il racontait volontiers, sous un voile transparent, les anecdotes parisiennes, et c'était un moyen de succès de plus. Ce garçon de famille qui devait trente pistoles à sa blanchisseuse et qui aime mieux l'épouser que la payer, c'est Dufresny; la veuve allemande qui se fait des papillotes avec la promesse de mariage de son amant, c'est Ninon; le comédien métamorphosé en figure de décoration, c'est Baron[3]. Les contemporains reconnaissaient bon nombre d'autres masques. Parfois Le Sage usait du même artifice pour décerner des éloges. Le grand juge de police dont il parle avec tant de vénération, et une vénération méritée (T. II, p. 146), c'est le Lieutenant de police d'Argenson.

[3] Je trouve ces indications dans la Notice de Mayer.


Dix-neuf ans après la première publication du Diable boiteux, Le Sage donna de cet ouvrage une nouvelle édition, revue, remaniée, et augmentée de quatre-vingt-dix-neuf historiettes, qui ne le cèdent pas en intérêt à celles qui figuraient dans la première édition. En outre, il retoucha plusieurs passages, et à la conclusion primitive, qui n'était pas satisfaisante, il substitua un dénouement des plus heureusement trouvés.

C'est donc en 1726 que Le Sage donna au Diable boiteux sa forme définitive. C'est l'édition de 1726[4] que je reproduis[5]. Mais, chose qu'on n'avait pas remarquée, en même temps qu'il ajoutait un grand nombre d'historiettes nouvelles, il en retranchait plusieurs, si bien que la première édition en contient, en définitive, trente-neuf qui ne se retrouvent pas dans celle de 1726 ni dans celles qu'on a faites depuis. Ne pouvant m'expliquer ces suppressions d'une façon satisfaisante[6], j'ai pris le parti de donner en appendice les passages retranchés.

[4] Quelques exemplaires portent la date de 1727.

[5] Les notes qu'on trouvera sous le texte sont de Le Sage.

[6] La plupart des historiettes retranchées sont tout aussi intéressantes que celles qui ont été conservées. La suppression de celles qui touchent à des sujets littéraires, et qui sont au nombre de sept, peut s'expliquer, à la rigueur, par le succès de Le Sage, que le bonheur rendait indulgent; on comprend aussi qu'il ait rejeté quelques traits satiriques un peu trop vifs; mais cela n'explique pas tout. Pourquoi, par exemple, retrancher les critiques dirigées contre les comédiens, dont il avait à se plaindre, et avec qui jamais il ne se réconcilia?

Je donne également en appendice les dédicaces de Le Sage à Guevara, et une Table analytique dans laquelle on trouvera les indications nécessaires pour se rendre compte des emprunts que Le Sage a faits à l'auteur espagnol et des additions faites en 1726.

Enfin, j'ai reproduit les Entretiens des cheminées de Madrid et Une Journée des Parques, deux pièces qui par leur genre se rattachent au Diable boiteux, et qui, bien qu'elles lui soient inférieures en mérite, ne sont pas indignes de revoir le jour.

P. J.


ANALYSE DU DIABLO COJUELO

Le premier tranco (enjambée) raconte comment l'écolier Don Cléofas, surpris chez doña Tomasa, se sauve sur les toits, arrive dans la mansarde du magicien et délivre le Diable boiteux, qui le transporte sur la tour de San Salvador. Traduit avec de légers changements, il a fourni à Le Sage la matière de ses deux premiers chapitres.

Le tranco suivant contient le détail des observations nombreuses et diverses que font, du haut de la tour, l'écolier et le Diable boiteux. Le Sage a pris dans ce chapitre les histoires de Doña Fabula en mal d'enfant, du vieux qui va au sabbat, du différend du Diable boiteux avec un de ses confrères, des deux voleurs qui s'introduisent chez un banquier (ici c'est chez un étranger), du souffleur, du marquis à l'échelle de soie, du vieux galant et du vicomte aragonais.

Cependant le jour arrive. Le boiteux et l'écolier descendent dans la rue. Le tranco III raconte leur visite au marché des noms nobles, au marché des parents, au marché où l'on acquiert la qualification de Don, puis à la maison des fous, fondation pieuse en faveur des gens atteints de folies qui ne sont pas regardées comme telles, et à la friperie des ancêtres. Le Sage n'a pris dans ce chapitre que le grammairien (chap. IX) et l'homme aisé qui se fait domestique (chap. X).

Le tranco IV raconte que le magicien s'est aperçu de la disparition du Diable boiteux. Les démons se réunissent et chargent l'un d'entr'eux, Cienllamas, de poursuivre le fugitif.

Cependant le boiteux et l'écolier déjeunent dans une auberge. Puis ils se sauvent par la fenêtre sans payer leur écot, et s'en vont à Visagra. Le boiteux laisse l'écolier à l'auberge et part pour Constantinople, où il soulève le sérail. L'écolier soupe et se couche. Aventures burlesques d'un poëte tragique.

Tranco V. Le boiteux revient le matin et raconte ses exploits. Il annonce à l'écolier qu'ils sont poursuivis, le boiteux par Cienllamas, et l'écolier par Doña Tomasa et un soldat de ses amis. Ils partent pour l'Andalousie—par la fenêtre et sans payer.—Aventures qui leur arrivent en chemin.

Tranco VI. Suite du voyage. Longue kyrielle d'éloges. Querelles, combats, malices. Ils s'arrêtent dans un champ pour passer la nuit. Un grand bruit les réveille.

Tranco VII. C'est le bruit que font en passant dans les airs la Fortune et sa suite. Description. Le jour vient. Ils arrivent à Séville. Ils voient Cienllamas qui entre par la porte de Carmona, et se cachent dans une auberge. De leur balcon, ils voient les habitants. Eloges sans fin.

Tranco VIII. Toujours à leur balcon, ils voient dans un miroir magique la Calle mayor de Madrid, ce qui fournit au boiteux l'occasion de donner carrière à son penchant pour l'adulation.

Tranco IX. L'Académie de Séville. Le diable et l'écolier en sont reçus membres, celui-ci sous le nom de el Engañado (le Trompé), celui-là sous le nom de el Engañador (le Trompeur). Visite au séjour des gueux. Le mendiant appelé le Diable boiteux. Cienllamas arrive, et l'emmène croyant avoir affaire au démon de ce nom.

Tranco X. Arrivée de Tomasa. Le boiteux et l'écolier se sauvent dans une autre auberge. Séance de l'académie. Discours de Don Cléofas. Statuts singuliers proposés par lui. Plan d'un Pronostico y lunario. Entrée imprévue de Tomasa et des alguazils. Arrestation de Don Cléofas. Il donne cent écus au sergent, qui le laisse échapper. Désappointement du sergent, dont les écus se changent en charbon. Arrestation du Diable boiteux par Cienllamas. Tomasa passe aux Indes avec son soldat, et Don Cléofas retourne à ses études.


LE DIABLE BOITEUX


CHAPITRE PREMIER

Quel diable c'est que le diable boiteux. Où, et par quel hasard don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui.

Une nuit du mois d'octobre couvrait d'épaisses ténèbres la célèbre ville de Madrid: déjà le peuple, retiré chez lui, laissait les rues libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs plaisirs sous les balcons de leurs maîtresses: déjà le son des guitares causait de l'inquiétude aux pères et alarmait les maris jaloux: enfin, il était près de minuit, lorsque don Cléofas Léandro Perez Zambullo, écolier d'Alcala, sortit brusquement par une lucarne d'une maison, où le fils indiscret de la déesse de Cythère l'avait fait entrer. Il tâchait de conserver sa vie et son honneur en s'efforçant d'échapper à trois ou quatre spadassins qui le suivaient de près pour le tuer, ou pour lui faire épouser par force une dame avec laquelle ils venaient de le surprendre.

Quoique seul contre eux, il s'était défendu vaillamment, et il n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevé son épée dans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits; mais il trompa leur poursuite à la faveur de l'obscurité. Il marcha vers une lumière qu'il aperçut de loin, et qui, toute faible qu'elle était, lui servit de fanal dans une conjoncture si périlleuse. Après avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou, il arriva près d'un grenier d'où sortaient les rayons de cette lumière, et il entra dedans par la fenêtre, aussi transporté de joie qu'un pilote qui voit heureusement surgir au port son vaisseau menacé du naufrage.

Il regarda d'abord de toutes parts, et, fort étonné de ne trouver personne dans ce galetas, qui lui parut un appartement assez singulier, il se mit à le considérer avec beaucoup d'attention. Il vit une lampe de cuivre attachée au plafond, des livres et des papiers en confusion sur une table, une sphère et des compas d'un côté, des fioles et des cadrans de l'autre; ce qui lui fit juger qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses observations dans ce réduit.

Il rêvait au péril que son bonheur lui avait fait éviter, et délibérait en lui-même s'il demeurerait là jusqu'au lendemain ou s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long soupir auprès de lui. Il s'imagina d'abord que c'était quelque fantôme de son esprit agité, une illusion de la nuit; c'est pourquoi, sans s'y arrêter, il continua ses réflexions.

Mais ayant ouï soupirer pour la seconde fois, il ne douta plus que ce ne fût une chose réelle; et bien qu'il ne vît personne dans la chambre, il ne laissa pas de s'écrier: «Qui diable soupire ici?—C'est moi, seigneur écolier, lui répondit aussitôt une voix qui avait quelque chose d'extraordinaire; je suis depuis six mois dans une de ces fioles bouchées. Il loge en cette maison un savant astrologue, qui est magicien: c'est lui qui, par le pouvoir de son art, me tient enfermé dans cette étroite prison.—Vous êtes donc un esprit? dit don Cléofas, un peu troublé de la nouveauté de l'aventure.—Je suis un démon, répartit la voix: vous venez ici fort à propos pour me tirer d'esclavage. Je languis dans l'oisiveté, car je suis le diable de l'enfer le plus vif et le plus laborieux.»

Ces paroles causèrent quelque frayeur au seigneur Zambullo; mais comme il était naturellement courageux, il se rassura, et dit d'un ton ferme à l'esprit: «Seigneur diable, apprenez-moi, s'il vous plaît, quel rang vous tenez parmi vos confrères: si vous êtes un démon noble ou roturier.—Je suis un diable d'importance, répondit la voix, et celui de tous qui a le plus de réputation dans l'un et l'autre monde.—Seriez-vous par hasard, répliqua don Cléofas, le démon qu'on appelle Lucifer?—Non, répartit l'esprit, c'est le diable des charlatans.—Êtes-vous Uriel, reprit l'écolier?—Fi donc, interrompit brusquement la voix, c'est le patron des marchands, des tailleurs, des bouchers, des boulangers, et des autres voleurs du tiers-état.

—Vous êtes peut-être Belzébut, dit Léandro.—Vous moquez-vous? répondit l'esprit. C'est le démon des duègnes et des écuyers.—Cela m'étonne, dit Zambullo; je croyais Belzébut un des plus grands personnages de votre compagnie.—C'est un de ses moindres sujets, répartit le démon. Vous n'avez pas des idées justes de notre enfer.

—Il faut donc, reprit don Cléofas, que vous soyez Léviatan, Belfegor ou Astaroth.—Oh! pour ces trois-là, ce sont des diables du premier ordre. Ce sont des esprits de cour. Ils entrent dans les conseils des princes, animent les ministres, forment des ligues, excitent les soulèvements dans les états, et allument les flambeaux de la guerre. Ce ne sont point là des maroufles, comme les premiers que vous avez nommés.—Eh! dites-moi, je vous prie, répliqua l'écolier, quelles sont les fonctions de Flagel?—Il est l'âme de la chicane et l'esprit du barreau, répartit le démon. C'est lui qui a composé le protocole des huissiers et des notaires. Il inspire les plaideurs, possède les avocats et obsède les juges.

«Pour moi, j'ai d'autres occupations: je fais des mariages ridicules: j'unis des barbons avec des mineures, des maîtres avec leurs servantes, des filles mal dotées avec de tendres amants qui n'ont point de fortune. C'est moi qui ai introduit dans le monde le luxe, la débauche, les jeux de hasard et la chimie. Je suis l'inventeur des carrousels, de la danse, de la musique, de la comédie, et de toutes les modes nouvelles de France. En un mot, je m'appelle Asmodée, surnommé le diable boiteux.

—Hé quoi! s'écria don Cléofas, vous seriez ce fameux Asmodée, dont il est fait une si glorieuse mention dans Agrippa et dans la Clavicule de Salomon? Ah! vraiment, vous ne m'avez pas dit tous vos amusements. Vous avez oublié le meilleur. Je sais que vous vous divertissez quelquefois à soulager les amants malheureux. A telles enseignes que l'année passée, un bachelier de mes amis obtint, par votre secours, dans la ville d'Alcala, les bonnes grâces de la femme d'un docteur de l'université.—Cela est vrai, dit l'esprit; je vous gardais celui-là pour le dernier. Je suis le démon de la luxure, ou, pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon; car les poëtes m'ont donné ce joli nom, et ces messieurs me peignent fort avantageusement. Ils disent que j'ai des ailes dorées, un bandeau sur les yeux, un arc à la main, un carquois plein de flèches sur les épaules, et avec cela une beauté ravissante. Vous allez voir tout à l'heure ce qui en est, si vous voulez me mettre en liberté.

—Seigneur Asmodée, répliqua Léandro Perez, il y a longtemps, comme vous savez, que je vous suis entièrement dévoué: le péril que je viens de courir en peut faire foi. Je suis bien aise de trouver l'occasion de vous servir; mais le vase qui vous recèle est sans doute un vase enchanté. Je tenterais vainement de le déboucher ou de le briser. Ainsi, je ne sais pas trop bien de quelle manière je pourrai vous délivrer de prison. Je n'ai pas un grand usage de ces sortes de délivrances; et, entre nous, si, tout fin diable que vous êtes, vous ne sauriez vous tirer d'affaire, comment un chétif mortel en pourra-t-il venir à bout?—Les hommes ont ce pouvoir, répondit le démon. La fiole où je suis retenu n'est qu'une simple bouteille de verre facile à briser. Vous n'avez qu'à la prendre et qu'à la jeter par terre, j'apparaîtrai tout aussitôt en forme humaine.—Sur ce pied-là, dit l'écolier, la chose est plus aisée que je ne pensais. Apprenez-moi donc dans quelle fiole vous êtes; j'en vois un assez grand nombre de pareilles, et je ne puis la démêler.—C'est la quatrième du côté de la fenêtre, répliqua l'esprit. Quoique l'empreinte d'un cachet magique soit sur le bouchon, la bouteille ne laissera pas de se casser.

—Cela suffit, reprit don Cléofas. Je suis prêt à faire ce que vous souhaitez; il n'y a plus qu'une petite difficulté qui m'arrête: quand je vous aurai rendu le service dont il s'agit, je crains de payer les pots cassés.—Il ne vous arrivera aucun malheur, répartit le démon; au contraire, vous serez content de ma reconnaissance. Je vous apprendrai tout ce que vous voudrez savoir; je vous instruirai de tout ce qui se passe dans le monde; je vous découvrirai les défauts des hommes; je serai votre démon tutélaire, et, plus éclairé que le génie de Socrate, je prétends vous rendre encore plus savant que ce grand philosophe. En un mot, je me donne à vous avec mes bonnes et mauvaises qualités; elles ne vous seront pas moins utiles les unes que les autres.

—Voilà de belles promesses, répliqua l'écolier; mais vous autres, messieurs les diables, on vous accuse de n'être pas fort religieux à tenir ce que vous nous promettez.—Cette accusation n'est pas sans fondement, répartit Asmodée. La plupart de mes confrères ne se font pas un scrupule de vous manquer de parole. Pour moi, outre que je ne puis trop payer le service que j'attends de vous, je suis esclave de mes serments, et je vous jure par tout ce qui les rend inviolables, que je ne vous tromperai point. Comptez sur l'assurance que je vous en donne; et ce qui doit vous être bien agréable, je m'offre à vous venger, dès cette nuit, de dona Thomasa, de cette perfide dame qui avait caché chez elle quatre scélérats pour vous surprendre et vous forcer à l'épouser.»

Le jeune Zambullo fut particulièrement charmé de cette dernière promesse. Pour en avancer l'accomplissement, il se hâta de prendre la fiole où était l'esprit; et sans s'embarrasser davantage de ce qu'il en pourrait arriver, il la laissa tomber rudement. Elle se brisa en mille pièces, et inonda le plancher d'une liqueur noirâtre, qui s'évapora peu à peu, et se convertit en une fumée, laquelle, venant à se dissiper tout à coup, fit voir à l'écolier surpris une figure d'homme en manteau, de la hauteur d'environ deux pieds et demi, appuyée sur deux béquilles. Ce petit monstre boiteux avait des jambes de bouc, le visage long, le menton pointu, le teint jaune et noir, le nez fort écrasé; ses yeux, qui paraissaient très-petits, ressemblaient à deux charbons allumés: sa bouche excessivement fendue était surmontée de deux crocs de moustache rousse, et bordée de deux lippes sans pareilles.

Ce gracieux Cupidon avait la tête enveloppée d'une espèce de turban de crépon rouge, relevé d'un bouquet de plumes de coq et de paon. Il portait au cou un large collet de toile jaune, sur lequel étaient dessinés divers modèles de colliers et de pendants d'oreilles. Il était revêtu d'une robe courte de satin blanc, ceinte par le milieu d'une large bande de parchemin vierge, toute marquée de caractères talismaniques. On voyait peints sur cette robe plusieurs corps à l'usage des dames, très-avantageux pour la gorge; des écharpes, des tabliers bigarrés et des coiffures nouvelles, toutes plus extravagantes les unes que les autres.

Mais tout cela n'était rien en comparaison de son manteau, dont le fond était aussi de satin blanc. Il y avait dessus une infinité de figures peintes à l'encre de la Chine, avec une si grande liberté de pinceau et des expressions si fortes, qu'on jugeait bien qu'il fallait que le diable s'en fût mêlé. On y remarquait, d'un côté, une dame espagnole, couverte de sa mante, qui agaçait un étranger à la promenade; et de l'autre, une dame française qui étudiait dans un miroir de nouveaux airs de visage, pour les essayer sur un jeune abbé qui paraissait à la portière de sa chambre avec des mouches et du rouge. Ici des cavaliers italiens chantaient et jouaient de la guitare sous les balcons de leurs maîtresses; et là, des Allemands, déboutonnés, tout en désordre, plus pris de vin et plus barbouillés de tabac que des petits-maîtres français, entouraient une table inondée des débris de leurs débauches. On apercevait dans un endroit un seigneur musulman sortant du bain, et environné de toutes les femmes de son sérail, qui s'empressaient à lui rendre leurs services; on découvrait, dans un autre, un gentilhomme anglais qui présentait galamment à sa dame une pipe et de la bière.

On y démêlait aussi des joueurs merveilleusement bien représentés: les uns, animés d'une joie vive, remplissaient leurs chapeaux de pièces d'or et d'argent, et les autres, ne jouant plus que sur leur parole, lançaient au ciel des regards sacriléges, en mangeant leurs cartes de désespoir. Enfin, l'on y voyait autant de choses curieuses que sur l'admirable bouclier que le dieu Vulcain fit à la prière de Thétis; mais il y avait cette différence entre les ouvrages de ces deux boiteux, que les figures du bouclier n'avaient aucun rapport aux exploits d'Achille, et qu'au contraire celles du manteau étaient autant de vives images de tout ce qui se fait dans le monde par la suggestion d'Asmodée.


CHAPITRE II

Suite de la délivrance d'Asmodée.

Ce démon, s'apercevant que sa vue ne prévenait pas en sa faveur l'écolier, lui dit en souriant: «Hé bien, seigneur don Cléofas Léandro Perez Zambullo, vous voyez le charmant dieu des amours, ce souverain maître des cœurs. Que vous semble de mon air et de ma beauté? Les poëtes ne sont-ils pas d'excellents peintres?—Franchement, répondit don Cléofas, ils sont un peu flatteurs. Je crois que vous ne parûtes pas sous ces traits devant Psyché.—Oh! pour cela non, répartit le diable. J'empruntai ceux d'un petit marquis français pour me faire aimer brusquement. Il faut bien couvrir le vice d'une apparence agréable, autrement il ne plairait pas. Je prends toutes les formes que je veux, et j'aurais pu me montrer à vos yeux sous un plus beau corps fantastique; mais puisque je me suis donné tout à vous, et que j'ai dessein de ne vous rien déguiser, j'ai voulu que vous me vissiez sous la figure la plus convenable à l'opinion qu'on a de moi et de mes exercices.

—Je ne suis pas surpris, dit Léandro, que vous soyez un peu laid. Pardonnez, s'il vous plaît, le terme; le commerce que nous allons avoir ensemble demande de la franchise. Vos traits s'accordent fort mal avec l'idée que j'avais de vous; mais apprenez-moi, de grâce, pourquoi vous êtes boiteux?

—C'est, répondit le démon, pour avoir eu autrefois en France un différend avec Pillardoc, le diable de l'intérêt. Il s'agissait de savoir qui de nous deux posséderait un jeune manceau qui venait à Paris chercher fortune. Comme c'était un excellent sujet, un garçon qui avait de grands talents, nous nous en disputâmes vivement la possession. Nous nous battîmes dans la moyenne région de l'air. Pillardoc fut le plus fort, et me jeta sur la terre de la même façon que Jupiter, à ce que disent les poëtes, culbuta Vulcain. La conformité de ces aventures fut cause que mes camarades me surnommèrent le diable boiteux. Ils me donnèrent en raillant ce sobriquet, qui m'est resté depuis ce temps-là. Néanmoins, tout estropié que je suis, je ne laisse pas d'aller bon train. Vous serez témoin de mon agilité.

«Mais, ajouta-t-il, finissons cet entretien. Hâtons-nous de sortir de ce galetas. Le magicien y va bientôt monter pour travailler à l'immortalité d'une belle sylphide qui le vient trouver ici toutes les nuits. S'il nous surprenait, il ne manquerait pas de me remettre en bouteille, et il pourrait bien vous y mettre aussi. Jetons auparavant par la fenêtre les morceaux de la fiole brisée, afin que l'enchanteur ne s'aperçoive pas de mon élargissement.

—Quand il s'en apercevrait après notre départ, dit Zambullo, qu'en arriverait-il?—Ce qu'il en arriverait? répondit le boiteux; il paraît bien que vous n'avez pas lu le livre de la contrainte. Quand j'irais me cacher aux extrémités de la terre ou de la région qu'habitent les salamandres enflammés; quand je descendrais chez les gnomes ou dans les plus profonds abîmes des mers, je n'y serais point à couvert de son ressentiment. Il ferait des conjurations si fortes, que tout l'enfer en tremblerait. J'aurais beau vouloir lui désobéir, je serais obligé de paraître, malgré moi, devant lui, pour subir la peine qu'il voudrait m'imposer.

—Cela étant, reprit l'écolier, je crains fort que notre liaison ne soit pas de longue durée. Ce redoutable nécromancien découvrira bientôt votre fuite.—C'est ce que je ne sais point, répliqua l'esprit, parce que nous ne savons pas ce qui doit arriver.—Comment, s'écria Léandro Perez, les démons ignorent l'avenir?—Assurément, répartit le diable; les personnes qui se fient à nous là-dessus sont de grandes dupes. C'est ce qui fait que les devins et les devineresses disent tant de sottises et en font tant faire aux femmes de qualité qui vont les consulter sur les événements futurs. Nous ne savons que le passé et le présent. J'ignore donc si le magicien s'apercevra bientôt de mon absence; mais j'espère que non. Il y a plusieurs fioles semblables à celle où j'étais enfermé: il ne soupçonnera pas qu'elle y manque. Je vous dirai de plus que je suis dans son laboratoire comme un livre de droit dans la bibliothèque d'un financier: il ne pense point à moi; et quand il y penserait, il ne me fait jamais l'honneur de m'entretenir, c'est le plus fier enchanteur que je connaisse. Depuis le temps qu'il me tient prisonnier, il n'a pas daigné me parler une seule fois.

—Quel homme! dit don Cléofas. Qu'avez-vous donc fait pour vous attirer sa haine?—J'ai traversé un de ses desseins, répartit Asmodée. Il y avait une place vacante dans certaine académie: il prétendait qu'un de ses amis l'eût; je voulais la faire donner à un autre. Le magicien fit un talisman composé des plus puissants caractères, de la cabale; moi, je mis mon homme au service d'un grand ministre, dont le nom l'emporta sur le talisman.»

Après avoir parlé de cette sorte, le démon ramassa toutes les pièces de la fiole cassée, et les jeta par la fenêtre: «Seigneur Zambullo, dit-il ensuite à l'écolier, sauvons-nous au plus vite: prenez le bout de mon manteau et ne craignez rien.» Quelque périlleux que parût ce parti à don Cléofas, il aima mieux l'accepter que de demeurer exposé au ressentiment du magicien, et il s'accrocha le mieux qu'il put au diable, qui l'emporta dans le moment.


CHAPITRE III

Dans quel endroit le diable boiteux transporta l'écolier, et des premières choses qu'il lui fit voir.

Asmodée n'avait pas vanté sans raison son agilité. Il fendit l'air comme une flèche décochée avec violence, et s'alla percher sur la tour de San-Salvador. Dès qu'il eût pris pied, il dit à son compagnon: «Hé bien, seigneur Léandro, quand on dit d'une rude voiture que c'est une voiture de diable, n'est-il pas vrai que cette façon de parler est fausse?—Je viens d'en vérifier la fausseté, répondit poliment Zambullo; je puis assurer que c'est une voiture plus douce qu'une litière, et avec cela si diligente, qu'on n'a pas le temps de s'ennuyer sur la route.

—Oh ça, reprit le démon, vous ne savez pas pourquoi je vous amène ici? je prétends vous montrer tout ce qui se passe dans Madrid; et comme je veux débuter par ce quartier-ci, je ne pouvais choisir un endroit plus propre à l'exécution de mon dessein. Je vais par mon pouvoir diabolique enlever les toits des maisons, et, malgré les ténèbres de la nuit, le dedans va se découvrir à vos yeux.» A ces mots, il ne fit simplement qu'étendre le bras droit, et aussitôt tous les toits disparurent. Alors l'écolier vit comme en plein midi l'intérieur des maisons, de même, dit Luis Velez de Guévara[7], qu'on voit le dedans d'un pâté dont on vient d'ôter la croûte.

[7] L'auteur du diable boiteux espagnol.

Le spectacle était trop nouveau pour ne pas attirer son attention toute entière. Il promena sa vue de toutes parts, et la diversité des choses qui l'environnaient eut de quoi occuper longtemps sa curiosité. «Seigneur don Cléofas, lui dit le diable, cette confusion d'objets que vous regardez avec plaisir est, à la vérité, très agréable à contempler; mais ce n'est qu'un amusement frivole. Il faut que je vous le rende utile; et pour vous donner une parfaite connaissance de la vie humaine, je veux vous expliquer ce que font toutes ces personnes que vous voyez. Je vais vous découvrir les motifs de leurs actions, et vous révéler jusqu'à leurs plus secrètes pensées.

«Par où commencerons-nous? Observons d'abord dans cette maison, à main droite, ce vieillard qui compte de l'or et de l'argent. C'est un bourgeois avare. Son carrosse, qu'il a eu presque pour rien à l'inventaire d'un alcalde de corte, est tiré par deux mauvaises mules qui sont dans son écurie, et qu'il nourrit suivant la loi des douze tables, c'est-à-dire qu'il leur donne tous les jours à chacune une livre d'orge. Il les traite comme les Romains traitaient leurs esclaves. Il y a deux ans qu'il est revenu des Indes, chargé d'une grande quantité de lingots qu'il a changés en espèces. Admirez ce vieux fou, avec quelle satisfaction il parcourt des yeux ses richesses: il ne peut s'en rassasier. Mais prenez garde en même temps à ce qui se passe dans une petite salle de la même maison. Y remarquez-vous deux jeunes garçons avec une vieille femme?—Oui, répondit Cléofas. Ce sont apparemment ses enfants.—Non, reprit le diable, ce sont ses neveux qui doivent en hériter, et qui, dans l'impatience où ils sont de partager ses dépouilles, ont fait venir secrètement une sorcière, pour savoir d'elle quand il mourra.

«J'aperçois dans la maison voisine deux tableaux assez plaisants: l'un est une coquette surannée qui se couche, après avoir laissé ses cheveux, ses sourcils et ses dents sur sa toilette: l'autre un galant sexagénaire qui revient de faire l'amour. Il a déjà ôté son œil et sa moustache postiches, avec sa perruque qui cachait une tête chauve. Il attend que son valet lui ôte son bras et sa jambe de bois, pour se mettre au lit avec le reste.

—Si je m'en fie à mes yeux, dit Zambullo, je vois dans cette maison une grande et jeune fille faite à peindre. Qu'elle a l'air mignon!—Hé bien, reprit le boiteux, cette jeune beauté qui vous frappe est sœur aînée de ce galant qui va se coucher. On peut dire qu'elle fait la paire avec la vieille coquette qui loge avec elle. Sa taille, que vous admirez, est une machine qui a épuisé les mécaniques. Sa gorge et ses hanches sont artificielles, et il n'y a pas longtemps qu'étant allée au sermon, elle laissa tomber ses fesses dans l'auditoire. Néanmoins, comme elle se donne un air de mineure, il y a deux jeunes cavaliers qui se disputent ses bonnes grâces. Ils en sont même venus aux mains pour elle. Les enragés! il me semble que je vois deux chiens qui se battent pour un os.

«Riez avec moi de ce concert qui se fait assez près de là, dans une maison bourgeoise, sur la fin d'un souper de famille. On y chante des cantates. Un vieux jurisconsulte en a fait la musique, et les paroles sont d'un alguasil[8] qui fait l'aimable, d'un fat qui compose des vers pour son plaisir et pour le supplice des autres. Une cornemuse et une épinette forment la symphonie. Un grand flandrin de chantre à voix claire fait le dessus, et une jeune fille qui a la voix fort grosse fait la basse.—O la plaisante chose! s'écria don Cléofas en riant: quand on voudrait donner exprès un concert ridicule, on n'y réussirait pas si bien.

[8] Un alguasil est ce que sont en France les commissaires, excepté qu'il porte l'épée.

—Jetez les yeux sur cet hôtel magnifique, poursuivit le démon; vous y verrez un seigneur couché dans un superbe appartement. Il a près de lui une cassette remplie de billets doux. Il les lit pour s'endormir voluptueusement, car ils sont d'une dame qu'il adore, et qui lui fait faire tant de dépense, qu'il sera bientôt réduit à solliciter une vice-royauté.

«Si tout repose dans cet hôtel, si tout y est tranquille, en récompense on se donne bien du mouvement dans la maison prochaine à main gauche. Y démêlez-vous une dame dans un lit de damas rouge? c'est une personne de condition. C'est dona Fabula, qui vient d'envoyer chercher une sage femme, et qui va donner un héritier au vieux don Torribio son mari, que vous voyez auprès d'elle. N'êtes-vous pas charmé du bon naturel de cet époux? Les cris de sa chère moitié lui percent l'âme: il est pénétré de douleur; il souffre autant qu'elle. Avec quel soin et quelle ardeur il s'empresse à la secourir!—Effectivement, dit Léandro, voilà un homme bien agité; mais j'en aperçois un autre qui paraît dormir d'un profond sommeil dans la même maison, sans se soucier du succès de l'affaire.—La chose doit pourtant l'intéresser, reprit le boiteux, puisque c'est un domestique qui est la cause première des douleurs de sa maîtresse.

«Regardez un peu au-delà, continua-t-il, et considérez dans une salle basse cet hypocrite qui se frotte de vieux oing pour aller à une assemblée de sorciers, qui se tient cette nuit entre Saint-Sébastien et Fontarabie. Je vous y porterais tout à l'heure pour vous donner cet agréable passe-temps, si je ne craignais d'être reconnu du démon qui fait le bouc à cette cérémonie.

—Ce diable et vous, dit l'écolier, vous n'êtes donc pas bons amis?—Non parbleu, reprit Asmodée. C'est ce même Pillardoc dont je vous ai parlé. Ce coquin me trahirait: il ne manquerait pas d'avertir de ma fuite mon magicien.—Vous avez eu peut-être encore quelque démêlé avec ce Pillardoc.—Vous l'avez dit, reprit le démon: il y a deux ans que nous eûmes ensemble un nouveau différend pour un enfant de Paris qui songeait à s'établir. Nous prétendions tous deux en disposer; il en voulait faire un commis, j'en voulais faire un homme à bonnes fortunes; nos camarades en firent un mauvais moine pour finir la dispute. Après cela on nous réconcilia; nous nous embrassâmes, et depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels.

—Laissons là cette belle assemblée, dit don Cléofas; je ne suis nullement curieux de m'y trouver; continuons plutôt d'examiner ce qui se présente à notre vue. Que signifient ces étincelles de feu qui sortent de cette cave?—C'est une des plus folles occupations des hommes, répondit le diable. Ce personnage qui, dans cette cave, est auprès de ce fourneau embrasé, est un souffleur. Le feu consume peu à peu son riche patrimoine, et il ne trouvera jamais ce qu'il cherche. Entre nous, la pierre philosophale n'est qu'une belle chimère que j'ai moi-même forgée, pour me jouer de l'esprit humain, qui veut passer les bornes qui lui ont été prescrites.

«Ce souffleur a pour voisin un bon apothicaire qui n'est pas encore couché. Vous le voyez qui travaille dans sa boutique avec son épouse surannée et son garçon. Savez-vous ce qu'ils font? le mari compose une pilule prolifique pour un vieil avocat qui doit se marier demain. Le garçon fait une tisane laxative, et la femme pile dans un mortier des drogues astringentes.

—J'aperçois dans la maison qui fait face à celle de l'apothicaire, dit Zambullo, un homme qui se lève et s'habille à la hâte.—Malepeste! répondit l'esprit, c'est un médecin qu'on appelle pour une affaire bien pressante. On vient le chercher de la part d'un prélat qui, depuis une heure qu'il est au lit, a toussé deux ou trois fois.

«Portez la vue au-delà sur la droite, et tâchez de découvrir dans un grenier un homme qui se promène en chemise à la sombre clarté d'une lampe.—J'y suis, s'écria l'écolier, à telles enseignes que je ferais l'inventaire des meubles qui sont dans ce galetas. Il n'y a qu'un grabat, un placet et une table, et les murs me paraissent tout barbouillés de noir.—Le personnage qui loge si haut est un poëte, reprit Asmodée; et ce qui vous paraît noir, ce sont des vers tragiques de sa façon, dont il a tapissé sa chambre, étant obligé, faute de papier, d'écrire ses poëmes sur le mur.

—A le voir s'agiter et se démener, comme il fait en se promenant, dit don Cléofas, je juge qu'il compose quelque ouvrage d'importance.—Vous n'avez pas tort d'avoir cette pensée, répliqua le boiteux; il mit hier la dernière main a une tragédie intitulée: Le Déluge universel. On ne saurait lui reprocher qu'il n'a point observé l'unité de lieu, puisque toute l'action se passe dans l'arche de Noé.

«Je vous assure que c'est une pièce excellente; toutes les bêtes y parlent comme des docteurs. Il a dessein de la dédier; il y a six heures qu'il travaille à l'épître dédicatoire; il en est à la dernière phrase en ce moment; on peut dire que c'est un chef-d'œuvre que cette dédicace: toutes les vertus morales et politiques, toutes les louanges qu'on peut donner à un homme illustre par ses ancêtres et par lui-même, n'y sont point épargnées: jamais auteur n'a tant prodigué l'encens.—A qui prétend-il adresser un éloge si magnifique, reprit l'écolier?—Il n'en sait rien encore, répartit le diable; il a laissé le nom en blanc. Il cherche quelque riche seigneur qui soit plus libéral que ceux à qui il a déjà dédié d'autres livres; mais les gens qui payent des épîtres dédicatoires sont bien rares aujourd'hui; c'est un défaut dont les seigneurs se sont corrigés; et par là ils ont rendu un grand service au public, qui était accablé de pitoyables productions d'esprit, attendu que la plupart des livres ne se faisaient autrefois que pour le produit des dédicaces.

«A propos d'épîtres dédicatoires, ajouta le démon, il faut que je vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant permis qu'on lui dédiât un ouvrage, en voulut voir la dédicace avant qu'on l'imprimât; et ne s'y trouvant pas assez bien louée à son gré, elle prit la peine d'en composer une de sa façon, et de l'envoyer à l'auteur pour la mettre à la tête de son ouvrage.

—Il me semble, s'écria Léandro, que voilà des voleurs qui s'introduisent dans une maison par un balcon.—Vous ne vous trompez point, dit Asmodée; ce sont des voleurs de nuit. Ils entrent chez un banquier: suivons-les de l'œil; voyons ce qu'ils feront. Ils visitent le comptoir; ils fouillent partout; mais le banquier les a prévenus; il partit hier pour la Hollande avec tout ce qu'il avait d'argent dans ses coffres.

—Examinons, dit Zambullo, un autre voleur qui monte par une échelle de soie à un balcon.—Celui-là n'est pas ce que vous pensez, répondit le boiteux; c'est un marquis qui tente l'escalade pour se couler dans la chambre d'une fille qui veut cesser de l'être. Il lui a juré très-légèrement qu'il l'épousera, et elle n'a pas manqué de se rendre à ses serments; car, dans le commerce de l'amour, les marquis sont des négociants qui ont grand crédit sur la place.

—Je suis curieux, reprit l'écolier, d'apprendre ce que fait certain homme que je vois en bonnet de nuit et en robe de chambre. Il écrit avec application, et il y a près de lui une petite figure noire qui lui conduit la main en écrivant.—L'homme qui écrit, répond le diable, est un greffier qui, pour obliger un tuteur très-reconnaissant, altère un arrêt rendu en faveur d'un pupille; et la petite figure noire qui lui conduit la main est Griffaël, le démon des greffiers.—Ce Griffaël, répliqua don Cléofas, n'occupe donc cet emploi que par intérim? Puisque Flagel est l'esprit du barreau, les greffes, ce me semble, doivent être de son département?—Non, répartit Asmodée; les greffiers ont été jugés dignes d'avoir leur diable particulier, et je vous jure qu'il a de l'occupation de reste.

«Considérez dans une maison bourgeoise, auprès de celle du greffier, une jeune dame qui occupe le premier appartement. C'est une veuve; et l'homme que vous voyez avec elle est son oncle, qui loge au second étage. Admirez la pudeur de cette veuve: elle ne veut pas prendre sa chemise devant son oncle: elle passe dans un cabinet pour se la faire mettre par un galant qu'elle y a caché.

«Il demeure chez le greffier un gros bachelier boiteux, de ses parents, qui n'a pas son pareil au monde pour plaisanter. Volumnius, si vanté par Cicéron pour les traits piquants et pleins de sel, n'était pas un si fin railleur. Ce bachelier, nommé par excellence dans Madrid le bachelier Donoso, est recherché de toutes les personnes de la cour et de la ville qui donnent à manger; c'est à qui l'aura. Il a un talent tout particulier pour réjouir les convives; il fait les délices d'une table; aussi va-t-il tous les jours dîner dans quelque bonne maison, d'où il ne revient qu'à deux heures après minuit. Il est aujourd'hui chez le marquis d'Alcazinas, où il n'est allé que par hasard.—Comment, par hasard, interrompit Léandro?—Je vais m'expliquer plus clairement, répartit le diable. Il y avait ce matin, sur le midi, à la porte du bachelier, cinq ou six carrosses qui venaient le chercher de la part de différents seigneurs. Il a fait monter leurs pages dans son appartement et leur a dit, en prenant un jeu de cartes: «mes amis, comme je ne puis contenter tous vos maîtres à la fois, et que je n'en veux point préférer un aux autres, ces cartes en vont décider. J'irai dîner chez le roi de trèfle.»

—Quel dessein, dit don Cléofas, peut avoir, de l'autre côté de la rue, certain cavalier qui se tient assis sur le seuil d'une porte? Attend-il qu'une soubrette vienne l'introduire dans la maison?—Non, non, répondit Asmodée; c'est un jeune castillan qui file l'amour parfait: il veut, par pure galanterie, à l'exemple des amants de l'antiquité, passer la nuit à la porte de sa maîtresse. Il racle de temps en temps une guitare en chantant des romances de sa composition; mais son infante, couchée au second étage, pleure, en l'écoutant, l'absence de son rival.

«Venons à ce bâtiment neuf qui contient deux corps de logis séparés: l'un est occupé par le propriétaire, qui est ce vieux cavalier qui tantôt se promène dans son appartement, et tantôt se laisse tomber dans un fauteuil.—Je juge, dit Zambullo, qu'il roule dans sa tête quelque grand projet. Qui est cet homme-là? Si l'on s'en rapporte à la richesse qui brille dans sa maison, ce doit être un grand de la première classe.—Ce n'est pourtant qu'un contador, répondit le démon. Il a vieilli dans des emplois très-lucratifs; il a quatre millions de bien. Comme il n'est pas sans inquiétude sur les moyens dont il s'est servi pour les amasser, et qu'il se voit sur le point d'aller rendre ses comptes dans l'autre monde, il est devenu scrupuleux; il songe à bâtir un monastère; il se flatte qu'après une si bonne œuvre, il aura la conscience en repos. Il a déjà obtenu la permission de fonder un couvent; mais il n'y veut mettre que des religieux qui soient tout ensemble chastes, sobres et d'une extrême humilité. Il est fort embarrassé sur le choix.

«Le second corps de logis est habité par une belle dame qui vient de se baigner dans du lait, et de se mettre au lit tout à l'heure. Cette voluptueuse personne est veuve d'un chevalier de Saint-Jacques, qui ne lui a laissé pour tout bien qu'un beau nom; mais heureusement elle a pour amis deux conseillers du conseil de Castille, qui font à frais communs la dépense de la maison.

—Oh! oh! s'écria l'écolier, j'entends retentir l'air de cris et de lamentations. Viendrait-il d'arriver quelque malheur?—Voici ce que c'est, dit l'esprit: deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux cartes dans ce tripot où vous voyez tant de lampes et de chandelles allumées. Ils se sont échauffés sur un coup, ont mis l'épée à la main, et se sont blessés tous deux mortellement: le plus âgé est marié, et le plus jeune est fils unique; ils vont rendre l'âme. La femme de l'un et le père de l'autre, avertis de ce funeste accident, viennent d'arriver; ils remplissent de cris tout le voisinage. «Malheureux enfant, dit le père, en apostrophant son fils qui ne saurait l'entendre, combien de fois t'ai-je exhorté à renoncer au jeu? Combien de fois t'ai-je prédit qu'il te coûterait la vie? Je déclare que ce n'est pas ma faute si tu péris misérablement.» De son côté, la femme se désespère; quoique son époux ait perdu au jeu tout ce qu'elle lui a apporté en mariage; quoiqu'il ait vendu toutes les pierreries qu'elle avait et jusqu'à ses habits, elle est inconsolable de sa perte: elle maudit les cartes qui en sont la cause; elle maudit celui qui les a inventées; elle maudit le tripot et tous ceux qui l'habitent.

—Je plains fort les gens que la fureur du jeu possède, dit don Cléofas; ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation. Grâces au ciel, je ne suis point entiché de ce vice-là.—Vous en avez un autre qui le vaut bien, reprit le démon. Est-il plus raisonnable, à votre avis, d'aimer les courtisanes, et n'avez-vous pas couru risque ce soir d'être tué par des spadassins? J'admire messieurs les hommes: leurs propres défauts leur paraissent des minuties; au lieu qu'ils regardent ceux d'autrui avec un microscope.

«Il faut encore, ajouta-t-il, que je vous présente des images tristes. Voyez dans une maison, à deux pas du tripot, ce gros homme étendu sur un lit: c'est un malheureux chanoine qui vient de tomber en apoplexie. Son neveu et sa petite nièce, bien loin de lui donner du secours, le laissent mourir et se saisissent de ses meilleurs effets, qu'ils vont porter chez des recéleurs; après quoi ils auront tout le loisir de pleurer et de lamenter.

«Remarquez-vous près de là deux hommes que l'on ensevelit? Ce sont deux frères; ils étaient malades de la même maladie, mais ils se gouvernaient différemment; l'un avait une confiance aveugle en son médecin, l'autre a voulu laisser agir la nature; ils sont morts tous deux: celui-là, pour avoir pris tous les remèdes de son docteur; celui-ci, pour n'avoir rien voulu prendre.—Cela est fort embarrassant, dit Léandro. Eh! que faut-il donc que fasse un pauvre malade?—C'est ce que je ne puis vous apprendre, répondit le diable; je sais bien qu'il y a de bons remèdes, mais je ne sais s'il y a de bons médecins.

«Changeons de spectacle, poursuivit-il; j'en ai de plus divertissants à vous montrer. Entendez-vous dans la rue un charivari? Une femme de soixante ans a épousé ce matin un cavalier de dix-sept. Tous les rieurs du quartier se sont ameutés pour célébrer ces noces par un concert bruyant de bassins, de poëles et de chaudrons.—Vous m'avez dit, interrompit l'écolier, que c'était vous qui faisiez les mariages ridicules; cependant vous n'avez point de part à celui-là.—Non vraiment, répartit le boiteux, je n'avais garde de le faire, puisque je n'étais pas libre; mais quand je l'aurais été, je ne m'en serais pas mêlé. Cette femme est scrupuleuse; elle ne s'est remariée que pour pouvoir goûter sans remords des plaisirs qu'elle aime. Je ne forme point de pareilles unions; je me plais bien davantage à troubler les consciences qu'à les rendre tranquilles.

—Malgré le bruit de cette burlesque sérénade, dit Zambullo, un autre, ce me semble, frappe mon oreille.—Celui que vous entendez, en dépit du charivari, répondit le boiteux, part d'un cabaret où il y a un gros capitaine flamand, un chantre français et un officier de la garde allemande, qui chantent en trio. Ils sont à table depuis huit heures du matin, et chacun d'eux s'imagine qu'il y va de l'honneur de sa nation d'enivrer les deux autres.

«Arrêtez vos regards sur cette maison isolée, vis-à-vis celle du chanoine; vous verrez trois fameuses Galiciennes qui font la débauche avec trois hommes de la cour.—Ah! qu'elles me paraissent jolies! s'écria don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité les courent. Qu'elles font de caresses à ceux-là! il faut qu'elles soient bien amoureuses d'eux!—Que vous êtes jeune! répliqua l'esprit: vous ne connaissez guère ces sortes de dames; elles ont le cœur encore plus fardé que le visage. Quelques démonstrations qu'elles fassent, elles n'ont pas la moindre amitié pour ces seigneurs: elles en ménagent un pour avoir sa protection, et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de même de toutes les coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour elles, ils n'en sont pas plus aimés; au contraire, tout payeur est traité comme un mari: c'est une règle que j'ai établie dans les intrigues amoureuses; mais laissons ces seigneurs savourer des plaisirs qu'ils achètent si cher, pendant que leurs valets, qui les attendent dans la rue, se consolent dans la douce espérance de les avoir gratis.

—Expliquez-moi, de grâce, interrompit Léandro Perez, un autre tableau qui se présente à mes yeux. Tout le monde est encore sur pied dans cette grande maison à gauche. D'où vient que les uns rient à gorge déployée, et que les autres dansent? On y célébre quelque fête apparemment?—Ce sont des noces, dit le boiteux; tous les domestiques sont dans la joie; il n'y a pas trois jours que dans ce même hôtel on était dans une extrême affliction. C'est une histoire qu'il me prend envie de vous raconter: elle est un peu longue, à la vérité; mais j'espère qu'elle ne vous ennuiera point.» En même temps il la commença de cette sorte.


CHAPITRE IV

Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de Cespédes.

Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, était éperdument amoureux de la jeune Léonor de Cespédes. Il n'avait pas dessein de l'épouser; la fille d'un simple gentilhomme ne lui paraissait pas un parti assez considérable pour lui. Il ne se proposait que d'en faire une maîtresse.

«Dans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une occasion de lui faire connaître son amour par ses regards; mais il ne pouvait lui parler ni lui écrire, parce qu'elle était incessamment obsédée d'une duègne sévère et vigilante, appelée la dame Marcelle. Il en était au désespoir, et, sentant irriter ses désirs par les difficultés, il ne cessait de rêver aux moyens de tromper l'argus qui gardait son Io.

«D'un autre côté, Léonor, qui s'était aperçue de l'attention que le comte avait pour elle, n'avait pu se défendre d'en avoir pour lui; et il se forma insensiblement dans son cœur une passion qui devint enfin très-violente. Je ne la fortifiais pourtant pas par mes tentations ordinaires, parce que le magicien qui me tenait alors prisonnier m'avait interdit toutes mes fonctions; mais il suffisait que la nature s'en mêlât. Elle n'est pas moins dangereuse que moi; toute la différence qu'il y a entre nous, c'est qu'elle corrompt peu à peu les cœurs, au lieu que je les séduis brusquement.

«Les choses étaient dans cette disposition, lorsque Léonor et son éternelle gouvernante, allant un matin à l'église, rencontrèrent une vieille femme qui tenait à la main un des plus gros chapelets qu'ait fabriqués l'hypocrisie. Elle les aborda d'un air doux et riant, et, adressant la parole à la duègne: «Le ciel vous conserve, lui dit-elle; la sainte paix soit avec vous: permettez-moi de vous demander si vous n'êtes pas la dame Marcelle, la chaste veuve du feu seigneur Martin Rosette?» La gouvernante répondit que oui. «Je vous rencontre donc fort à propos, lui dit la vieille, pour vous avertir que j'ai au logis un vieux parent qui voudrait bien vous parler. Il est arrivé de Flandres depuis peu de jours; il a connu particulièrement, mais très-particulièrement, votre mari, et il a des choses de la dernière conséquence à vous communiquer. Il aurait été vous les dire chez vous, s'il ne fût pas tombé malade; mais le pauvre homme est à l'extrémité; je demeure à deux pas d'ici. Prenez, s'il vous plaît, la peine de me suivre.»

«La gouvernante, qui avait de l'esprit et de la prudence, craignant de faire quelque fausse démarche, ne savait à quoi se résoudre; mais la vieille devina le sujet de son embarras, et lui dit: «Ma chère madame Marcelle, vous pouvez vous fier à moi en toute assurance. Je me nomme la Chichona. Le licencié Marcos de Figueroa et le bachelier Mira de Mesqua vous répondront de moi comme de leurs grands-mères. Quand je vous propose de venir à ma maison, ce n'est que pour votre bien. Mon parent veut vous restituer certaine somme que votre mari lui a autrefois prêtée.» A ce mot de restitution, la dame Marcelle prit son parti. «Allons, ma fille, dit-elle à Léonor, allons voir le parent de cette bonne dame; c'est une action charitable que de visiter les malades.»

«Elles arrivèrent bientôt au logis de la Chichona, qui les fit entrer dans une salle basse, où elles trouvèrent un homme alité, qui avait une barbe blanche, et qui, s'il n'était pas fort malade, paraissait du moins l'être. «Tenez, cousin, lui dit la vieille en lui présentant la gouvernante, voici cette sage dame Marcelle à qui vous souhaitez de parler, la veuve du feu seigneur Martin Rosette, votre ami.» A ces paroles, le vieillard, soulevant un peu la tête, salua la duègne, lui fit signe de s'approcher, et, lorsqu'elle fut près de son lit, lui dit d'une voix faible: «Ma chère madame Marcelle, je rends grâces au ciel de m'avoir laissé vivre jusqu'à ce moment; c'était l'unique chose que je désirais: je craignais de mourir sans avoir la satisfaction de vous voir, et de vous remettre en main propre cent ducats que feu votre époux, mon intime ami, me prêta pour me tirer d'une affaire d'honneur que j'eus autrefois à Bruges. Ne vous a-t-il jamais entretenu de cette aventure?

—Hélas! non, répondit la dame Marcelle, il ne m'en a point parlé: devant Dieu soit son âme! il était si généreux, qu'il oubliait les services qu'il avait rendus à ses amis; et, bien loin de ressembler à ces fanfarons qui se vantent du bien qu'ils n'ont pas fait, il ne m'a jamais dit qu'il eût obligé personne.—Il avait l'âme belle assurément, répliqua le vieillard, j'en dois être plus persuadé qu'un autre; et pour vous le prouver, il faut que je vous raconte l'affaire dont je suis heureusement sorti par son secours; mais comme j'ai des choses à dire qui sont de la dernière importance pour la mémoire du défunt, je serais bien aise de ne les révéler qu'à sa discrète veuve.

—Hé bien, dit alors la Chichona, vous n'avez qu'à lui faire ce récit en particulier: pendant ce temps-là nous allons passer dans mon cabinet, cette jeune dame et moi.» En achevant ces paroles, elle laissa la duègne avec le malade, et entraîna Léonor dans une autre chambre, où, sans chercher de détours, elle lui dit: «Belle Léonor, les moments sont trop précieux pour les mal employer. Vous connaissez de vue le comte de Belflor: il y a longtemps qu'il vous aime et qu'il meurt d'envie de vous le dire; mais la vigilance et la sévérité de votre gouvernante ne lui ont pas permis, jusqu'ici, d'avoir ce plaisir. Dans son désespoir, il a eu recours à mon industrie; je l'ai mise en usage pour lui. Ce vieillard que vous venez de voir est un jeune valet de chambre du comte, et tout ce que j'ai fait n'est qu'une ruse que nous avons concertée pour tromper votre gouvernante et vous attirer ici.»

«Comme elle achevait ces mots, le comte, qui était caché derrière une tapisserie, se montra, et, courant se jeter aux pieds de Léonor: «Madame, lui dit-il, pardonnez ce stratagème à un amant qui ne pouvait plus vivre sans vous parler. Si cette obligeante personne n'eût pas trouvé moyen de me procurer cet avantage, j'allais m'abandonner à mon désespoir.» Ces paroles, prononcées d'un air touchant par un homme qui ne déplaisait pas, troublèrent Léonor. Elle demeura quelque temps incertaine de la réponse qu'elle y devait faire; mais enfin, s'étant remise de son trouble, elle regarda fièrement le comte, et lui dit: «Vous croyez peut-être avoir beaucoup d'obligation à cette officieuse dame qui vous a si bien servi; mais apprenez que vous tirerez peu de fruit du service qu'elle vous a rendu.»

«En parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle. Le comte l'arrêta: «Demeurez, dit-il, adorable Léonor; daignez un moment m'entendre. Ma passion est si pure qu'elle ne doit point vous alarmer. Vous avez sujet, je l'avoue, de vous révolter contre l'artifice dont je me sers pour vous entretenir; mais n'ai-je pas jusqu'à ce jour inutilement essayé de vous parler? il y a six mois que je vous suis aux églises, à la promenade, aux spectacles. Je cherche en vain partout l'occasion de vous dire que vous m'avez charmé. Votre cruelle, votre impitoyable gouvernante a toujours su tromper mes désirs. Hélas! au lieu de me faire un crime d'un stratagème que j'ai été forcé d'employer, plaignez-moi, belle Léonor, d'avoir souffert tous les tourments d'une si longue attente, et jugez par vos charmes des peines mortelles qu'elle a dû me causer.»

«Belflor ne manqua pas d'assaisonner ce discours de tous les airs de persuasion que les jolis hommes savent si heureusement mettre en pratique; il laissa couler quelques larmes. Léonor en fut émue; il commença, malgré elle, à s'élever dans son cœur des mouvements de tendresse et de pitié. Mais, loin de céder à sa faiblesse, plus elle se sentait attendrir, plus elle marquait d'empressement à vouloir se retirer. «Comte! s'écria-t-elle, tous vos discours sont inutiles. Je ne veux point vous écouter; ne me retenez pas davantage; laissez-moi sortir d'une maison où ma vertu est alarmée, ou bien je vais par mes cris attirer ici tout le voisinage, et rendre votre audace publique.» Elle dit cela d'un ton si ferme, que la Chichona, qui avait de grandes mesures à garder avec la justice, pria le comte de ne pas pousser les choses plus loin. Il cessa de s'opposer au dessein de Léonor. Elle se débarrassa de ses mains, et, ce qui jusqu'alors n'était arrivé à aucune fille, elle sortit de ce cabinet comme elle y était entrée.

«Elle rejoignit promptement sa gouvernante. Venez, ma bonne, lui dit-elle, quittez ce frivole entretien: on nous trompe; sortons de cette dangereuse maison.—Qu'y a-t-il, ma fille, répondit avec étonnement la dame Marcelle? quelle raison vous oblige à vouloir vous retirer si brusquement?—Je vous en instruirai, répartit Léonor. Fuyons; chaque instant que je m'arrête ici me cause une nouvelle peine.» Quelque envie qu'eût la duègne de savoir le sujet d'une si brusque sortie, elle ne put s'en éclaircir sur-le-champ; il lui fallut céder aux instances de Léonor. Elles sortirent toutes deux avec précipitation, laissant la Chichona, le comte et son valet de chambre aussi déconcertés tous trois que des comédiens qui viennent de représenter une pièce que le parterre a mal reçue.

«Dès que Léonor se vit dans la rue, elle se mit à raconter avec beaucoup d'agitation à sa gouvernante tout ce qui s'était passé dans le cabinet de la Chichona. La dame Marcelle l'écouta fort attentivement, et lorsqu'elles furent arrivées au logis: «Je vous avoue, ma fille, lui dit-elle, que je suis extrêmement mortifiée de ce que vous venez de m'apprendre. Comment ai-je pu être la dupe de cette vieille femme? J'ai fait d'abord difficulté de la suivre. Que n'ai-je continué? je devais me défier de son air doux et honnête; j'ai fait une sottise qui n'est pas pardonnable à une personne de mon expérience. Ah! que ne m'avez-vous découvert chez elle cet artifice! je l'aurais dévisagée, j'aurais accablé d'injures le comte de Belflor, et arraché la barbe au faux vieillard qui me contait des fables. Mais je vais retourner sur mes pas porter l'argent que j'ai reçu comme une véritable restitution; et si je les retrouve ensemble, ils ne perdront rien pour avoir attendu.» En achevant ces mots, elle reprit sa mante qu'elle avait quittée, et sortit pour aller chez la Chichona.

«Le comte y était encore; il se désespérait du mauvais succès de son stratagème. Un autre en sa place aurait abandonné la partie; mais il ne se rebuta point. Avec mille bonnes qualités, il en avait une peu louable: c'était de se laisser trop entraîner au penchant qu'il avait à l'amour. Quand il aimait une dame, il était trop ardent à la poursuite de ses faveurs; et quoique naturellement honnête homme, il était alors capable de violer les droits les plus sacrés pour obtenir l'accomplissement de ses désirs. Il fit réflexion qu'il ne pourrait parvenir au but qu'il se proposait sans le secours de la dame Marcelle, et il résolut de ne rien épargner pour la mettre dans ses intérêts. Il jugea que cette duègne, toute sévère qu'elle paraissait, ne serait point à l'épreuve d'un présent considérable, et il n'avait pas tort de faire un pareil jugement. S'il y a des gouvernantes fidèles, c'est que les galants ne sont pas assez riches ou assez libéraux.

«D'abord que la dame Marcelle fut arrivée, et qu'elle aperçut les trois personnes à qui elle en voulait, il lui prit une fureur de langue; elle dit un million d'injures au comte et à la Chichona, et fit voler la restitution à la tête du valet de chambre. Le comte essuya patiemment cet orage; et, se mettant à genoux devant la duègne, pour rendre la scène plus touchante, il la pressa de reprendre la bourse qu'elle avait jetée, et lui offrit mille pistoles de surcroît, en la conjurant d'avoir pitié de lui. Elle n'avait jamais vu solliciter si puissamment sa compassion; aussi ne fut-elle pas inexorable; elle eut bientôt quitté les invectives, et, comparant en elle-même la somme proposée avec la médiocre récompense qu'elle attendait de don Luis de Cespédes, elle trouva qu'il y avait plus de profit à écarter Léonor de son devoir qu'à l'y maintenir. C'est pourquoi, après quelques façons, elle reprit la bourse, accepta l'offre des mille pistoles, promit de servir l'amour du comte, et s'en alla sur-le-champ travailler à l'exécution de sa promesse.

«Comme elle connaissait Léonor pour une fille vertueuse, elle se garda bien de lui donner lieu de soupçonner son intelligence avec le comte, de peur qu'elle n'en avertît don Luis son père; et, voulant la perdre adroitement, voici de quelle manière elle lui parla à son retour. «Léonor, je viens de satisfaire mon esprit irrité; j'ai retrouvé nos trois fourbes; ils étaient encore tout étourdis de votre courageuse retraite. J'ai menacé la Chichona du ressentiment de votre père et de la rigueur de la justice, et j'ai dit au comte de Belflor toutes les injures que la colère a pu me suggérer. J'espère que ce seigneur ne formera plus de pareils attentats, et que ses galanteries cesseront désormais d'occuper ma vigilance. Je rends grâce au ciel que vous ayez, par votre fermeté, évité le piége qu'il vous avait tendu; j'en pleure de joie. Je suis ravie qu'il n'ait tiré aucun avantage de son artifice; car les grands seigneurs se font un jeu de séduire de jeunes personnes. La plupart même de ceux qui se piquent le plus de probité ne s'en font pas le moindre scrupule, comme si ce n'était pas une mauvaise action que de déshonorer des familles. Je ne dis pas absolument que le comte soit de ce caractère, ni qu'il ait envie de vous tromper: il ne faut pas toujours juger mal de son prochain; peut-être a-t-il des vues légitimes. Quoiqu'il soit d'un rang à prétendre aux premiers partis de la cour, votre beauté peut lui avoir fait prendre la résolution de vous épouser. Je me souviens même que, dans les réponses qu'il a faites à mes reproches, il m'a laissé entrevoir cela.

—Que dites-vous, ma bonne? interrompit Léonor; s'il avait formé ce dessein, il m'aurait déjà demandée à mon père, qui ne me refuserait point à un homme de sa condition.—Ce que vous dites est juste, reprit la gouvernante; j'entre dans ce sentiment; la démarche du comte est suspecte, ou plutôt ses intentions ne sauraient être bonnes; peu s'en faut que je ne retourne encore sur mes pas pour lui dire de nouvelles injures.—Non, ma bonne, répartit Léonor; il vaut mieux oublier ce qui s'est passé, et nous venger par le mépris.—Il est vrai, dit la dame Marcelle, je crois que c'est le meilleur parti; vous êtes plus raisonnable que moi; mais, d'un autre côté, ne jugerions-nous point mal des sentiments du comte? que savons-nous s'il n'en use pas ainsi par délicatesse? avant que d'obtenir l'aveu d'un père, il veut peut-être vous rendre de longs services, mériter de vous plaire, s'assurer de votre cœur, afin que votre union ait plus de charmes. Si cela était, ma fille, serait-ce un grand crime que de l'écouter? Découvrez-moi votre pensée; ma tendresse vous est connue; vous sentez-vous de l'inclination pour le comte, ou auriez-vous de la répugnance à l'épouser?»

«A cette malicieuse question, la trop sincère Léonor baissa les yeux en rougissant, et avoua qu'elle n'avait nul éloignement pour lui; mais comme sa modestie l'empêchait de s'expliquer plus ouvertement, la duègne la pressa de nouveau de ne lui rien déguiser. Enfin elle se rendit aux affectueuses démonstrations de la gouvernante. «Ma bonne, lui dit-elle, puisque vous voulez que je vous parle confidemment, apprenez que Belflor m'a paru digne d'être aimé. Je l'ai trouvé si bien fait, et j'en ai ouï parler si avantageusement, que je n'ai pu me défendre d'être sensible à ses galanteries. L'attention infatigable que vous avez à les traverser m'a souvent fait beaucoup de peine, et je vous avouerai qu'en secret je l'ai plaint quelquefois, et dédommagé par mes soupirs des maux que votre vigilance lui a fait souffrir. Je vous dirai même qu'en ce moment, au lieu de le haïr, après son action téméraire, mon cœur, malgré moi, l'excuse, et rejette sa faute sur votre sévérité.

—Ma fille, reprit la gouvernante, puisque vous me donnez lieu de croire que sa recherche vous serait agréable, je veux vous ménager cet amant.—Je suis très-sensible, répartit Léonor en s'attendrissant, au service que vous me voulez rendre. Quand le comte ne tiendrait pas un des premiers rangs à la cour, quand il ne serait qu'un simple cavalier, je le préférerais à tous les autres hommes; mais ne nous flattons point: Belflor est un grand seigneur, destiné sans doute pour une des plus riches héritières de la monarchie. N'attendons pas qu'il se borne à la fille de don Luis, qui n'a qu'une fortune médiocre à lui offrir. Non, non, ajouta-t-elle, il n'a pas pour moi des sentiments si favorables: il ne me regarde pas comme une personne qui mérite de porter son nom; il ne cherche qu'à m'offenser.

—Eh! pourquoi, dit la duègne, voulez-vous qu'il ne vous aime pas assez pour vous épouser? L'amour fait tous les jours de plus grands miracles. Il semble, à vous entendre, que le ciel ait mis entre le comte et vous une distance infinie. Faites-vous plus de justice, Léonor: il ne s'abaissera point en unissant sa destinée à la vôtre; vous êtes d'une ancienne noblesse, et votre alliance ne saurait le faire rougir. Puisque vous avez du penchant pour lui, continua-t-elle, il faut que je lui parle; je veux approfondir ses vues, et si elles sont telles qu'elles doivent être, je le flatterai de quelque espérance.—Gardez-vous-en bien, s'écria Léonor; je ne suis point d'avis que vous l'alliez chercher; s'il me soupçonnait d'avoir quelque part à cette démarche, il cesserait de m'estimer.—Oh! je suis plus adroite que vous ne pensez, répliqua la dame Marcelle; je commencerai par lui reprocher d'avoir eu dessein de vous séduire. Il ne manquera pas de vouloir se justifier; je l'écouterai; je le verrai venir. Enfin, ma fille, laissez-moi faire, je ménagerai votre honneur comme le mien.»

«La duègne sortit à l'entrée de la nuit. Elle trouva Belflor aux environs de la maison de don Luis. Elle lui rendit compte de l'entretien qu'elle avait eu avec sa maîtresse, et n'oublia pas de lui vanter avec quelle adresse elle avait découvert qu'il en était aimé. Rien ne pouvait être plus agréable au comte que cette découverte; aussi en remercia-t-il la dame Marcelle dans les termes les plus vifs; c'est-à-dire qu'il promit de lui livrer dès le lendemain les mille pistoles, et il se répondit à lui-même du succès de son entreprise, parce qu'il savait bien qu'une fille prévenue est à moitié séduite. Après cela, s'étant séparés fort satisfaits l'un de l'autre, la duègne retourna au logis.

«Léonor, qui l'attendait avec inquiétude, lui demanda ce qu'elle avait à lui annoncer. «La meilleure nouvelle que vous puissiez apprendre, lui répondit la gouvernante: j'ai vu le comte. Je vous le disais bien, ma fille, ses intentions ne sont pas criminelles; il n'a point d'autre but que de se marier avec vous; il me l'a juré par tout ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes. Je ne me suis pas rendue à cela, comme vous pouvez penser. «Si vous êtes dans cette disposition, lui ai-je dit, pourquoi ne faites-vous pas auprès de don Luis la démarche ordinaire?—Ah! ma chère Marcelle, m'a-t-il répondu, sans paraître embarrassé de cette demande, approuveriez-vous que, sans savoir de quel œil me regarde Léonor, et ne suivant que les transports d'un aveugle amour, j'allasse tyranniquement l'obtenir de son père? Non, son repos m'est plus cher que mes désirs, et je suis trop honnête homme pour m'exposer à faire son malheur.»

«Pendant qu'il parlait de la sorte, continua la duègne, je l'observais avec une extrême attention, et j'employais mon expérience à démêler dans ses yeux s'il était effectivement épris de tout l'amour qu'il m'exprimait. Que vous dirai-je? il m'a paru pénétré d'une véritable passion; j'en ai senti une joie que j'ai bien eu de la peine à lui cacher; néanmoins, lorsque j'ai été persuadée de sa sincérité, j'ai cru que, pour vous assurer un amant de cette importance, il était à propos de lui laisser entrevoir vos sentiments. «Seigneur, lui ai-je dit, Léonor n'a point d'aversion pour vous; je sais qu'elle vous estime, et, autant que j'en puis juger, son cœur ne gémira pas de votre recherche.—Grand Dieu! s'est-il alors écrié tout transporté de joie, qu'entends-je! Est-il possible que la charmante Léonor soit dans une disposition si favorable pour moi? Que ne vous dois-je point, obligeante Marcelle, de m'avoir tiré d'une si longue incertitude? je suis d'autant plus ravi de cette nouvelle, que c'est vous qui me l'annoncez; vous qui, toujours révoltée contre ma tendresse, m'avez tant fait souffrir de maux; mais achevez mon bonheur, ma chère Marcelle, faites-moi parler à la divine Léonor; je veux lui donner ma foi, et lui jurer devant vous que je ne serai jamais qu'à elle.»

«A ce discours, poursuivit la gouvernante, il en a ajouté d'autres encore plus touchants. Enfin, ma fille, il m'a priée d'une manière si pressante de lui procurer un entretien secret avec vous, que je n'ai pu me défendre de le lui promettre.—Eh! pourquoi lui avez-vous fait cette promesse? s'écria Léonor avec quelque émotion; une fille sage, vous me l'avez dit cent fois, doit absolument éviter ces conversations, qui ne sauraient être que dangereuses.—Je demeure d'accord de vous l'avoir dit, répliqua la duègne, et c'est une très-bonne maxime; mais il vous est permis de ne la pas suivre dans cette occasion, puisque vous pouvez regarder le comte comme votre mari.—Il ne l'est point encore, répartit Léonor, et je ne le dois pas voir que mon père n'ait agréé sa recherche.»

«La dame Marcelle, en ce moment, se repentit d'avoir si bien élevé une fille dont elle avait tant de peine à vaincre la retenue. Voulant toutefois en venir à bout à quelque prix que ce fût: «Ma chère Léonor, reprit-elle, je m'applaudis de vous voir si réservée. Heureux fruit de mes soins! vous avez mis à profit toutes les leçons que je vous ai données. Je suis charmée de mon ouvrage; mais, ma fille, vous avez enchéri sur ce que je vous ai enseigné. Vous outrez ma morale; je trouve votre vertu un peu trop sauvage. De quelque sévérité que je me pique, je n'approuve point une farouche sagesse qui s'arme indifféremment contre le crime et l'innocence. Une fille ne cesse pas d'être vertueuse pour écouter un amant, quand elle connaît la pureté de ses désirs, et alors elle n'est pas plus criminelle de répondre à sa passion que d'y être sensible. Reposez-vous sur moi, Léonor; j'ai trop d'expérience et je suis trop dans vos intérêts pour vous faire faire un pas qui puisse vous nuire.

«—Eh! dans quel lieu voulez-vous que je parle au comte? dit Léonor.—Dans votre appartement, répartit la duègne; c'est l'endroit le plus sûr. Je l'introduirai ici demain pendant la nuit.—Vous n'y pensez pas, ma bonne, répliqua Léonor; quoi! je souffrirai qu'un homme....—Oui, vous le souffrirez, interrompit la gouvernante; ce n'est pas une chose si extraordinaire que vous vous l'imaginez. Cela arrive tous les jours, et plût au ciel que toutes les filles qui reçoivent de pareilles visites eussent des intentions aussi bonnes que les vôtres! D'ailleurs, qu'avez-vous à craindre? ne serai-je pas avec vous?—Si mon père venait nous surprendre? reprit Léonor.—Soyez en repos là-dessus, répartit la dame Marcelle. «Votre père a l'esprit tranquille sur votre conduite; il connaît ma fidélité; il a une entière confiance en moi.» Léonor, si vivement poussée par la duègne, et pressée en secret par son amour, ne put résister plus longtemps; elle consentit à ce qu'on lui proposait.

«Le comte en fut bientôt informé. Il en eut tant de joie, qu'il donna sur-le-champ à son agente cinq cents pistoles, avec une bague de pareille valeur. La dame Marcelle, voyant qu'il tenait si bien sa parole, ne voulut pas être moins exacte à tenir la sienne. Dès la nuit suivante, quand elle jugea que tout le monde reposait au logis, elle attacha à un balcon une échelle de soie que le comte lui avait donnée, et fit entrer par là ce seigneur dans l'appartement de sa maîtresse.

«Cependant cette jeune personne s'abandonnait à des réflexions qui l'agitaient vivement. Quelque penchant qu'elle eût pour Belflor, et malgré tout ce que pouvait lui dire sa gouvernante, elle se reprochait d'avoir eu la facilité de consentir à une visite qui blessait son devoir. La pureté de ses intentions ne la rassurait point. Recevoir la nuit dans sa chambre un homme qui n'avait pas l'aveu de son père, et dont elle ignorait même les véritables sentiments, lui paraissait une démarche non-seulement criminelle, mais digne encore des mépris de son amant. Cette dernière pensée faisait sa plus grande peine, et elle en était fort occupée lorsque le comte entra.

«Il se jeta d'abord à ses genoux, pour la remercier de la faveur qu'elle lui faisait. Il parut pénétré d'amour et de reconnaissance, et il l'assura qu'il était dans le dessein de l'épouser; néanmoins, comme il ne s'étendait pas là-dessus autant qu'elle l'aurait souhaité: «Comte, lui dit-elle, je veux bien croire que vous n'avez pas d'autres vues que celles-là; mais, quelques assurances que vous m'en puissiez donner, elles me seront toujours suspectes, jusqu'à ce qu'elles soient autorisées du consentement de mon père.—Madame, répondit Belflor, il y a longtemps que je l'aurais demandé, si je n'eusse pas craint de l'obtenir aux dépens de votre repos.—Je ne vous reproche point de n'avoir pas encore fait cette démarche, reprit Léonor: j'approuve même sur cela votre délicatesse; mais rien ne vous retient plus, et il faut que vous parliez au plus tôt à don Luis, ou bien résolvez-vous à ne me revoir jamais.

«—Hé! pourquoi, répliqua-t-il, ne vous verrais-je plus, belle Léonor? Que vous êtes peu sensible aux douceurs de l'amour! Si vous saviez aussi bien aimer que moi, vous vous feriez un plaisir de recevoir secrètement mes soins, et d'en dérober, du moins pour quelque temps, la connaissance à votre père. Que ce commerce mystérieux a de charmes pour deux cœurs étroitement liés!—Il en pourrait avoir pour vous, dit Léonor; mais il n'aurait pour moi que des peines. Ce raffinement de tendresse ne convient point à une fille qui a de la vertu. Ne me vantez plus les délices de ce commerce coupable. Si vous m'estimiez, vous ne me l'auriez pas proposé; et si vos intentions sont telles que vous voulez me le persuader, vous devez au fond de votre âme me reprocher de ne m'en être pas offensée. Mais, hélas! ajouta-t-elle, en laissant échapper quelques pleurs, c'est à ma seule faiblesse que je dois imputer cet outrage; je m'en suis rendue digne en faisant ce que je fais pour vous.

«—Adorable Léonor, s'écria le comte, c'est vous qui me faites une mortelle injure! votre vertu trop scrupuleuse prend de fausses alarmes. Quoi! parce que j'ai été assez heureux pour vous rendre favorable à mon amour, vous craignez que je ne cesse de vous estimer? quelle injustice! non, Madame, je connais tout le prix de vos bontés: elles ne peuvent vous ôter mon estime, et je suis prêt à faire ce que vous exigez de moi. Je parlerai dès demain au seigneur don Luis; je ferai tout mon possible pour qu'il consente à mon bonheur; mais, je ne vous le cèle point, j'y vois peu d'apparence.—Que dites-vous! reprit Léonor avec une extrême surprise; mon père pourra-t-il ne pas agréer la recherche d'un homme qui tient le rang que vous tenez à la cour?

«—Eh! c'est ce même rang, répartit Belflor, qui me fait craindre ses refus. Ce discours vous surprend: vous allez cesser de vous étonner.

«Il y a quelques jours, poursuivit-il, que le roi me déclara qu'il voulait me marier. Il ne m'a point nommé la dame qu'il me destine; il m'a seulement fait comprendre que c'est un des premiers partis de la cour, et qu'il a ce mariage fort à cœur. Comme j'ignorais quels pouvaient être vos sentiments pour moi, car vous savez bien que votre rigueur ne m'a pas permis jusqu'ici de les démêler, je ne lui ai laissé voir aucune répugnance à suivre ses volontés. Après cela jugez, Madame, si don Luis voudra se mettre au hasard de s'attirer la colère du roi en m'acceptant pour gendre.

«—Non, sans doute, dit Léonor; je connais mon père. Quelque avantageuse que soit pour lui votre alliance, il aimera mieux y renoncer que de s'exposer à déplaire au roi. Mais quand mon père ne s'opposerait point à notre union, nous n'en serions pas plus heureux; car, enfin, comte, comment pourriez-vous me donner une main que le roi veut engager ailleurs?—Madame, répondit Belflor, je vous avouerai de bonne foi que je suis dans un assez grand embarras de ce côté-là. J'espère néanmoins qu'en tenant une conduite délicate avec le roi, je ménagerai si bien son esprit, et l'amitié qu'il a pour moi, que je trouverai moyen d'éviter le malheur qui me menace. Vous pourriez même, belle Léonor, m'aider en cela, si vous me jugiez digne de m'attacher à vous.—Eh! de quelle manière, dit-elle, puis-je contribuer à rompre le mariage que le roi vous a proposé?—Ah! Madame, répliqua-t-il d'un air passionné, si vous vouliez recevoir ma foi, je saurais bien me conserver à vous sans que ce prince m'en pût savoir mauvais gré.

«Permettez, charmante Léonor, ajouta-t-il en se jetant à ses genoux, permettez que je vous épouse en présence de la dame Marcelle; c'est un témoin qui répondra de la sainteté de notre engagement. Par là, je me déroberai sans peine aux tristes nœuds dont on veut me lier; car si après cela le roi me presse d'accepter la dame qu'il me destine, je me jetterai aux pieds de ce monarque: je lui dirai que je vous aimais depuis longtemps, et que je vous ai secrètement épousée. Quelque envie qu'il puisse avoir de me marier avec une autre, il est trop bon pour vouloir m'arracher à ce que j'adore, et trop juste pour faire cet affront à votre famille.

«Que pensez-vous, sage Marcelle, ajouta-t-il en se tournant vers la gouvernante, que pensez-vous de ce projet que l'amour vient de m'inspirer?—J'en suis charmée, dit la dame Marcelle; il faut avouer que l'amour est bien ingénieux!—Et vous, adorable Léonor, reprit le comte, qu'en dites-vous? votre esprit, toujours armé de défiance, refusera-t-il de l'approuver?—Non, répondit Léonor, pourvu que vous y fassiez entrer mon père; je ne doute pas qu'il n'y souscrive, dès que vous l'en aurez instruit.

«—Il faut bien se garder de lui faire cette confidence, interrompit en cet endroit l'abominable duègne; vous ne connaissez pas le seigneur don Luis: il est trop délicat sur les matières d'honneur pour se prêter à de mystérieuses amours. La proposition d'un mariage secret l'offensera; d'ailleurs, sa prudence ne manquera pas de lui faire appréhender les suites d'une union qui lui paraîtra choquer les desseins du roi. Par cette démarche indiscrète, vous lui donnerez des soupçons; ses yeux seront incessamment ouverts sur toutes nos actions, et il vous ôtera tous les moyens de vous voir.

«—J'en mourrais de douleur! s'écria notre courtisan. Mais, madame Marcelle, poursuivit-il en affectant un air chagrin, croyez-vous effectivement que don Luis rejette la proposition d'un hymen clandestin?—N'en doutez nullement, répondit la gouvernante; mais je veux qu'il l'accepte: régulier et scrupuleux comme il est, il ne consentira point que l'on supprime les cérémonies de l'église; et si on les pratique dans votre mariage, la chose sera bientôt divulguée.

«—Ah! ma chère Léonor, dit alors le comte, en serrant tendrement la main de sa maîtresse entre les siennes, faut-il, pour satisfaire une vaine opinion de bienséance, nous exposer à l'affreux péril de nous voir séparés pour jamais? Vous n'avez besoin que de vous-même pour vous donner à moi. L'aveu d'un père vous épargnerait peut-être quelques peines d'esprit; mais, puisque la dame Marcelle nous a prouvé l'impossibilité de l'obtenir, rendez-vous à mes innocents désirs. Recevez mon cœur et ma main; et lorsqu'il sera temps d'informer don Luis de notre engagement, nous lui apprendrons les raisons que nous avons eues de le lui cacher.—Hé bien! comte, dit Léonor, je consens que vous ne parliez pas si tôt à mon père. Sondez auparavant l'esprit du roi; avant que je reçoive en secret votre main, parlez à ce prince; dites-lui, s'il le faut, que vous m'avez secrètement épousée: tâchons par cette fausse confidence.....—Oh! pour cela, non, Madame, répartit Belflor; je suis trop ennemi du mensonge pour oser soutenir cette feinte; je ne puis me trahir jusque-là. De plus, tel est le caractère du roi, que, s'il venait à découvrir que je l'eusse trompé, il ne me le pardonnerait de sa vie.»

«Je ne finirais point, seigneur don Cléofas, continua le diable, si je vous répétais mot pour mot tout ce que Belflor dit pour séduire cette jeune personne. Je vous dirai seulement qu'il lui tint tous les discours passionnés que je souffle aux hommes en pareille occasion; mais il eut beau jurer qu'il confirmerait publiquement, le plus tôt qu'il lui serait possible, la foi qu'il lui donnait en particulier; il eut beau prendre le ciel à témoin de ses serments; il ne put triompher de la vertu de Léonor, et le jour qui était prêt à paraître l'obligea malgré lui à se retirer.

«Le lendemain la duègne, croyant qu'il y allait de son honneur, ou, pour mieux dire, de son intérêt de ne point abandonner son entreprise, dit à la fille de don Luis: «Léonor, je ne sais plus quel discours je dois vous tenir; je vous vois révoltée contre la passion du comte, comme s'il n'avait pour objet qu'une simple galanterie. N'auriez-vous point remarqué en sa personne quelque chose qui vous en eût dégoûtée?—Non, ma bonne, lui répondit Léonor; il ne m'a jamais paru plus aimable, et son entretien m'a fait apercevoir en lui de nouveaux charmes.—Si cela est, reprit la gouvernante, je ne vous comprends pas. Vous êtes prévenue pour lui d'une inclination violente, et vous refusez de souscrire à une chose dont on vous a représenté la nécessité?

«—Ma bonne, répliqua la fille de don Luis, vous avez plus de prudence et plus d'expérience que moi; mais avez-vous bien pensé aux suites que peut avoir un mariage contracté sans l'aveu de mon père?—Oui, oui, répondit la duègne, j'ai fait là-dessus toutes les réflexions nécessaires, et je suis fâchée que vous vous opposiez avec tant d'opiniâtreté au brillant établissement que la Fortune vous présente. Prenez garde que votre obstination ne fatigue et ne rebute votre amant. Craignez qu'il n'ouvre les yeux sur l'intérêt de sa fortune, que la violence de sa passion lui fait négliger. Puisqu'il veut vous donner sa foi, recevez-la sans balancer. Sa parole le lie: il n'y a rien de plus sacré pour un homme d'honneur; d'ailleurs, je suis témoin qu'il vous reconnaît pour sa femme; ne savez-vous pas qu'un témoignage tel que le mien suffit pour faire condamner en justice un amant qui oserait se parjurer?»

«Ce fut par de semblables discours que la perfide Marcelle ébranla Léonor, qui, se laissant étourdir sur le péril qui la menaçait, s'abandonna de bonne foi, quelques jours après, aux mauvaises intentions du comte. La duègne l'introduisait toutes les nuits par le balcon dans l'appartement de sa maîtresse, et le faisait sortir avant le jour.

«Une nuit qu'elle l'avait averti un peu plus tard qu'à l'ordinaire de se retirer, et que déjà l'aurore commençait à percer l'obscurité, il se mit brusquement en devoir de se couler dans la rue; mais par malheur il prit si mal ses mesures, qu'il tomba par terre assez rudement.

«Don Luis de Cespédes, qui était couché dans l'appartement au-dessus de sa fille, et qui s'était levé ce jour-là de très grand matin, pour travailler à quelques affaires pressantes, entendit le bruit de cette chute. Il ouvrit sa fenêtre pour voir ce que c'était. Il aperçut un homme qui achevait de se relever avec beaucoup de peine, et la dame Marcelle sur le balcon, occupée à détacher l'échelle de soie, dont le comte ne s'était pas si bien servi pour descendre que pour monter. Il se frotta les yeux, et prit d'abord ce spectacle pour une illusion; mais après l'avoir bien considéré, il jugea qu'il n'y avait rien de plus réel, et que la clarté du jour, toute faible qu'elle était encore, ne lui découvrait que trop sa honte.

«Troublé de cette fatale vue, transporté d'une juste colère, il descend en robe de chambre dans l'appartement de Léonor, tenant son épée d'une main et une bougie de l'autre. Il la cherche, elle et sa gouvernante, pour les sacrifier à son ressentiment. Il frappe à la porte de leur chambre, ordonne d'ouvrir: elles reconnaissent sa voix; elles obéissent en tremblant. Il entre d'un air furieux, et, montrant son épée nue à leurs yeux éperdus: «Je viens, dit-il, laver dans le sang d'une infâme l'affront qu'elle fait à son père, et punir en même temps la lâche gouvernante qui trahit ma confiance.»

«Elles se jetèrent à genoux devant lui l'une et l'autre, et la duègne prenant la parole: «Seigneur, dit-elle, avant que nous recevions le châtiment que vous nous préparez, daignez m'écouter un moment.—Hé bien! malheureuse, répliqua le vieillard, je consens de suspendre ma vengeance pour un instant; parle, apprends-moi toutes les circonstances de mon malheur; mais que dis-je? toutes les circonstances! je n'en ignore qu'une: c'est le nom du téméraire qui déshonore ma famille.—Seigneur, reprit la dame Marcelle, le comte de Belflor est le cavalier dont il s'agit.—Le comte de Belflor! s'écria don Luis. Où a-t-il vu ma fille? par quelles voies l'a-t-il séduite? ne me cache rien.—Seigneur, répartit la gouvernante, je vais vous faire ce récit avec toute la sincérité dont je suis capable.»

«Alors elle lui débita avec un art infini tous les discours qu'elle avait fait accroire à Léonor que le comte lui avait tenus: elle le peignit avec les plus belles couleurs: c'était un amant tendre, délicat et sincère. Comme elle ne pouvait s'écarter de la vérité au dénoument, elle fut obligée de la dire; mais elle s'étendit sur les raisons que l'on avait eues de faire, à son insu, ce mariage secret, et elle leur donna un si bon tour, qu'elle apaisa la fureur de don Luis. Elle s'en aperçut bien; et pour achever d'adoucir le vieillard: «Seigneur, lui dit-elle, voilà ce que vous vouliez savoir. Punissez-nous présentement; plongez votre épée dans le sein de Léonor. Mais qu'est-ce que je dis? Léonor est innocente, elle n'a fait que suivre les conseils d'une personne que vous avez chargée de sa conduite; c'est à moi seule que vos coups doivent s'adresser; c'est moi qui ai introduit le comte dans l'appartement de votre fille; c'est moi qui ai formé les nœuds qui les lient. J'ai fermé les yeux sur ce qu'il y avait d'irrégulier dans un engagement que vous n'autorisiez pas, pour vous assurer un gendre dont vous savez que la faveur est le canal par où coulent aujourd'hui toutes les grâces de la cour; je n'ai envisagé que le bonheur de Léonor, et l'avantage que votre famille pourrait tirer d'une si belle alliance; l'excès de mon zèle m'a fait trahir mon devoir.»

«Pendant que l'artificieuse Marcelle parlait ainsi, sa maîtresse ne s'épargnait point à pleurer; et elle fit paraître une si vive douleur, que le bon vieillard n'y put résister. Il en fut attendri; sa colère se changea en compassion; il laissa tomber son épée, et dépouillant l'air d'un père irrité: «Ah! ma fille, s'écria-t-il les larmes aux yeux, que l'amour est une passion funeste! hélas! vous ne savez pas toutes les raisons que vous avez de vous affliger; la honte seule que vous cause la présence d'un père qui vous surprend excite vos pleurs en ce moment. Vous ne prévoyez pas encore tous les sujets de douleur que votre amant vous prépare peut-être. Et vous, imprudente Marcelle, qu'avez-vous fait? dans quel précipice nous jette votre zèle indiscret pour ma famille! j'avoue que l'alliance d'un homme tel que le comte a pu vous éblouir, et c'est ce qui vous sauve dans mon esprit; mais, malheureuse que vous êtes, ne fallait-il pas vous défier d'un amant de ce caractère? Plus il a de crédit et de faveur, plus vous deviez être en garde contre lui. S'il ne se fait pas un scrupule de manquer de foi à Léonor, quel parti faudra-t-il que je prenne? Implorerai-je le secours des lois? une personne de son rang saura bien se mettre à l'abri de leur sévérité. Je veux bien que, fidèle à ses serments, il ait envie de tenir parole à ma fille: si le roi, comme il vous l'a dit, a dessein de lui faire épouser une autre dame, il est à craindre que ce prince ne l'y oblige par son autorité.

«—Oh! pour l'y obliger, seigneur, interrompit Léonor, ce n'est pas ce qui doit nous alarmer. Le comte nous a bien assuré que le roi ne fera pas une si grande violence à ses sentiments.—J'en suis persuadée, dit la dame Marcelle: outre que ce monarque aime trop son favori pour exercer sur lui cette tyrannie, il est trop généreux pour vouloir causer un déplaisir mortel au vaillant don Luis de Cespédes, qui a donné tous ses beaux jours au service de l'État.

«—Fasse le ciel, reprit le vieillard en soupirant, que mes craintes soient vaines! je vais chez le comte lui demander un éclaircissement là-dessus; les yeux d'un père sont pénétrants: je verrai jusqu'au fond de son âme; si je le trouve dans la disposition que je souhaite, je vous pardonnerai le passé; mais, ajouta-t-il d'un ton plus ferme, si dans ses discours je démêle un cœur perfide, vous irez toutes deux dans une retraite pleurer votre imprudence le reste de vos jours.» A ces mots, il ramassa son épée, et, les laissant se remettre de la frayeur qu'il leur avait causée, il remonta dans son appartement pour s'habiller.»

Asmodée, en cet endroit de son récit, fut interrompu par l'écolier, qui lui dit: «Quelque intéressante que soit l'histoire que vous me racontez, une chose que j'aperçois m'empêche de vous écouter aussi attentivement que je le voudrais. Je découvre dans une maison une femme qui me paraît gentille, entre un jeune homme et un vieillard. Ils boivent tous trois apparemment des liqueurs exquises; et tandis que le cavalier suranné embrasse la dame, la friponne par derrière donne une de ses mains à baiser au jeune homme, qui sans doute est son galant.—Tout au contraire, répondit le boiteux, c'est son mari, et l'autre son amant. Ce vieillard est un homme de conséquence; un commandeur de l'ordre militaire de Calatrava. Il se ruine pour cette femme, dont l'époux a une petite charge à la cour: elle fait des caresses par intérêt à son vieux soupirant, et des infidélités en faveur de son mari, par inclination.

—Ce tableau est joli, répliqua Zambullo. L'époux ne serait-il pas Français?—Non, répartit le diable, il est espagnol. Oh! la bonne ville de Madrid ne laisse pas d'avoir aussi dans ses murs des maris débonnaires; mais ils n'y fourmillent pas comme dans celle de Paris, qui, sans contredit, est la cité du monde la plus fertile en pareils habitants.—Pardon, seigneur Asmodée, dit don Cléofas, si j'ai coupé le fil de l'histoire de Léonor: continuez-la, je vous prie; elle m'attache infiniment; j'y trouve des nuances de séduction qui m'enlèvent.» Le démon la reprit ainsi.


CHAPITRE V

Suite et conclusion des amours du comte de Belflor.

Don Luis sortit de bon matin, et se rendit chez le comte, qui, ne croyant pas avoir été découvert, fut surpris de cette visite. Il alla au-devant du vieillard, et après l'avoir accablé d'embrassades: «Que j'ai de joie, dit-il, de voir ici le seigneur don Luis! viendrait-il m'offrir l'occasion de le servir?—Seigneur, lui répondit don Luis, ordonnez, s'il vous plaît, que nous soyons seuls.»

«Belflor fit ce qu'il souhaitait. Ils s'assirent tous deux; et le vieillard prenant la parole: «Seigneur, dit-il, mon bonheur et mon repos ont besoin d'un éclaircissement que je viens vous demander. Je vous ai vu ce matin sortir de l'appartement de Léonor. Elle m'a tout avoué: elle m'a dit....—Elle vous a dit que je l'aime, interrompit le comte, pour éluder un discours qu'il ne voulait pas entendre; mais elle ne vous a que faiblement exprimé tout ce que je sens pour elle; j'en suis enchanté; c'est une fille tout adorable; esprit, beauté, vertu, rien ne lui manque. On m'a dit que vous avez aussi un fils qui achève ses études à Alcala: ressemble-t-il à sa sœur? S'il en a la beauté, et pour peu qu'il tienne de vous d'ailleurs, ce doit être un cavalier parfait; je meurs d'envie de le voir, et je vous offre tout mon crédit pour lui.

«—Je vous suis redevable de cette offre, dit gravement don Luis; mais venons à ce que....—Il faut le mettre incessamment dans le service, interrompit encore le comte; je me charge de sa fortune: il ne vieillira point dans la classe des officiers subalternes; c'est de quoi je puis vous assurer.—Répondez-moi, comte, reprit brusquement le vieillard, et cessez de me couper la parole. Avez-vous dessein ou non de tenir la promesse......?—Oui, sans doute, interrompit Belflor pour la troisième fois, je tiendrai la promesse que je vous fais d'appuyer votre fils de toute ma faveur: comptez sur moi, je suis homme réel.—C'en est trop, comte, s'écria Cespédes en se levant: après avoir séduit ma fille, vous osez encore m'insulter! mais je suis noble, et l'offense que vous me faites ne demeurera pas impunie.» En achevant ces mots, il se retira chez lui, le cœur plein de ressentiment, et roulant dans son esprit mille projets de vengeance.

«Dès qu'il y fut arrivé, il dit avec beaucoup d'agitation à Léonor et à la dame Marcelle: «Ce n'était pas sans raison que le comte m'était suspect; c'est un traître dont je veux me venger. Pour vous, dès demain vous entrerez toutes deux dans un couvent; vous n'avez qu'à vous y préparer; et rendez grâce au ciel que ma colère se borne à ce châtiment.» En disant cela, il alla s'enfermer dans son cabinet, pour penser mûrement au parti qu'il avait à prendre dans une conjoncture aussi délicate.

«Quelle fut la douleur de Léonor, quand elle eut entendu dire que Belflor était perfide! Elle demeura quelque temps immobile; une pâleur mortelle se répandit sur son visage; ses esprits l'abandonnèrent, et elle tomba sans mouvement entre les bras de sa gouvernante, qui crut qu'elle allait expirer. Cette duègne apporta tous ses soins pour la faire revenir de son évanouissement. Elle y réussit. Léonor reprit l'usage de ses sens, ouvrit les yeux, et voyant sa gouvernante empressée à la secourir: «Que vous êtes barbare! lui dit-elle en poussant un profond soupir; pourquoi m'avez-vous tirée de l'heureux état où j'étais? je ne sentais pas l'horreur de ma destinée. Que ne me laissiez-vous mourir! Vous qui savez toutes les peines qui doivent troubler le repos de ma vie, pourquoi me la voulez-vous conserver?»

«Marcelle essaya de la consoler, mais ne fit que l'aigrir davantage. «Tous vos discours sont superflus, s'écria la fille de don Luis; je ne veux rien écouter: ne perdez pas le temps à combattre mon désespoir; vous devriez plutôt l'irriter, vous qui m'avez plongée dans l'abîme affreux où je suis: c'est vous qui m'avez répondu de la sincérité du comte; sans vous je ne me serais pas livrée à l'inclination que j'avais pour lui; j'en aurais insensiblement triomphé: il n'en aurait jamais du moins tiré le moindre avantage. Mais je ne veux pas, poursuivit-elle, vous imputer mon malheur, et je n'en accuse que moi: je ne devais pas suivre vos conseils, en recevant la foi d'un homme sans la participation de mon père. Quelque glorieuse que fût pour moi la recherche du comte de Belflor, il fallait le mépriser, plutôt que de le ménager aux dépens de mon honneur; enfin, je devais me défier de lui, de vous et de moi. Après avoir été assez faible pour me rendre à ses serments perfides, après l'affliction que je cause au malheureux don Luis et le déshonneur que je fais à ma famille, je me déteste moi-même, et, loin de craindre la retraite dont on me menace, je voudrais aller cacher ma honte dans le plus horrible séjour.»

«En parlant de cette sorte, elle ne se contentait pas de pleurer abondamment: elle déchirait ses habits, et s'en prenait à ses beaux cheveux de l'injustice de son amant. La duègne, pour se conformer à la douleur de sa maîtresse, n'épargna pas les grimaces: elle laissa couler quelques pleurs de commande, fit mille imprécations contre les hommes en général, et en particulier contre Belflor. «Est-il possible, s'écria-t-elle, que le comte, qui m'a paru plein de droiture et de probité, soit assez scélérat pour nous avoir trompées toutes deux! Je ne puis revenir de ma surprise, ou plutôt je ne puis encore me persuader cela.

«—En effet, dit Léonor, quand je me le représente à mes genoux, quelle fille ne se serait pas fiée à son air tendre, à ses serments dont il prenait si hardiment le ciel à témoin, à ses transports qui se renouvelaient sans cesse? Ses yeux me montraient encore plus d'amour que sa bouche ne m'en exprimait; en un mot, il paraissait charmé de ma vue. Non, il ne me trompait point; je ne puis le penser. Mon père ne lui aura pas parlé peut-être avec assez de ménagement; ils se seront piqués tous deux, et le comte lui aura moins répondu en amant qu'en grand seigneur. Mais je me flatte aussi peut-être! Il faut que je sorte de cette incertitude: je vais écrire à Belflor, et lui mander que je l'attends ici cette nuit; je veux qu'il vienne rassurer mon cœur alarmé, ou me confirmer lui-même sa trahison.»

«La dame Marcelle applaudit à ce dessein: elle conçut même quelque espérance que le comte, tout ambitieux qu'il était, pourrait bien être touché des larmes que Léonor répandrait dans cette entrevue, et se déterminer à l'épouser.

«Pendant ce temps-là, Belflor, débarrassé du bon homme don Luis, rêvait dans son appartement aux suites que pourrait avoir la réception qu'il venait de lui faire. Il jugea bien que tous les Cespédes, irrités de l'injure, songeraient à la venger; mais cela ne l'inquiétait que faiblement. L'intérêt de son amour l'occupait bien davantage. Il pensait que Léonor serait mise dans un couvent, ou du moins qu'elle serait désormais gardée à vue; que selon toutes les apparences il ne la reverrait plus. Cette pensée l'affligeait, et il cherchait dans son esprit quelque moyen de prévenir ce malheur, lorsque son valet de chambre lui apporta une lettre que la dame Marcelle venait de lui mettre entre les mains; c'était un billet de Léonor, conçu en ces termes:


Je dois demain quitter le monde, pour aller m'ensevelir dans une retraite. Me voir déshonorée, odieuse à ma famille et à moi-même, c'est l'état déplorable où je suis réduite pour vous avoir écouté. Je vous attends encore cette nuit. Dans mon désespoir, je cherche de nouveaux tourments: venez m'avouer que votre cœur n'a point eu de part aux serments que votre bouche m'a faits, ou venez les justifier par une conduite qui peut seule adoucir la rigueur de mon destin. Comme il pourrait y avoir quelque péril dans ce rendez-vous, après ce qui s'est passé entre vous et mon père, faites-vous accompagner par un ami. Quoique vous fassiez tout le malheur de ma vie, je sens que je m'intéresse encore à la vôtre.

Léonor.

«Le comte lut deux ou trois fois cette lettre, et se représentant la fille de don Luis dans la situation où elle se dépeignait, il en fut ému. Il rentra en lui-même: la raison, la probité, l'honneur, dont sa passion lui avait fait violer toutes les lois, commencèrent à reprendre sur lui leur empire. Il sentit tout d'un coup dissiper son aveuglement; et comme un homme sorti d'un violent accès de fièvre rougit des paroles et des actions extravagantes qui lui sont échappées, il eut honte de tous les lâches artifices dont il s'était servi pour contenter ses désirs.

«Qu'ai-je fait, dit-il, malheureux! Quel démon m'a possédé? J'ai promis d'épouser Léonor: j'en ai pris le ciel à témoin: j'ai feint que le roi m'avait proposé un parti: mensonge, perfidie, sacrilége, j'ai tout mis en usage pour corrompre l'innocence. Quelle fureur! ne valait-il pas mieux employer mes efforts à détruire mon amour, qu'à le satisfaire par des voies si criminelles? Cependant voilà une fille de condition séduite; je l'abandonne à la colère de ses parents que je déshonore avec elle, et je la rends misérable pour prix de m'avoir rendu heureux: quelle ingratitude! Ne dois-je pas plutôt réparer l'outrage que je lui fais? Oui, je le dois, et je veux, en l'épousant, dégager la parole que je lui ai donnée. Qui pourrait s'opposer à un dessein si juste? ses bontés doivent-elles me prévenir contre sa vertu? non, je sais combien sa résistance m'a coûté à vaincre. Elle s'est moins rendue à mes transports qu'à la foi jurée... Mais d'un autre côté, si je me borne à ce choix, je me fais un tort considérable. Moi qui puis aspirer aux plus nobles et aux plus riches héritières de l'État, je me contenterai de la fille d'un simple gentilhomme, qui n'a qu'un bien médiocre! Que pensera-t-on de moi à la cour? On dira que j'ai fait un mariage ridicule.»

«Belflor, ainsi partagé entre l'amour et l'ambition, ne savait à quoi se résoudre; mais quoiqu'il fût encore incertain s'il épouserait Léonor ou s'il ne l'épouserait point, il ne laissa pas de se déterminer à l'aller trouver la nuit prochaine, et il chargea son valet de chambre d'en avertir la dame Marcelle.

«Don Luis, de son côté, passa la journée à songer au rétablissement de son honneur. La conjoncture lui paraissait fort embarrassante. Recourir aux lois civiles, c'était rendre son déshonneur public, outre qu'il craignait, avec grande raison, que la justice ne fût d'une part et les juges de l'autre: il n'osait pas non plus s'aller jeter aux pieds du roi. Comme il croyait que ce prince avait dessein de marier Belflor, il avait peur de faire une démarche inutile; il ne lui restait donc que la voie des armes, et ce fut à ce parti qu'il s'arrêta.

«Dans la chaleur de son ressentiment, il fut tenté de faire un appel au comte; mais, venant à considérer qu'il était trop vieux et trop faible pour oser se fier à son bras, il aima mieux s'en remettre à son fils, dont il jugea les coups plus sûrs que les siens. Il envoya donc un de ses domestiques à Alcala avec une lettre, par laquelle il mandait à son fils de venir incessamment à Madrid, venger une offense faite à la famille des Cespédes.

«Ce fils, nommé don Pèdre, est un cavalier de dix-huit ans, parfaitement bien fait, et si brave, qu'il passe, dans la ville d'Alcala, pour le plus redoutable écolier de l'université; mais vous le connaissez, ajouta le diable, et il n'est pas besoin que je m'étende sur cela.—Il est vrai, dit don Cléofas, qu'il a toute la valeur et tout le mérite que l'on puisse avoir.

—Ce jeune homme, reprit Asmodée, n'était point alors à Alcala, comme son père se l'imaginait. Le désir de revoir une dame qu'il aimait l'avait amené à Madrid. La dernière fois qu'il y était venu voir sa famille, il avait fait cette conquête au Prado. Il n'en savait point encore le nom; on avait exigé de lui qu'il ne ferait aucune démarche pour s'en informer, et il s'était soumis, quoique avec beaucoup de peine, à cette cruelle nécessité. C'était une fille de condition qui avait pris de l'amitié pour lui, et qui, croyant devoir se défier de la discrétion et de la constance d'un écolier, jugeait à propos de le bien éprouver avant de se faire connaître.

«Il était plus occupé de son inconnue que de la philosophie d'Aristote, et le peu de chemin qu'il y a d'ici à Alcala était cause qu'il faisait souvent, comme vous, l'école buissonnière, avec cette différence, que c'était pour un objet qui le méritait mieux que votre dona Thomasa. Pour dérober la connaissance de ses amoureux voyages à don Luis son père, il avait coutume de loger dans une auberge à l'extrémité de la ville, où il avait soin de se tenir caché sous un nom emprunté. Il n'en sortait que le matin à certaine heure, qu'il lui fallait aller à une maison où la dame qui lui faisait si mal faire ses études avait la bonté de se rendre, accompagnée d'une femme de chambre. Il demeurait donc enfermé dans son auberge pendant le reste du jour; mais, en récompense, dès que la nuit était venue, il se promenait partout dans la ville.

«Il arriva qu'une nuit, comme il traversait une rue détournée, il entendit des voix et des instruments qui lui parurent dignes de son attention. Il s'arrêta pour les écouter: c'était une sérénade; le cavalier qui la donnait était ivre et naturellement brutal. Il n'eut pas si tôt aperçu notre écolier, qu'il vint à lui avec précipitation, et sans autre compliment: «Ami, lui dit-il d'un ton brusque, passez votre chemin: les gens curieux sont ici fort mal reçus.—«Je pourrais me retirer, répondit don Pèdre choqué de ces paroles, si vous m'en aviez prié de meilleure grâce; mais je veux demeurer pour vous apprendre à parler.—Voyons donc, reprit le maître du concert, en tirant son épée, qui de nous deux cédera la place à l'autre.»

«Don Pèdre mit aussi l'épée à la main, et ils commencèrent à se battre. Quoique le maître de la sérénade s'en acquittât avec assez d'adresse, il ne put parer un coup mortel qui lui fut porté, et il tomba sur le carreau. Tous les acteurs du concert, qui avaient déjà quitté leurs instruments et tiré leurs épées pour accourir à son secours, s'avancèrent pour le venger. Ils attaquèrent tous ensemble don Pèdre, qui, dans cette occasion, montra ce qu'il savait faire. Outre qu'il parait avec une agilité surprenante toutes les bottes qu'on lui portait, il en poussait de furieuses, et occupait à la fois tous ses ennemis.

«Cependant ils étaient si opiniâtres et en si grand nombre, que, tout habile escrimeur qu'il était, il n'aurait pu éviter sa perte, si le comte de Belflor, qui passait alors par cette rue, n'eût pris sa défense. Le comte avait du cœur et beaucoup de générosité: il ne put voir tant de gens armés contre un seul homme sans s'intéresser pour lui. Il tira son épée, et, courant se ranger auprès de don Pèdre, il poussa si vivement avec lui les acteurs de la sérénade, qu'ils s'enfuirent tous, les uns blessés, et les autres de peur de l'être.

«Après leur retraite, l'écolier voulut remercier le comte du secours qu'il en avait reçu; mais Belflor l'interrompit: «Laissons là ces discours, lui dit-il; n'êtes-vous point blessé?—Non, répondit don Pèdre.—Eloignons-nous d'ici, reprit le comte: je vois que vous avez tué un homme; il est dangereux de vous arrêter plus longtemps dans cette rue: la justice vous y pourrait surprendre.» Ils marchèrent aussitôt à grands pas, gagnèrent une autre rue, et quand ils furent loin de celle où s'était donné le combat, ils s'arrêtèrent.

«Don Pèdre, poussé par les mouvements d'une juste reconnaissance, pria le comte de ne lui pas cacher le nom du cavalier à qui il avait tant d'obligation. Belflor ne lui fit aucune difficulté de le lui apprendre, et il lui demanda aussi le sien; mais l'écolier, ne voulant pas se faire connaître, répondit qu'il s'appelait don Juan de Matos, et l'assura qu'il se souviendrait éternellement de ce qu'il avait fait pour lui.

«Je veux, lui dit le comte, vous offrir dès cette nuit une occasion de vous acquitter envers moi. J'ai un rendez-vous qui n'est pas sans péril; j'allais chercher un ami pour m'y accompagner: je connais votre valeur; puis-je vous proposer, don Juan, de venir avec moi?—Ce doute m'outrage, répartit l'écolier; je ne saurais faire un meilleur usage de la vie que vous m'avez conservée, que de l'exposer pour vous. Partons, je suis prêt à vous suivre.» Ainsi Belflor conduisit lui-même don Pèdre à la maison de don Luis, et ils entrèrent tous deux par le balcon dans l'appartement de Léonor.»

«Don Cléofas, en cet endroit, interrompit le diable: «Seigneur Asmodée, lui dit-il, comment est-il possible que don Pèdre ne reconnût point la maison de son père?—Il n'avait garde de la reconnaître, répondit le démon; c'était une nouvelle demeure: don Luis avait changé de quartier, et logeait dans cette maison depuis huit jours, ce que don Pèdre ne savait pas: c'est ce que j'allais vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Vous êtes trop vif: vous avez la mauvaise habitude de couper la parole aux gens: corrigez-vous de ce défaut-là.

«Don Pèdre, continua le boiteux, ne croyait donc pas être chez son père: il ne s'aperçut pas non plus que la personne qui les introduisait était la dame Marcelle, puisqu'elle les reçut sans lumière dans une antichambre, où Belflor pria son compagnon de rester, pendant qu'il serait dans la chambre de sa dame. L'écolier y consentit, et s'assit sur une chaise, l'épée nue à la main, de peur de surprise. Il se mit à rêver aux faveurs dont il jugea que l'amour allait combler Belflor, et il souhaitait d'être aussi heureux que lui: quoiqu'il ne fût pas maltraité de sa dame inconnue, elle n'avait pas encore pour lui toutes les bontés que Léonor avait pour le comte.

«Pendant qu'il faisait là-dessus toutes les réflexions que peut faire un amant passionné, il entendit qu'on essayait doucement d'ouvrir une porte qui n'était pas celle des amants, et il vit paraître de la lumière par le trou de la serrure. Il se leva brusquement, s'avança vers la porte qui s'ouvrit, et présenta la pointe de son épée à son père: car c'était lui qui venait dans l'appartement de Léonor pour voir si le comte n'y serait point. Le bonhomme ne croyait pas, après ce qui s'était passé, que sa fille et Marcelle eussent osé le recevoir encore; c'est ce qui l'avait empêché de les faire coucher dans un autre appartement: il s'était toutefois avisé de penser que, devant entrer le lendemain dans un couvent, elles auraient peut-être voulu l'entretenir pour la dernière fois.

«Qui que tu sois, lui dit l'écolier, n'entre point ici, ou bien il t'en coûtera la vie.» A ces mots, don Luis envisage don Pèdre, qui de son côté le regarde avec attention. Ils se reconnaissent. «Ah! mon fils, s'écrie le vieillard, avec quelle impatience je vous attendais! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait avertir de votre arrivée? Craigniez-vous de troubler mon repos? Hélas! je n'en puis prendre dans la cruelle situation où je me trouve!—O mon père! dit don Pèdre tout éperdu, est-ce vous que je vois? mes yeux ne sont-ils point déçus par une trompeuse ressemblance?—D'où vient cet étonnement, reprit don Luis? N'êtes-vous pas chez votre père? ne vous ai-je pas mandé que je demeure dans cette maison depuis huit jours?—Juste ciel, répliqua l'écolier, qu'est-ce que j'entends? je suis donc ici dans l'appartement de ma sœur?»

«Comme il achevait ces paroles, le comte, qui avait entendu du bruit, et qui crut qu'on attaquait son escorte, sortit l'épée à la main de la chambre de Léonor. Dès que le vieillard l'aperçut, il devint furieux, et, le montrant à son fils: «Voilà, s'écria-t-il, l'audacieux qui a ravi mon repos, et porté à notre honneur une mortelle atteinte. Vengeons-nous. Hâtons-nous de punir ce traître.» En disant cela, il tira son épée, qu'il avait sous sa robe de chambre, et voulut attaquer Belflor; mais don Pèdre le retint. «Arrêtez, mon père, lui dit-il; modérez, je vous prie, les transports de votre colère...—Quel est votre dessein, mon fils? répondit le vieillard; vous retenez mon bras! vous croyez sans doute qu'il manque de force pour nous venger. Hé bien! tirez donc raison vous-même de l'offense qu'on nous a faite; aussi bien est-ce pour cela que je vous ai mandé de revenir à Madrid. Si vous périssez, je prendrai votre place; il faut que le comte tombe sous nos coups, ou qu'il nous ôte à tous deux la vie, après nous avoir ôté l'honneur.

«—Mon père, reprit don Pèdre, je ne puis accorder à votre impatience ce qu'elle attend de moi. Bien loin d'attenter à la vie du comte, je ne suis venu ici que pour la défendre. Ma parole y est engagée; mon honneur le demande. Sortons, comte, poursuivit-il en s'adressant à Belflor.—Ah! lâche, interrompit don Luis, en regardant don Pèdre d'un œil irrité, tu t'opposes toi-même à une vengeance qui devrait t'occuper tout entier! Mon fils, mon propre fils est d'intelligence avec le perfide qui a suborné ma fille! mais n'espère pas tromper mon ressentiment; je vais appeler tous mes domestiques; je veux qu'ils me vengent de sa trahison et de ta lâcheté.

«—Seigneur, répliqua don Pèdre, rendez plus de justice à votre fils; cessez de le traiter de lâche; il ne mérite point ce nom odieux. Le comte m'a sauvé la vie cette nuit. Il m'a proposé, sans me connaître, de l'accompagner à son rendez-vous. Je me suis offert à partager les périls qu'il y pouvait courir, sans savoir que ma reconnaissance engageait imprudemment mon bras contre l'honneur de ma famille. Ma parole m'oblige donc à défendre ici ses jours: par-là je m'acquitte envers lui; mais je ne ressens pas moins vivement que vous l'injure qu'il nous a faite, et dès demain vous me verrez chercher à répandre son sang avec autant d'ardeur que vous m'en voyez aujourd'hui à le conserver.»

«Le comte, qui n'avait point parlé jusque-là tant il avait été frappé du merveilleux de cette aventure, prit alors la parole: «Vous pourriez, dit-il à l'écolier, assez mal venger cette injure par la voie des armes: je veux vous offrir un moyen plus sûr de rétablir votre honneur. Je vous avouerai que jusqu'à ce jour je n'ai pas eu dessein d'épouser Léonor; mais ce matin j'ai reçu de sa part une lettre qui m'a touché, et ses pleurs viennent d'achever l'ouvrage; le bonheur d'être son époux fait à présent ma plus chère envie.—Si le roi vous destine une autre femme, dit don Luis, comment vous dispenserez-vous...?—Le roi ne m'a proposé aucun parti, interrompit Belflor en rougissant. Pardonnez, de grâce, cette fable à un homme dont la raison était troublée par l'amour. C'est un crime que la violence de ma passion m'a fait commettre, et que j'expie en vous l'avouant.

«—Seigneur, reprit le vieillard, après cet aveu qui sied bien à un grand cœur, je ne doute plus de votre sincérité: je vois que vous voulez en effet réparer l'affront que nous avons reçu; ma colère cède aux assurances que vous m'en donnez: souffrez que j'oublie mon ressentiment dans vos bras.» En achevant ces mots, il s'approcha du comte, qui s'était avancé pour le prévenir. Ils s'embrassèrent tous deux à plusieurs reprises; ensuite Belflor, se tournant vers don Pèdre: «Et vous, faux don Juan, lui dit-il, vous qui avez déjà gagné mon estime par une valeur incomparable et par des sentiments généreux, venez, que je vous voue une amitié de frère.» En disant cela, il embrassa don Pèdre, qui reçut ses embrassements d'un air soumis et respectueux, et lui répondit: «Seigneur, en me promettant une amitié si précieuse, vous acquérez la mienne. Comptez sur un homme qui vous sera dévoué jusqu'au dernier moment de sa vie.»

«Pendant que ces cavaliers tenaient de semblables discours, Léonor, qui était à la porte de sa chambre, ne perdait pas un mot de tout ce que l'on disait. Elle avait d'abord été tentée de se montrer et de s'aller jeter au milieu des épées, sans savoir pourquoi. Marcelle l'en avait empêchée; mais lorsque cette adroite duègne vit que les affaires se terminaient à l'amiable, elle jugea que la présence de sa maîtresse et la sienne ne gâteraient rien. C'est pourquoi elles parurent toutes deux le mouchoir à la main, et coururent en pleurant se prosterner devant don Luis. Elles craignaient, avec raison, qu'après les avoir surprises la nuit dernière, il ne leur sût mauvais gré de la récidive; mais il fit relever Léonor, et lui dit: «Ma fille, essuyez vos larmes, je ne vous ferai point de nouveaux reproches; puisque votre amant veut garder la foi qu'il vous a jurée, je consens d'oublier le passé.

«—Oui, seigneur don Luis, dit le comte, j'épouserai Léonor; et pour réparer encore mieux l'offense que je vous ai faite, pour vous donner une satisfaction plus entière, et à votre fils un gage de l'amitié que je lui ai vouée, je lui offre ma sœur Eugénie.—Ah! seigneur, s'écria don Luis avec transport, que je suis sensible à l'honneur que vous faites à mon fils! Quel père fut jamais plus content? Vous me donnez autant de joie que vous m'avez causé de douleur.»

«Si le vieillard parut charmé de l'offre du comte, il n'en fut pas de même de don Pèdre: comme il était fortement épris de son inconnue, il demeura si troublé, si interdit, qu'il ne put dire une parole; mais Belflor, sans faire attention à son embarras, sortit, en disant qu'il allait ordonner les apprêts de cette double union, et qu'il lui tardait d'être attaché à eux par des chaînes si étroites.

«Après son départ, don Luis laissa Léonor dans son appartement, et monta dans le sien avec don Pèdre, qui lui dit avec toute la franchise d'un écolier: «Seigneur, dispensez-moi, je vous prie, d'épouser la sœur du comte: c'est assez qu'il épouse Léonor. Ce mariage suffit pour rétablir l'honneur de notre famille.—Hé quoi! mon fils, répondit le vieillard, auriez-vous de la répugnance à vous marier avec la sœur du comte?—Oui, mon père, répartit don Pèdre; cette union, je vous l'avoue, serait un cruel supplice pour moi, et je ne vous en cacherai point la cause. J'aime, ou, pour mieux dire, j'adore depuis six mois une dame charmante: j'en suis écouté; elle seule peut faire le bonheur de ma vie.

«—Que la condition d'un père est malheureuse! dit alors don Luis; il ne trouve presque jamais ses enfants disposés à faire ce qu'il désire; mais quelle est donc cette personne qui a fait sur vous une si forte impression?—Je ne le sais point encore, lui répondit don Pèdre: elle a promis de me l'apprendre lorsqu'elle sera satisfaite de ma constance et de ma discrétion; mais je ne doute pas que sa maison ne soit une des plus illustres d'Espagne.

«—Et vous croyez, répliqua le vieillard en changeant de ton, que j'aurai la complaisance d'approuver votre amour romanesque? Je souffrirai que vous renonciez au plus glorieux établissement que la fortune puisse vous offrir, pour vous conserver fidèle à un objet dont vous ne savez pas seulement le nom? N'attendez point cela de ma bonté. Etouffez plutôt les sentiments que vous avez pour une personne qui est peut-être indigne de vous les avoir inspirés, et ne songez qu'à mériter l'honneur que le comte veut vous faire.—Tous ces discours sont inutiles, mon père, répartit l'écolier; je sens que je ne pourrai jamais oublier mon inconnue: rien ne sera capable de me détacher d'elle. Quand on me proposerait une infante....—Arrêtez, s'écria brusquement don Luis, c'est trop insolemment vanter une constance qui excite ma colère. Sortez, et ne vous présentez plus devant moi que vous ne soyez prêt à m'obéir.»

«Don Pèdre n'osa répliquer à ces paroles de peur de s'en attirer de plus dures. Il se retira dans une chambre, où il passa le reste de la nuit à faire des réflexions autant tristes qu'agréables. Il pensait avec douleur qu'il allait se brouiller avec toute sa famille en refusant d'épouser la sœur du comte; mais il en était tout consolé, lorsqu'il venait à se représenter que son inconnue lui tiendrait compte d'un si grand sacrifice. Il se flattait même qu'après une si belle preuve de fidélité, elle ne manquerait pas de lui découvrir sa condition, qu'il s'imaginait égale pour le moins à celle d'Eugénie.

«Dans cette espérance, il sortit dès qu'il fut jour, et alla se promener au Prado, en attendant l'heure de se rendre au logis de dona Juana: c'est le nom de la dame chez qui il avait coutume d'entretenir tous les matins sa maîtresse. Il attendit ce moment avec beaucoup d'impatience; et quand il fut venu, il courut au rendez-vous.

«Il y trouva l'inconnue, qui s'y était rendue de meilleure heure qu'à l'ordinaire; mais il la trouva qui fondait en pleurs avec dona Juana, et qui paraissait agitée d'une vive douleur. Quel spectacle pour un amant! Il s'approcha d'elle tout troublé, et, se jetant à ses genoux: «Madame, lui dit-il, que dois-je penser de l'état où je vous vois? quel malheur m'annoncent ces larmes qui me percent le cœur?—Vous ne vous attendez pas, lui répondit-elle, au coup fatal que j'ai à vous porter. La fortune cruelle va nous séparer pour jamais: nous ne nous verrons plus.»

«Elle accompagna ces paroles de tant de soupirs, que je ne sais si don Pèdre fut plus touché des choses qu'elle disait, que de l'affliction dont elle paraissait saisie en les disant: «Juste ciel, s'écria-t-il avec un transport de fureur dont il ne fut pas maître, peux-tu souffrir que l'on détruise une union dont tu connais l'innocence! Mais, Madame, ajouta-t-il, vous avez pris peut-être de fausses alarmes. Est-il certain qu'on vous arrache au plus fidèle amant qui fut jamais? suis-je en effet le plus malheureux de tous les hommes?—Notre infortune n'est que trop assurée, répondit l'inconnue: mon frère, de qui ma main dépend, me marie aujourd'hui; il vient de me le déclarer lui-même.—«Eh! quel est cet heureux époux? répliqua don Pèdre avec précipitation. Nommez-le moi, Madame; je vais, dans mon désespoir....—Je ne sais point encore son nom, interrompit l'inconnue; mon frère n'a pas voulu m'en instruire; il m'a dit seulement qu'il souhaitait que je visse le cavalier auparavant.

«—Mais, Madame, dit don Pèdre, vous soumettrez-vous sans résistance aux volontés d'un frère? Vous laisserez-vous entraîner à l'autel sans vous plaindre d'un si cruel sacrifice? Ne ferez-vous rien en ma faveur? Hélas, je n'ai pas craint de m'exposer à la colère de mon père pour me conserver à vous: ses menaces n'ont pu ébranler ma fidélité, et, avec quelque rigueur qu'il puisse me traiter, je n'épouserai point la dame qu'on me propose, quoique ce soit un parti très-considérable.—Et qui est cette dame, dit l'inconnue?—C'est la sœur du comte de Belflor, répondit l'écolier.—Ah! don Pèdre, répliqua l'inconnue, en faisant paraître une extrême surprise, vous vous méprenez sans doute; vous n'êtes point sûr de ce que vous dites. Est-ce en effet Eugénie, la sœur de Belflor, que l'on vous a proposée?

«—Oui, Madame, répartit don Pèdre; le comte lui-même m'a offert sa main.—Hé quoi! s'écria-t-elle, il serait possible que vous fussiez ce cavalier à qui mon frère me destine?—Qu'entends-je! s'écria l'écolier à son tour, la sœur du comte de Belflor serait mon inconnue!—Oui, don Pèdre, répartit Eugénie; mais peu s'en faut que je ne croie plus l'être en ce moment, tant j'ai de peine à me persuader du bonheur dont vous m'assurez.»

«A ces mots, don Pèdre lui embrassa les genoux: ensuite il lui prit une de ses mains, qu'il baisa avec tous les transports que peut sentir un amant qui passe subitement d'une extrême douleur à un excès de joie. Pendant qu'il s'abandonnait aux mouvements de son amour, Eugénie, de son côté, lui faisait mille caresses, qu'elle accompagnait de mille paroles tendres et flatteuses. «Que mon frère, disait-elle, m'eût épargné de peines, s'il m'eût nommé l'époux qu'il me destine! Que j'avais déjà conçu d'aversion pour cet époux! Ah! mon cher don Pèdre! que je vous ai haï!—Belle Eugénie, répondait-il, que cette haine a de charmes pour moi! Je veux la mériter en vous adorant toute ma vie.»

«Après que ces deux amants se furent donné toutes les marques les plus touchantes d'une tendresse mutuelle, Eugénie voulut savoir comment l'écolier avait pu gagner l'amitié de son frère. Don Pèdre ne lui cacha point les amours du comte et de sa sœur, et lui raconta tout ce qui s'était passé la nuit dernière. Ce fut pour elle un surcroît de plaisir d'apprendre que son frère devait épouser la sœur de son amant. Dona Juana prenait trop de part au sort de son amie pour n'être pas sensible à cet heureux événement: elle lui en témoigna sa joie aussi bien qu'à don Pèdre, qui se sépara enfin d'Eugénie après être convenu avec elle qu'ils ne feraient pas semblant tous deux de se connaître quand ils se verraient devant le comte.

«Don Pèdre s'en retourna chez son père, qui, le trouvant disposé à lui obéir, en fut d'autant plus réjoui qu'il attribua son obéissance à la manière ferme dont il lui avait parlé la nuit. Ils attendaient des nouvelles de Belflor, lorsqu'ils reçurent un billet de sa part. Il leur mandait qu'il venait d'obtenir l'agrément du roi pour son mariage et pour celui de sa sœur, avec une charge considérable pour don Pèdre; que dès le lendemain ces deux mariages se pourraient faire, parce que les ordres qu'il avait donnés pour cela s'exécutaient avec tant de diligence, que les préparatifs étaient déjà fort avancés. Il vint l'après-dînée confirmer ce qu'il leur avait écrit, et leur présenter Eugénie.

«Don Luis fit à cette dame toutes les caresses imaginables, et Léonor ne se lassait point de l'embrasser. Pour don Pèdre, de quelques mouvements d'amour et de joie qu'il fût agité, il se contraignit pour ne pas donner au comte le moindre soupçon de leur intelligence.

«Comme Belflor s'attachait particulièrement à observer sa sœur, il crut remarquer, malgré la contrainte qu'elle s'imposait, que don Pèdre ne lui déplaisait pas. Pour en être plus assuré, il la prit un moment en particulier, et lui fit avouer qu'elle trouvait le cavalier fort à son gré. Il lui apprit ensuite son nom et sa naissance, ce qu'il n'avait pas voulu lui dire auparavant, de peur que l'inégalité des conditions ne la prévînt contre lui, et ce qu'elle feignit d'entendre comme si elle l'eût ignoré.

«Enfin, après beaucoup de compliments de part et d'autre, il fut résolu que les noces se feraient chez don Luis. Elles ont été faites ce soir et ne sont point encore achevées; voilà pourquoi l'on se réjouit dans cette maison. Tout le monde s'y livre à la joie. La seule dame Marcelle n'a point de part à ces réjouissances: elle pleure en ce moment, tandis que les autres rient; car le comte de Belflor, après son mariage, a tout avoué à don Luis, qui a fait enfermer cette duègne en el monasterio de las arrepentidas, où les mille pistoles qu'elle a reçues pour séduire Léonor serviront à lui en faire faire pénitence le reste de ses jours.»


CHAPITRE VI

Des nouvelles choses que vit don Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de dona Thomasa.

Tournons-nous d'un autre côté, poursuivit Asmodée: parcourons de nouveaux objets. Laissez tomber vos regards sur l'hôtel qui est directement au-dessous de nous; vous y verrez une chose assez rare. C'est un homme chargé de dettes qui dort d'un profond sommeil.—Il faut donc que ce soit une personne de qualité, dit Léandro.—Justement, répondit le démon. C'est un marquis de cent mille ducats de rente, et dont pourtant la dépense excède le revenu. Sa table et ses maîtresses le mettent dans la nécessité de s'endetter; mais cela ne trouble point son repos; au contraire, quand il veut bien devoir à un marchand, il s'imagine que ce marchand lui a beaucoup d'obligation. «C'est chez vous, disait-il l'autre jour à un drapier, c'est chez vous que je veux désormais prendre à crédit; je vous donne la préférence.»

«Pendant que ce marquis goûte si tranquillement la douceur du sommeil qu'il ôte à ses créanciers, considérez un homme qui...—Attendez, seigneur Asmodée, interrompit brusquement don Cléofas; j'aperçois un carrosse dans la rue: je ne veux pas le laisser passer sans vous demander ce qu'il y a dedans.—Chut! dit le boiteux, en baissant la voix comme s'il eût craint d'être entendu: apprenez que ce carrosse recèle un des plus graves personnages de la monarchie. C'est un président qui va s'égayer chez une vieille Asturienne dévouée à ses plaisirs. Pour n'être pas reconnu, il a pris la précaution que prenait Caligula, qui mettait, en pareille occasion, une perruque pour se déguiser.

«Revenons au tableau que je voulais offrir à vos regards quand vous m'avez interrompu. Regardez tout au haut de l'hôtel du marquis, un homme qui travaille dans un cabinet rempli de livres et de manuscrits.—C'est peut-être, dit Zambullo, l'intendant, qui s'occupe à chercher les moyens de payer les dettes de son maître.—Bon! répondit le diable, c'est bien à cela vraiment que s'amusent les intendants de ces sortes de maisons! Ils songent plutôt à profiter du dérangement des affaires qu'à y mettre ordre. Ce n'est donc pas un intendant que vous voyez. C'est un auteur: le marquis le loge dans son hôtel pour se donner un air de protecteur des gens de lettres.—Cet auteur, répliqua don Cléofas, est apparemment un grand sujet.—Vous en allez juger, répartit le démon. Il est entouré de mille volumes, et il en compose un où il ne met rien du sien. Il pille dans ces livres et ces manuscrits; et quoiqu'il ne fasse qu'arranger et lier ses larcins, il a plus de vanité qu'un véritable auteur.

«Vous ne savez pas, continua l'esprit, qui demeure à trois portes au-dessous de cet hôtel? C'est la Chichona, cette même femme dont j'ai fait une si honnête mention dans l'histoire du comte de Belflor.—Ah! que je suis ravi de la voir, dit Léandro. Cette bonne personne si utile à la jeunesse est sans doute une de ces deux vieilles que j'aperçois dans une salle basse. L'une a les coudes appuyés sur une table, et regarde attentivement l'autre, qui compte de l'argent. Laquelle des deux est la Chichona?—C'est, dit le démon, celle qui ne compte point. L'autre, nommée la Pébrada, est une honorable dame de la même profession: elles sont associées, et elles partagent en ce moment les fruits d'une aventure qu'elles viennent de mettre à fin.

«La Pébrada est la plus achalandée; elle a la pratique de plusieurs veuves riches, à qui elle porte tous les jours sa liste à lire.—Qu'appellez-vous la liste? interrompit l'écolier.—Ce sont, répartit Asmodée, les noms de tous les étrangers bien faits qui viennent à Madrid, et surtout des Français. D'abord que cette négociatrice apprend qu'il en est arrivé de nouveaux, elle court à leurs auberges s'informer adroitement de quel pays ils sont, de leur naissance, de leur taille, de leur air et de leur âge; puis elle en fait son rapport à ses veuves, qui font leurs réflexions là-dessus; et si le cœur en dit aux dites veuves, elle les abouche avec lesdits étrangers.

—Cela est fort commode, et juste en quelque façon, répliqua Zambullo en souriant; car enfin, sans ces bonnes dames et leurs agentes, les jeunes étrangers qui n'ont point ici de connaissances perdraient un temps infini à en faire. Mais dites-moi s'il y a de ces veuves et de ces maquignonnes dans les autres pays?—Bon! s'il y en a, répondit le boiteux: en pouvez-vous douter? je remplirais bien mal mes fonctions si je négligeais d'en pourvoir les grandes villes.

«Donnez votre attention au voisin de la Chichona, à cet imprimeur qui travaille tout seul dans son imprimerie. Il y a trois heures qu'il a renvoyé ses garçons; il va passer la nuit à imprimer un livre secrétement.—Eh! quel est donc cet ouvrage? dit Léandro.—Il traite des injures, répondit le démon. Il prouve que la religion est préférable au point d'honneur, et qu'il vaut mieux pardonner que venger une offense.—Oh! le maraud d'imprimeur! s'écria l'écolier; il fait bien d'imprimer en secret son infâme livre. Que l'auteur ne s'avise pas de se faire connaître: je serais le premier à le bâtonner. Est-ce que la religion défend de conserver son honneur?

—N'entrons pas dans cette discussion, interrompit Asmodée avec un souris malin. Il paraît que vous avez bien profité des leçons de morale qui vous ont été données à Alcala: je vous en félicite.—Vous direz ce qu'il vous plaira, interrompit à son tour don Cléofas: que l'auteur de ce ridicule ouvrage fasse les plus beaux raisonnements du monde, je m'en moque; je suis Espagnol: rien ne me semble si doux que la vengeance, et puisque vous m'avez promis de punir la perfidie de ma maîtresse, je vous somme de me tenir parole.

—Je cède avec plaisir au transport qui vous agite, dit le démon. Que j'aime ces bons naturels qui suivent tous leurs mouvements sans scrupule! je vais vous satisfaire tout à l'heure; aussi bien le temps de vous venger est arrivé: mais je veux auparavant vous faire voir une chose très-réjouissante. Portez la vue au-delà de l'imprimerie, et observez bien ce qui se passe dans un appartement tapissé de drap musc.—J'y remarque, répondit Léandro, cinq ou six femmes qui donnent, comme à l'envi, des bouteilles de verre à une espèce de valet, et elles me paraissent furieusement agitées.

—Ce sont, reprit le boiteux, des dévotes qui ont grand sujet d'être émues. Il y a dans cet appartement un inquisiteur malade. Ce vénérable personnage, qui a près de trente-cinq ans, est couché dans une autre chambre que celle où sont ces femmes. Deux de ses plus chères pénitentes le veillent: l'une fait ses bouillons, et l'autre, à son chevet, a soin de lui tenir la tête chaude, et de lui couvrir la poitrine d'une couverture composée de cinquante peaux de moutons.—Quelle est donc sa maladie? répliqua Zambullo.—Il est enrhumé du cerveau, répartit le diable, et il est à craindre que le rhume ne lui tombe sur la poitrine.

«Ces autres dévotes que vous voyez dans son antichambre accourent avec des remèdes, sur le bruit de son indisposition: l'une apporte, pour la toux, des sirops de jujube, d'althéa, de corail et tussilage; l'autre, pour conserver les poumons de Sa Révérence, s'est chargée de sirops de longue-vie, de véronique, d'immortelle et d'élixir de propriété; une autre, pour lui fortifier le cerveau et l'estomac, a des eaux de mélisse, de cannelle orgée, de l'eau divine et de l'eau thériacale, avec des essences de muscade et d'ambre gris. Celle-ci vient offrir des confections anacardines et bézoardiques; et celle-là, des teintures d'œillets, de corail, de mille-fleurs, de soleil et d'émeraudes. Toutes ces pénitentes zélées vantent au valet de l'inquisiteur les choses qu'elles apportent: elles le tirent à part tour à tour; et chacune, lui mettant un ducat dans la main, lui dit à l'oreille: «Laurent, mon cher Laurent, fais en sorte, je te prie, que ma bouteille ait la préférence.»

—Parbleu, s'écria don Cléofas, il faut avouer que ce sont d'heureux mortels que ces inquisiteurs.—Je vous en réponds, reprit Asmodée; peu s'en faut que je n'envie leur sort: et de même qu'Alexandre disait un jour qu'il aurait voulu être Diogène, s'il n'eût pas été Alexandre, je dirais volontiers que, si je n'étais pas diable, je voudrais être inquisiteur.

«Allons, seigneur écolier, ajouta-t-il, allons présentement punir l'ingrate qui a si mal payé votre tendresse.» Alors Zambullo saisit le bout du manteau d'Asmodée, qui fendit une seconde fois les airs avec lui et alla se poser sur la maison de dona Thomasa.

Cette friponne était à table avec les quatre spadassins qui avaient poursuivi Léandro sur les gouttières: il frémit de courroux en les voyant manger deux perdreaux et un lapin qu'il avait payés, et fait porter chez la traîtresse avec quelques bouteilles de bon vin. Pour surcroît de douleur, il s'apercevait que la joie régnait dans ce repas, et jugeait, aux démonstrations de dona Thomasa, que la compagnie de ces malheureux était plus agréable que la sienne à cette scélérate. «Oh! les bourreaux, s'écria-t-il d'un ton furieux! les voilà qui se régalent à mes dépens! quelle mortification pour moi!

—Je conviens, lui dit le démon, que ce spectacle n'est pas fort réjouissant pour vous; mais quand on fréquente les dames galantes, on doit s'attendre à ces aventures: elles sont arrivées mille fois en France aux abbés, aux gens de robe et aux financiers.—Si j'avais une épée reprit don Cléofas, je fondrais sur ces coquins, et troublerais leurs plaisirs.—La partie ne serait pas égale, répartit le boiteux, si vous les attaquiez tout seul; laissez-moi le soin de vous venger; j'en viendrai mieux à bout que vous. Je vais mettre la division parmi ces spadassins, en leur inspirant une fureur luxurieuse: ils vont s'armer les uns contre les autres; vous allez voir un beau vacarme.»

A ces mots, il souffla, et il sortit de sa bouche une vapeur violette qui descendit en serpentant comme un feu d'artifice, et se répandit sur la table de dona Thomasa. Aussitôt un des convives, sentant l'effet de ce souffle, s'approcha de la dame, et l'embrassa avec transport. Les autres, entraînés par la force de la même vapeur, voulurent lui arracher la grivoise: chacun demande la préférence; ils se la disputent: une jalouse rage s'empare d'eux; ils viennent aux mains; ils tirent leurs épées et commencent un rude combat: cependant dona Thomasa pousse d'horribles cris; tout le voisinage est bientôt en rumeur; on crie à la justice; la justice vient; elle enfonce la porte; elle entre et trouve deux de ces bretteurs étendus sur le plancher; elle se saisit des autres et les mène en prison avec la courtisane. Cette malheureuse avait beau pleurer, s'arracher les cheveux et se désespérer: les gens qui la conduisaient n'en étaient pas plus touchés que Zambullo, qui en faisait de grands éclats de rire avec Asmodée.

«Hé bien! dit ce démon à l'écolier, êtes-vous content?—Non, répondit don Cléofas. Pour me donner une entière satisfaction, portez-moi sur les prisons. Que j'ai de plaisir d'y voir enfermer la misérable qui s'est jouée de mon amour! Je me sens pour elle plus de haine, en ce moment, que je n'ai jamais eu de tendresse.—Je le veux bien, lui répliqua le diable; vous me trouverez toujours prêt à suivre vos volontés, quand elles seraient contraires aux miennes et à mes intérêts, pourvu que ce soit pour votre bien.»

Ils volèrent tous deux sur les prisons, où bientôt arrivèrent les deux spadassins, qui furent logés dans un cachot noir. Pour Thomasa, on la mit sur la paille avec trois ou quatre autres femmes de mauvaise vie qu'on avait arrêtées le même jour, et qui devaient être transférées le lendemain au lieu destiné pour ces sortes de créatures.

«Je suis à présent satisfait, dit Zambullo; j'ai goûté une pleine vengeance; ma mie Thomasa ne passera pas la nuit aussi agréablement qu'elle se l'était promis. Nous irons où il vous plaira continuer nos observations.—Nous sommes ici dans un endroit propre à cela, répondit l'esprit. Il y a dans ces prisons un grand nombre de coupables et d'innocents: c'est un séjour qui sert à commencer le châtiment des uns, et à purifier la vertu des autres. Il faut que je vous montre quelques prisonniers de ces deux espèces, et que je vous dise pourquoi on les retient dans les fers.»


CHAPITRE VII

Des prisonniers.

Avant que j'entre dans ce détail, observez un peu les guichetiers qui sont à l'entrée de ces horribles lieux. Les poëtes de l'antiquité n'ont mis qu'un Cerbère à la porte de leurs enfers; il y en a ici bien davantage, comme vous voyez. Ces guichetiers sont des hommes qui ont perdu tout sentiment humain. Le plus méchant de mes confrères pourrait à peine en remplacer un. Mais je m'aperçois, ajouta-t-il, que vous considérez avec horreur ces chambres, où il n'y a pour tous meubles que des grabats: ces cachots affreux vous paraissent autant de tombeaux. Vous êtes justement étonné de la misère que vous y remarquez, et vous déplorez le sort des malheureux que la justice y retient: cependant ils ne sont pas tous également à plaindre; c'est ce que nous allons examiner.

«Premièrement, il y a dans cette grande chambre à droite quatre hommes couchés dans ces deux mauvais lits; l'un est un cabaretier, accusé d'avoir empoisonné un étranger, qui creva l'autre jour dans sa taverne. On prétend que la qualité du vin a fait mourir le défunt; l'hôte soutient que c'est la quantité, et il sera cru en justice, car l'étranger était Allemand.—Eh! qui a raison du cabaretier ou de ses accusateurs? dit don Cléofas.—La chose est problématique, répondit le diable. Il est bien vrai que le vin était frelaté; mais, ma foi, le seigneur allemand en a tant bu, que les juges peuvent en conscience remettre en liberté le cabaretier.

«Le second prisonnier est un assassin de profession, un de ces scélérats qu'on appelle valientes, et qui, pour quatre ou cinq pistoles, prêtent obligeamment leur ministère à tous ceux qui veulent faire cette dépense pour se débarrasser de quelqu'un secrètement. Le troisième, un maître à danser qui s'habille comme un petit-maître, et qui a fait faire un mauvais pas à une de ses écolières. Et le quatrième, un galant qui a été surpris, la semaine passée, par la ronda, dans le temps qu'il montait, par un balcon, à l'appartement d'une femme qu'il connaît, et dont le mari est absent. Il ne tient qu'à lui de se tirer d'affaire, en déclarant son commerce amoureux; mais il aime mieux passer pour un voleur, et s'exposer à perdre la vie, que de commettre l'honneur de sa dame.

—Voilà un amant bien discret, dit l'écolier; il faut avouer que notre nation l'emporte sur les autres en fait de galanterie. Je vais parier qu'un Français, par exemple, ne serait pas capable, comme nous, de se laisser pendre par discrétion.—Non, je vous assure, dit le diable; il monterait plutôt exprès à un balcon pour déshonorer une femme qui aurait des bontés pour lui.

«Dans un cabinet auprès de ces quatre hommes, poursuivit-il, est une fameuse sorcière, qui a la réputation de savoir faire des choses impossibles. Par le pouvoir de son art, de vieilles douairières trouvent, dit-on, des jeunes gens qui les aiment but à but; les maris deviennent fidèles à leurs femmes, et les coquettes véritablement amoureuses des riches cavaliers qui s'attachent à elles. Mais il n'y a rien de plus faux que tout cela. Elle ne possède point d'autre secret que celui de persuader qu'elle en a, et de vivre commodément de cette opinion. Le Saint-Office réclame cette créature-là, qui pourra bien être brûlée au premier Acte de foi.

«Au-dessous du cabinet, il y a un cachot noir, qui sert de gîte à un jeune cabaretier.—Encore un hôte de taverne! s'écria Léandro; ces sortes de gens-là veulent-ils donc empoisonner tout le monde?—Celui-ci, reprit Asmodée, n'est pas dans le même cas. On arrêta ce misérable avant-hier, et l'Inquisition le réclame aussi. Je vais, en peu de mots, vous dire le sujet de sa détention.

«Un vieux soldat, parvenu par son courage, ou plutôt par sa patience, à l'emploi de sergent dans sa compagnie, vint faire des recrues à Madrid. Il alla demander un logement dans un cabaret. On lui dit qu'il y avait à la vérité des chambres vides, mais qu'on ne pouvait lui en donner aucune, parce qu'il revenait toutes les nuits dans la maison un esprit qui maltraitait fort les étrangers, quand ils avaient la témérité d'y vouloir coucher. Cette nouvelle ne rebuta point le sergent. «Que l'on me mette, dit-il, dans la chambre qu'on voudra: donnez-moi de la lumière, du vin, une pipe et du tabac, et soyez sans inquiétude sur le reste: les esprits ont de la considération pour les gens de guerre qui ont blanchi sous le harnais.»

«On mena le sergent dans une chambre, puisqu'il paraissait si résolu, et on lui porta tout ce qu'il avait demandé. Il se mit à boire et à fumer. Il était déjà plus de minuit, que l'esprit n'avait point encore troublé le profond silence qui régnait dans la maison: on eût dit qu'effectivement il respectait ce nouvel hôte; mais entre une heure et deux le grivois entendit tout à coup un bruit horrible, comme de ferrailles, et vit bientôt entrer dans sa chambre un fantôme épouvantable, vêtu de drap noir, et tout entortillé de chaînes de fer. Notre fumeur ne fut pas autrement ému de cette apparition: il tira son épée, s'avança vers l'esprit, et lui en déchargea du plat sur la tête un assez rude coup.

«Le fantôme, peu accoutumé à trouver des hôtes si hardis, fit un cri, et, remarquant que le soldat se préparait à recommencer, il se prosterna très-humblement devant lui, en disant: «De grâce, seigneur sergent, ne m'en donnez pas davantage: ayez pitié d'un pauvre diable qui se jette à vos pieds pour implorer votre clémence; je vous en conjure par saint Jacques, qui était comme vous un grand spadassin.—Si tu veux conserver ta vie, répondit le soldat, il faut que tu me dises qui tu es, et que tu me parles sans déguisement, ou bien je vais te fendre en deux, comme les chevaliers du temps passé fendaient les géants qu'ils rencontraient.» A ces mots, l'esprit, voyant à qui il avait affaire, prit le parti d'avouer tout.

«Je suis, dit-il au sergent, le maître garçon de ce cabaret: je m'appelle Guillaume; j'aime Juanilla, qui est la fille unique du logis, et je ne lui déplais pas; mais comme son père et sa mère ont en vue une alliance plus relevée que la mienne, pour les obliger à me choisir pour gendre, nous sommes convenus, la petite fille et moi, que je ferais toutes les nuits le personnage que je fais; je m'enveloppe le corps d'un long manteau noir, et je me pends au cou une chaîne de tourne-broche, avec laquelle je cours toute la maison, depuis la cave jusqu'au grenier, en faisant tout le bruit que vous avez entendu. Quand je suis à la porte de la chambre du maître et de la maîtresse, je m'arrête et m'écrie: N'espérez pas que je vous laisse en repos que vous n'ayez marié Juanilla avec votre maître garçon.

«Après avoir prononcé ces paroles d'une voix que j'affecte grosse et cassée, je continue mon carillon, et j'entre ensuite par une fenêtre dans un cabinet où Juanilla couche seule, et je lui rends compte de ce que j'ai fait. Seigneur sergent, continua Guillaume, vous jugez bien que je vous dis la vérité: je sais qu'après cet aveu vous pouvez me perdre, en apprenant à mon maître ce qui se passe; mais si vous voulez me servir, au lieu de me rendre ce mauvais office, je vous jure que ma reconnaissance....—Eh! quel service peux-tu attendre de moi? interrompit le soldat.—Vous n'avez, reprit jeune homme, qu'à dire que vous avez vu l'esprit, et qu'il vous a fait si grand peur....—Comment, ventrebleu, grand peur! interrompit encore le grivois; vous voulez que le sergent Annibal Antonio Quebrantador aille dire qu'il a eu peur! J'aimerais mieux que cent mille diables m'eussent....—Cela n'est pas absolument nécessaire, interrompit à son tour Guillaume; et après tout, il m'importe peu de quelle façon vous parliez, pourvu que vous secondiez mon dessein: lorsque j'aurai épousé Juanilla, et que je serai établi, je promets de vous régaler tous les jours pour rien, vous et tous vos amis.—Vous êtes séduisant, monsieur Guillaume, s'écria le grivois; vous me proposez d'appuyer une fourberie; l'affaire ne laisse pas d'être sérieuse; mais vous vous y prenez d'une manière qui m'étourdit sur les conséquences. Allez, continuez de faire du bruit et d'en rendre compte à Juanilla: je me charge du reste.»

«En effet, dès le lendemain matin, le sergent dit à l'hôte et à l'hôtesse: «J'ai vu l'esprit, je l'ai entretenu; il est très-raisonnable. «Je suis, m'a-t-il dit, le bisaïeul du maître de ce cabaret. J'avais une fille que je promis au père du grand-père de son garçon: néanmoins, au mépris de ma foi, je la mariai à un autre, et je mourus peu de temps après: je souffre depuis ce temps-là; je porte la peine de mon parjure, et je ne serai point en repos que quelqu'un de ma race n'ait épousé une personne de la famille de Guillaume: c'est pourquoi je reviens toutes les nuits dans cette maison: cependant j'ai beau dire que l'on marie ensemble Juanilla et le maître garçon, le fils de mon petit-fils fait la sourde oreille, aussi bien que sa femme; mais dites-leur, s'il vous plaît, seigneur sergent, que s'ils ne font au plus tôt ce que je désire, j'en viendrai avec eux aux voies de fait. Je les tourmenterai l'un et l'autre d'une étrange façon.»

«L'hôte est un homme assez simple: il fut ébranlé de ce discours, et l'hôtesse, encore plus faible que son mari, croyant déjà voir le revenant à ses trousses, consentit à ce mariage, qui se fit le jour suivant. Guillaume, peu de temps après, s'établit dans un autre quartier de la ville: le sergent Quebrantador ne manqua pas de le visiter fréquemment, et le nouveau cabaretier, par reconnaissance, lui donna d'abord du vin à discrétion, ce qui plaisait si fort au grivois qu'il menait tous ses amis à ce cabaret; il y faisait même ses enrôlements, et y enivrait la recrue.

«Mais enfin l'hôte se lassa d'abreuver tant de gosiers altérés. Il dit sur cela sa pensée au soldat, qui, sans songer qu'effectivement il passait la convention, fut assez injuste pour traiter Guillaume de petit ingrat. Celui-ci répondit, l'autre répliqua, et la conversation finit par quelques coups de plat d'épée que le cabaretier reçut. Plusieurs passants voulurent prendre le parti du bourgeois; Quebrantador en blessa trois ou quatre, et n'en serait pas demeuré là si tout à coup il n'eut été assailli par une foule d'archers, qui l'arrêtèrent comme un perturbateur du repos public. Ils le conduisirent en prison, où il a déclaré tout ce que je viens de vous dire; et sur sa déposition, la justice s'est aussi emparée de Guillaume. Le beau-père demande que le mariage soit cassé; et le Saint-Office, informé que Guillaume a de bons effets, veut connaître de cette affaire.

—Vive Dieu, dit don Cléofas, la sainte Inquisition est bien alerte! Sitôt qu'elle voit le moindre jour à tirer quelque profit!...—Doucement, interrompit le boiteux; gardez-vous bien de vous lâcher contre ce tribunal: il a des espions partout; on lui rapporte jusqu'à des choses qui n'ont jamais été dites; je n'ose en parler moi-même qu'en tremblant.

«Au-dessus de l'infortuné Guillaume, dans la première chambre à gauche, il y a deux hommes dignes de votre pitié: l'un est un jeune valet de chambre que la femme de son maître traitait en particulier comme un amant. Un jour le mari les surprit tous deux. La femme aussitôt se met à crier au secours, et dit que le valet de chambre lui a fait violence. On arrêta ce pauvre malheureux, qui, selon toutes les apparences, sera sacrifié à la réputation de sa maîtresse.

«Le compagnon du valet de chambre, encore moins coupable que lui, est sur le point de perdre aussi la vie: il est écuyer d'une duchesse à qui l'on a volé un gros diamant: on l'accuse de l'avoir pris; il aura demain la question, où il sera tourmenté jusqu'à ce qu'il confesse avoir fait le vol; et toutefois la personne qui en est l'auteur est une femme de chambre favorite, qu'on n'oserait soupçonner.

—Ah! seigneur Asmodée, dit Léandro, rendez, je vous prie, service à cet écuyer: son innocence m'intéresse pour lui; dérobez-le par votre pouvoir aux injustes et cruels supplices qui le menacent: il mérite que...—Vous n'y pensez pas, seigneur écolier, interrompit le diable: pouvez-vous demander que je m'oppose à une action inique, et que j'empêche un innocent de périr? c'est prier un procureur de ne pas ruiner une veuve ou un orphelin.

«Oh! s'il vous plaît, ajouta-t-il, n'exigez pas de moi que je fasse quelque chose qui soit contraire à mes intérêts, à moins que vous n'en tiriez un avantage considérable. D'ailleurs, quand je voudrais délivrer ce prisonnier, le pourrais-je?—Comment donc, répliqua Zambullo, est-ce que vous n'avez pas la puissance d'enlever un homme de la prison?—Non certainement, répartit le boiteux. Si vous aviez lu l'Enchiridion ou Albert le Grand, vous sauriez que je ne puis, non plus que mes confrères, mettre un prisonnier en liberté. Moi-même, si j'avais le malheur d'être entre les griffes de la justice, je ne pourrais m'en tirer qu'en finançant.

«Dans la chambre prochaine, du même côté, loge un chirurgien convaincu d'avoir, par jalousie, fait à sa femme une saignée comme celle de Sénèque: il a eu aujourd'hui la question, et, après avoir confessé le crime dont on l'accusait, il a déclaré que depuis dix ans il s'est servi d'un moyen assez nouveau pour se faire des pratiques. Il blessait la nuit les passants avec une bayonnette, et se sauvait chez lui par une petite porte de derrière; cependant le blessé poussait des cris qui attiraient les voisins à son secours: le chirurgien y accourait lui-même comme les autres; et trouvant un homme noyé dans son sang, il le faisait porter dans sa boutique, où il le pansait de la même main dont il l'avait frappé.

«Quoique ce chirurgien cruel ait fait cette déclaration et qu'il mérite mille morts, il ne laisse pas de se flatter qu'on lui fera grâce; et c'est ce qui pourra fort bien arriver, parce qu'il est parent de madame la remueuse de l'Infant; outre cela, je vous dirai qu'il a chez lui une eau merveilleuse, que lui seul sait composer, une eau qui a la vertu de blanchir la peau, et de faire d'un visage décrépit une face enfantine; et cette eau incomparable sert de fontaine de jouvence à trois dames du palais, qui se sont jointes ensemble pour le sauver. Il compte si fort sur leur crédit, ou, si vous voulez, sur son eau, qu'il s'est endormi tranquillement, dans l'espérance qu'à son réveil il recevra l'agréable nouvelle de son élargissement.

—J'aperçois sur un grabat dans la même chambre, dit l'écolier, un autre homme qui dort, ce me semble, aussi d'un sommeil paisible: il faut que son affaire ne soit pas bien mauvaise.—Elle est fort délicate, répondit le démon. Ce cavalier est un gentilhomme biscaïen qui s'est enrichi d'un coup d'escopète, et voici comment: Il y a quinze jours que, chassant dans une forêt avec son frère aîné, qui jouissait d'un revenu considérable, il le tua, par malheur, en tirant sur des perdreaux.—L'heureux quiproquo pour un cadet! s'écria don Cléofas en riant.—Oui, reprit Asmodée; mais les collatéraux, qui voudraient bien s'approprier la succession du défunt, poursuivent en justice son meurtrier, qu'ils accusent d'avoir fait le coup pour devenir unique héritier de sa famille. Il s'est de lui-même constitué prisonnier, et il paraît si affligé de la mort de son frère, qu'on ne saurait s'imaginer qu'il ait eu intention de lui ôter la vie.—Et n'a-t-il effectivement rien à se reprocher là-dessus que son peu d'adresse? répliqua Léandro.—Non, répartit le boiteux; il n'a pas eu une mauvaise volonté; mais lorsqu'un fils aîné possède tout le bien d'une maison, je ne lui conseille pas de chasser avec son cadet.

«Examinez bien ces deux adolescents, qui, dans un petit réduit auprès du gentilhomme de Biscaïe, s'entretiennent aussi gaiement que s'ils étaient en liberté. Ce sont deux véritables picaros. Il y en a principalement un qui pourra donner quelque jour au public un détail de ses espiégleries; c'est un nouveau Guzmann d'Alfarache; c'est celui qui a un pourpoint de velours brun et un plumet à son chapeau.

«Il n'y a pas trois mois qu'il était dans cette ville page du comte d'Onate, et il serait encore au service de ce seigneur sans une fourberie qui est la cause de sa prison, et que je veux vous conter.

«Ce garçon, nommé Domingo, reçut un jour, chez le comte, cent coups de fouet, que l'écuyer de salle, autrement le gouverneur des pages, lui fit rudement appliquer, pour certain tour d'habileté qui le méritait. Il eut longtemps sur le cœur cette petite correction-là, et il résolut de s'en venger. Il avait remarqué plus d'une fois que le seigneur don Côme, c'est le nom de l'écuyer, se lavait les mains avec de l'eau de fleur d'orange, et se frottait le corps avec des pâtes d'œillets et de jasmin; qu'il avait plus de soin de sa personne qu'une vieille coquette, et qu'enfin c'était un de ces fats qui s'imaginent qu'une femme ne saurait les voir sans les aimer. Cette remarque lui fournit une idée de vengeance, qu'il communiqua à une jeune soubrette de son voisinage, de laquelle il avait besoin pour l'exécution de son projet, et dont il était tellement ami, qu'il ne pouvait le devenir davantage.

«Cette suivante, appelée Floretta, pour avoir la liberté de lui parler plus aisément, le faisait passer pour son cousin dans la maison de dona Luziana sa maîtresse, dont le père était alors absent. Le malin Domingo, après avoir instruit sa fausse parente de ce qu'elle avait à faire, entra un matin dans la chambre de don Côme, où il trouva cet écuyer qui essayait un habit neuf, se regardait avec complaisance dans un miroir, et paraissait charmé de sa figure. Le page fit semblant d'admirer ce Narcisse, et lui dit avec un feint transport: «En vérité, seigneur don Côme, vous avez la mine d'un prince. Je vois tous les jours des grands superbement vêtus; cependant, malgré leurs riches habits, ils n'ont pas votre prestance. Je ne sais, ajouta-t-il, si, étant votre serviteur autant que je le suis, je vous considère avec des yeux trop prévenus en votre faveur: mais, franchement, je ne vois point à la cour de cavalier que vous n'effaciez.»

«L'écuyer sourit à ce discours, qui flattait agréablement sa vanité, et répondit en faisant l'aimable: «Tu me flattes, mon ami, ou bien il faut en effet que tu m'aimes, et que ton amitié me prête des grâces que la nature m'a refusées.—Je ne le crois pas, répliqua le flatteur; car il n'y a personne qui ne parle de vous aussi avantageusement que moi. Je voudrais que vous eussiez entendu ce que me disait encore hier une de mes cousines, qui sert une fille de qualité.»

«Don Côme ne manqua pas de demander ce que cette cousine avait dit. «Comment! reprit le page; elle s'étendit sur la richesse de votre taille, sur l'agrément qu'on voit répandu dans toute votre personne; et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle me dit confidemment que dona Luziana, sa maîtresse, prenait plaisir à vous regarder au travers de sa jalousie, toutes les fois que vous passiez devant sa maison.

«—Qui peut être cette dame, dit l'écuyer, et où demeure-t-elle?—Quoi! répondit Domingo, vous ne savez pas que c'est la fille unique du mestre de camp don Fernando, notre voisin?—Ah! je suis à présent au fait, reprit don Côme. Je me souviens d'avoir ouï vanter le bien et la beauté de cette Luziana; c'est un excellent parti. Mais serait-il possible que je me fusse attiré son attention?—N'en doutez pas, répartit le page; ma cousine me l'a dit: quoique soubrette, ce n'est point une menteuse, et je vous réponds d'elle comme de moi-même.—Cela étant, dit l'écuyer, il me prend envie d'avoir une conversation particulière avec ta parente, de la mettre dans mes intérêts par quelques petits présents, suivant l'usage; et si elle me conseille de rendre des soins à sa maîtresse, je tenterai la fortune. Pourquoi non? Je conviens qu'il y a de la distance de mon rang à celui de don Fernando; mais je suis gentilhomme une fois, et je possède cinq cents bons ducats de rente. Il se fait tous les jours des mariages plus extravagants que celui-là.»

«Le page fortifia son gouverneur dans sa résolution, et lui ménagea une entrevue avec la cousine, qui, trouvant l'écuyer disposé à tout croire, l'assura que sa maîtresse avait du goût pour lui. «Elle m'a souvent interrogée sur votre chapitre, lui dit-elle, et ce que je lui ai répondu là-dessus ne doit pas vous avoir nui. Enfin, seigneur écuyer, vous pouvez vous flatter justement que dona Luziana vous aime en secret. Faites-lui hardiment connaître vos légitimes intentions: montrez-lui que vous êtes le cavalier de Madrid le plus galant, comme vous en êtes le plus beau et le mieux fait: donnez-lui surtout des sérénades, rien ne lui sera plus agréable; de mon côté, je lui ferai bien valoir vos galanteries, et j'espère que mes bons offices ne vous seront pas inutiles.» Don Côme, transporté de joie de voir la soubrette entrer si chaudement dans ses intérêts, l'accabla d'embrassades, et lui mettant au doigt une bague de peu de valeur qu'il avait apportée exprès pour lui en faire présent: «Ma chère Floretta, lui dit-il, je ne vous donne ce diamant que pour faire connaissance avec vous: j'ai dessein de reconnaître par une plus solide récompense les services que vous me rendrez.»

«On ne saurait être plus satisfait qu'il le fut de son entretien avec la suivante. Aussi, non-seulement il remercia Domingo de le lui avoir procuré, il le gratifia d'une paire de bas de soie et de quelques chemises garnies de dentelles, lui promettant d'ailleurs de ne laisser échapper aucune occasion de lui être utile. Ensuite, le consultant sur ce qu'il avait à faire: «Mon ami, lui dit-il, quel est ton sentiment? me conseilles-tu de débuter par une lettre passionnée et sublime à dona Luziana?—C'est mon avis, répondit le page: faites-lui une déclaration d'amour en haut style; j'ai un pressentiment qu'elle ne le recevra point mal.—Je le crois de même, reprit l'écuyer; je vais à tout hasard commencer par là.» Aussitôt il se mit à écrire, et après avoir déchiré pour le moins vingt brouillons, il parvint à faire un billet doux auquel il s'arrêta. Il en fit la lecture à Domingo, qui, l'ayant écouté avec des gestes d'admiration, se chargea de le porter sur-le-champ à sa cousine. Il était conçu dans ces termes fleuris et recherchés:

Il y a longtemps, charmante Luziana, que, sur la foi de la renommée qui publie partout vos perfections, je me suis laissé enflammer d'un ardent amour pour vous. Néanmoins, malgré les feux dont je suis la proie, je n'ai osé hasarder aucun acte de galanterie, mais comme il m'est revenu que vous daignez arrêter vos regards sur moi quand je passe devant la jalousie qui dérobe aux yeux des hommes votre beauté céleste, et même que, par une influence de votre astre très-heureuse pour moi, vous inclinez à me vouloir du bien, je prends la liberté de vous demander la permission de me consacrer à votre service. Si je suis assez fortuné pour l'obtenir, je renonce à toutes les dames passées, présentes et à venir.

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