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Le diable boiteux, tome I

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Don Come de la Higuera.

«Le page et la suivante ne manquèrent pas de s'égayer aux dépens du seigneur don Côme, et de se divertir de sa lettre. Ils n'en demeurèrent pas là: ils composèrent à frais communs un billet tendre, que la femme de chambre écrivit de sa main, et que Domingo rendit le jour suivant à l'écuyer, comme une réponse de dona Luziana. Il contenait ces paroles:

J'ignore qui peut vous avoir si bien instruit de mes sentiments secrets. C'est une trahison que quelqu'un m'a faite; mais je la lui pardonne, puisqu'elle est cause que vous m'apprenez que vous m'aimez. De tous les hommes que je vois passer dans ma rue, vous êtes celui que je prends le plus de plaisir à regarder, et je veux bien que vous soyez mon amant. Peut-être ne devrais-je pas le vouloir, et encore moins vous le dire. Si c'est une faute que je fais, votre mérite me rend excusable.

Dona Luziana.

«Quoique cette réponse fût un peu trop vive pour la fille d'un mestre de camp, car les auteurs n'y avaient pas regardé de si près, le présomptueux don Côme ne s'en défia point; il s'estimait assez pour s'imaginer qu'une dame pouvait oublier pour lui les bienséances. «Ah! Domingo, s'écria-t-il d'un air triomphant, après avoir lu à haute voix la lettre supposée, tu vois, mon ami, si la voisine en tient: je serai bientôt gendre de don Fernand, ou je ne suis pas don Côme de la Higuera.

«—Il n'en faut pas douter, dit le bourreau de confident; vous avez fait sur sa fille une furieuse impression. Mais à propos, ajouta-t-il, je me souviens que ma parente m'a bien recommandé de vous dire que dès demain, tout au plus tard, il était nécessaire que vous donnassiez une sérénade à sa maîtresse, pour achever de la rendre folle de votre seigneurie.—Je le veux bien, dit l'écuyer. Tu peux assurer ta cousine que je suivrai son conseil, et que demain, sans faute, elle entendra dans sa rue, au milieu de la nuit, un des plus galants concerts qu'on ait jamais entendus à Madrid.» En effet, il alla trouver un habile musicien, et après lui avoir communiqué son projet, il le chargea du soin de l'exécution.

«Tandis qu'il était occupé de sa sérénade, Floretta, que le page avait prévenue, voyant sa maîtresse en bonne humeur, lui dit: «Madame, je vous apprête un agréable divertissement.» Luziana lui demanda ce que c'était. «Oh! vraiment, reprit la soubrette en riant comme une folle, il y a bien des affaires. Un original, nommé don Côme, gouverneur des pages du comte d'Onate, s'est avisé de vous choisir pour la dame souveraine de ses pensées, et doit demain au soir, afin que vous n'en ignoriez, vous régaler d'un admirable concert de voix et d'instruments.» Dona Luziana, qui naturellement était fort gaie, et qui d'ailleurs croyait les galanteries de l'écuyer sans conséquence pour elle, bien loin de prendre son sérieux, se fit par avance un plaisir d'entendre sa sérénade. Ainsi cette dame, sans le savoir, aidait à confirmer don Côme dans une erreur dont elle se serait fort offensée, si elle l'eût connue.

«Enfin, la nuit du jour suivant, il parut devant le balcon de Luziana deux carrosses, d'où sortirent le galant écuyer et son confident, accompagnés de six hommes, tant chanteurs que joueurs d'instruments, qui commencèrent leur concert. Il dura fort longtemps. Ils jouèrent un grand nombre d'airs nouveaux, et chantèrent plusieurs couplets de chansons, qui roulaient tous sur le pouvoir que l'amour a d'unir des amants d'une inégale condition; et à chaque couplet, dont la fille du mestre de camp se faisait l'application, elle riait de tout son cœur.

«Lorsque la sérénade fut finie, don Côme renvoya les musiciens chez eux, dans les mêmes carrosses qui les avaient amenés, et demeura dans la rue avec Domingo, jusqu'à ce que les curieux que la musique avait attirés se furent retirés. Après quoi il s'approcha du balcon, d'où bientôt la suivante, avec la permission de sa maîtresse, lui dit par une petite fenêtre de la jalousie: «Est-ce vous, seigneur don Côme?—Qui me fait cette question? répondit-il d'une voix doucereuse.—C'est, répliqua la soubrette, dona Luziana qui souhaite de savoir si le concert que nous venons d'entendre est un effet de votre galanterie?—Ce n'est, répartit l'écuyer, qu'un échantillon des fêtes que mon amour prépare à cette merveille de nos jours, si elle veut bien les recevoir d'un amant sacrifié sur l'autel de sa beauté.»

«A cette expression figurée, la dame n'eut pas peu d'envie de rire; elle se retint toutefois, et, se mettant à la petite fenêtre, elle dit à l'écuyer, le plus sérieusement qu'il lui fut possible: «Seigneur don Côme, il paraît bien que vous n'êtes pas un galant novice: c'est de vous que les cavaliers amoureux doivent apprendre à servir leurs maîtresses. Je suis très-contente de votre sérénade, et je vous en tiendrai compte: mais, ajouta-t-elle, retirez-vous: on peut nous écouter; une autre fois nous aurons un plus long entretien.» En achevant ces mots elle ferma la fenêtre, laissant l'écuyer dans la rue, fort satisfait de la faveur qu'elle venait de lui faire, et le page bien étonné de la voir jouer un rôle dans cette comédie.

«Cette petite fête, en y comprenant les carrosses et la prodigieuse quantité de vin bu par les musiciens, coûta cent ducats à don Côme; et deux jours après son confident l'engagea dans une nouvelle dépense; voici de quelle manière: ayant appris que Floretta devait, la nuit de la Saint-Jean, nuit si célébrée dans cette ville, aller avec d'autres filles de son espèce à la fiesta del sotillo[9], entreprit de leur donner un déjeuner magnifique aux dépens de l'écuyer.

[9] Sorte de danse particulière aux Espagnols.

«Seigneur don Côme, lui dit-il la veille de la Saint-Jean, vous savez quelle fête c'est demain. Je vous avertis que dona Luziana se propose d'être à la pointe du jour sur les bords du Mançanarez pour voir le sotillo; je crois qu'il n'est pas besoin d'en dire davantage au coriphée des cavaliers galants: vous n'êtes pas homme à négliger une si belle occasion; je suis persuadé que votre dame et sa compagnie seront demain bien régalées.—C'est de quoi je puis te répondre, lui dit son gouverneur; je te rends grâce de l'avis: tu verras si je sais prendre la balle au bond.» Effectivement, le lendemain de grand matin, quatre valets de l'hôtel, conduits par Domingo, et chargés de toutes sortes de viandes froides, accommodées de différentes façons, avec une infinité de petits pains et de bouteilles de vins délicieux, arrivèrent sur le rivage du Mançanarez, où Floretta et ses compagnes dansaient comme des nymphes au lever de l'aurore.

«Elles n'eurent pas peu de joie quand le page vint interrompre leurs danses légères pour leur offrir un solide déjeuner de la part du seigneur don Côme. Elles s'assirent aussitôt sur l'herbe, et commencèrent à faire honneur au festin, en riant sans modération de la dupe qui le donnait; car la charitable cousine de Domingo n'avait pas manqué de les mettre au fait.

«Comme elles étaient toutes en train de se réjouir, on vit paraître l'écuyer, monté sur une haquenée des écuries du comte, et richement vêtu. Il vint joindre son confident et saluer la compagnie, qui, s'étant levée pour le recevoir plus poliment, le remercia de sa générosité. Il cherchait des yeux parmi les filles dona Luziana, pour lui adresser la parole, et lui débiter un beau compliment qu'il avait composé en chemin; mais Floretta, le tirant à part, lui dit qu'une indisposition avait empêché sa maîtresse de se trouver à la fête. Don Côme se montra très-sensible à cette nouvelle, et demanda quel mal avait sa chère Luziana. «Elle est fort enrhumée, répondit la soubrette, et cela pour avoir passé sans voile sur son balcon presque toute la nuit de votre sérénade à me parler de vous.» L'écuyer, consolé d'un accident qui venait d'une si belle cause, pria la suivante de lui continuer ses bons offices auprès de sa maîtresse, et regagna son hôtel, en s'applaudissant de plus en plus de sa bonne fortune.

«Dans ce temps-là, don Côme reçut une lettre de change, et toucha mille écus d'or qu'on lui envoyait d'Andalousie, pour sa part de la succession d'un de ses oncles mort à Séville. Il compta cette somme, et la mit dans un coffre en présence de Domingo, qui fut fort attentif à cette action, et si violemment tenté de s'approprier ces beaux écus d'or, qu'il résolut de les emporter en Portugal. Il fit confidence de sa tentation à Floretta, et lui proposa même d'être du voyage. Quoique la proposition méritât bien d'être pesée, la soubrette, aussi friponne que le page, l'accepta sans balancer. Enfin une nuit, tandis que l'écuyer, enfermé dans un cabinet, s'occupait à composer une lettre emphatique pour sa maîtresse, Domingo trouva moyen d'ouvrir le coffre où étaient les écus d'or: il les prit, gagna promptement la rue avec sa proie, et s'étant rendu sous le balcon de Luziana, il se mit à contrefaire un chat qui miaule. La suivante, à ce signal, dont ils étaient convenus tous deux, ne le fit pas longtemps attendre; et, prête à le suivre partout, elle sortit avec lui de Madrid.

«Ils comptaient bien qu'ils auraient le temps d'arriver en Portugal avant qu'on pût les atteindre, si on les poursuivait; mais, par malheur pour eux, don Côme, dès la nuit même, s'étant aperçu du larcin et de la fuite de son confident, eut aussitôt recours à la justice, qui dispersa de toutes parts ses limiers pour découvrir le voleur. On l'attrapa près de Zebreros avec sa nymphe. On les ramena l'un et l'autre; la soubrette a été renfermée aux Repenties, et Domingo dans cette prison.

—Apparemment, dit don Cléofas, que l'écuyer n'a pas perdu ses écus d'or; ils lui auront sans doute été rendus.—Oh! que non, répondit le diable: ce sont les pièces qui prouvent le vol; la justice ne s'en dessaisira point; et don Côme, dont l'histoire s'est répandue dans la ville, demeure volé, et raillé de tout le monde.

«Domingo et cet autre prisonnier qui joue avec lui, continua le boiteux, ont pour voisin un jeune Castillan qui a été arrêté pour avoir, en présence de bons témoins, donné un soufflet à son père.—O ciel! s'écria Léandro, que m'apprenez-vous? Quelque mauvais que soit un fils, peut-il lever la main sur son père?—Oh qu'oui, dit le démon; cela n'est pas sans exemple, et je veux vous en citer un assez remarquable. Sous le règne de don Pèdre I, surnommé le Juste et le Cruel, huitième roi de Portugal, un garçon de vingt ans fut mis entre les mains de la justice pour le même fait. Don Pèdre, surpris comme vous de la nouveauté du cas, voulut interroger la mère du coupable, et il s'y prit si adroitement, qu'il lui fit avouer qu'elle avait eu cet enfant d'une discrète Révérence. Si les juges du castillan interrogeaient aussi sa mère avec la même adresse, ils pourraient en arracher un pareil aveu.

«Descendons de l'œil dans un grand cachot au-dessous de ces trois prisonniers que je viens de vous montrer, et considérons ce qui s'y passe. Y voyez-vous ces trois malheureux? Ce sont des voleurs de grands chemins. Les voilà qui vont se sauver; on leur a fait tenir une lime sourde dans un pain, et ils ont déjà limé un gros barreau d'une fenêtre, par où ils peuvent se couler dans une cour qui les conduira dans la rue. Il y a plus de dix mois qu'ils sont en prison, et il y en a plus de huit qu'ils devraient avoir reçu la récompense publique qui est due à leurs exploits; mais, grâce à la lenteur de la justice, ils vont encore massacrer des voyageurs.

«Suivez-moi dans cette salle basse où vous apercevez vingt ou trente hommes couchés sur la paille: ce sont des filous, des gens de toutes sortes de mauvais commerces. En remarquez-vous cinq ou six qui houspillent une espèce de manœuvre qui a été emprisonné aujourd'hui pour avoir blessé un archer d'un coup de pierre?—Pourquoi ces prisonniers battent-ils ce manœuvre? dit Zambullo.—C'est, répondit Asmodée, parce qu'il n'a pas encore payé sa bienvenue. Mais, ajouta-t-il, laissons là tous ces misérables: éloignons-nous même de cet horrible lieu; allons ailleurs arrêter nos regards sur des objets plus réjouissants.»


CHAPITRE VIII

Asmodée montre à don Cléofas plusieurs personnes et lui révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée.

Ils laissèrent là les prisonniers, et s'envolèrent dans un autre quartier. Ils firent une pause sur un grand hôtel, où le démon dit à l'écolier: «Il me prend envie de vous apprendre ce qu'ont fait aujourd'hui toutes ces personnes qui demeurent aux environs de cet hôtel; cela pourra vous divertir.—Je n'en doute pas, répondit Léandro. Commencez, je vous prie, par ce capitaine qui se botte: il faut qu'il ait quelque affaire de conséquence qui l'appelle loin d'ici.—C'est, répartit le boiteux, un capitaine prêt à sortir de Madrid. Ses chevaux l'attendent dans la rue; il va partir pour la Catalogne, où son régiment est commandé.

«Comme il n'avait point d'argent, il s'adressa hier à un usurier: «Seigneur Sanguisuela, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me prêter mille ducats?—Seigneur capitaine, répondit l'usurier d'un air doux et benin, je ne les ai pas; mais je me fais fort de trouver un homme qui vous les prêtera, c'est-à-dire qui vous en donnera quatre cents comptant; vous ferez votre billet de mille, et sur lesdits quatre cents que vous recevrez, j'en toucherai, s'il vous plaît, soixante pour le droit de courtage. L'argent est si rare aujourd'hui!...—Quelle usure, interrompit brusquement l'officier! demander six cent soixante ducats pour trois cent quarante! quelle friponnerie! il faudrait pendre des hommes si durs.

«—Point d'emportement, Seigneur capitaine, reprit d'un grand sang-froid l'usurier: voyez ailleurs. De quoi vous plaignez-vous? est-ce que je vous force à recevoir les trois cent quarante ducats? il vous est libre de les prendre ou de les refuser.» Le capitaine, n'ayant rien à répliquer à ce discours, se retira; mais, après avoir fait réflexion qu'il fallait partir, que le temps pressait, et qu'enfin il ne pouvait se passer d'argent, il est retourné ce matin chez l'usurier, qu'il a rencontré à sa porte en manteau noir, en rabat et en cheveux courts, avec un gros chapelet garni de médailles. «Je reviens à vous, seigneur Sanguisuela, lui a-t-il dit; j'accepte vos trois cent quarante ducats; la nécessité où je suis d'avoir de l'argent m'oblige à les prendre.—Je vais à la messe, a répondu gravement l'usurier; à mon retour, venez, je vous compterai la somme.—Hé, non, non, répliqua le capitaine; rentrez chez vous, de grâce; cela sera fait dans un moment: expédiez-moi tout à l'heure; je suis fort pressé.

«—Je ne le puis, répart Sanguisuela; j'ai coutume d'entendre la messe tous les jours avant que je commence aucune affaire; c'est une règle que je me suis faite, et que je veux observer religieusement toute ma vie.»

«Quelque impatience qu'eût l'officier de toucher son argent, il lui a fallu céder à la règle du pieux Sanguisuela: il s'est armé de patience, et même, comme s'il eût craint que les ducats ne lui échappassent, il a suivi l'usurier à l'église. Il a entendu la messe avec lui; après cela, il se préparait à sortir; mais Sanguisuela, s'approchant de son oreille, lui a dit: «Un des plus habiles prédicateurs de Madrid va prêcher; je ne veux pas perdre son sermon.»

Le capitaine, à qui le temps de la messe n'avait déjà que trop duré, a été au désespoir de ce nouveau retardement: il est pourtant encore demeuré dans l'église. Le prédicateur paraît, et prêche contre l'usure. L'officier en est ravi, et, observant le visage de l'usurier, dit en lui-même: «Si ce juif pouvait se laisser toucher! S'il me donnait seulement six cents ducats, je partirais content de lui.» Enfin le sermon finit; l'usurier sort. Le capitaine le joint, et lui dit: « Hé bien, que pensez-vous de ce prédicateur? Ne trouvez-vous pas qu'il a prêche avec beaucoup de force? Pour moi, j'en suis tout ému.—J'en porte même jugement que vous, répond l'usurier; il a parfaitement traité sa matière; c'est un savant homme; il a fort bien fait son métier: allons-nous-en faire le nôtre.»

—Hé! qui sont ces deux femmes qui sont couchées ensemble, et qui font de si grands éclats de rire? s'écria don Cléofas; elles me paraissent bien gaillardes.—Ce sont, répondit le diable, deux sœurs qui ont fait enterrer leur père ce matin. C'était un homme bourru, et qui avait tant d'aversion pour le mariage, ou plutôt tant de répugnance à établir ses filles, qu'il n'a jamais voulu les marier, quelques partis avantageux qui se soient présentés pour elles. Le caractère du défunt était tout à l'heure le sujet de leur entretien. «Il est mort enfin, disait l'aînée; il est mort, ce père dénaturé, qui se faisait un plaisir barbare de nous voir filles; il ne s'opposera plus à nos vœux.

«—Pour moi, ma sœur, a dit la cadette, j'aime le solide; je veux un homme riche, fût-il d'ailleurs une bête, et le gros don Blanco sera mon fait.—Doucement, ma sœur, a répliqué l'aînée; nous aurons pour époux ceux qui nous sont destinés; car nos mariages sont écrits dans le ciel.—Tant pis, vraiment! a réparti la cadette; j'ai bien peur que mon père n'en déchire la feuille.» L'aînée n'a pu s'empêcher de rire de cette saillie, et elles en rient encore toutes deux.

«Dans la maison qui suit celle des deux sœurs, est logée en chambre garnie une aventurière aragonaise. Je la vois qui se mire dans une glace, au lieu de se coucher: elle félicite ses charmes sur une conquête importante qu'ils ont faite aujourd'hui: elle étudie des mines, et elle en a découvert une nouvelle qui fera demain un grand effet sur son amant. Elle ne peut trop s'appliquer à le ménager; c'est un sujet qui promet beaucoup: aussi a-t-elle dit tantôt à un de ses créanciers qui lui est venu demander de l'argent: «Attendez, mon ami, revenez dans quelques jours; je suis en terme d'accommodement avec un des principaux personnages de la douane.»

—Il n'est pas besoin, dit Léandro, que je vous demande ce qu'a fait certain cavalier qui se présente à ma vue; il faut qu'il ait passé la journée entière à écrire des lettres. Quelle quantité j'en vois sur sa table!—Ce qu'il y a de plaisant, répondit le démon, c'est que toutes ces lettres ne contiennent que la même chose. Ce cavalier écrit à tous ses amis absents: il leur mande une aventure qui lui est arrivée cet après-midi; il aime une veuve de trente ans, belle et prude: il lui rend des soins qu'elle ne dédaigne pas; il propose de l'épouser; elle accepte la proposition. Pendant qu'on fait les préparatifs des noces, il a la liberté de l'aller voir chez elle: il y a été cette après-dînée; et comme par hasard il ne s'est trouvé personne pour l'annoncer, il est entré dans l'appartement de la dame, qu'il a surprise dans un galant déshabillé, ou, pour mieux dire, presque nue sur un lit de repos. Elle dormait d'un profond sommeil. Il s'approche doucement d'elle pour profiter de l'occasion; il lui dérobe un baiser; elle se réveille et s'écrie en soupirant tendrement: «Encore! ah! je t'en prie, Ambroise, laisse-moi en repos!» Le cavalier, en galant homme, a pris son parti sur-le-champ: il a renoncé à la veuve; il est sorti de l'appartement; il a rencontré Ambroise à la porte: «Ambroise, lui a-t-il dit, n'entrez pas; votre maîtresse vous prie de la laisser en repos.»

«A deux maisons au-delà de ce cavalier, je découvre dans un petit corps-de-logis un original de mari qui s'endort tranquillement aux reproches que sa femme lui fait d'avoir passé la journée entière hors de chez lui. Elle serait encore plus irritée si elle savait à quoi il s'est amusé.—Il aura sans doute été occupé de quelque aventure galante, dit Zambullo.—Vous y êtes, reprit Asmodée; je vais vous la détailler.

«L'homme dont il s'agit est un bourgeois nommé Patrice; c'est un de ces maris libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni femmes ni enfants: il a pourtant une jeune épouse aimable et vertueuse, deux filles et un fils, tous trois encore dans leur enfance. Il est sorti ce matin de sa maison, sans s'informer s'il y avait du pain pour sa famille, qui en manque quelquefois. Il a passé par la grande place, où les apprêts du combat des taureaux qui s'est fait aujourd'hui l'ont arrêté. Les échafauds étaient déjà dressés tout autour, et déjà les personnes les plus curieuses commençaient à s'y placer.

«Pendant qu'il les considérait les uns et les autres, il aperçoit une dame bien faite et proprement vêtue, qui laissait voir en descendant d'un échafaud une belle jambe bien tournée, couverte d'un bas de soie couleur de rose, avec une jarretière d'argent: il n'en a pas fallu davantage pour mettre notre faible bourgeois hors de lui-même. Il s'est avancé vers la dame, qu'accompagnait une autre qui faisait assez connaître par son air qu'elles étaient toutes deux des aventurières: «Mesdames, leur a-t-il dit, si je puis vous être bon à quelque chose, vous n'avez qu'à parler, vous me trouverez disposé à vous servir.—Seigneur cavalier, a répondu la nymphe au bas couleur de rose, votre offre n'est pas à rejeter: nous avions déjà pris nos places; mais nous venons de les quitter pour aller déjeuner: nous avons eu l'imprudence de sortir ce matin de chez nous sans prendre notre chocolat; puisque vous êtes assez galant pour nous offrir vos services, conduisez-nous, s'il vous plaît, à quelque endroit où nous puissions manger un morceau; mais que ce soit dans un lieu retiré: vous savez que les filles ne peuvent avoir trop de soin de leur réputation.»

«A ces mots, Patrice, devenant plus honnête et plus poli que la nécessité, mène ces princesses à une taverne de faubourg, où il demande à déjeuner. «Que voulez-vous? lui dit l'hôte. J'ai de reste d'un grand festin qui s'est donné hier chez moi des poulets de grain, des perdreaux de Léon, des pigeonneaux de la Castille vieille, et plus de la moitié d'un jambon d'Estramadure.—En voilà plus qu'il ne nous en faut, dit le conducteur des vestales. Mesdames, vous n'avez qu'à choisir: que souhaitez-vous?—Ce qu'il vous plaira, répondent-elles; nous n'avons point d'autre goût que le vôtre.» Là-dessus le bourgeois commande qu'on serve deux perdreaux et deux poulets froids, et qu'on lui donne une chambre particulière, attendu qu'il est avec des dames très-délicates sur les bienséances.

«On le fait entrer lui et sa compagnie dans un cabinet écarté, où un moment après on leur apporte le plat ordonné, avec du pain et du vin. Nos Lucrèces, comme dames de haut appétit, se jettent avidement sur les viandes, tandis que le benêt qui devait payer l'écot s'amuse à contempler sa Luisita: c'est le nom de la beauté dont il était épris; il admire ses blanches mains, où brillait une grosse bague qu'elle a gagnée en la courant; il lui prodigue les noms d'étoile et de soleil, et ne saurait manger, tant il est aise d'avoir fait une si bonne rencontre. Il demande à sa déesse si elle est mariée: elle répond que non, mais qu'elle est sous la conduite d'un frère: si elle eût ajouté «du côté d'Adam», elle aurait dit la vérité.

«Cependant les deux harpies, non-seulement dévoraient chacune un poulet, elles buvaient encore à proportion qu'elles mangeaient. Bientôt le vin manque: le galant en va chercher lui-même pour en avoir plus promptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinte, la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais, et, remarquant qu'il n'y a plus de viande, il demande à sa Vénus si elle ne veut rien davantage? «Qu'on nous donne, dit-elle, de ces pigeonneaux dont l'hôte nous a parlé, pourvu qu'ils soient excellents; autrement un morceau de jambon d'Estramadure suffira.» Elle n'a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice qui retourne à la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencent à becqueter; et tandis que le bourgeois est obligé de disparaître une troisième fois pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie aux prisonniers de la poche.

«Après le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir, l'amoureux Patrice a pressé Luisita de lui donner les marques qu'il attendait de sa reconnaissance; la dame a refusé de contenter ses désirs; mais elle l'a flatté de quelque espérance, en lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce n'était pas dans un cabaret qu'elle voulait reconnaître le plaisir qu'il lui avait fait: puis, entendant sonner une heure après midi, elle a pris un air inquiet, et dit à sa compagne: «Ah! ma chère Jacinte, que nous sommes malheureuses! nous ne trouverons plus de places pour voir les taureaux.

«—Pardonnez-moi, a répondu Jacinte; ce cavalier n'a qu'à nous remener où il nous a si poliment abordées, et ne vous mettez pas en peine du reste.»

«Avant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hôte, qui a fait monter la dépense à cinquante réales. Le bourgeois a mis la main à la bourse; mais, n'y trouvant que trente réales, il a été obligé de laisser en gage pour le reste son rosaire chargé de médailles d'argent; ensuite il a reconduit les aventurières où il les avait prises, et les a placées commodément sur un échafaud dont le maître, qui est de sa connaissance, lui a fait crédit.

«Elles ne sont pas plus tôt assises, qu'elles demandent des rafraîchissements: «Je meurs de soif, s'écrie l'une; le jambon m'a furieusement altérée.—Et moi de même, dit l'autre; je boirais bien de la limonade.» Patrice, qui n'entend que trop ce que cela veut dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs; mais il s'arrête en chemin, et se dit à lui même: «Où vas-tu, insensé? ne semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta bourse ou dans ta maison? tu n'as pas seulement un maravedi. Que ferai-je? ajouta-t-il; retourner vers la dame sans lui porter ce qu'elle désire, il n'y a pas d'apparence: d'un autre côté, faut-il que j'abandonne une entreprise si avancée? je ne puis m'y résoudre.»

«Dans cet embarras, il aperçoit parmi les spectateurs un de ses amis, qui lui avait souvent fait des offres de services, que par fierté il n'avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en cette occasion. Il le joint avec empressement et lui emprunte une double pistole, avec quoi reprenant courage, il vole chez un limonadier, d'où il fait porter à ses princesses tant d'eaux glacées, tant de biscuits et de confitures sèches, que le doublon suffit à peine à cette nouvelle dépense.

«Enfin la fête finit avec le jour, et notre homme va conduire sa dame chez elle, dans l'espérance d'en tirer un bon parti. Mais lorsqu'ils sont devant une maison où elle dit qu'elle demeure, il en sort une espèce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui dit avec agitation: «Hé! d'où venez-vous à l'heure qu'il est? il y a deux heures que le seigneur don Gaspard Héridor, votre frère, vous attend en jurant comme un possédé.» Alors la sœur, feignant d'être effrayée, se tourne vers le galant, et lui dit tout bas en lui serrant la main: «Mon frère est un homme d'une violence épouvantable; mais sa colère ne dure pas; tenez-vous dans la rue et ne vous impatientez point: nous allons l'apaiser; et comme il va tous les soirs souper en ville, d'abord qu'il sera sorti, Jacinte viendra vous en avertir, et vous introduira dans la maison.»

«Le bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la main de Luisita, qui lui fait quelques caresses pour le laisser sur la bonne bouche; puis elle entre dans la maison avec Jacinte et la servante. Patrice, demeuré dans la rue, prend patience: il s'assied sur une borne à deux pas de la porte, et passe un temps considérable, sans s'imaginer qu'on puisse avoir dessein de se jouer de lui: il s'étonne seulement de ne pas voir sortir don Gaspard, et craint que ce maudit frère n'aille pas souper en ville.

«Cependant il entend sonner dix, onze heures, minuit: alors il commence à perdre une partie de sa confiance, et à douter de la bonne foi de sa dame. Il s'approche de la porte, il entre et suit à tâtons une allée obscure, au milieu de laquelle il rencontre un escalier: il n'ose monter; mais il écoute attentivement, et son oreille est frappée du concert discordant que peuvent faire ensemble un chien qui aboie, un chat qui miaule, et un enfant qui crie. Il juge enfin qu'on l'a trompé; et ce qui achève de l'en persuader, c'est qu'ayant voulu pousser jusqu'au fond de l'allée, il s'est trouvé dans une autre rue que celle où il a si longtemps fait le pied de grue.

«Il regrette alors son argent, et retourne au logis en maudissant les bas couleur de rose. Il frappe à sa porte: sa femme, le chapelet à la main et les larmes aux yeux, lui vient ouvrir, et lui dit d'un air touchant: «Ah! Patrice, pouvez-vous abandonner ainsi votre maison, et vous soucier si peu de votre épouse et de vos enfants? Qu'avez-vous fait depuis six heures du matin que vous êtes sorti?» Le mari, ne sachant que répondre à ce discours, et d'ailleurs tout honteux d'avoir été la dupe de deux friponnes, s'est déshabillé et mis au lit sans dire un mot. Sa femme, qui est en train de moraliser, lui fait un sermon qui l'endort dans ce moment.

«Jetez la vue, poursuivit Asmodée, sur cette grande maison qui est à côté de celle du cavalier qui écrit à ses amis la rupture de son mariage avec la maîtresse d'Ambroise: n'y remarquez-vous pas une jeune dame couchée dans un lit de satin cramoisi, relevé d'une broderie d'or?—Pardonnez-moi, répondit don Cléofas, j'aperçois une personne endormie, et je vois, ce me semble, un livre sur son chevet.—Justement, reprit le boiteux. Cette dame est une jeune comtesse fort spirituelle, et d'une humeur très-enjouée: elle avait depuis six jours une insomnie qui la fatiguait extrêmement: elle s'est avisée aujourd'hui de faire venir un médecin des plus graves de sa faculté. Il arrive: elle le consulte: il ordonne un remède marqué, dit-il, dans Hippocrate. La dame se met à plaisanter sur son ordonnance. Le médecin, animal hargneux, ne s'est nullement prêté à ses plaisanteries, et lui a dit, avec la gravité doctorale: «Madame, Hippocrate n'est point un homme à devoir être tourné en ridicule.—Ah! seigneur docteur, a répondu la comtesse d'un air sérieux, je n'ai garde de me moquer d'un auteur si célèbre et si docte; j'en fais un si grand cas, que je suis persuadée qu'en l'ouvrant seulement je me guérirai de mon insomnie: j'en ai dans ma bibliothèque une traduction nouvelle du savant Azero; c'est la meilleure: qu'on me l'apporte.» En effet, admirez le charme de cette lecture: dès la troisième page la dame s'est endormie profondément.

«Il y a dans les écuries de ce même hôtel un pauvre soldat manchot, que les palefreniers, par charité, laissent la nuit coucher sur la paille. Pendant le jour il demande l'aumône, et il a eu tantôt une plaisante conversation avec un autre gueux, qui demeure auprès du Buen-Retiro, sur le passage de la cour. Celui-ci fait fort bien ses affaires: il est à son aise, et il a une fille à marier, qui passe chez les mendiants pour une riche héritière. Le soldat, abordant ce père aux maravedis, lui a dit: «Segnor Mendigo, j'ai perdu mon bras droit: je ne puis plus servir le roi, et je me vois réduit, pour subsister, à faire comme vous des civilités aux passants: je sais bien que de tous les métiers, c'est celui qui nourrit le mieux son homme, et que tout ce qui lui manque, c'est d'être un et peu plus honorable.—S'il était honorable, a répondu l'autre, il ne vaudrait plus rien, car tout le monde s'en mêlerait.

«Vous avez raison, a repris le manchot: oh ça, je suis donc un de vos confrères, et je voudrais m'allier avec vous. Donnez-moi votre fille.—Vous n'y pensez pas, mon ami, a répliqué le richard: il lui faut un meilleur parti. Vous n'êtes point assez estropié pour être mon gendre: j'en veux un qui soit dans un état à faire pitié aux usuriers.—Eh! ne suis-je pas, dit le soldat, dans une assez déplorable situation?—Fi donc, a réparti l'autre brusquement! Vous n'êtes qu'un manchot, et vous osez prétendre à ma fille? Savez-vous bien que je l'ai refusée à un cul-de-jatte?»

«J'aurais tort, continua le diable, de passer la maison qui joint l'hôtel de la comtesse, et où demeure un vieux peintre ivrogne, et un poëte caustique. Le peintre est sorti de chez lui ce matin à sept heures, dans le dessein d'aller chercher un confesseur pour sa femme, malade à l'extrémité; mais il a rencontré un de ses amis qui l'a entraîné au cabaret, et il n'est revenu au logis qu'à dix heures du soir. Le poëte, qui a la réputation d'avoir eu quelquefois de tristes salaires pour ses vers mordants, disait tantôt d'un air fanfaron, dans un café, en parlant d'un homme qui n'y était pas: «C'est un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton.—Vous pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous êtes bien en fonds.»

«Je ne dois pas oublier une scène qui s'est passée aujourd'hui chez un banquier de cette rue, nouvellement établi dans cette ville: il n'y a pas trois mois qu'il est revenu du Pérou avec de grandes richesses. Son père est un honnête çapareto[10] de Viejo de Mediana, gros village de la Castille vieille, auprès des montagnes de Sierra d'Avila, où il vit très-content de son état, avec une femme de son âge, c'est-à-dire de soixante ans.

[10] Savetier.

«Il y avait un temps considérable que leur fils était sorti de chez eux, pour aller aux Indes chercher une meilleure fortune que celle qu'ils lui pouvaient faire. Plus de vingt années s'étaient écoulées depuis qu'ils ne l'avaient vu: ils parlaient souvent de lui: ils priaient le ciel tous les jours de ne le point abandonner, et ils ne manquaient pas tous les dimanches de le faire recommander au prône par le curé, qui était de leurs amis. Le banquier, de son côté, ne les mettait point en oubli. D'abord qu'il eût fixé son rétablissement, il résolut de s'informer par lui-même de la situation où ils pouvaient être. Pour cet effet, après avoir dit à ses domestiques de n'être pas en peine de lui, il partit, il y a quinze jours, à cheval, sans que personne l'accompagnât, et il se rendit au lieu de sa naissance.

«Il était environ dix heures du soir, et le bon savetier dormait auprès de son épouse, lorsqu'ils se réveillèrent en sursaut, au bruit que fit le banquier en frappant à la porte de leur petite maison. Ils demandèrent qui frappait. «Ouvrez, ouvrez, leur dit-il; c'est votre fils Francillo.—A d'autres, répondit le bonhomme: passez votre chemin, voleurs: il n'y a rien à faire ici pour vous: Francillo est présentement aux Indes, s'il n'est pas mort.—Votre fils n'est plus aux Indes, répliqua le banquier: il est revenu du Pérou: c'est lui qui vous parle: ne lui refusez pas l'entrée de votre maison.—Levons-nous, Jacques, dit alors la femme, je crois effectivement que c'est Francillo; il me semble le reconnaître à sa voix.»

«Ils se levèrent aussitôt tous deux: le père alluma une chandelle, et la mère, après s'être habillée à la hâte, alla ouvrir la porte: elle envisage Francillo, et, ne pouvant le méconnaître, elle se jette à son cou et le serre étroitement entre ses bras. Maître Jacques, agité des mêmes mouvements que sa femme, embrasse à son tour son fils; et ces trois personnes, charmées de se voir réunies après une si longue absence, ne peuvent se rassasier du plaisir de s'en donner des marques.

«Après des transports si doux, le banquier débrida son cheval, et le mit dans une étable, où gîtait une vache, mère nourrice de la maison: ensuite il rendit compte à ses parents de son voyage et des biens qu'il avait apportés du Pérou. Le détail fut un peu long, et aurait pu ennuyer des auditeurs désintéressés; mais un fils qui s'épanche en racontant ses aventures ne saurait lasser l'attention d'un père et d'une mère: il n'y a pas pour eux de circonstance indifférente; ils l'écoutaient avec avidité, et les moindres choses qu'il disait faisaient sur eux une vive impression de douleur ou de joie.

«Dès qu'il eut achevé sa relation, il leur dit qu'il venait leur offrir une partie de ses biens, et il pria son père de ne plus travailler. «Non, mon fils, lui dit maître Jacques; j'aime mon métier; je ne le quitterai point.—Quoi donc, répliqua le banquier, n'est-il pas temps que vous vous reposiez? Je ne vous propose point de venir demeurer à Madrid avec moi: je sais bien que le séjour de la ville n'aurait pas de charmes pour vous: je ne prétends pas troubler votre vie tranquille; mais, du moins, épargnez-vous un travail pénible, et vivez ici commodément, puisque vous le pouvez.»

«La mère appuya le sentiment du fils, et maître Jacques se rendit. «Hé bien, Francillo, dit-il, pour te satisfaire, je ne travaillerai plus pour tous les habitants du village; je raccommoderai seulement mes souliers et ceux de monsieur le curé, notre bon ami.» Après cette convention, le banquier avala deux œufs frais qu'on lui fit cuire, puis se coucha près de son père, et s'endormit avec un plaisir que les enfants d'un excellent naturel sont seuls capables de s'imaginer.

«Le lendemain matin, Francillo leur laissa une bourse de trois cents pistoles, et revint à Madrid. Mais il a été bien étonné ce matin de voir tout à coup paraître chez lui maître Jacques. «Quel sujet vous amène ici, mon père, lui a-t-il dit?—Mon fils, a répondu le vieillard, je te rapporte ta bourse: reprends ton argent; je veux vivre de mon métier: je meurs d'ennui depuis que je ne travaille plus.—Hé bien, mon père, a répliqué Francillo, retournez au village: continuez d'exercer votre profession; mais que ce soit seulement pour vous désennuyer. Remportez votre bourse et n'épargnez pas la mienne.—Eh! que veux-tu que je fasse de tant d'argent, a repris maître Jacques?—Soulagez-en les pauvres, a réparti le banquier: faites-en l'usage que votre curé vous conseillera.» Le savetier, content de cette réponse, s'en est retourné à Médiana.»

Don Cléofas n'écouta pas sans plaisir l'histoire de Francillo, et il allait donner toutes les louanges dues au bon cœur de ce banquier, si, dans ce moment même, des cris perçants n'eussent attiré son attention. «Seigneur Asmodée, s'écria-t-il, quel bruit éclatant se fait entendre?—Ces cris qui frappent les airs, répondit le diable, partent d'une maison où il y a des fous enfermés: ils s'égosillent à force de crier et de chanter.—Nous ne sommes pas bien éloignés de cette maison: allons voir ces fous tout à l'heure, répliqua Léandro.—J'y consens, répartit le démon: je vais vous donner ce divertissement, et vous apprendre pourquoi ils ont perdu la raison.» Il n'eut pas achevé ces paroles, qu'il emporta l'écolier sur la casa de los locos.


CHAPITRE IX

Des fous enfermés.

Zambullo parcourut d'un œil curieux toutes les loges; et après qu'il eut observé les folles et les fous qu'elles renfermaient, le diable lui dit: «Vous en voyez de toutes les façons; en voilà de l'un et de l'autre sexe; en voilà de tristes et de gais, de jeunes et de vieux. Il faut à présent que je vous dise pourquoi la tête leur a tourné: allons de loge en loge, et commençons par les hommes.

«Le premier qui se présente, et qui paraît furieux, est un nouvelliste castillan, né dans le sein de Madrid, un bourgeois fier et plus sensible à l'honneur de sa patrie qu'un ancien citoyen de Rome. Il est devenu fou de chagrin d'avoir lu dans la Gazette que vingt-cinq Espagnols s'étaient laissé battre par un parti de cinquante Portugais.

«Il a pour voisin un licencié, qui avait tant d'envie d'attraper un bénéfice, qu'il a fait l'hypocrite à la cour pendant dix ans; et le désespoir de se voir toujours oublié dans les promotions lui a brouillé la cervelle: mais ce qu'il y a d'avantageux pour lui, c'est qu'il se croit archevêque de Tolède. S'il ne l'est pas effectivement, il a du moins le plaisir de s'imaginer qu'il l'est; et je le trouve d'autant plus heureux, que je regarde sa folie comme un beau songe, qui ne finira qu'avec sa vie, et qu'il n'aura point de compte à rendre en l'autre monde de l'usage de ses revenus.

«Le fou qui suit est un pupille; son tuteur l'a fait passer pour insensé, dans le dessein de s'emparer pour toujours de son bien; le pauvre garçon a véritablement perdu l'esprit de rage d'être enfermé. Après le mineur est un maître d'école, qui en est venu là pour s'être obstiné à vouloir trouver le paulo-post-futurum d'un verbe grec; et le quatrième, un marchand dont la raison n'a pu soutenir la nouvelle d'un naufrage, après avoir eu la force de résister à deux banqueroutes qu'il a faites.

«Le personnage qui gît dans la loge suivante est le vieux capitaine Zanubio, cavalier napolitain, qui s'est venu établir à Madrid. La jalousie l'a mis dans l'état où Vous le voyez. Apprenez son histoire.

«Il avait une jeune femme, nommée Aurore, qu'il gardait à vue: sa maison était inaccessible aux hommes. Aurore ne sortait jamais que pour aller à la messe, et encore était-elle toujours accompagnée de son vieux Titon, qui la menait quelquefois prendre l'air à une terre qu'il a auprès d'Alcantara. Cependant un cavalier, appelé don Garcie Pacheco, l'ayant vue par hasard à l'église, avait conçu pour elle un amour violent: c'était un jeune homme entreprenant et digne de l'attention d'une jolie femme mal mariée.

«La difficulté de s'introduire chez Zanubio n'en ôta pas l'espérance à don Garcie. Comme il n'avait pas encore de barbe, et qu'il était assez beau garçon, il se déguisa en fille, prit une bourse de cent pistoles, et se rendit à la terre du capitaine, où il avait su que ce mari devait aller incessamment avec sa femme. Il s'adressa à la jardinière, et lui dit d'un ton d'héroïne de chevalerie poursuivie par un géant: «Ma bonne, je viens me jeter entre vos bras; je vous prie d'avoir pitié de moi. Je suis une fille de Tolède; j'ai de la naissance et du bien; mes parents me veulent marier à un homme que je hais: je me suis dérobée la nuit à leur tyrannie; j'ai besoin d'un asile; on ne viendra point me chercher ici; permettez que j'y demeure jusqu'à ce que ma famille ait pris de plus doux sentiments pour moi. Voilà ma bourse, ajouta-t-il en la lui donnant; recevez-la: c'est tout ce que je puis vous offrir présentement; mais j'espère que je serai quelque jour plus en état de reconnaître le service que vous m'aurez rendu.»

«La jardinière, touchée de la fin de ce discours, répondit: «Ma fille, je veux vous servir; je connais de jeunes personnes qui ont été sacrifiées à de vieux hommes, et je sais bien qu'elles ne sont pas fort contentes: j'entre dans leurs peines; vous ne pouviez mieux vous adresser qu'à moi: je vous mettrai dans une petite chambre particulière, où vous serez sûrement.»

«Don Garcie passa quelques jours dans cette terre, fort impatient d'y voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, qui visita d'abord, selon sa coutume, tous les appartements, les cabinets, les caves et les greniers, pour voir s'il n'y trouverait point quelque ennemi de son honneur. La jardinière, qui le connaissait, le prévint, et lui conta de quelle manière une jeune fille lui était venue demander une retraite.

«Zanubio, quoique très-défiant, n'eut pas le moindre soupçon de la supercherie; il fut seulement curieux de voir l'inconnue, qui le pria de la dispenser de lui dire son nom, disant qu'elle devait ce ménagement à sa famille, qu'elle déshonorait en quelque sorte par sa fuite: puis elle débita un roman avec tant d'esprit, que le capitaine en fut charmé. Il se sentit naître de l'inclination pour cette aimable personne: il lui offrit ses services, et, se flattant qu'il en pourrait tirer pied ou aile, il la mit auprès de sa femme.

«Dès qu'Aurore vit don Garcie, elle rougit et se troubla sans savoir pourquoi. Le cavalier s'en aperçut; il jugea qu'elle l'avait remarqué dans l'église où il l'avait vue: pour s'en éclaircir, il lui dit, si tôt qu'il put l'entretenir en particulier: «Madame, j'ai un frère qui m'a souvent parlé de vous: il vous a vue un moment dans une église; depuis ce moment, qu'il se rappelle mille fois le jour, il est dans un état digne de votre pitié.»

«A ce discours, Aurore envisagea don Garcie plus attentivement qu'elle n'avait fait encore, et lui répondit: «Vous ressemblez trop à ce frère, pour que je sois plus longtemps la dupe de votre stratagème; je vois bien que vous êtes un cavalier déguisé. Je me souviens qu'un jour, pendant que j'entendais la messe, ma mante s'ouvrit un instant, et que vous me vîtes; je vous examinai par curiosité: vous eûtes toujours les yeux attachés sur moi. Quand je sortis, je crois que vous ne manquâtes pas de me suivre pour apprendre qui j'étais, et dans quelle rue je faisais ma demeure. Je dis je crois, parce que je n'osai tourner la tête pour vous observer: mon mari, qui m'accompagnait, aurait pris garde à cette action, et m'en eût fait un crime. Le lendemain et les jours suivants, je retournai dans la même église, je vous revis, et je remarquai si bien vos traits, que je les reconnais malgré votre déguisement.

«—Hé bien, Madame, répliqua don Garcie, il faut me démasquer: oui, je suis un homme épris de vos charmes; c'est don Garcie Pacheco que l'amour introduit ici sous cet habillement.—Et vous espérez sans doute, reprit Aurore, qu'approuvant votre folle ardeur, je favoriserai votre artifice, et contribuerai de ma part à entretenir mon mari dans son erreur? mais c'est ce qui vous trompe; je vais lui découvrir tout; il y va de mon honneur et de mon repos; d'ailleurs, je suis bien aise de trouver une si belle occasion de lui faire voir que sa vigilance est moins sûre que ma vertu, et que tout jaloux, tout défiant qu'il est, je suis plus difficile à surprendre que lui.»

«A peine eût-elle prononcé ces derniers mots, que le capitaine parut, et vint se mêler à la conversation. «De quoi vous entretenez-vous, Mesdames? leur dit-il.» Aurore reprit aussitôt la parole: «Nous parlions, répondit-elle, des jeunes cavaliers qui entreprennent de se faire aimer des jeunes femmes qui ont de vieux époux; et je disais que si quelqu'un de ces galants était assez téméraire pour s'introduire chez vous sous quelque déguisement, je saurais bien punir son audace.

«—Et vous, Madame, reprit Zanubio en se tournant vers don Garcie, de quelle manière en useriez-vous avec un jeune cavalier en pareil cas?» Don Garcie était si troublé, si déconcerté, qu'il ne savait que répondre au capitaine, qui se serait aperçu de son embarras, si dans ce moment un valet ne fût venu lui dire qu'un homme arrivé de Madrid demandait à lui parler. Il sortit pour aller s'informer de ce qu'on lui voulait.

«Alors don Garcie se jeta aux pieds d'Aurore, et lui dit: «Ah! Madame, quel plaisir prenez-vous à m'embarrasser? Seriez-vous assez barbare pour me livrer au ressentiment d'un époux furieux?—Non, Pacheco, répondit-elle en souriant; les jeunes femmes qui ont de vieux maris jaloux ne sont pas si cruelles: rassurez-vous; j'ai voulu me divertir en vous causant un peu de frayeur, mais vous en serez quitte pour cela: ce n'est pas trop vous faire acheter la complaisance que je veux bien avoir de vous souffrir ici.» A des paroles si consolantes, don Garcie sentit évanouir toute sa crainte, et conçut des espérances qu'Aurore eut la bonté de ne pas démentir.

«Un jour qu'ils se donnaient tous deux, dans l'appartement de Zanubio, des marques d'une amitié réciproque, le capitaine les surprit: quand il n'aurait pas été le plus jaloux de tous les hommes, il en vit assez pour juger avec fondement que sa belle inconnue était un cavalier déguisé. A ce spectacle, il devint furieux; il entra dans son cabinet pour prendre des pistolets; mais pendant ce temps-là, les amants s'échappèrent, fermèrent par dehors les portes de l'appartement à double tour, emportèrent les clefs, et gagnèrent tous deux en diligence un village voisin, où don Garcie avait laissé son valet de chambre et deux bons chevaux. Là, il quitta ses habits de fille, prit Aurore en croupe, et la conduisit à un couvent où elle le pria de la mener, et où elle avait une tante Supérieure; après cela, il s'en retourna à Madrid attendre la suite de cette aventure.

«Cependant Zanubio, se voyant enfermé, crie, appelle du monde: un valet accourt à sa voix; mais, trouvant les portes fermées, il ne peut les ouvrir. Le capitaine s'efforce de les briser, et n'en venant point à bout assez vite à son gré, il cède à son impatience, se jette brusquement par une fenêtre avec ses pistolets à la main: il tombe à la renverse, se blesse la tête, et demeure étendu par terre sans connaissance. Ses domestiques arrivèrent, et le portèrent dans une salle sur un lit de repos: ils lui jetèrent de l'eau au visage; enfin, à force de le tourmenter, ils le firent revenir de son évanouissement; mais il reprit sa fureur avec ses esprits: il demande où est sa femme; on lui répond qu'on l'a vue sortir avec la dame étrangère par une petite porte du jardin. Il ordonne aussitôt qu'on lui rende ses pistolets; on est obligé de lui obéir: il fait seller un cheval, il part sans songer qu'il est blessé, et prend un autre chemin que celui des amants. Il passa la journée à courir en vain, et s'étant arrêté la nuit dans une hôtellerie de village pour se reposer, la fatigue et sa blessure lui causèrent une fièvre avec un transport au cerveau qui pensa l'emporter.

«Pour dire le reste en deux mots, il fut quinze jours malade dans ce village; ensuite il retourna dans sa terre, où, sans cesse occupé de son malheur, il perdit insensiblement l'esprit. Les parents d'Aurore n'en furent pas plus tôt avertis, qu'ils le firent amener à Madrid pour l'enfermer parmi les fous. Sa femme est encore au couvent, où ils ont résolu de la laisser quelques années pour punir son indiscrétion, ou, si vous voulez, une faute dont on ne doit se prendre qu'à eux.

«Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est le seigneur don Blaz Desdichado, cavalier plein de mérite: la mort de son épouse est cause qu'il est dans la situation déplorable où vous le voyez.—Cela me surprend, dit don Cléofas. Un mari que la mort de sa femme rend insensé! je ne croyais pas qu'on pût pousser si loin l'amour conjugal.—N'allons pas si vite, interrompit Asmodée; don Blaz n'est pas devenu fou de douleur d'avoir perdu sa femme: ce qui lui a troublé l'esprit, c'est que, n'ayant point d'enfants, il a été obligé de rendre aux parents de la défunte cinquante mille ducats qu'il reconnaît, dans son contrat de mariage, avoir reçus d'elle.

—Oh! c'est une autre affaire, répliqua Léandro: je ne suis plus étonné de son accident. Et dites-moi, s'il vous plaît, quel est ce jeune homme qui saute comme un cabri dans la loge suivante, et qui s'arrête de moment en moment pour faire des éclats de rire en se tenant les côtés? voilà un fou bien gai.—Aussi, répartit le boiteux, sa folie vient d'un excès de joie. Il était portier d'une personne de qualité, et comme il apprit un jour la mort d'un riche contador dont il se trouvait l'unique héritier, il ne fut point à l'épreuve d'une si joyeuse nouvelle; la tête lui tourna.

«Nous voici parvenus à ce grand garçon qui joue de la guitare, et qui l'accompagne de sa voix: c'est un fou mélancolique, un amant que les rigueurs d'une dame ont réduit au désespoir, et qu'il a fallu enfermer.—Ah! que je plains celui-là, s'écria l'écolier; permettez que je déplore son infortune: elle peut arriver à tous les honnêtes gens; si j'étais épris d'une beauté cruelle, je ne sais si je n'aurais pas le même sort.—A ce sentiment, reprit le démon, je vous reconnais pour un vrai Castillan: il faut être né dans le sein de la Castille, pour se sentir capable d'aimer jusqu'à devenir fou de chagrin de ne pouvoir plaire. Les Français ne sont pas si tendres; et si vous voulez savoir la différence qu'il y a entre un Français et un Espagnol sur cette matière, il ne faut que vous dire la chanson que ce fou chante, et qu'il vient de composer tout à l'heure.

CHANSON ESPAGNOLE.

Ardo y lloro sin sossiego:
Llorando y ardiendo tanto,
Que ni el llanto apaga el fuego,
Ni el fuego consume el llanto.

(Je brûle et je pleure sans cesse, sans que mes pleurs puissent éteindre mes feux, ni mes feux consumer mes larmes.)

«C'est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraité de sa dame; et voici comme un Français se plaignait en pareil cas ces jours passés.

CHANSON FRANÇAISE.

L'objet qui règne dans mon cœur
Est toujours insensible à mon amour fidèle;
Mes soins, mes soupirs, ma langueur
Ne sauraient attendrir cette beauté cruelle.
O ciel! est-il un sort plus affreux que le mien?
Ah! puisque je ne puis lui plaire,
Je renonce au jour qui m'éclaire:
Venez, mes chers amis, m'enterrer chez Païen.

«Ce Païen est apparemment un traiteur, dit don Cléofas?—Justement, répondit le diable. Continuons, examinons les autres fous.—Passons plutôt aux femmes, répliqua Léandro, je suis impatient de les voir.—Je vais céder à votre impatience, répartit l'esprit; mais il y a ici deux ou trois infortunés que je suis bien aise de vous montrer auparavant: vous pourrez tirer quelque profit de leur malheur.

«Considérez dans la loge qui suit celle de ce joueur de guitare, ce visage pâle et décharné qui grince les dents, et semble vouloir manger les barreaux de fer qui sont à sa fenêtre: c'est un honnête homme né sous un astre si malheureux, qu'avec tout le mérite du monde, quelques mouvements qu'il se soit donnés pendant vingt années, il n'a pu parvenir à s'assurer du pain. Il a perdu la raison en voyant un très-petit sujet de sa connaissance monter en un jour, par l'arithmétique, au haut de la roue de la Fortune.

«Le voisin de ce fou est un vieux secrétaire qui a le timbre fêlé pour n'avoir pu supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il a servi pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zèle et la fidélité de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien: il se contentait de faire parler ses services et son assiduité; mais son maître, bien loin de ressembler à Archélaüs, roi de Macédoine, qui refusait lorsqu'on lui demandait, et donnait quand on ne lui demandait pas, est mort sans le récompenser: il ne lui a laissé que ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misère et parmi les fous.

«Je ne veux plus vous en faire observer qu'un: c'est celui qui, les coudes appuyés sur sa fenêtre, paraît plongé dans une profonde rêverie. Vous voyez en lui un segnor Hidalgo de Tafalla, petite ville de Navarre; il est venu demeurer à Madrid, où il a fait un bel usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaître tous les beaux esprits et de les régaler: ce n'était chez lui tous les jours que festins; et quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se moquassent de lui en le grugeant, il n'a pas été content qu'il n'ait mangé avec eux son petit fait.—Il ne faut pas douter, dit Zambullo, qu'il ne soit devenu fou de regret de s'être si sottement ruiné.—Tout au contraire, reprit Asmodée, c'est de se voir hors d'état de continuer le même train.

«Venons présentement aux femmes, ajouta-t-il.—Comment donc! s'écria l'écolier, je n'en vois que sept ou huit! il y a moins de folles que je ne croyais.—Toutes les folles ne sont pas ici, dit le démon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout à l'heure dans un autre quartier de cette ville, où il y a une grande maison qui en est toute pleine.—Cela n'est pas nécessaire, répliqua don Cléofas; je m'en tiens à celles-ci.—Vous avez raison, reprit le boiteux: ce sont presque toutes des filles de distinction; vous jugez bien, à la propreté de leurs loges, qu'elles ne sauraient être des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leurs folies.

«Dans la première loge est la femme d'un corrégidor, à qui la rage d'avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l'esprit; dans la seconde demeure l'épouse du trésorier général du conseil des Indes: elle est devenue folle de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui de la duchesse de Medina-Cœli. Dans la troisième fait sa résidence une jeune veuve de famille marchande, qui a perdu le jugement de regret d'avoir manqué un grand seigneur qu'elle espérait épouser; et la quatrième est occupée par une fille de qualité, nommée dona Béatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur.

«Cette dame avait une amie qu'on appelait dona Mencia: elles se voyaient tous les jours. Un chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les rendit bientôt rivales: elles se disputèrent vivement son cœur, qui pencha du côté de dona Mencia; de sorte que celle-ci devint femme du chevalier.

«Dona Béatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un dépit mortel de n'avoir pas eu la préférence; et elle nourrissait, en bonne Espagnole, au fond de son cœur, un violent désir de se venger, lorsqu'elle reçut un billet de don Jacinte de Romarate, autre amant de dona Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'étant aussi mortifié qu'elle du mariage de sa maîtresse, il avait pris la résolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait enlevée.

«Cette lettre fut très-agréable à Béatrix, qui, ne voulant que la mort du pécheur, souhaitait seulement que don Jacinte ôtât la vie à son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si chrétienne satisfaction, il arriva que son frère, ayant eu par hasard un différend avec ce même don Jacinte, en vint aux prises avec lui, et fut percé de deux coups d'épée, desquels il mourut. Il était du devoir de dona Béatrix de poursuivre en justice le meurtrier de son frère; cependant elle négligea cette poursuite pour donner le temps à don Jacinte d'attaquer le chevalier de Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si cher intérêt que celui de leur beauté. C'est ainsi qu'en use Pallas, lorsqu'Ajax a violé Cassandre; la déesse ne punit point à l'heure même le Grec sacrilége qui vient de profaner son temple; elle veut auparavant qu'il contribue à la venger du jugement de Pâris. Mais, hélas! dona Béatrix, moins heureuse que Minerve, n'a pas goûté le plaisir de la vengeance. Romarate a péri en se battant contre le chevalier, et le chagrin qu'a eu cette dame de voir son injure impunie a troublé sa raison.

«Les deux folles suivantes sont l'aïeule d'un avocat et une vieille marquise: la première, par sa mauvaise humeur, désolait son petit-fils, qui l'a mise ici fort honnêtement pour s'en débarrasser: l'autre est une femme qui a toujours été idolâtre de sa beauté; au lieu de vieillir de bonne grâce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber en ruine; et enfin, un jour, en se considérant dans une glace fidèle, la tête lui tourna.

—Tant mieux pour cette marquise, dit Léandro: dans le dérangement où est son esprit, elle n'aperçoit peut-être plus le changement que le temps a fait en elle.—Non, assurément, répondit le diable: bien loin de remarquer à présent un air de vieillesse sur son visage, son teint lui paraît un mélange de lis et de roses; elle voit autour d'elle les Grâces et les Amours; en un mot, elle croit être la déesse Vénus.—Hé bien, répliqua l'écolier, n'est-elle pas plus heureuse d'être folle que de se voir telle qu'elle est?—Sans doute, répartit Asmodée. Oh ça, il ne nous reste plus qu'une dame à observer; c'est celle qui habite la dernière loge, et que le sommeil vient d'accabler, après trois jours et trois nuits d'agitation; c'est dona Emerenciana; examinez-la bien: qu'en dites-vous?—Je la trouve fort belle, répondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une si charmante personne soit insensée? Par quel accident est-elle réduite en cet état?—Ecoutez-moi avec attention, répartit le boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune.

«Dona Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait tranquille à Siguença dans la maison de son père, lorsque don Kimen de Lizana vint troubler son repos par les galanteries qu'il mit en usage pour lui plaire. Elle ne se contenta pas d'être sensible aux soins de ce cavalier: elle eut la faiblesse de se prêter aux ruses qu'il employa pour lui parler, et bientôt elle lui donna sa foi en recevant la sienne.

«Ces deux amants étaient d'une égale naissance; mais la dame pouvait passer pour un des meilleurs partis d'Espagne, au lieu que don Kimen n'était qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle à leur union. Don Guillem haïssait la famille des Lizana, ce qu'il ne faisait que trop connaître par ses discours, quand on la mettait devant lui sur le tapis; il semblait même avoir plus d'aversion pour don Kimen que pour tout le reste de sa race. Emerenciana, vivement affligée de voir son père dans cette disposition, en concevait pour son amour un triste présage; elle ne laissa pourtant pas, à bon compte, de s'abandonner à son penchant, et d'avoir des entretiens secrets avec Lizana, qui s'introduisait de temps en temps chez elle la nuit par le ministère d'une soubrette.

«Il arriva une de ces nuits que don Guillem, qui par hasard était éveillé lorsque le galant entra dans sa maison, crut entendre quelque bruit dans l'appartement de sa fille, peu éloigné du sien; il n'en fallut pas davantage pour inquiéter un père aussi défiant que lui: néanmoins, tout soupçonneux qu'il était, Emerenciana tenait une conduite si adroite, qu'il ne se doutait nullement de son intelligence avec don Kimen; mais, n'étant pas un homme à pousser la confiance trop loin, il se leva tout doucement de son lit, alla ouvrir une fenêtre qui donnait sur la rue, et eut la patience de s'y tenir jusqu'à ce qu'il vît descendre d'un balcon, par une échelle de soie, Lizana, qu'il reconnut à la clarté de la lune.

«Quel spectacle pour Stephani, pour le plus vindicatif et le plus barbare mortel qu'ait jamais produit la Sicile, où il avait pris naissance! Il ne céda point d'abord à sa colère, et n'eut garde de faire un éclat qui aurait pu dérober à ses coups la principale victime que son ressentiment demandait: il se contraignit, et attendit que sa fille fût levée le lendemain pour entrer dans son appartement: là, se voyant seul avec elle, et la regardant avec des yeux étincelants de fureur, il lui dit: «Malheureuse, qui, malgré la noblesse de ton sang, n'as pas honte de commettre des actions infâmes, prépare-toi à souffrir un juste châtiment. Ce fer, ajouta-t-il en tirant de son sein un poignard, ce fer va t'ôter la vie, si tu ne confesses la vérité: nomme-moi l'audacieux qui est venu cette nuit déshonorer ma maison.»

«Emerenciana demeura tout interdite, et si troublée de cette menace, qu'elle ne put proférer une parole. «Ah! misérable, poursuivit le père, ton silence et ton trouble ne m'apprennent que trop ton crime. Eh! t'imagines-tu, fille indigne de moi, que j'ignore ce qui se passe? J'ai vu cette nuit le téméraire; j'ai reconnu don Kimen: ce n'eût pas été assez de recevoir la nuit un cavalier dans ton appartement, il fallait encore que ce cavalier fût mon plus grand ennemi: mais sachons jusqu'à quel point je suis outragé: parle sans déguisement; ce n'est que par ta sincérité que tu peux éviter la mort.»

«La dame, à ces derniers mots, concevant quelque espérance d'échapper au sort funeste qui la menaçait, perdit une partie de sa frayeur, et répondit à don Guillem: «Seigneur, je n'ai pu me défendre d'écouter Lizana; mais je prends le ciel à témoin de la pureté de ses sentiments. Comme il sait que vous haïssez sa famille, il n'a point encore osé vous demander votre aveu; et ce n'est que pour conférer ensemble sur les moyens de l'obtenir, que je lui ai permis quelquefois de s'introduire ici.—Eh! de quelle personne, répliqua Stephani, vous servez-vous l'un et l'autre, pour faire tenir vos lettres?—C'est, répartit sa fille, un de vos pages qui nous rend ce service.—Voilà, reprit le père, tout ce que je voulais savoir: il s'agit présentement d'exécuter le dessein que j'ai formé.» Là-dessus, toujours la dague à la main, il lui fit prendre du papier et de l'encre, et l'obligea d'écrire à son amant ce billet, qu'il lui dicta lui-même:

Cher époux, seul délice de ma vie, je vous avertis que mon père vient de partir tout à l'heure pour sa terre, d'où il ne reviendra que demain: profitez de l'occasion; je me flatte que vous attendrez la nuit avec autant d'impatience que moi.

«Après qu'Emerenciana eût écrit et cacheté ce billet perfide, don Guillem lui dit: «Fais venir le page qui s'acquitte si bien de l'emploi dont tu le charges, et lui ordonne de porter ce papier à don Kimen; mais n'espère pas me tromper: je vais me cacher dans un endroit de cette chambre, d'où je t'observerai quand tu lui donneras cette commission; et si tu lui dis un mot, ou lui fais quelque signe qui lui rende le message suspect, je te plongerai aussitôt ce poignard dans le cœur.» Emerenciana connaissait trop son père pour oser lui désobéir: elle remit le billet, comme à l'ordinaire, entre les mains du page.

«Alors Stephani rengaîna la dague; mais il ne quitta point sa fille de toute la journée et ne la laissa parler à personne en particulier, et fit si bien que Lizana ne put être averti du piége qu'on lui tendait. Ce jeune homme ne manqua donc pas de se trouver au rendez-vous. A peine fut-il dans la maison de sa maîtresse, qu'il se sentit tout à coup saisi par trois hommes des plus vigoureux, qui le désarmèrent sans qu'il pût s'en défendre, lui mirent un linge dans la bouche pour l'empêcher de crier, lui bandèrent les yeux, et lui lièrent les mains derrière le dos. En même temps ils le portèrent en cet état dans un carrosse préparé pour cela, et dans lequel ils montèrent tous trois, pour mieux répondre du cavalier, qu'ils conduisirent à la terre de Stephani, située au village de Miédes, à quatre petites lieues de Siguença. Don Guillem partit un moment après dans un autre carrosse, avec sa fille, deux femmes de chambre, et une duègne rébarbative, qu'il avait fait venir chez lui l'après-dînée et prise à son service. Il emmena aussi tout le reste de ses gens, à la réserve d'un vieux domestique qui n'avait aucune connaissance du ravissement de Lizana.

«Ils arrivèrent tous avant le jour à Miédes. Le premier soin du seigneur Stephani fut de faire enfermer don Kimen dans une cave voûtée, qui recevait une faible lumière par un soupirail si étroit qu'un homme n'y pouvait passer; il ordonna ensuite à Julio, son valet de confiance, de donner pour toute nourriture au prisonnier du pain et de l'eau, pour lit une botte de paille, et de lui dire chaque fois qu'il lui porterait à manger: «Tiens, lâche suborneur, voilà de quelle manière don Guillem traite ceux qui sont assez hardis pour l'offenser.» Ce cruel Sicilien n'en usa pas moins durement avec sa fille; il l'emprisonna dans une chambre qui n'avait point de vue sur la campagne, lui ôta ses femmes, et lui donna pour geôlière la duègne qu'il avait choisie, duègne sans égale pour tourmenter les filles commises à sa garde.

«Il disposa donc ainsi des deux amants. Son intention n'était pas de s'en tenir là: il avait résolu de se défaire de don Kimen; mais il voulait tâcher de commettre ce crime impunément, ce qui paraissait assez difficile. Comme il s'était servi de ses valets pour enlever ce cavalier, il ne pouvait pas se flatter qu'une action sue de tant de monde demeurerait toujours secrète. Que faire donc pour n'avoir rien à démêler avec la justice? Il prit son parti en grand scélérat: il assembla tous ses complices dans un corps de logis séparé du château: il leur témoigna combien il était satisfait de leur zèle, et leur dit que, pour le reconnaître, il prétendait leur donner une bonne somme d'argent après les avoir bien régalés. Il les fit asseoir à une table, et au milieu du festin Julio les empoisonna par son ordre; ensuite le maître et le valet mirent le feu au corps de logis, et avant que les flammes pussent attirer en cet endroit les habitants du village, ils assassinèrent les deux femmes de chambre d'Emerenciana et le petit page dont j'ai parlé, puis ils jetèrent leurs cadavres parmi les autres; bientôt le corps de logis fut enflammé et réduit en cendres, malgré les efforts que les paysans des environs firent pour éteindre l'embrasement. Il fallait voir, pendant ce temps-là, les démonstrations de douleur du Sicilien: il paraissait inconsolable de la perte de ses domestiques.

«S'étant de cette manière assuré de la discrétion des gens qui auraient pu le trahir, il dit à son confident: «Mon cher Julio, je suis maintenant tranquille, et je pourrai, quand il me plaira, ôter la vie à don Kimen; mais avant que je l'immole à mon honneur, je veux jouir du doux contentement de le faire souffrir: la misère et l'horreur d'une longue prison seront plus cruelles pour lui que la mort.» Véritablement, Lizana déplorait sans cesse son malheur; et, s'attendant à ne jamais sortir de la cave, il souhaitait d'être délivré de ses peines par un prompt trépas.

«Mais c'était en vain que Stephani espérait avoir l'esprit en repos après l'exploit qu'il venait de faire. Une nouvelle inquiétude vint l'agiter au bout de trois jours; il craignait que Julio, en portant à manger au prisonnier, ne se laissât gagner par des promesses; et cette crainte lui fit prendre la résolution de hâter la perte de l'un et de brûler ensuite la cervelle à l'autre d'un coup de pistolet. Julio, de son côté, n'était pas sans défiance, et, jugeant que son maître, après s'être défait de don Kimen, pourrait bien le sacrifier aussi à sa sûreté, conçut le dessein de se sauver une belle nuit avec tout ce qu'il y avait dans la maison de plus facile à emporter.

«Voilà ce que ces deux honnêtes gens méditaient chacun en son petit particulier, lorsqu'un jour ils furent surpris l'un et l'autre, à cent pas du château, par quinze ou vingt archers de la Sainte-Hermandad, qui les environnèrent tout à coup, en criant: De par le roi et la justice. A cette vue don Guillem pâlit et se troubla: néanmoins, faisant bonne contenance, il demanda au commandant à qui il en voulait. «A vous-même, lui répondit l'officier: on vous accuse d'avoir enlevé don Kimen de Lizana: je suis chargé de faire dans ce château une exacte recherche de ce cavalier, et de m'assurer même de votre personne.» Stephani, par cette réponse, persuadé qu'il était perdu, devint furieux; il tira de ses poches deux pistolets, dit qu'il ne souffrirait point qu'on visitât sa maison, et qu'il allait casser la tête au commandant, s'il ne se retirait promptement avec sa troupe. Le chef de la sainte confrérie, méprisant la menace, s'avança sur le Sicilien, qui lui lâcha un coup de pistolet et le blessa au visage; mais cette blessure coûta bientôt la vie au téméraire qui l'avait faite; car deux ou trois archers firent feu sur lui dans le moment, et le jetèrent par terre roide mort, pour venger leur officier. A l'égard de Julio, il se laissa prendre sans résistance, et il ne fut pas besoin de l'interroger pour savoir de lui si don Kimen était dans le château: ce valet avoua tout; mais voyant son maître sans vie, il le chargea de toute l'iniquité.

«Enfin il mena le commandant et ses archers à la cave, où ils trouvèrent Lizana couché sur la paille, bien lié et garrotté. Ce malheureux cavalier, qui vivait dans une attente continuelle de la mort, crut que tant de gens armés n'entraient dans sa prison que pour le faire mourir, et il fut agréablement surpris d'apprendre que ceux qu'il prenait pour ses bourreaux étaient ses libérateurs. Après qu'ils l'eurent délié et tiré de la cave, il les remercia de sa délivrance, et leur demanda comment ils avaient su qu'il était prisonnier dans ce château. «C'est, lui dit le commandant, ce que je vais vous conter en peu de mots.

«La nuit de votre enlèvement, poursuivit-il, un de vos ravisseurs, qui avait une amie à deux pas de chez don Guillem, étant allé lui dire adieu avant son départ pour la campagne, eut l'indiscrétion de lui révéler le projet de Stephani. Cette femme garda le secret pendant deux ou trois jours; mais comme le bruit de l'incendie arrivé à Miédes se répandit dans la ville de Siguença, et qu'il parut étrange à tout le monde que les domestiques du Sicilien eussent tous péri dans ce malheur, elle se mit dans l'esprit que cet embrasement devait être l'ouvrage de don Guillem: ainsi, pour venger son amant, elle alla trouver le seigneur don Félix votre père, et lui dit tout ce qu'elle savait. Don Félix, effrayé de vous voir à la merci d'un homme capable de tout, mena la femme chez le corrégidor, qui, après l'avoir écoutée, ne douta point que Stephani n'eût envie de vous faire souffrir de longs et cruels tourments, et ne fût le diabolique auteur de l'incendie: ce que voulant approfondir, ce juge m'a ce matin envoyé ordre, à Retortillo où je fais ma demeure, de monter à cheval et de me rendre avec ma brigade à ce château, de vous y chercher, et de prendre don Guillem mort ou vif. Je me suis heureusement acquitté de ma commission pour ce qui vous regarde; mais je suis fâché de ne pouvoir conduire à Siguença le coupable vivant: il nous a mis, par sa résistance, dans la nécessité de le tuer.»

«L'officier, ayant parlé de cette sorte, dit à don Kimen: «Seigneur cavalier, je vais dresser un procès-verbal de tout ce qui vient de se passer ici, après quoi nous partirons pour satisfaire l'impatience que vous devez avoir de tirer votre famille de l'inquiétude que vous lui causez.—Attendez, seigneur commandant, s'écria Julio dans cet endroit: je vais vous fournir une nouvelle matière pour grossir votre procès-verbal: vous avez encore une autre personne prisonnière à mettre en liberté. Dona Emerenciana est enfermée dans une chambre obscure, où une duègne impitoyable lui tient sans cesse des discours mortifiants, et ne la laisse pas un moment en repos.—O ciel! dit Lizana, le cruel Stephani ne s'est donc pas contenté d'exercer sur moi sa barbarie! Allons promptement délivrer cette dame infortunée de la tyrannie de sa gouvernante.»

«Là-dessus Julio mena le commandant et don Kimen, suivis de cinq ou six archers, à la chambre qui servait de prison à la fille de don Guillem: ils frappèrent à la porte, et la duègne vint ouvrir. Vous concevez bien le plaisir que Lizana se faisait de revoir sa maîtresse, après avoir désespéré de la posséder: il sentait renaître son espérance, ou plutôt il ne pouvait douter de son bonheur, puisque la seule personne qui était en droit de s'y opposer ne vivait plus. Dès qu'il aperçut Emerenciana, il courut se jeter à ses pieds: mais qui pourrait assez exprimer la douleur dont il fut saisi, lorsqu'au lieu de trouver une amante disposée à répondre à ses transports, il ne vit qu'une dame hors de son bon sens? En effet, elle avait été tant tourmentée par la duègne, qu'elle en était devenue folle. Elle demeura quelque temps rêveuse; puis s'imaginant tout à coup être la belle Angélique, assiégée par les Tartares dans la forteresse d'Albraque, elle regarda tous les hommes qui étaient dans sa chambre comme autant de paladins qui venaient à son secours. Elle prit le chef de la sainte confrérie pour Roland; Lizana, pour Brandimart; Julio, pour Hubert du Lyon, et les archers pour Antifort, Clarion, Adrien, et les deux fils du marquis Olivier. Elle les reçut avec beaucoup de politesse, et leur dit: «Braves chevaliers, je ne crains plus à l'heure qu'il est l'empereur Agrican, ni la reine Marfise; votre valeur est capable de me défendre contre tous les guerriers de l'univers.»

«A ce discours extravagant, l'officier et ses archers ne purent s'empêcher de rire. Il n'en fut pas de même de don Kimen: vivement affligé de voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de lui, il pensa perdre à son tour le jugement: il ne laissa pas toutefois de se flatter qu'elle reprendrait l'usage de sa raison; et dans cette espérance: «Ma chère Emerenciana, lui dit-il tendrement, reconnaissez Lizana: rappelez votre esprit égaré; apprenez que nos malheurs sont finis; le ciel ne veut pas que deux cœurs qu'il a joints soient séparés, et le père inhumain qui nous a si mal traités ne peut plus nous être contraire.»

La réponse que fit à ces paroles la fille du roi Galafron fut encore un discours adressé aux vaillants défenseurs d'Albraque, qui pour le coup n'en rirent point. Le commandant même, quoique très-peu pitoyable de son naturel, sentit quelques mouvements de compassion, et dit à don Kimen, qu'il voyait accablé de douleur: «Seigneur cavalier, ne désespérez point de la guérison de votre dame: vous avez à Siguença des docteurs en médecine qui pourront en venir à bout par leurs remèdes; mais ne nous arrêtons pas ici plus longtemps. Vous, Seigneur Hubert du Lyon, ajouta-t-il en parlant à Julio, vous qui savez où sont les écuries de ce château, menez-y avec vous Antifort et les deux fils du marquis Olivier, choisissez les meilleurs coursiers et les mettez au char de la princesse. Je vais pendant ce temps-là dresser mon procès-verbal.»

«En disant cela, il tira de ses poches une écritoire et du papier, et, après avoir écrit tout ce qu'il voulut, il présenta la main à Angélique pour l'aider à descendre dans la cour, où, par le soin des paladins, il se trouva un carrosse à quatre mules prêt à partir: il monta dedans avec la dame et don Kimen; et il y fit entrer aussi la duègne, dont il jugea que le corrégidor serait bien aise d'avoir la déposition. Ce n'est pas tout: par ordre du chef de la brigade, on chargea de chaînes Julio, et on le mit dans un autre carrosse auprès du corps de don Guillem. Les archers remontèrent ensuite sur leurs chevaux, après quoi ils prirent tous ensemble la route de Siguença.

«La fille de Stephani dit en chemin mille extravagances, qui furent autant de coups de poignard pour son amant. Il ne pouvait sans colère envisager la duègne. «C'est vous, cruelle vieille, lui disait-il; c'est vous qui, par vos persécutions, avez poussé à bout Emerenciana et troublé son esprit.» La gouvernante se justifiait d'un air hypocrite, et donnait tout le tort au défunt. «C'est au seul don Guillem, répondait-elle, qu'il faut imputer ce malheur: ce père trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa fille par des menaces qui l'ont fait enfin devenir folle.»

«En arrivant à Siguença, le commandant alla rendre compte de sa commission au corrégidor, qui sur-le-champ interrogea Julio et la duègne, et les envoya dans les prisons de cette ville, où ils sont encore. Ce juge reçut aussi la déposition de Lizana, qui prit ensuite congé de lui pour se retirer chez son père, où il fit succéder la joie à la tristesse et à l'inquiétude. Pour dona Emerenciana, le corrégidor eut soin de la faire conduire à Madrid, où elle avait un oncle du côté maternel. Ce bon parent, qui ne demandait pas mieux que d'avoir l'administration du bien de sa nièce, fut nommé son tuteur. Comme il ne pouvait honnêtement se dispenser de paraître avoir envie qu'elle guérît, il eut recours aux plus fameux médecins: mais il n'eut pas sujet de s'en repentir; car, après y avoir perdu leur latin, ils déclarèrent le mal incurable. Sur cette décision, le tuteur n'a pas manqué de faire enfermer ici la pupille, qui, suivant les apparences, y demeurera le reste de ses jours.

—La triste destinée! s'écria don Cléofas; j'en suis véritablement touché; dona Emerenciana méritait d'être plus heureuse. Et don Kimen, ajouta-t-il, qu'est-il devenu? Je suis curieux de savoir quel parti il a pris.—Un fort raisonnable, répartit Asmodée: quand il a vu que le mal était sans remède, il est allé dans la nouvelle Espagne; il espère qu'en voyageant il perdra peu à peu le souvenir d'une dame que sa raison et son repos veulent qu'il oublie..... Mais, poursuivit le diable, après vous avoir montré les fous qui sont enfermés, il faut que je vous en fasse voir qui mériteraient de l'être.»


CHAPITRE X

Dont la matière est inépuisable.

Regardons du côté de la ville, et à mesure que je découvrirai des sujets dignes d'être mis au nombre de ceux qui sont ici, je vous en dirai le caractère. J'en vois déjà un que je ne veux pas laisser échapper: c'est un nouveau marié. Il y a huit jours que, sur le rapport qu'on lui fit des coquetteries d'une aventurière qu'il aimait, il alla chez elle plein de fureur, brisa une partie de ses meubles, jeta les autres par les fenêtres, et le lendemain il l'épousa.—Un homme de la sorte, dit Zambullo, mérite assurément la première place vacante dans cette maison.

—Il a un voisin, reprit le boiteux, que je ne trouve pas plus sage que lui: c'est un garçon de quarante-cinq ans qui a de quoi vivre, et qui veut se mettre au service d'un grand.

«J'aperçois la veuve d'un jurisconsulte: la bonne dame a douze lustres accomplis; son mari vient de mourir; elle veut se retirer dans un couvent, afin, dit-elle, que sa réputation soit à l'abri de la médisance.

«Je découvre aussi deux pucelles, ou, pour mieux dire, deux filles de cinquante ans: elles font des vœux au ciel pour qu'il ait la bonté d'appeler leur père, qui les tient enfermées comme des mineures: elles espèrent qu'après sa mort elles trouveront de jolis hommes qui les épouseront par inclination.—Pourquoi non, dit l'écolier? Il y a des hommes d'un goût si bizarre!—J'en demeure d'accord, répondit Asmodée: elles peuvent trouver des épouseurs, mais elles ne doivent pas s'en flatter: c'est en cela que consiste leur folie.

«Il n'y a point de pays où les femmes se rendent justice sur leur âge. Il y a un mois qu'à Paris une fille de quarante-huit ans et une femme de soixante-neuf allèrent en témoignage chez un commissaire pour une veuve de leurs amies dont on attaquait la vertu. Le commissaire interrogea d'abord la femme mariée, et lui demanda son âge, quoiqu'elle eût son extrait baptistaire écrit sur son front, elle ne laissa pas de dire hardiment qu'elle n'avait que quarante ans. Après qu'il l'eut interrogée, il s'adressa à la fille: «Et vous, Mademoiselle, lui dit-il, quel âge avez-vous?—Passons aux autres questions, Monsieur le commissaire, lui répondit-elle; on ne doit point nous demander cela.—Vous n'y pensez pas, reprit-il; ignorez-vous qu'en justice...—Oh! il n'y a justice qui tienne, interrompit brusquement la fille; eh! qu'importe à la justice de savoir quel âge j'ai? ce ne sont pas ses affaires.—Mais je ne puis recevoir, dit-il, votre déposition, si votre âge n'y est pas; c'est une circonstance requise.—Si cela est absolument nécessaire, répliqua-t-elle, regardez-moi donc avec attention, et mettez mon âge en conscience.»

«Le commissaire la considéra, et fut assez poli pour ne marquer que vingt-huit ans. Il lui demanda ensuite si elle connaissait la veuve depuis longtemps. «Avant son mariage, répondit-elle.—J'ai donc mal coté votre âge, reprit-il; car je ne vous ai donné que vingt-huit ans, et il y en a vingt-neuf que la veuve est mariée.—Hé bien! s'écria la fille, écrivez donc que j'en ai trente: j'ai pu à un an connaître la veuve.—Cela ne serait pas régulier, répliquait-il; ajoutons-en une douzaine.—Non pas, s'il vous plaît, dit-elle; tout ce que je puis faire pour contenter la justice, c'est d'y mettre encore une année; mais je n'y mettrais pas un mois avec, quand il s'agirait de mon honneur.»

«Lorsque les deux déposantes furent sorties de chez le commissaire, la femme dit à la fille: «Admirez, je vous prie, ce nigaud qui nous croit assez sottes pour lui aller dire notre âge au juste: c'est bien assez vraiment qu'il soit marqué sur les registres de nos paroisses, sans qu'il l'écrive encore sur ses papiers, afin que tout le monde en soit instruit. Ne serait-il pas bien gracieux pour nous d'entendre lire en plein barreau: Madame Richard, âgée de soixante et tant d'années; et Mademoiselle Perinelle, âgée de quarante-cinq ans, déposent telles et telles choses? Pour moi, je me moque de cela; j'ai supprimé vingt années à bon compte: vous avez fort bien fait d'en user de même.

«—Qu'appelez-vous de même? répondit la fille d'un ton brusque; je suis votre servante! je n'ai tout au plus que trente-cinq ans.—Hé! ma petite, répliqua l'autre d'un air malin, à qui le dites-vous? Je vous ai vue naître: je parle de longtemps. Je me souviens d'avoir vu votre père; lorsqu'il mourut il n'était pas jeune, et il y a près de quarante ans qu'il est mort.—Oh! mon père, mon père, interrompit avec précipitation la fille, irritée de la franchise de la femme, quand mon père épousa ma mère, il était déjà si vieux qu'il ne pouvait plus faire d'enfants.»

«Je remarque dans une maison, poursuivit l'esprit, deux hommes qui ne sont pas raisonnables: l'un est un enfant de famille qui ne saurait garder d'argent ni s'en passer: il a trouvé un bon moyen d'en avoir toujours. Quand il est en fonds, il achète des livres, et dès qu'il est à sec, il s'en défait pour la moitié de ce qu'ils lui ont coûté. L'autre est un peintre étranger qui fait des portraits de femmes: il est habile; il dessine correctement; il peint à merveille et attrape la ressemblance; mais il ne flatte point, et il s'imagine qu'il aura la presse. Inter stultos referatur.

—Comment donc, dit l'écolier, vous parlez latin!—Cela doit-il vous étonner? répondit le diable. Je parle parfaitement toute sorte de langues: je sais l'hébreu, le turc, l'arabe et le grec; cependant je n'en ai pas l'esprit plus orgueilleux ni plus pédantesque: j'ai cet avantage sur vos érudits.

«Voyez dans ce grand hôtel, à main gauche, une dame malade, qu'entourent plusieurs femmes qui la veillent: c'est la veuve d'un riche et fameux architecte, une femme entêtée de noblesse. Elle vient de faire son testament: elle a des biens immenses qu'elle donne à des personnes de la première qualité qui ne la connaissent seulement pas: elle leur fait des legs à cause de leurs grands noms. On lui a demandé si elle ne voulait rien laisser à un certain homme qui lui a rendu des services considérables: «Hélas! non, a-t-elle répondu d'un air triste, et j'en suis fâchée: je ne suis point assez ingrate pour refuser d'avouer que je lui ai beaucoup d'obligation; mais il est roturier: son nom déshonorerait mon testament.»

—Seigneur Asmodée, interrompit Léandro, apprenez-moi, de grâce, si ce vieillard que je vois occupé à lire dans un cabinet ne serait point par hasard un homme à mériter d'être ici!—Il le mériterait sans doute, répondit le démon: ce personnage est un vieux licencié qui lit une épreuve d'un livre qu'il a sous la presse.—C'est apparemment quelque ouvrage de morale ou de théologie, dit don Cléofas.—Non, répartit le boiteux, ce sont des poésies gaillardes qu'il a composées dans sa jeunesse: au lieu de les brûler, ou du moins de les laisser périr avec lui, il les fait imprimer de son vivant, de peur qu'après sa mort ses héritiers ne soient tentés de les mettre au jour, et que, par respect pour son caractère, ils n'en ôtent tout le sel et l'agrément.

«J'aurais tort d'oublier une petite femme qui demeure chez ce licencié: elle est si persuadée qu'elle plaît aux hommes, qu'elle met tous ceux qui lui parlent au nombre de ses amants. Mais venons à un riche chanoine que je vois à deux pas de là; il a une folie fort singulière: s'il vit frugalement, ce n'est ni par mortification, ni par sobriété: s'il se passe d'équipage, ce n'est point par avarice.—Hé! pourquoi donc ménage-t-il son revenu?—C'est pour amasser de l'argent.—Qu'en veut-il faire? des aumônes?—Non: il achète des tableaux, des meubles précieux, des bijoux. Et vous croyez que c'est pour en jouir pendant sa vie? Vous vous trompez: c'est uniquement pour en parer son inventaire.

—Ce que vous dites est outré, interrompit Zambullo: y a-t-il au monde un homme de ce caractère-là?—Oui, vous dis-je, reprit le diable, il a cette manie: il se fait un plaisir de penser qu'on admirera son inventaire. A-t-il acheté, par exemple, un beau bureau? Il le fait empaqueter proprement et serrer dans un garde-meuble, afin qu'il paraisse tout neuf aux yeux des fripiers qui viendront le marchander après sa mort.

«Passons à un de ses voisins que vous ne trouverez pas moins fou: c'est un vieux garçon venu depuis peu des îles Philippines à Madrid, avec une riche succession que son père, qui était auditeur de l'audience de Madrid, lui a laissée. Sa conduite est assez extraordinaire: on le voit toute la journée dans les antichambres du roi et du premier ministre. Ne le prenez pas pour un ambitieux qui brigue quelque charge importante: il n'en souhaite aucune et ne demande rien. Hé quoi! me direz-vous, il n'irait dans cet endroit-là simplement que pour faire sa cour? Encore moins: il ne parle jamais au ministre; il n'en est pas même connu, et ne se soucie nullement de l'être.—Quel est donc son but?—Le voici: il voudrait persuader qu'il a du crédit.

—Le plaisant original! s'écria l'écolier en éclatant de rire; c'est se donner bien de la peine pour peu de chose; vous avez raison de le mettre au rang des fous à enfermer.—Oh! reprit Asmodée, je vais vous en montrer beaucoup d'autres qu'il ne serait pas juste de croire plus sensés. Considérez dans cette grande maison, où vous apercevez tant de bougies allumées, trois hommes et deux femmes autour d'une table: ils ont soupé ensemble, et jouent présentement aux cartes pour achever de passer la nuit, après quoi ils se sépareront. Telle est la vie que mènent ces dames et ces cavaliers: ils s'assemblent régulièrement tous les soirs et se quittent au lever de l'aurore, pour aller dormir jusqu'à ce que les ténèbres reviennent chasser le jour: ils ont renoncé à la vue du soleil et des beautés de la nature. Ne dirait-on pas, à les voir ainsi environnés de flambeaux, que ce sont des morts qui attendent qu'on leur rende les derniers devoirs?—Il n'est pas besoin d'enfermer ces fous-là, dit don Cléofas, ils le sont déjà.

—Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme que j'aime et qui m'affectionne aussi beaucoup, un sujet pétri d'une pâte de ma façon: c'est un vieux bachelier qui idolâtre le beau sexe. Vous ne sauriez lui parler d'une jolie dame, sans remarquer qu'il vous écoute avec un extrême plaisir: si vous lui dites qu'elle a une petite bouche, des lèvres vermeilles, des dents d'ivoire, un teint d'albâtre; en un mot, si vous la lui peignez en détail, il soupire à chaque trait, il tourne les yeux, il lui prend des élans de volupté. Il y a deux jours qu'en passant dans la rue d'Alcala, devant la boutique d'un cordonnier de femmes, il s'arrêta tout court pour regarder une petite pantoufle qu'il y aperçut: après l'avoir considérée avec plus d'attention qu'elle n'en méritait, il dit d'un air pâmé à un cavalier qui l'accompagnait: «Ah! mon ami, voilà une pantoufle qui m'enchante l'imagination! Que le pied pour lequel on l'a faite doit être mignon! je prends trop de plaisir à la voir; éloignons-nous promptement: il y a du péril à passer par ici.»

—Il faut marquer de noir ce bachelier-là, dit Léandro Perez.—C'est juger sainement de lui, reprit le diable, et l'on ne doit pas non plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d'auditeur qui, parce qu'il a un équipage, rougit de honte quand il est obligé de se servir d'un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet auditeur avec un licencié de ses parents qui possède une dignité d'un grand revenu dans une église de Madrid, et qui va presque toujours en carrosse de louage, pour en ménager deux fort propres et quatre belles mules qu'il a chez lui.

«Je découvre dans le voisinage de l'auditeur et du bachelier un homme à qui l'on ne peut sans injustice refuser une place parmi les fous. C'est un cavalier de soixante ans qui fait l'amour à une jeune femme: il la voit tous les jours, et croit lui plaire en l'entretenant des bonnes fortunes qu'il a eues dans ses beaux jours: il veut qu'elle lui tienne compte d'avoir autrefois été aimable.

«Mettons avec ce vieillard un autre qui repose à dix pas de nous, un comte français qui est venu à Madrid pour voir la cour d'Espagne: ce vieux seigneur est dans son quatorzième lustre; il a brillé dans ses belles années à la cour de son roi: tout le monde y admirait jadis sa taille, son air galant, et l'on était surtout charmé du goût qu'il y avait dans la manière dont il s'habillait. Il a conservé tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dépit de la mode qui change tous les jours dans son pays; mais ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore aujourd'hui les mêmes grâces qu'on lui trouvait dans sa jeunesse.

—Il n'y a point à hésiter, dit don Cléofas; plaçons ce seigneur français parmi les personnes qui sont dignes d'être pensionnaires dans la casa de los locos.—J'y retiens une loge, reprit le démon, pour une dame qui demeure dans un grenier à côté de l'hôtel du comte: c'est une vieille veuve qui, par un excès de tendresse pour ses enfants, a eu la bonté de leur faire une donation de tous ses biens, moyennant une petite pension alimentaire que lesdits enfants sont obligés de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand soin de ne lui pas payer.

«J'y veux envoyer aussi un vieux garçon de bonne famille, lequel n'a pas plus tôt un ducat qu'il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d'espèces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier à un valet de chambre qui la recherchait. «Tu as donc d'autre argent? lui dit-il; car où diable est le valet de chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pistoles?—Hé! mais, répondit-elle, j'ai encore, outre cela, deux cents ducats.—Deux cents ducats! répliqua-t-il avec émotion; malpeste! Tu n'as qu'à me les donner à moi: je t'épouse, et nous voilà quitte à quitte.» Il fut pris au mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme.

«Retenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de souper en ville, et qui rentrent dans cet hôtel à main droite, où elles font leur résidence. L'un est un comte qui se pique d'aimer les belles-lettres; l'autre est son frère le licencié, et le troisième un bel esprit attaché à eux. Ils ne se quittent presque point: ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n'a soin que de se louer; son frère le loue et se loue aussi lui-même; mais le bel esprit est chargé de trois soins: de les louer tous deux, et de mêler ses louanges avec les leurs.

«Encore deux places, l'une pour un vieux bourgeois fleuriste qui, n'ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jardinier et une jardinière, pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans son jardin. L'autre pour un histrion qui, plaignant les désagréments attachés à la vie comique, disait l'autre jour à quelques-uns de ses camarades: «Ma foi, mes amis, je suis bien dégoûté de la profession: oui, j'aimerais mieux n'être qu'un petit gentilhomme de campagne de mille ducats de rente.»

«De quelque côté que je tourne la vue, continua l'esprit, je ne découvre que des cerveaux malades. J'aperçois un chevalier de Calatrava, qui est si fier et si vain d'avoir des entretiens secrets avec la fille d'un grand, qu'il se croit de niveau avec les premières personnes de la cour. Il ressemble à Villius, qui s'imaginait être gendre de Scylla parce qu'il était bien avec la fille de ce dictateur: cette comparaison est d'autant plus juste, que ce chevalier a, comme le romain, un Longazenus, c'est-à-dire un rival de néant, qui est encore plus favorisé que lui.

«On dirait que les mêmes hommes renaissent de temps en temps sous de nouveaux traits. Je reconnais dans ce commis le ministre Bollanus, qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visière à tous ceux dont l'abord lui était désagréable. Je revois dans ce vieux président Fufidius, qui prêtait son argent à cinq pour cent par mois; et Marsœus, qui donna sa maison paternelle à la comédienne Origo, revit dans ce garçon de famille, qui mange avec une femme de théâtre une maison de campagne qu'il a près de l'Escurial.»

Asmodée allait poursuivre; mais comme il entendit tout à coup accorder des instruments de musique, il s'arrêta, et dit à don Cléofas: «Il y a au bout de cette rue des musiciens qui vont donner une sérénade à la fille d'un alcalde de corte: si vous voulez voir cette fête de près, vous n'avez qu'à parler.—J'aime fort ces sortes de concerts, répondit Zambullo; approchons-nous de ces symphonistes: peut-être y a-t-il des voix parmi eux.» Il n'eut pas achevé ces mots, qu'il se trouva sur une maison voisine de l'alcalde.

Les joueurs d'instruments jouèrent d'abord quelques airs italiens, après quoi deux chanteurs chantèrent alternativement les couplets suivants.

1er COUPLET.

Si de tu hermosura quieres
Una copia con mil gracias,
Escucha, porque pretendo
El pintar la.

(Si vous voulez une copie de vos grâces et de votre beauté, écoutez-moi, car je prétends en faire le portrait.)

2e COUPLET.

Es tu frente toda nieve
Y el alabastro batallas
Ofreciò al Amor, haziendo
En ella vaya.

(Votre visage tout de neige et d'albâtre a fait des défis à l'amour qui se moquait de lui.)

3e COUPLET.

Amor labrò de tus cejas
Dos arcos para su aljava,
Y debaxo ha descubierto
Quien le mata.

(L'amour a fait de vos sourcils deux arcs pour son carquois; mais il a découvert dessous qui le tue.)

4e COUPLET.

Eres dueña de el lugar,
Vandolera de las almas,
Iman de les alvedrios,
Linda alhaja.

(Vous êtes souveraine de ce séjour, la voleuse des cœurs, l'aimant des désirs, un joli bijou.)

5e COUPLET.

Un rasgo de tu hermosura
Quisiera yo retratar la.
Que es estrella, es cielo, es sol:
No, es sino el alva.

(Je voudrais d'un seul trait peindre votre beauté: c'est une étoile, un ciel, un soleil: non, ce n'est qu'une aurore.)

«Les couplets sont galants et délicats, s'écria l'écolier.—Ils vous semblent tels, dit le démon, parce que vous êtes Espagnol; s'ils étaient traduits en français, par exemple, ils ne jetteraient pas un trop beau coton: les lecteurs de cette nation n'en approuveraient pas les expressions figurées, et y trouveraient une bizarrerie d'imagination qui les ferait rire. Chaque peuple est entêté de son goût et de son génie. Mais laissons là ces couplets, continua-t-il; vous allez entendre une autre musique.

«Suivez de l'œil ces quatre hommes qui paraissent subitement dans la rue: les voici qui viennent fondre sur les symphonistes. Ceux-ci se font des boucliers de leurs instruments, lesquels, ne pouvant résister à la force des coups, volent en éclats. Voyez arriver à leur secours deux cavaliers, dont l'un est le patron de la sérénade. Avec quelle furie ils chargent les agresseurs! Mais ces derniers, qui les égalent en adresse et en valeur, les reçoivent de bonne grâce. Quel feu sort de leurs épées! Remarquez qu'un défenseur de la symphonie tombe; c'est celui qui a donné le concert: il est mortellement blessé. Son compagnon, qui s'en aperçoit, prend la fuite: les agresseurs de leur côté se sauvent, et tous les musiciens disparaissent: il ne reste sur la place que l'infortuné cavalier dont la mort est le prix de la sérénade. Considérez en même temps la fille de l'alcalde: elle est à sa jalousie, d'où elle a observé tout ce qui vient de se passer; cette dame est si fière et si vaine de sa beauté, quoiqu'assez commune, qu'au lieu d'en déplorer les effets funestes, la cruelle s'en applaudit et s'en croit plus aimable.

«Ce n'est pas tout, ajouta-t-il: regardez un autre cavalier qui s'arrête dans la rue auprès de celui qui est noyé dans son sang, pour le secourir, s'il est possible; mais pendant qu'il s'occupe d'un soin si charitable, prenez garde qu'il est surpris par la ronde qui survient: la voilà qui le mène en prison, où il demeurera longtemps, et il ne lui en coûtera guère moins que s'il était le meurtrier du mort.

—Que de malheurs il arrive cette nuit! dit Zambullo.—Celui-ci, reprit le diable, ne sera pas le dernier. Si vous étiez présentement à la porte du Soleil, vous seriez effrayé d'un spectacle qui s'y prépare. Par la négligence d'un domestique, le feu est dans un hôtel, où il a déjà réduit en cendres beaucoup de meubles précieux; mais, quelques riches effets qu'il puisse consumer, don Pèdre de Escolano, à qui appartient cet hôtel malheureux, n'en regrettera point la perte s'il peut sauver Séraphine, sa fille unique, qui se trouve en danger de périr.»

Don Cléofas souhaita de voir cet incendie, et le boiteux le transporta, dans l'instant même, à la porte du Soleil, sur une grande maison qui faisait face à celle où était le feu.


CHAPITRE XI

De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion par amitié pour don Cléofas.

Ils entendirent d'abord les voix confuses de plusieurs personnes, dont les unes criaient au feu, et les autres demandaient de l'eau. Ils remarquèrent, peu de temps après, qu'un grand escalier par où l'on montait aux principaux appartements de l'hôtel de don Pèdre était tout enflammé: ils virent ensuite sortir par les fenêtres des tourbillons de flamme et de fumée.

«L'incendie est dans sa fureur, dit le démon; déjà le feu, parvenu jusqu'au toit, commence à s'y faire un passage et remplit l'air d'étincelles. L'embrasement devient tel, que le peuple qui accourt de toutes parts pour l'éteindre ne peut s'occuper qu'à le regarder. Démêlez dans la foule des spectateurs un vieillard en robe de chambre: c'est le seigneur de Escolano. Entendez-vous ses cris et ses lamentations? Il s'adresse aux hommes qui l'environnent, et les conjure d'aller délivrer sa fille; mais il a beau leur promettre une grosse récompense, aucun ne veut exposer sa vie pour cette dame, qui n'a que seize ans, et dont la beauté est incomparable. Voyant qu'il implore en vain leur assistance, il s'arrache les cheveux et la moustache; il se frappe la poitrine; l'excès de sa douleur lui fait faire des actions insensées. D'un autre côté, Séraphine, abandonnée de ses femmes, s'est évanouie de frayeur dans son appartement, où bientôt une épaisse fumée va l'étouffer: aucun mortel ne peut la secourir.

—Ah! seigneur Asmodée, s'écria Léandro Perez entraîné par les mouvements d'une généreuse compassion, cédez à la pitié dont je me sens saisir, et ne rejetez pas la prière que je vous fais de sauver cette jeune dame de la mort prochaine qui la menace: c'est ce que je vous demande pour prix du service que je vous ai rendu. Ne vous opposez point, comme tantôt, à mon envie; j'en aurais un chagrin mortel.»

Le diable sourit en entendant parler ainsi l'écolier. «Seigneur Zambullo, lui dit-il, vous avez toutes les qualités d'un bon chevalier errant: vous êtes courageux, compatissant aux peines d'autrui, et très-prompt au service des jeunes damoiselles. Ne seriez-vous pas homme à vous jeter au milieu des flammes, comme un Amadis, pour aller délivrer Séraphine et la rendre saine et sauve à son père?—Plût au ciel! répondit don Cléofas, que la chose fût possible! je l'entreprendrais sans balancer.—Votre mort, reprit le boiteux, serait tout le salaire d'un si bel exploit. Je vous l'ai déjà dit, la valeur humaine ne peut rien dans cette occasion, et il faut bien que je m'en mêle pour vous contenter: regardez de quelle façon je vais m'y prendre: observez d'ici toutes mes opérations.»

Il n'eut pas sitôt dit ces paroles, qu'empruntant la figure de Léandro Perez, au grand étonnement de cet écolier, il se glissa parmi le peuple, traversa la presse, et se lança dans le feu comme dans son élément, à la vue des spectateurs, qui furent effrayés de cette action, et qui la blâmèrent par un cri général. «Quel extravagant! disait l'un; comment l'intérêt a-t-il pu l'aveugler jusque-là? S'il n'était pas entièrement fou, la récompense promise ne l'aurait nullement tenté.—Il faut, disait l'autre, que ce jeune téméraire soit un amant de la fille de don Pèdre, et que, dans la douleur qui le possède, il ait résolu de sauver sa maîtresse ou de se perdre avec elle.»

Enfin, ils comptaient tous qu'il aurait le sort d'Empédocle[11], lorsqu'une minute après ils le virent sortir des flammes avec Séraphine entre ses bras. L'air retentit d'acclamations; le peuple donna mille louanges au brave cavalier qui avait fait un si beau coup. Quand la témérité est heureuse, elle ne trouve plus de censeurs, et ce prodige parut à la nation un effet très-naturel du courage espagnol.

[11] Poëte et philosophe sicilien, qui se jeta dans les flammes du Mont-Etna.

Comme la dame était encore évanouie, son père n'osa se livrer à la joie: il craignait qu'après avoir été si heureusement délivrée du feu, elle ne mourût à ses yeux de l'impression terrible qu'avait dû faire en son cerveau le péril qu'elle avait couru; mais il fut bientôt rassuré: elle revint de son évanouissement par les soins qu'on prit de le dissiper. Elle envisagea le vieillard, et lui dit d'un air tendre: «Seigneur, je serais plus affligée que réjouie de voir mes jours conservés, si les vôtres ne l'étaient pas.—Ah, ma fille! lui répondit-il en l'embrassant, puisque je ne vous ai pas perdue, je suis consolé de tout le reste. Remercions, poursuivit-il en lui présentant le faux don Cléofas, remercions tous deux ce jeune cavalier; c'est votre libérateur; c'est à lui que vous devez la vie: nous ne pouvons lui témoigner assez de reconnaissance, et la somme que j'ai promise ne saurait nous acquitter envers lui.»

Le diable prit alors la parole, et dit à don Pèdre d'un air poli: «Seigneur, la récompense que vous avez proposée n'a aucune part au service que j'ai eu le bonheur de vous rendre: je suis noble et Castillan; le plaisir d'avoir essuyé vos larmes, et arraché aux flammes l'objet charmant qu'elles allaient consumer, est un salaire qui me suffit.»

Le désintéressement et la générosité du libérateur firent concevoir pour lui une estime infinie au seigneur de Escolano, qui le pria de le venir voir, et lui demanda son amitié, en lui offrant la sienne. Après bien des compliments de part et d'autre, le père et la fille se retirèrent dans un corps de logis qui était au bout du jardin; ensuite le démon rejoignit l'écolier, qui, le voyant revenir sous sa première forme, lui dit: «Seigneur diable, mes yeux m'auraient-ils trompé? N'étiez-vous pas tout à l'heure sous ma figure?—Pardonnez-moi, répondit le boiteux, et je vais vous apprendre le motif de cette métamorphose. J'ai formé un grand dessein: je prétends vous faire épouser Séraphine; je lui ai déjà inspiré, sous vos traits, une passion violente pour votre seigneurie. Don Pèdre est aussi très-satisfait de vous, parce que je lui ai dit fort poliment qu'en délivrant sa fille je n'avais eu en vue que de leur faire plaisir à l'un et à l'autre, et que l'honneur d'avoir heureusement mis à fin une si périlleuse aventure était une assez belle récompense pour un gentilhomme espagnol. Le bonhomme a l'âme noble: il ne voudra pas demeurer en reste de générosité, et je vous dirai qu'en ce moment il délibère en lui-même s'il vous fera son gendre, pour mesurer sa reconnaissance au service qu'il s'imagine que vous lui avez rendu.

«En attendant qu'il s'y détermine, ajouta le boiteux, gagnons un endroit plus favorable que celui-ci pour continuer nos observations.» A ces mots, il emporta l'écolier sur une haute église remplie de mausolées.


CHAPITRE XII

Des tombeaux, des ombres et de la Mort.

Avant que nous poursuivions l'examen des vivants, dit le démon, troublons pour quelques moments le repos des morts de cette église; parcourons tous ces tombeaux, dévoilons ce qu'ils recèlent; voyons ce qui les a fait élever.

«Le premier de ceux qui sont à main droite contient les tristes restes d'un officier général qui, comme un autre Agamemnon, trouva au retour de la guerre un Egiste dans sa maison. Il y a dans le second un jeune cavalier de noble race, qui, voulant montrer son adresse et sa vigueur à sa dame un jour de combat de taureaux, fut cruellement occis par un de ces animaux-là. Et dans le troisième gît un vieux prélat sorti de ce monde assez brusquement, pour avoir fait son testament en pleine santé et l'avoir lu à ses domestiques, à qui, comme un bon maître, il léguait quelque chose. Son cuisinier fut impatient de recevoir son legs.

«Il repose dans le quatrième mausolée un courtisan qui ne s'est jamais fatigué qu'à faire sa cour; on le vit, pendant soixante ans, tous les jours au lever, au dîner, au souper et au coucher du roi, qui le combla de bienfaits pour récompenser son assiduité.—Au reste, dit don Cléofas, ce courtisan était-il homme à rendre service?—A personne, répondit le diable: il promettait volontiers de faire plaisir; mais il ne tenait jamais ses promesses.—Le misérable! répliqua Léandro: si l'on voulait retrancher de la société civile les hommes qui y sont de trop, il faudrait commencer par les courtisans de ce caractère-là.

—Le cinquième tombeau, reprit Asmodée, renferme la dépouille mortelle d'un seigneur zélé pour la nation espagnole, et jaloux de la gloire de son maître: il fut toute sa vie ambassadeur à Rome ou en France, en Angleterre ou en Portugal; il se ruina si bien dans ses ambassades, qu'il n'avait pas de quoi se faire enterrer quand il mourut; mais le roi en fit la dépense pour reconnaître ses services.

«Passons aux monuments qui sont de l'autre côté. Le premier est celui d'un gros négociant qui laissa de grandes richesses à ses enfants; mais, de peur qu'elles ne leur fissent oublier de qui ils étaient sortis, il fit graver sur son tombeau son nom et sa qualité, ce qui ne plaît guère aujourd'hui à ses descendants.

«Le mausolée qui suit, et qui surpasse tous les autres en magnificence, est un morceau que les voyageurs regardent avec admiration.—En effet, dit Zambullo, il me paraît admirable: je suis enchanté surtout de ces deux représentations qui sont à genoux; voilà des figures bien travaillées! que le sculpteur qui les a faites était un habile ouvrier! Mais apprenez-moi, de grâce, ce que les personnes qu'elles représentent ont été pendant leur vie.»

Le boiteux reprit: «Vous voyez un duc et son épouse: ce seigneur était grand sommelier du corps; il remplissait sa charge avec honneur, et sa femme vivait dans une haute dévotion. Il faut que je vous rapporte un trait de cette bonne duchesse: vous le trouverez un peu gaillard pour une dévote. Le voici:

«Cette dame avait pour directeur, depuis longtemps, un religieux de la Merci, nommé don Jérôme d'Aguilar, homme de bien et fameux prédicateur: elle en était très-satisfaite, lorsqu'il parut à Madrid un dominicain qui se mit à prêcher de façon que tout le peuple en fut enchanté. Ce nouvel orateur s'appelait le frère Placide: on courait à ses sermons comme à ceux du cardinal Ximenés, et, sur sa réputation, la cour, ayant voulu l'entendre, en fut encore plus contente que la ville.

«Notre duchesse se fit d'abord un point d'honneur de tenir bon contre la renommée, et de résister à la curiosité d'aller juger par elle-même de l'éloquence du frère Placide. Elle en usait ainsi pour prouver à son directeur qu'en pénitente délicate et sensible, elle entrait dans les sentiments de dépit et de jalousie que ce nouveau venu pouvait lui causer. Il n'y eut pourtant pas moyen de s'en défendre toujours; le dominicain fit tant de bruit, qu'elle céda enfin à la tentation de le voir: elle le vit, l'entendit prêcher, le goûta, le suivit, et la petite inconstante forma le projet de se mettre sous sa direction.

«Il fallait auparavant se débarrasser du religieux de la Merci; cela n'était pas facile: un guide spirituel ne se quitte pas comme un amant; une dévote ne veut point passer pour volage, ni perdre l'estime d'un directeur qu'elle abandonne. Que fit la duchesse? elle alla trouver don Jérôme, et lui dit d'un air aussi triste que si elle eût été véritablement affligée: «Mon père, je suis au désespoir: vous me voyez dans un étonnement, dans une affliction, dans une perplexité d'esprit inconcevable.—Qu'avez-vous donc, Madame? répondit d'Aguilar.—Le croirez-vous? reprit-elle; mon mari, qui a toujours eu une parfaite confiance en ma vertu, après m'avoir vue si longtemps sous votre conduite sans faire paraître la moindre inquiétude sur la mienne, se livre tout à coup à des soupçons jaloux, et ne veut plus que vous soyez mon directeur. Avez-vous jamais ouï parler d'un pareil caprice? j'ai eu beau lui reprocher qu'il offensait avec moi un homme d'une piété profonde et délivré de la tyrannie des passions, je n'ai fait qu'augmenter sa défiance en prenant votre parti.»

«Don Jérôme, malgré tout son esprit, donna dans ce rapport; il est vrai qu'elle le lui avait fait avec des démonstrations à tromper toute la terre. Quoique fâché de perdre une pénitente de cette importance, il ne laissa pas de l'exhorter à se conformer aux volontés de son époux; mais Sa Révérence ouvrit enfin les yeux, et fut au fait lorsqu'elle apprit que cette dame avait choisi le frère Placide pour directeur.

«Après ce grand sommelier du corps et son adroite épouse, continua le diable, un mausolée plus modeste recèle depuis peu de temps le bizarre assemblage d'un doyen du conseil des Indes et de sa jeune femme. Ce doyen, dans sa soixante-troisième année, épousa une fille de vingt ans; il avait d'un premier lit deux enfants, dont il était prêt à signer la ruine, lorsqu'une apoplexie l'emporta: sa femme mourut vingt-quatre heures après lui, de regret qu'il ne fût pas mort trois jours plus tard.

Nous voici arrivés au monument de cette église le plus respectable: les Espagnols ont autant de vénération pour ce tombeau que les Romains en avaient pour celui de Romulus.—De quel grand personnage renferme-t-il la cendre, dit Léandro Perez?—D'un premier ministre de la couronne d'Espagne, répondit Asmodée: jamais la monarchie n'en aura peut-être un pareil. Le roi se reposa du soin du gouvernement sur ce grand homme, qui sut si bien s'en acquitter, que le monarque et ses sujets en furent très-contents. L'État, sous son ministère, fut toujours florissant et les peuples heureux; enfin cet habile ministre eut beaucoup de religion et d'humanité: cependant, quoiqu'il n'eût rien à se reprocher en mourant, la délicatesse de son poste ne laissa pas de le faire trembler.

«Un peu au delà de ce ministre, si digne d'être regretté, démêlez dans un coin une table de marbre noir attachée à un pilier. Voulez-vous que j'ouvre le sépulcre qui est dessous, pour vous montrer ce qui reste d'une fille bourgeoise qui mourut à la fleur de son âge, et dont la beauté charmait tous les yeux? ce n'est plus que de la poussière; c'était de son vivant une personne si aimable, que son père avait de continuelles alarmes que quelque amant ne la lui enlevât, ce qui aurait bien pu arriver si elle eût vécu plus longtemps. Trois cavaliers qui l'idolâtraient furent inconsolables de sa perte, et se donnèrent la mort pour signaler leur désespoir. Leur tragique histoire est gravée en lettres d'or sur cette table de marbre, avec trois petites figures qui représentent ces trois galants désespérés: ils sont prêts à se défaire eux-mêmes; l'un avale un verre de poison; l'autre se perce de son épée, et le troisième se passe au col une ficelle pour se pendre.»

Le démon, remarquant en cet endroit que l'écolier riait de tout son cœur, et trouvait fort plaisant qu'on eût orné de ces trois figures l'épitaphe de la bourgeoise, lui dit: «Puisque cette imagination vous réjouit, peu s'en faut qu'en cet instant je ne vous transporte sur les bords du Tage, pour vous montrer le monument qu'un auteur dramatique a fait construire dans l'église d'un village auprès d'Almaraz, où il s'était retiré après avoir mené à Madrid une longue et joyeuse vie. Cet auteur a donné au théâtre un grand nombre de comédies pleines de gravelures et de gros sel; mais il s'en est repenti avant sa mort, et, pour expier le scandale qu'elles ont causé, il a fait peindre sur son tombeau une espèce de bûcher, composé de livres qui représentent quelques-unes de ses pièces, et l'on voit la pudeur qui tient un flambeau allumé pour y mettre le feu.

«Outre les morts qui sont dans les mausolées que je viens de vous faire observer, il y en a une infinité d'autres qui ont été enterrés ici fort simplement. Je vois errer toutes leurs ombres: elles se promènent, passent et repassent sans cesse les unes auprès des autres, sans troubler le profond repos qui règne dans ce lieu saint. Elles ne se parlent point; mais je lis dans leur silence toutes leurs pensées.—Que je suis mortifié, s'écria don Cléofas, de ne pouvoir jouir comme vous du plaisir de les apercevoir!—Je puis encore vous donner ce contentement, lui dit Asmodée; rien n'est plus facile pour moi.» En même temps ce démon lui toucha les yeux, et, par un prestige, lui fit voir un grand nombre de fantômes blancs.

A l'apparition de ces spectres, Zambullo frémit. «Comment donc, lui dit le diable, vous frémissez? Ces ombres vous font-elles peur? Que leur habillement ne vous épouvante point; accoutumez-vous-y dès à présent: vous le porterez à votre tour; c'est l'uniforme des mânes; rassurez-vous donc, et ne craignez rien. Pouvez-vous manquer de fermeté dans cette occasion, vous qui avez eu l'assurance de soutenir ma vue? Ces gens-ci ne sont pas si méchants que moi.»

L'écolier, à ces paroles, rappelant tout son courage, regarda les fantômes assez hardiment. «Considérez attentivement toutes ces ombres, lui dit le boiteux: celles qui ont des mausolées sont confondues avec celles qui n'ont qu'une misérable bière pour tout monument: la subordination qui les distinguait les unes des autres pendant leur vie ne subsiste plus: le grand sommelier du corps et le premier ministre ne sont pas plus présentement que les plus vils citoyens enterrés dans cette église. La grandeur de ces nobles mânes a fini avec leurs jours, comme celle d'un héros de théâtre finit avec la pièce.

—Je fais une remarque, dit Léandro; je vois une ombre qui se promène toute seule, et semble fuir la compagnie des autres.—Dites plutôt que les autres évitent la sienne, répondit le démon, et vous direz la vérité: savez-vous bien quelle est cette ombre-là? C'est celle d'un vieux notaire, lequel a eu la vanité de se faire enterrer dans un cercueil de plomb, ce qui a choqué tous les autres mânes bourgeois, dont les cadavres ont été mis en terre ici plus modestement. Ils ne veulent point, pour mortifier son orgueil, que son ombre se mêle parmi eux.

—Je viens de faire encore une observation, reprit don Cléofas: deux ombres, en passant l'une devant l'autre, se sont arrêtées un moment pour se regarder, ensuite elles ont continué leur chemin.—Ce sont, répartit le diable, celles de deux amis intimes, dont l'un était peintre et l'autre musicien: ils étaient un peu ivrognes, à cela près fort honnêtes gens. Ils cessèrent de vivre dans la même année: quand leurs mânes se rencontrent, frappés du souvenir de leurs plaisirs, ils se disent par leur triste silence: «Ah! mon ami, nous ne boirons plus!»

—Miséricorde! s'écria l'écolier; qu'est-ce que je vois? Je découvre au bout de cette église deux ombres qui se promènent ensemble: qu'elles me semblent mal appareillées! Leurs tailles et leurs allures sont bien différentes: l'une est d'une hauteur démesurée, et marche fort gravement, au lieu que l'autre est petite et a l'air évaporé.—La grande, reprit le boiteux, est celle d'un Allemand qui perdit la vie pour avoir bu dans une débauche trois santés avec du tabac dans son vin; et la petite est celle d'un Français, lequel, suivant l'esprit galant de sa nation, s'avisa, en entrant dans une église, de présenter poliment de l'eau bénite à une jeune dame qui en sortait: dès le même jour, pour prix de sa politesse, il fut couché par terre d'un coup d'escopette.

«De mon côté, dit Asmodée, je considère trois ombres remarquables que je démêle dans la foule: il faut que je vous apprenne de quelle façon elles ont été séparées de leur matière. Elles animaient les jolis corps de trois comédiennes qui faisaient autant de bruit à Madrid, dans leur temps, qu'Origo, Citherio et Arbuscula en ont fait à Rome dans le leur, et qui possédaient aussi bien qu'elles l'art de divertir les hommes en public et de les ruiner en particulier. Voici quelle fut la fin de ces fameuses comédiennes espagnoles: l'une creva subitement d'envie au bruit des applaudissements du parterre, au début d'une actrice nouvelle; l'autre trouva dans l'excès de la bonne chère l'infaillible mort qui le suit; et la troisième, venant de s'échauffer sur la scène à jouer le rôle d'une vestale, mourut d'une fausse couche derrière le théâtre.

«Mais laissons en repos toutes ces ombres, poursuivit le démon; nous les avons assez examinées; je veux présenter à votre vue un nouveau spectacle qui doit faire sur vous une impression encore plus forte que celui-ci. Je vais, par la même puissance qui vous a fait apercevoir ces mânes, vous rendre la Mort visible. Vous allez contempler cette cruelle ennemie du genre humain, laquelle tourne sans cesse autour des hommes sans qu'ils la voient, qui parcourt en un clin d'œil toutes les parties du monde, et fait dans un même moment sentir son pouvoir aux divers peuples qui les habitent.

«Regardez du côté de l'orient; la voilà qui s'offre à vos yeux: une troupe nombreuse d'oiseaux de mauvais augure vole devant elle avec la Terreur, et annonce son passage par des cris funèbres. Son infatigable main est armée de la faulx terrible sous laquelle tombent successivement toutes les générations. Sur une de ses ailes sont peints la guerre, la peste, la famine, le naufrage, l'incendie, avec les autres accidents funestes qui lui fournissent à chaque instant une nouvelle proie, et l'on voit sur l'autre aile de jeunes médecins qui se font recevoir docteurs en présence de la Mort, qui leur donne le bonnet après leur avoir fait jurer qu'ils n'exerceront jamais la médecine autrement qu'on la pratique aujourd'hui.»

Quoique don Cléofas fût persuadé qu'il n'y avait aucune réalité dans ce qu'il voyait, et que c'était seulement pour lui faire plaisir que le diable lui montrait la Mort sous cette forme, il ne pouvait la considérer sans frayeur: il se rassura néanmoins, et dit au démon: «Cette figure épouvantable ne passera pas seulement par-dessus la ville de Madrid, elle y laissera sans doute des marques de son passage.—Oui, certainement, répondit le boiteux: elle ne vient pas ici pour rien; il ne tiendra qu'à vous d'être témoin de la besogne qu'elle va faire.—Je vous prends au mot, répliqua l'écolier: volons sur ses traces; voyons sur quelles familles malheureuses sa fureur tombera. Que de larmes vont couler!—Je n'en doute pas, répartit Asmodée; mais il y en aura bien de commande! La Mort, malgré l'horreur qui l'accompagne, cause autant de joie que de douleur.»

Nos deux spectateurs prirent leur vol, et suivirent la Mort pour l'observer. Elle entra d'abord dans une maison bourgeoise dont le chef était malade à l'extrémité: elle le toucha de sa faulx, et il expira au milieu de sa famille, qui forma aussitôt un concert touchant de plaintes et de lamentations. «Il n'y a point ici de tricherie, dit le démon: la femme et les enfants de ce bourgeois l'aimaient tendrement; d'ailleurs ils avaient besoin de lui pour subsister; leurs pleurs ne sauraient être perfides.

«Il n'en est pas de même de ce qui se passe dans cette autre maison où vous voyez la Mort qui frappe un vieillard alité. C'est un conseiller qui a toujours vécu dans le célibat, et fait très-mauvaise chère pour amasser des biens considérables qu'il laisse à trois neveux, qui se sont assemblés chez lui dès qu'ils ont appris qu'il tirait à sa fin. Ils ont fait paraître une extrême affliction et fort bien joué leurs rôles; mais les voilà qui lèvent le masque et se préparent à faire des actes d'héritiers, après avoir fait des grimaces de parents: ils vont fouiller partout. Qu'ils trouveront d'or et d'argent! Quel plaisir, vient de dire tout à l'heure un de ses héritiers aux autres, quel plaisir pour des neveux d'avoir de vieux ladres d'oncles qui renoncent aux douceurs de la vie pour les leur procurer!—La belle oraison funèbre, dit Léandro Perez!—Oh! ma foi, reprit le diable, la plupart des pères qui sont riches et qui vivent longtemps n'en doivent point attendre une autre de leurs propres enfants.

—Tandis que ces héritiers pleins de joie cherchent les trésors du défunt, la Mort vole vers un grand hôtel où demeure un jeune seigneur qui a la petite vérole. Ce seigneur, le plus aimable de la cour, va périr au commencement de ses beaux jours, malgré le fameux médecin qui le gouverne, ou peut-être parce qu'il est gouverné par ce docteur.

«Remarquez avec quelle rapidité la Mort fait ses opérations: elle a déjà tranché la destinée de ce jeune seigneur, et je la vois prête à faire une autre expédition. Elle s'arrête sur un couvent, elle descend dans une cellule, fond sur un bon religieux, et coupe le fil de la vie pénitente et mortifiée qu'il mène depuis quarante ans. La Mort, toute terrible qu'elle est, ne l'a point épouvanté; mais, en récompense, elle entre dans un hôtel qu'elle va remplir d'effroi. Elle s'approche d'un licencié de condition, nommé depuis peu à l'évêché d'Albarazin. Ce prélat n'est occupé que des préparatifs qu'il fait pour se rendre à son diocèse avec toute la pompe qui accompagne aujourd'hui les princes de l'Église. Il ne songe à rien moins qu'à mourir; néanmoins il va tout à l'heure partir pour l'autre monde, où il arrivera sans suite, comme le religieux; et je ne sais s'il y sera reçu aussi favorablement que lui.

—O ciel, s'écria Zambullo, la Mort va passer par-dessus le palais du roi! Je crains que d'un coup de faulx la barbare ne jette toute l'Espagne dans la consternation.—Vous avez raison de trembler, dit le boiteux, car elle n'a pas plus de considération pour les rois que pour leurs valets de pied; mais rassurez-vous, ajouta-t-il un moment après; elle n'en veut point encore au monarque, elle va tomber sur un de ses courtisans, sur un de ces seigneurs dont l'unique occupation est de le suivre et de faire leur cour: ce ne sont pas les hommes de l'État les plus difficiles à remplacer.

—Mais il me semble, répliqua l'écolier, que la Mort ne se contente pas d'avoir enlevé ce courtisan: elle fait encore une pause sur le palais, du côté de l'appartement de la reine.—Cela est vrai, répartit le diable, et c'est pour faire une très-bonne œuvre: elle va couper le sifflet à une mauvaise femme qui se plaît à semer la division dans la cour de la reine, et qui est tombée malade de chagrin de voir deux dames qu'elle avait brouillées se réconcilier de bonne foi.

«Vous allez entendre des cris perçants, continua le démon: la Mort vient d'entrer dans ce bel hôtel à main gauche: il va s'y passer la plus triste scène que l'on puisse voir sur le théâtre du monde: arrêtez vos yeux sur ce déplorable spectacle.—Effectivement, dit don Cléofas, j'aperçois une dame qui s'arrache les cheveux et se débat entre les bras de ses femmes. Pourquoi paraît-elle si affligée?—Regardez dans l'appartement qui est vis-à-vis de celui-là, répondit le diable, vous en découvrirez la cause. Remarquez un homme étendu sur un lit magnifique: c'est son mari qui expire: elle est inconsolable. Leur histoire est touchante, et mériterait d'être écrite: il me prend envie de vous la conter.

—Vous me ferez plaisir, répliqua Léandro; le pitoyable ne m'attendrit pas moins que le ridicule me réjouit.—Elle est un peu longue, reprit Asmodée; mais elle est trop intéressante pour vous ennuyer. D'ailleurs, je vous l'avouerai, tout démon que je suis, je me lasse de suivre la Mort: laissons-la chercher de nouvelles victimes.—Je le veux bien, dit Zambullo: je suis plus curieux d'entendre l'histoire dont vous me faites fête, que de voir périr tous les humains l'un après l'autre.» Alors le boiteux en commença le récit dans ces termes, après avoir transporté l'écolier sur une des plus hautes maison de la rue d'Alcala.

FIN DU TOME PREMIER.


TABLE DES MATIÈRES

DU TOME PREMIER.

PRÉFACE.

CHAPITRE PREMIER Quel diable c'est que le Diable Boiteux. Où et par quel hasard Don Cléofas Leandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui.

CHAPITRE II Suite de la délivrance d'Asmodée.

CHAPITRE III Dans quel endroit le Diable Boiteux transporta l'écolier, et des premières choses qu'il lui fit voir.

CHAPITRE IV Histoire des amours du comte de Belflor et de Leonor de Cespedés.

CHAPITRE V Suite et conclusion des amours du comte de Belflor.

CHAPITRE VI Des nouvelles choses que vit Don Cleofas, et de quelle manière il fut vengé de Doña Tomasa.

CHAPITRE VII Des prisonniers.

CHAPITRE VIII Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée.

CHAPITRE IX Des fous enfermés.

CHAPITRE X Dont la matière est inépuisable.

CHAPITRE XI De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion par amitié pour Don Cleofas.

CHAPITRE XII Des tombeaux, des ombres et de la Mort.

Imp. Eugène Heutte et Cie, à Saint-Germain.

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