Le droit à la paresse : $b réfutation du droit au travail de 1848
II
En 1770, parut à Londres, un écrit anonyme intitulé : An Essay on trade and commerce. Il fit à l’époque un certain bruit. Son auteur, grand philanthrope, s’indignait de ce que « la plèbe manufacturière d’Angleterre s’était mise dans la tête l’idée fixe qu’en qualité d’Anglais, tous les individus qui la composent, ont, par droit de naissance, le privilège d’être plus libres et plus indépendants que les ouvriers de n’importe quel autre pays de l’Europe. Cette idée peut avoir son utilité pour les soldats dont elle stimule la bravoure ; mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus, mieux cela vaut pour eux-mêmes et pour l’État. Des ouvriers ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs. Il est extrêmement dangereux d’encourager de pareils engouements dans un État commercial comme le nôtre, où peut-être les sept huitièmes de la population n’ont que peu ou pas de propriété. La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l’industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu’ils gagnent maintenant en quatre. » — Ainsi, près d’un siècle avant Guizot, on prêchait ouvertement à Londres le travail comme un frein aux nobles passions de l’homme. « Plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices, écrivait d’Osterode, le 5 mai 1807, Napoléon. Je suis l’autorité… et je serais disposé à ordonner que le dimanche, passé l’heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail. » Pour extirper la paresse et courber les sentiments de fierté et d’indépendance qu’elle engendre, l’auteur de l’Essay on trade proposait d’incarcérer les pauvres dans des maisons idéales du travail (ideal workhouses) qui deviendraient « des maisons de terreur où l’on ferait travailler 14 heures par jour, de telle sorte que, le temps des repas soustrait, il resterait douze heures de travail pleines et entières. »
Douze heures de travail par jour, voilà l’idéal des philanthropes et des moralistes du dix-huitième siècle. Que nous avons dépassé ce nec plus ultra ! Les ateliers modernes sont devenus des maisons idéales de correction, où l’on incarcère les masses ouvrières, où l’on condamne au travail forcé pendant 12 et 14 heures, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants[7] ! Et dire que les fils des héros de la Terreur se sont laissés dégrader par la religion du travail au point d’accepter, après 1848, comme une conquête révolutionnaire, la loi qui limitait à douze heures le travail dans les fabriques ; ils proclamaient, comme un principe révolutionnaire, le Droit au travail. Honte au prolétariat français ! Des esclaves seuls eussent été capables d’une telle bassesse. Il faudrait vingt ans de civilisation capitaliste à un Grec des temps antiques pour concevoir un tel avilissement.
[7] Au premier Congrès de bienfaisance tenu à Bruxelles, en 1857, un des plus riches manufacturiers de Marquette, près de Lille, M. Scrive, aux applaudissements des membres du Congrès, racontait, avec la plus noble satisfaction d’un devoir accompli : « Nous avons introduit quelques moyens de distraction pour les enfants. Nous leur apprenons à chanter pendant le travail, à compter également en travaillant ; cela les distrait et les fait accepter avec courage ces douze heures de travail qui sont nécessaires pour leur procurer des moyens d’existence. » — Douze heures de travail, et quel travail ! imposées à des enfants qui n’ont pas douze ans ! — Les matérialistes regretteront toujours qu’il n’y ait pas un enfer pour y clouer ces chrétiens, ces philanthropes, bourreaux de l’enfance !
Et si les douleurs du travail forcé, si les tortures de la faim se sont abattues sur le prolétariat, plus nombreuses que les sauterelles de la Bible, c’est lui qui les a appelées.
Ce travail, qu’en juin 1848 les ouvriers réclamaient les armes à la main, ils l’ont imposé à leurs familles ; ils ont livré, aux barons de l’industrie, leurs femmes et leurs enfants. De leurs propres mains, ils ont démoli leur foyer domestique, de leurs propres mains ils ont tari le lait de leurs femmes : les malheureuses, enceintes et allaitant leurs bébés, ont dû aller dans les mines et les manufactures tendre l’échine et épuiser leurs nerfs ; de leurs propres mains, ils ont brisé la vie et la vigueur de leurs enfants. — Honte aux prolétaires ! Où sont ces commères dont parlent nos fabliaux et nos vieux contes, hardies aux propos, franches de la gueule, amantes de la dive bouteille ? Où sont ces luronnes, toujours trottant, toujours cuisinant, toujours courant, toujours semant la vie, en engendrant la joie, enfantant sans douleurs des petits sains et vigoureux ?… Nous avons aujourd’hui les filles et les femmes de fabrique, chétives fleurs aux pâles couleurs, au sang sans rutilance, à l’estomac délabré, aux membres alanguis !… Elles n’ont jamais connu le plaisir robuste et ne sauraient raconter gaillardement comment l’on cassa leur coquille ! — Et les enfants ? Douze heures de travail aux enfants ! O misère ! — Mais tous les Jules Simon de l’Académie des sciences morales et politiques, tous les Germinys de la jésuiterie, n’auraient pu inventer un vice plus abrutissant pour l’intelligence des enfants, plus corrupteur de leurs instincts, plus destructeur de leur organisme, que le travail dans l’atmosphère viciée de l’atelier capitaliste.
Notre époque est, dit-on, le siècle du travail ; il est, en effet, le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption.
Et cependant les philosophes, les économistes bourgeois, depuis le péniblement confus Auguste Comte, jusqu’au ridiculement clair Leroy-Beaulieu ; les gens de lettres bourgeois, depuis le charlatanesquement romantique Victor Hugo, jusqu’au naïvement grotesque Paul de Kock, tous ont entonné les chants nauséabonds en l’honneur du dieu Progrès, le fils aîné du Travail. A les entendre, le bonheur allait régner sur la terre ; déjà on en sentait la venue. Ils allaient dans les siècles passés fouiller la poussière et les misères féodales pour rapporter de sombres repoussoirs aux délices des temps présents. — Nous ont-ils fatigués, ces repus, ces satisfaits, naguère encore membres de la domesticité des grands seigneurs, aujourd’hui valets de plume de la bourgeoisie, grassement rentés ; nous ont-ils fatigués avec le paysan du rhétoricien La Bruyère ? Eh bien ! voici le brillant tableau des jouissances prolétariennes en l’an de Progrès capitaliste 1840, peint par un des leurs, par le Dr Villermé, membre de l’Institut, le même qui, en 1848, fit partie de cette société de savants (Thiers, Cousin, Passy, Blanqui l’académicien, en étaient), qui propagea dans les masses les sottises de l’économie et de la morale bourgeoises.
C’est de l’Alsace manufacturière que parle le Dr Villermé, de l’Alsace des Kestner, des Dollfus, ces fleurs de la philanthropie et du républicanisme industriels. — Mais avant que le docteur ne dresse devant nous le tableau des misères prolétariennes, écoutons un manufacturier alsacien, M. Th. Mieg, de la maison Dollfus, Mieg et Cie, dépeignant la situation de l’artisan de l’ancienne industrie : « A Mulhouse, il y a cinquante ans (en 1813, alors que la moderne industrie mécanique naissait), les ouvriers étaient tous enfants du sol, habitant la ville et les villages environnants et possédant presque tous une maison et souvent un petit champ[8]. » C’était l’âge d’or du travailleur. — Mais alors l’industrie alsacienne n’inondait pas le monde de ses cotonnades et n’emmillionnait pas ses Dollfus et ses Kœchlin. Mais, vingt-cinq ans après, quand Villermé visita l’Alsace, le minotaure moderne, l’atelier capitaliste, avait conquis le pays ; dans sa boulimie de travail humain, il avait arraché les ouvriers de leurs foyers pour mieux les tordre et pour mieux exprimer le travail qu’ils contenaient. C’étaient par milliers que les ouvriers accouraient au sifflement de la machine. « Un grand nombre, dit Villermé, cinq mille sur dix-sept mille, étaient contraints, par la cherté des loyers, à se loger dans les villages voisins. Quelques-uns habitaient à deux lieues et même deux lieues et quart de la manufacture où ils travaillaient.
[8] Discours prononcé à la Société internationale d’études pratiques d’économie sociale de Paris, en mai 1863, et publié dans l’Économiste français de la même époque.
« A Mulhouse, à Dornach, le travail commençait à cinq heures du matin et finissait à huit heures du soir, été comme hiver… Il faut les voir arriver chaque matin en ville et partir chaque soir. Il y a parmi eux une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue et qui, à défaut de parapluies, portent renversés sur la tête, lorsqu’il pleut ou qu’il neige, leurs tabliers ou jupons de dessus pour se préserver la figure et le cou, et un nombre plus considérable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons, tout gras de l’huile des métiers qui tombe sur eux pendant qu’ils travaillent. Ces derniers, mieux préservés de la pluie par l’imperméabilité de leurs vêtements, n’ont même pas au bras, comme les femmes dont on vient de parler, un panier où sont les provisions de la journée ; mais ils portent à la main ou cachent sous leurs vestes ou comme ils peuvent, le morceau de pain qui doit les nourrir jusqu’à l’heure de leur rentrée à la maison.
« Ainsi, à la fatigue d’une journée démesurément longue, puisqu’elle a au moins quinze heures, vient se joindre pour ces malheureux celle des allées et venues si fréquentes, si pénibles. Il résulte que le soir ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils en sortent avant d’être complètement reposés pour se trouver à l’atelier à l’heure de l’ouverture. »
Voici maintenant les bouges où s’entassaient ceux qui logeaient en ville : « J’ai vu à Mulhouse, à Dornach et dans des maisons voisines, de ces misérables logements où deux familles couchaient chacune dans un coin, sur la paille jetée sur le carreau et retenue par deux planches… Cette misère dans laquelle vivent les ouvriers de l’industrie du coton dans le département du Haut-Rhin est si profonde, qu’elle produit ce triste résultat que, tandis que dans les familles des fabricants, négociants, drapiers, directeurs d’usines, la moitié des enfants atteint la vingt et unième année, cette même moitié cesse d’exister avant deux ans accomplis dans les familles de tisserands et d’ouvriers de filatures de coton… »
Parlant du travail de l’atelier, Villermé ajoute : « Ce n’est pas là un travail, une tâche, c’est une torture, et on l’inflige à des enfants de six à huit ans… C’est ce long supplice de tous les jours qui mine principalement les ouvriers dans les filatures de coton. » Et, à propos de la durée du travail, Villermé observait que les forçats des bagnes ne travaillent que dix heures, les esclaves des Antilles neuf heures en moyenne, tandis qu’il existait dans la France qui avait fait la Révolution de 89, qui avait proclamé les pompeux Droits de l’Homme, « des manufactures où la journée était de seize heures, sur lesquelles on n’accordait aux ouvriers qu’une heure et demie pour les repas[9]. »
[9] L.-R. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie (1840). Ce n’était pas parce que les Dollfus, les Kœchlin et autres fabricants alsaciens étaient des républicains, des patriotes et des philanthropes protestants qu’ils traitaient de la sorte leurs ouvriers ; car MM. Blanqui, l’académicien Reybaud, le prototype de Jérôme Paturot, et Jules Simon, le maître Jacques politique, ont constaté les mêmes aménités pour la classe ouvrière, chez les fabricants très catholiques et très monarchiques de Lille et de Lyon. Ce sont là des vertus capitalistes s’harmonisant à ravir avec toutes les fois politiques et religieuses.
O misérable avortement des principes révolutionnaires de la bourgeoisie ! ô lugubres présents de son dieu Progrès ! — Les philanthropes acclament bienfaiteurs de l’Humanité ceux qui, pour s’enrichir en fainéantant, donnent du travail aux pauvres ; mieux vaudrait semer la peste, empoisonner les sources que d’ériger une fabrique capitaliste au milieu d’une population rustique. — Introduisez le travail et adieu joie, santé, liberté ; adieu tout ce qui fait la vie belle et digne d’être vécue[10].
[10] Les Indiens des tribus belliqueuses du Brésil tuent leurs infirmes et leurs vieillards ; ils témoignent leur amitié en mettant fin à une vie qui n’est plus réjouie par des combats, des fêtes et des danses. Tous les peuples primitifs ont donné aux leurs ces preuves d’affection : les Massagètes de la mer Caspienne (Hérodote) aussi bien que les Wens de l’Allemagne et les Celtes de la Gaule. Dans les églises de Suède, dernièrement encore, on conservait des massues dites massues-familiales, qui servaient à délivrer les parents des tristesses de la vieillesse. Combien dégénérés sont les prolétaires modernes pour accepter en patience les épouvantables misères du travail de fabrique !
Et les économistes s’en vont répétant aux ouvriers : travaillez, travaillez pour augmenter la fortune sociale ! et cependant un économiste, Destut de Tracy, leur répond : « Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre » ; et son disciple Cherbulliez de continuer : « Les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent à l’événement qui, tôt ou tard, doit les priver d’une partie de leur salaire. » — Mais assourdis et idiotisés par leurs propres hululements, les économistes de répondre : travaillez, travaillez toujours pour créer votre bien-être ! Et, au nom de la mansuétude chrétienne, un prêtre de l’Église anglicane, le révérend Towsend, psalmodie : travaillez, travaillez nuit et jour ; en travaillant vous faites croître votre misère, et votre misère nous dispense de vous imposer le travail par la force de la loi. L’imposition légale du travail « donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit ; la faim, au contraire, est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants. » Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles ; travaillez, travaillez, pour que devenant plus pauvres vous ayez plus de raison de travailler et d’être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste.
Parce que prêtant l’oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises industrielles de surproduction qui convulsent l’organisme social. Alors, parce qu’il y a pléthore de marchandises et pénurie d’acheteurs, les ateliers se ferment et la faim cingle les populations ouvrières de son fouet aux mille lanières. Les prolétaires abrutis par le dogme du travail, ne comprenant pas que le sur-travail qu’ils se sont infligés pendant le temps de prétendue prospérité est la cause de leur misère présente, au lieu de courir aux greniers à blé et de crier : « Nous avons faim, nous voulons manger !… Vrai, nous n’avons pas un rouge liard, mais tout gueux que nous sommes, c’est nous cependant qui avons moissonné le blé et vendangé le raisin… » — Au lieu d’assiéger les magasins de M. Bonnet, de Jujurieux, l’inventeur des couvents industriels et de clamer : « M. Bonnet, voici vos ouvrières ovalistes, moulineuses, fileuses, tisseuses, elles grelottent sous leurs cotonnades rapetassées à chagriner l’œil d’un juif et cependant ce sont elles qui ont filé et tissé les robes de soie des cocottes de toute la chrétienté. Les pauvresses travaillant treize heures par jour, n’avaient pas le temps de songer à la toilette, maintenant elles chôment et peuvent faire du frou-frou avec les soieries qu’elles ont ouvrées. Dès qu’elles ont perdu leurs dents de lait, elles se sont dévouées à votre fortune et ont vécu dans l’abstinence ; maintenant elles ont des loisirs et veulent jouir un peu des fruits de leur travail. Allons, M. Bonnet, livrez vos soieries, M. Harmel fournira ses mousselines, M. Pouyer-Quertier ses calicots, M. Pinet ses bottines pour leurs chers petits pieds froids et humides… Vêtues de pied en cap, et fringantes, elles vous feront plaisir à contempler. Allons, pas de tergiversations ; — vous êtes ami de l’humanité, n’est-ce pas, et chrétien par dessus le marché ? — Mettez à la disposition de vos ouvrières la fortune qu’elles vous ont édifiée avec la chair de leur chair. — Vous êtes ami du commerce ? — Facilitez la circulation des marchandises ; voici des consommateurs tout trouvés ; ouvrez-leur des crédits illimités. Vous êtes bien obligé d’en faire à des négociants que vous ne connaissez ni d’Adam ni d’Ève, qui ne vous ont rien donné, pas même un verre d’eau. Vos ouvrières s’acquitteront comme elles le pourront ; si, au jour de l’échéance, elles gambettisent et laissent protester leur signature, vous les mettrez en faillite, et si elles n’ont rien à saisir, vous exigerez qu’elles vous paient en prières : elles vous enverront en paradis, mieux que vos sacs noirs, au nez gorgé de tabac. »
Au lieu de profiter des moments de crise pour une distribution générale des produits et un gaudissement universel, les ouvriers, crevant la faim, s’en vont battre de leur tête les portes de l’atelier. Avec des figures hâves, des corps amaigris, des discours piteux, ils assaillent les fabricants : « Bon M. Chagot, doux M. Schneider, donnez-nous du travail, ce n’est pas la faim, mais la passion du travail qui nous tourmente ! » Et ces misérables qui ont à peine la force de se tenir debout, vendent douze et quatorze heures de travail deux fois moins cher que lorsqu’ils avaient du pain sur la planche. Et les philanthropes de l’industrie de profiter des chômages pour fabriquer à meilleur marché.
Si les crises industrielles suivent les périodes de sur-travail aussi fatalement que la nuit le jour, traînant après elles le chômage forcé et la misère sans issue, elles amènent aussi la banqueroute inexorable. Tant que le fabricant a du crédit, il lâche la bride à la rage du travail, il emprunte et emprunte encore pour fournir la matière première aux ouvriers. Il fait produire, sans réfléchir que le marché s’engorge et que, si ses marchandises n’arrivent pas à la vente, ses billets viendront à l’échéance. Acculé, il va implorer le juif, il se jette à ses pieds, lui offre son sang, son honneur. « Un petit peu d’or ferait mieux mon affaire, répond le Rothschild, vous avez 20,000 paires de bas en magasin, ils valent vingt sous, je les prends à quatre sous. » Les bas obtenus, le juif les vend six et huit sous, et empoche de frétillantes pièces de cent sous qui ne doivent rien à personne : mais le fabricant a reculé pour mieux sauter. Enfin, la débâcle arrive et les magasins dégorgent ; on jette alors tant de marchandises par la fenêtre, qu’on ne sait comment elles sont entrées par la porte. C’est par centaines de millions que se chiffre la valeur des marchandises détruites ; au siècle dernier on les brûlait ou on les jetait à l’eau[11].
[11] Au Congrès industriel tenu à Berlin, le 21 janvier 1879, on estimait à 568 millions de francs la perte qu’avait éprouvée l’industrie du fer en Allemagne pendant la dernière crise.
Mais avant d’aboutir à cette conclusion, les fabricants parcourent le monde en quête de débouchés pour les marchandises qui s’entassent ; ils forcent leur gouvernement à annexer des Congo, à s’emparer des Tonkin, à démolir à coups de canon les murailles de la Chine, pour y écouler leurs cotonnades. Aux siècles derniers, c’était un duel à mort entre la France et l’Angleterre à qui aurait le privilège exclusif de vendre en Amérique et aux Indes. Des milliers d’hommes jeunes et vigoureux ont rougi de leur sang les mers, pendant les guerres coloniales des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.
Les capitaux abondent comme les marchandises. Les financiers ne savent plus où les placer ; ils vont alors, chez les nations heureuses qui lézardent au soleil en fumant des cigarettes, poser des chemins de fer, ériger des fabriques et importer la malédiction du travail. Et cette exportation de capitaux français se termine un beau matin par des complications diplomatiques : en Égypte, la France, l’Angleterre, l’Allemagne étaient sur le point de se prendre aux cheveux pour savoir quels usuriers seraient payés les premiers ; par des guerres du Mexique où l’on envoie les soldats français faire le métier d’huissiers pour recouvrer de mauvaises dettes[12].
[12] La Justice de M. Clemenceau, dans sa partie financière, disait le 6 avril : « Nous avons entendu soutenir cette opinion, que, à défaut de la Prusse, les milliards de la guerre de 1870 eussent été également perdus pour la France et ce sous forme d’emprunt périodiquement émis pour l’équilibre des budgets étrangers ; telle est également notre opinion. » On estime à cinq milliards la perte des capitaux anglais dans les emprunts des républiques de l’Amérique du Sud. — Les travailleurs français ont non seulement produit les cinq milliards payés à M. Bismarck ; mais ils continuent à servir les intérêts de l’indemnité de guerre, aux Ollivier, aux Girardin, aux Bazaine et autres porteurs de titres de rente qui ont amené la guerre et la déroute. Cependant, il leur reste une fiche de consolation : ces cinq milliards n’occasionneront pas de guerre de recouvrement.
Ces misères individuelles et sociales, pour grandes et innombrables qu’elles soient, pour éternelles qu’elles paraissent, s’évanouiront comme les hyènes et les chacals à l’approche du lion, quand le Prolétariat dira : « Je le veux. » Mais pour qu’il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le Prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre-penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclame les Droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phthisiques Droits de l’homme concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit.
Jusqu’ici ma tâche a été facile, je n’avais qu’à décrire des maux réels bien connus de nous tous, hélas ! Mais convaincre le Prolétariat que la morale qu’on lui a inoculée est perverse, que le travail effréné auquel il s’est livré dès le commencement du siècle est le plus terrible fléau qui jamais ait frappé l’humanité, que le travail ne deviendra un condiment des plaisirs de la paresse, un exercice bienfaisant à l’organisme humain, une passion utile à l’organisme social que lorsqu’il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour, est une tâche ardue au-dessus de mes forces ; seuls des physiologistes, des hygiénistes, des économistes communistes pourraient l’entreprendre. Dans les pages qui vont suivre, je me bornerai à démontrer qu’étant donnés les moyens de production modernes et leur puissance reproductive illimitée, il faut mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail et les obliger à consommer les marchandises qu’ils produisent.