← Retour

Le droit à la paresse : $b réfutation du droit au travail de 1848

16px
100%

III

Un poète grec, du temps de Cicéron, Antiparos, chantait ainsi l’invention du moulin à eau (pour la mouture du grain) qui allait émanciper les femmes esclaves et ramener l’âge d’or : « Épargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement ! Que le coq vous avertisse en vain qu’il fait jour ! Dao a imposé aux nymphes le travail des esclaves et les voilà qui sautillent allègrement sur la roue et voilà que l’essieu ébranlé roule avec ses raies, faisant tourner la pesante pierre roulante. Vivons de la vie de nos pères et oisifs réjouissons-nous des dons que la déesse accorde. » — Hélas ! les loisirs que le poète païen annonçait ne sont pas venus ; la passion aveugle, perverse et homicide du travail transforme la machine libératrice en instrument d’asservissement des hommes libres : sa productivité les appauvrit.

Une bonne ouvrière ne fait avec le fuseau que cinq mailles à la minute, certains métiers circulaires à tricoter en font trente mille dans le même temps. Chaque minute de la machine équivaut donc à cent heures de travail de l’ouvrière ; ou bien chaque minute de travail de la machine délivre à l’ouvrière dix jours de repos. Ce qui est vrai pour l’industrie du tricotage est plus ou moins vrai pour toutes les industries renouvelées par la mécanique moderne. — Mais que voyons-nous ? A mesure que la machine se perfectionne et abat le travail de l’homme avec une rapidité et une précision sans cesse croissantes, l’ouvrier, au lieu de prolonger son repos d’autant, redouble d’ardeur, comme s’il voulait rivaliser avec la machine. Oh ! concurrence absurde et meurtrière !

Pour que la concurrence de l’homme et de la machine prît libre carrière, les prolétaires ont aboli les sages lois qui limitaient le travail des artisans des antiques corporations ; ils ont supprimé les jours fériés[13]. Parce que les producteurs d’alors ne travaillaient que cinq jours sur sept, croient-ils donc, ainsi que le racontent les économistes menteurs, qu’ils ne vivaient que d’air et d’eau fraîche ? — Allons donc ! — Ils avaient des loisirs pour goûter les joies de la terre, pour faire l’amour et rigoler ; pour banqueter joyeusement en l’honneur du grand dieu de la Fainéantise. La morose Angleterre, encagottée dans le protestantisme, se nommait alors la « joyeuse Angleterre » (Merry England). — Rabelais, Quevedo, Cervantes, les auteurs inconnus des romans picaresques, nous font venir l’eau à la bouche avec leurs peintures de ces monumentales ripailles[14] dont on se régalait alors entre deux batailles et deux dévastations, et dans lesquelles tout « allait par escuelles. » — Jordaens et l’école flamande les ont écrites sur leurs toiles réjouissantes. Sublimes estomacs gargantuesques, qu’êtes-vous devenus ? Sublimes cerveaux qui encercliez toute la pensée humaine, qu’êtes-vous devenus ? — Nous sommes bien dégénérés et bien rapetissés. La vache enragée, la pomme de terre, le vin fuchsiné, le schnaps prussien savamment combinés avec le travail forcé ont débilité nos corps et borné nos esprits. Et c’est alors que l’homme rétrécit son estomac et que la machine élargit sa productivité, c’est alors que les économistes nous prêchent la théorie malthusienne, la religion de l’abstinence et le dogme du travail ? Mais il faudrait leur arracher la langue et la jeter aux chiens.

[13] Sous l’ancien régime, les lois de l’Église garantissaient au travailleur 90 jours de repos (52 dimanches et 38 jours fériés) pendant lesquels il était strictement défendu de travailler. C’était le grand crime du catholicisme, la cause principale de l’irréligion de la bourgeoisie industrielle et commerçante. Sous la Révolution, dès qu’elle fut maîtresse, elle abolit les jours fériés ; et remplaça la semaine de sept jours par celle de dix ; afin que le peuple n’eût plus qu’un jour de repos sur dix. Elle affranchit les ouvriers du joug de l’Église pour mieux les soumettre au joug du Travail.

La haine contre les jours fériés n’apparaît que lorsque la moderne bourgeoisie industrielle et commerçante prend corps, entre les XVe et XVIe siècles. Henri IV demanda leur réduction au pape ; il refusa parce que « une des hérésies qui courent le jourd’hui, est touchant les fêtes » (Lettres du cardinal d’Ossat). Mais, en 1666, Péréfixe, archevêque de Paris, en supprima 17 dans son diocèse. Le protestantisme, qui était la religion chrétienne, accommodée aux nouveaux besoins industriels et commerciaux de la bourgeoisie, fut moins soucieux du repos populaire ; il détrôna au ciel les saints pour abolir sur terre leurs fêtes.

La réforme religieuse et la libre pensée philosophique n’étaient que des prétextes qui permirent à la bourgeoisie jésuite et rapace d’escamoter les jours de fête du populaire.

[14] Ces fêtes pantagruéliques duraient des semaines. Don Rodrigo de Lara gagne sa fiancée en expulsant les Maures de Calatrava la vieille, et le Romancero narre que,

Las bodas fueron en Burgos,
Las tornabodas en Salas :
En bodas y tornabodas
Pasaron siete semanas.
Tantas vienen de las gentes,
Que no caben por las plazas…

(Les noces furent à Burgos, les retours de noces à Salas ; en noces et retours de noces, sept semaines passèrent ; tant de gens accoururent que les places ne purent les contenir…)

Les hommes de ces noces de sept semaines étaient les héroïques soldats des guerres de l’indépendance.

Parce que la classe ouvrière avec sa bonne foi simpliste s’est laissée endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s’est précipitée à l’aveugle dans le travail et l’abstinence, la classe capitaliste s’est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcées, à l’improductivité et à la sur-consommation. Mais, si le sur-travail de l’ouvrier meurtrit sa chair et tenaille ses nerfs, il est aussi fécond en douleurs pour le bourgeois.

L’abstinence à laquelle se condamne la classe productive oblige les bourgeois à se consacrer à la sur-consommation des produits qu’elle manufacture désordonnément. Au début de la production capitaliste, il y a un ou deux siècles de cela, le bourgeois était un homme rangé, de mœurs raisonnables et paisibles ; il se contentait de sa femme ou à peu près ; il ne buvait qu’à sa soif et ne mangeait qu’à sa faim. Il laissait aux courtisans et aux courtisanes les nobles vertus de la vie débauchée. Aujourd’hui il n’est fils de parvenu qui ne se croit tenu de développer la prostitution et de mercurialiser son corps pour donner un but aux labeurs que s’imposent les ouvriers des mines de mercure ; il n’est bourgeois qui ne s’empiffre de chapons truffés et de Laffite navigué, pour encourager les éleveurs de la Flèche et les vignerons du Bordelais. A ce métier, l’organisme se délabre rapidement, les cheveux tombent, les dents se déchaussent, le tronc se déforme, le ventre s’entripaille, la respiration s’embarrasse, les mouvements s’alourdissent, les articulations s’ankylosent, les phalanges se nouent. D’autres, trop malingres pour supporter les fatigues de la débauche, mais dotés de la bosse du prudhomisme, dessèchent leur cervelle comme les Garnier de l’Économie politique, les Acollas de la philosophie juridique, à élucubrer de gros livres soporifiques pour occuper les loisirs des compositeurs et des imprimeurs.

Les femmes du monde vivent une vie de martyr. Pour essayer et faire valoir les toilettes féériques que les couturières se tuent à bâtir, du soir au matin elles font la navette d’une robe dans une autre ; pendant des heures, elles livrent leur tête creuse aux artistes capillaires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l’échafaudage des faux chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l’étroit dans leurs bottines, décolletées à faire rougir un sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde. Saintes âmes !

Pour remplir sa double fonction sociale de non-producteur et de sur-consommateur, la bourgeoisie dut non seulement violenter ses goûts modestes, perdre ses habitudes laborieuses d’il y a deux siècles et se livrer au luxe effréné, aux indigestions truffées et aux débauches syphilitiques ; mais encore soustraire au travail productif une masse énorme d’hommes afin de se procurer des aides.

Voici quelques chiffres qui prouvent combien colossale est cette déperdition de forces productives. D’après le recensement de 1861, la population de l’Angleterre et du pays de Galles comprenait 20,066,244 personnes, dont 9,776,259 du sexe masculin et 10,289,965 du sexe féminin. Si l’on déduit ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler, les femmes, les adolescents et les enfants improductifs, puis les professions idéologiques telles que gouvernants, police, clergé, magistrature, armée, prostitution, arts, sciences, etc., ensuite les gens exclusivement occupés à manger le travail d’autrui, sous forme de rente foncière, d’intérêt, de dividendes, etc…, il reste en gros huit millions d’individus des deux sexes et de tout âge, y compris les capitalistes fonctionnant dans la production, le commerce, la finance, etc… Sur ces huit millions, on compte :

Travailleurs agricoles (y compris les bergers, les valets et les filles de ferme habitant chez les fermiers)
1,098,261
Ouvriers des fabriques de coton, de laine, de chanvre, de lin, de soie, de tricotage
642,607
Ouvriers des mines de charbon et de métal
565,835
Ouvriers métallurgiques (hauts fourneaux, laminoirs, etc.)
396,998
Classe domestique
1,208,648

« Si nous additionnons les travailleurs des fabriques textiles et ceux des mines de charbon et de métal, nous obtenons le chiffre de 1,208,442 ; si nous additionnons les premiers et ceux de toutes les usines métallurgiques, nous avons un total de 1,039,605 personnes ; c’est-à-dire chaque fois un nombre plus petit que celui des esclaves domestiques modernes. Voilà le magnifique résultat de l’exploitation capitaliste des machines[15]. » A toute cette classe domestique dont la grandeur indique le degré atteint par la civilisation capitaliste, il faut ajouter la classe nombreuse des malheureux voués exclusivement à la satisfaction des goûts dispendieux et futiles des classes riches : tailleurs de diamants, dentelières, brodeuses, relieurs de luxe, couturières de luxe, décorateurs des maisons de plaisance, etc…[16]

[15] Karl Marx, Le Capital.

[16] « La proportion suivant laquelle la population d’un pays est employée comme domestique, au service des classes aisées, indique son progrès en richesse nationale et en civilisation. » (R. M. Martin, Ireland before and after the Union, 1848.) Gambetta, qui niait la question sociale, depuis qu’il n’était plus l’avocat nécessiteux du Café Procope, voulait sans doute parler de cette classe domestique sans cesse grandissante quand il réclamait l’avènement des nouvelles couches sociales.

Une fois accroupie dans la paresse absolue et démoralisée par la jouissance forcée, la bourgeoisie, malgré le mal qu’elle en eut, s’accommoda de son nouveau genre de vie. Avec horreur elle envisagea tout changement. La vue des misérables conditions d’existence acceptées avec résignation par la classe ouvrière et celle de la dégradation organique engendrée par la passion dépravée du travail augmentaient encore sa répulsion pour toute imposition de travail et pour toute restriction de jouissances.

C’est précisément alors que, sans tenir compte de la démoralisation que la bourgeoisie s’était imposée comme un devoir social, les prolétaires se mirent en tête d’infliger le travail aux capitalistes. Les naïfs, ils prirent au sérieux les théories des économistes et des moralistes sur le travail et se sanglèrent les reins pour en imposer la pratique aux capitalistes. Le Prolétariat arbora la devise : Qui ne travaille pas, ne mange pas ; Lyon, en 1831, se leva pour du plomb ou du travail ; les insurgés de Juin 48 réclamèrent le Droit au travail ; les fédérés de Mars 1871 déclarèrent leur soulèvement, la Révolution du travail.

A ces déchaînements de fureur barbare, destructives de toute jouissance et de toute paresse bourgeoises, les capitalistes ne pouvaient répondre que par la répression féroce ; mais ils savent que s’ils ont pu comprimer ces explosions révolutionnaires, ils n’ont pas noyé dans le sang de leurs massacres gigantesques l’absurde idée du Prolétariat de vouloir infliger le travail aux classes oisives et repues ; et c’est pour détourner ce malheur qu’ils s’entourent de prétoriens, de policiers, de magistrats, de geôliers entretenus dans une improductivité laborieuse. On ne peut plus conserver d’illusion sur le caractère des armées modernes, elles ne se sont maintenues en permanence que pour comprimer « l’ennemi intérieur » ; c’est ainsi que les forts de Paris et de Lyon n’ont pas été construits pour défendre la ville contre l’étranger, mais pour l’écraser si elle se révoltait. Et s’il fallait un exemple sans réplique, citons l’armée de la Belgique, de ce pays de Cocagne du Capitalisme ; sa neutralité est garantie par les puissances européennes et cependant son armée est une des plus fortes proportionnellement à la population. Les glorieux champs de bataille de la brave armée belge sont les plaines du Borinage et de Charleroy ; c’est dans le sang des mineurs et des ouvriers désarmés que les officiers belges trempent leurs épées et ramassent leurs épaulettes. Les nations européennes n’ont pas des armées nationales, mais des armées mercenaires : elles protègent les capitalistes contre la fureur populaire qui voudrait les condamner à dix heures de mines ou de filature.

Donc, en se serrant le ventre, la classe ouvrière a développé outre mesure le ventre de la bourgeoisie, condamnée à la sur-consommation.

Pour être soulagée dans son pénible travail, la bourgeoisie a retiré des classes ouvrières une masse d’hommes de beaucoup supérieure à celle qui restait consacrée à la production utile, et l’a condamnée à son tour à l’improductivité et à la sur-consommation. Mais ce troupeau de bouches inutiles, malgré sa voracité insatiable, ne suffit pas à consommer toutes les marchandises que les ouvriers, abrutis par le dogme du travail, produisent comme des maniaques, sans vouloir les consommer, et sans même songer si l’on trouvera des gens pour les consommer.

En présence de cette double folie des travailleurs, de se tuer de sur-travail et de végéter dans l’abstinence, le grand problème de la production capitaliste n’est plus de trouver des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs, d’exciter leurs appétits et de leur créer des besoins factices. Puisque les ouvriers européens, grelottants de froid et de faim, refusent de porter les étoffes qu’ils tissent, de boire les vins qu’ils récoltent, les pauvres fabricants, ainsi que des dératés, doivent courir aux antipodes chercher qui les portera et qui les boira : ce sont des centaines de millions et de milliards que l’Europe exporte tous les ans aux quatre coins du monde à des peuplades qui n’en ont que faire[17]. Mais les continents explorés ne sont plus assez vastes, il faut des pays vierges. Les fabricants de l’Europe rêvent nuit et jour de l’Afrique, du lac Saharien, du chemin de fer du Soudan ; avec anxiété, ils suivent les progrès des Livingstone, des Stanley, des du Chaillu, des de Brazza ; bouche béante, ils écoutent les histoires mirobolantes de ces courageux voyageurs. Que de merveilles inconnues renferme « le Continent noir » ! Des champs sont plantés de dents d’éléphant, des fleuves d’huile de coco charrient des paillettes d’or, des millions de culs noirs, nus comme la face de Dufaure ou de Girardin, attendent des cotonnades pour apprendre la décence, des bouteilles de schnaps et des bibles pour connaître les vertus de la civilisation.

[17] Deux exemples : le gouvernement anglais, pour complaire aux paysans indiens, qui malgré les famines périodiques qui désolent le pays s’entêtent à cultiver le pavot au lieu du riz ou du blé, a dû entreprendre des guerres sanglantes, afin d’imposer au Gouvernement chinois la libre introduction de l’opium indien. Les sauvages de la Polynésie, malgré la mortalité qui en fut la conséquence, durent se vêtir et se soûler à l’anglaise, pour consommer les produits des distilleries de l’Écosse et des ateliers de tissage de Manchester.

Mais tout est impuissant : bourgeois qui s’empiffrent, classe domestique qui dépasse la classe productive, nations étrangères et barbares que l’on engorge de marchandises européennes ; rien, rien ne peut arriver à écouler les montagnes de produits qui s’entassent plus hautes et plus énormes que les pyramides d’Égypte : la productivité des ouvriers européens défie toute consommation, tout gaspillage. Les fabricants, affolés, ne savent plus où donner de la tête ; ils ne peuvent plus trouver de matière première pour satisfaire la passion désordonnée, dépravée, de leurs ouvriers pour le travail. Dans nos départements lainiers, on effiloche les chiffons souillés et à demi pourris, on en fait des draps dits de renaissance, qui durent ce que durent les promesses électorales ; à Lyon, au lieu de laisser à la fibre soyeuse sa simplicité et sa souplesse naturelle, on la surcharge de sels minéraux qui, en lui ajoutant du poids, la rendent friable et de peu d’usage. Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence. Notre époque sera appelée l’âge de la falsification, comme les premières époques de l’humanité ont reçu les noms d’âge de pierre, d’âge de bronze, du caractère de leur production. Des ignorants accusent de fraude nos pieux industriels, tandis qu’en réalité la pensée qui les anime est de fournir du travail aux ouvriers, qui ne peuvent se résigner à vivre les bras croisés. Ces falsifications, qui pour unique mobile ont un sentiment humanitaire, mais qui rapportent de superbes profits aux fabricants qui les pratiquent, si elles sont désastreuses pour la qualité des marchandises, si elles sont une source intarissable de gaspillage du travail humain, prouvent la philanthropique ingéniosité des bourgeois et l’horrible perversion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de travail, obligent les industriels à étouffer les cris de leur conscience et à violer même les lois de l’honnêteté commerciale.

Et cependant, en dépit de la sur-production de marchandises, en dépit des falsifications industrielles, les ouvriers encombrent le marché innombrablement, implorant du travail ! du travail ! — Leur surabondance devrait les obliger à refréner leur passion ; au contraire, elle la porte au paroxysme. Qu’une chance de travail se présente, ils se ruent dessus ; alors c’est douze, quatorze heures qu’ils réclament pour en avoir leur saoûl, et le lendemain les voilà de nouveau rejetés sur le pavé, sans plus rien pour alimenter leur vice. Tous les ans, dans toutes les industries, des chômages reviennent avec la régularité des saisons. Au sur-travail meurtrier pour l’organisme, succède le repos absolu, pendant des trois et six mois ; et plus de travail, plus de pitance. Puisque le vice du travail est diaboliquement chevillé dans le cœur des ouvriers ; puisque ses exigences étouffent tous les autres instincts de la nature ; puisque la quantité de travail requise par la société est forcément limitée par la consommation et par l’abondance de la matière première, pourquoi dévorer en six mois le travail de toute l’année ? — Pourquoi ne pas le distribuer uniformément sur les douze mois et forcer tout ouvrier à se contenter de six ou cinq heures par jour, pendant l’année, au lieu de prendre des indigestions de douze heures pendant six mois ? — Assurés de leur part quotidienne de travail, les ouvriers ne se jalouseront plus, ne se battront plus pour s’arracher le travail des mains et le pain de la bouche ; alors, non épuisés de corps et d’esprit, ils commenceront à pratiquer les vertus de la Paresse.

Abêtis par leur vice, les ouvriers n’ont pu s’élever à l’intelligence de ce fait, que, pour avoir du travail pour tous, il fallait le rationner comme l’eau sur un navire en détresse. Cependant des industriels, au nom de l’exploitation capitaliste, ont depuis longtemps demandé une limitation légale de la journée de travail. Devant la commission de 1860 sur l’enseignement professionnel, un des plus grands manufacturiers de l’Alsace, M. Bourcart, de Guebwiller, déclarait : « Que la journée de douze heures était excessive et devait être ramenée à onze, que l’on devait suspendre le travail à deux heures le samedi. Je puis conseiller l’adoption de cette mesure quoiqu’elle paraisse onéreuse à première vue ; nous l’avons expérimentée dans nos établissements industriels depuis quatre ans et nous nous en trouvons bien, et la production moyenne, loin d’avoir diminué a augmenté. » Dans son étude sur les machines, M. F. Passy, cite la lettre suivante d’un grand industriel belge, M. Ottevaere. « Nos machines, quoique les mêmes que celles des filatures anglaises, ne produisent pas ce qu’elles devraient produire et ce que produiraient ces mêmes machines en Angleterre, quoique les filatures travaillent deux heures de moins par jour… Nous travaillons tous deux grandes heures de trop : j’ai la conviction que si l’on ne travaillait que onze heures au lieu de treize, nous aurions la même production et produirions par conséquent plus économiquement. » D’un autre côté, M. Leroy-Beaulieu affirme que « c’est une observation d’un grand manufacturier belge que les semaines où tombe un jour férié n’apportent pas une production inférieure à celle des semaines ordinaires…[18] »

[18] Paul Leroy-Beaulieu. La question ouvrière au XIXe siècle, 1872.

Ce que le peuple, pipé en sa simplesse par les moralistes, n’a jamais osé, un gouvernement aristocratique l’a osé. Méprisant les hautes considérations morales et industrielles des économistes, qui, comme les oiseaux de mauvais augure, croassaient que diminuer d’une heure le travail des fabriques c’était décréter la ruine de l’industrie anglaise, le gouvernement de l’Angleterre a défendu par une loi, strictement observée, de travailler plus de dix heures par jour ; et, après comme avant, l’Angleterre demeure la première nation industrielle du monde.

La grande expérience anglaise est là, l’expérience de quelques capitalistes intelligents est là : elles démontrent irréfutablement que, pour puissancier la productivité humaine, il faut réduire les heures de travail et multiplier les jours de paye et de fêtes, et le peuple français n’est pas convaincu. — Mais si une misérable réduction de deux heures a augmenté en dix ans de près d’un tiers la production anglaise[19], quelle marche vertigineuse imprimera à la production française une réduction légale de la journée de travail à trois heures ? Les ouvriers ne peuvent-ils donc comprendre qu’en se surmenant de travail, ils épuisent leurs forces et celles de leur progéniture ; que, usés, ils arrivent avant l’âge à être incapables de tout travail ; qu’absorbés, abrutis par un seul vice, ils ne sont plus des hommes, mais des tronçons d’hommes ; qu’ils tuent en eux toutes les belles facultés pour ne laisser debout et luxuriante que la folie furibonde du travail ?

[19] Voici, d’après le célèbre statisticien R. Giffen, du Bureau de statistique de Londres, la progression croissante de la richesse nationale de l’Angleterre et de l’Irlande : en

1814 — elle était de…
55  
milliards de francs.
1865 —
— 
162 ½
— 
1875 —
— 
212 ½
— 

Ah ! comme des perroquets d’Arcadie ils répètent la leçon des économistes : « Travaillons, travaillons pour accroître la richesse nationale. » O idiots ! c’est parce que vous travaillez trop que l’outillage industriel se développe lentement. Cessez de braire et écoutez un économiste ; il n’est pas un aigle, ce n’est que M. L. Reybaud, que nous avons eu le bonheur de perdre il y a quelques mois : « C’est en général sur les conditions de la main-d’œuvre que se règle la révolution dans les méthodes du travail. Tant que la main-d’œuvre fournit ses services à bas prix, on la prodigue, on cherche à l’épargner quand ses services deviennent plus coûteux[20]. » Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os. Les preuves à l’appui ? c’est par centaines qu’on peut les fournir. Dans la filature, le métier renvideur (self acting mule) fut inventé et appliqué à Manchester, parce que les fileurs se refusaient à travailler aussi longtemps qu’auparavant.

[20] Louis Reybaud. — Le coton, son régime, ses problèmes (1863).

En Amérique, la machine envahit toutes les branches de la production agricole, depuis la fabrication du beurre jusqu’au sarclage des blés : pourquoi ? Parce que l’Américain, libre et paresseux, aimerait mieux mille morts que la vie bovine du paysan français. Le labourage si pénible en notre glorieuse France, si riche en courbatures, est, dans l’Ouest américain, un agréable passe-temps au grand air que l’on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe.

Si, en diminuant les heures de travail, l’on conquiert à la production sociale de nouvelles forces mécaniques ; en obligeant les ouvriers à consommer leurs produits, on conquerra une immense armée de forces travail. La bourgeoisie, déchargée alors de sa tâche de consommateur universel, s’empressera de licencier la cohue de soldats, de magistrats, de figaristes, de proxénètes, etc., qu’elle a retirés du travail utile pour l’aider à consommer et à gaspiller. — C’est alors que le marché du travail sera débordant ; c’est alors qu’il faudra une loi de fer pour mettre l’interdit sur le travail : il sera impossible de trouver de la besogne pour cette nuée de ci-devant improductifs, plus nombreux que les poux des bois. Et après eux il faudra songer à tous ceux qui pourvoyaient à leurs besoins et goûts futiles et dispendieux. Quand il n’y aura plus de laquais et de généraux à galonner, plus de prostituées libres et mariées à couvrir de dentelles, plus de canons à forer, plus de palais à bâtir, il faudra, par des lois sévères, imposer aux ouvrières et ouvriers en passementeries, en dentelles, en fer, en bâtiments, du canotage hygiénique et des exercices chorégraphiques pour le rétablissement de leur santé et le perfectionnement de la race. Du moment que les produits européens consommés sur place ne seront plus transportés au diable, il faudra bien que les marins, les hommes d’équipe, les camionneurs s’assoient et apprennent à tourner les pouces. Les bienheureux Polynésiens pourront alors se livrer à l’amour libre sans craindre les coups de pied de la Vénus civilisée et les sermons de la morale européenne.

Il y a plus. Afin de trouver du travail pour toutes les non-valeurs de la société actuelle, afin de laisser l’outillage industriel se développer indéfiniment, la classe ouvrière devra, comme la bourgeoisie, violenter ses goûts abstinents, et développer indéfiniment ses capacités consommatrices. Au lieu de manger par jour une ou deux onces de viande coriace, quand elle en mange, elle mangera de juteux beefsteaks de une ou deux livres ; au lieu de boire modérément du mauvais vin, plus catholique que le pape, elle boira à grandes et profondes rasades du bordeaux, du bourgogne sans baptême industriel et laissera l’eau aux bêtes.

Les prolétaires ont arrêté en leur tête d’infliger aux capitalistes des dix heures de forge et de raffinerie ; là est la grande faute, la cause des antagonismes sociaux et des guerres civiles. Défendre et non imposer le travail, il faudra. Les Rothschild, les Say seront admis à faire la preuve d’avoir été, leur vie durant, de parfaits vauriens ; et s’ils jurent vouloir continuer à vivre en parfaits vauriens malgré l’entraînement général pour le travail, ils seront mis en carte et à leur mairie respective ils recevront tous les matins une pièce de vingt francs pour leurs menus plaisirs. Les discordes sociales s’évanouiront. Les rentiers, les capitalistes, tous les premiers, se rallieront au parti populaire, une fois convaincus que loin de leur vouloir du mal, on veut au contraire les débarrasser du travail de sur-consommation et de gaspillage dont ils ont été accablés dès leur naissance. Quant aux bourgeois incapables de prouver leurs titres de vauriens, on les laissera suivre leurs instincts : il existe suffisamment de métiers dégoûtants pour les caser, — Dufaure nettoierait les latrines publiques, Galliffet chourinerait les cochons galeux et les chevaux farcineux ; les membres de la commission des grâces, envoyés à Poissy, marqueraient les bœufs et les moutons à abattre ; les sénateurs, attachés aux pompes funèbres, joueraient les croque-morts. Pour d’autres, on trouverait des métiers à portée de leur intelligence. Lorgeril, Broglie boucheraient les bouteilles de champagne, mais on les muselerait pour les empêcher de s’enivrer ; Ferry, Freycinet, Tirard détruiraient les punaises et les vermines des ministères et autres auberges publiques ; il faudra cependant mettre les deniers publics hors de la portée des bourgeois de peur des habitudes acquises.

Mais, dure et longue vengeance on tirera des moralistes qui ont perverti l’humaine nature, des cagots, des cafards, des hypocrites « et aultres telles sectes de gens qui se sont déguisés comme masques pour tromper le monde. Car donnant entendre au populaire commun qu’ils ne sont occupés sinon à contemplation et dévotion, en jeusnes et macération de la sensualité, sinon vrayement pour sustenter et alimenter la petite fragilité de leur humanité : au contraire font chière, Dieu sçait quelle ! et Curios simulant sed Bacchanalia vivunt[21]. Vous le pouvez lire en grosse lettre et enlumineure de leurs rouges muzeaulx et ventres à poulaine, sinon quand ils se parfument de soulphre[22]. » Aux jours des grandes réjouissances populaires, où, au lieu d’avaler de la poussière comme aux 15 août et aux 14 juillet du bourgeoisisme, les communistes et les collectivistes feront aller les flacons, trotter les jambons et voler les gobelets, les membres de l’Académie des sciences morales et politiques, les prêtres à longue et courte robe de l’église économique, catholique, protestante, juive, positiviste et libre-penseuse, les propagateurs du malthusianisme et de la morale chrétienne, altruiste, indépendante ou soumise vêtus de jaune, tiendront la chandelle à s’en brûler les doigts et vivront en famine auprès des femmes galloises et des tables chargées de viandes, de fruits et de fleurs, et mourront de soif auprès des tonneaux débondés. Quatre fois l’an, au changement des saisons, ainsi que les chiens des rémouleurs, on les enfermera dans de grandes roues et pendant dix heures on les condamnera à moudre du vent. Les avocats et les légistes subiront la même peine.

[21] Ils simulent des Curius et vivent comme aux Bacchanales (Juvénal).

[22] Pantagruel. Livre II, chapitre LXXIV.

En régime de paresse, pour tuer le temps qui nous tue seconde par seconde, il y aura des spectacles et des représentations théâtrales toujours et toujours ; c’est de l’ouvrage tout trouvé pour nos bourgeois législateurs. On les organisera par bandes, courant les foires et les villages, donnant des représentations législatives. Les généraux en bottes à l’écuyère, la poitrine chamarrée d’aiguillettes, de crachats, de croix de la Légion d’honneur, iront par les rues et les places, racolant les bonnes gens. Gambetta et Cassagnac son compère feront le boniment de la porte. Cassagnac, en grand costume de matamore, roulant des yeux, tordant la moustache, crachant de l’étoupe enflammée, menacera tout le monde du pistolet de son père et s’abîmera dans un trou dès qu’on lui montrera le portrait de Lullier ; Gambetta discourra sur la politique étrangère, sur la petite Grèce, qui l’endoctorise et mettrait l’Europe en feu pour filouter la Turquie ; sur la grande Russie, qui le stultifie avec la compote qu’elle promet de faire de la Prusse et qui souhaite à l’ouest de l’Europe plaies et bosses pour faire sa pelote à l’est et étrangler le nihilisme à l’intérieur ; sur M. de Bismarck, qui a été assez bon pour lui permettre de se prononcer sur l’amnistie… puis, dénudant sa large bedaine peinte aux trois couleurs, il battra dessus le rappel et énumérera les délicieuses petites bêtes, les ortolans, les truffes, les verres de Margaux et d’Yquem qu’il y a engloutonnés pour encourager l’agriculture et tenir en liesse les électeurs de Belleville.

Dans la baraque, on débutera par la Farce électorale.

Devant des électeurs à tête de bois et à oreilles d’ânes, les candidats bourgeois, vêtus en paillasse, danseront la danse des libertés politiques, se torchant la face et la post-face avec leurs programmes électoraux aux multiples promesses, et parlant avec des larmes dans les yeux des misères du peuple et avec du cuivre dans la voix des gloires de la France : et les têtes des électeurs de braire en chœur et solidement hi han ! hi han !

Puis commencera la grande pièce : Le Vol des biens de la Nation.

La France capitaliste, énorme femelle, velue de la face et chauve du crâne, avachie, aux chairs flasques, bouffies, blafardes, aux yeux éteints, ensommeillée et bâillant, s’allonge sur un canapé de velours ; à ses pieds, le Capitalisme industriel, gigantesque organisme de fer, à masque simiesque, dévore mécaniquement des hommes, des femmes, des enfants dont les cris lugubres et déchirants emplissent l’air ; la Banque à museau de fouine, à corps d’hyène et mains de harpies, lui dérobe prestement les pièces de cent sous de la poche. Des hordes de misérables prolétaires décharnés, en haillons, escortés de gendarmes, le sabre au clair, chassés par des furies, les cinglant avec les fouets de la faim, apportent aux pieds de la France capitaliste des monceaux de marchandises, des barriques de vin, des sacs d’or et de blé. Langlois, sa culotte d’une main, le testament de Proudhon de l’autre, le livre du budget entre les dents se campe à la tête des défenseurs des biens de la nation et monte la garde. Les fardeaux déposés, à coups de crosse et de baïonnette, ils font chasser les ouvriers et ouvrent la porte aux industriels, aux commerçants et aux banquiers. Pêle-mêle, ils se précipitent sur le tas, avalant des cotonnades, des sacs de blé, des lingots d’or, vidant des barriques : n’en pouvant plus, sales, dégoûtants, ils s’affaissent dans leurs ordures et leurs vomissements… Alors le tonnerre éclate, la terre s’ébranle et s’entr’ouvre, la Fatalité historique surgit ; de son pied de fer elle écrase les têtes de ceux qui hoquettent, titubent, tombent et ne peuvent plus fuir, et de sa large main elle renverse la France capitaliste, ahurie et suante de peur.


Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la terre, la vieille terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers… Mais, comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile…

Comme Christ, la dolente personnification de l’esclavage antique, les hommes, les femmes, les enfants du Prolétariat gravissent péniblement depuis un siècle le dur calvaire de la douleur : depuis un siècle, le travail forcé brise leurs os, meurtrit leurs chairs, tenaille leurs nerfs ; depuis un siècle, la faim tord leurs entrailles et hallucine leurs cerveaux… ô Paresse, prends pitié de notre longue misère ! ô Paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines !

FIN

Chargement de la publicité...