Le duel : $b roman
PRÉFACE
En 1909, lors des fêtes du centenaire de Gogol, j’eus l’honneur d’être reçu à Moscou par Melchior de Vogüé. La conversation vint à tomber sur la nouvelle littérature russe. « Je me fais vieux et ne lis plus guère, me dit l’éminent critique — il devait mourir l’année suivante — ; cependant, pour charmer les loisirs du monotone voyage de la frontière allemande à Moscou, j’ai acheté un livre qui m’a produit une très vive impression. Ou je me trompe fort, ou une nouvelle étoile se lève au firmament des lettres russes. » Et il me tendit le roman, dont, aujourd’hui, la traduction intégrale est offerte au public français.
Alexandre Ivanovitch Kouprine est né en 1870 à Narovtchate, petite ville du gouvernement de Penza, où son père occupait un modeste emploi de fonctionnaire. Sa mère, née princesse Kalountchakov, appartenait à une famille tatare, très ancienne, mais appauvrie dès le règne de Pierre le Grand. Il perdit son père à trois ans. La famille vint habiter Moscou, où Kouprine passa son enfance. Il y fut élevé, d’abord au Corps des Cadets, puis à l’École Militaire Alexandre, dont les élèves devaient, en octobre 1917, se battre héroïquement pendant une semaine contre les insurgés bolchevistes. En 1890 il fut nommé sous-lieutenant au 46e de ligne, dit régiment du Dnièpre, qui tenait garnison à Proskourov, sordide bourgade de Petite-Russie, dont le Duel évoque l’incommensurable ennui. Quatre ans après, il démissionnait. Il avoue avoir regretté plus d’une fois par la suite que « le mirage de la gloire ait vaincu en lui l’esprit de corps », surtout lorsque le 46e se fut couvert de gloire pendant la grande guerre. Ce régiment fit, en effet, partie de la division, qui, laissée en arrière-garde pour couvrir la retraite des Carpathes en 1916, se défendit à coups de pierres, faute de cartouches !
Mais M. Kouprine ne pouvait plus résister aux appels tentateurs du démon littéraire, dont il était, depuis longtemps, possédé. Dès 1889, en effet, encore élève de l’École Militaire, il avait fait paraître dans un journal illustré de Moscou sa première nouvelle, ce qui lui valut une punition disciplinaire, pour n’avoir pas demandé à ses chefs l’autorisation de la publier. Il a raconté l’aventure avec beaucoup d’humour (Mon Premier-né). Cependant, à sa sortie du régiment, il ne s’adonna pas tout d’abord exclusivement aux lettres ; mais, doué d’un talent profondément réaliste, il voulut connaître l’immense Russie avant de la décrire. Il se jeta dans le tourbillon de la vie et, pendant quelques années, exerça maintes professions. Plutôt par curiosité que par besoin, il fut successivement journaliste, correcteur d’imprimerie, instituteur, choriste, acteur, géomètre, agriculteur, etc… Ces divers avatars ont laissé des traces dans ses ouvrages, où passent, extraordinairement vivants, une multitude de types que cette existence mouvementée lui permit d’étudier. Son œuvre plonge ses racines jusqu’au tuf même de la vie.
Cependant ses premières nouvelles attiraient sur lui l’attention du public : en 1900 il se consacrait définitivement à la carrière littéraire. Bientôt son roman Le Duel, publié pendant la guerre russo-japonaise (1904), et dans lequel on voulut — bien à tort — voir surtout un réquisitoire, lui valut la célébrité. En réalité, cette œuvre renfermait, dans le cadre d’une étude de mœurs militaires, une curieuse analyse psychologique, qui fait parfois songer à Stendhal.
Depuis lors, M. Kouprine devint un des écrivains les plus lus et les plus aimés du public russe et ses œuvres furent traduites dans toutes les langues de l’Europe.
Un second roman, La Fosse (1912), où il développait le thème magistralement esquissé dans la Maison Tellier, établissait définitivement sa renommée auprès du grand public, tandis qu’une belle évocation biblique, La Sulamite (1909), — une des rares œuvres russes où se ressente l’influence du Titan Flaubert — la consacrait parmi les lettrés. Une récente réédition de ce poème de pourpre et d’or donnait occasion au grand poète Balmont de le saluer comme une des pages les plus parfaites de la langue russe et de le comparer à « un cheval fougueux, un vin généreux, ou encore à une fleur somptueuse, baignée par le soleil estival, alors que la chaleur est encore ardente, mais que se devinent déjà d’angoissantes taches rouges parmi l’émeraude des feuilles ».
Cet hymne triomphal à l’amour et à la mort trouvait dans le Bracelet de Grenats (1912) un beau pendant moderne, moins coloré, mais peut-être plus angoissant, parce que plus près de nous.
C’est en effet dans la nouvelle de mœurs et le conte qu’excelle principalement M. Kouprine. Il a atteint en ce genre une maîtrise telle qu’on peut l’appeler le Maupassant russe, mais un Maupassant moins distant, moins cruel, plus sensible à la pitié et à la douleur humaines. Il s’intéresse à toutes les manifestations de la vie. Ses récits nous mènent dans toutes les parties de la vaste Russie — avec toutefois une prédilection marquée pour la Russie occidentale et méridionale — et font défiler devant nous des représentants de tous les mondes : aristocrates (Le Bracelet de Grenats) ; hommes d’affaires (Moloch) ; officiers (L’Enseigne de Ligne) ; soldats (La Relève de Nuit) ; juifs (La Juive, La Noce) ; marins (Gambrinus) ; paysans d’Ukraine (Au Fond des Forêts) ; pêcheurs de Crimée (Les Lestrigons) ; petits fonctionnaires (Menuaille) ; acteurs (Comment je devins Acteur, Au Cirque) ; journalistes, etc… Les gens en marge de la société ont une large place en cette galerie si variée : espions (Le Capitaine Rybnikov) ; contrebandiers (Un Lâche) ; voleurs (Les Voleurs de Chevaux) ; filous (Le Disciple) ; sorcières (Olessia, — une Petite Fadette ukrainienne) ; prostituées. En fait, c’est aux petites gens, aux humbles, aux déshérités que vont ses sympathies. Celles-ci ne sont d’ailleurs jamais exprimées avec fracas, comme par exemple chez Gorki ; l’émotion n’est sollicitée par aucun artifice et sort tout entière du récit mené le plus souvent d’après la pure formule classique : action ramassée, étudiée dans sa crise. Parfois même c’est dans la demi-teinte que Kouprine obtient ses effets les plus poignants : dans ce sens le court récit intitulé En Famille et qu’admirait tant Tolstoï, est un véritable chef-d’œuvre.
Kouprine adore les enfants, pour qui il a écrit des contes ravissants (Le Caniche Blanc), les bêtes, qu’il a étudiées avec la même profondeur psychologique que leurs frères humains (Émeraude), la chasse, dont il nous donne de savoureuses descriptions (La Chasse aux Tétras), la nature, qu’il dépeint dans toute son œuvre avec une chaude richesse de tons. Il se plaît à séjourner à la campagne, avec ses chiens, parmi les fleurs, et préfère qu’on le complimente de ses succès d’horticulteur que de ses triomphes d’écrivain. Bon vivant, joyeux convive, il sait rire, don bien rare chez ses compatriotes ; et c’est pourquoi certaines de ses nouvelles (La Rougeole, Le Foudre, Comment je devins Acteur) sont si franchement amusantes.
Depuis quelque temps, M. Kouprine se sent attiré vers la nouvelle scientifique (Le Soleil Liquide), et écrit en ce moment un roman sur les débuts de l’aviation. L’occultisme l’a même tenté, et dans l’une de ses dernières œuvres (L’Étoile de Salomon), il s’est essayé à montrer combien apparaît indécise la limite qui sépare le rêve de la réalité[1].
[1] Un premier spicilège de ces nouvelles paraîtra incessamment aux Éditions Bossard.
Acuité de l’observation, ingéniosité de l’imagination, science de la composition, amour profond de la nature, haute conception de l’art, pitié simple et sans affectation, humour, franche gaieté, telles sont les qualités dominantes, grâce auxquelles M. Kouprine est si parfaitement accessible au public français. Enfin bien qu’il ne se départe jamais d’un strict objectivisme, une cordialité particulière, charmante, prenante, donne le ton à toute son œuvre. Peut-être apparaîtra-t-elle à travers les imperfections de la traduction.
H. M.