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Le Fantôme de l'Opéra

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Elle ne se douta point du regard affreux qui pesait sur elle. Elle reprit de l'air le plus naturel:

—Oh! il le lui défend... sans le lui défendre. ... Il lui dit simplement que si elle se mariait, elle ne l'entendrait plus! Voilà tout!... et qu'il partirait pour toujours!... Alors, vous comprenez, elle ne veut pas laisser partir le Génie de la musique. C'est bien naturel.

—Oui, oui, obtempéra Raoul dans un souffle, c'est bien naturel.

—Du reste, je croyais que Christine vous avait dit tout cela, quand elle vous a trouvé à Perros où elle était allée avec son «bon génie».

—Ah! ah! elle était allée à Perros avec le «bon génie»?

—C'est-à-dire qu'il lui avait donné rendez-vous là-bas dans le cimetière de Perros sur la tombe de Daaé! Il lui avait promis de jouer la Résurrection de Lazare sur le violon de son père!

Raoul de Chagny se leva et prononça ces mots décisifs avec une grande autorité:

—Madame, vous allez me dire où il demeure, ce génie-là!

La vieille dame ne parut point autrement surprise de cette question indiscrète. Elle leva les yeux et répondit:

—Au ciel!

Tant de candeur le dérouta. Une aussi simple et parfaite foi dans un génie qui, tous les soirs descendait du ciel pour fréquenter les loges d'artistes à l'Opéra, le laissa stupide.

Il se rendait compte maintenant de l'état d'esprit dans lequel pouvait se trouver une jeune fille élevée entre un ménétrier superstitieux et une bonne dame «illuminée», et il frémit en songeant aux conséquences de tout cela.

—Christine est-elle toujours une honnête fille? ne put-il s'empêcher de demander tout à coup.

—Sur ma part de paradis, je le jure! s'exclama la vieille qui, cette fois, parut outrée... et si vous en doutez, monsieur, je ne sais pas ce que vous êtes venu faire ici!...

Raoul arrachait ses gants.

—Il y a combien de temps qu'elle a fait la connaissance de ce «génie»?

—Environ trois mois!... Oui, il y a bien trois mois qu'il a commencé à lui donner des leçons!

Le vicomte étendit les bras dans un geste immense et désespéré et il les laissa retomber avec accablement.

—Le génie lui donne des leçons!... Et où ça?

—Maintenant qu'elle est partie avec lui, je ne pourrais vous le dire, mais il y a quinze jours, cela se passait dans la loge de Christine. Ici, ce serait impossible dans ce petit appartement. Toute la maison les entendrait. Tandis qu'à l'Opéra, à huit heures du matin, il n'y a personne. On ne les dérange pas!... Vous comprenez?...

—Je comprends! je comprends! s'écria le vicomte, et il prit congé avec précipitation de la vieille maman qui se demandait en a parte si le vicomte n'était pas un peu toqué.

En traversant le salon, Raoul se retrouva en face de la soubrette et, un instant, il eut l'intention de l'interroger, mais il crut surprendre sur ses lèvres un léger sourire. Il pensa qu'elle se moquait de lui. Il s'enfuit. N'en savait-il pas assez?... Il avait voulu être renseigné, que pouvait-il désirer de plus?... Il regagna le domicile de son frère à pied, dans un état à faire pitié...

Il eût voulu se châtier, se heurter le front contre les murs! Avoir cru à tant d'innocence, à tant de pureté! Avoir essayé, un instant, de tout expliquer avec de la naïveté, de la simplicité d'esprit, de la candeur immaculée! Le génie de la musique! Il le connaissait maintenant! Il le voyait! C'était à n'en plus douter quelque affreux ténor, joli garçon, et qui chantait la bouche en cœur! Il se trouvait ridicule et malheureux à souhait! Ah! le misérable, petit, insignifiant et niais jeune homme que M. le vicomte de Chagny! pensait rageusement Raoul, Et elle, quelle audacieuse et sataniquement rouée créature!

Tout de même, cette course dans les rues lui avait fait du bien, rafraîchi un peu la flamme de son cerveau. Quand il pénétra dans sa chambre, il ne pensait plus qu'à se jeter sur son lit pour y étouffer ses sanglots. Mais son frère était là et Raoul se laissa tomber dans ses bras, comme un bébé. Le comte, paternellement, le consola, sans lui demander d'explications; du reste, Raoul eût hésité à lui narrer l'histoire du génie de la musique. S'il y a des choses dont on ne se vante pas, il en est d'autres pour lesquelles il y a trop d'humiliation à être plaint.

Le comte emmena son frère dîner au cabaret. Avec un aussi frais désespoir, il est probable que Raoul eût décliné, ce soir-là, toute invitation si, pour le décider, le comte ne lui avait appris que la veille au soir, dans une allée du Bois, la dame de ses pensées avait été rencontrée en galante compagnie. D'abord, le vicomte n'y voulut point croire et puis il lui fut donné des détails si précis qu'il ne protesta plus. Enfin, n'était-ce point là l'aventure la plus banale? On l'avait vue dans un coupé dont la vitre était baissée. Elle semblait aspirer longuement l'air glacé de la nuit. Il faisait un clair de lune superbe. On l'avait parfaitement reconnue. Quant à son compagnon, on n'en avait distingué qu'une vague silhouette, dans l'ombre. La voiture allait «au pas», dans une allée déserte, derrière les tribunes de Longchamp.

Raoul s'habilla avec frénésie, déjà prêt, pour oublier sa détresse, à se jeter, comme on dit, dans le «tourbillon du plaisir». Hélas! il fut un triste convive et ayant quitté le comte de bonne heure, il se trouva, vers dix heures du soir, dans une voiture de cercle, derrière les tribunes de Longchamp.

Il faisait un froid de loup. La route apparaissait déserte et très éclairée sous la lune. Il donna l'ordre au cocher de l'attendre patiemment au coin d'une petite allée adjacente et, se dissimulant autant que possible, il commença de battre la semelle.

Il n'y avait pas une demi-heure qu'il se livrait à cet hygiénique exercice, quand une voiture, venant de Paris, tourna au coin de la route et, tranquillement, au pas de son cheval, se dirigea de son côté.

Il pensa tout de suite: c'est elle! Et son cœur se prit à frapper à grand coups sourds, comme ceux qu'il avait déjà entendus dans sa poitrine quand il écoutait la voix d'homme derrière la porte de la loge... Mon Dieu! comme il l'aimait!

La voiture avançait toujours. Quant à lui, il n'avait pas bougé. Il attendait!... Si c'était elle, il était bien résolu à sauter à la tête des chevaux!... Coûte que coûte, il voulait avoir une explication avec l'ange de la musique!...

Quelques pas encore et le coupé allait être à sa hauteur. Il ne doutait point que ce fût elle... Une femme, en effet, penchait sa tête à la portière.

Et, tout à coup, la lune l'illumina d'une pâle auréole.

—Christine!

Le nom sacré de son amour lui jaillit des lèvres et du cœur. Il ne put le retenir!... Il bondit pour le rattraper, car ce nom jeté à la face de la nuit, avait été comme le signal attendu d'une ruée furieuse de tout l'équipage, qui passa devant lui sans qu'il eût pris le temps de mettre son projet à exécution. La glace de la portière s'était relevée. La figure de la jeune femme avait disparu. Et le coupé, derrière lequel il courait, n'était déjà plus qu'un point noir sur la route blanche.

Il appela encore: Christine!... Rien ne lui répondit. Il s'arrêta, au milieu du silence.

Il jeta un regard désespéré au ciel, aux étoiles; il heurta du poing sa poitrine en feu; il aimait et il n'était pas aimé!

D'un œil morne, il considéra cette route désolée et froide, la nuit pâle et morte. Rien n'était plus froid, rien n'était plus mort que son cœur: il avait aimé un ange et il méprisait une femme!

Raoul, comme elle s'est jouée de toi, la petite fée du Nord! N'est-ce pas, n'est-ce pas qu'il est inutile d'avoir une joue aussi fraîche, un front aussi timide et toujours prêt à se couvrir du voile rose de la pudeur pour passer dans la nuit solitaire, au fond d'un coupé de luxe, en compagnie d'un mystérieux amant? N'est-ce pas qu'il devrait y avoir des limites sacrées à l'hypocrisie et au mensonge?... Et qu'on ne devrait pas avoir les yeux clairs de l'enfance quand on a l'âme des courtisanes?

... Elle avait passé sans répondre à son appel...

Aussi, pourquoi était-il venu au travers de sa route?

De quel droit a-t-il dressé soudain devant elle, qui ne lui demande que son oubli, le reproche de sa présence?...

«Va-t-en!... disparais!... Tu ne comptes pas!...»

Il songeait à mourir et il avait vingt ans!... Son domestique le surprit, au matin, assis sur son lit. Il ne s'était pas déshabillé et le valet eut peur de quelque malheur en le voyant, tant il avait une figure de désastre. Raoul lui arracha des mains le courrier qu'il lui apportait. Il avait reconnu une lettre, un papier, une écriture. Christine lui disait:

«Mon ami, soyez, après-demain, au bal masqué de l'Opéra, à minuit, dans le petit salon qui est derrière la cheminée du grand foyer; tenez-vous debout auprès de la porte qui conduit vers la Rotonde. Ne parlez de ce rendez-vous à personne au monde. Mettez-vous en domino blanc, bien masqué. Sur ma vie, qu'on ne vous reconnaisse pas. Christine.»

X

AU BAL MASQUÉ

L'envelope, toute maculée de boue, ne portait aucun timbre. «Pour remettre à M. le vicomte Raoul de Chagny» et l'adresse au crayon. Ceci avait été certainement jeté dans l'espoir qu'un passant ramasserait le billet et l'apporterait à domicile; ce qui était arrivé. Le billet avait été trouvé sur un trottoir de la place de l'Opéra. Raoul le relut avec fièvre.

Il ne lui en fallait pas davantage pour renaître à l'espoir. La sombre image qu'il s'était faite un instant d'une Christine oublieuse de ses devoirs envers elle-même, fit place à la première imagination qu'il avait eue d'une malheureuse enfant innocente, victime d'une imprudence et de sa trop grande sensibilité. Jusqu'à quel point, à cette heure, était-elle vraiment victime? De qui était-elle prisonnière? Dans quel gouffre l'avait-on entraînée? Il se le demandait avec une bien cruelle angoisse; mais cette douleur même lui paraissait supportable à côté du délire où le mettait l'idée d'une Christine hypocrite et menteuse! Que s'était-il passé? Quelle influence avait-elle subie! Quel monstre l'avait ravie, et avec quelles armes?...

... Avec quelles armes donc, si ce n'étaient celles de la musique? Oui, oui, plus il y songeait, plus il se persuadait que c'était de ce côté qu'il découvrirait la vérité. Avait-il oublié le ton dont, à Perros, elle lui avait appris qu'elle avait reçu la visite de l'envoyé céleste? Et l'histoire même de Christine, dans ces derniers temps, ne devait-elle point l'aider à éclairer les ténèbres où il se débattait? Avait-il ignoré le désespoir qui s'était emparé d'elle après la mort de son père et le dégoût qu'elle avait eu alors de toutes les choses de la vie, même de son art? Au Conservatoire, elle avait passé comme une pauvre machine chantante, dépourvue d'âme. Et, tout à coup, elle s'était réveillée, comme sous le souffle d'une intervention divine. L'ange de la musique était venu! Elle chante Marguerite de Faust et triomphe!... L'Ange de la musique!... Qui donc, qui donc se fait passer à ses yeux pour ce merveilleux génie?... Qui donc, renseigné sur la légende chère au vieux Daaé, en use à ce point que la jeune fille n'est plus entre ses mains qu'un instrument sans défense qu'il fait vibrer à son gré?

Et Raoul réfléchissait qu'une telle aventure n'était point exceptionnelle. Il se rappelait ce qui était arrivé à la princesse Belmonte, qui venait de perdre son mari et dont le désespoir était devenu de la stupeur... Depuis un mois, la princesse ne pouvait ni parler ni pleurer. Cette inertie physique et morale allait s'aggravant tous les jours et l'affaiblissement de la raison amenait peu à peu l'anéantissement de la vie. On portait tous les soirs la malade dans ses jardins; mais elle ne semblait même pas comprendre où elle se trouvait. Raff, le plus grand chanteur de l'Allemagne, qui passait à Naples, voulut visiter ces jardins, renommés pour leur beauté. Une des femmes de la princesse pria le grand artiste de chanter, sans se montrer, près du bosquet où elle se trouvait étendue. Raff y consentit et chanta un air simple que la princesse avait entendu dans la bouche de son mari aux premiers jours de leur hymen. Cet air était expressif et touchant. La mélodie, les paroles, la voix admirable de l'artiste, tout se réunit pour remuer profondément l'âme de la princesse. Les larmes lui jaillirent des yeux... elle pleura, fut sauvée et resta persuadée que son époux, ce soir-là, était descendu du ciel pour lui chanter l'air d'autrefois!

—Oui... ce soir là!... Un soir, pensait maintenant Raoul, un unique soir... Mais cette belle imagination n'eût point tenu devant une expérience répétée...

Elle eût bien fini par découvrir Raff, derrière son bosquet, l'idéale et dolente princesse de Belmonte, si elle y était revenue tous les soirs, pendant trois mois...

L'ange de la musique, pendant trois mois, avait donné des leçons à Christine... Ah! c'était un professeur ponctuel!... Et maintenant, il la promenait au Bois!...

De ses doigts crispés, glissés sur sa poitrine, où battait son cœur jaloux, Raoul se déchirait la chair. Inexpérimenté, il se demandait maintenant avec terreur à quel jeu la demoiselle le conviait pour une prochaine mascarade? Et jusqu'à quel point une fille d'Opéra peut se moquer d'un bon jeune homme tout neuf à l'amour? Quelle misère!...

Ainsi la pensée de Raoul allait-elle aux extrêmes. Il ne savait plus s'il devait plaindre Christine ou la maudire et, tour à tour, il la plaignait et la maudissait. À tout hasard, cependant, il se munit d'un domino blanc.

Enfin, l'heure du rendez-vous arriva. Le visage couvert d'un loup garni d'une longue et épaisse dentelle, tout empierroté de blanc, le vicomte se prouva bien ridicule d'avoir endossé ce costume des mascarades romantiques. Un homme du monde ne se déguisait pas pour aller au bal de l'Opéra. Il eût fait sourire. Une pensée consolait le vicomte: c'était qu'on ne le reconnaîtrait certes pas! Et puis, ce costume et ce loup avaient un autre avantage: Raoul allait pouvoir se promener là-dedans «comme chez lui», tout seul, avec le désarroi de son âme et la tristesse de son cœur. Il n'aurait point besoin de feindre; il lui serait superflu de composer un masque pour son visage: il l'avait!

Ce bal était une fête exceptionnelle, donnée avant les jours gras, en l'honneur de l'anniversaire de la naissance d'un illustre dessinateur des liesses d'antan, d'un émule de Gavarni, dont le crayon avait immortalisé les «chicards» et la descente de la Courtille. Aussi devait-il avoir un aspect beaucoup plus gai, plus bruyant, plus bohème que l'ordinaire des bals masqués. De nombreux artistes s'y étaient donné rendez-vous, suivis de toute une clientèle de modèles et de rapins qui, vers minuit, commençaient de mener grand tapage.

Raoul monta le grand escalier à minuit, moins cinq, ne s'attarda en aucune sorte à considérer autour de lui le spectacle des costumes multicolores s'étalant au long des degrés de marbre, dans l'un des plus somptueux décors du monde, ne se laissa entreprendre par aucun masque facétieux, ne répondit à aucune plaisanterie, et secoua la familiarité entreprenante de plusieurs couples déjà trop gais. Ayant traversé le grand foyer et échappé à une farandole qui, un moment, l'avait emprisonné, il pénétra enfin dans le salon que le billet de Christine lui avait indiqué. Là, dans ce petit espace, il y avait un monde fou; car c'était là le carrefour où se rencontraient tous ceux qui allaient souper à la Rotonde ou qui revenaient de prendre une coupe de champagne. Le tumulte y était ardent et joyeux. Raoul pensa que Christine avait, pour leur mystérieux rendez-vous, préféré cette cohue à quelque coin isolé: on y était, sous le masque, plus dissimulé.

Il s'accota à la porte et attendit. Il n'attendit point longtemps. Un domino noir passa, qui lui serra rapidement le bout des doigts. Il comprit que c'était elle.

Il suivit.

—C'est vous, Christine? demanda-t-il entre ses dents.

Le domino se retourna vivement et leva le doigt jusqu'à la hauteur de ses lèvres pour lui recommander sans doute de ne plus répéter son nom.

Raoul continua de suivre en silence.

Il avait peur de la perdre, après l'avoir si étrangement retrouvée. Il ne sentait plus de haine contre elle. Il ne doutait même plus qu'elle dût «n'avoir rien à se reprocher», si bizarre et inexplicable qu'apparût sa conduite. Il était prêta toutes les mansuétudes, à tous les pardons, à toutes les lâchetés. Il aimait. Et, certainement, on allait lui expliquer très naturellement, tout à l'heure, la raison d'une absence aussi singulière...

Le domino noir, de temps en temps, se retournait pour voir s'il était toujours suivi du domino blanc.

Comme Raoul retraversait ainsi, derrière son guide, le grand foyer du public, il ne put faire autrement que de remarquer parmi toutes les cohues, une cohue... parmi tous les groupes s'essayant aux plus folles extravagances, un groupe qui se pressait autour d'un personnage dont le déguisement, l'allure originale, l'aspect macabre faisait sensation...

Ce personnage était vêtu tout d'écarlate avec un immense chapeau à plumes sur une tête de mort. Ah! la belle imitation de tête de mort que c'était là! Les rapins autour de lui, lui faisaient un grand succès, le félicitaient... lui demandaient chez quel maître, dans quel atelier, fréquenté de Pluton, on lui avait fait, dessiné, maquillé une aussi belle tête de mort! La «Camarde» elle-même avait dû poser.

L'homme à la tête de mort, au chapeau à plumes et au vêtement écarlate traînait derrière lui un immense manteau de velours rouge dont la flamme s'allongeait royalement sur le parquet; et sur ce manteau on avait brodé en lettres d'or une phrase que chacun lisait et répétait tout haut: «Ne me touchez pas! Je suis la Mort rouge qui passe!...»

Et quelqu'un voulut le toucher... mais une main de squelette, sortie d'une manche de pourpre, saisit brutalement le poignet de l'imprudent et celui-ci, ayant senti l'emprise des osselets, l'étreinte forcenée de la Mort qui semblait ne devoir plus le lâcher jamais, poussa un cri de douleur et d'épouvante. La Mort rouge lui ayant enfin rendu la liberté, il s'enfuit, comme un fou, au milieu des quolibets. C'est à ce moment que Raoul croisa le funèbre personnage qui, justement, venait de se tourner de son côté. Et il fut sur le point de laisser échapper un cri: «La tête de mort de Perros-Guirec!» Il l'avait reconnue!... Il voulut se précipiter, oubliant Christine; mais le domino noir, qui paraissait en proie, lui aussi, à un étrange émoi, lui avait pris le bras et l'entraînait... l'entraînait loin du foyer, hors de cette foule démoniaque où passait la Mort rouge...

À chaque instant, le domino noir se retournait et il lui sembla sans doute, par deux fois, apercevoir quelque chose qui l'épouvantait, car il précipita encore sa marche et celle de Raoul comme s'ils étaient poursuivis.

Ainsi, montèrent-ils deux étages. Là, les escaliers, les couloirs étaient à peu près déserts. Le domino noir poussa la porte d'une loge et fit signe au domino blanc d'y pénétrer derrière lui. Christine (car c'était bien elle, il put encore la reconnaître à sa voix), Christine ferma aussitôt sur lui la porte die la loge en lui recommandant à voix basse de rester dans la partie arrière de cette loge et de ne se point montrer. Raoul retira son masque. Christine garda le sien. Et comme le jeune homme allait prier la chanteuse de s'en défaire, il fut tout à fait étonné de la voir se pencher contre la cloison et écouter attentivement ce qui se passait à côté. Puis elle entr'ouvrit la porte et regarda dans le couloir en disant à voix basse: «Il doit être monté au-dessus, dans la «loge des Aveugles!»... Soudain elle s'écria: Il redescend!

Elle voulut refermer la porte mais Raoul s'y opposa, car il avait vu sur la marche la plus élevée de l'escalier qui montait à l'étage supérieur se poser un pied rouge, et puis un autre... et lentement, majestueusement, descendit tout le vêtement écarlate de la Mort rouge. Et il revit la tête de mort de Perros-Guirec.

—C'est lui! s'écria-t-il... Cette fois, il ne m'échappera pas!...

Mais Christine avait refermé la porte, dans le moment que Raoul s'élançait. Il voulut l'écarter de son chemin...

—Qui donc, lui? demanda-t-elle d'une voix toute changée... qui donc ne vous échappera pas?...

Brutalement, Raoul essaya de vaincre la résistance de la jeune fille, mais elle le repoussait avec une force inattendue... Il comprit ou crut comprendre et devint furieux tout de suite.

—Qui donc? fit-il avec rage... Mais lui? l'homme qui se dissimule sous cette hideuse image mortuaire!... le mauvais génie du cimetière de Perros!... la Mort rouge!... Enfin, votre ami, madame... Votre Ange de la musique! Mais je lui arracherai son masque du visage, comme j'arracherai le mien, et nous nous regarderons, cette fois face à face, sans voile et sans mensonge, et je saurai qui vous aimez et qui vous aime!

Il éclata d'un rire insensé, pendant que Christine, derrière son loup, faisait entendre un douloureux gémissement.

Elle étendit d'un geste tragique ses deux bras, qui mirent une barrière de chair blanche sur la porte.

—Au nom de notre amour, Raoul, vous ne passerez pas!...

Il s'arrêta. Qu'avait-elle dit?... Au nom de leur amour?... Mais jamais, jamais encore elle ne lui avait dit qu'elle l'aimait. Et cependant, les occasions ne lui avaient pas manqué!... Elle l'avait vu déjà assez malheureux, en larmes devant elle, implorant une bonne parole d'espoir qui n'était pas venue!... Elle l'avait vu malade, quasi mort de terreur et de froid après la nuit du cimetière de Perros? Était-elle seulement restée à ses côtés dans le moment qu'il avait le plus besoin de ses soins? Non! Elle s'était enfuie!... Et elle disait qu'elle l'aimait! Elle parlait «au nom de leur amour». Allons donc! Elle n'avait d'autre but que de le retarder quelques secondes... Il fallait laisser le temps à la Mort rouge de s'échapper... Leur amour? Elle mentait!...

Et il le lui dit, avec un accent de haine enfantine.

—Vous mentez, madame! car vous ne m'aimez pas, et vous ne m'avez jamais aimé! Il faut être un pauvre malheureux petit jeune homme comme moi pour se laisser jouer, pour se laisser berner comme je l'ai été! Pourquoi donc par votre attitude, par la joie de votre regard, par votre silence même, m'avoir, lors de notre première entrevue à Perros, permis tous les espoirs?—tous les honnêtes espoirs, madame, car je suis un honnête homme et je vous croyais une honnête femme, quand vous n'aviez que l'intention de vous moquer de moi! Hélas! vous vous êtes moquée de tout le monde! Vous avez honteusement abusé du cœur candide de votre bienfaitrice elle-même, qui continue cependant de croire à votre sincérité quand vous vous promenez au bal de l'Opéra, avec la Mort rouge!... Je vous méprise!...

Et il pleura. Elle le laissait l'injurier. Elle ne pensait qu'à une chose: le retenir.

—Vous me demanderez un jour pardon de toutes ces vilaines paroles, Raoul, et je vous pardonnerai!...

Il secoua la tête.

—Non! non! vous m'aviez rendu fou!... quand je pense que moi, je n'avais plus qu'un but dans la vie: donner mon nom à une fille d'Opéra!...

—Raoul!... malheureux!...

—J'en mourrai de honte!

—Vivez, mon ami, fit la voix grave et altérée de Christine... et adieu!

—Adieu, Raoul!...

Le jeune homme s'avança, d'un pas chancelant. Il osa encore un sarcasme:

—Oh! vous me permettrez bien de venir encore vous applaudir de temps en temps.

—Je ne chanterai plus, Raoul!...

—Vraiment, ajouta-t-il avec plus d'ironie encore... On vous crée des loisirs: mes compliments!... Mais on se reverra au Bois un de ces soirs!

—Ni au bois, ni ailleurs, Raoul, vous ne me verrez plus...

—Pourrait-on savoir au moins à quelles ténèbres vous retournerez?... Pour quel enfer repartez-vous, mystérieuse madame?... ou pour quel paradis?...

—J'étais venue pour vous le dire... mon ami... mais je ne peux plus rien vous dire...

... Vous ne me croiriez pas! Vous avez perdu foi en moi, Raoul, c'est fini!...

Elle dit ce «C'est fini!» sur un ton si désespéré que le jeune homme en tressaillit et que le remords de sa cruauté commença de lui troubler l'âme...

—Mais enfin, s'écria-t-il... Nous direz-vous ce que signifie tout ceci!... Vous êtes libre, sans entrave... Vous vous promenez dans la ville... vous revêtez un domino pour courir le bal... Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous?... Qu'avez-vous fait depuis quinze jours?... Qu'est-ce que c'est que cette histoire de l'ange de la musique que vous avez racontée à la maman Valérius? quelqu'un a pu vous tromper, abuser de votre crédulité... J'en ai été moi-même, le témoin à Perros... mais, maintenant vous savez à quoi vous en tenir!... Vous m'apparaissez fort sensée, Christine... Vous savez ce que vous faites!... et cependant la maman Valérius continue à vous attendre, en invoquant votre «bon génie»!... Expliquez-vous, Christine, je vous en prie!... D'autres y seraient trompés!... qu'est-ce que c'est que cette comédie?...

Christine, simplement, ôta son masque et dit:

—C'est une tragédie! mon ami...

Raoul vit alors son visage et ne put retenir une exclamation de surprise et d'effroi. Les fraîches couleurs d'autrefois avaient disparu. Une pâleur mortelle s'étendait sur ces traits qu'il avait connus si charmants et si doux, reflets de la grâce paisible et de la conscience sans combat. Comme ils étaient tourmentés maintenant! Le sillon de la douleur les avait impitoyablement creusés et les beaux yeux clairs de Christine, autrefois limpides comme les lacs qui servaient d'yeux à la petite Lotte, apparaissaient ce soir d'une profondeur obscure, mystérieuse et insondable, et tout cernés d'une ombre effroyablement triste.

—Mon amie! mon amie! gémit-il en tendant les bras... vous m'avez promis de me pardonner...

—Peut-être!... peut-être un jour... fit-elle en remettant son masque et elle s'en alla, lui défendant de la suivre d'un geste qui le chassait...

Il voulut s'élancer derrière elle, mais elle se retourna et répéta avec une telle autorité souveraine son geste d'adieu qu'il n'osa plus faire un pas.

Il la regarda s'éloigner... Et puis il descendit à son tour dans la foule, ne sachant point précisément ce qu'il faisait, les tempes battantes, le cœur déchiré, et il demanda, dans la salle qu'il traversait, si l'on n'avait point vu passer la Mort rouge. On lui disait: «Qui est cette Mort rouge?» Il répondait: «C'est un monsieur déguisé avec une tête de mort et en grand manteau rouge.» On lui dit partout qu'elle venait de passer, la Mort rouge, traînant son royal manteau, mais il ne la rencontra nulle part, et il retourna, vers deux heures du matin, dans le couloir qui, derrière la scène, conduisait à la loge de Christine Daaé.

Ses pas l'avaient conduit dans ce lieu où il avait commencé de souffrir. Il heurta à la porte. On ne lui répondit pas. Il entra comme il était entré alors qu'il cherchait partout la voix d'homme. La loge était déserte. Un bec de gaz brûlait, en veilleuse. Sur un petit bureau, il y avait du papier à lettres. Il pensa à écrire à Christine, mais des pas se firent entendre dans le corridor... Il n'eut que le temps de se cacher dans le boudoir qui était séparé de la loge par un simple rideau. Une main poussait la porte de la loge. C'était Christine!

Il retint sa respiration. Il voulait voir! Il voulait savoir!... Quelque chose lui disait qu'il allait assister à une partie du mystère et qu'il allait commencer à comprendre peut-être...

Christine entra, retira son masque d'un geste las et le jeta sur la table. Elle soupira, laissa tomber sa belle tête entre ses mains... À quoi pensait-elle?... À Raoul?... Non! car Raoul l'entendit murmurer: «Pauvre Erik!»

Il crut d'abord avoir mal entendu. D'abord, il était persuadé que si quelqu'un était à plaindre, c'était lui, Raoul. Quoi de plus naturel, après ce qui venait de se passer entre eux, qu'elle dît dans un soupir: «Pauvre Raoul!» Mais elle répéta en secouant la tête: «Pauvre Erik?» Qu'est-ce que cet Erik venait faire dans les soupirs de Christine et pourquoi la petite fée du Nord plaignait-elle, Erik quand Raoul était si malheureux?

Christine se mit à écrire, posément, tranquillement, si pacifiquement, que Raoul, qui tremblait encore du drame qui les séparait, en fut singulièrement et fâcheusement impressionné. «Que de sang-froid!» se dit-il... Elle écrivit ainsi, remplissant deux, trois, quatre feuillets. Tout à coup, elle dressa la tête et cacha les feuillets dans son corsage... Elle semblait écouter... Raoul aussi écouta... D'où venait ce bruit bizarre, ce rythme lointain?... Un chant sourd semblait sortir des murailles... Oui, on eût dit que les murs chantaient!... Le chant devenait plus clair... les paroles étaient intelligibles... on distingua une voix... une très belle et très douce et très captivante voix... mais tant de douceur restait cependant mâle et ainsi pouvait-on juger que cette voix n'appartenait point à une femme... La voix s'approchait toujours... elle dépassa la muraille... elle arriva... et la voix maintenant était dans la pièce, devant Christine. Christine se leva et parla à la voix comme si elle eût parlé à quelqu'un qui se fût tenu à ses côtés.

—Me voici, Erik, dit-elle, je suis prête. C'est vous qui êtes en retard, mon ami.

Raoul qui regardait prudemment, derrière son rideau, n'en pouvait croire ses yeux qui ne lui montraient rien.

La physionomie de Christine s'éclaira. Un bon sourire vint se poser sur ses lèvres exsangues, un sourire comme en ont les convalescents quand ils commencent à espérer que le mal qui les a frappés ne les emportera pas.

La voix sans corps se reprit à chanter et certainement Raoul n'avait encore rien entendu au monde—comme voix unissant, dans le même temps, avec le même souffle, les extrêmes—de plus largement et héroïquement suave, de plus victorieusement insidieux, de plus délicat dans la force, de plus fort dans la délicatesse, enfin de plus irrésistiblement triomphant. Il y avait là des accents définitifs qui chantaient en maîtres et qui devaient certainement, par la seule vertu de leur audition, faire naître des accents élevés chez les mortels qui sentent, aiment et traduisent la musique. Il y avait là une source tranquille et pure d'harmonie à laquelle les fidèles pouvaient en toute sûreté dévotement boire, certains qu'ils étaient d'y boire la grâce musicienne. Et leur art, du coup, ayant touché le divin, en était transfiguré. Raoul écoutait cette voix avec fièvre et il commençait à comprendre comment Christine Daaé avait pu apparaître un soir au public stupéfait, avec des accents d'une beauté inconnue, d'une exaltation surhumaine, sans doute encore sous l'influence du mystérieux et invisible maître! Et il comprenait d'autant plus un si considérable événement en écoutant l'exceptionnelle voix que celle-ci ne chantait rien justement d'exceptionnel: avec du limon, elle avait fait de l'azur. La banalité du vers et la facilité et la presque vulgarité populaire de la mélodie n'en apparaissaient que transformées davantage en beauté par un souffle qui les soulevait et les emportait en plein ciel sur les ailes de la passion. Car cette voix angélique glorifiait un hymne païen.

Cette voix chantait «la nuit d'hyménée» de Roméo et Juliette.

Raoul vit Christine tendre les bras vers la voix, comme elle avait fait dans le cimetière de Perros, vers le violon invisible qui jouait La Résurrection de Lazare...

Rien ne pourrait rendre la passion dont la voix dit:

La destinée t'enchaîne à moi sans retour!...

Raoul en eut le cœur transpercé et, luttant contre le charme qui semblait lui ôter toute volonté et toute énergie, et presque toute lucidité dans le moment qu'il lui en fallait le plus, il parvint à tirer le rideau qui le cachait et il marcha vers Christine. Celle-ci, qui s'avançait vers le fond de la loge dont tout le pan était occupé par une grande glace qui lui renvoyait son image, ne pouvait pas le voir, car il était tout à fait derrière elle et entièrement masqué par elle.

La destinée t'enchaîne à moi sans retour!...

Christine marchait toujours vers son image et son image descendait vers elle. Les deux Christine—le corps, et l'image—finirent par se toucher, se confondre, et Raoul étendit le bras pour les saisir d'un coup toutes les deux.

Mais par une sorte de miracle éblouissant qui le fit chanceler, Raoul fut tout à coup rejeté en arrière, pendant qu'un vent glacé lui balayait le visage; il vit non plus deux, mais quatre, huit, vingt Christine, qui tournèrent autour de lui avec une telle légèreté, qui se moquaient et qui, si rapidement s'enfuyaient, que sa main n'en put toucher aucune. Enfin, tout redevint immobile et il se vit, lui, dans la glace. Mais Christine avait disparu.

Il se précipita sur la glace. Il se heurta aux murs. Personne! Et cependant la loge résonnait encore d'un rythme lointain, passionné:

La destinée, t'en chaîne à moi sans retour!...

Ses mains pressèrent son front en sueur, tâtèrent sa chair éveillée, tâtonnèrent la pénombre, rendirent à la flamme du bec de gaz toute sa force. Il était sûr qu'il ne rêvait point. Il se trouvait au centre d'un jeu formidable, physique et moral, dont il n'avait point la clef et qui peut-être allait le broyer. Il se faisait vaguement l'effet d'un prince aventureux qui a franchi la limite défendue d'un conte de fée et qui ne doit plus s'étonner d'être la proie des phénomènes magiques qu'il a inconsidérément bravés et déchaînés par amour...

Par où? Par où Christine était-elle partie?...

Par où reviendrait-elle?...

Reviendrait-elle?... Hélas! ne lui avait-elle point affirmé que tout était fini!... et la muraille ne répétait-elle point: La destinée t'enchaîne à moi sans retour? À moi? À qui?

Alors, exténué, vaincu, le cerveau vague, il s'assit à la place même qu'occupait tout à l'heure Christine. Comme elle, il laissa sa tête tomber dans ses mains. Quand il la releva, des larmes coulaient abondantes au long de son jeune visage, de vraies et lourdes larmes, comme en ont les enfants jaloux, des larmes qui pleuraient sur un malheur nullement fantastique, mais commun à tous les amants de la terre et qu'il précisa tout haut:

—Qui est cet Erik? dit-il.

XI

IL FAUT OUBLIER LE NOM DE «LA VOIX D'HOMME»

Le lendemain du jour où Christine avait disparu à ses yeux dans une espèce d'éblouissement qui le faisait encore douter de ses sens, M. le vicomte de Chagny se rendit aux nouvelles chez la maman Valérius. Il tomba sur un tableau charmant.

Au chevet de la vieille dame qui, assise dans son lit, tricotait, Christine faisait de la dentelle. Jamais ovale plus charmant, jamais front plus pur, jamais regard plus doux ne se penchèrent sur un ouvrage de vierge. De fraîches couleurs étaient revenues aux joues de la jeune fille. Le cerne bleuâtre de ses yeux clairs avait disparu. Raoul ne reconnut plus le visage tragique de la veille. Si le voile de la mélancolie répandu sur ces traits adorables n'était apparu au jeune homme comme le dernier vestige du drame inouï où se débattait cette mystérieuse enfant, il eût pu penser que Christine n'en était point l'incompréhensible héroïne.

Elle se leva à son approche sans émotion apparente et lui tendit la main. Mais la stupéfaction de Raoul était telle qu'il restait là, anéanti, sans un geste, sans un mot.

—Eh bien, monsieur de Chagny, s'exclama la maman Valérius. Vous ne connaissez donc plus notre Christine? Son «bon génie» nous l'a rendue!

—Maman! interrompit la jeune fille sur un ton bref, cependant qu'une vive rougeur lui montait jusqu'aux yeux, maman, je croyais qu'il ne serait jamais plus question de cela!... Vous savez bien qu'il n'y a pas de génie de la musique!

—Ma fille, il t'a pourtant donné des leçons pendant trois mois!

—Maman, je vous ai promis de tout vous expliquer un jour prochain; je l'espère... mais, jusqu'à ce jour-là, vous m'avez promis le silence et de ne plus m'interroger jamais!

—Si tu me promettais, toi, de ne plus me quitter! mais m'as-tu promis cela, Christine?

—Maman, tout ceci ne saurait intéresser M. de Chagny...

—C'est ce qui vous trompe, mademoiselle, interrompit le jeune homme d'une voix qu'il voulait rendre ferme et brave et qui n'était encore que tremblante; tout ce qui vous touche m'intéresse à un point que vous finirez peut-être par comprendre. Je ne vous cacherai pas que mon étonnement égale ma joie en vous retrouvant aux côtés de votre tolère adoptive et que ce qui s'est passé hier entre nous, ce que vous avez pu me dire, ce que j'ai pu deviner, rien ne me faisait prévoir un aussi prompt retour. Je serais le premier à m'en réjouir si vous ne vous obstiniez point à conserver sur tout ceci un secret qui peut vous être fatal..., et je suis votre ami depuis trop longtemps pour ne point m'inquiéter, avec Mme Valérius, d'une funeste aventure qui restera dangereuse tant que nous n'en aurons point démêlé la trame et dont vous finirez bien par être victime, Christine.

À ces mots, la maman Valérius s'agita dans son lit.

—Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria-t-elle... Christine est donc en danger?

—Oui, madame..., déclara courageusement Raoul, malgré les signes de Christine.

—Mon Dieu! s'exclama, haletante, la bonne et naïve vieille. Il faut tout me dire, Christine! Pourquoi me rassurais-tu? Et de quel danger s'agit-il, monsieur de Chagny?

—Un imposteur est en train d'abuser de sa bonne foi!

—L'ange de la musique est un imposteur?

—Elle vous a dit elle-même qu'il n'y a pas d'ange de la musique!

—Eh! qu'y a-t-il donc, au nom du Ciel? supplia l'impotente! Vous me ferez mourir!

—Il y a, madame, autour de nous, autour de vous, autour de Christine, un mystère terrestre beaucoup plus à craindre que tous les fantômes et tous les génies!

La maman Valérius tourna vers Christine un visage terrifié, mais celle-ci s'était déjà précipitée vers sa mère adoptive et la serrait dans ses bras:

—Ne le crois pas! bonne maman..., ne le crois pas, répétait-elle... et elle essayait, par ses caresses, de la consoler, car la vieille dame poussait des soupirs à fendre l'âme.

—Alors, dis-moi que tu ne me quitteras plus! implora la veuve du professeur.

Christine se taisait et Raoul reprit:

—Voilà ce qu'il faut promettre, Christine... C'est la seule chose qui puisse nous rassurer, votre mère et moi! Nous nous engageons à ne plus vous poser une seule question sur le passé, si vous nous promettez de rester sous notre sauvegarde à l'avenir...

—C'est un engagement que je ne vous demande point, et c'est une promesse que je ne vous ferai pas! prononça la jeune fille avec fierté. Je suis libre de mes actions, monsieur de Chagny; vous n'avez aucun droit à les contrôler et je vous prierai de vous en dispenser désormais. Quant à ce que j'ai fait depuis quinze jours, il n'y a qu'un homme au monde qui aurait le droit d'exiger que je lui en fasse le récit: mon mari! Or, je n'ai pas de mari, et je ne marierai jamais!

Disant cela avec force, elle étendit la main du côté de Raoul, comme pour rendre ses paroles plus solennelles, et Raoul pâlit, non point seulement à cause des paroles mêmes qu'il venait d'entendre, mais parce qu'il venait d'apercevoir, au doigt de Christine, un anneau d'or.

—Vous n'avez pas de mari, et, cependant, vous portez une «alliance».

Et il voulut saisir sa main, mais, prestement, Christine la lui avait retirée.

—C'est un cadeau! fit-elle en rougissant encore et en s'efforçant vainement de cacher son embarras.

—Christine! puisque vous n'avez point de mari, cet anneau ne peut vous avoir été donné que par celui qui espère le devenir! Pourquoi nous tromper plus avant? Pourquoi me torturer davantage? Cet anneau est une promesse! et cette promesse a été acceptée!

—C'est ce que je lui ai dit! s'exclama la vieille dame.

—Et que vous a-t-elle répondu, madame?

—Ce que j'ai voulu, s'écria Christine exaspérée. Ne trouvez-vous point, monsieur, que cet interrogatoire a trop duré?... Quant à moi...

Raoul, très ému, craignit de lui laisser prononcer les paroles d'une rupture définitive. Il l'interrompit:

—Pardon de vous avoir parlé ainsi, mademoiselle... Vous savez bien quel honnête sentiment me fait me mêler, en ce moment, de choses qui, sans doute, ne me regardent pas! Mais laissez-moi vous dire ce que j'ai vu... et j'en ai vu plus que vous ne pensez, Christine... ou ce que j'ai cru voir, car, en vérité, c'est bien le moins qu'en une telle aventure, on doute du témoignage de ses yeux...

—Qu'avez-vous donc vu, monsieur, ou cru voir?

—J'ai vu votre extase au son de la voix, Christine! de la voix qui sortait du mur, ou d'une loge, ou d'un appartement à côté... oui, votre extase!... Et c'est cela qui, pour vous, m'épouvante!... Vous êtes sous le plus dangereux des charmes!... Et il paraît, cependant, que vous vous êtes rendu compte de l'imposture, puisque vous dites aujourd'hui qu'il n'y a pas de génie de la musique... Alors, Christine, pourquoi l'avez-vous suivi cette fois encore? Pourquoi vous êtes-vous levée, la figure rayonnante, comme si vous entendiez réellement les anges?... Ah! cette voix est bien dangereuse, Christine, puisque moi-même, pendant que je l'entendais, j'en étais tellement ravi, que vous êtes disparue à mes yeux, sans que je puisse dire par où vous êtes passée!... Christine! Christine! au nom du ciel, au nom de votre père qui est au ciel et qui vous a tant aimée, et qui m'a aimé, Christine, vous allez nous dire, à votre bienfaitrice et à moi, à qui appartient cette voix! Et malgré vous, nous vous sauverons!... Allons! le nom de cet homme, Christine?... De cet homme qui a eu l'audace de passer à votre doigt un anneau d'or!

—Monsieur de Chagny, déclara froidement la jeune fille, vous ne le saurez jamais!...

Sur quoi on entendit la voix aigre de la maman Valérius qui, tout à coup, prenait le parti de Christine, en voyant avec quelle hostilité sa pupille venait de s'adresser au vicomte.

—Et si elle l'aime, monsieur le vicomte, cet homme-là, cela ne vous regarde pas encore!

—Hélas! madame, reprit humblement Raoul, qui ne put retenir ses larmes... Hélas! Je crois, en effet, que Christine l'aime... Tout me le prouve, mais ce n'est point là seulement ce qui fait mon désespoir, car ce dont je ne suis point sûr, madame, c'est que celui qui est aimé de Christine soit digne de cet amour!

—C'est à moi seule d'en juger, monsieur! fit Christine en regardant Raoul bien en face et en lui montrant un visage en proie à une irritation souveraine.

—Quand on prend, continua Raoul, qui sentait ses forces l'abandonner, pour séduire une jeune fille, des moyens aussi romantiques...

—Il faut, n'est-ce pas, que l'homme soit misérable ou que la jeune fille soit bien sotte?

—Christine!

—Raoul, pourquoi condamnez-vous ainsi un homme que vous n'avez jamais vu, que personne ne connaît et dont vous-même vous ne savez rien?...

—Si, Christine... Si... Je sais au moins ce nom que vous prétendez me cacher pour toujours... Votre ange de la musique, mademoiselle, s'appelle Erik!...

Christine, se trahit aussitôt. Elle devint, cette fois, blanche comme une nappe d'autel. Elle balbutia:

—Qui est-ce qui vous l'a dit?

—Vous-même!

—Comment cela?

—En le plaignant, l'autre soir, le soir du bal masqué. En arrivant dans votre loge, n'avez-vous point dit: «Pauvre Erik!» Eh bien! Christine, il y avait, quelque part, un pauvre Raoul qui vous a entendu.

—C'est la seconde fois que vous écoutez aux portes, monsieur de Chagny!

—Je n'étais point derrière la porte!... J'étais dans la loge!... dans votre boudoir, mademoiselle.

—Malheureux! gémit la jeune fille, qui montra toutes les marques d'un indicible effroi... Malheureux! Vous voulez donc qu'on vous tue?

—Peut-être!

Raoul prononça ce «peut-être» avec tant d'amour et de désespoir que Christine ne put retenir un sanglot.

Elle lui prit alors les mains et le regarda avec toute la pure tendresse dont elle était capable, et le jeune homme, sous ces yeux-là, sentit que sa peine était déjà apaisée.

—Raoul, dit-elle. Il faut oublier la voix d'homme et ne plus vous souvenir même de son nom... et ne plus tenter jamais de pénétrer le mystère de la voix d'homme.

Ce mystère est donc bien terrible?

—Il n'en est point de plus affreux sur la terre!

Un silence sépara les jeunes gens. Raoul était, accablé.

—Jurez-moi que vous ne ferez rien pour «savoir», insista-t-elle... Jurez-moi que vous n'entrerez plus dans ma loge si je ne vous y appelle pas.

—Vous me promettez de m'y appeler quelquefois, Christine?

—Je vous le promets.

—Quand?

—Demain.

—Alors, je vous jure cela!

Ce furent leurs derniers mots ce jour-là.

Il lui baisa les mains et s'en alla en maudissant Erik et en se promettant d'être patient.

XII

AU-DESSUS DES TRAPPES

Le lendemain, il la revit à l'Opéra. Elle avait toujours au doigt l'anneau d'or. Elle fut douce et bonne. Elle l'entretint des projets qu'il formait, de son avenir, de sa carrière.

Il lui apprit que le départ de l'expédition polaire avait été avancé et que, dans trois semaines, dans un mois au plus tard, il quitterait la France.

Elle l'engagea presque gaiement à considérer ce voyage avec joie, comme une étape de sa gloire future. Et comme il lui répondait que la gloire sans l'amour n'offrait à ses yeux aucun charme, elle le traita en enfant dont les chagrins doivent être passagers.

Il lui dit:

—Comment pouvez-vous, Christine, parler aussi légèrement de choses aussi graves? Nous ne nous reverrons peut-être jamais plus!... Je puis mourir pendant cette expédition!...

—Et moi aussi, fit-elle simplement...

Elle ne souriait plus, elle ne plaisantait plus, Elle paraissait songer à une chose nouvelle qui lui entrait pour la première fois dans l'esprit. Son regard en était illuminé.

—À quoi pensez-vous, Christine?

—Je pense que nous ne nous reverrons plus.

—Et c'est ce qui vous fait si rayonnante?

—Et que, dans un mois, il faudra nous dire adieu... pour toujours!...

—À moins, Christine, que nous nous engagions notre foi et que nous nous attendions pour toujours.

Elle lui mit la main sur la bouche:

—Taisez-vous, Raoul!... Il ne s'agit point de cela, vous le savez bien!... Et nous ne nous marierons jamais! C'est entendu!

Elle semblait avoir peine à contenir tout à coup une joie débordante. Elle tapa dans ses mains avec une allégresse enfantine... Raoul la regardait, inquiet, sans comprendre.

—Mais... mais..., fit-elle encore, entendant ses deux mains au jeune homme, ou plutôt en les lui donnant, comme si, soudain, elle avait résolu de lui en faire cadeau. Mais si nous ne pouvons nous marier, nous pouvons... nous pouvons nous fiancer!... Personne ne le saura que nous, Raoul!... Il y a eu des mariages secrets!.. Il peut bien y avoir des fiançailles secrètes!... Nous sommes fiancés, mon ami, pour un mois!... Dans un mois, vous partirez, et je pourrai être heureuse, avec le souvenir de ce mois-là, toute ma vie!

Elle était ravie de son idée... Et elle redevint grave.

—Ceci, dit-elle, est un bonheur qui ne fera de mal à personne.

Raoul avait compris. Il se rua sur cette inspiration. Il voulut en faire toute de suite une réalité. Il s'inclina devant Christine avec une humilité sans pareille et dit:

—Mademoiselle, j'ai l'honneur de vous demander votre main!

—Mais vous les avez déjà toutes les deux, mon cher fiancé!... Oh! Raoul, comme nous allons être heureux!... Nous allons jouer au futur petit mari et à la future petite femme!...

Raoul se disait: l'imprudente! d'ici un mois, j'aurai eu le temps de lui faire oublier ou de percer et de détruire «le mystère de la voix d'homme», et dans un mois Christine consentira à devenir ma femme. En attendant, jouons!

Ce fut le jeu le plus joli du monde, et auquel ils se plurent comme de purs enfants qu'ils étaient. Ah! qu'ils se dirent de merveilleuses choses! et que de serments éternels furent échangés! L'idée qu'il n'y aurait plus personne pour tenir ces serments-là le mois écoulé les laissait dans un trouble qu'ils goûtaient avec d'affreuses délices, entre le rire et les larmes. Ils jouaient «au cœur» comme d'autres jouent «à la balle»; seulement, comme c'étaient bien leurs deux cœurs qu'ils se renvoyaient, il leur fallait être très, très adroits, pour le recevoir sans leur faire mal. Un jour—c'était le huitième du jeu—le cœur de Raoul eut très mal et le jeune homme arrêta la partie par ces mots extravagants: «Je ne pars plus pour le pôle Nord.»

Christine, qui, dans son innocence, n'avait pas songé à la possibilité de cela, découvrit tout à coup le danger du jeu et se le reprocha amèrement. Elle ne répondit pas un mot à Raoul et rentra à la maison.

Ceci se passait l'après-midi, dans la loge de la chanteuse où elle lui donnait tous ses rendez-vous et où ils s'amusaient à de véritables dînettes autour de trois biscuits, de deux verres de porto, et d'un bouquet de violettes.

Le soir, elle ne chantait pas. Et il ne reçut pas la lettre coutumière, bien qu'ils se fussent donné la permission de s'écrire tous les jours de ce mois-là. Le lendemain matin, il courut chez la maman Valérius, qui lui apprit que Christine était absente pour deux jours. Elle était partie la veille au soir, à cinq heures, en disant qu'elle ne serait pas de retour avant le surlendemain. Raoul était bouleversé. Il détestait la maman Valérius, qui lui faisait part d'une pareille nouvelle avec une stupéfiante tranquillité. Il essaya d'en «tirer quelque chose», mais, de toute évidence, la bonne dame ne savait rien. Elle consentit simplement à répondre aux questions affolées du jeune homme:

—C'est le secret de Christine!

Et elle levait le doigt, disant cela avec une onction touchante qui recommandait la discrétion et qui, en même temps, avait la prétention de rassurer.

—Ah! bien, s'exclamait méchamment Raoul, en descendant l'escalier comme un fou, ah! bien! les jeunes filles sont bien gardées avec cette maman Valérius-là!...

Où pouvait être Christine?... Deux jours ...Deux jours de moins dans leur bonheur si court! Et ceci était de sa faute!... N'était-il point entendu qu'il devait partir?... Et si sa ferme intention était de ne point partir, pourquoi avait-il parlé si tôt? Il s'accusait de maladresse et fut le plus malheureux des hommes pendant quarante-huit heures, au bout desquelles Christine réapparut.

Elle réapparut dans un triomphe. Elle retrouva enfin le succès inouï de la soirée de gala. Depuis l'aventure du «crapaud», la Carlotta n'avait pu se produire en scène. La terreur d'un nouveaux «couac» habitait son cœur et lui enlevait tous ses moyens; et les lieux, témoins de son incompréhensible défaite, lui étaient devenus odieux. Elle trouva le moyen de rompre son traité. Daaé, momentanément, fut priée de tenir l'emploi vacant. Un véritable délire l'accueillit dans la Juive.

Le vicomte, présent à cette soirée, naturellement, fut le seul à souffrir en écoutant les mille échos de ce nouveau triomphe; car il vit que Christine avait toujours son anneau d'or: Une voix lointaine murmurait à l'oreille du jeune homme: «Ce soir, elle a encore l'anneau d'or, et ce n'est point toi qui le lui as donné. Ce soir, elle a encore donné son âme, et ce n'était pas à toi.»

Et encore la voix le poursuivait: «Si elle ne veut point te dire ce qu'elle a fait, depuis deux jours..., si elle te cache le lieu de sa retraite, il faut l'aller demander à Erik!»

Il courut sur le plateau. Il se mit sur son passage. Elle le vit, car ses yeux le cherchaient. Elle lui dit: «Vite! Vite! Venez! Et elle l'entraîna dans la loge, sans plus se préoccuper de tous les courtisans de sa jeune gloire qui murmuraient devant sa porte fermée: «C'est un scandale!»

Raoul tomba tout de suite à ses genoux. Il lui jura qu'il partirait et la supplia de ne plus désormais retrancher une heure du bonheur idéal qu'elle lui avait promis. Elle laissa couler ses larmes. Ils s'embrassaient comme un frère et une sœur désespérés qui viennent d'être frappés par un deuil commun et qui se retrouvent pour pleurer un mort.

Soudain, elle s'arracha à la douce et timide étreinte du jeune homme, sembla écouter quelque chose que l'on ne savait pas... et, d'un geste bref, elle montra la porte à Raoul. Quand il fut sur le seuil, elle lui dit, si bas que le vicomte devina ses paroles plus qu'il ne les entendit:

—Demain, mon cher fiancé! Et soyez heureux, Raoul..., c'est pour vous que j'ai chanté ce soir!...

Il revint donc.

Mais, hélas! ces deux jours d'absence avaient rompu le charme de leur aimable mensonge. Ils se regardaient, dans la loge, sans plus se rien dire, avec leurs tristes yeux. Raoul se retenait pour ne point crier: «Je suis jaloux! Je suis jaloux! Je suis jaloux! Mais elle l'entendait tout de même.

Alors elle dit: «Allons nous promener, mon ami, l'air nous fera du bien».

Raoul crut qu'elle allait lui proposer quelque partie de campagne, loin de ce monument, qu'il détestait comme une prison et dont il sentait rageusement le geôlier se promener dans les murs... le geôlier Erik... Mais elle le conduisit sur la scène, et le fit asseoir sur la margelle de bois d'une fontaine, dans la paix et la fraîcheur douteuse d'un premier décor planté pour le prochain spectacle; un autre jour, elle erra avec lui, le tenant par la main, dans les allées abandonnées d'un jardin dont les plantes grimpantes avaient été découpées par les mains habiles d'un décorateur, comme si les vrais cieux, les vraies fleurs, la vraie terre lui étaient à jamais défendus et qu'elle fût condamnée à ne plus respirer d'autre atmosphère que celle du théâtre! Le jeune homme hésitait à lui poser la moindre question, car, comme il lui apparaissait tout de suite qu'elle n'y pouvait répondre, il redoutait de la faire inutilement souffrir. De temps en temps un pompier passait, qui veillait de loin sur leur idylle mélancolique. Parfois, elle essayait courageusement de se tromper et de le tromper sur la beauté mensongère de ce cadre inventé pour l'illusion des hommes. Son imagination toujours vive le parait des plus éclatantes couleurs et telles, disait-elle, que la nature n'en pouvait fournir de comparables. Elle s'exaltait, cependant que Raoul, lentement, pressait sa main fiévreuse. Elle disait: «Voyez, Raoul, ces murailles, ces bois, ces berceaux, ces images de toile peinte, tout cela a vu les plus sublimes amours, car ici elles ont été inventées par les poètes, qui dépassent de cent coudées la taille des hommes. Dites-moi donc que notre amour se trouve bien là, mon Raoul, puisque lui aussi a été inventé, et qu'il n'est, lui aussi, hélas! qu'une illusion!

Désolé, il ne répondait pas. Alors:

—Notre amour est trop triste sur la terre, promenons-le dans le ciel!... Voyez comme c'est facile ici!

Et elle l'entraînait plus haut que les nuages, dans le désordre magnifique du gril, et elle se plaisait à lui donner le vertige en courant devant lui sur les ponts fragiles du cintre, parmi les milliers de cordages qui se rattachaient aux poulies, aux treuils, aux tambours, au milieu d'une véritable forêt aérienne de vergues et de mâts. S'il hésitait, elle lui disait avec une moue adorable: «Vous, un marin!»

Et puis, ils redescendaient sur la terre ferme, c'est-à-dire dans quelque corridor bien solide qui les conduisait à des rires, à des danses, à de la jeunesse grondée par une voix sévère: «Assouplissez, mesdemoiselles!... Surveillez vos pointes!»... C'est la classe des gamines, de celles qui viennent de n'avoir plus six ans ou qui vont en avoir neuf ou dix... et elles ont déjà le corsage décolleté, le tutu léger, le pantalon blanc et les bas roses, et elles travaillent, elles travaillent de tous leurs petits pieds douloureux dans l'espoir de devenir élèves des quadrilles, compilées, petits sujets, premières danseuses, avec beaucoup de diamants autour... En attendant, Christine leur distribue des bonbons.

Un autre jour, elle le faisait entrer dans une vaste salle de son palais, toute pleine d'oripeaux, de défroques de chevaliers, de lances, d'écus et de panaches, et elle passait en revue tous les fantômes de guerriers immobiles et couverts de poussière. Elle leur adressait de bonnes paroles, leur promettant qu'ils reverraient les soirs éclatants de lumière, et les défilés en musique devant la rampe retentissante.

Elle le promena ainsi dans tout son empire, qui était factice, mais immense, s'étendant sur dix-sept étages du rez-de-chaussée jusqu'au faîte et habité par une armée de sujets. Elle passait au milieu d'eux comme une reine populaire, encourageant les travaux, s'asseyant dans les magasins, donnant de sages conseils aux ouvrières dont les mains hésitaient à tailler dans les riches étoffes qui devaient habiller des héros. Des habitants de ce pays faisaient tous les métiers. Il y avait des savetiers et des orfèvres. Tous avaient appris à l'aimer, car elle s'intéressait aux peines et aux petites manies de chacun. Elle savait des coins inconnus habités en secret par de vieux ménages.

Elle frappait à leur porte et leur présentait Raoul comme un prince charmant qui avait demandé sa main, et tous deux assis sur quelque accessoire vermoulu écoutaient les légendes de l'Opéra comme autrefois ils avaient, dans leur enfance, écouté les vieux contes bretons. Ces vieillards ne se rappelaient rien d'autre que l'Opéra. Ils habitaient là depuis des années innombrables. Les administrations disparues les y avaient oubliées; les révolutions de palais les avaient ignorés; au dehors, l'histoire de France avait passé sans qu'ils s'en fussent aperçus, et nul ne se souvenait d'eux.

Ainsi les journées précieuses s'écoulaient et Raoul et Christine, par l'intérêt excessif qu'ils semblaient apporter aux choses extérieures, s'efforçaient malhabilement de se cacher l'un à l'autre l'unique pensée de leur cœur. Un fait certain était que Christine, qui s'était montrée jusqu'alors la plus forte, devint tout à coup nerveuse au-delà de toute expression. Dans leurs expéditions, elle se prenait à courir sans raison ou bien s'arrêtait brusquement, et sa main, devenue glacée en un instant, retenait le jeune homme. Ses yeux semblaient parfois poursuivre des ombres imaginaires. Elle criait: «Par ici», puis «par ici», puis «par ici», en riant, d'un rire haletant qui se terminait souvent par des larmes. Raoul alors voulait parler, interroger malgré ses promesses, ses engagements. Mais, avant même qu'il eût formulé une question, elle répondait fébrilement: «Rien!... je vous jure qu'il n'y a rien».

Une fois que, sur la scène, ils passaient devant une trappe entr'ouverte, Raoul se pencha sur le gouffre obscur et dit: «Vous m'avez fait visiter les dessus de votre empire, Christine... mais on raconte d'étranges histoires sur les dessous... Voulez-vous que nous y descendions?» En entendant cela, elle le prit dans ses bras, comme si elle craignait de le voir disparaître dans le trou noir, et elle lui dit tout bas en tremblant: «Jamais!... Je vous défends d'aller là!... Et puis, ce n'est pas à moi!... Tout ce qui est sous la terre lui appartient!»

Raoul plongea ses yeux dans les siens et lui dit d'une voix rude:

—Il habite donc là-dessous?

—Je ne vous ai pas dit cela!... Qui est-ce qui vous a dit une chose pareille? Allons! venez! Il y a des moments, Raoul, où je me demande si vous n'êtes pas fou?... Vous entendez toujours des choses impossibles!... Venez! Venez!

Et elle le traînait littéralement, car il voulait rester obstinément près de la trappe, et ce trou l'attirait.

La trappe tout d'un coup fut fermée, et si subitement, sans qu'ils aient même aperçu la main qui la faisait agir, qu'ils en restèrent tout étourdis.

—C'est peut-être lui qui était là? finit-il par dire.

Elle haussa les épaules, mais elle ne paraissait nullement rassurée.

—Non! non! ce sont les «fermeurs de trappes». Il faut bien que les «fermeurs de trappes» fassent quelque chose... Ils ouvrent et ils ferment les trappes sans raison... C'est comme les «fermeurs de portes»; il faut bien qu'ils «passent le temps».

—Et si c'était lui, Christine?

—Mais non! Mais non! Il s'est enfermé! il travaille.

—Ah! vraiment, il travaille?

—Oui, il ne peut pas ouvrir et fermer les trappes et travailler. Nous sommes bien tranquilles.

Disant cela, elle frissonnait.

—À quoi donc travaille-t-il?

—Oh! à quelque chose de terrible!... Aussi nous sommes bien tranquilles!... Quand il travaille à cela, il ne voit rien; il ne mange, ni ne boit, ni ne respire... pendant des jours et des nuits... c'est un mort vivant et il n'a pas le temps de s'amuser avec les trappes!

Elle frissonna encore, elle se pencha en écoutant du côté de la trappe... Raoul la laissait faire et dire. Il se tut. Il redoutait maintenant que le son de sa voix la fît soudain réfléchir, l'arrêtant dans le cours si fragile encore de ses confidences.

Elle ne l'avait pas quitté... elle le tenait toujours dans ses bras... elle soupira à son tour:

—Si c'était lui!

Raoul, timide, demanda:

—Vous avez peur de lui?

Elle fit:

—Mais non! mais non!

Le jeune homme se donna, bien involontairement, l'attitude de la prendre en pitié, comme on fait avec un être impressionnable qui est encore en proie à un songe récent. Il avait l'air de dire: «parce que vous savez, moi, je suis là!» Et son geste fut, presque involontairement, menaçant; alors, Christine le regarda avec étonnement, tel un phénomène de courage et de vertu, et elle eut l'air, dans sa pensée, de mesurer à sa juste valeur tant d'inutile et audacieuse chevalerie. Elle embrassa le pauvre Raoul comme une sœur qui le récompenserait, par un accès de tendresse, d'avoir fermé son petit poing fraternel pour la défendre contre les dangers toujours possibles de la vie.

Raoul comprit et rougit de honte. Il se trouvait aussi faible qu'elle. Il se disait: «Elle prétend qu'elle n'a pas peur, mais elle nous éloigne de la trappe en tremblant.» C'était la vérité. Le lendemain et les jours suivants, ils allèrent loger leurs curieuses et chastes amours, quasi dans les combles, bien loin des trappes. L'agitation de Christine ne faisait qu'augmenter au fur et à mesure que s'écoulaient les heures. Enfin, une après-midi, elle arriva très en retard, la figure si pâle et les yeux si rougis par un désespoir certain, que Raoul se résolut à toutes les extrémités, à celle, par exemple, qu'il lui exprima tout de go, «de ne partir pour le Pôle Nord: que si elle lui confiait le secret de la Voix d'homme».

—Taisez-vous! Au nom du ciel, taisez-vous. S'il vous entendait, malheureux Raoul!

Et les yeux hagards de la jeune fille faisaient autour d'eux le tour des choses.

—Je vous enlèverai à sa puissance, Christine, je le jure! Et vous ne penserez même plus à lui, ce qui est nécessaire.

—Est-ce possible?

Elle se permit ce doute qui était un encouragement, en entraînant le jeune homme jusqu'au dernier étage du théâtre, «à l'altitude», là où l'on est très loin, très loin des trappes.

—Je vous cacherai dans un coin inconnu du monde, où il ne viendra pas vous chercher. Vous serez sauvée, et alors je partirai puisque vous avez juré de ne pas vous marier jamais.

Christine se jeta sur les mains de Raoul et les lui serra avec un transport incroyable. Mais, inquiète à nouveau, elle tournait la tête.

—Plus haut! dit-elle seulement... encore plus haut!... Et elle l'entraîna vers les sommets.

Il avait peine à la suivre. Ils furent bientôt sous les toits, dans le labyrinthe des charpentes. Ils glissaient entre les arcs-boutants, les chevrons, les jambes de force, les pans, les versants et les rampants; ils couraient de poutre en poutre comme, dans une forêt, ils eussent couru d'arbre en arbre, aux troncs formidables...

Et, malgré la précaution qu'elle avait de regarder à chaque instant, derrière elle, elle ne vit point une ombre qui la suivait comme son ombre, qui s'arrêtait avec elle, qui repartait quand elle repayait et qui ne faisait pas plus de bruit que n'en doit faire une ombre. Raoul, lui, ne s'aperçut de rien, car, quand il avait Christine devant lui, rien ne l'intéressait de ce qui se passait derrière.

XIII

LA LYRE D'APOLLON

Ainsi, ils arrivèrent aux toits. Elle glissait sur eux, légère et familière, comme une hirondelle. Leur regard, entre les trois dômes et le fronton triangulaire, parcourut l'espace désert. Elle respira avec force, au-dessus de Paris dont on découvrait toute la vallée en travail. Elle regarda Raoul avec confiance. Elle l'appela tout près d'elle, et côte à côte ils marchèrent, tout là-haut, sur les rues de zinc, dans les avenues en fonte; ils mirèrent leur forme jumelle dans les vastes réservoirs pleins d'une eau immobile où, dans la bonne saison, les gamins de la danse, une vingtaine de petits garçons plongent et apprennent à nager. L'ombre derrière eux, toujours fidèle à leurs pas, avait surgi, s'aplatissant sur les toits, s'allongeant avec des mouvements d'ailes noires, aux carrefours des ruelles de fer, tournant autour des bassins, contournant, silencieuse, les dômes; et les malheureux enfants ne se doutèrent point de sa présence, quand ils s'assirent enfin, confiants, sous la haute protection d'Apollon, qui dressait de son geste de bronze, sa prodigieuse lyre, au cœur d'un ciel en feu.

Un soir enflammé de printemps les entourait. Des nuages, qui venaient de recevoir du couchant leur robe légère d'or et de pourpre, passaient lentement en la laissant traîner au-dessus des jeunes gens; et Christine dit à Raoul: «Bientôt, nous irons plus loin et plus vite que les nuages, au bout du monde, et puis vous m'abandonnerez, Raoul. Mais si, le moment venu pour vous de m'enlever, je ne consentais plus à vous suivre, eh bien! Raoul, vous m'emporteriez!»

Avec quelle force, qui semblait dirigée contre elle-même, elle lui dit cela, pendant qu'elle se serrait nerveusement contre lui. Le jeune homme en fut frappé.

—Vous craignez donc de changer d'avis, Christine?

—Je ne sais pas, fit-elle en secouant bizarrement la tête. C'est un démon!

Et elle frissonna. Elle se blottit dans ses bras avec un gémissement.

—Maintenant, j'ai peur de retourner habiter avec lui: dans la terre!

—Qu'est-ce qui vous force à y retourner Christine?

—Si je ne retourne pas auprès de lui, il peut arriver de grands malheurs!... Mais je ne peux plus!... Je ne peux plus!... Je sais bien qu'il faut avoir pitié des gens qui habitent «sous la terre...» Mais celui-là est trop horrible! Et cependant, le moment approche; je n'ai plus qu'un jour? et si je ne viens pas, c'est lui qui viendra me chercher avec sa voix. Il m'entraînera avec lui, chez lui, sous la terre, et il se mettra à genoux devant moi, avec sa tête de mort! Et il me dira qu'il m'aime! Et il pleurera! Ah! ces larmes! Raoul! ces larmes dans les deux trous noirs de la tête de mort! Je ne peux plus voir couler ces larmes!

Elle se tordit affreusement les mains, pendant que Raoul, pris lui-même à ce désespoir contagieux, la pressait contre son cœur: «Non! non! Vous ne l'entendrez plus dire qu'il vous aime! Vous ne verrez plus couler ses larmes! Fuyons!... Tout de suite, Christine, fuyons!» Et déjà il voulait l'entraîner.

Mais elle l'arrêta.

—Non, non, fit-elle, en hochant douloureusement la tête, pas maintenant!... Ce serait trop cruel... Laissez-le m'entendre chanter encore demain soir, une dernière fois... et puis, nous nous en irons. À minuit, vous viendrez me chercher dans ma loge; à minuit exactement. À ce moment, il m'attendra dans la salle à manger du lac... nous serons libres et vous m'emporterez!... Même si je refuse, il faut me jurer cela, Raoul... car je sens bien que, cette fois, si j'y retourne, je n'en reviendrai peut-être jamais...

Elle ajouta:

—Vous ne pouvez pas comprendre!...

Et elle poussa un soupir auquel il lui sembla que, derrière elle, un autre soupir avait répondu.

—Vous n'avez pas entendu?

Elle claquait des dents.

—Non, assura Raoul, je n'ai rien entendu...

—C'est trop affreux, avoua-t-elle, de trembler tout le temps comme cela!... Et cependant, ici, nous ne courons aucun danger; nous sommes chez nous, chez moi, dans le ciel, en plein air, en plein jour. Le soleil est en flammes, et les oiseaux de nuit n'aiment pas à regarder le soleil! Je ne l'ai jamais vu à la lumière du jour... Ce doit être horrible!... balbutia-t-elle, en tournant vers Raoul des yeux égarés. Ah! la première fois que je l'ai vu!... J'ai cru qu'il allait mourir!

—Pourquoi? demanda Raoul, réellement effrayé du ton que prenait cette étrange et formidable confidence... pourquoi avez-vous cru qu'il allait mourir?

—PARCE QUE JE L'AVAIS VU!!!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette fois Raoul et Christine se retournèrent en même temps.

—Il y a quelqu'un ici qui souffre! fit Raoul... peut-être un blessé... Vous avez entendu?

—Moi, je ne pourrais vous dire, avoua Christine, même quand il n'est pas là, mes oreilles sont pleines de ses soupirs... Cependant, si vous avez entendu...

Ils se levèrent, regardèrent autour d'eux... Ils étaient bien tout seuls sur l'immense toit de plomb. Ils se rassirent. Raoul demanda:

—Comment l'avez-vous vu pour la première fois?

—Il y avait trois-mois que je l'entendais sans le voir. La première fois que je l'ai «entendu», j'ai cru, comme vous, que cette voix adorable, qui s'était mise tout à coup à chanter à mes côtés, chantait dans une loge prochaine. Je sortis, et je la cherchai partout; mais ma loge est très isolée, Raoul, comme vous le savez, et il me fut impossible de trouver la voix hors de ma loge, tandis qu'elle restait fidèlement dans ma loge. Et non seulement, elle chantait, mais elle me parlait, elle répondait à mes questions comme une véritable voix d'homme, avec cette différence qu'elle était belle comme la voix d'un ange. Comment expliquer un aussi incroyable phénomène? Je n'avais jamais cessé de songer à l'«ange de la musique» que mon pauvre papa m'avait promis de m'envoyer aussitôt qu'il serait mort. J'ose vous parler d'un semblable enfantillage, Raoul, parce que vous avez connu mon père, et qu'il vous a aimé et que vous avez cru, en même temps que moi, lorsque vous étiez tout petit, à l'«ange de la musique», et que je suis bien sûre que vous ne sourirez pas, ni que vous vous moquerez. J'avais conservé, mon ami, l'âme tendre et crédule de la petite Lotte et ce n'est point la compagnie de la maman Valérius qui me l'eût ôtée. Je portai cette petite âme toute blanche entre mes mains naïves et naïvement je la tendis, je l'offris à la voix d'homme, croyant l'offrir à l'ange. La faute en fut certainement, pour un peu, à ma mère adoptive, à qui je ne cachais rien de l'inexplicable phénomène. Elle fut la première à me dire: «Ce doit être l'ange; en tout cas, tu peux toujours le lui demander.» C'est ce que je fis et la voix d'homme me répondit qu'en effet elle était la voix d'ange que j'attendais et que mon père m'avait promise en mourant. À partir de ce moment, une grande intimité s'établit entre la voix et moi, et j'eus en elle une confiance absolue. Elle me dit qu'elle était descendue sur la terre pour me faire goûter aux joies suprêmes de l'art éternel, et elle me demanda la permission de me donner des leçons de musique, tous les jours. J'y consentis avec une ardeur fervente et ne manquai aucun des rendez-vous qu'elle me donnait, dès la première heure, dans ma loge, quand ce coin d'Opéra était tout à fait désert. Vous dire quelles furent ces leçons! Vous-même, qui avez entendu la voix, ne pouvez vous en faire une idée.

—Évidemment, non! je ne puis m'en faire une idée, affirma le jeune homme. Avec quoi vous accompagniez-vous?

—Avec une musique que j'ignore, qui était derrière le mur et qui était d'une justesse incomparable. Et puis on eût dit, mon ami, que la Voix savait exactement à quel point mon père, en mourant, m'avait laissé de mes travaux et de quelle simple méthode aussi il avait usé; et ainsi, me rappelant ou, plutôt, mon organe se rappelant toutes les leçons passées et en bénéficiant du coup, avec les présentes, je fis des progrès prodigieux et tels que, dans d'autres conditions, ils eussent demandé des années! Songez que je suis assez délicate, mon ami, et que ma voix était d'abord peu caractérisée; les cordes basses s'en trouvaient naturellement peu développées; les tons aigus étaient assez durs et le médium voilé. C'est contre tous ces défauts que mon père avait combattu et triomphé un instant; ce sont ces défauts que la Voix vainquit définitivement. Peu à peu, j'augmentai le volume des sons dans des proportions que ma faiblesse passée ne me permettait pas d'espérer: j'appris à donner à ma respiration la plus large portée. Mais surtout la Voix me confia le secret de développer les sons de poitrine dans une voix de soprano. Enfin elle enveloppa tout cela du feu sacré de l'inspiration, elle éveilla en moi une vie ardente, dévorante, sublime. La Voix avait la vertu, en se faisant entendre, de m'élever jusqu'à elle. Elle me mettait à l'unisson de son envolée superbe. L'âme de la Voix habitait ma bouche et y soufflait l'harmonie!

Au bout de quelques semaines, je ne me reconnaissais plus quand je chantais!... J'en étais même épouvantée... j'eus peur, un instant, qu'il y eût là-dessous quelque sortilège; mais la maman Valérius me rassura. Elle me savait trop simple fille, disait-elle, pour donner prise au démon.

Mes progrès étaient restés secrets, entre la Voix, la maman Valérius et moi, sur l'ordre même de la Voix. Chose curieuse, hors de la loge, je chantais avec ma voix de tous les jours, et personne ne s'apercevait de rien. Je faisais tout ce que voulait la Voix. Elle me disait: «Il faut attendre... vous verrez! nous étonnerons Paris!» Et j'attendais. Je vivais dans une espèce de rêve extatique où commandait la Voix. Sur ces entrefaites, Raoul, je vous aperçus, un soir, dans la salle. Ma joie fut telle que je ne pensai même point à la cacher en rentrant dans ma loge. Pour notre malheur, la Voix y était déjà et elle vit bien, à mon air, qu'il y avait quelque chose de nouveau. Elle me demanda «ce que j'avais» et je ne vis aucun inconvénient à lui raconter notre douce histoire, ni à lui dissimuler la place que vous teniez dans mon cœur. Alors, la Voix se tut: je l'appelai, elle ne me répondit point; je la suppliai, ce fut en vain. J'eus une terreur folle qu'elle fût partie pour toujours! Plût à Dieu, mon ami!... Je rentrai chez moi, ce soir-là, dans un état désespéré. Je me jetai au cou de maman Valérius en lui disant: «Tu sais, la Voix est partie! Elle ne reviendra peut-être jamais plus!» Et elle fut aussi effrayée que moi et me demanda des explications. Je lui racontai tout. Elle me dit: «Parbleu! la Voix est jalouse!» Ceci, mon ami, me fit réfléchir que je vous aimais...

Ici, Christine s'arrêta un instant. Elle pencha la tête sur le sein de Raoul et ils restèrent un moment silencieux, dans les bras l'un de l'autre. L'émotion qui les étreignait était telle qu'ils ne virent point, ou plutôt qu'ils ne sentirent point se déplacer, à quelques pas d'eux, l'ombre rampante de deux grandes ailes noires qui se rapprocha, au ras des toits, si près, si près d'eux, qu'elle eût pu, en se refermant sur eux, les étouffer...

—Le lendemain, reprit Christine avec un profond soupir, je revins dans ma loge toute pensive. La Voix y était. Ô mon ami! Elle me parla avec une grande tristesse. Elle me déclara tout net que, si je devais donner mon cœur sur la terre, elle n'avait plus, elle, la Voix, qu'à remonter au ciel. Et elle me dit cela avec un tel accent de douleur humaine que j'aurais dû, dès ce jour-là, me méfier et commencer à comprendre que j'avais été étrangement victime de mes sens abusés. Mais ma foi dans cette apparition de Voix, à laquelle était mêlée si intimement la pensée de mon père, était encore entière. Je ne craignais rien tant que de ne la plus entendre; d'autre part, j'avais réfléchi sur le sentiment qui me portait vers vous; j'en avais mesuré tout l'inutile danger; j'ignorais même si vous vous souveniez de moi. Quoi qu'il arrivât, votre situation dans le monde m'interdisait à jamais la pensée d'une honnête union; je jurai à la Voix que vous n'étiez rien pour moi qu'un frère et que vous ne seriez jamais rien d'autre et que mon cœur était vide de tout amour terrestre... Et voici la raison, mon ami, pour laquelle je détournais mes yeux quand, sur le plateau ou dans les corridors, vous cherchiez à attirer mon attention, la raison pour laquelle je ne vous reconnaissais pas... pour laquelle je ne vous voyais pas!... Pendant ce temps, les heures de leçons, entre la Voix et moi, se passaient dans un divin délire. Jamais la beauté des sons ne m'avait possédée à ce point et un jour la Voix me dit: «Va maintenant, Christine Daaé, tu peux apporter aux hommes un peu de la musique du ciel!»

Comment, ce soir-là, qui était le soir de gala, la Carlotta ne vint-elle pas au théâtre? Comment ai-je été appelée à la remplacer? Je ne sais; mais je chantai... je chantai avec un transport inconnu; j'étais légère comme si l'on, m'avait donné des ailes; je crus un instant que mon âme embrasée avait quitté son corps!

—Ô Christine! fit Raoul, dont les yeux, étaient humides à ce souvenir, ce soir-là, mon cœur a vibré à chaque accent de votre voix. J'ai vu vos larmes couler sur vos joues pâles, et j'ai pleuré avec vous. Comment pouviez-vous chanter, chanter en pleurant?

—Mes forces m'abandonnèrent, dit Christine, je fermai les yeux... Quand je les rouvris, vous étiez à mes côtés! Mais la Voix aussi y était, Raoul!... J'eus peur pour vous et encore, cette fois, je ne voulus point vous reconnaître et je me mis à rire quand vous m'avez rappelé que vous aviez ramassé mon écharpe dans la mer!...

Hélas? on ne trompe pas la Voix!... Elle vous avait bien reconnu, elle!... Et la Voix était jalouse!... Les deux jours suivants, elle me fit des scènes atroces... Elle me disait: «Vous l'aimez! si vous ne l'aimiez pas, vous ne le fuiriez pas! C'est un ancien ami à qui vous serreriez la main, comme à tous les autres... Si vous ne l'aimiez pas, vous ne craindriez pas de vous trouver, dans votre loge, seule avec lui et avec moi!... Si vous ne l'aimiez pas, vous ne le chasseriez pas!...

—C'est assez! fis-je à la Voix irritée; demain, je dois aller à Perros, sur la tombe de mon père; je prierai M. Raoul de Chagny de m'y accompagner.

—À votre aise, répondit-elle, mais sachez que moi aussi je serai à Perros, car je suis partout où vous êtes, Christine, et si vous êtes toujours digne de moi, si vous ne m'avez pas menti, je vous jouerai, à minuit sonnant, sur la tombe de votre père, la Résurrection de Lazare, avec le violon du mort.

Ainsi, je fus conduite, mon ami, a vous écrire la lettre qui vous amena à Perros. Comment ai-je pu être à ce point trompée? Comment, devant les préoccupations aussi personnelles de la Voix, ne me suis-je point doutée de quelque imposture? Hélas! je ne me possédais plus: j'étais sa chose!... Et les moyens dont disposait la Voix devaient facilement abuser une enfant telle que moi!»

—Mais enfin, s'écria Raoul, à ce point du récit de Christine où elle semblait déplorer avec des larmes la trop parfaite innocence d'un esprit bien peu «avisé»... mais enfin vous avez bientôt su la vérité!... Comment n'êtes-vous point sortie aussitôt de cet abominable cauchemar?

—Apprendre la vérité!... Raoul!... Sortir de ce cauchemar!... Mais je n'y suis entrée, malheureux, dans ce cauchemar, que du jour où j'ai connu cette vérité!... Taisez-vous! Taisez-vous! Je ne vous ai rien dit... et maintenant que nous allons descendre du ciel sur la terre, plaignez-moi, Raoul!... plaignez-moi!... Un soir, soir fatal... tenez... c'était le soir où il devait arriver tant de malheurs... le soir où Carlotta put se croire transformée sur la scène en un hideux crapaud et où elle se prit à pousser des cris comme si elle avait habité toute sa vie au bord des marais... le soir où la salle fut tout à coup plongée dans l'obscurité, sous le coup de tonnerre du lustre qui s'écrasait sur le parquet... Il y eut ce soir-là des morts et des blessés, et tout le théâtre retentissait des plus tristes clameurs.

Ma première pensée, Raoul, dans l'éclat de la catastrophe, fut en même temps pour vous et pour la Voix, car vous étiez, à cette époque, les deux égales moitiés de mon cœur. Je fus tout de suite rassurée en ce qui vous concernait, car je vous avais vu dans la loge de votre frère et je savais que vous ne couriez aucun danger. Quant à la Voix, elle m'avait annoncé qu'elle assisterait à la représentation, et j'eus peur pour elle; oui, réellement peur, comme si elle avait été «une personne ordinaire vivante qui fût capable de mourir». Je me disais: «Mon Dieu! le lustre a peut-être écrasé la Voix.» Je me trouvais alors sur la scène, et affolée à ce point que je me disposais à courir dans la salle chercher la Voix parmi les morts et les blessés, quand cette idée me vint que, s'il ne lui était rien arrivé de fâcheux, elle devait être déjà dans ma loge, où elle aurait hâte de me rassurer. Je ne fis qu'un bond jusqu'à ma loge. La Voix n'y était pas. Je m'enfermai dans ma loge, et les larmes aux yeux, je la suppliai, si elle était encore vivante, de se manifester à moi. La Voix ne me répondit pas, mais, tout à coup, j'entendis un long, un admirable gémissement que je connaissais bien. C'était la plainte de Lazare, quand, à la voix de Jésus, il commence à soulever ses paupières et à revoir la lumière du jour. C'étaient les pleurs du violon de mon père. Je reconnaissais le coup d'archet de Daaé, le même, Raoul, qui nous tenait jadis immobiles sur les chemins de Perros, le même qui avait «enchanté» la nuit du cimetière. Et puis, ce fut encore, sur l'instrument invisible et triomphant, le cri d'allégresse de la Vie, et la Voix, se faisant entendre enfin, se mit à chanter la phrase dominatrice et souveraine: «Viens! et crois en moi! Ceux qui croient en moi revivront! Marche! Ceux qui ont cru en moi ne sauraient mourir!» Je ne saurais vous dire l'impression que je reçus de cette musique, qui chantait la vie éternelle dans le moment qu'à noté de nous, de pauvres malheureux, écrasés par ce lustre fatal, rendaient l'âme... Il me sembla qu'elle me commandait à moi aussi de venir, de me lever, de marcher vers elle. Elle s'éloignait, je la suivis. «Viens! et crois en moi!» Je croyais en elle, je venais... je venais, et, chose extraordinaire, ma loge, devant mes pas, paraissait s'allonger... s'allonger.. Évidemment, il devait y avoir, là un effet de glaces... car j'avais la glace devant moi... Et, tout à coup, je me suis trouvée hors de ma loge, sans savoir comment.

Raoul interrompit ici brusquement la jeune fille:

—Comment! Sans savoir comment? Christine Christine! Il faudrait essayer de ne plus rêver!

—Eh! pauvre ami, je ne rêvais pas! Je me trouvais hors de ma loge sans savoir comment! Vous qui m'avez vue disparaître «de ma loge, un soir, mon ami, vous pourriez peut-être m'expliquer cela, mais moi je ne le puis pas!... Je ne puis vous dire qu'une chose, c'est que, me trouvant devant ma glace, je ne l'ai plus vue tout à coup devant moi et que je l'ai cherchée derrière... mais il n'y avait plus de glace, plus de loge... J'étais dans un corridor obscur... j'eus peur et je criai!...

Tout était noir autour de moi; au loin, une faible lueur rouge éclairait un angle de muraille, un coin de carrefour. Je criai. Ma voix seule emplissait les murs, car le chant et les violons s'étaient tus. Et voilà que soudain, dans le noir, une main se posait sur la mienne... ou, plutôt, quelque chose d'osseux et de glacé qui m'emprisonna le poignet et ne me lâcha plus. Je criai. Un bras m'emprisonna la taille et je fus soulevée... Je me débattis un instant dans de l'horreur; mes doigts glissèrent au long des pierres humides, où ils ne s'accrochèrent point. Et puis, je ne remuai plus, j'ai cru que j'allais mourir d'épouvante. On m'emportait vers la petite lueur rouge; nous entrâmes dans cette lueur et alors je vis que j'étais entre les mains d'un homme enveloppé d'un grand manteau noir et qui avait un masque qui lui cachait tout le visage... Je tentai un effort suprême: mes membres se raidirent, ma bouche s'ouvrit encore pour hurler mon effroi, mais une main la ferma, une main que je sentis sur mes lèvres, sur ma chair... et qui sentait la mort! Je m'évanouis.

Combien de temps restai-je sans connaissance? Je ne saurais le dire. Quand je rouvris les yeux, nous étions toujours, l'homme noir et moi, au sein des ténèbres. Une lanterne sourde, posée par terre, éclairait le jaillissement d'une fontaine. L'eau, clapotante, sortie de la muraille, disparaissait presque aussitôt sous le sol sur lequel j'étais étendue; ma tête reposait sur le genou de l'homme au manteau et au masque noir et mon silencieux compagnon me rafraîchissait les tempes avec un soin, une attention, une délicatesse qui me parurent plus horribles à supporter que la brutalité de son enlèvement de tout à l'heure. Ses mains, si légères fussent-elles, n'en sentaient pas moins la mort. Je les repoussai, mais sans force. Je demandai dans un souffle: «Qui êtes-vous? où est la Voix?» Seul, un soupir me répondit. Tout à coup, un souffle chaud me passa sur le visage et vaguement, dans les ténèbres, à côté de la forme noire de l'homme, je distinguai une forme blanche. La forme noire me souleva et me déposa sur la forme blanche. Et aussitôt, un joyeux hennissement vint frapper mes oreilles stupéfaites et je murmurai: «César!» La bête tressaillit. Mon ami, j'étais à demi couchée sur une selle et j'avais reconnu le cheval blanc du Prophète, que j'avais gâté si souvent, de friandises. Or, un soir, le bruit s'était répandu dans le théâtre que cette bête avait disparu et qu'elle avait été volée par le fantôme de l'Opéra. Moi, je croyais à la Voix; je n'avais jamais cru au fantôme, et voilà cependant que je me demandai en frissonnant si je n'étais pas la prisonnière du fantôme! J'appelai, du fond du cœur, la Voix à mon secours, car jamais je ne me serais imaginée que la Voix et le fantôme étaient tout un! Vous avez entendu parler du fantôme de l'Opéra, Raoul?

—Oui, répondit le jeune homme... Mais dites-moi, Christine, que vous arriva-t-il quand vous fûtes sur le cheval blanc du Prophète?

—Je ne fis aucun mouvement et me laissai conduire... Peu à peu une étrange torpeur succédait à l'état d'angoisse et de terreur où m'avaient jeté cette infernale aventure. La forme noire me soutenait et je ne faisais plus rien pour lui échapper. Une paix singulière était répandue en moi et je pensais que j'étais sous l'influence bienfaisante de quelque élixir. J'avais la pleine disposition de mes sens. Mes yeux se faisaient aux ténèbres qui, du reste, s'éclairaient, ça et là, de lueurs brèves... Je jugeai que nous étions dans une étroite galerie circulaire et j'imaginai que cette galerie faisait le tour de l'Opéra, qui, sous terre, est immense. Une fois, mon ami, une seule fois, j'étais descendue dans ces dessous qui sont prodigieux, mais je m'étais arrêtée au troisième étage, n'osant pas aller plus avant dans la terre. Et, cependant, deux étages encore, où l'on aurait pu loger une ville, s'ouvraient sous mes pieds. Mais les figures qui m'étaient apparues, m'avaient fait fuir. Il y a là des démons, tout noirs devant des chaudières, et ils agitent des pelles, des fourches, excitent des brasiers, allument des flammes, vous menacent, si l'on en approche, en ouvrant tout à coup sur vous la gueule rouge des fours!... Or, pendant que César, tranquillement, dans cette nuit de cauchemar, me portait sur son dos, j'aperçus tout à coup, loin, très loin, et tout petits, tout petits, comme au bout d'une lunette retournée, les démons noirs devant les brasiers rouges de leurs calorifères... Ils apparaissaient... Ils disparaissaient... Ils réapparaissaient au gré bizarre de notre marche... Enfin, ils disparurent tout à fait. La forme d'homme me soutenait toujours, et César marchait sans guide et le pied sûr... Je ne pourrais vous dire, même approximativement combien de temps ce voyage, dans la nuit, dura; j'avais seulement l'idée que nous tournions! que nous tournions! que nous descendions suivant une inflexible spirale jusqu'au cœur même des abîmes de la terre; et encore, n'était-ce point ma tête qui tournait?... Toutefois, je ne le pense pas. Non! J'étais incroyablement lucide. César, un instant, dressa ses narines, huma l'atmosphère et accéléra un peu sa marche. Je sentis l'air humide et puis César s'arrêta. La nuit s'était éclaircie. Une lueur bleuâtre nous entourait. Je regardai où nous nous trouvions. Nous étions au bord d'un lac dont les eaux de plomb se perdaient au loin, dans le noir... mais la lumière bleue éclairait cette rive et j'y vis une petite barque, attachée à un anneau de fer, sur le quai!

Certes, je savais que tout cela existait, et la vision de ce lac et de cette barque sous la terre n'avait rien de surnaturel. Mais songez aux conditions exceptionnelles dans lesquelles j'abordai ce rivage. Les âmes des morts ne devaient point ressentir plus d'inquiétude en abordant le Styx. Caron n'était certainement pas plus lugubre ni plus muet que la forme d'homme qui me transporta dans la barque. L'élixir avait-il épuisé son effet? la fraîcheur de ces lieux suffisait-elle à me rendre complètement à moi-même? Mais ma torpeur s'évanouissait, et je fis quelques mouvements qui dénotaient le recommencement de ma terreur. Mon sinistre compagnon dut s'en apercevoir, car, d'un geste rapide, il congédia César qui s'enfuit dans les ténèbres de la galerie et dont j'entendis les quatre fers battre les marches sonores d'un escalier, puis l'homme se jeta dans la barque qu'il délivra de son lien de fer; il s'empara des rames et rama avec force et promptitude. Ses yeux, sous le masque, ne me quittaient pas; je sentais sur moi le poids de leurs prunelles immobiles. L'eau, autour de nous, ne faisait aucun bruit. Nous glissions dans cette lueur bleuâtre que je vous ai dite et puis nous fûmes à nouveau tout à fait dans la nuit, et nous abordâmes. La barque heurta un corps dur. Et je fus encore emportée dans des bras. J'avais recouvré la force de crier. Je hurlai. Et puis, tout à coup, je me tus, assommée par la lumière. Oui, une lumière éclatante, au milieu de laquelle on m'avait déposée. Je me relevai, d'un bond. J'avais toutes mes forces. Au centre d'un salon qui ne me semblait paré, orné, meublé que de fleurs, de fleurs magnifiques et stupides à cause de rubans de soie qui les liaient à des corbeilles, comme on en vend dans les boutiques des boulevards, de fleurs trop civilisées comme celles que j'avais coutume de trouver dans ma loge après chaque «première»; au centre de cet embaumement très parisien, la forme noire d'homme au masque se tenait debout, les bras croisés... et elle parla:

—Rassurez-vous, Christine, dit-elle; vous ne courez aucun danger.

C'était la Voix!

Ma fureur égala ma stupéfaction. Je sautai sur ce masque et voulus l'arracher, pour connaître le visage de la Voix. La forme d'homme me dit:

—Vous ne courez aucun danger, si vous ne touchez pas au masque!

Et m'emprisonnant doucement les poignets, elle me fit asseoir.

Et puis, elle se mit à genoux devant moi, et ne dit plus rien!

L'humilité de ce geste me redonna quelque courage; la lumière, en précisant toute chose autour de moi, me rendit à la réalité de la vie. Si extraordinaire qu'elle apparaissait, l'aventure s'entourait maintenant de choses mortelles que je pouvais voir et toucher. Les tapisseries de ces murs, ces meubles, ces flambeaux, ces vases et jusqu'à ces fleurs dont j'eus pu dire presque d'où elles venaient, dans leurs bannettes dorées, et combien elles avaient coûté, enfermaient fatalement mon imagination dans les limites d'un salon aussi banal que bien d'autres qui avaient au moins cette excuse de n'être point situés dans les dessous de l'Opéra. J'avais sans doute affaire à quelque effroyable original qui, mystérieusement, s'était logé dans les caves, comme d'autres, par besoin, et avec la muette complicité de l'administration, avaient trouvé un définitif abri dans les combles de cette tour de Babel moderne, où l'on intriguait, où l'on chantait dans toutes les langues, où l'on aimait dans tous les patois.

Et alors la Voix, la Voix que j'avais reconnue sous le masque, lequel n'avait pas pu me la cacher, c'était cela qui était à genoux devant moi: un homme!

Je ne songeai même plus à l'horrible situation où je me trouvais, je ne demandai même pas ce qu'il allait advenir de moi et quel était le dessein obscur et froidement tyrannique qui m'avait conduit dans ce salon comme on enferme un prisonnier dans une geôle, une esclave au harem. Non! non! non! je médisais: La Voix, c'est cela: un homme! et je me mis à pleurer.

L'homme, toujours à genoux, comprit sans doute le sens de mes larmes, car il dit:

—«C'est vrai, Christine!... Je ne suis ni ange, ni génie, ni fantôme... Je suis Erik!»

Ici encore, le récit de Christine fut interrompu. Il sembla aux jeunes gens que l'écho avait répété, derrière eux: Erik!... Quel écho?... Ils se retournèrent, et ils s'aperçurent que la nuit était venue. Raoul fit un mouvement comme pour se lever, mais Christine le retint près d'elle: «Restez! Il faut que vous sachiez tout ici!

—Pourquoi ici, Christine? Je crains pour vous la fraîcheur de la nuit.

—Nous ne devons craindre que les trappes, mon ami, et, ici, nous sommes au bout du monde des trappes... et je n'ai point le droit de vous voir hors du théâtre... Ce n'est pas le moment de le contrarier... N'éveillons pas ses soupçons...

—Christine! Christine! quelque chose me dit que nous avons tort d'attendre à demain soir et que nous devrions fuir tout de suite!

—Je vous dis que, s'il ne m'entend pas chanter demain soir, il en aura une peine infinie.

—Il est difficile de ne point causer de peine à Erik et de le fuir pour toujours...

—Vous avez raison, Raoul, en cela... car, certainement, de ma fuite il mourra...

La jeune fille ajouta d'une voix sourde;

—Mais aussi la partie est égale... car nous risquons qu'il nous tue.

—Il vous aime donc bien?

—Jusqu'au crime!

—Mais sa demeure n'est pas introuvable... On peut l'y aller chercher. Du moment qu'Erik n'est pas un fantôme, on peut lui parler et même le forcer à répondre!

Christine secoua la tête:

—Non! non! On ne peut rien contre Erik!... On ne peut que fuir!

—Et comment, pouvant fuir, êtes-vous retournée près de lui?

—Parce qu'il le fallait... Et vous comprendrez cela quand vous saurez comment je suis sortie de chez lui?...

—Ah! je le hais bien!... s'écria Raoul... et vous, Christine, dites-moi... j'ai besoin que vous me disiez cela pour écouter avec plus de calme la suite de cette extraordinaire histoire d'amour... et vous, le haïssez-vous?

—Non! fit Christine, simplement.

—Eh! pourquoi tant de paroles!... Vous l'aimez certainement! Votre peur, vos terreurs, tout cela c'est encore de l'amour et du plus délicieux! Celui que l'on ne s'avoue pas, expliqua Raoul avec amertume. Celui qui vous donne, quand on y songe, le frisson... Pensez donc, un homme qui habite un palais sous la terre!

Et il ricana...

—Vous voulez donc que j'y retourne! interrompit brutalement la jeune fille... Prenez garde, Raoul, je vous l'ai dit: je n'en reviendrais plus!

Il y eut un silence effrayant entre eux trois... les deux qui parlaient et l'ombre qui écoutait, derrière...

—Avant de vous répondre, fit enfin Raoul d'une voix lente, je désirerais savoir quel sentiment il vous inspire, puisque vous ne le haïssez pas...

—De l'horreur! dit-elle... Et elle jeta ces mots avec une telle force, qu'ils couvrirent les soupirs de la nuit.

—C'est ce qu'il y a de terrible, reprit-elle, dans une fièvre croissante... Je l'ai en horreur et je ne le déteste pas. Comment le haïr, Raoul? Voyez Erik à mes pieds, dans la demeure du lac, sous la terre. Il s'accuse, il se maudit, il implore mon pardon!...

Il avoue son imposture. Il m'aime! Il met à mes pieds un immense et tragique amour!... Il m'a volée par amour!... Il m'a enfermée avec lui, dans la terre, par amour... mais il me respecte, mais il rampe, mais il gémit, mais il pleure!... Et quand je me lève, Raoul, quand je lui dis que je ne puis que le mépriser s'il ne me rend pas sur-le-champ cette liberté, qu'il m'a prise, chose incroyable... il me l'offre... je n'ai qu'à partir... Il est prêt à me montrer le mystérieux chemin;... seulement... seulement il s'est levé, lui aussi, et je suis bien obligée de me souvenir que, s'il n'est ni fantôme, ni ange, ni génie, il est toujours la Voix, car il chante!...

Et je l'écoute.., et je reste!...

Ce soir-là, nous n'échangeâmes plus une parole... Il avait saisi une harpe et il commença de me chanter, lui, voix d'homme, voix d'ange, la romance de Desdémone. Le souvenir que j'en avais de l'avoir chantée moi-même me rendait honteuse. Mon ami, il y a une vertu dans la musique qui fait que rien n'existe plus du monde extérieur en dehors de ces sons qui vous viennent frapper le cœur. Mon extravagante aventure fut oubliée. Seule revivait la voix et je la suivais enivrée dans son voyage harmonieux; je faisais partie du troupeau d'Orphée! Elle me promena dans la douleur, et dans la joie, dans le martyre, dans le désespoir, dans l'allégresse, dans la mort et dans les triomphantes hyménées... J'écoutais... Elle chantait... Elle me chanta des morceaux inconnus... et me fit entendre une musique nouvelle qui me causa une étrange impression de douceur, de langueur, de repos... une musique qui, après avoir soulevé mon âme, l'apaisa peu à peu, et la conduisit jusqu'au seuil du rêve. Je m'endormis.

Quand je me réveillai, j'étais seule, sur une chaise-longue, dans une petite chambre toute simple, garnie d'un lit banal en acajou, aux murs tendus de toile de Jouy, et éclairée par une lampe posée sur le marbre d'une vieille commode «Louis-Philippe». Quel était ce décor nouveau?... Je me passai la main sur le front, comme pour chasser un mauvais songe... Hélas! je ne fus pas longtemps à m'apercevoir que je n'avais pas rêvé! J'étais prisonnière et je ne pouvais sortir de ma chambre que pour entrer dans une salle de bains des plus confortables; eau chaude et eau froide à volonté. En revenant dans ma chambre, j'aperçus sur ma commode un billet à l'encre rouge qui me renseigna tout à fait sur ma triste situation et qui, si cela avait été encore nécessaire, eût enlevé tous mes doutes sur la réalité des événements: «Ma chère Christine, disait le papier, soyez tout à fait rassurée sur votre sort. Vous n'avez point au monde de meilleur, ni de plus respectueux ami que moi. Vous êtes seule, en ce moment, dans cette demeure qui vous appartient. Je sors pour courir les magasins et vous rapporter tout le linge dont vous pouvez avoir besoin.»

—Décidément! m'écriai-je, je suis tombée entre les mains d'un fou! Que vais-je devenir? Et combien de temps ce misérable pense-t-il donc me tenir enfermée dans sa prison souterraine?

Je courus dans mon petit appartement comme une insensée, cherchant toujours une issue que je ne trouvai point. Je m'accusais amèrement de ma stupide superstition et je pris un plaisir affreux à railler la parfaite innocence avec laquelle j'avais accueilli, à travers les murs, la Voix du génie de la musique... Quand on était aussi sotte, il fallait s'attendre aux plus inouïes catastrophes et on les avait méritées toutes! J'avais envie de me frapper et je me mis à rire de moi et à pleurer sur moi, en même temps. C'est dans cet état qu'Erik me trouva.

Après avoir frappé trois petits coups secs dans le mur, il entra tranquillement par une porte que je n'avais pas su découvrir et qu'il laissa ouverte. Il était chargé de cartons et de paquets et il les déposa sans hâte sur mon lit, pendant que je l'abreuvais d'outrages et que je le sommais d'enlever ce masque, s'il avait la prétention d'y dissimuler un visage d'honnête homme.

Il me répondit avec une grande sérénité:

—Vous ne verrez jamais le visage d'Erik.

Et il me fit reproche que je n'avais encore point fait ma toilette à cette heure du jour;—il daigna m'instruire qu'il était deux heures de l'après-midi. Il me laissait une demi-heure pour y procéder,—disant cela, il prenait soin de remonter ma montre et de la mettre à l'heure.—Après quoi, il m'invitait à passer dans la salle à manger, où un excellent déjeuner, m'annonça-t-il, nous attendait. J'avais grand faim, je lui jetai la porte au nez et entrai dans le cabinet de toilette. Je pris un bain après avoir placé près de moi une magnifique paire de ciseaux avec laquelle j'étais bien décidée à me donner la mort, si Erik, après s'être conduit comme un fou, cessait de se conduire comme un honnête homme. La fraîcheur de l'eau me fit le plus grand bien et, quand je réapparus devant Erik, j'avais pris la sage résolution de ne le point heurter ni froisser en quoi que ce fût, de le flatter au besoin pour en obtenir une prompte liberté. Ce fut lui, le premier, qui me parla de ses projets sur moi, et me les précisa, pour me rassurer, disait-il. Il se plaisait trop en ma compagnie pour s'en priver sur-le-champ comme il y avait un moment consenti la veille, devant l'expression indignée de mon effroi. Je devais comprendre maintenant, que je n'avais point lieu d'être épouvantée de le voir, à mes côtés. Il m'aimait, mais il ne me le dirait qu'autant que je le lui permettrais et le reste du temps se passerait en musique.

—Qu'entendez-vous par le reste du temps? lui demandai-je.

Il me répondit avec fermeté:

—Cinq jours.

—Et après, je serai libre?

—Vous serez libre, Christine, car, ces cinq jours-là écoulés, vous aurez appris à ne plus me craindre, et alors vous reviendrez voir, de temps en temps, le pauvre Erik!...

Le ton dont il prononça ces derniers mots me remua profondément. Il me sembla y découvrir un si réel, un si pitoyable désespoir que je levai sur le masque un visage attendri. Je ne pouvais voir les yeux derrière le masque et ceci n'était point pour diminuer l'étrange sentiment de malaise que l'on avait à interroger ce mystérieux carré de soie noire; mais sous l'étoffe, à l'extrémité de la barbe du masque, apparurent une, deux, trois, quatre larmes.

Silencieusement, il me désigna une place en face de lui, à un petit guéridon qui occupait le centre de la pièce où, la veille, il m'avait joué de la harpe, et je m'assis, très troublée. Je mangeai cependant de bon appétit quelques écrevisses, une aile de poulet arrosée d'un peu de vin de Tokay qu'il avait apporté lui-même, me disait-il, des caves de Kœnisgberg, fréquentées autrefois par Falstaff. Quant à lui, il ne mangeait pas, il ne buvait pas. Je lui demandai quelle était sa nationalité, et si ce nom d'Erik ne décelait pas une origine Scandinave. Il me répondit qu'il n'avait ni nom, ni patrie, et qu'il avait pris le nom d'Erik par hasard. Je lui demandai pourquoi, puisqu'il m'aimait, il n'avait point trouvé d'autre moyen de me le faire savoir que de m'entraîner avec lui et de m'enfermer dans la terre!

—C'est bien difficile, dis-je, de se faire aimer dans un tombeau.

—On a, répondit-il, sur un ton singulier, les «rendez-vous» qu'on peut.

Puis il se leva et me tendit les doigts, car il voulait, disait-il, me faire les honneurs de son appartement, mais je retirai vivement ma main de la sienne en poussant un cri. Ce que j'avais touché là était à la fois moite et osseux, et je me rappelai que ses mains sentaient la mort.

—Oh! pardon, gémit-il.

Et il ouvrit devant moi une porte.

—Voici ma chambre, fit-il. Elle est assez curieuse à visiter... si vous voulez la voir?

Je n'hésitai pas. Ses manières, ses paroles, tout son air me disaient d'avoir confiance... et puis, je sentais qu'il ne fallait pas avoir peur.

J'entrai. Il me sembla que je pénétrais dans une chambre mortuaire. Les murs en étaient tout tendus de noir, mais à la place des larmes blanches qui complètent à l'ordinaire ce funèbre ornement, on voyait sur une énorme portée de musique, les notes répétées du Dies iræ. Au milieu de cette chambre, il y avait un dais où pendaient des rideaux de brocatelle rouge et, sous ce dais, un cercueil ouvert.

À cette vue, je reculai.

—C'est là-dedans que je dors, fit Erik, Il faut s'habituer à tout dans la vie, même à l'éternité.

Je détournai la tête, tant j'avais reçu une sinistre impression de ce spectacle. Mes yeux rencontrèrent alors le clavier d'un orgue qui tenait tout un pan de la muraille. Sur le pupitre était un cahier, tout barbouillé dénotés rouges. Je demandai la permission de le regarder et je lus a la première page: Don Juan triomphant.

—Oui, me dit-il, je compose quelquefois. Voilà vingt ans que j'ai commencé ce travail. Quand il sera fini, je l'emporterai avec moi dans ce cercueil et je ne me réveillerai plus.

—Il faut y travailler le moins souvent possible, fis-je.

—J'y travaille quelquefois quinze jours et quinze nuits de suite, pendant lesquels je ne vis que de musique, et puis je me repose des années.

—Voulez-vous me jouer quelque chose de votre Don Juan triomphant? demandai-je, croyant lui faire plaisir et en surmontant la répugnance que j'avais à rester dans cette chambre de la mort.

—Ne me demandez jamais cela, répondit-il d'une voix sombre. Ce Don Juan-là n'a pas été écrit sur les paroles d'un Lorenzo d'Aponte, inspiré par le vin, les petites amours et le vice, finalement châtié de Dieu. Je vous jouerai Mozart si vous voulez, qui fera couler vos belles larmes et vous inspirera d'honnêtes réflexions. Mais, mon Don Juan, à moi, brûle, Christine, et, cependant, il n'est point foudroyé par le feu du ciel!...

Là-dessus, nous rentrâmes dans le salon que nous venions de quitter. Je remarquai que nulle part, dans cet appartement, il n'y avait de glaces. J'allais en faire la réflexion, mais Erik venait de s'asseoir au piano. Il me disait:

—Voyez-vous, Christine, il y a une musique si terrible qu'elle consume tous ceux qui l'approchent. Vous n'en êtes pas encore à cette musique-là, heureusement, car vous perdriez vos fraîches couleurs et l'on ne vous reconnaîtrait plus à votre retour à Paris. Chantons l'Opéra, Christine Daaé.

Il me dit:

—Chantons l'Opéra, Christine Daaé, comme s'il me jetait une injure.

Mais je n'eus pas le temps de m'appesantir sur l'air qu'il avait donné à ses paroles. Nous commençâmes tout de suite le duo d'Othello, et déjà la catastrophe était sur nos têtes. Cette fois, il m'avait laissé le rôle de Desdémone, que je chantai avec un désespoir, un effroi réels auxquels je n'avais jamais atteint jusqu'à ce jour. Le voisinage d'un pareil partenaire, au lieu de m'annihiler, m'inspirait une terreur magnifique. Les événements dont j'étais la victime me rapprochaient singulièrement de la pensée du poète et je trouvai des accents dont le musicien eût été ébloui. Quant à lui, sa voix était tonnante, son âme vindicative se portait sur chaque son, et en augmentait terriblement la puissance. L'amour, la jalousie, la haine, éclataient autour de nous en cris déchirants. Le masque noir d'Erik me faisait songer au masque naturel du More de Venise. Il était Othello lui-même. Je crus qu'il allait me frapper, que j'allais tomber sous ses coups et cependant, je ne faisais aucun mouvement pour le fuir, pour éviter sa fureur comme la timide Desdémone. Au contraire, je me rapprochai de lui, attirée, fascinée, trouvant des charmes à la mort au centre d'une pareille passion; mais, avant de mourir, je voulus connaître, pour en emporter l'image sublime dans mon dernier regard, ces traits inconnus que devait transfigurer le feu de l'art éternel. Je voulus voir le visage de la Voix et, instinctivement, par un geste dont je ne fus point la maîtresse, car je ne me possédais plus, mes doigts rapides arrachèrent le masque...

Oh! horreur!... horreur!... horreur!...

Christine s'arrêta, à cette vision qu'elle semblait encore écarter de ses deux mains tremblantes, cependant que les échos de la nuit, comme ils avaient répété le nom d'Erik, répétaient trois fois la clameur: «Horreur! horreur! horreur!» Raoul et Christine, plus étroitement unis encore par la terreur du récit, levèrent les yeux vers les étoiles qui brillaient dans un ciel paisible et pur.

Raoul dit:

—C'est étrange, Christine, comme cette nuit si douce et si calme est pleine de gémissements. On dirait qu'elle se lamente avec nous!

Elle lui répond:

—Maintenant que vous allez connaître le secret, vos oreilles, comme les miennes, vont être pleines de lamentations.

Elle emprisonne les mains protectrices de Raoul dans les siennes et, secouée d'un long frémissement, elle continue:

—Oh! oui, vivrais-je cent ans, j'entendrais toujours la clameur surhumaine qu'il poussa, le cri de sa douleur et de sa rage infernales, pendant que la chose apparaissait à mes yeux immenses d'horreur, comme ma bouche qui ne se refermait pas et qui cependant ne criait plus.

Oh! Raoul, la chose! comment ne plus voir la chose! si mes oreilles sont à jamais pleines de ses cris, mes yeux sont à jamais hantés de son visage! Quelle image! Comment ne plus la voir et comment vous la faire voir?... Raoul, vous avez vu les têtes de mort quand elles ont été desséchées par les siècles et peut-être, si vous n'avez pas été victime d'un affreux cauchemar, avez-vous vu sa tête de mort à lui, dans la nuit de Perros. Encore avez-vous vu se promener, au dernier bal masqué, «la Mort Rouge»! Mais toutes ces têtes de mort-là étaient immobiles, et leur muette horreur ne vivait pas! Mais imaginez, si vous le pouvez, le masque de la Mort se mettant à vivre tout à coup pour exprimer avec les quatre trous noirs de ses yeux, de son nez et de sa bouche la colère à son dernier degré, la fureur souveraine d'un démon, et pas de regard dans les trous des yeux, car, comme je l'ai su plus tard, on n'aperçoit jamais ses yeux de braise que dans la nuit profonde... Je devais être, collée contre le mur, l'image même de l'Épouvante comme il était celle de la Hideur.

Alors, il approcha de moi le grincement affreux de ses dents sans lèvres et, pendant que je tombais sur mes genoux, if me siffla haineusement des choses insensées, des mots sans suite, des malédictions, du délire... Est-ce que je sais!... Est-ce que je sais?...

Penché sur moi: «—Regarde, s'écriait-il! Tu as voulu voir! Vois! Repais tes yeux, soûle ton âme de ma laideur maudite! Regarde le visage d'Erik! Maintenant, tu connais le visage de la Voix! Cela ne te suffisait pas, dis, de m'entendre? Tu as voulu savoir comment j'étais fait. Vous êtes si curieuses, vous autres, les femmes!»

Et il se prenait à rire en répétant: «Vous êtes si curieuses, vous autres, les femmes!...» d'un rire grondant, rauque, écumant, formidable... Il disait encore des choses comme celles-ci:

—Es-tu satisfaite? Je suis beau, hein?... Quand une femme m'a vu, comme toi, elle est à moi. Elle m'aime pour toujours! Moi, je suis un type dans le genre de don Juan.

Et, se dressant de toute sa taille, le poing sur la hanche, dandinant sur ses épaules la chose hideuse qui était sa tête, il tonnait:

—Regarde-moi! Je suis Don Juan triomphant!

Et comme je détournais la tête en demandant grâce, il me la ramena à lui, ma tête, brutalement, par mes cheveux, dans lesquels ses doigts de mort étaient entrés.

—Assez! Assez! interrompit Raoul! je le tuerai! je le tuerai! Au nom du ciel, Christine, dis-moi où se trouve la salle à manger du lac! Il faut que je le tue!

—Eh! tais-toi donc, Raoul, si tu veux savoir!

—Ah! oui, je veux savoir comment et pourquoi tu y retournais! C'est cela, le secret, Christine, prends garde! il n'y en a pas d'autre! Mais, de toute façon, je le tuerai!

—Oh! mon Raoul! écoute donc! puisque tu veux savoir, écoute! Il me traînait par les cheveux, et alors... et alors... Oh! cela est plus horrible encore!

—Eh bien, dis, maintenant!... s'exclama Raoul, farouche! Dis vite!

—Alors, il me siffla: «Quoi? je te fais peur? C'est possible!... Tu crois peut-être que j'ai encore un masque, hein? et que ça... ça! ma tête, c'est un masque? Eh bien, mais! se prit-il à hurler. Arrache-le comme l'autre! Allons! allons! encore! encore! je le veux! Tes mains! Tes mains!... Donne tes mains!... si elles ne te suffisent pas, je te prêterai les miennes... et nous nous y mettrons à deux pour arracher le masque.» Je me roulai à ses pieds, mais il me saisit les mains, Raoul... et il les enfonça dans l'horreur de sa face... Avec mes ongles, il se laboura les chairs, ses horribles chairs mortes!

—Apprends! apprends! clamait-il au fond de sa gorge qui soufflait comme une forge... apprends que je suis fait entièrement avec de la mort!... de la tête aux pieds!... et que c'est un cadavre qui t'aime, qui t'adore et qui ne te quittera plus jamais! jamais!... Je vais faire agrandir le cercueil, Christine, pour plus tard, quand nous serons au bout de nos amours!... Tiens! je ne ris plus, tu vois, je pleure... je pleure sur toi, Christine, qui m'as arraché le masque, et qui, à cause de cela, ne pourra plus me quitter jamais!... Tant que tu pouvais me croire beau, Christine, tu pouvais revenir!... je sais que tu serais revenue... mais maintenant que tu connais ma hideur, tu t'enfuirais pour toujours... Je te garde!!! Aussi, pourquoi as-tu voulu me voir? Insensée! folle Christine, qui as voulu me voir!... quand mon père, lui, ne m'a jamais vu, et quand ma mère, pour ne plus me voir, m'a fait cadeau en pleurant, de mon premier masque!

Il m'avait enfin lâchée et il se traînait maintenant sur le parquet avec des hoquets affreux. Et puis, comme un reptile, il rampa, se traîna hors de la pièce, pénétra dans sa chambre, dont la porte se referma, et je restai seule, livrée à mon horreur et à mes réflexions, mais débarrassée de la vision de la chose. Un prodigieux silence, le silence de la tombe, avait succédé à cette tempête et je pus réfléchir aux conséquences terribles du geste qui avait arraché le masque. Les dernières paroles du Monstre m'avaient suffisamment renseignée. Je m'étais moi-même emprisonnée pour toujours et ma curiosité allait être la cause de tous mes malheurs. Il m'avait suffisamment avertie... Il m'avait répété que je ne courais aucun danger tant que je ne toucherais pas au masque, et j'y avais touché. Je maudis mon imprudence, mais je constatai en frissonnant que le raisonnement du monstre était logique. Oui, je serais revenue si je n'avais pas vu son visage... Déjà il m'avait suffisamment touchée, intéressée, apitoyée même par ses larmes masquées, pour que je ne restasse point insensible à sa prière. Enfin je n'étais pas une ingrate, et son impossibilité ne pouvait me faire oublier qu'il était la voix et qu'il m'avait réchauffée de son génie. Je serais revenue! Et maintenant, sortie de ces catacombes, je ne reviendrais certes pas! On ne revient pas s'enfermer dans un tombeau avec un cadavre qui vous aime!

À certaines façons forcenées qu'il avait eues, pendant la scène, de me regarder ou plutôt d'approcher de moi les deux trous noirs de son regard invisible, j'avais pu mesurer la sauvagerie de sa passion. Pour ne m'avoir point prise dans ses bras, alors que je ne pouvais lui offrir aucune résistance, il avait fallu que ce monstre fût doublé d'un ange et peut-être, après tout, l'était-il un peu, l'Ange de la musique, et peut-être l'eût-il été tout à fait si Dieu l'avait vêtu de beauté au lieu de l'habiller de pourriture!

Déjà, égarée à la pensée du sort qui m'était réservé, en proie à la terreur de voir se rouvrir la porte de la chambre au cercueil, et de revoir la figure du monstre sans masque, je m'étais glissée dans mon propre appartement et je m'étais emparée des ciseaux, qui pouvaient mettre un terme à mon épouvantable destinée... quand les sons de l'orgue se firent entendre...

C'est alors, mon ami, que je commençai de comprendre les paroles d'Erik sur ce qu'il appelait, avec un mépris qui m'avait stupéfié: la musique d'opéra. Ce que j'entendais n'avait plus rien à faire avec ce qui m'avait charmé jusqu'à ce jour. Son Don Juan triomphant, (car il ne faisait point de doute pour moi qu'il ne se fût rué à son chef-d'œuvre pour oublier l'horreur de la minute présente), son Don Juan triomphant ne me parut d'abord qu'un long, affreux et magnifique sanglot où le pauvre Erik avait mis toute sa misère maudite.

Je revoyais le cahier aux notes rouges et j'imaginais facilement que cette musique avait été écrite avec du sang. Elle me promenait dans tout le détail du martyre; elle me faisait entrer dans tous les coins de l'abîme, l'abîme habité par l'homme laid; elle me montrait Erik heurtant atrocement sa pauvre hideuse tête aux parois funèbres de cet enfer, et y fuyant, pour ne les point épouvanter, les regards des hommes. J'assistai, anéantie, pantelante, pitoyable et vaincue à l'éclosion de ces accords gigantesques où était divinisée la Douleur et puis les sons qui montaient de l'abîme se groupèrent tout à coup en un vol prodigieux et menaçant, leur troupe tournoyante sembla escalader le ciel comme l'aigle monte au soleil, et une telle symphonie triomphale parut embraser le monde que je compris que l'œuvre était enfin accomplie et que la Laideur, soulevée sur les ailes de l'Amour, avait osé regarder en face la Beauté! J'étais comme ivre; la porte qui me séparait d'Erik céda sous mes efforts. Il s'était levé en m'entendant, mais il n'osa se retourner.

«Erik, m'écriai-je, montrez-moi votre visage, sans terreur. Je vous jure que vous êtes le plus douloureux et le plus sublime des hommes, et si Christine Daaé frissonne désormais en vous regardant, c'est qu'elle songera à la splendeur de votre génie!»

Alors Erik se retourna, car il me crut, et moi aussi, hélas!... j'avais foi en moi... Il leva vers le Destin ses mains déchaînées, et tomba à mes genoux avec des mots d'amour...

... Avec des mots d'amour dans sa bouche de mort... et la musique s'était tue...

Il embrassait le bas de ma robe; il ne vit point que je fermais les yeux.

Que vous dirai-je encore, mon ami? Vous connaissez maintenant le drame... Pendant quinze jours, il se renouvela... quinze jours pendant lesquels je lui mentis. Mon mensonge fut aussi affreux que le monstre qui me l'inspirait, et à ce prix j'ai pu acquérir ma liberté. Je brûlai son masque. Et je fis si bien que, même lorsqu'il ne chantait plus, il osait quêter un de mes regards, comme un chien timide qui rôde autour de son maître. Il était ainsi, autour de moi, comme un esclave fidèle, et m'entourait de mille soins. Peu à peu, je lui inspirai une telle confiance, qu'il osa me promener aux rives du Lac Averne et me conduire en barque sur ses eaux de plomb; dans les derniers jours de ma captivité, il me faisait, de nuit, franchir des grilles qui ferment les souterrains de la rue Scribe. Là, un équipage nous attendait, et nous emportait vers les solitudes du Bois.

La nuit où nous vous rencontrâmes faillit m'être tragique, car il a une jalousie terrible de vous, que je n'ai combattue qu'en lui affirmant votre prochain départ... Enfin, après quinze jours de cette abominable captivité où je fus tour à tour brûlée de pitié, d'enthousiasme, de désespoir et d'horreur, il me crut quand je lui dis: je reviendrai!

—Et vous êtes revenue, Christine, gémit Raoul.

—C'est vrai, ami, et je dois dire que ce ne sont point les épouvantables menaces dont il accompagna ma mise en liberté qui m'aidèrent à tenir ma parole; mais le sanglot déchirant qu'il poussa sur le seuil de son tombeau!

Oui, ce sanglot-là, répéta Christine, en secouant douloureusement la tête, m'enchaîna au malheureux plus que je ne le supposai moi-même dans le moment des adieux. Pauvre Erik! Pauvre Erik!

—Christine, fit Raoul en se levant, vous dites que vous m'aimez, mais quelques heures à peine s'étaient écoulées, depuis que vous aviez recouvré votre liberté, que déjà vous retourniez auprès d'Erik!... Rappelez-vous le bal masqué!

—Les choses étaient entendues ainsi... rappelez-vous aussi que ces quelques heures-là je les ai passées avec vous, Raoul... pour notre grand péril à tous les deux...

—Pendant ces quelques heures-là, j'ai douté que vous m'aimiez.

—En doutez-vous encore, Raoul?... Apprenez alors que chacun de mes voyages auprès d'Erik a augmenté mon horreur pour lui, car chacun de ces voyages, au lieu de l'apaiser comme je l'espérais, l'a rendu fou d'amour!... et j'ai peur! et j'ai peur!... j'ai peur!...

—Vous avez peur... mais m'aimez-vous?... Si Erik était beau, m'aimeriez-vous, Christine?

—Malheureux! pourquoi tenter le destin?... Pourquoi me demander des choses que je cache au fond de ma conscience comme on cache le péché?

Elle se leva à son tour, entoura la tête du jeune homme de ses beaux bras tremblants et lui dit:

—Ô mon fiancé d'un jour, si je ne vous aimais pas, je ne vous donnerais pas mes lèvres. Pour la première et la dernière fois, les voici.

Il les prit, mais la nuit qui les entourait eut un tel déchirement, qu'ils s'enfuirent comme à l'approche d'une tempête, et leurs yeux, où habitait l'épouvante d'Erik, leur montra, avant qu'ils ne disparussent dans la forêt des combles, tout là-haut, au-dessus d'eux, un immense oiseau de nuit qui les regardait de ses yeux de braise, et qui semblait accroché aux cordes de la lyre d'Apollon!

XIV

UN COUP DE MAITRE DE L'AMATEUR DE TRAPPES

Raoul et Christine coururent, coururent. Maintenant, ils fuyaient le toit où il y avait les yeux de braise que l'on n'aperçoit que dans la nuit profonde; et ils ne s'arrêtèrent qu'au huitième étage en descendant vers la terre. Ce soir-là il n'y avait pas représentation, et les couloirs de l'Opéra étaient déserts.

Soudain une silhouette bizarre se dressa devant les jeunes gens, leur barrant le chemin:

—Non! pas par ici!

Et la silhouette leur indiqua un autre couloir par lequel ils devaient gagner les coulisses.

Raoul voulait s'arrêter, demander des explications.

—Allez! allez vite!... commanda cette forme vague, dissimulée dans une sorte de houppelande et coiffée d'un bonnet pointu.

Christine entraînait déjà Raoul, le forçait à courir encore:

—Mais qui est-ce? Mais qui est-ce, celui-ci? demandait le jeune homme.

Et Christine répondait:

—C'est Le Persan!...

—Qu'est-ce qu'il fait là...

—On n'en sait rien!... Il est toujours dans l'Opéra!

—Ce que vous me faites faire là est lâche, Christine, dit Raoul, qui était fort ému. Vous me faites fuir, c'est la première fois de ma vie.

—Bah! répondit Christine, qui commençait à se calmer, je crois bien que nous avons fui l'ombre de notre imagination!

—Si vraiment nous avons aperçu Erik j'aurais dû le clouer sur la lyre d'Apollon, comme on cloue la chouette sur les murs dans nos fermes bretonnes, et il n'en n'aurait plus été question.

—Mon bon Raoul, il vous aurait fallu monter d'abord jusqu'à la lyre d'Apollon; ce n'est pas une ascension facile.

—Les yeux de braise y étaient bien.

—Eh! vous voilà maintenant comme moi, prêt à le voir partout, mais on réfléchit après et l'on se dit: ce que j'ai pris pour les yeux de braise n'étaient sans doute que les clous d'or de deux étoiles qui regardaient la ville à travers les cordes de la lyre.

Et Christine descendit encore un étage. Raoul suivait. Il dit:

—Puisque vous êtes tout à fait décidée à partir, Christine, je vous assure encore qu'il vaudrait mieux fuir tout de suite. Pourquoi attendre demain? Il nous a peut-être entendus ce soir!...

—Mais non! mais non! Il travaille, je vous le répète à son Don Juan triomphant, et il ne s'occupe pas de nous.

—Vous en êtes si peu sûre que vous ne cessez de regarder derrière vous.

—Allons dans ma loge.

—Prenons plutôt rendez-vous hors de l'Opéra.

—Jamais, jusqu'à la minute de notre fuite! Cela nous porterait malheur de ne point tenir ma parole. Je lui ai promis de ne nous voir qu'ici.

—C'est encore heureux pour moi qu'il vous ait encore permis cela. Savez-vous, fit amèrement Raoul, que vous avez été tout à fait audacieuse en nous permettant le jeu des fiançailles.

—Mais, mon cher, il est au courant. Il m'a dit: «J'ai confiance en vous, Christine. M. Raoul de Chagny est amoureux de vous et doit partir. Avant de partir, qu'il soit aussi malheureux que moi!...»

—Et qu'est-ce que cela signifie, s'il vous plaît?

—C'est moi qui devrais vous le demander, mon ami. On est donc malheureux, quand on aimé?

—Oui, Christine, quand on aime et quand on n'est point sûr d'être aimé.

—C'est pour Erik que vous dites cela?

—Pour Erik et pour moi, fit le jeune homme en secouant la tête d'un air pensif et désolé.

Ils arrivèrent à la loge de Christine.

—Comment vous croyez-vous plus en sûreté dans cette loge que dans le théâtre? demanda Raoul. Puisque vous l'entendiez à travers les murs, il peut nous entendre.

—Non! Il m'a donné sa parole de n'être plus derrière les murs de ma loge et je crois à la parole d'Erik. Ma loge et ma chambre, dans l'appartement du lac, sont à moi, exclusivement à moi, et sacrées pour lui.

—Comment avez-vous pu quitter cette loge pour être transportée dans le couloir obscur, Christine? Si nous essayions de répéter vos gestes, voulez-vous?

—C'est dangereux, mon ami, car la glace pourrait encore m'emporter et, au lieu de fuir, je serais obligée d'aller au bout du passage secret qui conduit aux rives du lac et là d'appeler Erik.

—Il vous entendrait?

—Partout où j'appellerai Erik, partout Erik m'entendra... C'est lui qui me l'a dit, c'est un très curieux génie. Il ne faut pas croire, Raoul, que c'est simplement un homme qui s'est amusé à habiter sous la terre. Il fait des choses qu'aucun autre homme ne pourrait faire; il sait des choses que le monde vivant ignore.

—Prenez garde, Christine, vous allez en refaire un fantôme.

—Non ce n'est pas un fantôme; c'est un homme du ciel et de la terre, voilà tout.

—Un homme du ciel et de la terre... voilà tout!... Comme vous en parlez!... Et vous êtes décidée toujours à le fuir?

—Oui demain.

—Voulez-vous que je vous dise pourquoi je voudrais vous voir fuir ce soir?

—Dites, mon ami.

—Parce que, demain, vous ne serez, plus décidée à rien du tout!

—Alors, Raoul, vous m'emporterez malgré moi!... n'est-ce pas entendu?

—Ici donc, demain soir! à minuit je serai dans votre loge, fit le jeune homme d'un air sombre; quoi qu'il arrive, je tiendrai ma promesse. Vous dites qu'après avoir assisté à la représentation, il doit aller vous attendre dans la salle à manger du lac?

—C'est en effet là qu'il m'a donné rendez-vous.

—Et comment deviez-vous vous rendre chez lui, Christine, si vous ne savez pas sortir de votre loge «par la glace»?

—Mais en me rendant directement sur le bord du lac.

—À travers tous les dessous? Par les escaliers et les couloirs où passent les machinistes et les gens de service? Comment auriez-vous conservé le secret d'une pareille démarche? Tout le monde aurait suivi Christine Daaé et elle serait arrivée avec une foule sur les bords du lac.

Christine sortit d'un coffret une énorme clef et la montra à Raoul.

—Qu'est ceci? fit celui-ci.

—C'est la clef de la grille du souterrain de la rue Scribe.

—Je comprends, Christine. Il conduit directement au lac. Donnez-moi cette clef, voulez-vous?

—Jamais! répondit-elle avec énergie. Ce serait une trahison!

Soudain, Raoul vit Christine changer de couleur. Une pâleur mortelle se répandit sur ses traits.

—Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle... Erik! Erik! ayez pitié de moi!

—Taisez-vous! ordonna le jeune homme... Ne m'avez-vous pas dit qu'il pouvait vous entendre?

Mais l'attitude de la chanteuse devenait de plus en plus inexplicable. Elle se glissait les doigts les uns sur les autres, en répétant d'un air égaré:

—Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu!

—Mais, qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? implora Raoul.

—L'anneau.

—Quoi l'anneau? Je vous en prie, Christine, revenez à vous!

—L'anneau d'or qu'il m'avait donné...

—Ah? c'est Erik qui vous avait donné, l'anneau d'or!

—Vous le savez bien, Raoul! Mais ce que vous ne savez pas, c'est ce qu'il m'a dit en me le donnant: «Je vous rends votre liberté, Christine, mais c'est à la condition que cet anneau sera toujours à votre doigt. Tant que vous le garderez, vous serez préservée de tout danger et Erik restera votre ami. Mais si vous vous en séparez jamais, malheur à vous, Christine, car Erik se vengera!.... Mon ami, mon ami! L'anneau n'est plus à mon doigt!... malheur sur nous!

C'est en vain qu'ils cherchèrent l'anneau autour d'eux. Ils ne le retrouvèrent point. La jeune fille ne se calmait pas.

—C'est pendant que je vous ai accordé ce baiser, là-haut, sous la lyre d'Apollon, tenta-t-elle d'expliquer en tremblant; l'anneau aura glissé de mon doigt et aura glissé sur la ville! Comment le retrouver maintenant? Et de quel malheur, Raoul, sommes-nous menacés! Ah! fuir! fuir! Fuir tout de suite, insista une fois encore Raoul.

Elle hésita. Il crut qu'elle allait dire oui... Et puis ses claires prunelles se troublèrent et elle dit: Non! Demain!

Et elle le quitta précipitamment, dans un désarroi complet, continuant à se glisser les doigts les uns sur les autres, sans doute dans l'espérance que l'anneau allait réapparaître comme cela.

Quant à Raoul, il rentra chez lui, très préoccupé de tout ce qu'il avait entendu.

—Si je ne la sauve point des mains de ce charlatan, dit-il, tout haut dans sa chambre, en se couchant, elle est perdue; mais je la sauverai!

Il éteignit sa lampe, et il éprouva dans les ténèbres, le besoin d'injurier Erik. Il cria par trois fois à haute voix: «Charlatan!... Charlatan!... Charlatan!...»

Mais, tout à coup, il se leva sur un coude; une sueur froide lui coula aux tempes. Deux yeux, brûlants comme des brasiers, venaient de s'allumer au pied de son lit. Ils le regardaient fixement, terriblement, dans la nuit noire.

Raoul était brave, et cependant il tremblait. Il avança la main, tâtonnante, hésitante, incertaine, sur la table de nuit. Ayant trouvé la boîte d'allumettes, il fit de la lumière. Les yeux disparurent.

Il pensa, nullement rassuré:

—Elle m'a dit que ses yeux ne se voyaient que dans l'obscurité. Ses yeux ont disparu avec la lumière, mais lui, il est peut-être encore là.

Et il se leva, chercha, fit prudemment le tour des choses. Il regarda sous son lit, comme un enfant. Alors, il se trouva ridicule. Il dit tout haut:

—Que croire? Que ne pas croire avec un pareil conte de fées? Où finit le réel, où commence le fantastique? Qu'a-t-elle vu? Qu'a-t-elle cru voir?

Il ajouta, frémissant:

—Et moi-même, qu'ai-je vu? Ai-je bien vu les yeux de braise tout à l'heure? N'ont-ils brillé que dans mon imagination? Voilà que je ne suis plus sûr de rien! Et je ne prêterais point serment sur ces yeux-là.

Il se recoucha. De nouveau, il fit l'obscurité.

Les yeux réapparurent.

—Oh! soupira Raoul.

Dressé sur son séant, il les fixait à son tour aussi bravement qu'il pouvait. Après un silence qu'il occupa à ressaisir tout son courage, il cria tout à coup:

—Est-ce toi, Erik? Homme! génie ou fantôme! Est-ce toi?

Il réfléchit:

—Si c'est lui... il est sur le balcon!

Alors il courut en chemise, à un petit meuble dans lequel il saisit à tâtons, un revolver. Armé, il ouvrit la porte-fenêtre. La nuit était alors extrêmement fraîche. Raoul ne prit que le temps de jeter un coup d'œil sur le balcon désert et il rentra, refermant la porte. Il se recoucha en frissonnant, le revolver sur la table de nuit, à sa portée.

Une fois encore il souffla la bougie.

Les yeux étaient toujours là, au bout du lit. Étaient-ils entre le lit et la glace de la fenêtre, ou derrière la glace de la fenêtre, c'est-à-dire sur le balcon?

Voilà ce que Raoul voulait savoir. Il voulait savoir aussi si ces yeux-là appartenaient à un être humain... il voulait tout savoir...

Alors, patiemment, froidement, sans déranger la nuit qui l'entourait, le jeune homme reprit son revolver et visa.

Il visa les deux étoiles d'or qui le regardaient toujours avec un si singulier éclat immobile.

Il visa un peu au-dessus des deux étoiles. Certes! si ces étoiles étaient des yeux, et si au-dessus de ces yeux, il y avait un front, et si Raoul n'était point trop maladroit...

La détonation roula avec un fracas terrible dans la paix de la maison endormie... Et pendant que, dans les corridors, des pas se précipitaient, Raoul, sur son séant, le bras tendu, prêt à tirer encore, regardait...

Les deux étoiles, cette fois, avaient disparu.

De la lumière, des gens, le comte Philippe, affreusement anxieux.

—Qu'y a-t-il, Raoul?

—Il y a, que je crois bien que j'ai rêvé, répondit le jeune homme. J'ai tiré sur deux étoiles qui m'empêchaient de dormir.

—Tu divagues?... Tu es souffrant!... je t'en prie, Raoul, que s'est-il passé?... et le comte s'empara du revolver.

—Non, non, je ne divague pas!... du reste, nous allons bien savoir...

Il se releva, passa une robe de chambre, chaussa ses pantoufles, prit des mains d'un domestique une lumière, et ouvrant la porte-fenêtre, retourna sur le balcon.

Le comte avait constaté que la fenêtre avait été traversée d'une balle à hauteur d'homme. Raoul était penché sur le balcon avec sa bougie.

—Oh! oh! fit-il... du sang!... du sang!... Ici... là... encore du sang! Tant mieux!... Un fantôme qui saigne... c'est moins dangereux! ricana-t-il.

—Raoul! Raoul! Raoul!

Le comte le secouait comme s'il eût voulu faire sortir un somnambule de son dangereux sommeil.

—Mais, mon frère, je ne dors pas! protesta Raoul impatienté. Vous pouvez voir ce sang comme tout le monde. J'avais cru rêver et tirer sur deux étoiles. C'étaient les yeux d'Erik... et voici son sang!...

Il ajouta, subitement inquiet:

—Après tout, j'ai peut-être eu tort de tirer, et Christine est bien capable de ne me le point pardonner!... Tout ceci ne serait point arrivé si j'avais eu la précaution de laisser retomber les rideaux de la fenêtre en me couchant.

—Raoul! es-tu devenu subitement fou! Réveille-toi!

—Encore! Vous feriez mieux, mon frère, de m'aider à chercher Erik... car, enfin, un fantôme qui saigne, ça doit pouvoir se retrouver...

Le valet de chambre du comte dit:

—C'est vrai, monsieur, qu'il y a du sang sur le balcon.

Un domestique apporta une lampe à la lueur de laquelle on put examiner toutes choses. La trace du sang suivait la rampe du balcon et allait rejoindre une gouttière et la trace de sang remontait le long de la gouttière.

—Mon ami, dit le comte Philippe, tu as tiré sur un chat.

—Le malheur! fit Raoul avec un nouveau ricanement, qui sonna douloureusement aux oreilles du comte, est que c'est bien possible. Avec Erik, on ne sait jamais! Est-ce Erik? Est-ce le chat? Est-ce le fantôme? Est-ce de la chair ou de l'ombre? Non! non! Avec Erik, on ne sait jamais!

Raoul commençait à tenir cette sorte de propos bizarres qui répondaient si intimement et si logiquement aux préoccupations de son esprit et qui faisaient si bien suite aux confidences étranges, à la fois réelles et d'apparences surnaturelles, de Christine Daaé; et ces propos ne contribuèrent point peu à persuader à beaucoup que le cerveau du jeune homme était dérangé. Le comte lui-même y fut pris et plus tard le juge d'instruction, sur le rapport du commissaire de police, n'eut point de peine à conclure.

—Qui est Erik? demanda le comte en pressant la main de son frère.

—C'est mon rival! et s'il n'est pas mort, tant pis!

D'un geste il chassa les domestiques.

La porte de la chambre se referma, sur les deux Chagny. Mais les gens ne s'éloignèrent point si vite que le valet de chambre du comte n'entendît Raoul prononcer distinctement et avec force:

—Ce soir! j'enlèverai Christine Daaé.

Cette phrase fut répétée par la suite au juge d'instruction Faure. Mais on ne sut jamais exactement ce qui se dit entre les deux frères pendant cette entrevue.

Les domestiques racontèrent que ce n'était point cette nuit-là la première querelle qui les faisait s'enfermer.

À travers les murs on entendait des cris, et il était toujours question d'une comédienne qui s'appelait Christine Daaé.

Au déjeuner—au petit déjeuner du matin, que le comte prenait dans son cabinet de travail, Philippe donna l'ordre que l'on allât prier son frère de le venir rejoindre. Raoul arriva, sombre et muet. La scène fut très courte.

Le comte:—Lis ceci!

Philippe tend à son frère un journal: «l'Époque». Du doigt, il lui désigne l'écho suivant.

Le vicomte, du bout des lèvres, lisant:

«Une grande nouvelle au faubourg: il y a promesse de mariage entre Mlle Christine Daaé, artiste lyrique, et M. le vicomte Raoul de Chagny. S'il faut en croire les potins de coulisses, le comte Philippe aurait juré que pour la première fois les Chagny ne tiendraient point leur promesse. Comme l'amour, à l'Opéra plus qu'ailleurs, est tout-puissant, on se demande de quels moyens peut bien disposer le comte Philippe pour empêcher le vicomte, son frère, de conduire à l'autel la Marguerite nouvelle. On dit que les deux frères s'adorent, mais le comte s'abuse étrangement s'il espère que l'amour fraternel le cédera à l'amour tout court!»

Le comte (triste).—Tu vois, Raoul, tu nous rends ridicules!... Cette petite t'a complètement tourné la tête avec ses histoires de revenant.

(Le vicomte avait donc rapporté le récit de Christine à son frère.)

Le vicomte.—Adieu, mon frère!

Le comte.—C'est bien entendu? Tu pars ce soir? (Le vicomte ne répond pas.)... avec elle?... Tu ne feras pas une pareille bêtise? (Silence du vicomte.) Je saurai bien t'en empêcher!

Le vicomte.—Adieu, mon frère!

(Il s'en va.)

Cette scène a été racontée au juge d'instruction par le comte lui-même, qui ne devait plus revoir son frère Raoul que le soir même, à l'Opéra, quelques minutes avant la disparition de Christine.

Toute la journée en effet fut consacrée par Raoul aux préparatifs d'enlèvement.

Les chevaux, la voiture, le cocher, les provisions, les bagages, l'argent nécessaire, l'itinéraire,—on ne devait pas prendre le chemin de fer pour dérouter le fantôme,—tout cela l'occupa jusqu'à neuf heures du soir.

À neuf heures, une sorte de berline dont les rideaux étaient tirés sur les portières hermétiquement closes vint prendre la file du côté de la Rotonde. Elle était attelée à deux vigoureux chevaux et conduite par un cocher dont il était difficile de distinguer la figure, tant celle-ci était emmitouflée dans les longs plis d'un cache-nez. Devant cette berline se trouvaient trois voitures. L'instruction établit plus tard que c'étaient les coupés de la Carlotta, revenue soudain à Paris, de la Sorelli, et en tête, du comte Philippe de Chagny. De la berline, nul ne descendit. Le cocher resta sur son siège. Les trois autres cochers étaient restés également sur le leur.

Une ombre, enveloppée d'un grand manteau noir, et coiffée d'un chapeau de feutre mou noir, passa sur le trottoir entre la Rotonde et les équipages. Elle semblait considérer plus attentivement la berline. Elle s'approcha des chevaux, puis du cocher, puis l'ombre s'éloigna sans avoir prononcé un mot. L'instruction crut plus tard que cette ombre était celle du vicomte Raoul de Chagny; quant à moi, je ne le crois pas, attendu que ce soir-là comme les autres soirs, le vicomte de Chagny avait un chapeau haute forme qu'on a, du reste, retrouvé. Je pense plutôt que cette ombre était celle du fantôme qui était au courant de tout comme on va le voir tout de suite.

On jouait Faust, comme par hasard. La salle était des plus brillantes. Le faubourg était magnifiquement représenté. À cette époque, les abonnés ne cédaient point, ne louaient ni ne sous-louaient, ni ne partageaient leurs loges avec la finance ou le commerce ou l'étranger. Aujourd'hui, dans la loge du marquis un tel qui conserve toujours ce titre: loge du marquis un tel, puisque le marquis en est, de par contrat, titulaire, dans cette loge, disons-nous, se prélasse tel marchand de porc salé et sa famille,—ce qui est le droit du marchand de porc puisqu'il paie la loge du marquis.—Autrefois, ces mœurs étaient à peu près inconnues. Les loges d'Opéra étaient des salons ou l'on était à peu près sûr de rencontrer ou de voir des gens du monde qui, quelquefois, aimaient la musique.

Toute cette belle compagnie se connaissait, sans pour cela se fréquenter nécessairement. Mais on mettait tous les noms sur les visages et la physionomie du comte de Chagny n'était ignorée de personne.

L'écho paru le matin dans l'Époque avait dû déjà produire son petit effet, car tous les yeux étaient tournés vers la loge où le comte Philippe, d'apparence fort indifférente et de mine insouciante, se trouvait tout seul. L'élément féminin de cette éclatante assemblée paraissait singulièrement intrigué et l'absence du vicomte donnait lieu à cent chuchotements derrière les éventails. Christine Daaé fut accueillie assez froidement. Ce public spécial ne lui pardonnait point d'avoir regardé si haut.

La diva se rendit compte de la mauvaise disposition d'une partie de la salle, et en fut troublée.

Les habitués, qui se prétendaient au courant des amours du vicomte, ne se privèrent pas de sourire à certains passages du rôle de Marguerite. C'est ainsi qu'ils se retournèrent ostensiblement vers la loge de Philippe de Chagny quand Christine chanta la phrase: «Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme, si c'est un grand seigneur et comment il se nomme».

Le menton appuyé sur sa main, le comte ne semblait point prendre garde à ces manifestations. Il fixait la scène; mais la regardait-il? Il paraissait loin de tout...

De plus en plus, Christine perdait toute assurance. Elle tremblait. Elle allait à une catastrophe... Carolus Fonta se demanda si elle n'était pas souffrante, si elle pourrait tenir en scène jusqu'à la fin de l'acte qui était celui du jardin. Dans la salle, on se rappelait le malheur arrivé, à la fin de cet acte, à la Carlotta, et le ce couac» historique qui avait momentanément suspendu sa carrière à Paris.

Justement, la Carlotta fit alors son entrée dans une loge de face, entrée sensationnelle. La pauvre Christine leva les yeux vers ce nouveau sujet d'émoi. Elle reconnut sa rivale. Elle crut la voir ricaner. Ceci la sauva. Elle oublia tout, pour une fois de plus, triompher.

À partir de ce moment, elle chanta de toute son âme. Elle essaya de surpasser tout ce qu'elle avait fait jusqu'alors et elle y parvint. Au dernier acte, quand elle commença d'invoquer les anges et de se soulever de terre, elle entraîna dans une nouvelle envolée toute la salle frémissante, et chacun put croire qu'il avait des ailes.

À cet appel surhumain, au centre de l'amphithéâtre, un homme s'était levé et restait debout, face à l'actrice, comme si d'un même mouvement il quittait la terre... C'était Raoul:

Anges purs! Anges radieux! Anges purs! Anges radieux!

Et Christine, les bras tendus, la gorge embrasée, enveloppée dans la gloire de sa chevelure dénouée sur ses épaules nues, jetait la clameur divine:

Portez mon âme au sein des deux!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C'est alors que, tout à coup, une brusque obscurité se fit sur le théâtre. Cela fut si rapide que les spectateurs eurent à peine le temps de pousser un cri de stupeur, car la lumière éclaira la scène à nouveau.

... Mais Christine Daaé n'y était plus!... Qu'était-elle devenue?... Quel était ce miracle?... Chacun se regardait sans comprendre et l'émotion fut tout de suite à son comble. L'émoi n'était pas moindre sur le plateau et dans la salle. Des coulisses on se précipitait vers l'endroit où, à l'instant même, Christine chantait. Le spectacle était interrompu au milieu du plus grand désordre.

Où donc? où donc était passée Christine? Quel sortilège l'avait ravie à des milliers de spectateurs enthousiastes et dans les bras mêmes de Carolus Fonta? En vérité, on pouvait se demander si, exauçant sa prière enflammée, les anges ne l'avaient point réellement emportée «au sein des cieux» corps et âme?...

Raoul, toujours debout à l'amphithéâtre, avait poussé un cri. Le comte Philippe s'était dressé dans sa loge. On regardait la scène, on regardait le comte, on regardait Raoul, et l'on se demandait si ce curieux événement n'avait point affaire avec l'écho paru le matin même dans un journal. Mais Raoul quitta hâtivement sa place, le comte disparut de sa loge, et, pendant que l'on baissait le rideau, les abonnés se précipitèrent vers l'entrée des coulisses. Le public attendait une annonce dans un brouhaha indescriptible. Tout le monde parlait à la fois. Chacun prétendait expliquer comment les choses s'étaient passées. Les uns disaient: «Elle est tombée dans une trappe»; les autres: «Elle a été enlevée dans les frises; la malheureuse est peut-être victime d'un nouveau truc inauguré par la nouvelle direction»; d'autres encore: «C'est un guet-apens. La coïncidence de la disparition et de l'obscurité le prouve suffisamment.»

Enfin le rideau se leva lentement, et Carolus Fonta s'avançant jusqu'au pupitre du chef d'orchestre, annonça d'une voix grave et triste:

«Mesdames et messieurs, un événement inouï et qui nous laisse dans une profonde inquiétude vient de se produire. Notre camarade, Christine Daaé, a disparu sous nos yeux sans que l'on puisse savoir comment!»

XV

SINGULIÈRE ATTITUDE D'UNE ÉPINGLE DE NOURRICE

Sur le plateau, c'est une cohue sans nom. Artistes, machinistes, danseuses, marcheuses, figurants, choristes, abonnés, tout le monde interroge, crie, se bouscule.—«Qu'est-elle devenue?»—«Elle s'est fait enlever!»—C'est le vicomte de Chagny qui l'a emportée!»—«Non, c'est le comte!»—«Ah! voilà Carlotta! c'est Carlotta qui a fait le coup!»—Non! c'est le fantôme!»

Et quelques-uns rient, surtout depuis que l'examen attentif des trappes et planchers a fait repousser l'idée d'un accident.

Dans cette foule bruyante, on remarque un groupe de trois personnages qui s'entretiennent à voix basse avec des gestes désespérés. C'est Gabriel, le maître de chant; Mercier, l'administrateur, et le secrétaire Rémy. Ils se sont retirés dans l'angle d'un tambour qui fait communiquer la scène avec le large couloir du foyer de la danse. Là, derrière d'énormes accessoires, ils parlementent:

—J'ai frappé! Ils n'ont pas répondu! Ils ne sont peut-être plus dans le bureau. En tout cas, il est impossible de le savoir, car ils ont emporté les clefs.

Ainsi s'exprime le secrétaire Rémy et il n'est point douteux qu'il ne désigne par ces paroles MM. les directeurs. Ceux-ci ont donné l'ordre au dernier entr'acte de ne venir les déranger sous aucun prétexte, «Ils n'y sont pour personne.»

—Tout de même, s'exclame Gabriel... on n'enlève pas une chanteuse, en pleine scène, tous les jours!...

—Leur avez-vous crié cela? interroge Mercier.

—J'y retourne, fait Rémy, et, courant, il disparaît.

Là-dessus, le régisseur arrive.

—Eh bien? monsieur Mercier, venez-vous? Que faites-vous ici tous les deux? On a besoin de vous, monsieur l'administrateur.

—Je ne veux rien faire ni rien savoir avant l'arrivée du commissaire, déclare Mercier! J'ai envoyé chercher Mifroid. Nous verrons quand il sera là!

—Et moi je vous dis qu'il faut descendre tout de suite au jeu d'orgue.

—Pas avant l'arrivée du commissaire...

—Moi, j'y suis déjà descendu au jeu d'orgue.

—Ah! et qu'est-ce que vous avez vu?

—Eh bien! je n'ai vu personne! Entendez-vous bien, personne!

—Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?

—Évidemment, réplique le régisseur, qui se passe avec frénésie les mains dans une toison rebelle. Évidemment! Mais peut-être que s'il y avait quelqu'un au jeu d'orgue, ce quelqu'un pourrait nous expliquer comment l'obscurité a été faite tout à coup sur la scène. Or, Mauclair n'est nulle part, comprenez-vous?

Mauclair était le chef d'éclairage qui dispensait à volonté sur la scène de l'Opéra, le jour et la nuit.

—Mauclair n'est nulle part, répète Mercier ébranlé. Eh bien! et ses aides?

—Ni Mauclair ni ses aides! Personne à l'éclairage, je vous dis! Vous pensez bien, hurle le régisseur, que cette petite ne s'est pas enlevée toute seule! Il y avait là «un coup monté» qu'il faut savoir... Et les directeurs qui ne sont pas là?... J'ai défendu qu'on descende à l'éclairage, j'ai mis un pompier devant la niche du jeu d'orgue! J'ai pas bien fait?

—Si, si, vous avez bien fait... Et maintenant attendons le commissaire.

Le régisseur s'éloigne en haussant les épaules, rageur, mâchant des injures à l'adresse de ces «poules mouillées» qui restent tranquillement blotties dans un coin quand tout le théâtre est «sens dessus dessous».

Tranquilles, Gabriel et Mercier ne l'étaient guère. Seulement, ils avaient reçu une consigne qui les paralysait. On ne devait déranger les directeurs pour aucune raison au monde. Rémy avait enfreint cette consigne et cela ne lui avait point réussi.

Justement, le voici qui revient de sa nouvelle expédition. Sa mine est curieusement effarée.

—Eh bien! vous leur avez parlé? interroge Mercier?

Rémy répond:

—Moncharmin a fini par m'ouvrir la porte. Les yeux lui sortaient de la tête. J'ai cru qu'il allait me frapper. Je n'ai pas pu placer un mot, et savez-vous ce qu'il m'a crié? «Avez-vous une épingle de nourrice?»—Non!—«Eh bien! fichez-moi la paix!...» Je veux lui répliquer qu'il se passe au théâtre un événement inouï... Il clame: «Une épingle de nourrice? Donnez-moi tout de suite une épingle de nourrice!» Un garçon de bureau qui l'avait entendu—il criait comme un sourd—accourt avec une épingle de nourrice, la lui donne et aussitôt, Moncharmin me ferme la porte au nez! Et voilà!

—Et vous n'avez pas pu lui dire: Christine Daaé...

—Eh! j'aurais voulu vous y voir!... Il écumait... Il ne pensait qu'à son épingle de nourrice... Je crois que, si on ne la lui avait pas apportée sur-le-champ, il serait tombé d'une attaque! Certainement, tout ceci n'est pas naturel et nos directeurs sont en train de devenir fous!...

M. le secrétaire Rémy n'est pas content. Il le fait voir.

—Ça ne peut pas durer comme ça! Je n'ai pas l'habitude d'être traité de la sorte!

Tout à coup Gabriel souffle:

—C'est encore un coup de F. de l'O.

Rémy ricane. Mercier soupire, semble prêt à lâcher une confidence... mais ayant regardé Gabriel qui lui fait signe de se taire, il reste muet.

Cependant, Mercier, qui sent sa responsabilité grandir au fur et à mesure que les minutes, s'écoulent et que les directeurs ne se montrent pas, n'y tient plus:

—Eh! je cours moi-même les relancer, décide-t-il.

Gabriel, subitement très sombre et très grave, l'arrête.

—Pensez à ce que vous faites, Mercier!—S'ils restent dans leur bureau, c'est que, peut-être, c'est nécessaire! F. de l'O a plus d'un tour dans son sac!

Mais Mercier secoue la tête.

—Tant pis! J'y vais! Si on m'avait écouté, il y aurait beau temps qu'on aurait tout dit à la police!

Et il part.

Tout quoi? demande aussitôt Rémy. Qu'est-ce qu'on aurait dit à la police? Ah! vous vous taisez, Gabriel!... Vous aussi, vous êtes dans la confidence! Eh bien! vous ne feriez pas mal de m'y mettre si vous voulez que je ne crie point que vous devenez tous fous!... Oui, fous, en vérité!

Gabriel roule des yeux stupides et affecte de ne rien comprendre à cette «sortie» inconvenante de M. le secrétaire particulier.

—Quelle confidence? murmure-t-il. Je ne sais ce que vous voulez dire.

Rémy s'exaspère.

—Ce soir Richard et Moncharmin, ici-même, dans les entr'actes, avaient des gestes d'aliénés.

—Je n'ai pas remarqué, grogne Gabriel, très ennuyé.

—Vous êtes le seul!... Est-ce que vous croyez que je ne les ai pas vus?... Et que M. Parabise, le directeur du Crédit Central, ne s'est aperçu de rien?... Et que M. l'ambassadeur de la Borderie a les yeux dans sa poche?... Mais, monsieur le maître de chant, tous les abonnés se les montraient du doigt, nos directeurs!

—Qu'est-ce qu'ils ont donc fait, nos directeurs? demande Gabriel de son air le plus niais.

—Ce qu'ils ont fait? Mais vous le savez mieux que personne ce qu'ils ont fait!... Vous étiez là!... Et vous les observiez, vous et Mercier!... Et vous étiez les seuls à ne pas rire...

—Je ne comprends pas!

Très froid, très «renfermé», Gabriel étend les bras et les laisse retomber, geste qui signifie évidemment qu'il se désintéresse de la question... Rémy continue.

—Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle manie?... Ils ne veulent plus qu'on les approche maintenant?

—Comment? Ils ne veulent plus qu'on les approche?

Ils ne veulent plus qu'on les touche?

—Vraiment, vous avez remarqué qu'ils ne veulent pas qu'on les touche? Voilà qui est certainement, bizarre!

—Vous l'accordez! Ce n'est pas trop tôt! Et ils marchent à reculons!

—À reculons! Vous avez remarqué que nos directeurs marchent à reculons! Je croyais qu'il n'y avait que les écrevisses qui marchaient à reculons.

—Ne riez pas, Gabriel! Ne riez pas!

—Je ne ris pas, proteste Gabriel, qui se manifeste sérieux «comme un pape».

—Pourriez-vous m'expliquer, je vous prie, Gabriel, vous qui êtes l'ami intime de la direction, pourquoi à l'entr'acte du «jardin», devant le foyer, alors que je m'avançais la main tendue vers M. Richard, j'ai entendu M. Moncharmin me dire précipitamment à voix basse: «Éloignez-vous! Éloignez-vous! Surtout ne touchez pas à M. le directeur?...» Suis-je un pestiféré?

—Incroyable!

—Et quelques instants plus tard, quand M. l'ambassadeur de La Borderie s'est dirigé à son tour vers M. Richard, n'avez-vous pas vu M. Moncharmin se jeter entre eux et ne l'avez-vous pas entendu s'écrier: «Monsieur l'ambassadeur, je vous en conjure, ne touchez pas à M. le directeur!»

—Effarant!... Et qu'est-ce que faisait Richard pendant ce temps-là?

—Ce qu'il faisait? Vous l'avez bien vu! Il faisait demi-tour, saluait devant lui, alors qu'il n'y avait personne devant lui! et se retirait «à reculons».

—À reculons?

—Et Moncharmin, derrière Richard, avait fait, lui aussi, demi-tour, c'est-à-dire qu'il avait accompli derrière Richard un rapide demi-cercle, et lui aussi se retirait «à reculons»!... Et ils s'en sont allés comme ça jusqu'à l'escalier de l'administration, à reculons!... à reculons!... Enfin! s'ils ne sont pas fous, m'expliquerez-vous ce que ça veut dire?

—Ils répétaient peut-être, indique Gabriel, sans conviction, une figure de ballet!

M. le secrétaire Rémy se sent outragé par une aussi vulgaire plaisanterie dans un moment aussi dramatique Ses yeux se froncent, ses lèvres se pincent. Il se penche à l'oreille de Gabriel.

—Ne faites pas le malin, Gabriel. Il se passe des choses ici dont Mercier et vous pourriez prendre votre part de responsabilité.

—Quoi donc? interroge Gabriel.

—Christine Daaé n'est point la seule qui ait disparu tout à coup, ce soir.

—Ah! bah!

—Il n'y a pas de «ah! bah!» Pourriez-vous me dire pourquoi, lorsque la mère Giry est descendue tout à l'heure au foyer, Mercier l'a prise par la main et l'a emmenée dare dare avec lui?

—Tiens! fait Gabriel, je n'ai pas remarqué.

—Vous l'avez si bien remarqué, Gabriel, que vous avez suivi Mercier et la mère Giry, jusqu'au bureau de Mercier. Depuis ce moment, on vous a vu, vous et Mercier, mais on n'a plus revu la mère Giry...

—Croyez-vous donc que nous l'avons mangée?

—Non! mais vous l'avez enfermée à double tour dans le bureau, et, quand on passe près de la porte du bureau, savez-vous ce qu'on entend? On entend ces mots: «Ah! les bandits! Ah! les bandits!

À ce moment de cette singulière conversation arrive Mercier, tout essoufflé.

—Voilà! fait-il d'une voix morne... C'est plus fort que tout!... Je leur ai crié: «C'est très grave! Ouvrez! C'est moi, Mercier.» J'ai entendu des pas. La porte s'est ouverte et Moncharmin est apparu. Il était très pâle. Il me demanda: «Qu'est-ce que vous voulez?» Je lui ai répliqué: «On a enlevé Christine Daaé.» Savez-vous ce qu'il m'a répondu? «Tant mieux pour elle!» Et il a refermé la porte en me déposant ceci dans la main.

Mercier ouvre la main; Rémy et Gabriel regardent. L'épingle de nourrice! s'écrie Rémy.

—Étrange! Étrange! prononce tout bas Gabriel qui ne peut se retenir de frissonner.

Soudain une voix les fait se retourner tous les trois.

—Pardon messieurs, pourriez-vous me dire où est Christine Daaé?

Malgré la gravité des circonstances, une telle question les eût sans doute fait éclater de rire s'ils n'avaient aperçu une figure si douloureuse qu'ils en eurent pitié tout de suite. C'était le vicomte Raoul de Chagny.

XVI

«CHRISTINE! CHRISTINE!»

La première pensée de Raoul, après la disparition fantastique de Christine Daaé, avait été pour accuser Erik. Il ne doutait plus du pouvoir quasi surnaturel de l'Ange de la musique, dans ce domaine de l'Opéra, où celui-ci avait diaboliquement établi son empire.

Et Raoul s'était rué sur la scène, dans une folie de désespoir et d'amour. «Christine! Christine!» gémissait-il, éperdu, l'appelant comme elle devait l'appeler du fond de ce gouffre obscur où le monstre l'avait emportée comme une proie, toute frémissante encore de son exaltation divine, toute vêtue du blanc linceul dans lequel elle s'offrait déjà aux anges du paradis!

—«Christine! Christine!» répétait Raoul... et il lui semblait entendre les cris de la jeune fille à travers ces planches fragiles qui le séparaient d'elle! Il se penchait, il écoutait!... il errait sur le plateau comme un insensé. Ah! descendre! descendre! descendre! dans ce puits de ténèbres dont toutes les issues lui sont fermées!

Ah! cet obstacle fragile qui glisse à l'ordinaire si facilement sur lui-même pour laisser apercevoir le gouffre où tout son désir tend... ces planches que son pas fait craquer et qui sonnent sous son poids le prodigieux vide des «dessous»... ces planches sont plus qu'immobiles ce soir: elles paraissent immuables... Elles se donnent des airs solides de n'avoir jamais remué... et voilà que les escaliers qui permettent de descendre sous la scène sont interdits à tout le monde!...

«Christine! Christine!...» On le repousse en riant... On se moque de lui... On croit qu'il a la cervelle dérangée, le pauvre fiancé!...

Dans quelle course forcenée, parmi les couloirs de nuit et de mystère connus de lui seul, Erik a-t-il entraîné la pure enfant jusqu'à ce repaire affreux de la chambre Louis-Philippe, dont la porte s'ouvre sur ce lac d'Enfer?... «Christine! Christine!» Tu ne réponds pas! Es-tu seulement encore vivante, Christine! N'as-tu point exhalé ton dernier souffle dans une minute de surhumaine horreur, sous l'haleine embrasée du monstre!

D'affreuses pensées traversent comme de foudroyants éclairs le cerveau congestionné de Raoul.

Évidemment, Erik a dû surprendre leur secret, savoir qu'il était trahi par Christine! Quelle vengeance va être la sienne!

Que n'oserait l'Ange de la musique, précipité du haut de son orgueil? Christine entre les bras tout-puissants du monstre est perdue!

Et Raoul pense encore aux étoiles d'or qui sont venues la nuit dernière errer sur son balcon, que ne les a-t-il foudroyées de son arme impuissante!

Certes! il y a des yeux extraordinaires d'homme qui se dilatent dans les ténèbres et brillent comme des étoiles ou comme les yeux des chats. (Certains hommes albinos, qui paraissent avoir des yeux de lapin le jour ont des yeux de chat la nuit, chacun sait cela!)

Oui, oui, c'était bien sur Erik que Raoul avait tiré! Que ne l'avait-il tué? Le monstre s'était enfui par la gouttière comme les chats ou les forçats qui chacun sait encore cela—escaladeraient le ciel à pic, avec l'appui d'une gouttière.

Sans doute Erik méditait alors quelque entreprise décisive contre le jeune homme, mais il avait été blessé, et il s'était sauvé pour se retourner contre la pauvre Christine.

Ainsi pense cruellement le pauvre Raoul en courant à la loge de la chanteuse...

«Christine!... Christine!...» Des larmes amères brûlent les paupières du jeune homme qui aperçoit épars sur les meubles, les vêtements destinés à vêtir sa belle fiancée à l'heure de leur fuite!... Ah! que n'a-t-elle voulu partir plus tôt! Pourquoi avoir tant tardé?... Pourquoi avoir joué avec la catastrophe menaçante?... avec le cœur du monstre?... Pourquoi avoir voulu, pitié suprême! jeter en pâture dernière à cette âme de démon, ce chant céleste:...

Anges purs! Anges radieux! Portez mon âme au sein des deux!...

Raoul dont la gorge roule des sanglots, des serments et des injures, tâte de ses paumes malhabiles la grande glace qui s'est ouverte un soir devant lui pour laisser Christine descendre au ténébreux séjour. Il appuie, il presse, il tâtonne... mais la glace, il paraît, n'obéit qu'à Erik... Peut-être les gestes sont-ils inutiles avec une glace pareille?... Peut-être suffirait-il de prononcer certains mots?... Quand il était tout petit enfant on lui racontait qu'il y avait des objets qui obéissaient ainsi à la parole!

Tout à coup, Raoul se rappelle... «une grille donnant sur la rue Scribe... Un souterrain montant directement du Lac à la rue Scribe...» Oui, Christine lui a bien parlé de cela!... Et après avoir constaté, hélas! que la lourde clef n'est plus dans le coffret, il n'en court pas moins à la rue Scribe.

Le voilà dehors, il promène ses mains tremblantes sur les pierres cyclopéennes, il cherche des issues... il rencontre des barreaux... sont-ce ceux-là?... ou ceux-là?... ou encore n'est-ce point ce soupirail?... Il plonge des regards impuissants entre les barreaux... quelle nuit profonde là-dedans!... Il écoute!... Quel silence!... Il tourne autour du monument!... Ah! voici de vastes barreaux! des grilles prodigieuses!... C'est la porte de la cour de l'administration!

... Raoul court chez la concierge: «Pardon, madame, vous ne pourriez pas m'indiquer une porte grillée, oui une porte faite de barreaux, de barreaux... de fer... qui donne sur la rue Scribe... et qui conduit au Lac! Vous savez bien, le Lac? Oui, le Lac, quoi! Le lac qui est sous la terre... sous la terre de l'Opéra.

—Monsieur, je sais bien qu'il y a un lac sous l'Opéra, mais je ne sais quelle porte y conduit... je n'y suis jamais allée!...

—Et la rue Scribe, madame? La rue Scribe? Y êtes-vous jamais allée dans la rue Scribe?

Elle rit! Elle éclate de rire! Raoul s'enfuit en mugissant, il bondit, grimpe des escaliers, en descend d'autres, traverse toute l'administration, se retrouve dans la lumière du «plateau».

Il s'arrête, son cœur bat à se rompre dans sa poitrine haletante: si on avait retrouvé Christine Daaé? Voici un groupe: il interroge:

—Pardon, messieurs, vous n'avez pas vu Christine Daaé?

Et l'on rit.

À la même minute, le plateau gronde d'une rumeur nouvelle, et, dans une foule d'habits noirs qui l'entourent de force mouvements de bras explicatifs, apparaît un homme qui, lui, semble fort calme et montre une mine aimable toute rose et toute joufflue, encadrée de cheveux frisés, éclairée par deux yeux bleus d'une sérénité merveilleuse. L'administrateur Mercier désigne le nouvel arrivant au vicomte de Chagny en lui disant:

—Voici l'homme, monsieur, à qui il faudra désormais poser votre question. Je vous présente monsieur le commissaire de police Mifroid.

—Ah! monsieur le vicomte de Chagny! Enchanté de vous voir, monsieur, fait le commissaire. Si vous voulez prendre la peine de me suivre... Et maintenant où sont les directeurs?... où sont les directeurs?...

Comme l'administrateur se tait, le secrétaire Rémy prend sur lui d'apprendre à M. le commissaire que MM. les directeurs sont enfermés dans leur bureau et qu'ils ne connaissent encore rien de l'événement.

—Est-il possible!... Allons à leur bureau!

Et M. Mifroid, suivi d'un cortège toujours grossissant, se dirige vers l'administration. Mercier profite de la cohue pour glisser une clef dans la main de Gabriel:

—Tout cela tourne mal, lui murmure-t-il... Va donc donner de l'air à la mère Giry...

Et Gabriel s'éloigne.

Bientôt on est arrivé devant la porte directoriale. C'est en vain que Mercier fait entendre ses objurgations, la porte ne s'ouvre pas.

—Ouvrez au nom de la loi! commande la voix claire et un peu inquiète de M. Mifroid.

Enfin la porte s'ouvre. On se précipite dans les bureaux, sur les pas du commissaire.

Raoul est le dernier à entrer. Comme il se dispose à suivre le groupe dans l'appartement, une main se pose sur son épaule et il entend ces mots prononcés à son oreille:

Les secrets d'Erik ne regardent personne!

Il se retourne en étouffant un cri. La main qui s'était posée sur son épaule est maintenant sur les lèvres d'un personnage au teint d'ébène, aux yeux de jade et coiffé d'un bonnet d'astrakan... Le Persan!

L'inconnu prolonge le geste, qui recommande la discrétion, et dans le moment que le vicomte, stupéfait, va lui demander la raison de sa mystérieuse intervention, il salue et disparaît.

XVII

RÉVÉLATIONS ÉTONNANTES DE Mme GIRY, RELATIVES À SES RELATIONS PERSONNELLES AVEC LE FANTÔME DE L'OPÉRA

Avant de suivre M. le commissaire de police Mifroid chez MM. les directeurs, le lecteur me permettra de l'entretenir de certains événements extraordinaires qui venaient de se dérouler dans ce bureau où le secrétaire Rémy et l'administrateur Mercier avaient en vain tenté de pénétrer, et où MM. Richard et Moncharmin s'étaient si hermétiquement enfermés dans un dessein que le lecteur ignore encore, mais qu'il est de mon devoir historique,—je veux dire de mon devoir d'historien,—de ne point lui celer plus longtemps.

J'ai eu l'occasion de dire combien l'humeur de MM. les Directeurs s'était désagréablement modifiée depuis quelque temps, et j'ai fait entendre que cette transformation n'avait pas dû avoir pour unique cause la chute du lustre dans les conditions que l'on sait.

Apprenons donc au lecteur,—malgré tout le désir qu'auraient MM. les directeurs qu'un tel événement restât à jamais caché—que le Fantôme était arrivé à toucher tranquillement ses premiers vingt mille francs. Ah! il y avait eu des pleurs et des grincements de dents! La chose cependant, s'était faite le plus simplement du monde:

Un matin MM. les directeurs avaient trouvé une enveloppe toute préparée sur leur bureau. Cette enveloppe portait comme suscription: À Monsieur F. de l'O. (personnelle) et était accompagnée d'un petit mot de F. de l'O. lui-même: «Le moment d'exécuter les clauses du cahier des charges est venu: vous glisserez vingt billets de mille francs dans cette enveloppe que vous cachèterez de votre propre cachet et vous la remettrez à Mme Giry qui fera le nécessaire.»

MM. les Directeurs ne se le firent pas dire deux fois; sans perdre de temps à se demander encore comment ces missions diaboliques pouvaient parvenir dans un cabinet qu'ils prenaient grand soin de fermer à clef, ils trouvaient l'occasion bonne de mettre la main sur le mystérieux maître-chanteur. Et après avoir tout raconté sous le sceau du plus grand secret à Gabriel et à Mercier ils mirent les vingt mille francs dans l'enveloppe et confièrent celle-ci sans demander d'explications à Mme Giry, réintégrée dans ses fonctions. L'ouvreuse ne marqua aucun étonnement. Je n'ai point besoin de dire si elle fut surveillée! Du reste, elle se rendit immédiatement dans la loge du fantôme et déposa la précieuse enveloppe sur la tablette de l'appuie-main. Les deux directeurs, ainsi que Gabriel et Mercier étaient cachés de telle sorte que cette enveloppe ne fût point par eux perdue de vue une seconde pendant tout le cours de la représentation et même après, car, comme l'enveloppe n'avait pas bougé, ceux qui la surveillaient ne bougèrent pas davantage et le théâtre se vida et Mme Giry s'en alla cependant que MM. les Directeurs, Gabriel et Mercier étaient toujours là. Enfin ils se lassèrent et l'on ouvrit l'enveloppe après avoir constaté que les cachets n'en avaient point été rompus.

À première vue, Richard et Moncharmin jugèrent que les billets étaient toujours là, mais à la seconde vue ils s'aperçurent que ce n'étaient plus les mêmes. Les vingt vrais billets étaient partis et avaient été remplacés par vingt billets de la «Sainte Farce»! Ce fut de la rage et puis aussi de l'effroi!

—C'est plus fort que chez Robert Houdin! s'écria Gabriel.

—Oui, répliqua Richard, et ça coûte plus cher!

Moncharmin voulait qu'on courût chercher le commissaire; Richard s'y opposa. Il avait sans doute son plan, il dit: «Ne soyons pas ridicules! tout Paris rirait. F. de l'O. a gagné la première manche, nous remporterons la seconde.» Il pensait évidemment à la mensualité suivante.

Tout de même ils avaient été si parfaitement joués, qu'ils ne purent, pendant les semaines qui suivirent, surmonter un certain accablement. Et c'était, ma foi, bien compréhensible. Si le commissaire ne fut point appelé dès lors, c'est qu'il ne faut pas oublier que MM. les directeurs gardaient tout au fond d'eux-mêmes, la pensée qu'une aussi bizarre aventure pouvait n'être qu'une haïssable plaisanterie montée, sans doute, par leurs prédécesseurs et dont il convenait de ne rien divulguer avant d'en connaître «le fin mot». Cette pensée, d'autre part, se troublait par instants chez Moncharmin d'un soupçon qui lui venait relativement à Richard lui-même, lequel avait quelquefois des imaginations burlesques. Et c'est ainsi que, prêts à toutes les éventualités, ils attendirent les événements en surveillant et en faisant surveiller la mère Giry à laquelle Richard voulut qu'on ne parlât de rien. «Si elle est complice, disait-il, il y a beau temps que les billets sont loin. Mais, pour moi, ce n'est qu'une imbécile!»

—Il y a beaucoup d'imbéciles dans cette affaire! avait répliqué Moncharmin songeur.

—Est-ce qu'on pouvait se douter?... gémit Richard mais n'aie pas peur... la prochaine fois toutes mes précautions seront prises...

Et c'est ainsi que la prochaine fois était arrivée... cela tombait le jour même qui devait voir la disparition de Christine Daaé.

Le matin, une missive du Fantôme qui leur rappelait l'échéance, «Faites comme la dernière fois, enseignait aimablement F. de l'O. Ça s'est très bien passé. Remettez l'enveloppe, dans laquelle vous aurez glissé les vingt mille francs, à cette excellente Mme Giry.»

Et la' note était accompagnée de l'enveloppe coutumière. Il n'y avait plus qu'à la remplir.

Cette opération devait être accomplie le soir même, une demi-heure avant le spectacle. C'est donc une demi-heure environ avant que le rideau se lève sur cette trop fameuse représentation de Faust que nous pénétrons dans l'antre directorial.

Richard montre l'enveloppe à Moncharmin, puis il compte devant lui les vingt mille francs et les glisse dans l'enveloppe, mais sans fermer celle-ci.

—Et maintenant, dit-il, appelle-moi la mère Giry.

On alla chercher la vieille. Elle entra en faisant une belle révérence. La dame avait toujours sa robe de taffetas noir dont la teinte tournait à la rouille et au lilas, et son chapeau aux plumes couleur de suie. Elle semblait de belle humeur. Elle dit tout de suite:

—Bonsoir, messieurs! C'est sans doute encore pour l'enveloppe?

—Oui, madame Giry, dit Richard avec une grande amabilité... C'est pour l'enveloppe... Et pour autre chose aussi.

—À votre service, monsieur le directeur: À votre service!... Et quelle est cette autre chose, je vous prie?

—D'abord, madame Giry, j'aurais une petite question à vous poser.

—Faites, monsieur le directeur, Mame Giry est là pour vous répondre.

—Vous êtes toujours bien avec le fantôme?

—On ne peut mieux, monsieur le directeur, on ne peut mieux.

—Ah! vous nous en voyez enchantés... Dites donc, madame Giry, prononça Richard en prenant le ton d'une importante confidence... Entre nous, on peut bien vous le dire... Vous n'êtes pas une bête.

—Mais, monsieur le directeur!... s'exclama l'ouvreuse, en arrêtant le balancement aimable des deux plumes noires de son chapeau couleur de suie, je vous prie de croire que ça n'a jamais fait de doute pour personne!

—Nous sommes d'accord et nous allons nous entendre. L'histoire du fantôme est une bonne blague, n'est-ce pas?... Eh bien! toujours entre nous... elle a assez duré.

Mme Giry regarda les directeurs comme s'ils lui avaient parlé chinois. Elle s'approcha du bureau de Richard et fit, assez inquiète:

—Qu'est-ce que vous voulez dire?... Je ne vous comprends pas!

—Ah! vous nous comprenez très bien. En tout cas, il faut nous comprendre... Et, d'abord, vous allez nous dire comment il s'appelle.

—Qui donc?

—Celui dont vous êtes la complice, Mame Giry!

—Je suis la complice du fantôme? Moi?... La complice de quoi?

—Vous faites tout ce qu'il veut.

—Oh!... il n'est pas bien encombrant, vous savez.

—Et il vous donne toujours des pourboires!

—Je ne me plains pas!

—Combien vous donne-t-il pour lui porter cette enveloppe?

—Dix francs.

—Mazette! Ce n'est pas cher?

—Pourquoi donc?

—Je vous dirai cela tout à l'heure, Mame Giry. En ce moment, nous voudrions savoir pour quelle raison... extraordinaire... vous vous êtes donnée corps et âme à ce fantôme-là plutôt qu'à un autre... Ça n'est pas pour cent sous ou dix francs qu'on peut avoir l'amitié et le dévouement de Mame Giry.

—Ça, c'est vrai!... Et ma foi, cette raison-là je peux vous la dire, monsieur le directeur! Certainement il n'y a pas de déshonneur à ça!... au contraire.

—Nous n'en doutons pas, Mame Giry!

—Eh bien, voilà... le fantôme n'aime pas que je raconte ses histoires.

—Ah! ah! ricana Richard!

—Mais, celle-là, elle ne regarde que moi!... reprit la vieille... donc, c'était dans la loge n°5... un soir, j'y trouve une lettre pour moi... une espèce de note écrite à l'encre rouge... C'te note-là, monsieur le directeur, j'aurais pas besoin de vous la lire... je la sais par cœur... et je ne l'oublierai jamais... même si je vivais cent ans!...

Et Mme Giry, toute droite, récite la lettre avec une éloquence touchante:

«Madame.—1825, Mlle Ménétrier, coryphée, est devenue marquise de Cussy.—1832, Mlle Marie Taglioni, danseuse, est faite comtesse Gilbert des Voisins.—1846, la Sota, danseuse, épouse un frère du roi d'Espagne.—1847, Lola Montés, danseuse-, épouse morganatiquement le roi Louis de Bavière et est créée comtesse de Landsfeld.—1848, Mlle Maria, danseuse, devient baronne d'Hermeville.—1870, Thérèse Hessler, danseuse, épouse Don Fernando, frère du roi de Portugal...»

Richard et Moncharmin écoutent la vieille, qui, au fur et à mesure qu'elle avance dans la curieuse énumération de ces glorieuses hyménées, s'anime, se redresse, prend de l'audace, et finalement, inspirée comme une sybille sur son trépied, lance d'une voix éclatante d'orgueil la dernière phrase de la lettre prophétique:

1885. Meg Giry, impératrice!

Épuisée par cet effort suprême, l'ouvreuse retombe sur sa chaise en disant: «Messieurs, ceci était signé: «Le Fantôme de l'Opéra!» J'avais déjà entendu parler du fantôme, mais je n'y croyais qu'à moitié. Du jour où il m'a annoncé que ma petite Meg, la chair de ma chair, le fruit de mes entrailles, serait impératrice, j'y ai cru tout à fait.»

En vérité, en vérité, il n'était point besoin de considérer longuement la physionomie exaltée de mam' Giry pour comprendre ce qu'on avait pu obtenir de cette belle intelligence avec ces deux mots: «Fantôme et impératrice.»

Mais qui donc tenait les ficelles de cet extravagant mannequin?... Qui?

—Vous ne l'avez jamais vu, il vous parle, et vous croyez tout ce qu'il vous dit? demanda Moncharmin.

—Oui; d'abord, c'est à lui que je dois que ma petite Meg est passée coryphée. J'avais dit au fantôme: Pour qu'elle soit impératrice en 1885, vous n'avez pas de temps à perdre, il faut qu'elle soit coryphée tout de suite. Il m'a répondu: C'est entendu. Et il n'a eu qu'un mot à dire à M. Poligny, c'était fait...

—Vous voyez bien que M. Poligny l'a vu!

—Pas plus que moi, mais il l'a entendu! Le fantôme lui a dit un mot à l'oreille, vous savez bien! le soir ou il est sorti si pâle de la loge n°5.

Moncharmin pousse un soupir.

—Quelle histoire! gémit-il.

—Ah! répond mame Giry, j'ai toujours cru qu'il y avait des secrets entre le Fantôme et M. Poligny. Tout ce que le Fantôme demandait à M. Poligny, M. Poligny l'accordait... M. Poligny n'avait rien à refuser au Fantôme.

—Tu entends, Richard, Poligny n'avait rien à refuser au Fantôme.

—Oui, oui, j'entends bien! déclara Richard. M. Poligny est un ami du Fantôme! et, comme Mme Giry est une amie de M. Poligny, nous y voilà bien, ajouta-t-il sur un ton fort rude. Mais M. Poligny ne me préoccupe pas, moi... La seule personne dont le sort m'intéresse vraiment, je ne le dissimule point, c'est Mme Giry!... Madame Giry, vous savez ce qu'il y a dans cette enveloppe?

—Mon Dieu, non! fit-elle.

—Eh bien! regardez!

Mme Giry glisse dans l'enveloppe un regard troublé, mais qui retrouve aussitôt son éclat.

—Des billets de mille francs! s'écrie-t-elle!

—Oui, Mme Giry!... oui, des billets de mille!... Et vous le saviez bien!

—Moi, monsieur le directeur... Moi! je vous jure...

—Ne jurez pas, madame Giry!... Et maintenant, je vais vous dire cette autre chose pour laquelle je vous ai fait venir... Madame Giry, je vais vous faire arrêter.

Les deux plumes noires du chapeau couleur de suie, qui affectaient à l'ordinaire la forme de deux points d'interrogation, se muèrent aussitôt en point d'exclamation; quant au chapeau lui-même, il oscilla, menaçant sur son chignon en tempête. La surprise, l'indignation, la protestation et l'effroi se traduisirent encore chez la mère de la petite Meg par une sorte de pirouette extravagante «jeté glissade» de la vertu offensée qui l'apporta d'un bond jusque sous le nez de M. le directeur, lequel ne put se retenir de reculer son fauteuil.

—Me faire arrêter!

La bouche qui disait cela sembla devoir cracher à la figure de M. Richard les trois dents dont elle disposait encore.

M. Richard fut héroïque. Il ne recula plus. Son index menaçant désignait déjà aux magistrats absents l'ouvreuse de la loge n°5.

—Je vais vous faire arrêter, madame Giry, comme une voleuse!

—Répète!

Et Mme Giry gifla à tour de bras M. le directeur Richard avant que M. le directeur Moncharmin n'eût eu le temps de s'interposer. Riposte vengeresse! Ce ne fut point la main desséchée de la colérique vieille qui vint s'abattre sur la joue directoriale, mais l'enveloppe elle-même, cause de tout le scandale, l'enveloppe magique qui s'entr'ouvrit du coup pour laisser échapper les billets qui s'envolèrent dans un tournoiement fantastique de papillons géants.

Les deux directeurs poussèrent un cri, et une même pensée les jeta tous les deux à genoux, ramassant fébrilement et compulsant en hâte les précieuses paperasses.

Ils sont toujours vrais? Moncharmin.

Ils sont toujours vrais? Richard.

—Ils sont toujours vrais!!!

Au-dessus d'eux, les trois dents de Mme Giry se heurtent dans une mêlée retentissante, pleine de hideuses interjections. Mais on ne perçoit tout à fait bien que ce «leit motiv»:

—Moi, une voleuse!... Une voleuse, moi?

Elle étouffe.

Elle s'écrie:

—J'en suis ravagée!

Et, tout à coup, elle rebondit sous le nez de Richard.

—En tout cas, glapit-elle, vous, monsieur Richard, vous devez le savoir mieux que moi où sont passés les vingt mille francs!

—Moi? interroge Richard stupéfait. Et comment le saurais-je?

Aussitôt, Moncharmin, sévère et inquiet, veut que la bonne femme s'explique.

—Que signifie ceci? interroge-t-il. Et pourquoi, madame Giry, prétendez-vous que M. Richard doit savoir mieux que vous où sont passés les vingt mille francs?

Quant à Richard, qui se sent rougir sous le regard de Moncharmin, il a pris la main de mame Giry et la lui secoue avec violence. Sa voix imite le tonnerre. Elle gronde, elle roule... elle foudroie...

—Pourquoi saurais-je mieux que vous où sont passés les vingt mille francs? Pourquoi?

—Parce qu'ils sont passés dans votre poche!... souffle la vieille en le regardant maintenant comme si elle apercevait le diable.

C'est au tour de M. Richard d'être foudroyé, d'abord par cette réplique inattendue, ensuite par le regard de plus en plus soupçonneux de Moncharmin. Du coup, il perd sa force dont il aurait besoin dans ce moment difficile pour repousser une aussi méprisable accusation.

Ainsi les plus innocents, surpris dans la paix de leur cœur apparaissent-ils tout à coup, à cause que le coup qui les frappe les fait pâlir, ou rougir, ou chanceler, ou se redresser, ou s'abîmer, ou protester, ou ne rien dire quand il faudrait parler, ou parler quand il ne faudrait rien dire, ou rester secs alors qu'il faudrait s'éponger, ou suer alors qu'il faudrait rester secs, apparaissent-ils tout à coup, dis-je, coupables.

Moncharmin a arrêté l'élan vengeur avec lequel Richard qui était innocent allait se précipiter sur Mme Giry et il s'empresse, encourageant, d'interroger celle-ci... avec douceur.

—Comment avez-vous pu soupçonner mon collaborateur Richard de mettre vingt mille francs dans sa poche?

—Je n'ai jamais dit cela! déclare mame Giry, attendu que c'était moi-même en personne, qui mettais les vingt mille francs dans la poche de M. Richard.

Et elle ajouta à mi-voix:

—Tant pis! Ça y est!... Que le Fantôme me pardonne!

Et comme Richard se reprend à hurler, Moncharmin avec autorité lui ordonne de se taire:

—Pardon! Pardon! Pardon! Laisse cette femme s'expliquer! Laisse-moi l'interroger.

Et il ajoute:

—Il est vraiment étrange que tu le prennes sur un ton pareil!... Nous touchons au moment où tout ce mystère va s'éclaircir! Tu es furieux! Tu as tort... Moi, je m'amuse beaucoup.

Mame Giry, martyre, relève sa tête où rayonne la foi en sa propre innocence.

—Vous me dites qu'il y avait vingt mille francs dans l'enveloppe que je mettais dans la poche de M. Richard, mais, moi je le répète, je n'en savais rien... Ni M. Richard non plus, du reste!

—Ah! ah! fit Richard, en affectant tout à coup un air de bravoure qui déplut à Moncharmin. Je n'en savais rien non plus! Vous mettiez vingt mille francs dans ma poche et je n'en savais rien! J'en suis fort aise, madame Giry.

—Oui, acquiesça la terrible dame... c'est vrai!... Nous n'en savions rien ni l'un ni l'autre!... Mais vous, vous avez bien dû finir par vous en apercevoir.

Richard dévorerait certainement Mme Giry si Moncharmin n'était pas là! Mais Moncharmin la protège. Il précipite l'interrogatoire.

—Quelle sorte d'enveloppe mettiez-vous donc dans la poche de M. Richard? Ce n'était point celle que nous vous donnions, celle que vous portiez, devant nous, dans la loge n°5, et cependant, celle-là seule, contenait les vingt mille francs.

—Pardon! C'était bien celle que me donnait M. le directeur que je glissais dans la poche de monsieur le directeur, explique la mère Giry. Quant à celle que je déposais dans la loge du fantôme, c'était une autre enveloppe exactement pareille, et que j'avais, toute préparée, dans ma manche, et qui m'était donnée par le fantôme!

Ce disant, mame Giry sort de sa manche une enveloppe toute préparée et identique avec sa suscription à celle qui contient les vingt mille francs. MM. les directeurs s'en emparent. Ils l'examinent, ils constatent que des cachets cachetés de leur propre cachet directorial, la ferment. Ils l'ouvrent... Elle contient vingt billets de la Sainte Farce, comme ceux qui les ont tant stupéfiés un mois auparavant.

—Comme c'est simple! fait Richard.

—Comme c'est simple! répète plus solennel que jamais Moncharmin.

—Les tours les plus illustres, répond Richard, ont toujours été les plus simples. Il suffit d'un compère...

—Ou d'une commère! ajoute de sa voix blanche, Moncharmin.

Et il continue, les yeux fixés sur Mme Giry, comme s'il voulait l'hypnotiser:

—C'était bien le fantôme qui vous faisait parvenir cette enveloppe, et c'était bien lui qui vous disait de la substituer à celle que nous vous remettions? C'était bien lui qui vous disait de mettre cette dernière dans la poche de M. Richard?

—Oh! c'était bien lui!

—Alors, pourriez-vous nous montrer, madame, un échantillon de vos petits talents?... Voici l'enveloppe. Faites comme si nous ne savions rien.

—À votre service, messieurs!

La mère Giry a repris l'enveloppe chargée de ses vingt billets et se dirige vers la porte. Elle s'apprête à sortir.

Les deux directeurs sont déjà sur elle.

—Ah! non! Ah! non! On ne nous «la fait plus»! Nous en avons assez! Nous n'allons pas recommencer!

—Pardon, messieurs, s'excuse la vieille, pardon... Vous me dites de faire comme si vous ne saviez rien!... Eh bien, si vous ne saviez rien, je m'en irais avec vôtre enveloppe!

—Et alors, comment la glisseriez-vous dans ma poche? argumente Richard que Moncharmin ne quitte pas de l'œil gauche, cependant que son œil droit est fort occupé par Mme Giry,—position difficile pour le regard; mais Moncharmin est décidé à tout pour découvrir la vérité.

—Je dois la glisser dans votre poche au moment où vous vous y attendez le moins, monsieur le directeur. Vous savez que je viens toujours, dans le courant de la soirée, faire un petit tour dans les coulisses, et souvent j'accompagne, comme c'est mon droit de mère, ma fille au foyer de la danse; je lui porte ses chaussons, au moment du divertissement, et même son petit arrosoir... Bref, je vais et je viens à mon aise... Messieurs les abonnés s'en viennent aussi... Vous aussi, monsieur le directeur... Il y a du monde... Je passe derrière vous, et, je glisse l'enveloppe dans la poche de derrière de votre habit... Ça n'est pas sorcier!

—Ça n'est pas sorcier, gronde Richard en roulant des yeux de Jupiter tonnant, ça n'est pas sorcier! Mais je vous prends en flagrant délit de mensonge, vieille sorcière!

L'insulte frappe moins l'honorable dame que le coup que l'on veut porter à sa bonne foi. Elle se redresse, hirsute, les trois dents dehors.

—À cause?

—À cause que ce soir-là je l'ai passé dans la salle à surveiller la loge n° 5 et la fausse enveloppe que vous y aviez déposée. Je ne suis pas descendu au foyer de la danse une seconde...

—Aussi, monsieur le directeur, ce n'est point ce soir-là que je vous ai remis l'enveloppe!... Mais à la représentation suivante... Tenez, c'était le soir où M. le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts...

À ces mots, M. Richard arrête brusquement Mme Giry...

—Eh! c'est vrai, dit-il, songeur, je me rappelle... je me rappelle maintenant! M. le sous-secrétaire d'État est venu dans les coulisses. Il m'a fait demander. Je suis descendu un instant au foyer de la danse. J'étais sur les marches du foyer... M. le sous-secrétaire d'État et son chef de cabinet étaient dans le foyer même... Tout à coup je me suis retourné... C'était vous qui passiez derrière moi... madame Giry... Il me semblait que vous m'aviez frôlé... Il n'y avait que vous derrière moi... Oh! je vous vois encore... je vous vois encore!

—Eh bien, oui, c'est ça, monsieur le directeur! c'est bien ça! Je venais de terminer ma petite affaire dans votre poche! Cette poche-là, monsieur le directeur est bien commode!

Et Mme Giry joint une fois de plus le geste à la parole. Elle passe derrière M. Richard et si prestement, que Moncharmin lui-même, qui regarde de ses deux yeux, cette fois, en reste impressionné, elle dépose l'enveloppe dans la poche de l'une des basques de l'habit de M. le directeur.

—Évidemment! s'exclame Richard, un peu pâle... C'est très fort de la part de F. de l'O. Le problème, pour lui, se posait ainsi: supprimer tout intermédiaire dangereux entre celui qui donne les vingt mille francs et celui qui les prend! Il ne pouvait mieux trouver que de venir me les prendre dans ma poche sans que je m'en aperçoive, puisque je ne savais même pas qu'ils s'y trouvaient... C'est admirable?

—Oh! admirable! sans doute, surenchérit Moncharmin... seulement, tu oublies, Richard, que j'ai donné dix mille francs sur ces vingt mille et qu'on n'a rien mis dans ma poche, à moi!

XVIII

SUITE DE LA CURIEUSE ATTITUDE D'UNE ÉPINGLE DE NOURRICE

La dernière phrase de Moncharmin exprimait d'une façon trop évidente le soupçon dans lequel il tenait désormais son collaborateur pour qu'il n'en résultât point sur-le-champ une explication orageuse, au bout de laquelle il fut entendu que Richard allait se plier à toutes les volontés de Moncharmin, dans le but de l'aider à découvrir le misérable qui se jouait d'eux.

Ainsi arrivons-nous à «l'entr'acte du jardin» pendant lequel M. le secrétaire Rémy, à qui rien n'échappe, a si curieusement observé l'étrange conduite de ses directeurs, et dès lors rien ne nous sera plus facile que de trouver une raison à des attitudes aussi exceptionnellement baroques et surtout si peu conformes à l'idée que l'on doit se faire de la dignité directoriale.

La conduite de Richard et Moncharmin était toute tracée par la révélation qui venait de leur être faite: 1° Richard devait répéter exactement, ce soir-là, les gestes qu'il avait accomplis lors de la disparition des premiers vingt mille francs; 2° Moncharmin ne devait pas perdre de vue une seconde la poche de derrière de Richard dans laquelle Mme Giry aurait glissé les seconds vingt mille.

À la place exacte où il s'était trouvé lorsqu'il saluait M. le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, vint se placer M. Richard avec, à quelques pas de là, dans son dos, M. Moncharmin.

Mme Giry passe, frôle M. Richard, se débarrasse des vingt mille dans la poche de la basque de son directeur et disparaît...

Ou plutôt on la fait disparaître. Exécutant l'ordre que Moncharmin lui a donné quelques instants auparavant, avant la reconstitution de la scène, Mercier va enfermer la brave dame dans le bureau de l'administration. Ainsi, il sera impossible à la vieille de communiquer avec son fantôme. Et elle se laissa faire, car mame Giry n'est plus qu'une pauvre figure déplumée, effarée d'épouvante, ouvrant des yeux de volaille ahurie sous une crête en désordre, entendant déjà dans le corridor sonore le bruit des pas du commissaire dont elle est menacée, et poussant des soupirs à fendre les colonnes du grand escalier.

Pendant ce temps, M. Richard se courbe, fait la révérence, salue, marche à reculons comme s'il avait devant lui ce haut et tout-puissant fonctionnaire qu'est M. le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts.

Seulement, si de pareilles marques de politesse n'eussent soulevé aucun étonnement dans le cas où devant M. le directeur se fût trouvé M. le sous-secrétaire d'État, elles causèrent aux spectateurs de cette scène si naturelle, mais si inexplicable, une stupéfaction bien compréhensible alors que devant M. le directeur il n y avait personne.

M. Richard saluait dans le vide... se courbait devant le néant... et reculait—marchait à reculons—devant rien...

... Enfin, à quelques pas de là, M. Moncharmin faisait la même chose que lui.

... Et repoussant M. Rémy, suppliait M. l'ambassadeur de Le Borderie et M. le directeur du Crédit central de ne point «toucher à M. le directeur».

Moncharmin, qui avait son idée, ne tenait point à ce que, tout à l'heure, Richard vînt lui dire, les vingt mille francs disparus: «C'est peut-être M. l'ambassadeur ou M. le directeur du Crédit central, ou même M. le secrétaire Rémy.»

D'autant plus que, lors de la première scène, de l'aveu même de Richard, Richard n'avait, après avoir été frôlé par Mme Giry, rencontré personne dans cette partie du théâtre... Pourquoi donc, je vous le demande, puisqu'on devait exactement répéter les mêmes gestes, rencontrerait-il quelqu'un aujourd'hui?

Ayant d'abord marché à reculons pour saluer, Richard continua de marcher de cette façon par prudence... jusqu'au couloir de l'administration... Ainsi, il était toujours surveillé par derrière par Moncharmin et lui-même surveillait «ses approches» par devant.

Encore une fois, cette façon toute nouvelle de se promener dans les coulisses qu'avaient adoptée MM. les directeurs de l'Académie nationale de musique ne devait évidemment point passer inaperçue.

On la remarqua.

Heureusement pour MM. Richard et Moncharmin qu'au moment de cette tant curieuse scène, les «petits rats» se trouvaient à peu près tous dans les greniers.

Car MM. les directeurs auraient eu du succès auprès des jeunes filles.

... Mais ils ne pensaient qu'à leurs vingt mille francs.

Arrivé dans le couloir mi-obscur de l'administration, Richard dit à voix basse à Moncharmin:

—Je suis sûr que personne ne m'a touché... maintenant, tu vas te tenir assez loin de moi et me surveiller dans l'ombre jusqu'à la porte de mon cabinet... il ne faut donner l'éveil à personne et nous verrons bien ce qui va se passer.

Mais Moncharmin réplique:

—Non, Richard! Non!... Marche devant... je marche immédiatement derrière! Je ne te quitte pas d'un pas!

—Mais, s'écrie Richard, jamais comme cela on ne pourra nous voler nos vingt mille francs!

—Je l'espère bien! déclare Moncharmin.

—Alors, ce que nous faisons est absurde!

—Nous faisons exactement ce que nous avons fait la dernière fois... La dernière fois, je t'ai rejoint à ta sortie du plateau, au coin de ce couloir... et je t'ai suivi dans le dos.

—C'est pourtant exact! soupire Richard en secouant la tête et en obéissant passivement à Moncharmin.

Deux minutes plus tard les deux directeurs s'enfermaient dans le cabinet directorial.

Ce fut Moncharmin lui-même qui mit la clef dans sa poche.

—Nous sommes restés ainsi enfermés tous deux la dernière fois, fit-il, jusqu'au moment ou tu as quitté l'Opéra pour rentrer chez toi.

—C'est vrai! Et personne n'est venu nous déranger?

—Personne.

—Alors, interrogea Richard qui s'efforçait de rassembler ses souvenirs, alors j'aurai été sûrement volé dans le trajet de l'Opéra à mon domicile...

—Non! fit sur un ton plus sec que jamais Moncharmin... non... ça n'est pas possible... C'est moi qui t'ai reconduit chez toi dans ma voiture. Les vingt mille francs ont disparu chez toi, cela ne fait plus pour moi l'ombre d'un doute.

C'était là l'idée qu'avait maintenant Moncharmin.

—Cela est incroyable! protesta Richard... je suis sûr de mes domestiques!... et si l'un d'eux avait fait ce coup-là, il aurait disparu depuis.

Moncharmin haussa les épaules, semblant dire qu'il n'entrait pas dans ces détails.

Sur quoi Richard commence à trouver que Moncharmin le prend avec lui sur un ton bien insupportable.

—Moncharmin, en voilà assez!

—Richard, en voilà trop!

—Tu oses me soupçonner?

—Oui, d'une déplorable plaisanterie!

—On ne plaisante pas avec vingt mille francs!

—C'est bien mon avis! déclare Moncharmin, déployant un journal dans la lecture duquel il se plonge avec ostentation.

—Qu'est-ce que tu vas Faire? demande Richard. Tu vas lire le journal maintenant!

—Oui, Richard, jusqu'à l'heure où je te reconduirai chez toi.

—Comme la dernière fois?

—Comme la dernière fois.

Richard arrache le journal des mains de Moncharmin. Moncharmin se dresse, plus irrité que jamais. Il trouve devant lui un Richard exaspéré qui lui dit, en se croisant les bras sur la poitrine,—geste d'insolent défi depuis le commencement du monde:

—Voilà, fait Richard, je pense à ceci. Je pense à ce que je pourrais penser, si, comme la dernière fois, après avoir passé la soirée en tête-à-tête avec toi, tu me reconduisais chez moi, et si, au moment de nous quitter, je constatais que les vingt mille francs avaient disparu de la poche de mon habit... comme la dernière fois.

—Et que pourrais-tu penser? s'exclama Moncharmin cramoisi.

—Je pourrais penser que, puisque tu ne m'as pas quitté d'une semelle, et que, selon ton désir, tu as été le seul à approcher de moi comme la dernière fois, je pourrais penser que si ces vingt mille francs ne sont plus dans ma poche, ils ont bien des chances d'être dans la tienne!

Moncharmin bondit sous l'hypothèse.

Oh! s'écria-t-il, une épingle de nourrice!

—Que veux-tu faire d'une épingle de nourrice?

—T'attacher!... Une épingle de nourrice!... une épingle de nourrice!

—Tu veux m'attacher avec une épingle de nourrice?

—Oui, t'attacher avec les vingt mille francs!... Comme cela, que ce soit ici, ou dans le trajet d'ici à ton domicile ou chez toi, tu sentiras bien la main qui tirera ta poche... et tu verras si c'est la mienne, Richard!... Ah! c'est toi qui me soupçonnes maintenant... Une épingle de nourrice!

Et c'est dans ce moment que Moncharmin ouvrit la porte du couloir en criant:

—Une épingle de nourrice! qui me donnera une épingle de nourrice?

Et nous savons aussi comment, dans le même instant, le secrétaire Rémy, qui n'avait pas d'épingle de nourrice, fut reçu par le directeur Moncharmin, cependant qu'un garçon de bureau procurait à celui-ci l'épingle tant désirée.

Et voici ce qu'il advint:

Moncharmin, après avoir refermé la porte, s'agenouilla dans le dos de Richard.

—J'espère, dit-il, que les vingt mille francs sont toujours là?

—Moi aussi, fit Richard.

—Les vrais? demanda Moncharmin, qui était bien décidé cette fois à ne pas se laisser «rouler».

—Regarde! Moi je ne veux pas les toucher, déclara Richard.

Moncharmin retira l'enveloppe de la poche de Richard et en tira les billets en tremblant car, cette fois, pour pouvoir constater fréquemment la présence des billets, ils n'avaient ni cacheté l'enveloppe ni même collé celle-ci. Il se rassura en constatant qu'ils étaient tous là, fort authentiques. Il les réunit dans la poche de la basque et les épingla avec grand soin.

Après quoi il s'assit derrière la basque qu'il ne quitta plus du regard, pendant que Richard, assis à son bureau, ne faisait pas un mouvement.

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