Le Fantôme de l'Opéra
—Un peu de patience, Richard, commanda Moncharmin, nous n'en avons plus que pour quelques minutes... La pendule va bientôt sonner les douze coups de minuit. C'est aux douze coups de minuit que la dernière fois nous sommes partis.
—Oh! j'aurai toute la patience qu'il faudra!
L'heure passait, lente, lourde, mystérieuse, étouffante. Richard essaya de rire.
—Je finirai par croire, fit-il, à la toute-puissance du fantôme. Et en ce moment, particulièrement, ne trouves-tu pas qu'il y a dans l'atmosphère de cette pièce un je ne sais quoi qui inquiète, qui indispose, qui effraie?
—C'est vrai, avoua Moncharmin, qui était réellement impressionné.
—Le fantôme! reprit Richard à voix basse et comme s'il craignait d'être entendu par d'invisibles oreilles... le fantôme! Si tout de même c'était un fantôme qui frappait naguère sur cette table les trois coups secs que nous avons fort bien entendus... qui y dépose les enveloppes magiques... qui parle dans la loge n° 5... qui tue Joseph Buquet... qui décroche le lustre... et qui nous vole! car enfin! car enfin! car enfin! Il n'y a que toi ici et moi!... et si les billets disparaissent sans que nous y soyons pour rien, ni toi, ni moi... il va bien falloir croire au fantôme... au fantôme...
À ce moment, la pendule, sur la cheminée, fit entendre son déclenchement et le premier coup de minuit sonna.
Les deux directeurs frissonnèrent. Une angoisse les étreignait, dont ils n'eussent pu dire la cause et qu'ils essayaient en vain de combattre. La sueur coulait sur leurs fronts. Et le douzième coup résonna singulièrement à leurs oreilles.
Quand la pendule se fut tue, ils poussèrent un soupir et se levèrent.
—Je crois que nous pouvons nous en aller, fit Moncharmin.
—Je le crois, obtempéra Richard.
—Avant de partir, tu permets que je regarde dans ta poche?
—Mais comment donc! Moncharmin! il le faut!
—Eh bien? demanda Richard à Moncharmin, qui tâtait.
—Eh bien! je sens toujours l'épingle.
—Évidemment, comme tu le disais fort bien, on ne peut plus nous voler sans que je m'en aperçoive.
Mais Moncharmin, dont les mains étaient toujours occupées autour de la poche, hurla:
—Je sens toujours l'épingle, mais je ne sens plus les billets.
—Non! ne plaisante pas, Moncharmin!... Ça n'est pas le moment.
—Mais, tâte toi-même.
D'un geste, Richard s'est défait de son habit. Les deux directeurs s'arrachent la poche!... La poche est vide.
Le plus curieux est que l'épingle est restée piquée à la même place.
Richard et Moncharmin pâlissaient. Il n'y avait plus à douter du sortilège.
—Le fantôme, murmure Moncharmin.
Mais Richard bondit soudain sur son collègue.
—Il n'y a que toi qui as touché à ma poche!... Rends-moi mes vingt mille francs!... Rends-moi mes vingt mille francs!...
—Sur mon âme, soupire Moncharmin qui semble prêt à se pâmer... je te jure que je ne les ai pas...
Et comme on frappait encore à la porte, il alla l'ouvrir, marchant d'un pas quasi-automatique, semblant à peine reconnaître l'administrateur Mercier, échangeant avec lui des propos quelconques, ne comprenant rien à ce que l'autre lui disait; et déposant, d'un geste inconscient, dans la main de ce fidèle serviteur complètement ahuri, l'épingle de nourrice qui ne pouvait plus lui servir de rien...
XIX
LE COMMISSAIRE DE POLICE, LE VICOMTE ET LE PERSAN
La première parole de M. le commissaire de police, en pénétrant dans le bureau directorial, fut pour demander des nouvelles de la chanteuse.
—Christine Daaé n'est pas ici?
Il était suivi, comme je l'ai dit, d'une foule compacte.
—Christine Daaé? Non, répondit Richard, pourquoi?
Quant à Moncharmin, il n'a plus la force de prononcer un mot... Son état d'esprit est beaucoup plus grave que celui de Richard, car Richard peut encore soupçonner Moncharmin, mais Moncharmin, lui, se trouve en face du grand mystère... celui qui fait frissonner l'humanité depuis sa naissance: l'Inconnu.
Richard reprit, car la foule autour des directeurs et du commissaire observait un impressionnant silence:
—Pourquoi me demandez-vous, monsieur le commissaire, si Christine Daaé n'est pas ici?
—Parce qu'il faut qu'on la retrouve, messieurs les directeurs de l'Académie nationale de musique, déclare solennellement M. le commissaire de police.
—Comment! il faut qu'on la retrouve! Elle a donc disparu?
—En pleine représentation!
—En pleine représentation! C'est extraordinaire!
—N'est-ce pas? Et, ce qui est tout aussi extraordinaire que cette disparition, c'est que ce soit moi qui vous l'apprenne!
—En effet... acquiesce Richard, qui se prend la tête dans les mains et murmure: Quelle est cette nouvelle histoire? Oh! décidément, il y a de quoi donner sa démission!...
Et il s'arrache quelques poils de sa moustache sans même s'en apercevoir:
—Alors, fait-il comme en un rêve..., elle a disparu en pleine représentation.
—Oui, elle a été enlevée à l'acte de la prison, dans le moment où elle invoquait l'aide du ciel, mais je doute qu'elle ait été enlevée par les anges.
—Et moi j'en suis sûr!
Tout le monde se retourne. Un jeune homme, pâle et tremblant d'émotion, répète:
—J'en suis sûr!
—Vous êtes sûr de quoi? interroge, Mifroid.
—Que Christine Daaé a été enlevée par un ange, monsieur le commissaire, et je pourrais vous dire son nom...
—Ah! ah! monsieur le vicomte de Chagny, vous prétendez que Mlle Christine Daaé a été enlevée par un ange, par un ange de l'Opéra sans doute?
Raoul regarde autour de lui. Évidemment, il cherche quelqu'un. À cette minute où il lui semble si nécessaire d'appeler à l'aide de sa fiancée le secours de la police, il ne serait pas fâché de revoir ce mystérieux inconnu qui, tout à l'heure, lui recommandait la discrétion. Mais il ne le découvre nulle part. Allons! il faut qu'il parle!... Il ne saurait toutefois s'expliquer devant cette foule qui le dévisage avec une curiosité indiscrète.
—Oui, monsieur, par un ange de l'Opéra, répondit-il à M. Mifroid, et je vous dirai où il habite quand nous serons seuls...
—Vous avez raison, monsieur.
Et le commissaire de police, faisant asseoir Raoul près de lui, met fout le monde à la porte, excepté naturellement les directeurs, qui, cependant, n'eussent point protesté, tant ils paraissaient au-dessus de toutes les contingences.
Alors Raoul se décide:
—Monsieur le commissaire, cet ange s'appelle Erik, il habite l'Opéra et c'est l'Ange de la musique!
—L'Ange de la musique! En vérité! Voilà qui est fort curieux!... L'Ange de la musique!
Et, tourné vers les directeurs, M. le commissaire de police Mifroid demande:
—Messieurs, avez-vous cet ange-là chez vous?
MM. Richard et Moncharmin secouèrent la tête sans même sourire.
—Oh! fit le vicomte, ces messieurs ont bien entendu parler du Fantôme de l'Opéra. Eh bien! je puis leur affirmer que le Fantôme de l'Opéra et l'Ange de la musique, c'est la même chose. Et son vrai nom est Erik.
M. Mifroid s'était levé et regardait Raoul avec attention.
—Pardon, monsieur, est-ce que vous avez l'intention de vous moquer de la justice?
—Moi! protesta Raoul, qui pensa douloureusement: «Encore un qui ne va pas vouloir m'entendre».
—Alors, qu'est-ce que vous me chantez avec votre Fantôme de l'Opéra?
—Je dis que ces messieurs en ont entendu parler.
—Messieurs, il paraît que vous connaissez le Fantôme de l'Opéra?
Richard se leva, les derniers poils de sa moustache dans la main.
—Non! monsieur le commissaire, non, nous ne le connaissons pas! mais nous voudrions bien le connaître! car, pas plus tard que ce soir, il nous a volé vingt mille francs!...
Et Richard tourna vers Moncharmin un regard terrible qui semblait dire: «Rends-moi les vingt mille francs ou je dis tout.» Moncharmin le comprit si bien qu'il fit un geste éperdu: «Ah! dis tout! dis tout!...
Quant à Mifroid, il regardait tour à tour les directeurs et Raoul et se demandait s'il ne s'était point égaré dans un asile d'aliénés. Il se passa la main dans les cheveux:
—Un fantôme, dit-il, qui, le même soir, enlève une chanteuse et vole vingt mille francs, est un fantôme bien occupé! Si vous le voulez bien, nous allons sérier les questions. La chanteuse d'abord, les vingt mille francs ensuite! Voyons, monsieur de Chagny, tâchons de parler sérieusement. Vous croyez que Mlle Christine Daaé a été enlevée par un individu nommé Erik. Vous le connaissez donc, cet individu? Vous l'avez vu?
—Oui, monsieur le commissaire.
—Où cela?
—Dans un cimetière.
M. Mifroid sursauta, se reprit à contempler Raoul et dit:
—Évidemment!... c'est ordinairement là que l'on rencontre les fantômes. Et que faisiez-vous dans ce cimetière?
—Monsieur, dit Raoul, je me rends très bien compte de la bizarrerie de mes réponses et de l'effet qu'elles produisent sur vous. Mais je vous supplie de croire que j'ai toute ma raison. Il y va du salut de la personne qui m'est la plus chère au monde avec mon bien-aimé frère Philippe. Je voudrais vous convaincre en quelques mots, car l'heure presse et les minutes sont précieuses. Malheureusement, si je ne vous raconte point la plus étrange histoire qui soit, par le commencement, vous ne me croirez point. Je vais vous dire, monsieur le commissaire, tout ce que je sais sur le Fantôme de l'Opéra. Hélas! monsieur le commissaire, je ne sais pas grand'-chose...
—Dites toujours! Dites toujours! s'exclamèrent Richard et Moncharmin subitement très intéressés; malheureusement pour l'espoir qu'ils avaient conçu un instant d'apprendre quelque détail susceptible de les mettre sur la trace de leur mystificateur, ils durent bientôt se rendre à cette triste évidence que M. Raoul de Chagny avait complètement perdu la tête. Toute cette histoire de Perros Guirec, de têtes de mort, de violon enchanté, ne pouvait avoir pris naissance que dans la cervelle détraquée d'un amoureux.
Il était visible, du reste, que M. le commissaire Mifroid partageait de plus en plus cette manière de voir, et certainement le magistrat eût mis fin à ces propos désordonnés, dont nous avons donné un aperçu dans la première partie de ce récit, si les circonstances, elles-mêmes, ne s'étaient chargées de les interrompre.
La porte venait de s'ouvrir et un individu singulièrement vêtu d'une vaste redingote noire et coiffé d'un chapeau haut de forme à la fois râpé et luisant, qui lui entrait jusqu'aux deux oreilles, fit son entrée. Il courut au commissaire et lui parla à voix basse. C'était quelque agent de la Sûreté sans doute qui venait rendre compte d'une mission pressée.
Pendant ce colloque, M. Mifroid ne quittait point Raoul des yeux.
Et enfin, s'adressant à lui, il dit:
—Monsieur, c'est assez parlé du fantôme. Nous allons parler un peu de vous, si vous n'y voyez aucun inconvénient; vous deviez enlever ce soir Mlle Christine Daaé?
—Oui, monsieur le commissaire.
—À la sortie du théâtre?
—Oui, monsieur le commissaire.
—Toutes vos dispositions étaient prises pour cela?
—Oui, monsieur le commissaire.
—La voiture qui vous a amené devait vous emporter tous les deux. Le cocher était prévenu... son itinéraire était tracé à l'avance... Mieux! Il devait trouver à chaque étape des chevaux tout frais...
—C'est vrai, monsieur le commissaire.
—Et cependant, votre voiture est toujours là, attendant vos ordres, du côté de la Rotonde, n'est-ce pas?
—Oui, monsieur le commissaire.
—Saviez-vous qu'il y avait, à côté de la vôtre, trois autres voitures?
—Je n'y ai point prêté la moindre attention...
—C'étaient celles de Mlle Sorelli, laquelle n'avait point trouvé de place dans la cour de l'administration; de la Carlotta et de votre frère, M. le comte de Chagny...
—C'est possible...
—Ce qui est certain, en revanche... c'est que, si votre propre équipage, celui de la Sorelli et celui de la Carlotta sont toujours à leur place, au long du trottoir de la Rotonde... celui de M. le comte de Chagny ne s'y trouve plus...
—Ceci n'a rien à voir, monsieur le commissaire...
—Pardon! M. le comte n'était-il pas opposé à votre mariage avec Mlle Daaé?
—Ceci ne saurait regarder que la famille.
—Vous m'avez répondu... il y était opposé... et c'est pourquoi vous enleviez Christine Daaé, loin des entreprises possibles de monsieur votre frère... Eh bien, monsieur de Chagny, permettez-moi de vous apprendre que votre frère a été plus prompt que vous!... C'est lui qui a enlevé Christine Daaé!
—Oh! gémit Raoul, en portant la main à son cœur, ce n'est pas possible... Vous êtes sûr de cela?
—Aussitôt après la disparition de l'artiste qui a été organisée avec des complicités qui nous resteront à établir, il s'est jeté dans sa voiture qui a fourni une course furibonde à travers Paris.
—À travers Paris? râle le pauvre Raoul... Qu'entendez-vous par à travers Paris?
—Et hors de Paris...
—Hors de Paris... quelle route?
—La route de Bruxelles.
Un cri rauque s'échappe de la bouche du malheureux jeune homme.
—Oh! s'écrie-t-il, je jure bien que je les rattraperai.
Et, en deux bonds, il fut hors du bureau.
—Et ramenez-nous là, crie joyeusement le commissaire... Hein? Voilà un tuyau qui vaut bien celui de l'Ange de la musique!
Sur quoi M. Mifroid se retourne sur son auditoire stupéfait et lui administre ce petit cours de police honnête mais nullement puéril:
—Je ne sais point du tout si c'est réellement M. le comte de Chagny qui a enlevé Christine Daaé... mais j'ai besoin de le savoir, et je ne crois point qu'à cette heure nul mieux que le vicomte son frère ne désire me renseigner... En ce moment, il court, il vole! Il est mon principal auxiliaire! Tel est, messieurs, l'art que l'on croit si compliqué, de la police, et qui apparaît cependant si simple dès que l'on a découvert qu'il doit consister à faire faire cette police surtout par des gens qui n'en sont pas!
Mais monsieur le commissaire de police Mifroid n'eût peut-être pas été si content de lui-même, s'il avait su que la course de son rapide messager avait été arrêtée dès l'entrée de celui-ci dans le premier corridor, vide cependant de la foule des curieux que l'on avait dispersée. Le corridor paraissait désert.
Cependant Raoul s'était vu barrer le chemin par une grande ombre.
—Où allez-vous si vite, monsieur de Chagny? avait demandé l'ombre.
Raoul, impatienté, avait levé la tête et reconnu le bonnet d'astrakan de tout à l'heure. Il s'arrêta.
—C'est encore vous! s'écria-t-il d'une voix fébrile, vous qui connaissez les secrets d'Erik et qui ne voulez pas que j'en parle. Et qui donc êtes-vous?
—Vous le savez bien!... Je suis le Persan! fit l'ombre.
XX
LE VICOMTE ET LE PERSAN
Raoul se rappela alors que son frère, un soir de spectacle, lui avait montré ce vague personnage dont on ignorait tout, une fois qu'on avait dit de lui qu'il était un Persan, et qu'il habitait un vieux petit appartement dans la rue de Rivoli.
L'homme au teint d'ébène, aux yeux de jade, au bonnet d'astrakan, se pencha sur Raoul.
—J'espère, monsieur de Chagny, que vous n'avez point trahi le secret d'Erik?
—Et pourquoi donc aurais-je hésité à trahir ce monstre, monsieur? repartit Raoul avec hauteur, en essayant de se délivrer de l'importun. Est-il donc votre ami?
—J'espère que vous n'avez rien dit d'Erik, monsieur, parce que le secret d'Erik est celui de Christine Daaé! Et que parler de l'un, c'est parler de l'autre!
—Oh! monsieur! fit Raoul de plus en plus impatient, vous paraissez au courant de bien des choses qui m'intéressent, et cependant je n'ai pas le temps de vous entendre!
—Encore une fois, monsieur de Chagny, où allez-vous si vite?
—Ne le devinez-vous pas? Au secours de Christine Daaé...
—Alors, monsieur, restez ici!... car Christine Daaé est ici!...
—Avec Erik?
—Avec Erik!
—Comment le savez-vous?
—J'étais à la représentation, et il n'y a qu'un Erik au monde pour machiner un pareil enlèvement!... Oh! fit-il avec un profond soupir, j'ai reconnu la main du monstre!...
—Vous le connaissez donc?
Le Persan ne répondit pas, mais Raoul entendit un nouveau soupir.
—Monsieur! dit Raoul, j'ignore quelles sont vos intentions... mais pouvez-vous quelque chose pour moi?... je veux dire pour Christine Daaé?
—Je le crois, monsieur de Chagny, et voilà pourquoi je vous ai abordé.
—Que pouvez-vous?
—Essayer de vous conduire auprès d'elle... et auprès de lui!
—Monsieur! c'est une entreprise que j'ai déjà vainement tentée ce soir... mais si vous me rendez un service pareil, ma vie vous appartient!... Monsieur, encore un mot: le commissaire de police vient de m'apprendre que Christine Daaé avait été enlevée par mon frère, le comte Philippe...
—Oh! monsieur de Chagny, moi je n'en crois rien...
—Cela n'est pas possible, n'est-ce pas?
—Je ne sais pas si cela est possible, mais il y à façon d'enlever et M. le comte Philippe, que Je sache, n'a jamais travaillé dans la féerie.
—Vos arguments sont frappants, monsieur, et je ne suis qu'un fou!... Oh! monsieur! courons! courons! Je m'en remets entièrement à vous!... Comment ne vous croirais-je pas quand nul autre que vous ne me croit? Quand vous êtes le seul à ne pas sourire quand on prononce le nom d'Erik!
Disant cela, le jeune homme, dont les mains brûlaient de fièvre, avait, dans un geste spontané, pris les mains du Persan. Elles étaient glacées.
—Silence! fit le Persan en s'arrêtant et en écoutant les bruits lointains du théâtre et les moindres craquements qui se produisaient dans les murs et dans les couloirs voisins. Ne prononçons plus ce mot-là ici. Disons: Il; nous aurons moins de chances d'attirer son attention...
—Vous le croyez donc bien près de nous?
—Tout est possible, monsieur... s'il n'est pas, en ce moment, avec sa victime, dans la demeure du Lac.
—Ah! vous aussi, vous connaissez cette demeure?
—... S'il n'est pas dans cette demeure, il peut être dans ce mur, dans ce plancher, dans ce plafond! Que sais-je?... L'œil dans cette cette serrure!... L'oreille dans cette poutre!... Et le Persan, en le priant d'assourdir le bruit de ses pas, entraîna Raoul dans des couloirs que le jeune homme n'avait jamais vus, même au temps où Christine le promenait dans ce labyrinthe.
—Pourvu, fit le Persan, pourvu que Darius soit arrivé!
—Qui est-ce, Darius? interrogea encore le jeune homme en courant.
—Darius! c'est mon domestique...
Ils étaient en ce moment au centre d'une véritable place déserte, pièce immense qu'éclairait mal un lumignon. Le Persan arrêta Raoul et, tout bas, si bas que Raoul avait peine à l'entendre, il lui demanda:
—Qu'est-ce que vous avez dit au commissaire?
—Je lui ai dit que le voleur de Christine Daaé était l'ange de la musique, dit le Fantôme de l'Opéra et que son véritable nom était...
—Pshutt!... Et le commissaire vous a cru?
—Non.
—Il n'a point attaché à ce que vous disiez quelque importance?
—Aucune!
—Il vous a pris un peu pour un fou?
—Oui.
—Tant mieux! soupira le Persan.
Et la course recommença.
Après avoir monté et descendu plusieurs escaliers inconnus de Raoul, les deux hommes se trouvèrent en face d'une porte que le Persan ouvrit avec un petit passe-partout qu'il tira d'une poche de son gilet. Le Persan, comme Raoul, était naturellement en habit. Seulement, si Raoul avait un chapeau haute forme, le Persan avait un bonnet d'astrakan, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer. C'était un accroc au code d'élégance qui régissait les coulisses où le chapeau haute forme est exigé, mais il est entendu qu'en France on permet tout aux étrangers: la casquette de voyage aux Anglais, le bonnet d'astrakan aux Persans.
—Monsieur, dit le Persan, votre chapeau haute forme va vous gêner pour l'expédition que nous projetons... Vous feriez bien de le laisser dans la loge...
—Quelle loge? demandé Raoul.
—Mais celle de Christine Daaé!
Et le Persan, ayant fait passer Raoul par la porte qu'il venait d'ouvrir, lui montra, en face, la loge de l'actrice.
Raoul ignorait qu'on pût venir chez Christine par un autre chemin que celui qu'il suivait ordinairement. Il se trouvait alors à l'extrémité du couloir qu'il avait l'habitude de parcourir en entier avant de frapper à la porte de la loge.
—Oh! monsieur, vous connaissez bien l'Opéra!
—Moins bien que lui! fit modestement le Persan.
Et il poussa le jeune homme dans la loge de Christine.
Elle était telle que Raoul l'avait laissée quelques instants auparavant.
—Le Persan, après avoir refermé la porte, se dirigea vers le panneau très mince qui séparait la loge d'un vaste cabinet de débarras qui y faisait suite. Il écouta, puis, fortement, toussa.
Aussitôt on entendit remuer dans le cabinet de débarras et, quelques secondes plus tard, on frappait à la porte de la loge.
—Entre! dit le Persan.
Un homme entra, coiffé lui aussi d'un bonnet d'astrakan et vêtu d'une longue houppelande.
Il salua et tira de sous son manteau une boîte richement ciselée. Il la déposa sur la table de toilette, resalua et se dirigea vers la porte.
—Personne ne t'a vu entrer, Darius?
—Non, maître.
—Que personne ne te voie sortir.
Le domestique risqua un coup d'œil dans le corridor, et, prestement, disparut.
—Monsieur, fit Raoul, je pense à une chose, c'est qu'on peut très bien nous surprendre ici, et cela évidemment nous gênerait. Le commissaire ne saurait tarder à venir perquisitionner dans cette loge.
—Bah! ce n'est pas le commissaire qu'il faut craindre.
Le Persan avait ouvert la boîte. Il s'y trouvait une paire de longs pistolets, d'un dessin et d'un ornement magnifiques.
—Aussitôt après l'enlèvement de Christine Daaé, j'ai fait prévenir mon domestique d'avoir à m'apporter ces armes, monsieur. Je les connais depuis longtemps, il n'en est point de plus sûres.
—Vous voulez vous battre en duel! interrogea le jeune homme, surpris de l'arrivée de cet arsenal.
—C'est bien, en effet, à un duel que nous allons, monsieur, répondit l'autre en examinant l'amorce de ses pistolets. Et quel duel!
Sur quoi il tendit un pistolet à Raoul et lui dit encore:
—Dans ce duel, nous serons deux contre un: mais soyez prêt à tout, monsieur, car je ne vous cache pas que nous allons avoir affaire au plus terrible adversaire qu'il soit possible d'imaginer. Mais vous aimez Christine Daaé, n'est-ce pas?
—Si je l'aime, monsieur! Mais vous, qui ne l'aimez pas, m'expliquerez-vous pourquoi je vous trouve prêt à risquer votre vie pour elle!... Vous haïssez certainement Erik!
—Non, monsieur, dit tristement le Persan, je ne le hais pas. Si je le haïssais, il y a longtemps qu'il ne ferait plus de mal.
—Il vous a fait du mal à vous?...
—Le mal qu'il m'a fait à moi, je le lui ai pardonné.
—C'est tout à fait extraordinaire, reprit le jeune homme, de vous entendre parler de cet homme! Vous le traitez de monstre, vous parlez de ses crimes, il vous a fait du mal et je retrouve chez vous cette pitié inouïe qui me désespérait chez Christine elle-même!...
Le Persan ne répondit pas. Il était allé prendre un tabouret et l'avait apporté contre le mur opposé à la grande glace qui tenait tout le pan d'en face. Puis il était monté sur le tabouret et, le nez sur le papier dont le mur était tapissé, il semblait chercher quelque chose.
—Eh bien! monsieur! fit Raoul, qui bouillait d'impatience. Je vous attends. Allons!
—Allons où? demanda l'autre sans détourner la tête.
—Mais au devant du monstre! Descendons! Ne m'avez-vous point dit que vous en aviez le moyen?
—Je le cherche.
Et le nez du Persan se promena encore tout le long de la muraille.
—Ah! fit tout à coup l'homme au bonnet, c'est là! Et son doigt, au-dessus de sa tête, appuya sur un coin du dessin du papier.
Puis il se retourna et se jeta à bas du tabouret.
—Dans une demi-minute, dit-il, nous serons sur son chemin!
Et, traversant toute la loge, il alla tâter la grande glace.
—Non! Elle ne cède pas encore... murmura-t-il.
—Oh! nous allons sortir par la glace, fit Raoul!... Comme Christine!...
—Vous saviez donc que Christine Daaé était sortie par cette glace?
—Devant moi, monsieur!... J'étais caché là sous le rideau du cabinet de toilette et je l'ai vue disparaître, non point par la glace, mais dans la glace!
—Et qu'est-ce que vous avez fait?
—J'ai cru, monsieur, à une aberration de mes sens! à la folie! à un rêve!
—À quelque nouvelle fantaisie du fantôme, ricana le Persan... Ah! monsieur de Chagny, continua-t-il en tenant toujours sa main sur la glace... plût au ciel que nous eussions affaire à un fantôme! Nous pourrions laisser dans leur boîte notre paire de pistolets!... Déposez votre chapeau, je vous prie... là... et maintenant refermez votre habit le plus que vous pourrez sur votre plastron... comme moi... rabaissez les revers... relevez le col... nous devons nous faire aussi invisibles que possible...
Il ajouta encore, après un court silence, et en pesant sur la glace:
—Le déclenchement du contrepoids, quand on agit sur le ressort à l'intérieur de la loge est un peu lent à produire son effet. Il n'en est point de même quand on est derrière le mur et qu'on peut agir directement sur le contrepoids. Alors, la glace tourne, instantanément, et est emportée avec une rapidité folle...
—Quel contrepoids? demanda Raoul.
—Eh bien! mais, celui qui fait se soulever tout ce pan de mur sur son pivot! Vous pensez bien qu'il ne se déplace pas tout seul, par enchantement!
Et le Persan, attirant d'une main Raoul, tout contre lui, appuyait toujours de l'autre (de celle qui tenait le pistolet) contre la glace.
—Vous allez voir, tout à l'heure, si vous y faites bien attention, la glace se soulever de quelques millimètres et puis se déplacer de quelques autres millimètres de gauche à droite. Elle sera alors sur un pivot, et elle tournera. On ne saura jamais ce qu'on peut faire avec un contrepoids! Un enfant peut, de son petit doigt, faire tourner une maison... quand un pan de mur, si lourd soit-il, est amené par le contrepoids sur son pivot, bien en équilibre, il ne pèse pas plus qu'une toupie sur sa pointe.
—Ça ne tourne pas! fit Raoul, impatient.
—Eh! attendez donc! Vous avez le temps de vous impatienter, monsieur! La mécanique, évidemment, est rouillée ou le ressort ne marche plus.
Le front du Persan devint soucieux.
—Et puis, dit-il, il peut y avoir autre chose.
—Quoi donc, monsieur!
—Il a peut-être tout simplement coupé la corde du contrepoids et immobilisé tout le système...
—Pourquoi? Il ignore que nous allons descendre par là?
—Il s'en doute peut-être, car il n'ignore pas que je connais le système.
—C'est lui qui vous l'a montré?
—Non! j'ai cherché derrière lui, et derrière ses disparitions mystérieuses, et j'ai trouvé. Oh! c'est le système le plus simple des portes secrètes! c'est une mécanique vieille comme les palais sacrés de Thèbes aux cent portes comme la salle du trône d'Ecbatane, comme la salle du trépied à Delphes.
—Ça ne tourne pas!... Et Christine, monsieur!... Christine!...
Le Persan dit froidement:
—Nous ferons tout ce qu'il est humainement possible de faire!... mais il peut, lui, nous arrêter dès les premiers pas!
—Il est donc le maître de ces murs?
—Il commande aux murs, aux portes, aux trappes. Chez nous, on l'appelait d'un nom qui signifie: l'amateur de trappes.
—C'est bien ainsi que Christine m'en avait parlé... avec le même mystère et en lui accordant la même redoutable puissance?... Mais tout ceci me paraît bien extraordinaire!... Pourquoi ces murs lui obéissent-ils, à lui seul? Il ne les a pas construits?
—Si, monsieur!
Et comme Raoul le regardait, interloqué, le Persan lui fit signe de se taire, puis son geste lui montra la glace... Ce fut comme un tremblant reflet. Leur double image se troubla comme dans une onde frissonnante, et puis tout redevint immobile.
—Vous voyez bien, monsieur, que ça ne tourne pas! Prenons un autre chemin!
—Ce soir, il n'y en a pas d'autres! déclara le Persan, d'une voix singulièrement lugubre... Et maintenant, attention! et tenez-vous prêt à tirer!
Il dressa lui-même son pistolet en face de la glace. Raoul imita son geste. Le Persan attira de son bras resté libre le jeune homme jusque sur sa poitrine, et soudain la glace tourna dans un éblouissement, un croisement de feux aveuglant; elle tourna, telle l'une de ces portes roulantes à compartiments qui s'ouvre maintenant sur les salles publiques... elle tourna, emportant Raoul et le Persan dans son mouvement irrésistible et les jetant brusquement de la pleine lumière à la plus profonde obscurité.
XXI
DANS LES DESSOUS DE L'OPÉRA
La main haute, prête à tirer! répéta hâtivement le compagnon de Raoul. Derrière eux, le mur, continuant à faire un tour complet sur lui-même, s'était refermé.
Les deux hommes restèrent quelques instants immobiles, retenant leur respiration.
Dans ces ténèbres régnait un silence que rien ne venait troubler.
Enfin, le Persan se décida à faire un mouvement, et Raoul l'entendit qui glissait à genoux, cherchant quelque chose dans la nuit, de ses mains tâtonnantes.
Soudain, devant le jeune homme, les ténèbres s'éclairèrent prudemment au feu d'une petite lanterne sourde, et Raoul eut un recul instinctif comme pour échapper à l'investigation d'un secret ennemi. Mais il comprit aussitôt que ce feu appartenait au Persan, dont il suivait tous les gestes. Le petit disque rouge se promenait sur les parois, en haut, en bas, tout autour d'eux, méticuleusement. Ces parois étaient formées, à droite d'un mur, à gauche d'une cloison en planches, au-dessus et au-dessous des planchers. Et Raoul se disait que Christine avait passé par là le jour où elle avait suivi la voix de l'Ange de la musique. Ce devait être là le chemin accoutumé d'Erik quand il venait à travers les murs surprendre la bonne foi et intriguer l'innocence de Christine. Et Raoul qui se rappelait les propos du Persan, pensa que ce chemin avait été mystérieusement établi par les soins du Fantôme lui-même. Or, il devait apprendre plus tard qu'Erik avait trouvé là, tout préparé pour lui, un corridor secret dont longtemps il était resté le seul à connaître l'existence. Ce corridor avait été créé lors de la Commune de Paris pour permettre aux geôliers de conduire directement leurs prisonniers aux cachots que l'on avait construits dans les caves, car les fédérés avaient occupé le bâtiment aussitôt après le 18 mars et en avaient fait tout en haut un point de départ pour les montgolfières chargées d'aller porter dans les départements leurs proclamations incendiaires, et, tout en bas, une prison d'État.
Le Persan s'était mis à genoux et avait déposé par terre sa lanterne. Il semblait occupé à une rapide besogne dans le plancher et, tout à coup, il voila sa lumière.
Alors Raoul entendit un léger déclic et aperçut dans le plancher du corridor un carré lumineux très pâle. C'était comme si une fenêtre venait de s'ouvrir sur les dessous encore éclairés de l'Opéra. Raoul ne voyait plus le Persan, mais il le sentit soudain à ses côtés et il entendit son souffle.
—Suivez-moi, et faites tout ce que je ferai.
Raoul fut dirigé vers la lucarne lumineuse. Alors, il vit le Persan qui s'agenouillait encore et qui, se suspendant par les mains à la lucarne, se laissait glisser dans les dessous. Le Persan tenait alors son pistolet entre les dents.
Chose curieuse, le vicomte avait pleinement confiance dans le Persan. Malgré qu'il ignorât tout de lui, et que la plupart de ses propos n'eussent fait qu'augmenter l'obscurité de cette aventure, il n'hésitait point à croire que, dans cette heure décisive, le Persan était avec lui contre Erik. Son émotion lui avait paru sincère quand il lui avait parlé du «monstre»; l'intérêt qu'il lui avait montré ne lui semblait point suspect. Enfin, si le Persan avait nourri quelque sinistre projet contre Raoul, il n'eût pas armé celui-ci de ses propres mains. Et puis, pour tout dire, ne fallait-il point arriver coûte, que coûte, auprès de Christine? Raoul n'avait pas le choix des moyens. S'il avait hésité, même avec des doutes sur les intentions du Persan, le jeune homme se fût considéré comme le dernier des lâches.
Raoul, à son tour, s'agenouilla et se suspendit à la trappe, des deux mains. «Lâchez tout!» entendit-il, et il tomba dans les bras du Persan qui lui ordonna aussitôt de se jeter à plat ventre, referma au-dessus de leurs têtes la trappe, sans que Raoul pût voir par quel stratagème, et vint se coucher aux côtés du vicomte. Celui-ci voulut lui poser une question, mais la main du Persan s'appuya sur sa bouche et aussitôt il entendit une voix qu'il reconnut pour être celle du commissaire de police qui tout à l'heure l'avait interrogé.
Raoul et le Persan se trouvaient alors tous deux derrière un cloisonnement qui les dissimulait parfaitement. Près de là, un étroit escalier montait à une petite pièce, dans laquelle le commissaire devait se promener en posant des questions, car on entendait le bruit de ses pas en même temps que celui de sa voix.
La lumière qui entourait les objets était bien faible, mais, en sortant de cette obscurité épaisse qui régnait dans le couloir secret du haut, Raoul n'eut point de peine à distinguer la forme des choses.
Et il ne put retenir une sourde exclamation, car il y avait là trois cadavres.
Le premier était étendu sur l'étroit palier du petit escalier qui montait jusqu'à la porte derrière laquelle on entendait le commissaire; les deux autres avaient roulé au bas de cet escalier, les bras en croix. Raoul, en passant ses doigts à travers le cloisonnement qui le cachait, eût pu toucher la main de l'un de ces malheureux.
—Silence! fit encore le Persan dans un souffle.
Lui aussi avait vu les corps étendus et il eut un mot pour tout expliquer:
—Lui!
La voix du commissaire se faisait alors entendre avec plus d'éclat. Il réclamait des explications sur le système d'éclairage, que le régisseur lui donnait. Le commissaire devait donc se trouver dans le «jeu d'orgue» ou dans ses dépendances. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, surtout quand il s'agit d'un théâtre d'opéra, le «jeu d'orgue» n'est nullement destiné à faire de la musique.
À cette époque, l'électricité n'était employée que pour certains effets scéniques très restreints et pour les sonneries. L'immense bâtiment et la scène elle-même étaient encore éclairés au gaz et c'était toujours avec le gaz hydrogène qu'on réglait et modifiait l'éclairage d'un décor, et cela au moyen d'un appareil spécial auquel la multiplicité de ses tuyaux a fait donner le nom de «jeu d'orgue».
Une niche était réservée à côté du trou du souffleur, au chef d'éclairage, qui, de là, donnait ses ordres à ses employés et en surveillait l'exécution. C'est dans cette niche que, à toutes les représentations, se tenait Mauclair.
Or, Mauclair n'était point dans sa niche et ses employés m'étaient point à leur place.
—Mauclair! Mauclair!
La voix du régisseur résonnait maintenant dans les dessous comme dans un tambour. Mais Mauclair ne répondait pas:
Nous avons dit qu'une porte ouvrait sur un petit escalier qui montait du deuxième dessous. Le commissaire la poussa, mais elle résista: «Tiens! Tiens! fit-il... Voyez donc, monsieur le régisseur, je ne peux pas ouvrir cette porte... est-elle toujours aussi difficile?»
Le régisseur, d'un vigoureux coup d'épaule, poussa la porte. Il s'aperçut qu'il poussait en même temps un corps humain et ne put retenir une exclamation: ce corps, il le reconnut tout de suite:
—Mauclair!
Tous les personnages qui avaient suivi le commissaire dans cette visite au jeu d'orgue s'avancèrent, inquiets.
—Le malheureux! Il est mort, gémit le régisseur.
Mais M. le commissaire Mifroid, que rien ne surprend, était déjà penché sur ce grand corps.
—Non, fit-il, il est ivre-mort! ça n'est pas la même chose.
—Ce serait la première fois, déclara le régisseur.
—Alors, on lui a fait prendre un narcotique... C'est bien possible.
Mifroid se releva, descendit encore quelques marches et s'écria:
—Regardez!
À la lueur d'un petit fanal rouge, au bas de l'escalier, deux autres corps étaient étendus. Le régisseur reconnut les aides de Mauclair... Mifroid descendit, les ausculta.
—Ils dorment profondément, dit-il. Très curieuse affaire! Nous ne pouvons plus douter de l'intervention d'un inconnu dans le service de l'éclairage... et cet inconnu travaillait évidemment pour le ravisseur!... Mais quelle drôle d'idée de ravir une artiste en scène!... C'est jouer la difficulté, cela, ou je ne m'y connais pas! Qu'on aille me chercher le médecin du théâtre.
Et M. Mifroid répéta:
—Curieuse! très curieuse affaire!
Puis il se tourna vers l'intérieur de la petite pièce, s'adressant à des personnes que, de l'endroit où ils se trouvaient, ni Raoul ni le Persan ne pouvaient apercevoir.
—Que dites-vous de tout ceci, messieurs? demanda-t-il. Il n'y a que vous qui ne donnez point votre avis. Vous devez bien avoir cependant une petite opinion...
Alors, au-dessus du palier, Raoul et le Persan virent s'avancer les deux figures effarées de MM. les directeurs,—on ne voyait que leurs figures au-dessus du palier—et ils entendirent la voix émue de Moncharmin:
—Il se passe ici, monsieur le commissaire, des choses que nous ne pouvons nous expliquer.
Et les deux figures disparurent.
—Merci du renseignement, messieurs, fit Mifroid, goguenard.
—Mais le régisseur, dont le menton reposait alors dans le creux de la main droite, ce qui est le geste de la réflexion profonde, dit:
—Ce n'est point la première fois que Mauclair s'endort au théâtre. Je me rappelle l'avoir trouvé un soir, ronflant dans sa petite niche, à côté de sa tabatière.
—Il y a longtemps de cela? demanda M. Mifroid, en essuyant avec un soin méticuleux les verres de son lorgnon, car, M. le commissaire était myope, ainsi qu'il arrive aux plus beaux yeux du monde.
—Mon Dieu!... fit le régisseur... non, il n'y a pas bien longtemps... Tenez!... C'était le soir... Ma foi oui... c'était le soir où la Carlotta, vous savez bien, monsieur le commissaire, a lancé son fameux couac!...
—Vraiment, le soir où la Carlotta a lancé son fameux couac?
Et M. Mifroid ayant remis sur son nez le binocle aux glaces transparentes, fixa attentivement le régisseur, comme s'il voulait pénétrer sa pensée.
—Mauclair prise donc?... demanda-t-il d'un ton négligent.
—Mais oui, monsieur le commissaire... Tenez, voici justement sur cette planchette sa tabatière... Oh! c'est un grand priseur.
—Et moi aussi! fit M. Mifroid, et il mit la tabatière dans sa poche.
Raoul et le Persan assistèrent, sans que nul ne soupçonnât leur présence, au transport des trois corps que des machinistes vinrent enlever. Le commissaire les suivit et tout le monde derrière lui, remonta. On entendit, quelques instants encore, leurs pas qui résonnaient sur le plateau.
Quand ils furent seuls, le Persan fit signe a Raoul de se soulever. Celui-ci obéit; mais comme, en même temps, il n'avait point replacé la main haute devant les yeux, prête à tirer, ainsi que le Persan ne manquait pas de le faire, celui-ci lui recommanda de prendre à nouveau cette position et de ne point s'en départir, quoi qu'il arrivât.
—Mais cela fatigue la main inutilement! murmura Raoul, et si je tire, je ne serai plus sûr de moi!
—Changez votre arme de main, alors! concéda le Persan.
—Je ne sais pas tirer de la main gauche!
À quoi le Persan répondit par cette déclaration bizarre, qui n'était point faite évidemment pour éclaircir la situation dans le cerveau bouleversé du jeune homme:
—Il ne s'agit point de tirer de la main gauche ou de la main droite; il s'agit d'avoir l'une de vos mains placée comme si elle allait faire jouer la gâchette d'un pistolet, le bras étant à demi replié; quant au pistolet en lui-même, après tout, vous pouvez le mettre dans votre poche.
Et il ajouta:
—Que ceci soit entendu, ou je ne réponds plus de rien! C'est une question de vie ou de mort. Maintenant, silence et suivez-moi!
Ils se trouvaient alors dans le deuxième dessous; Raoul ne faisait qu'entrevoir à la lueur de quelques lumignons immobiles, ça et là, dans leurs prisons de verre, une infime partie de cet abîme extravagant, sublime et enfantin, amusant comme une boîte de Guignol, effrayant comme un gouffre, que sont les dessous de la scène à l'Opéra.
Ils sont formidables et au nombre de cinq. Ils reproduisent tous les plans de la scène, ses trappes et ses trappillons. Les costières seules y sont remplacées par des rails. Des charpentes transversales supportent trappes et trappillons. Des poteaux, reposant sur des dés de fonte ou de pierre, de sablières ou «chapeaux de forme», forment des séries de fermes qui permettent de laisser un libre passage aux «gloires» et autres combinaisons ou trucs. On donne à ces appareils une certaine stabilité en les reliant au moyen de crochets de fer et suivant les besoins du moment. Les treuils, les tambours, les contrepoids sont généreusement distribués dans les dessous. Ils servent à manœuvrer les grands décors, à opérer les changements à vue, à provoquer la disparition subite des personnages de féerie. C'est des dessous, ont dit MM. X., Y., Z., qui ont consacré à l'œuvre de Garnier une étude si intéressante, c'est des dessous qu'on transforme les cacochymes en beaux cavaliers, les sorcières hideuses en fées radieuses de jeunesse. Satan vient des dessous, de même qu'il s'y enfonce. Les lumières de l'enfer s'en échappent, les chœurs des démons y. prennent place.
... Et les fantômes s'y promènent comme chez eux...
Raoul suivait le Persan, obéissant à la lettre à ses recommandations, n'essayant point de comprendre les gestes qu'il lui ordonnait... se disant qu'il n'avait plus d'espoir qu'en lui.
... Qu'eût-il fait sans son compagnon dans cet effarant dédale?
N'eût-il point été arrêté à chaque pas, par l'entrecroisement prodigieux des poutres et des cordages? Ne se serait-il point pris, à ne pouvoir s'en dépêtrer, dans cette toile d'araignée gigantesque?
Et s'il avait pu passer à travers ce réseau de fils et de contrepoids sans cesse renaissant devant lui, ne courait-il point le risque de tomber dans l'un de ces trous qui s'ouvraient par instants sous ses pas et dont l'œil n'apercevait point le fond de ténèbres!
... Ils descendaient... Ils descendaient encore...
Maintenant, ils étaient dans le troisième dessous.
Et leur marche était toujours éclairée par quelque lumignon lointain.
Plus l'on descendait et plus le Persan semblait prendre de précautions... Il ne cessait de se retourner vers Raoul et de lui recommander de se tenir comme il le fallait, en lui montrant la façon dont il tenait lui-même son poing, maintenant désarmé, mais toujours prêt à tirer comme s'il avait eu un pistolet.
Tout à coup une voix retentissante les cloua sur place. Quelqu'un, au-dessus d'eux, hurlait.
—Sur le plateau tous les «fermeurs de portes!» Le commissaire de police les demande?
... On entendit des pas, et des ombres glissèrent dans l'ombre. Le Persan avait attiré Raoul derrière un portant... Ils virent passer près d'eux, au-dessus d'eux, des vieillards courbés par les ans et le fardeau ancien des décors d'opéra. Certains pouvaient à peine se traîner...; d'autres, par habitude, l'échine basse et les mains en avant, cherchaient des portes à fermer.
Car c'était les fermeurs de portes... les anciens machinistes épuisés et dont une charitable direction avait eu pitié... Elle les avait faits fermeurs de portes dans les dessous, dans les dessus. Ils allaient et venaient sans cesse du haut en bas de la scène pour fermer les portes—et ils étaient aussi appelés en ce temps-là, car depuis, je crois bien qu'ils sont tous morts: «les chasseurs de courants d'air».
Les courants d'air, d'où qu'ils viennent, sont très mauvais pour la voix[3].
Le Persan et Raoul se félicitèrent en a parte de cet incident qui les débarrassait de témoins gênants, car quelques-uns des fermeurs de portes, n'ayant plus rien à faire et n'ayant guère de domicile, restaient par paresse ou par besoin, à l'Opéra, où ils passaient la nuit. On pouvait heurter à eux, les réveiller, s'attirer une demande d'explications. L'enquête de M. Mifroid gardait momentanément nos deux compagnons de ces mauvaises rencontres.
Mais ils ne furent point longtemps à jouir de leur solitude... D'autres ombres, maintenant, descendaient le même chemin par où les «fermeurs de portes» avaient monté. Ces ombres avaient chacune devant elle une petite lanterne... qu'elles agitaient fort, la portant en haut, en bas, examinant tout autour d'elles et semblant, de toute évidence, chercher quelque chose ou quelqu'un.
Diable! murmura le Persan... je ne sais pas ce qu'ils cherchent, mais ils pourraient bien nous trouver... fuyons!... vite!... La main en garde, monsieur, toujours prête à tirer!... Ployons le bras, davantage, là!... la main à hauteur de l'œil, comme si vous vous battiez en duel et que vous attendiez le commandant de «feu!...» Laissez donc votre pistolet dans votre poche!... Vite, descendons! (Il entraînait Raoul dans le quatrième dessous)... à hauteur de l'œil question de vie ou de mort!... Là, par ici, cet escalier! (ils arrivaient au cinquième dessous)... Ah! quel duel, monsieur, quel duel!...
Le Persan étant arrivé en bas du cinquième dessous, souffla... Il paraissait jouir d'un peu plus de sécurité qu'il n'en avait montré tout à l'heure quand tous deux s'étaient arrêtés au troisième, mais cependant il ne se départissait pas de l'attitude de la main!...
Raoul eut le temps de s'étonner une fois de plus—sans, du reste, faire aucune nouvelle observation, aucune! car en vérité, ce n'était pas le moment—de s'étonner, dis-je, en silence, de cette extraordinaire conception de la défense personnelle qui consistait à garder son pistolet dans sa poche pendant que la main restait toute prête à s'en servir comme si le pistolet était encore dans la main, à hauteur de l'œil; position d'attente du commandant de «feu!» dans le duel de cette époque.
Et, à ce propos Raoul croyait pouvoir penser encore ceci: «Je me rappelle fort bien qu'il m'a dit: «Ce sont des pistolets dont je suis sûr».
D'où il lui semblait logique de tirer cette conclusion interrogative: «Qu'est-ce que ça peut bien lui faire d'être sûr d'un pistolet dont il trouve inutile de se servir?»
Mais le Persan l'arrêta dans ses vagues essais de cogitation. Lui faisant signe de se tenir en place, il remonta de quelques degrés l'escalier qu'ils venaient de quitter. Puis rapidement, il revint auprès de Raoul.
—Nous sommes stupides, lui souffla-t-il, nous allons être bientôt débarrassés des ombres aux lanternes... Ce sont les pompiers qui font leur ronde[4].
Les deux hommes restèrent alors sur la défensive pendant au moins cinq longues minutes, puis le Persan entraîna à nouveau Raoul vers l'escalier qu'ils venaient de descendre; mais, tout à coup, son geste lui ordonna à nouveau l'immobilité.
... Devant eux, la nuit remuait.
—À plat ventre! souffla le Persan!
—Les deux hommes s'allongèrent sur le sol.
Il n'était que temps.
... Une ombre qui ne portait cette fois aucune lanterne, ...une ombre simplement dans l'ombre passait.
Elle passa près d'eux à les toucher.
Ils sentirent, sur leurs visages, le souffle chaud de son manteau...
Car ils purent suffisamment la distinguer pour voir que l'ombre avait un manteau qui l'enveloppait de la tête aux pieds. Sur la tête, un chapeau de feutre mou.
... Elle s'éloigna, rasant les murs du pied et quelquefois, donnant, dans les coins, des coups de pied aux murs.
—Ouf! fit le Persan... nous l'avons échappé belle... Cette ombre me connaît et m'a déjà ramené deux fois dans le bureau directorial.
—C'est quelqu'un de la police du théâtre? demanda Raoul.
—C'est quelqu'un de bien pis! répondit sans autre explication le Persan[5].
—Ce n'est pas.... lui?
—Lui?... s'il n'arrive pas par derrière, nous verrons toujours ses yeux d'or!... C'est un peu notre force dans la nuit. Mais il peut arriver par derrière... à pas de loup... et nous sommes morts si nous ne tenons pas toujours nos mains comme si elles allaient tirer, à hauteur de l'œil, par devant!
Le Persan n'avait pas fini de formuler à nouveau cette «ligne d'attitude» que, devant les deux hommes, une figure fantastique apparut.
... Une figure tout entière... un visage; non point seulement deux yeux d'or.
... Mais tout un visage lumineux... toute une figure en feu!
Oui, une figure en feu qui s'avançait à hauteur d'homme, mais sans corps!
Cette figure dégageait du feu.
Elle paraissait, dans la nuit, comme une flamme à forme de figure d'homme.
—Oh! fit le Persan dans ses dents, c'est la première fois que je la vois!... Le lieutenant de pompiers n'était pas fou! Il l'avait bien vue, lui!... Qu'est-ce que c'est que cette flamme-là? Ce n'est pas lui! mais c'est peut-être lui qui nous l'envoie!... Attention!... Attention!... Votre main à hauteur de l'œil, au nom du ciel!... à hauteur de l'œil!
La figure en feu, qui paraissait une figure d'enfer—de démon embrasé—s'avançait toujours à hauteur d'homme, saris corps, au-devant des deux hommes effarés...
—Il nous envoie peut-être cette figure-là par devant, pour mieux nous surprendre par derrière... ou sur les côtés... on ne sait jamais avec lui!... Je connais beaucoup de ses trucs!... mais celui-là!... celui-là!... je ne le connais pas encore!... Fuyons!... par prudence!... n'est-ce pas?... par prudence!... la main à hauteur de l'œil..
Et ils s'enfuirent, tous les deux, tout au long du long corridor souterrain qui s'ouvrait devant eux.
Au bout de quelques secondes de cette course, qui leur parut de longues, longues minutes, ils s'arrêtèrent.
—Pourtant, dit le Persan, il vient rarement par ici! Ce côté-ci ne le regarde pas!... Ce côté-ci ne conduit pas au Lac ni à la demeure du Lac!... Mais il sait peut-être que nous sommes à ses trousses!... bien que je lui aie promis de le laisser tranquille désormais et de ne plus m'occuper de ses histoires.
Ce disant, il tourna la tête, et Raoul aussi tourna la tête.
Or, ils aperçurent encore la tête en feu derrière leurs deux têtes. Elle les avait suivis... Et elle avait dû courir aussi et peut-être plus vite qu'eux, car il leur parut qu'elle s'était rapprochée.
En même temps, ils commencèrent à distinguer un certain bruit dont il leur était impossible de deviner la nature; ils se rendirent simplement compte que ce bruit semblait se déplacer et se rapprocher avec la flamme-figure-d'homme. C'étaient des grincements ou plutôt crissements, comme si des milliers d'ongles se fussent éraillés au tableau noir, bruit effroyablement insupportable qui est encore produit quelquefois par une petite pierre à l'intérieur du bâton de craie qui vient grincer contre le tableau noir.
Ils reculèrent encore, mais la figure-flamme avançait, avançait toujours, gagnant sur eux. On pouvait voir très bien ses traits maintenant, Les yeux étaient tout ronds et fixes, le nez un peu de travers et la bouche grande avec une lèvre inférieure en demi-cercle, pendante; à peu près comme les yeux, le nez et la lèvre de la lune, quand la lune est toute rouge, couleur de sang.
Comment cette lune rouge glissait-elle dans les ténèbres, à hauteur d'homme sans point d'appui, sans corps pour la supporter, du moins apparemment? Et comment allait-elle si vite, tout droit, avec ses yeux fixes, si fixes? Et tout ce grincement, craquement, crissement qu'elle traînait avec elle, d'où venait-il?
À un moment, le Persan et Raoul ne purent plus reculer et ils s'aplatirent contre la muraille, ne sachant ce qu'il allait advenir d'eux à cause de cette figure incompréhensible de feu et surtout, maintenant, du bruit plus, intense, plus grouillant, plus vivant, très «nombreux», car certainement ce bruit était fait de centaines de petits bruits qui remuaient dans les ténèbres, sous la tête-flamme.
Elle avance, la tête-flamme... la voilà!... avec son bruit!... la voilà à hauteur!...
Et les deux compagnons, aplatis contre la muraille, sentent leurs cheveux se dresser d'horreur sur leurs têtes, car il savent maintenant d'où viennent les mille bruits. Ils viennent en troupe, roulés dans l'ombre par d'innombrables petits flots pressés, plus rapides que les flots qui trottent sur le sable, à la marée montante, des petits flots de nuit qui moutonnent sous la lune, sous la lune-tête-flamme.
Et les petits flots leur passent dans les jambes, leur montent dans les jambes, irrésistiblement. Alors, Raoul et le Persan ne peuvent plus retenir leurs cris d'horreur, d'épouvante et de douleur.
Ils ne peuvent plus, non plus, continuer de tenir leurs mains à hauteur de l'œil,—tenue du duel au pistolet à cette époque, avant le commandement de: «Feu!»—Leurs mains descendent à leurs jambes pour repousser les petits îlots luisants, et qui roulent des petites choses aiguës, des flots qui sont pleins de pattes, et d'ongles, et de griffes, et de dents.
Oui, oui, Raoul et le Persan sont prêts à s'évanouir comme le lieutenant de pompiers Papin. Mais la tête-feu s'est retournée vers eux à leur hurlement. Et elle leur parle:
—Ne bougez pas! Ne bougez pas!... Surtout, ne me suivez pas!... C'est moi le tueur de rats!... Laissez-moi passer avec mes rats!...
Et brusquement, la tête-feu disparaît, évanouie dans les ténèbres, cependant que devant elle le couloir, au loin s'éclaire, simple résultat de la manœuvre que le tueur de rats vient de faire subir à sa lanterne sourde. Tout à l'heure, pour ne point effaroucher les rats devant lui, il avait tourné sa lanterne sourde sur lui-même, illuminant sa propre tête; maintenant pour hâter sa fuite, il éclaire l'espace noir devant elle... Alors il bondit, entraînant avec lui tous les flots de rats, grimpants, crissants, tous les mille bruits...
Le Persan et Raoul, libérés, respirent, quoique tremblants encore.
—J'aurais dû me rappeler qu'Erik m'avait parlé du tueur de rats, fit le Persan, mais il ne m'avait pas dit qu'il se présentait sous cet aspect... et c'est bizarre que je ne l'aie jamais rencontré[6].
Ah! j'ai bien cru que c'était encore là l'un des tours du monstre!... soupira-t-il... Mais non! Il ne vient jamais dans ces parages!
—Nous sommes donc bien loin du lac? interrogea Raoul. Quand donc arriverons-nous, monsieur?... Allons au lac! Allons au lac!... Quand nous serons au lac nous appellerons, nous secouerons les murs, nous crierons!... Christine nous entendra!... Et Lui aussi nous entendra!... Et puisque vous le connaissez, nous lui parlerons!
—Enfant! fit le Persan... Nous n'entrerons jamais dans le demeure du Lac par le Lac!
—Pourquoi cela?
—Parce que c'est là qu'il a accumulé toute sa défense... Moi-même je n'ai jamais pu aborder sur l'autre rive!... sur la rive de la maison!... Il faut traverser le lac d'abord... et il est bien gardé!... Je crains que plus d'un de ceux—anciens machinistes, vieux fermeurs de portes,—que l'on n'a jamais revus, n'aient simplement tenté de traverser le lac... C'est terrible... J'ai failli moi-même y rester... Si le monstre ne m'avait reconnu à temps!.... Un conseil, monsieur, n'approchez jamais du Lac... Et surtout, bouchez-vous les oreilles si vous entendez chanter la Voix sous Veau, la voix de la Sirène.
—Mais alors, reprit Raoul dans un transport de fièvre, d'impatience et de rage, que faisons-nous ici?... Si vous ne pouvez rien pour Christine, laissez-moi au moins mourir pour elle.
Le Persan essaya de calmer le jeune homme.
—Nous n'avons qu'un moyen de sauver Christine Daaé, croyez-moi, c'est de pénétrer dans cette demeure sans que le monstre s'en aperçoive.
—Nous pouvons espérer cela, monsieur?
—Eh! si je n'avais pas cet espoir-là, je ne serais pas venu vous chercher!
—Et par où peut-on entrer dans la demeure du Lac, sans passer par le Lac?
—Par le troisième dessous, d'où nous avons été si malencontreusement chassés... monsieur, et où nous allons retourner de ce pas... Je vais vous dire, monsieur, fit le Persan, la voix soudain altérée... je vais vous dire l'endroit exact... Cela se trouve entre une ferme et un décor abandonné du Roi de Lahore, exactement, exactement à l'endroit où est mort Joseph Buquet...
—Ah! ce chef machiniste que l'on a trouvé pendu?
—Oui, monsieur, ajouta sur un singulier ton le Persan, et dont on n'a pu retrouver la corde!... Allons! du courage... et en route!... et remettez votre main en garde, monsieur... Mais où sommes-nous donc?
Le Persan dut allumer à nouveau sa lanterne sourde. Il en dirigea le jet lumineux sur deux vastes corridors qui se croisaient à angle droit et dont les voûtes se perdaient à l'infini.
—Nous devons être, dit-il, dans la partie réservée plus particulièrement au service des eaux... Je n'aperçois aucun feu venant des calorifères.
Il précéda Raoul, cherchant son chemin, s'arrêtant brusquement quand il redoutait le passage de quelque hydraulicien, puis ils eurent à se garer de la lueur d'une sorte de forge souterraine que l'on finissait d'éteindre et devant laquelle Raoul reconnut les démons entr'aperçus par Christine lors de son premier voyage au jour de sa première captivité.
Ainsi, ils revenaient peu à peu jusque sous les prodigieux dessous de la scène.
Ils devaient être alors tout au fond de la cuve, à une très grande profondeur, si l'on songe que l'on a creusé la terre à quinze mètres au-dessous des couches d'eau qui existaient dans toute cette partie de la capitale; et l'on dut épuiser toute l'eau... On en retira tant que, pour se faire une idée de la masse d'eau expulsée par les pompes, il faudrait se représenter en surface la cour du Louvre et en hauteur une fois et demie les tours de Notre-Dame. Tout de même, il fallut garder un lac.
À ce moment, le Persan toucha une paroi et dit:
—Si je ne me trompe, voici un mur qui pourrait bien appartenir à la demeure du lac!
Il frappait alors contre une paroi de la cuve. Et peut-être n'est-il point inutile que le lecteur sache comment avaient été construits le fond et les parois de la cuve.
Afin d'éviter que les eaux qui entourent la construction ne restassent en contact immédiat avec les murs soutenant tout rétablissement de la machinerie théâtrale dont l'ensemble de charpentes, de menuiserie, de serrurerie, de toiles peintes à la détrempe doit être tout spécialement préservé de l'humidité, l'architecte s'est vu dans la nécessité d'établir partout une double enveloppe.
Le travail de cette double enveloppe demanda toute une année. C'est contre le mur de la première enveloppe intérieure que frappait le Persan en parlant à Raoul de la demeure du Lac. Pour quelqu'un qui eût connu l'architecture du monument, le geste du Persan semblait indiquer que la mystérieuse maison d'Erik avait été construite dans la double enveloppe, formée d'un gros mur construit en batardeau, puis par un mur de briques, une énorme couche de ciment et un autre mur de plusieurs mètres d'épaisseur.
Aux paroles du Persan, Raoul s'était jeté contre la paroi, et avidement avait écouté.
... Mais il n'entendit rien... rien que des pas lointains qui résonnaient sur le plancher dans les parties hautes du théâtre.
Le Persan avait à nouveau éteint sa lanterne.
—Attention! fit-il... gare à la main! et maintenant silence! car nous allons essayer encore de pénétrer chez lui.
Et il l'entraîna jusqu'au petit escalier que tout à l'heure ils avaient descendu.
... Ils remontèrent, s'arrêtant à chaque marche, épiant l'ombre et le silence...
Ainsi se retrouvèrent-ils au troisième dessous...
Le Persan fit alors signe à Raoul de se mettre à genoux, et c'est ainsi, en se traînant sur les genoux et sur une main—l'autre main étant toujours dans la position indiquée—qu'ils arrivèrent contre la paroi du fond.
Contre cette paroi, il y avait une vaste toile abandonnée du décor du Roi de Lahore.
... Et, tout près de ce décor, un portant...
Entre ce décor et ce portant, il y avait tout juste la place d'un corps.
... Un corps, qu'un jour on avait trouvé pendu... le corps de Joseph Buquet.
Le Persan, toujours sur ses genoux, s'était arrêté. Il écoutait.
Un moment, il sembla hésiter et regarda Raoul, puis ses yeux se fixèrent au-dessus, vers le deuxième dessous, qui leur envoyait la faible lueur d'une lanterne, dans l'intervalle de deux planches.
Évidemment, cette lueur gênait le Persan.
Enfin, il hocha la tête et se décida.
Il se glissa entre le portant et le décor du Roi de Lahore.
Raoul était sur ses talons.
La main libre du Persan tâtait la paroi. Raoul le vit un instant appuyer fortement sur la paroi comme il avait appuyé sur le mur de la logé de Christine...
... Et une pierre bascula...
Il y avait maintenant un trou dans la paroi...
Le Persan sortit cette fois son pistolet de sa poche et indiqua à Raoul qu'il devait l'imiter. Il arma le pistolet.
Et résolument, toujours à genoux il s'engagea dans le trou que la pierre, en basculant, avait fait dans le mur.
Raoul, qui avait voulu passer le premier, dut se contenter de le suivre.
Ce trou était fort étroit. Le Persan s'arrêta presque tout de suite. Raoul l'entendait tâter la pierre autour de lui. Et puis, il sortit encore sa lanterne sourde et se pencha en avant, examina quelque, chose sous lui et éteignit aussitôt la lanterne. Raoul l'entendit qui lui disait dans un souffle:
—Il va falloir nous laisser tomber de quelques mètres, sans bruit; défaites vos bottines.
Le Persan procédait déjà lui-même à cette opération. Il passa ses chaussures à Raoul.
—Déposez-les, fit-il, au delà du mur... Nous les retrouverons en sortant[7].
Sur ce, le Persan avança un peu. Puis, il se retourna tout à fait, toujours à genoux et se trouva ainsi tête à tête avec Raoul. Il lui dit:
—Je vais me suspendre par les mains à l'extrémité de la pierre et me laisser tomber dans sa maison. Ensuite, vous ferez exactement comme moi. N'ayez crainte: je vous recevrai dans mes bras.
—Le Persan fit comme il le disait; et, au-dessous de lui, Raoul entendit bientôt un bruit sourd qui était produit évidemment par la chute du Persan. Le jeune homme tressaillit dans la crainte que ce bruit ne révélât leur présence.
Cependant, plus que ce bruit, l'absence de tout autre bruit était pour Raoul un affreux sujet d'angoisse. Comment! d'après le Persan, ils venaient de pénétrer dans les murs mêmes de la demeure du Lac, et l'on n'entendait point Christine!... Pas un cri!... Pas un appel!... Pas un gémissement!... Grands dieux! arriveraient-ils trop tard?...
Raclant, de ses genoux, la muraille, s'accrochant à la pierre de ses doigts nerveux, Raoul, à son tour, se laissa tomber.
Et aussitôt il sentit une étreinte.
—C'est moi! fit le Persan, silence!
Et ils restèrent immobiles, écoutant...
Jamais, autour d'eux, la nuit n'avait été plus opaque...
Jamais le silence plus pesant ni plus terrible...
Raoul s'enfonçait les ongles dans les lèvres pour ne pas hurler: «Christine! C'est moi!... Réponds-moi si tu n'es pas morte, Christine?»
Enfin, le jeu de la lanterne sourde recommença. Le Persan en dirigea les rayons au-dessus de leurs têtes, contre la muraille, cherchant le trou par lequel ils étaient venus et ne le trouvant plus...
—Oh! fit-il... la pierre s'est refermée d'elle-même.
Et le jet lumineux de la lanterne descendit le long du mur, puis jusqu'au parquet.
Le Persan se baissa et ramassa quelque chose, une sorte de fil qu'il examina une seconde et rejeta avec horreur.
—Le fil du Pendjab! murmura-t-il.
—Qu'est-ce? demanda Raoul.
—Ça, répondit le Persan en frissonnant, ça pourrait bien être la corde du pendu que l'on a tant cherchée!...
Et, subitement pris d'une anxiété nouvelle, il promena le petit disque rouge de sa lanterne sur les murs... Ainsi il éclaira, événement bizarre, un tronc d'arbre qui semblait encore tout vivant avec ses feuilles... et les branches de cet arbre montaient tout le long de la muraille et allaient se perdre dans le plafond.
À cause de la petitesse du disque lumineux, il était difficile d'abord de se rendre compte des choses... on voyait un coin de branches... et puis une feuille... et une autre... et à côté, on ne voyait rien du tout... rien que le jet lumineux qui semblait se refléter lui-même... Raoul glissa sa main sur ce rien du tout, sur ce reflet...
—Tiens! fit-il... le mur, c'est une glace!
—Oui! une glace! dit le Persan, sur le ton de l'émotion la plus profonde. Et il ajouta, en passant sa main qui tenait le pistolet sur son front en sueur:
—Nous sommes tombés dans la chambre des supplices!
[3]M. Pedro Gailhard m'a raconté lui-même qu'il avait encore créé des postes de fermeurs de portes pour de vieux machinistes, qu'il ne voulait pas lui-même mettre à la porte.
[4]À cette époque, les pompiers avaient encore mission, en dehors des représentations, de veiller à la sécurité de l'Opéra; mais ce service, depuis, a été supprimé. Comme j'en demandais la raison à M. Pedro Gailhard, il me répondit que «c'était parce qu'on avait craint que dans leur inexpérience parfaite des dessous du théâtre, ils n'y missent le feu».
[5]L'auteur, pas plus que le Persan, ne donnera d'autre explication sur cette apparition d'ombre-là. Alors que tout dans cette histoire historique sera normalement au cours d'événements quelquefois apparemment anormaux, expliqué, l'auteur ne fera point comprendre expressément au lecteur ce que le Persan a voulu dire par ces mots: C'est quelqu'un de bien pis! (que quelqu'un de la police du théâtre). Le lecteur devra le deviner, car l'auteur a promis à l'ex-directeur de l'Opéra, M. Pedro Gailhard, de lui garder le secret sur la personnalité extrêmement intéressante et utile de l'ombre errante au manteau qui, tout en se condamnant à vivre dans les dessous du théâtre, a rendu de si prodigieux services à ceux qui, les soirs de gala, par exemple, osent se risquer dans les dessus. Je parle ici de services d'État, et je ne puis en dire plus long, ma parole.
[6]L'ancien directeur de l'Opéra, M. Pedro Gailhard, m'a conté un jour au cap d'Ail, chez Mme Pierre Wolff, toute l'immense déprédation souterraine due au ravage des rats, jusqu'au jour où l'administration traita, pour un prix assez élevé du reste, avec un individu qui se faisait fort de supprimer le fléau en venant faire un tour dans les caves tous les quinze jours.
Depuis, il n'y a plus de rats à l'Opéra, que ceux qui sont admis au foyer de la danse. M. Gailhard pensait que cet homme avait découvert un parfum secret qui attirait à lui les rats comme le «coq-levent» dont certains pêcheurs se garnissent les jambes attire le poisson. Il les entraînait, sur ses pas, dans quelque caveau, où les rats, enivrés, se laissaient noyer. Nous avons vu l'épouvante que l'apparition de cette figure avait déjà causée au lieutenant de pompiers, épouvante qui était allée jusqu'à l'évanouissement—conversation avec M. Gailhard—et, pour moi, il ne fait point de doute que la tête-flamme rencontrée par ce pompier soit la même qui mit dans un si cruel émoi le Persan et le vicomte de Chagny (papiers du Persan).
[7]On n'a jamais retrouvé ces deux paires de bottines qui avaient été déposées, d'après les papiers du Persan, juste entre le portant et le décor du Roi de Lahore, à l'endroit où l'on avait trouvé Joseph Briquet pendu. Elles ont dû être prises par quelque machiniste ou «fermeur de portes».
XXII
INTÉRESSANTES ET INSTRUCTIVES TRIBULATIONS D'UN PERSAN DANS LES DESSOUS DE L'OPÉRA
Récit du Persan.
Le Persan a raconté lui-même, comment il avait vainement tenté, jusqu'à cette nuit-là, de pénétrer dans la demeure du Lac par le lac; comment il avait découvert l'entrée du troisième dessous, et comment, finalement, le vicomte de Chagny et lui se trouvèrent aux prises avec l'infernale imagination du fantôme dans la chambre des supplices. Voici le récit écrit qu'il nous a laissé (dans des conditions qui seront précisées plus tard) et auquel je n'ai pas changé un mot. Je le donne tel quel, parce que je n'ai pas cru devoir passer sous silence les aventures personnelles du daroga autour de la maison du Lac, avant qu'il n'y tombât de compagnie avec Raoul. Si, pendant quelques instants, ce début fort intéressant semble un peu nous éloigner de la chambre des supplices, ce n'est que pour mieux nous y amener tout de suite, après vous avoir expliqué des choses fort importantes et certaines attitudes et manières de faire du Persan, qui ont pu paraître bien extraordinaires.
«C'était la première fois que je pénétrais dans la maison du Lac, écrit le Persan. En vain avais-je prié l'amateur de trappes—c'est ainsi que, chez nous, en Perse, on appelait Erik—de m'en ouvrir les mystérieuses portes. Il s'y était toujours refusé. Moi qui étais payé pour connaître beaucoup de ses secrets et de ses trucs, j'avais en vain essayé, par ruse, de forcer la consigne. Depuis que j'avais retrouvé Erik à l'Opéra, où il semblait avoir élu domicile, souvent, je l'avais épié, tantôt dans les couloirs du dessus, tantôt dans ceux du dessous, tantôt sur la rive même du Lac, alors qu'il se croyait seul, qu'il montait dans la petite barque et qu'il abordait directement au mur d'en face. Mais l'ombre qui l'entourait était toujours trop opaque pour me permettre de voir à quel endroit exact il faisait jouer sa porte dans le mur. La curiosité, et aussi une idée redoutable qui m'était venue en réfléchissant à quelques propos que le monstre m'avait tenu, me poussèrent, un jour que je me croyais seul à mon tour, à me jeter dans la petite barque et à la diriger vers cette partie du mur où j'avais vu disparaître Erik. C'est alors que j'avais eu affaire à la Sirène qui gardait les abords de ces lieux, et dont le charme avait failli m'être fatal, dans les conditions précises que voici. Je n'avais pas plutôt quitté la rive, que le silence parmi lequel je naviguais fut insensiblement troublé par une sorte de souffle chantant qui m'entoura. C'était à la fois une respiration et une musique; cela montait doucement des eaux du Lac et j'en étais enveloppé sans que je pusse découvrir par quel artifice. Cela me suivait, se déplaçait avec moi, et cela était si suave, que cela ne me faisait pas peur. Au contraire, dans le désir de me rapprocher de la source de cette douce et captivante harmonie, je me penchai, au-dessus de ma petite barque, vers les eaux, car il ne faisait point de doute pour moi que ce chant venait des eaux elles-mêmes. J'étais déjà au milieu du Lac et il n'y avait personne d'autre dans la barque que moi; la voix,—car c'était bien maintenant distinctement une voix,—était à côté de moi, sur les eaux. Je me penchai... Je me penchai encore... Le Lac était d'un calme parfait et le rayon de lune qui, après avoir passé par le soupirail de la rue Scribe, venait l'éclairer, ne me montra absolument rien sur sa surface lisse et noire comme de l'encre. Je me secouai un peu les oreilles dans le dessein de me débarrasser d'un bourdonnement possible, mais je dus me rendre à cette évidence qu'il n'y a point de bourdonnement d'oreilles aussi harmonieux que le souffle chantant qui me suivait et qui, maintenant m'attirait.
Si j'avais été un esprit superstitieux ou facilement accessible aux faibles, je n'aurais point manqué de penser que j'avais affaire à quelque sirène chargée de troubler le voyageur assez hardi pour voyager sur les eaux de la maison du Lac, mais, Dieu merci! je suis d'un pays où l'on aime trop le fantastique pour ne point le connaître à fond et je l'avais moi-même trop étudié jadis avec les trucs les plus simples, quelqu'un qui connaît son métier peut faire travailler la pauvre imagination humaine.
Je ne doutai donc point que je me trouvais aux prises avec une nouvelle invention d'Erik, mais encore une fois cette invention était si parfaite que, en me penchant au-dessus de la petite barque, j'étais moins poussé par le désir d'en découvrir la supercherie que de jouir de son charme.
Et je me penchai, je me penchai... à chavirer.
Tout à coup, deux bras monstrueux sortirent du sein des eaux et m'agrippèrent le cou, m'entraînant dans le gouffre avec une force irrésistible. J'étais certainement perdu si je n'avais eu le temps de jeter un cri auquel Erik me reconnut.
Car c'était lui, et au lieu de me noyer comme il en avait eu certainement l'intention, il nagea et me déposa doucement sur la rive.
—Vois comme tu es imprudent, me dit-il en se dressant devant moi tout ruisselant de cette eau d'enfer. Pourquoi tenter d'entrer dans ma demeure! Je ne t'ai pas invité. Je ne veux ni de toi, ni de personne au monde! Ne m'as-tu sauvé la vie que pour me la rendre insupportable? Si grand que soit le service rendu, Erik finira peut-être par l'oublier et tu sais que rien ne peut retenir Erik, pas même Erik lui-même.
Il parlait, mais maintenant je n'avais d'autre désir que de connaître ce que j'appelais déjà le truc de la sirène. Il voulut bien contenter ma curiosité, car Erik, qui est un vrai monstre—pour moi, c'est ainsi que je le juge, ayant eu, hélas! en Perse, l'occasion de le voir à l'œuvre—est encore par certains côtés un véritable enfant présomptueux et vaniteux, et il n'aime rien tant, après avoir étonné son monde, que de prouver toute l'ingéniosité vraiment miraculeuse de son esprit.
Il se mit à rire et me montra une longue tige de roseau.
—C'est bête comme chou! me dit-il, mais c'est bien commode pour respirer et pour chanter dans l'eau! C'est un truc que j'ai appris aux pirates du Tonkin, qui peuvent ainsi rester cachés des heures entières au fond des rivières[8].
Je lui parlai sévèrement.
—C'est un truc qui a failli me tuer! fis-je... et il a été peut-être fatal à d'autres!
Il ne me répondit pas, mais il se leva devant moi avec cet air de menace enfantine que je lui connais bien.
Je ne m'en «laissai pas imposer». Je lui dis très net:
—Tu sais ce que tu m'as promis, Erik! plus de crimes!
—Est-ce que vraiment, demanda-t-il en prenant un air aimable, j'ai commis des crimes?
—Malheureux!... m'écriai-je... Tu as donc oublié les heures roses de Mazenderan?
—Oui, répondit-il, triste tout à coup, j'aime mieux les avoir oubliées, mais j'ai bien fait rire la petite sultane.
—Tout cela, déclarai-je, c'est du passé... mais il y a le présent... et tu me dois compte du présent, puisque, si je l'avais voulu, il n'existerait pas pour toi!... Souviens-toi de cela, Erik: je t'ai sauvé la vie!
Et je profitai du tour qu'avait pris la conversation pour lui parler d'une chose qui, depuis quelque temps, me revenait souvent à l'esprit.
—Erik, demandai-je... Erik, jure-moi...
—Quoi? fit-il, tu sais bien que je ne tiens pas mes serments. Les serments sont faits pour attraper les nigauds.
—Dis-moi... Tu peux bien me dire ça, à moi?
—Eh bien?
—Eh bien!... Le lustre... le lustre? Erik...
—Quoi, le lustre?
—Tu sais bien ce que je peux dire?
—Ah! ricana-t-il, ça, le lustre... je veux bien te le dire!.. Le lustre, ça n'est pas moi!... Il était très usé, le lustre...
Quand il riait, Erik était plus effrayant encore. Il sauta dans la barque en ricanant d'une façon si sinistre que je ne pus m'empêcher de trembler.
—Très usé, cher Daroga![9] Très usé, le lustre!... Il est tombé tout seul... Il a fait boum! Et maintenant, un conseil, Daroga, va te sécher, si tu ne veux pas attraper un rhume de cerveau!... et ne remonte jamais dans ma barque... et surtout n'essaie pas d'entrer dans ma maison... je ne suis pas toujours là... Daroga! Et j'aurais du chagrin à te dédier ma messe des morts!
Ce disant et ricanant, il était debout à l'arrière de sa barque et godillait avec un balancement de singe. Il avait bien l'air alors du fatal rocher, avec ses yeux d'or en plus. Et puis, je ne vis bientôt plus que ses yeux et enfin il disparut dans la nuit du lac.
C'est à partir de ce jour que je renonçai à pénétrer dans sa demeure par le lac! Évidemment, cette entrée-là était trop bien gardée, surtout depuis qu'il savait que je la connaissais. Mais je pensais bien qu'il devait s'en trouver une autre, car plus d'une fois j'avais vu disparaître Erik dans le troisième dessous, alors que je le surveillais et sans que je pusse imaginer comment. Je ne saurais trop le répéter, depuis que j'avais retrouvé Erik, installé à l'Opéra, je vivais dans une perpétuelle terreur de ses horribles fantaisies, non point en ce qui pouvait me concerner, certes, mais je redoutais tout de lui pour les autres[10]. Et quand il arrivait quelque accident, quelque événement fatal, je ne manquais point de me dire: «C'est peut-être Erik!...» comme d'autres disaient autour de moi: «C'est le Fantôme!...» Que de fois n'ai-je point entendu prononcer cette phrase par des gens qui souriaient! Les malheureux! s'ils avaient su que ce fantôme existait en chair et en os et était autrement terrible que l'ombre vaine qu'ils évoquaient, je jure bien qu'ils eussent cessé de se moquer!... S'ils avaient su seulement ce dont Erik était capable, surtout dans un champ de manœuvre comme l'Opéra!... Et s'ils avaient connu le fin fond de ma pensée redoutable!...
Pour moi, je ne vivais plus!... Bien qu'Erik m'eût annoncé fort solennellement qu'il avait bien changé et qu'il était devenu le plus vertueux des hommes, depuis qu'il était aimé pour lui-même, phrase qui me laissa sur le coup affreusement perplexe, je ne pouvais m'empêcher de frémir en songeant au monstre. Son horrible, unique et repoussante laideur le mettait au ban de l'humanité, et il m'était apparu bien souvent qu'il ne se croyait plus, par cela même, aucun devoir vis-à-vis de la race humaine. La façon dont il m'avait parlé de ses amours n'avait fait qu'augmenter mes transes, car je prévoyais dans cet événement auquel il avait fait allusion sur un ton de hâblerie que je lui connaissais, le cause de drames nouveaux et plus affreux que tout le reste. Je savais jusqu'à quel degré de sublime et désastreux désespoir pouvait aller la douleur d'Erik, et les propos qu'il m'avait tenus—vaguement annonciateurs de la plus horrible catastrophe—ne cessaient point d'habiter ma pensée redoutable.
D'autre part, j'avais découvert le bizarre commerce moral qui s'était établi entre le monstre et Christine Daaé. Caché dans la chambre de débarras qui fait suite à la loge de la jeune diva, j'avais assisté à des séances admirables de musique, qui plongeaient évidemment Christine dans une merveilleuse extase, mais tout de même je n'eus point pensé que la voix d'Erik—qui était retentissante comme le tonnerre ou douce comme celle des anges, à volonté—pût faire oublier sa laideur. Je compris tout quand je découvris que Christine ne l'avait pas encore vu! J'eus l'occasion de pénétrer dans la loge et, me souvenant des leçons qu'autrefois il m'avait données, je n'eus point de peine à trouver le truc qui faisait pivoter le mur qui supportait la glace, et je constatai par quel truchement de briques creuses, de briques porte-voix, il se faisait entendre de Christine comme s'il avait été à ses côtés. Par là aussi je découvris le chemin qui conduit à la fontaine et au cachot—au cachot des communards—et aussi la trappe qui devait permettre à Erik et s'introduire directement dans les dessous de la scène.
Quelques jours plus tard, quelle ne fut pas ma stupéfaction d'apprendre, de mes propres yeux et de mes propres oreilles qu'Erik et Christine Daaé se voyaient, et de surprendre le monstre, penché sur la petite fontaine qui pleure, dans le chemin des communards (tout au bout, sous la terre) et en train de rafraîchir le front de Christine Daaé évanouie. Un cheval blanc, le cheval du Prophète, qui avait disparu des écuries des dessous de l'Opéra, se tenait tranquillement auprès d'eux. Je me montrai. Ce fut terrible. Je vis des étincelles partir de deux yeux d'or et je fus, avant que j'aie pu dire un mot, frappé, en plein front, d'un coup qui m'étourdit. Quand je revins à moi, Erik, Christine et le cheval blanc avaient disparu. Je ne doutais point que la malheureuse ne fût prisonnière dans la demeure du Lac. Sans hésitation, je résolus de retourner sur la rive, malgré le danger certain d'une pareille entreprise. Pendant vingt-quatre heures je guettai, caché près de la berge noire, l'apparition du monstre, car je pensais bien qu'il devait sortir, forcé qu'il était d'aller faire ses provisions. Et à ce propos, je dois dire que, quand il sortait dans Paris ou qu'il osait se montrer en public, il mettait à la place de son horrible trou de nez, un nez de carton pâte garni d'une moustache, ce qui ne lui enlevait point tout à fait son air macabre, puisque, lorsqu'il passait, on disait derrière lui: «Tiens, voilà le père Trompe-la-Mort qui passe», mais ce qui le rendait à peu près—je dis à peu près—supportable à voir.
J'étais donc à le guetter sur la rive du Lac,—du Lac Averne, comme il avait appelé, plusieurs fois, devant moi, en ricanant, son lac—et fatigué de ma longue patience, je me disais encore: Il est passé par une autre porte, celle du «troisième dessous», quand j'entendis un petit clapotis dans le noir, je vis les deux yeux d'or briller comme des fanaux, et bientôt la barque abordait. Erik sautait sur le rivage et venait à moi.
—Voilà vingt-quatre heures que tu es là, me dit-il; tu me gênes! je t'annonce que tout cela finira très mal! Et c'est bien toi qui l'auras voulu! car ma patience est prodigieuse pour toi!... Tu crois me suivre, immense niais,—(textuel)—et c'est moi qui te suis, et je sais tout ce que tu sais de moi, ici. Je t'ai épargné hier, dans mon chemin des communards; mais je te le dis, en vérité, que je n'y t'y revoie plus! Tout cela est bien imprudent, ma parole! et je me demande si tu sais encore ce que parler veut dire!
Il était si fort en colère que je n'eus garde, dans l'instant, de l'interrompre. Après avoir soufflé comme un phoque, il précisa son horrible pensée—qui correspondait à ma pensée redoutable.
—Oui, il faut savoir une fois pour toutes—une fois pour toutes, c'est dit—ce que parler veut dire! Je te dis qu'avec tes imprudences—car tu t'es fait déjà arrêter deux fois par l'ombre au chapeau de feutre, qui ne savait pas ce que tu faisais dans les dessous et qui t'a conduit aux directeurs, lesquels t'ont pris pour un fantasque persan amateur de trucs de féerie et de coulisses de théâtre (j'étais là... oui, j'étais là dans le bureau; tu sais bien que je suis partout)—je te dis donc qu'avec tes imprudences, on finira par se demander ce que tu cherches ici... et on finira par savoir que tu cherches Erik... et on voudra, comme toi, chercher Erik... et on découvrira la maison du Lac... Alors, tant pis, mon vieux! tant pis!... Je ne réponds plus de rien!
Il souffla encore comme un phoque.
—De rien!... Si les secrets d'Erik ne restent par les secrets d'Erik, tant pis pour beaucoup de ceux de la race humaine! C'est tout ce que j'avais à te dire et, à moins que tu ne sois un immense niais—(textuel)—cela devrait te suffire; à moins que tu ne saches ce que parler veut dire!...
Il s'était assis sur la partie arrière de sa barque et tapait le bois de la petite embarcation avec ses talons, en attendant ce que j'avais à lui répondre; je lui dis simplement:
—Ce n'est pas Erik que je viens chercher ici!...
—Et qui donc?
—Tu le sais bien: c'est Christine Daaé!
Il me répliqua:
—J'ai bien le droit de lui donner rendez-vous chez moi. Je suis aimé pour moi-même.
—Ce n'est pas vrai, fis-je; tu l'as enlevée et tu la retiens prisonnière!
—Écoute, me dit-il, me promets-tu de ne plus t'occuper de mes affaires si je te prouve que je suis aimé pour moi-même?
—Oui, je te le promets, répondis-je sans hésitation, car je pensais bien que pour un tel monstre, telle preuve était impossible à faire.
—Eh bien, voilà! c'est tout à fait simple!... Christine Daaé sortira d'ici comme il lui plaira et y reviendra!... Oui, y reviendra! parce que cela lui plaira... y reviendra d'elle-même, parce qu'elle m'aime pour moi-même!...
—Oh! je doute qu'elle revienne!... Mais c'est ton devoir de la laisser partir.
—Mon devoir, immense niais! (textuel)—C'est ma volonté... ma volonté de la laisser partir, et elle reviendra... car elle m'aime!... Tout cela, je te dis, finira par un mariage... un mariage à la Madeleine, immense niais! (textuel). Me crois-tu, à la fin? Quand je te dis que ma messe de mariage est déjà écrite... tu verras ce Kyrie...
Il tapota encore ses talons sur le bois de la barque, dans une espèce de rythme qu'il accompagnait à mi-voix en chantant: Kyrie!... Kyrie!... Kyrie Eleïson!... Tu verras, tu verras cette messe!
—Écoute, conclus-je, je te croirai si je vois Christine Daaé sortir de la maison du Lac et y revenir librement!
—Et tu ne t'occuperas plus de mes affaires?
—Eh bien! tu verras cela ce soir... Viens au bal masqué. Christine et moi irons y faire un petit tour... Tu iras ensuite te cacher dans la chambre de débarras et tu verras que Christine, qui aura regagné sa loge, ne demandera pas mieux que de reprendre le chemin des communards.
—C'est entendu!
Si je voyais cela, en effet, je n'aurais qu'à m'incliner, car une très belle personne a toujours le droit d'aimer le plus horrible monstre, surtout quand, comme celui-ci, il a la séduction de la musique et quand cette personne est justement une très distinguée cantatrice.
—Et maintenant, va-t'en! car il faut que je parte pour aller faire mon marché!...
Je m'en allai donc, toujours inquiet du côté de Christine Daaé, mais ayant surtout, au fond de moi-même, une pensée redoutable, depuis qu'il l'avait réveillée si formidablement à propos de mes imprudences.
Je me disais: «Comment tout cela va-t-il finir? «Et, bien que je fusse assez fataliste de tempérament, je ne pouvais me défaire d'une indéfinissable angoisse à cause de l'incroyable responsabilité que j'avais prise un jour, en laissant vivre le monstre qui menaçait aujourd'hui beaucoup de ceux de la race humaine.
À mon prodigieux étonnement, les choses se passèrent comme il me l'avait annoncé. Christine Daaé sortit de la maison du Lac et y revint plusieurs fois sans qu'apparemment elle y fût forcée. Mon esprit voulut alors se détacher de cet amoureux mystère, mais il était fort difficile, surtout pour moi—à cause de la redoutable pensée—de ne point songer à Erik. Toutefois, résigné à une extrême prudence, je ne commis point la faute de retourner sur les bords du Lac ni de reprendre le chemin des communards. Mais la hantise de la porte sécrète du troisième dessous me poursuivant, je me rendis plus d'une fois directement dans cet endroit que je savais désert le plus souvent dans la journée. J'y faisais des stations interminables en me tournant les pouces et caché par un décor du Roi de Lahore, qu'on avait laissé là, je ne sais pas pourquoi, car on ne jouait pas souvent le Roi de Lahore. Tant de patience devait être récompensée. Un jour, je vis venir à moi, sur ses genoux, le monstre. J'étais certain qu'il ne me voyait pas. Il passa entre le décor qui se trouvait là et un portant, alla jusqu'à la muraille et agit, à un endroit que je précisai de loin, sur un ressort qui fit basculer une pierre, lui ouvrant un passage. Il disparut par ce passage et la pierre se referma derrière lui. J'avais le secret du monstre, secret qui pouvait, à mon heure, me livrer la demeure du Lac.
Pour m'en assurer, j'attendis au moins une demi-heure et fis, à mon tour, jouer le ressort. Tout se passa comme pour Erik. Mais je n'eus garde de pénétrer moi-même dans le trou, sachant Erik chez lui. D'autre part, l'idée que je pouvais être surpris ici par Erik me rappela soudain la mort de Joseph Buquet et, ne voulant point compromettre une pareille découverte, qui pouvait être utile à beaucoup de monde, à beaucoup de ceux de la race humaine, je quittai les dessous du théâtre, après avoir soigneusement remis la pierre en place, suivant un système qui n'avait point varié depuis la Perse.
Vous pensez bien que j'étais toujours très intéressé par l'intrigue d'Erik et de Christine Daaé, non point que j'obéisse en la circonstance à une maladive curiosité, mais bien à cause, comme je l'ai déjà dit, de cette pensée redoutable qui ne me quittait pas: «Si, pensais-je, Erik découvre qu'il n'est pas aimé pour lui-même, nous pouvons nous attendre à tout.» Et, ne cessant d'errer—prudemment—dans l'Opéra, j'appris bientôt la vérité sur les tristes amours du monstre. Il occupait l'esprit de Christine par la terreur, mais le cœur de la douce enfant appartenait tout entier au vicomte Raoul de Chagny. Pendant que ceux-ci jouaient tous deux, comme deux innocents fiancés, dans les dessus de l'Opéra—fuyant le monstre—ils ne se doutaient pas que quelqu'un veillait sur eux. J'étais décidé à tout: à tuer le monstre s'il le fallait et à donner des explications ensuite à la justice. Mais Erik ne se montra pas—et je n'en étais pas plus rassuré pour cela.
Il faut que je dise tout mon calcul. Je croyais que le monstre, chassé de sa demeure par la jalousie, me permettrait ainsi de pénétrer sans péril dans la maison du Lac, par le passage du troisième dessous. J'avais tout intérêt, pour tout le monde, à savoir exactement ce qu'il pouvait bien y avoir là dedans! Un jour, fatigué d'attendre une occasion, je fis jouer la pierre et aussitôt j'entendis une musique formidable; le monstre travaillait, toutes portes ouvertes chez lui, à son Don Juan triomphant. Je savais que c'était là l'œuvre de sa vie. Je n'avais garde de bouger et je restai prudemment dans mon trou obscur. Il s'arrêta un moment de jouer et se prit à marcher à travers sa demeure, comme un fou. Et il dit tout haut, d'une voix retentissante: «Il faut que tout cela soit fini avant! Bien fini!» Cette parole n'était pas encore pour me rassurer et, comme la musique reprenait, je fermai la pierre tout doucement. Or, malgré cette pierre fermée, j'entendais encore un vague chant lointain, lointain, qui montait du fond de la terre, comme j'avais entendu le chant de la sirène monter du fond des eaux. Et je me rappelai les paroles de quelques machinistes dont on avait souri au moment de la mort de Joseph Buquet: «Il y avait autour du corps du pendu comme un bruit qui ressemblait au chant des morts.»
Le jour de l'enlèvement de Christine Daaé, je n'arrivai au théâtre qu'assez tard dans la soirée et tremblant d'apprendre de mauvaises nouvelles. J'avais passé une journée atroce, car je n'avais cessé, depuis la lecture d'un journal du matin annonçant le mariage de Christine et du vicomte de Chagny, de me demander si, après tout, je ne ferais pas mieux de dénoncer le monstre. Mais la raison me revint et je restai persuadé qu'une telle attitude ne pouvait que-précipiter la catastrophe possible.
Quand ma voiture me déposa devant l'Opéra, je regardai ce monument comme si j'étais étonné, en vérité, de le voir encore debout!
Mais je suis, comme tout bon oriental, un peu fataliste et j'entrai, m'attendant à tout!
L'enlèvement de Christine Daaé à l'acte de la prison, qui surprit naturellement tout le monde, me trouva préparé. C'était sûr qu'Erik l'avait escamotée, comme le roi des prestidigitateurs qu'il est, en vérité. Et je pensai bien que cette fois c'était la fin pour Christine et peut-être pour tout le monde.
Si bien qu'un moment je me demandai si je n'allais pas conseiller à tous ces gens, qui s'attardaient au théâtre, de se sauver. Mais encore je fus arrêté dans cette pensée de dénonciation, par la certitude où j'étais que l'on me prendrait pour un fou. Enfin, je n'ignorais pas que si, par exemple, je criais pour faire sortir tous ces gens: «Au feu!» je pouvais être la cause d'une catastrophe, étouffements dans la fuite, piétinements, luttes sauvages,—pire que la catastrophe elle-même.
Toutefois, je me résolus à agir sans plus tarder, personnellement. Le moment me semblait, du reste, propice. J'avais beaucoup de chances pour qu'Erik ne songeât, à cette heure, qu'à sa captive. Il fallait en profiter pour pénétrer dans sa demeure par le troisième dessous et je pensai, pour cette entreprise, à m'adjoindre ce pauvre petit désespéré de vicomte, qui, au premier mot, accepta avec une confiance en moi qui me toucha profondément; j'avais envoyé chercher mes pistolets par mon domestique. Darius nous rejoignit avec la boîte dans la loge de Christine. Je donnai un pistolet au vicomte et lui conseillai d'être prêt à tirer comme moi-même, car, après tout, Erik pouvait nous attendre derrière le mur. Nous devions passer par le chemin des communards et par la trappe.
Le petit vicomte m'avait demandé, en apercevant mes pistolets, si nous allions nous battre en duel? Certes! et je dis: Quel duel! Mais je n'eus le temps, bien entendu, de rien lui expliquer. Le petit vicomte est brave, mais tout de même il ignorait à peu près tout de son adversaire! Et c'était tant mieux!
Qu'est-ce qu'un duel avec le plus terrible des bretteurs à côté d'un combat avec le plus génial des prestidigitateurs? Moi-même, je me faisais difficilement à cette pensée que j'allais entrer en lutte avec un homme qui n'est visible au fond que lorsqu'il le veut et qui, en revanche, voit tout autour de lui, quand toute chose pour vous reste obscure!... Avec un homme dont la science bizarre, la subtilité, l'imagination et l'adresse lui permettent de disposer de toutes les forces naturelles, combinées pour créer à vos yeux ou à vos oreilles l'illusion qui vous perd!... Et cela, dans les dessous de l'Opéra, c'est-à-dire au pays même de la fantasmagorie! Peut-on imaginer cela sans frémir? Peut-on seulement avoir une idée de ce qui pourrait arriver aux yeux ou aux oreilles d'un habitant de l'Opéra, si on avait enfermé dans l'Opéra—dans ses cinq dessous et ses vingt-cinq dessus—un Robert-Houdin féroce et «rigolo», tantôt qui se moque et tantôt qui hait! tantôt qui vide les poches et tantôt qui tue!... Pensez-vous à cela: «Combattre l'amateur de trappes?»—Mon Dieu! en a-t-il fabriqué chez nous, dans tous nos palais, de ces étonnantes trappes pivotantes qui sont les meilleures des trappes!—Combattre l'amateur de trappes au pays des trappes!...
Si mon espoir était qu'il n'avait point quitté Christine Daaé dans cette demeure du Lac où il avait dû la transporter, une fois encore, évanouie, ma terreur était qu'il fût déjà quelque part autour de nous, préparant le lacet du Pendjab.
Nul mieux que lui, ne sait lancer le lacet de Pendjab et il est le prince des étrangleurs comme il est le roi des prestidigitateurs. Quand il avait fini de faire rire la petite sultane, au temps des heures roses de Mazenderan, celle-ci demandait elle-même à ce qu'il s'amusât à la faire frissonner. Et il n'avait rien trouvé de mieux que le jeu du lacet du Pendjab. Erik qui avait séjourné dans l'Inde, en était revenu avec une adresse incroyable à étrangler. Il se faisait enfermer dans une cour où l'on amenait un guerrier,—le plus souvent, un condamné à mort—armé d'une longue pique et d'une large épée. Erik, lui, n'avait que son lacet, et c'était toujours dans le moment que le guerrier croyait abattre Erik d'un coup formidable, que l'on entendait le lacet siffler. D'un coup de poignet, Erik avait serré le mince lasso au col de son ennemi, et il le traînait aussitôt devant la petite sultane et ses femmes qui regardaient à une fenêtre et applaudissaient. La petite sultane apprit, elle aussi, à lancer le lacet du Pendjab et tua ainsi plusieurs de ses femmes et même de ses amies en visite. Mais je préfère quitter ce sujet terrible des Heures Roses de Mazenderan. Si j'en ai parlé, c'est que je dus, étant arrivé avec le vicomte de Chagny dans les dessous de l'Opéra, mettre en garde mon compagnon contre une possibilité toujours menaçante autour de nous, d'étranglement. Certes! une fois dans les dessous, mes pistolets ne pouvaient plus nous servir à rien, car j'étais bien sûr que du moment qu'il ne s'était point opposé du premier coup à notre entrée dans le chemin des communards, Erik ne se laisserait plus voir. Mais il pouvait toujours nous étrangler. Je n'eus point le temps d'expliquer tout cela au vicomte et même je ne sais si, ayant disposé de ce temps, j'en aurais usé pour lui raconter qu'il y avait quelque part, dans l'ombre, un lacet du Pendjab prêt à siffler. C'était bien inutile de compliquer la situation et je me bornai à conseiller à M. de Chagny de tenir toujours sa main à hauteur de l'œil, le bras replié dans la position du tireur au pistolet qui attend le commandement de feu. Dans cette position, il est impossible, même au plus adroit étrangleur, de lancer utilement le lacet du Pendjab. En même temps que le cou, il vous prend le bras ou la main et ainsi ce lacet, que l'on peut facilement délacer, devient inoffensif.
Après avoir évité le commissaire de police et quelques fermeurs de portes, puis les pompiers, et rencontré pour la première fois le tueur de rats et passé inaperçu aux yeux de l'homme au chapeau de feutre, le vicomte et moi nous parvînmes sans encombre dans le troisième dessous, entre le portant et le décor du Roi de Lahore. Je fis jouer la pierre et nous sautâmes dans la demeure qu'Erik s'était construite dans la double enveloppe des murs de fondation de l'Opéra (et cela, le plus tranquillement du monde, puisque Erik a été un des premiers entrepreneurs de maçonnerie de Philippe Garnier, l'architecte de l'Opéra, et qu'il avait continué à travailler, mystérieusement, tout seul, quand les travaux étaient officiellement suspendus, pendant la guerre, le siège de Paris et la Commune).
Je connaissais assez mon Erik pour caresser la présomption d'arriver à découvrir tous les trucs qu'il avait pu se fabriquer pendant tout ce temps-là: aussi n'étais-je nullement rassuré en sautant dans sa maison. Je savais ce qu'il avait fait de certain palais de Mazenderan. De la plus honnête construction du monde, il avait bientôt fait la maison du diable, où l'on ne pouvait plus prononcer une parole sans qu'elle fut espionnée ou rapportée par l'écho. Que de drames de famille! que de tragédies sanglantes le monstre traînait derrière lui avec ses trappes! Sans compter que l'on ne pouvait jamais, dans les palais qu'il avait «truqués», savoir exactement où l'on se trouvait. Il avait des inventions étonnantes. Certainement, la plus curieuse, la plus horrible et la plus dangereuse de toutes était la chambre des supplices. À moins des cas exceptionnels où la petite sultane s'amusait à faire souffrir le bourgeois, on n'y laissait guère entrer que les condamnés à mort. C'était, à mon avis, la plus atroce imagination des heures roses de Mazenderan. Aussi, quand le visiteur qui était entré dans la chambre des supplices en «avait assez», il lui était toujours permis d'en finir avec un lacet du Pendjab qu'on laissait à sa disposition au pied de l'arbre de fer!
Or, quel ne fut pas mon émoi, aussitôt après avoir pénétré dans la demeure du monstre, en m'apercevant que la pièce dans laquelle nous venions de sauter, M. le vicomte de Chagny et moi, était justement la reconstitution exacte de la chambre des supplices des heures roses de Mazenderan.
À nos pieds, je trouvai le lacet du Pendjab que j'avais tant redouté toute la soirée. J'étais convaincu que ce fil avait déjà servi pour Joseph Buquet. Le chef machiniste avait dû, comme moi, surprendre certain soir Erik au moment où il faisait jouer la pierre du troisième dessous. Curieux, il avait à son tour tenté le passage avant que la pierre ne se refermât et il était tombé dans la chambre des supplices, et il n'en était sorti que pendu. J'imaginai très bien Erik traînant le corps dont il voulait se débarrasser jusqu'au décor du Roi de Lahore et l'y suspendant, pour faire un exemple ou pour grossir la terreur superstitieuse qui devait l'aider à garder les abords de la caverne!
Mais, après réflexion, Erik revenait chercher le lacet du Pendjab, qui est très singulièrement fait de boyaux de chat et qui aurait pu exciter la curiosité d'un juge d'instruction. Ainsi s'expliquait la disparition de la corde de pendu.
Et voilà que je le découvrais à nos pieds, le lacet, dans la chambre des supplices!... Je ne suis point pusillanime, mais une sueur froide m'inonda le visage.
La lanterne dont je promenais le petit disque rouge sur les parois de la trop fameuse chambre, tremblait dans ma main.
M. de Chagny s'en aperçut et me dit:
—Que se passe-t-il donc, monsieur?
Je lui fis signe violemment de se taire, car je pouvais avoir encore cette suprême espérance que nous étions dans la chambre des supplices, sans que le monstre n'en sût rien!
Et même, cette espérance-là n'était point le salut car je pouvais encore très bien m'imaginer que, du côté du troisième dessous, la chambre des supplices était chargée de garder la demeure du Lac, et, cela peut-être, automatiquement.
Oui, les supplices allaient peut-être, commencer automatiquement.
Qui aurait pu dire quels gestes de nous ils attendaient pour cela?
Je recommandai l'immobilité la plus absolue à mon compagnon.
Un écrasant silence pesait sur nous.
Et ma lanterne rouge continuait à faire le tour de la chambre des supplices... je la reconnaissais... je la reconnaissais...
[8]Un rapport administratif, venu du Tonkin et arrivé à Paris fin juillet 1900, raconte comment le célèbre chef de bande le De Tham, traqué avec ses pirates par nos soldats, put leur échapper, ainsi que tous les siens, grâce au jeu des roseaux.
[9]Daroga, en Perse, commandant général de la police du gouvernement.
[10]Ici le Persan aurait pu avouer que le sort d'Erik l'intéressait également pour lui-même, car il n'ignorait point que si le gouvernement de Téhéran eût appris qu'Erik était encore, vivant, c'en était fait de la modeste pension de l'ancien Daroga. Il est juste, du reste, d'ajouter que le Persan avait un cœur noble et généreux et nous ne doutons point que les catastrophes qu'il redoutait pour les autres n'aient occupé fortement son esprit. Sa conduite, du reste, dans toute cette affaire, le prouve suffisamment et est au-dessus de tout éloge.
XXIII
DANS LA CHAMBRE DES SUPPLICES
Suite du récit du Persan.
Nous étions au centre d'une petite salle de forme parfaitement hexagonale... dont les six pans de murs étaient intérieurement garnis de glaces... du haut en bas... Dans les coins, on distinguait très bien les «rajoutis» de glace... les petits secteurs destinés à tourner sur leurs tambours... oui, oui, je les reconnais... et je reconnais l'arbre de fer dans un coin, au fond de l'un de ces petits secteurs... l'arbre de fer, avec sa branche de fer... pour les pendus.
J'avais saisi le bras de mon compagnon. Le vicomte de Chagny était tout frémissant, tout prêt à crier à sa fiancée le secours qu'il lui apportait... Je redoutais qu'il ne pût se contenir.
Tout à coup, nous entendîmes du bruit à notre gauche.
Ce fut d'abord comme une porte qui s'ouvrait et se refermait, dans la pièce à côté puis il y eut un sourd gémissement. Je retins plus fortement encore le bras de M. de Chagny, puis nous entendîmes distinctement ces mots:
—C'est à prendre ou à laisser! La messe de mariage ou la messe des morts.
Je reconnus la voix du monstre.
Il y eut encore un gémissement.
À la suite de quoi, un long silence.
J'étais persuadé, maintenant, que le monstre ignorait notre présence dans sa demeure, car s'il en eût, été autrement, il se serait bien arrangé pour que nous ne l'entendions point. Il lui eût suffi pour cela de fermer hermétiquement la petite fenêtre invisible par laquelle les amateurs de supplices regardent dans la chambre des supplices.
Et puis, j'étais sûr que s'il avait connu notre présence, les supplices eussent commencé tout de suite.
Nous avions donc, dès lors, un gros avantage sur Erik: nous étions à ses côtés et il n'en savait rien.
L'important était de ne le lui point faire savoir, et je ne redoutais rien tant que l'impulsion du vicomte de Chagny qui voulait se ruer à travers les murs pour rejoindre Christine Daaé, dont nous croyions entendre, par intervalles, le gémissement.
—La messe des morts, ce n'est point gai! reprit la voix d'Erik, tandis que la messe de mariage, parlez-moi de cela! c'est magnifique! Il faut prendre une résolution et savoir ce que l'on veut! Moi, il m'est impossible de continuer à vivre comme ça, au fond de la terre, dans un trou, comme une taupe! Don Juan triomphant est terminé, maintenant je veux vivre comme tout le monde. Je veux avoir une femme comme tout le monde et nous irons nous promener le dimanche. J'ai inventé un masque qui me fait la figure de n'importe qui. On ne se retournera même pas. Tu seras la plus heureuse des femmes. Et nous chanterons pour nous tout seuls, à en mourir. Tu pleures! Tu as peur de moi! Je ne suis pourtant pas méchant au fond! Aime-moi et tu verras! Il ne m'a manqué que d'être aimé pour être bon! Si tu m'aimais, je serais doux comme un agneau et tu ferais de moi tout ce que tu voudrais.
Bientôt le gémissement qui accompagnait cette sorte de litanie d'amour, grandit, grandit. Je n'ai jamais rien entendu de plus désespéré et M. de Chagny et moi reconnûmes que cette effrayante lamentation appartenait à Erik lui-même. Quant à Christine, elle devait, quelque part, peut-être de l'autre côté du mur que nous avions devant nous, se tenir, muette d'horreur, n'ayant plus la force de crier, avec le monstre à ses genoux.
Cette lamentation était sonore et grondante et râlante comme la plainte d'un océan. Par trois fois Erik sortit cette plainte du rocher de sa gorge.
—Tu ne m'aimes pas! Tu ne m'aimes pas! Tu ne m'aimes pas!
Et puis, il s'adoucit:
—Pourquoi pleures-tu? Tu sais bien que tu me fais de la peine.
Un silence.
Chaque silence pour nous était un espoir, Nous nous disions: «Il a peut-être quitté Christine derrière le mur.»
Et nous ne pensions qu'à la possibilité d'avertir Christine Daaé de notre présence sans que le monstre se doutât de rien.
Nous ne pouvions sortir maintenant de la chambre des supplices que si Christine nous en ouvrait la porte; et c'est à cette condition première que nous pouvions lui porter secours, car nous ignorions même où la porte pouvait se trouver autour de nous.
Tout à coup, le silence d'à côté fut troublé par le bruit d'une sonnerie électrique.
Il y eut un bondissement de l'autre côté du mur et la voix de tonnerre d'Erik:
—On sonne! donnez-vous donc la peine d'entrer!
Un ricanement lugubre.
Qui est-ce qui vient encore nous déranger? Attends-moi un peu ici... je m'en vais aller dire à la sirène d'ouvrir.
Et des pas s'éloignèrent, une porte se ferma. Je n'eus point le temps de songer à l'horreur nouvelle qui se préparait; j'oubliai que le monstre ne sortait que pour un crime nouveau peut-être; je ne compris qu'une chose: Christine seule était derrière le mur!
Le vicomte de Chagny l'appelait déjà.
—Christine! Christine!
Du moment que nous entendions ce qui se disait dans la pièce à côté, il n'y avait aucune raison pour que mon compagnon ne fût pas entendu à son tour. Et, cependant, le vicomte dut répéter plusieurs fois son appel.
Enfin une faible voix parvint jusqu'à nous.
—Je rêve, disait-elle!
—Christine! Christine! c'est moi, Raoul.
Silence.
—Mais répondez-moi Christine!... si vous êtes seule, au nom du ciel, répondez-moi.
Alors la voix de Christine murmura le nom de Raoul.
—Oui! Oui! C'est moi! Ce n'est pas un rêve!... Christine, ayez confiance!... Nous sommes là pour vous sauver... mais pas une imprudence!... Quand vous entendrez le monstre, avertissez-nous.
—Raoul!... Raoul!
Elle se fit répéter plusieurs fois qu'elle ne rêvait pas et que Raoul de Chagny avait pu venir jusqu'à elle, conduit par un compagnon dévoué qui connaissait le secret de la demeure d'Erik.
Mais aussitôt à la trop rapide joie que nous lui apportions succéda une terreur plus grande. Elle voulait que Raoul s'éloignât sur-le-champ. Elle tremblait qu'Erik ne découvrît sa cachette, car, en ce cas, il n'eût pas hésité à tuer le jeune homme. Elle nous apprit en quelques mots précipités qu'Erik était devenu tout à fait fou d'amour et qu'il était décidé à tuer tout le monde et lui-même avec le monde, si elle ne consentait pas à devenir sa femme devant le maire et le curé, le curé de la Madeleine. Il lui avait donné jusqu'au lendemain soir onze heures pour réfléchir. C'était le dernier délai. Il lui faudrait alors choisir, comme il disait, entre la messe de mariage et la messe des morts!
Et Erik avait prononcé cette phrase que Christine n'avait pas tout à fait comprise: «Oui ou non; si c'est non, tout le monde est mort et enterré!»
Mais, moi, je comprenais tout à fait cette phrase, car elle répondit d'une façon terrible à ma pensée redoutable.
—Pourriez-vous nous dire où est Erik? demandai-je.
Elle répondit qu'il devait être sorti de la demeure.
—Pourriez-vous vous en assurer?
—Non!... Je suis attachée... je ne puis faire un mouvement.
En apprenant cela, M. de Chagny et moi ne pûmes retenir un cri de rage. Notre salut, à tous les trois, dépendait de la liberté de mouvements de la jeune fille.
—Oh! la délivrer! Arriver jusqu'à elle!
—Mais où êtes-vous donc? demandait encore Christine... Il n'y a que deux portes dans ma chambre: la chambre Louis-Philippe, dont je vous ai parlé, Raoul!... une porte par où entre et sort Erik, et une autre qu'il n'a jamais ouverte devant moi et qu'il m'a défendu de franchir jamais, parce qu'elle est, dit-il, la plus dangereuse des portes... la porte des supplices!...
—Christine, nous sommes derrière cette porte-là!...
—Vous êtes dans la chambre des supplices?
—Oui, mais nous ne voyons pas la porte.
—Ah! si je pouvais seulement me traîner jusque-là!... Je frapperais contre la porte et vous verriez bien l'endroit où est la porte.
—C'est une porte avec une serrure? demandai-je.
—Oui, avec une serrure.
Je pensai: Elle s'ouvre de l'autre côté avec une clef, comme toutes les portes, mais de notre côté à nous, elle s'ouvre avec le ressort et le contrepoids, et cela ne va pas être facile à découvrir.
—Mademoiselle! fis-je, il faut absolument que vous nous ouvriez cette porte.
—Mais comment? répondit la voix éplorée de la malheureuse... Nous entendîmes un corps qui se froissait, qui essayait de toute évidence de se libérer des liens qui l'emprisonnaient...
—Nous ne nous en tirerons qu'avec la ruse, dis-je. Il faut avoir la clef de cette porte...
—Je sais où elle est, répondit Christine qui paraissait épuisée par l'effort qu'elle venait de faire... Mais je suis bien attachée!... Le misérable!...
Et il y eut un sanglot..
—Où est la clef? demandai-je, en ordonnant à M. de Chagny de se taire et de me laisser conduire l'affaire car nous n'avions pas un moment à perdre.
—Dans la chambre, à côté de l'orgue, avec une autre petite clef en bronze à laquelle il m'a défendu de toucher également. Elles sont toutes deux dans un petit sac en cuir qu'il appelle: Le petit sac de la vie et de la mort... Raoul! Raoul!... fuyez!... tout ici est mystérieux et terrible... et Erik va devenir tout à fait fou... Et vous êtes dans la chambre des supplices!... Allez-vous-en par ou vous êtes venus! Cette chambre-là doit avoir des raisons pour s'appeler d'un nom pareil!
—Christine! fit le jeune homme, nous sortirons d'ici ensemble ou nous mourrons ensemble!
—Il ne tient qu'à nous de sortir d'ici tous sains et saufs soufflai-je, mais il faut garder notre sang-froid. Pourquoi vous a-t-il attachée, mademoiselle? Vous ne pouvez pourtant pas vous sauver de chez lui! Il le sait bien!
—J'ai voulu me tuer! Le monstre, ce soir, après m'avoir transportée ici évanouie, à demi chloroformée, s'était absenté. Il était, paraît-il,—c'est lui me l'a dit,—allé chez son banquier!... Quand il est revenu, il m'a trouvée la figure en sang... j'avais voulu me tuer! je m'étais heurté le front contre les murs.
—Christine! gémit Raoul, et il se prit à sangloter.
—Alors, il m'a attachée... je n'ai le droit de mourir que demain soir à onze heures!...
Toute cette conversation à travers le mur était beaucoup plus «hachée» et beaucoup plus prudente que je ne pourrais en donner l'impression en la transcrivant ici. Souvent nous nous arrêtions au milieu d'une phrase, parce qu'il nous avait semblé entendre un craquement, un pas, un remuement insolite... Elle nous disait: Non! Non! ce n'est pas lui!... Il est sorti! Il est bien sorti! J'ai reconnu le bruit que fait, en se refermant, le mur du Lac.
—Mademoiselle! déclarai-je, c'est le monstre lui-même qui vous a attachée... c'est lui qui vous détachera... Il ne s'agit que de jouer la comédie qu'il faut pour cela!... N'oubliez pas qu'il vous aime!
—Malheureuse! entendîmes-nous, comment ferais-je pour l'oublier jamais!
—Souvenez-vous-en pour lui sourire... suppliez-le... dites-lui que ces liens vous blessent.
Mais Christine Daaé nous fit:
—Chut!... J'entends quelque chose dans le mur du Lac!... C'est lui!... Allez-vous-en!... Allez-vous-en!... Allez-vous-en!...
—Nous ne nous en irions pas, même si nous le voulions! affirmai-je de façon à impressionner la jeune fille. Nous ne pouvons plus partir! Et nous sommes dans la chambre des supplices!
Silence! souffla encore Christine.
Nous nous tûmes tous les trois.
Des pas lourds se traînaient lentement derrière le mur, puis s'arrêtaient et refaisaient à nouveau gémir le parquet.
Puis il y eut un soupir formidable suivi d'un cri d'horreur de Christine et nous entendîmes la voix d'Erik.
—Je te demande pardon de te montrer un visage pareil! je suis dans un bel état, n'est-ce pas? C'est de la faute de l'autre? Pourquoi a-t-il sonné? Est-ce que je demande à ceux qui passent l'heure qu'il est? Il ne demandera plus l'heure à personne. C'est de la faute de la sirène...
Encore un soupir, plus profond, plus formidable, venant du fin fond de l'abîme d'une âme.
—Pourquoi as-tu crié, Christine?
—Parce que je souffre, Erik.
—J'ai cru que je t'avais fait peur...
—Erik, desserrez mes liens... ne suis-je pas votre prisonnière?
—Tu voudras encore mourir...
—Vous m'avez donné jusqu'à demain soir, onze heures, Erik...
Les pas se traînent encore sur le plancher.
—Après tout, puisque nous devons mourir ensemble... et que je suis aussi pressé que toi... oui, moi aussi, j'en ai assez de cette vie-là, tu comprends!... Attends, ne bouge pas, je vais te délivrer... Tu n'as qu'un mot à dire: non! et ce sera fini tout de suite, pour tout le monde... Tu as raison... tu as raison! Pourquoi attendre jusqu'à demain soir onze heures? Ah! oui, parce que ça aurait été plus beau!... j'ai toujours eu la maladie du décorum... du grandiose... c'est enfantin!... Il ne faut songer qu'à soi dans la vie!... à sa propre mort... le reste est du superflu... Tu regardes comme je suis mouillé?... Ah! ma chérie, c'est que j'ai eu tort de sortir... Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors!... À part çà, Christine, je crois bien que j'ai des hallucinations... Tu sais, celui qui sonnait tout à l'heure chez la sirène,—va-t-en voir au fond du lac s'il sonne—eh bien, il ressemblait... Là, tourne-toi... es-tu contente? Te voilà délivrée... Mon Dieu! tes poignets, Christine! je leur ai fait mal, dis?... Cela seul mérite la mort..... À propos de mort, il faut que je lui chante sa messe!
En entendant ces terribles propos, je ne pus m'empêcher d'avoir un affreux pressentiment... Moi aussi, j'avais sonné une fois à la porte du monstre... et sans le savoir, certes!... j'avais dû mettre en marche quelque courant avertisseur... Et je me souvenais des deux bras sortis des eaux noires comme de l'encre... Quel était encore le malheureux égaré sur ces rives?
La pensée de ce malheureux-là m'empêchait presque de me réjouir du stratagème de Christine, et cependant, le vicomte de Chagny murmurait à mon oreille ce mot magique: délivrée!... Qui donc? Qui donc était l'autre? Celui pour qui nous entendions en ce moment la messe des morts?
Ah! le chant sublime et furieux! Toute la maison du Lac en grondait... toutes les entrailles de la terre en frissonnaient... Nous avions mis nos oreilles contre le mur de glace pour mieux entendre le jeu de Christine Daaé, le jeu qu'elle jouait pour notre délivrance mais nous n'entendions plus rien que le jeu de la messe des morts. Cela était plutôt une messe de damnés... Cela faisait, au fond de la terre, une ronde de démons.
Je me rappelle que le Dies iræ qu'il chanta nous enveloppa comme d'un orage. Oui, nous avions de la foudre autour de nous et des éclairs... Certes! je l'avais entendu chanter autrefois... Il allait même jusqu'à faire chanter les gueules de pierre de mes taureaux androcéphales, sur les murs du palais de Mazenderan... Mais chanter comme ça, jamais! jamais! Il chantait comme le dieu du tonnerre...
Tout à coup, l'orgue et la voix s'arrêtèrent si brusquement que M. de Chagny et moi reculâmes derrière le mur, tant nous fûmes saisis... Et la voix subitement changée, transformée, grinça distinctement toutes ces syllabes métalliques.
—Qu'est-ce gîte tu as fait de mon sac?
XXIV
LES SUPPLICES COMMENCENT
(Suite du récit du Persan)
La voix répéta avec fureur:
—Qu'est-ce que tu as fait de mon sac? Christine Daaé ne devait pas trembler plus que nous.
—C'est pour me prendre mon sac que tu voulais que je te délivre, dis?...
On entendit des pas précipités, la course de Christine qui revenait dans la chambre Louis-Philippe, comme pour chercher un abri devant notre mur.
—Pourquoi fuis-tu? disait la voix rageuse qui avait suivi... Veux-tu bien me rendre mon sac! Tu ne sais donc pas que c'est le sac de la vie et de la mort?
—Écoutez-moi Erik, soupira la jeune femme... puisque désormais il est entendu que nous devons vivre ensemble... qu'est-ce que çà vous fait?... Tout ce qui est à vous m'appartient!...
Cela était dit d'une façon si tremblante que cela faisait pitié. La malheureuse devait employer ce qui lui restait d'énergie à surmonter sa terreur... Mais ce n'était point avec d'aussi enfantines supercheries, dites en claquant des dents, qu'on pouvait surprendre le monstre.
—Vous savez bien qu'il n'y a là-dedans que deux clefs... Qu'est-ce que vous voulez faire? demanda-t-il.
—Je voudrais, fit-elle, visiter cette chambre que je ne connais pas et que vous m'avez toujours cachée... C'est une curiosité de femme! ajouta-t-elle, sur un ton qui voulait se faire enjoué et qui ne dut réussir qu'à augmenter la méfiance d'Erik tant il sonnait faux...
—Je n'aime pas les femmes curieuses! répliqua Erik, et vous devriez vous méfier depuis l'histoire de Barbe-Bleue... Allons! rendez-moi mon sac!... rendez-moi mon sac!... Veux-tu laisser la clef!... Petite curieuse!
Et il ricana pendant que Christine poussait un cri de douleur... Erik venait de lui reprendre le sac.
C'est à ce moment que le vicomte, ne pouvant plus se retenir, jeta un cri de rage et d'impuissance, que je parvins bien difficilement à étouffer sur ses lèvres...
—Ah mais! fit le monstre... Qu'est-ce que c'est que ça?... Tu n'as pas entendu, Christine?
—Non! non! répondait la malheureuse; je n'ai rien entendu!
—Il me semblait qu'on avait jeté un cri!
—Un cri!... Est-ce que vous devenez fou, Erik?... Qui voulez-vous donc qui crie, au fond de cette demeure?... C'est moi qui ai crié, parce que vous me faisiez mal!... Moi, je n'ai rien entendu!...
—Comme tu me dis cela!... Tu trembles!... Te voilà bien émue!... Tu mens!... On a crié! on a crié!... Il y a quelqu'un dans la chambre des supplices!... Ah! je comprends maintenant!...
—Il n'y a personne, Erik!...
—Je comprends!...
—Personne!...
—Ton fiancé... peut-être!...
—Eh! je n'ai pas de fiancé!... Vous le savez bien!...
Encore un ricanement mauvais.
—Du reste, c'est si facile de le savoir... Ma petite Christine, mon amour... on n'a pas besoin d'ouvrir la porte pour voir ce qui se passe dans la chambre des supplices... Veux-tu voir? veux-tu voir?... Tiens!... S'il y a quelqu'un... s'il y a vraiment quelqu'un, tu vas voir s'illuminer tout là-haut, près du plafond, la fenêtre invisible... Il suffit d'en tirer le rideau noir et puis d'éteindre ici... Là, c'est fait... Éteignons! Tu n'as pas peur de la nuit, en compagnie de ton petit mari!...
Alors, on entendit la voix agonisante de Christine.
—Non!... J'ai peur!... Je vous dis que j'ai peur dans la nuit!... Cette chambre ne m'intéresse plus du tout!... C'est vous qui me faites tout le temps peur, comme à une enfant, avec cette chambre des supplices!... Alors, j'ai été curieuse, c'est vrai!... Mais elle ne m'intéresse plus du tout... du tout!...
Et ce que je craignais par-dessus tout, commença automatiquement... Nous fûmes, tout à coup, inondés de lumière!... Oui, derrière notre mur, ce fut comme un embrasement. Le vicomte de Chagny qui ne s'y attendait pas, en fut tellement surpris qu'il en chancela. Et la voix de colère éclata à côté.
—Je te disais qu'il y avait quelqu'un!... Là vois-tu maintenant, la fenêtre?... la fenêtre lumineuse!... Tout là-haut!... Celui qui est derrière ce mur ne la voit pas lui!... Mais, toi, tu vas monter sur l'échelle double. Elle est là pour cela!... Tu m'as demandé souvent à quoi elle servait... Eh bien! te voilà renseignée maintenant!... Elle sert à regarder par la fenêtre de la chambre des supplices... petite curieuse!...
—Quels supplices?... quels supplices y a-t-il là-dedans?... Erik! Erik! dites-moi que vous voulez me faire peur!... Dites-le-moi, si vous m'aimez, Erik!... N'est-ce pas qu'il n'y a pas de supplices? Ce sont des histoires pour les enfants!...
—Allez voir, ma chérie, à la petite fenêtre!...
Je ne sais si le vicomte, à côté de moi, entendait maintenant la voix défaillante de la jeune femme, tant il était occupé du spectacle inouï qui venait de surgir à son regard éperdu... Quant à moi qui avais vu ce spectacle-là déjà trop souvent, par la petite fenêtre des Heures roses de Mazenderan, je n'étais occupé que de ce qui se disait à côté, y cherchant une raison d'agir, une résolution à prendre.
—Allez voir, allez voir à la petite fenêtre!... Vous me direz!... Vous me direz après comment il a le nez fait!
Nous entendîmes rouler l'échelle que l'on appliqua contre le mur...
—Montez donc!... Non!... Non, je vais monter... moi, ma chérie!...
—Eh bien! oui... je vais voir... laissez-moi!
—Ah! ma petite chérie!... Ma petite chérie!... que vous êtes mignonne... Bien gentil à vous de m'épargner cette peine à mon âge!... Vous me direz comment il a le nez fait!... Si les gens se doutaient du bonheur qu'il y a à avoir un nez... un nez bien à soi... jamais ils ne viendraient se promener dans la chambre des supplices!...
À ce moment, nous entendîmes distinctement au-dessus de nos têtes, ces mots:
—Mon ami, il n'y a personne!...
—Personne?... Vous êtes sûre qu'il n'y a personne?...
—Ma foi, non... il n'y a personne...
—Eh bien, tant mieux!... Qu'avez-vous, Christine?... Eh bien, quoi! Vous n'allez pas vous trouver mal!... Puisqu'il n'y a personne!... Là!... descendez!... là!... Remettez-vous! puisqu'il n'y a personne... Mais comment trouvez-vous le paysage?...
—Oh! très bien!...
—Allons! ça va mieux!... N'est-ce pas, ça va mieux!... Tant mieux, ça va mieux!... Pas d'émotion!... Et quelle drôle de maison n'est-ce pas où l'on peut voir des paysages pareils?...
—Oui, on se croirait au Musée Grévin!... Mais, dites-donc, Erik... il n'y a pas de supplices là-dedans!... Savez-vous que vous m'avez fait une peur!...
—Pourquoi, puisqu'il n'y a personne!...
—C'est vous qui avez fait cette chambre-là, Erik?... Savez-vous que c'est très beau! Décidément, vous êtes un grand artiste, Erik...
—Oui, un grand artiste «dans mon genre».
—Mais, dites-moi, Erik, pourquoi avez-vous appelé cette chambre la chambre des supplices?...
—Oh! c'est bien simple. D'abord, qu'est-ce que vous avez vu?
—J'ai vu une forêt!...
—Et qu'est-ce qu'il y a dans une forêt?
—Des arbres!...
—Et qu'est-ce qu'il y a dans un arbre?
—Des oiseaux...
—Tu as vu des oiseaux...
—Non, je n'ai pas vu d'oiseaux.
—Alors, qu'as-tu vu! cherche!... Tu as vu des branches! Et qu'est-ce qu'il y a dans une branche? dit la voix terrible... Il y a un gibet! Voilà pourquoi j'appelle ma forêt la chambre des supplices!... Tu vois, ce n'est qu'une façon de parler! Tout cela est pour rire!... Moi, je ne m'exprime jamais comme les autres!... Je ne fais rien comme les autres!... Mais j'en suis bien fatigué!... bien fatigué!... J'en ai assez, vois-tu? d'avoir une forêt dans ma maison, et une chambre des supplices!... Et d'être logé comme un charlatan au fond d'une boîte à double fond!... J'en ai assez! j'en ai assez!... Je veux avoir un appartement tranquille, avec des portes et des fenêtres ordinaires et une honnête femme dedans, comme tout le monde!... Tu devrais comprendre cela Christine, et je ne devrais pas avoir besoin de te le répéter à tout bout de champ!... Une femme comme tout le monde!... Une femme que j'aimerais, que je promènerais, le dimanche, et que je ferais rire toute la semaine! Ah! tu ne t'ennuierais pas avec moi! J'ai plus d'un tour dans mon sac, sans compter les tours de cartes!... Tiens! veux-tu que je te fasse des tours de cartes? Cela nous fera toujours passer quelques minutes, en attendant demain soir, onze heures!... Ma petite Christine!... Ma petite Christine!... Tu m'écoutes?... Tu ne me repousses plus!... dis? Tu m'aimes!... Non! tu ne m'aimes pas!... Mais ça ne fait rien! tu m'aimeras! Autrefois, tu ne pouvais pas regarder mon masque à cause que tu savais ce qu'il y a derrière... Et maintenant tu veux bien le regarder et tu oublies ce qu'il y a derrière, et tu veux bien ne plus me repousser!... On s'habitue à tout, quand on veut bien... quand on a la bonne volonté!... Que de jeunes gens qui ne s'aimaient pas avant le mariage se sont adorés après! Ah! je ne sais plus ce que je dis... Mais tu t'amuserais bien avec moi!... Il n'y en a pas un comme moi, par exemple, ça, je le jure devant le bon Dieu qui nous mariera—si tu es raisonnable—il n'y en a pas un comme moi pour faire le ventriloque! Je suis le premier ventriloque du monde!... Tu ris!... Tu ne me crois peut-être pas!... Écoute!
Le misérable (qui était, en effet le premier ventriloque du monde) étourdissait la petite (je m'en rendais parfaitement compte) pour détourner son attention de la chambre des supplices!... Calcul stupide!... Christine ne pensait qu'à nous!... Elle répéta à plusieurs reprises, sur le ton le plus doux qu'elle put trouver et de la plus ardente supplication:
«Éteignez la petite fenêtre!... Erik! éteignez donc la petite fenêtre!...
Car elle pensait bien que cette lumière, soudain apparue à la petite fenêtre, et dont le monstre avait parlé d'une façon si menaçante, avait sa raison terrible d'être... Une seule chose devait momentanément la tranquilliser, c'est qu'elle nous avait vus tous deux, derrière le mur, au centre du magnifique embrasement, debout et bien portants!... Mais elle eût été plus rassurée, certes!... si la lumière s'était éteinte...
L'autre avait déjà commencé à faire le ventriloque. Il disait:
—Tiens! je soulève un peu mon masque! Oh! un peu seulement... Tu vois mes lèvres? Ce que j'ai de lèvres? Elles ne remuent pas!... Ma bouche est fermée... mon espèce de bouche... et cependant tu entends ma voix!... Je parle avec mon ventre... c'est tout naturel... on appelle ça être ventriloque!... C'est bien connu: écoute ma voix... où veux-tu qu'elle aille? Dans ton oreille gauche? dans ton oreille droite?... dans la table?... dans les petits coffrets d'ébène de la cheminée?... Ah! cela t'étonne... Ma voix est dans les petits coffrets de la cheminée! La veux-tu lointaine?... La veux-tu prochaine?... Retentissante?... Aigüe?... Nasillarde?... Ma voix se promène partout!... partout!... Écoute, ma chérie... dans le petit coffret de droite de la cheminée, et écoute ce qu'elle dit: Faut-il tourner le scorpion?... Et maintenant, crac! écoute ce qu'elle dit dans le petit coffret de gauche: Faut-il tourner la sauterelle?... Et maintenant, crac!... La voici dans le petit sac en cuir... Qu'est-ce qu'elle dit? «Je suis le petit sac de la vie et de la mort!» Et maintenant, crac!... la voici dans la gorge de la Carlotta, au fond de la gorge dorée, de la gorge de cristal de la Carlotta, ma parole!... Qu'est-ce qu'elle dit? Elle dit: «C'est moi, monsieur crapaud! c'est moi qui chante: J'écoute cette voix solitaire... couac!... qui chante dans mon couac!...» Et maintenant, crac, elle est arrivée sur une chaise de la loge du fantôme... et elle dit: «Madame Carlotta chante ce soir à décrocher le lustre!...» Et maintenant, crac!... Ah! ah! ah! ah!... où est la voix d'Erik?... Écoute, Christine, ma chérie!... Écoute... Elle est derrière la porte de la chambre des supplices!... Écoute-moi!... C'est moi qui suis dans la chambre des supplices!... Et qu'est-ce que je dis? Je dis: «Malheur à ceux qui ont le bonheur d'avoir un nez, un vrai nez à eux et qui viennent se promener dans la chambre des supplices!... Ah! ah! ah!»
Maudite voix du formidable ventriloque! Elle était partout, partout!... Elle passait par la petite fenêtre invisible... à travers les murs... elle courait autour de nous... entre nous... Erik était là!... Il nous parlait!... Nous fîmes un geste comme pour nous jeter sur lui... mais, déjà, plus rapide, plus insaisissable que la voix sonore de l'Écho, la voix d'Erik avait rebondi derrière le mur!...
Bientôt, nous né pûmes plus rien entendre du tout, car voici ce qui se passa:
La voix de Christine:
—Erik! Erik!... Vous me fatiguez avec votre voix... Taisez-vous, Erik!.. Ne trouvez-vous pas qu'il fait chaud ici?...
—Oh! Oui! répond la voix d'Erik, la chaleur devient insupportable!...
Et encore la voix râlante d'angoisse de Christine:
—Qu'est-ce que c'est que ça!... Le mur est tout chaud!... Le mur est brûlant!...
—Je vais vous dire, Christine, ma chérie, c'est à cause de «la forêt d'à côté!...».
—Eh bien!... que voulez-vous dire!... la forêt?...
—Vous n'avez donc pas vu que c'était une forêt du Congo?
Et le rire du monstre s'éleva si terrible que nous ne distinguions plus les clameurs suppliantes de Christine!... Le vicomte de Chagny criait et frappait contre les murs comme un fou... Je ne pouvais plus le retenir... Mais on n'entendait que le rire du monstre... et le monstre lui-même ne dut entendre que son rire... Et puis il y eut le bruit d'une rapide lutte, d'un corps qui tombe sur le plancher et que l'on traîne... et l'éclat d'une porte fermée à toute volée... et puis, plus rien, plus rien autour de nous que le silence embrasé de midi... au cœur d'une forêt d'Afrique!...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XXV
«TONNEAUX TONNEAUX AVEZ-VOUS DES TONNEAUX À VENDRE?»
(Suite du récit du Persan)
J'ai dit que cette chambre dans laquelle nous nous trouvions, M. le vicomte de Chagny et moi, était régulièrement hexagonale et garnie entièrement de glaces. On a vu depuis, notamment dans certaines expositions, de ces sortes de chambres absolument disposées ainsi et appelées: «maison des mirages» ou «palais des illusions». Mais l'invention en revient entièrement à Erik, qui construisit, sous mes yeux, la première salle de ce genre lors des Heures roses de Mazenderan. Il suffisait de disposer dans les coins quelque motif décoratif, comme une colonne, par exemple, pour avoir instantanément un palais aux mille colonnes, car, par l'effet des glaces, la salle réelle s'augmentait de six salles hexagonales dont chacune se multipliait à l'infini. Jadis, pour amuser «la petite sultane», il avait ainsi disposé un décor qui devenait le «temple innombrable»; mais la petite sultane se fatigua vite d'une aussi enfantine illusion, et alors Erik transforma son invention en chambre des supplices. Au lieu du motif architectural posé dans les coins, il mit au premier tableau un arbre de fer. Pourquoi cet arbre, qui imitait parfaitement la vie, avec ses feuilles peintes, était-il en fer? Parce qu'il devait être assez solide pour résister à toutes les attaques du «patient» que l'on enfermait dans la chambre des supplices. Nous verrons comment, par deux fois, le décor ainsi obtenu se transformait instantanément en deux autres décors successifs, grâce à la rotation automatique des tambours qui se trouvaient dans les coins et qui avaient été divisés par tiers, épousant les angles des glaces et supportant chacun un motif décoratif qui apparaissait tour à tour.
Les murs de cette étrange salle n'offraient aucune prise au patient, puisque, en dehors du motif décoratif d'une solidité à toute épreuve, ils étaient uniquement garnis de glaces et de glaces assez épaisses pour qu'elles n'eussent rien à redouter de la rage du misérable que l'on jetait là, du reste, les mains et les pieds nus.
Aucun meuble. Le plafond était lumineux. Un système ingénieux de chauffage électrique qui a été imité depuis, permettait d'augmenter la température des murs à volonté et de donner ainsi à la salle l'atmosphère souhaitée...
Je m'attache à énumérer tous les détails précis d'une invention toute naturelle donnant cette illusion surnaturelle, avec quelques branches peintes, d'une forêt équatoriale embrasée par le soleil de midi, pour que nul ne puisse mettre en doute la tranquillité actuelle de mon cerveau, pour que nul n'ait le droit de dire:
«Cet homme est devenu fou» ou «cet homme ment», ou «cet homme nous prend pour des imbéciles»[11].
Si j'avais simplement raconté les choses ainsi: «Étant descendus au fond d'une cave, nous rencontrâmes une forêt équatoriale embrasée par le soleil de midi», j'aurais obtenu un bel effet d'étonnement stupide, mais je ne cherche aucun effet, mon but étant, en écrivant ces lignes, de raconter ce qui nous est exactement arrivé à M. le vicomte de Chagny et à moi au cours d'une aventure terrible qui, un moment, a occupé la justice de ce pays.
Je reprends maintenant les faits où je les ai laissés.
Quand le plafond s'éclaira et, qu'autour de nous, la forêt s'illumina, la stupéfaction du vicomte dépassa tout ce que l'on peut imaginer. L'apparition de cette forêt impénétrable dont les troncs et les branches innombrables nous enlaçaient jusqu'à l'infini, le plongea dans une consternation effrayante. Il se passa les mains sur le front comme pour en chasser une vision de rêve et ses yeux clignotèrent comme des yeux qui ont peine au réveil, à reprendre connaissance de la réalité des choses. Un instant, il en oublia d'écouter!
J'ai dit que l'apparition de la forêt ne me surprit point. Aussi écoutai-je ce qui se passait dans la salle d'à côté pour nous deux. Enfin, mon attention était spécialement attirée moins par le décor, dont ma pensée se débarrassait, que par la glace elle-même qui le produisait. Cette glace, par endroits, était brisée.
Oui, elle avait des éraflures; on était parvenu à «l'étoiler», malgré sa solidité et cela me prouvait, à n'en pouvoir douter, que la chambre des supplices dans laquelle nous nous trouvions, avait déjà servi!
Un malheureux, dont les pieds et les mains étaient moins nus que les condamnés des Heures Roses de Mazenderan était certainement tombé dans cette «Illusion mortelle», et, fou de rage, avait heurté ces miroirs qui, malgré leurs blessures légères, n'en avaient pas moins continué à refléter son agonie! Et la branche de l'arbre où il avait terminé son supplice était disposée de telle sorte qu'avant de mourir, il avait pu voir gigoter avec lui—consolation suprême—mille pendus!
Oui! oui! Joseph Buquet avait passé par là!...
Allions-nous mourir comme lui?
Je ne le pensais pas, car je savais que nous avions quelques heures devant nous et que je pourrais les employer plus utilement que Joseph Buquet n'avait été capable de le faire.
N'avais-je pas une connaissance approfondie de la plupart des «trucs» d'Erik? C'était le cas où jamais de m'en servir.
D'abord, je ne songeai plus du tout à revenir par le passage qui nous avait conduit dans cette chambre maudite, je ne m'occupai point de la possibilité de refaire jouer la pierre intérieure qui fermait ce passage. La raison en était simple: je n'en avais pas le moyen!... Nous avions sauté de trop haut dans la chambre des supplices et aucun meuble ne nous permettait désormais d'atteindre à ce passage, pas même la branche de l'arbre de fer, pas même les épaules de l'un de nous en guise de marchepied.
Il n'y avait plus qu'une issue possible, celle qui ouvrait sur la chambre Louis-Philippe, et dans laquelle se trouvaient Erik et Christine Daaé. Mais si cette issue était à l'état ordinaire de porte du côté de Christine, elle était absolument invisible pour nous... Il fallait donc tenter de l'ouvrir sans même savoir où elle prenait sa place, ce qui n'était point une besogne ordinaire.
Quand je fus bien sûr qu'il n'y avait plus aucun espoir pour nous, du côté de Christine Daaé, quand j'eus entendu le monstre entraîner ou plutôt traîner la malheureuse jeune fille hors de la chambre Louis-Philippe pour qu'elle ne dérangeât point notre supplice, je résolus de me mettre tout de suite à la besogne, c'est-à-dire à la recherche du truc de la porte.
Mais d'abord il me fallut calmer M. de Chagny, qui déjà se promenait dans la clairière comme un halluciné, en poussant des clameurs incohérentes. Les bribes de la conversation qu'il avait pu surprendre, malgré son émoi, entre Christine et le monstre, n'avaient point peu contribué à le mettre hors de lui; si vous ajoutez à cela le coup de la forêt magique et l'ardente chaleur qui commençait à faire ruisseler la sueur sur ses tempes, vous n'aurez point de peine à comprendre que l'humeur de M. de Chagny commençait à subir une certaine exaltation. Malgré toutes mes recommandations, mon compagnon ne montrait plus aucune prudence.
Il allait et venait sans raison, se précipitant vers un espace inexistant, croyant entrer dans une allée qui le conduisait à l'horizon et se heurtant le front, après quelques pas, au reflet même de son illusion de forêt!
Ce faisant, il criait: Christine! Christine!... et il agitait son pistolet, appelant encore de toutes ses forces le monstre, défiant en un duel à mort l'Ange de la Musique, et il injuriait également sa forêt illusoire. C'était le supplice qui produisait son effet sur un esprit non prévenu. J'essayai autant que possible de le combattre, en raisonnant le plus tranquillement du monde ce pauvre vicomte: en lui faisant toucher du doigt les glaces et l'arbre de fer, les branches sur les tambours et en lui expliquant, d'après les lois de l'optique, toute l'imagerie lumineuse dont nous étions enveloppés et dont nous ne pouvions, comme de vulgaires ignorants, être les victimes!
—Nous sommes dans une chambre, une petite chambre, voilà ce qu'il faut vous répéter sans cesse... et nous sortirons de cette chambre quand nous en aurons trouvé la porte. Eh bien! cherchons-la!
Et je lui promis que, s'il me laissait faire, sans m'étourdir de ses cris et de ses promenades de fou, j'aurais trouvé le truc de la porte avant une heure.
Alors, il s'allongea sur le parquet, comme on fait dans les bois, et déclara qu'il attendrait que j'eusse trouvé la porte de la forêt, puisqu'il n'avait rien de mieux à faire! Et il crut devoir ajouter que de l'endroit où il se trouvait, «la vue était splendide». (Le supplice, malgré tout ce que j'avais pu dire, agissait.)
Quant à moi, oubliant la forêt, j'entrepris un panneau de glaces et me mis à le tâter en tous sens, y cherchant le point faible, sur lequel il fallait appuyer pour faire tourner les portes suivant le système des portes et trappes pivotantes d'Erik. Quelquefois ce point faible pouvait être une simple tache sur la glace, grosse comme un petit pois, et sous laquelle se trouvait le ressort à faire jouer. Je cherchai! Je cherchai! Je tâtai si haut que mes mains pouvaient atteindre. Erik était à peu près de la même taille que moi et je pensais qu'il n'avait point disposé le ressort plus haut qu'il ne fallait pour sa taille—ce n'était du reste qu'une hypothèse, mais mon seul espoir.—J'avais décidé de faire ainsi, sans faiblesse, et minutieusement le tour des six panneaux de glaces et ensuite d'examiner également fort attentivement le parquet.
En même temps que je tâtais les panneaux avec le plus grand soin, je m'efforçais de ne point perdre une minute car la chaleur me gagnait de plus en plus et nous cuisions littéralement dans cette forêt enflammée.
Je travaillais ainsi depuis une demi-heure et j'en avais déjà fini avec trois panneaux quand notre mauvais sort voulut que je me retournasse à une sourde exclamation poussée par le vicomte.
—J'étouffe! disait-il... Toutes ces glaces se renvoient une chaleur infernale!... Est-ce que vous allez bientôt trouver votre ressort?... Pour peu que vous tardiez, nous allons rôtir ici!
Je ne fus point mécontent de l'entendre parler ainsi. Il n'avait pas dit un mot de la forêt et j'espérai que la raison de mon compagnon pourrait lutter assez longtemps encore contre le supplice. Mais il ajouta:
—Ce qui me console, c'est que le monstre a donné jusqu'à demain soir onze heures à Christine: si nous ne pouvons sortir de là et lui porter secours, au moins nous serons morts avant elle! La messe d'Erik pourra servir pour tout le monde!
Et il aspira une bouffée d'air chaud qui le fit presque défaillir...
Comme je n'avais point les mêmes désespérées raisons que M. le vicomte de Chagny pour accepter le trépas, je me retournai, après quelques paroles d'encouragement, vers mon panneau, mais j'avais eu tort, en parlant de faire quelques pas; si bien que dans l'enchevêtrement inouï de la forêt illusoire, je ne retrouvai plus, à coup sûr, mon panneau! Je me voyais obligé de tout recommencer, au hasard... Aussi je ne pus m'empêcher de manifester ma déconvenue et le vicomte comprit que tout était à refaire. Cela lui donna un nouveau coup.
—Nous ne sortirons jamais de cette forêt! gémit-il.
Et son désespoir ne fit plus que grandir. Et, en grandissant, son désespoir lui faisait de plus en plus oublier qu'il n'avait affaire qu'à des glaces et de plus en plus croire qu'il était aux prises avec une forêt véritable.
Moi, je m'étais remis à chercher... à tâter... La fièvre, à mon tour, me gagnait... car je ne trouvais rien... absolument rien... Dans la chambre à côté c'était toujours le même silence. Nous étions bien perdus dans la forêt... sans issue... sans boussole... sans guide... sans rien. Oh! je savais ce qui nous attendait si personne ne venait à notre secours... ou si je ne trouvais pas le ressort... Mais j'avais beau chercher le ressort, je ne trouvais que des branches... d'admirables belles branches qui se dressaient toutes droites devant moi ou s'arrondissaient précieusement au-dessus de ma tête... Mais elles ne donnaient point d'ombre! C'était assez naturel, du reste, puisque nous étions dans une forêt équatoriale avec le soleil juste au-dessus de nos têtes... une forêt du Congo...
À plusieurs reprises. M. de Chagny et moi, nous avions retiré et remis notre habit, trouvant tantôt qu'il nous donnait plus de chaleur et tantôt qu'il nous garantissait, au contraire, de cette chaleur.
Moi, je résistais encore moralement, mais M. de Chagny me parut tout à fait «parti». Il prétendait qu'il y avait bien trois jours et trois nuits qu'il marchait sans s'arrêter dans cette forêt, à la recherche de Christine Daaé. De temps en temps, il croyait l'apercevoir derrière un tronc d'arbre ou glissant à travers les branches, et il l'appelait avec des mots suppliants qui me faisaient venir les larmes aux yeux. «Christine! Christine! disait-il, pourquoi me fuis-tu? ne m'aimes-tu pas?... Ne sommes-nous pas fiancés?... Christine, arrête-toi!... Tu vois bien que je suis épuisé!... Christine, aie pitié!... Je vais mourir dans la forêt... loin de toi!...»
—Oh! j'ai soif! dit-il enfin avec un accent délirant.
Moi aussi j'avais soif... j'avais la gorge en feu...
Et cependant, accroupi maintenant sur le parquet, cela ne m'empêchait pas de chercher... chercher... chercher le ressort de la porte invisible... d'autant plus que le séjour dans la forêt devenait dangereux à rapproche du soir... Déjà l'ombre de la nuit commençait à nous envelopper... cela était venu très vite, comme tombe la nuit dans les pays équatoriaux... subitement, avec à peine de crépuscule...
Or la nuit dans les forêts de l'équateur, est toujours dangereuse, surtout lorsque, comme nous, on n'a pas de quoi allumer du feu pour éloigner les bêtes féroces. J'avais bien tenté, délaissant un instant la recherche de mon ressort, de briser des branches que j'aurais, allumées avec ma lanterne sourde, mais je m'étais heurté, moi aussi, aux fameuses glaces, et cela m'avait rappelé à temps que nous n'avions affaire qu'à des images de branches...
Avec le jour, la chaleur n'était pas partie, au contraire... Il faisait maintenant encore plus chaud sous la lueur bleue de la lune. Je recommandai au vicomte de tenir nos armes prêtes à faire feu et de ne point s'écarter du lieu de notre campement, cependant que je cherchais toujours mon ressort.
Tout à coup le rugissement du lion se fit entendre, à quelques pas. Nous en eûmes les oreilles déchirées.
—Oh! fit le vicomte à voix basse, il n'est pas loin!... Vous ne le voyez pas?... là... à travers les arbres! dans ce fourré... S'il rugit encore, je tire!...
Et le rugissement recommença, plus formidable. Et le vicomte tira, mais je ne pense pas qu'il atteignit le lion; seulement, il cassa une glace; je le constatai le lendemain matin à l'aurore. Pendant la nuit, nous avions dû faire un bon chemin, car nous nous trouvâmes soudain au bord du désert, d'un immense désert de sable, de pierres et de rochers. Ce n'était vraiment point la peine de sortir de la forêt pour tomber dans le désert. De guerre lasse, je m'étais étendu à côté du vicomte, personnellement fatigué de chercher des ressorts que je ne trouvais pas.
J'étais tout à fait étonné (et je le dis au vicomte) que nous n'ayons point fait d'autres mauvaises rencontres, pendant la nuit. Ordinairement, après le lion, il y avait le léopard, et puis quelquefois le bourdonnement de la mouche tsé-tsé. C'étaient là des effets très faciles à obtenir, et j'expliquai à M. de Chagny, pendant que nous nous reposions avant de traverser le désert, qu'Erik obtenait le rugissement du lion avec un long tambourin, terminé par une peau d'âne à une seule de ses extrémités. Sur cette peau est bandée une corde à boyau attachée par son centre à une autre corde du même genre qui traverse le tambour dans toute sa hauteur. Erik n'a alors qu'à frotter cette corde avec un gant enduit de colophane et, par la façon dont il frotte, il imite à s'y méprendre la voix du lion ou du léopard, ou même le bourdonnement de la mouche tsé-tsé.
Cette idée qu'Erik pouvait être dans la chambre, à côté, avec ses trucs, me jeta soudain dans la résolution d'entrer en pourparlers avec lui, car, évidemment, il fallait renoncer à l'idée de le surprendre. Et maintenant, il devait savoir à quoi s'en tenir sur les habitants de la chambre des supplices. Je l'appelai: Erik! Erik!... Je criai le plus fort que je pus à travers le désert, mais nul ne répondit à ma voix... Partout autour de nous, le silence et l'immensité nue de ce désert pétré... Qu'allions-nous devenir au milieu de cette affreuse solitude?...
Littéralement, nous commencions à mourir de chaleur, de faim et de soif... de soif surtout... Enfin, je vis M. de Chagny se soulever sur son coude et me désigner un point de l'horizon... Il venait de découvrir l'oasis!...
Oui, tout là-bas, là-bas, le désert faisait place à l'oasis... une oasis avec de l'eau... de l'eau limpide comme une glace... de l'eau qui reflétait l'arbre de fer!... Ah ça... c'était le tableau du mirage... je le reconnus tout de suite... le plus terrible... Aucun n'avait pu y résister... aucun... Je m'efforçais de retenir toute ma raison... et de ne pas espérer l'eau... parce que je savais que si l'on espérait l'eau, l'eau qui reflétait l'arbre de fer et que si, après avoir espéré l'eau, on se heurtait à la glace, il n'y avait plus qu'une chose à faire: se pendre à l'arbre de fer!...
Aussi, je criai à M. de Chagny: «C'est le mirage!... c'est le mirage!... ne croyez pas à l'eau!... c'est encore le truc de la glace!...» Alors il m'envoya, comme on dit, carrément promener, avec mon truc de la glace, mes ressorts, mes portes tournantes et mon palais des mirages!... Il affirma, rageur, que j'étais fou ou aveugle pour imaginer que toute cette eau qui coulait là-bas, entre de si beaux innombrables arbres, n'était point de la vraie eau!... Et le désert était vrai! Et la forêt aussi!... Ce n'était pas à lui qu'il fallait «en faire accroire»... il avait assez voyagé... et dans tous les pays...
Et il se traîna, disant:
—De l'eau! De l'eau!...
Et il avait la bouche ouverte comme s'il buvait...
Et moi aussi, j'avais la bouche ouverte comme si je buvais...
Car non seulement nous la voyions, l'eau, mais encore nous l'entendions!... Nous l'entendions couler... clapoter!... Comprenez-vous ce mot clapoter?... C'est un mot que l'on entend avec la langue!... La langue se tire hors de la bouche pour mieux l'écouter!...
Enfin, supplice plus intolérable que tout, nous entendîmes la pluie et il ne pleuvait pas! Cela, c'était l'invention démoniaque... Oh! je savais très bien aussi comment Erik l'obtenait! Il remplissait de petites pierres une boîte très étroite et très longue, coupée par intervalles de vannes de bois et de métal. Les petites pierres, en tombant, rencontraient ces vannes et ricochaient de l'une à l'autre, et il s'ensuivait des sons saccadés qui rappelaient à s'y tromper le grésillement d'une pluie d'orage.
... Aussi, il fallait voir comme nous tirions la langue, M. de Chagny et moi, en nous traînant Vers la rive clapotante... nos yeux et nos oreilles étaient pleins d'eau, mais notre langue restait sèche comme de la corne!...
Arrivé à la glace, M. de Chagny la lécha... et moi aussi... je léchai la glace...
Elle était ardente!...
Alors nous roulâmes par terre, avec un râle désespéré. M. de Chagny approcha de sa tempe le dernier pistolet qui était resté chargé et moi je regardai, à mes pieds, le lacet du Pendjab.
Je savais pourquoi, dans ce troisième décor, était revenu l'arbre de fer!...
L'arbre de fer m'attendait!...
Mais comme je regardais le lacet du Pendjab, je vis une chose qui me fit tressaillir si violemment que M. de Chagny en fut arrêté dans son mouvement de suicide. Déjà, il murmurait: «Adieu, Christine!...»
Je lui avais pris le bras. Et puis je lui pris le pistolet... et puis je me traînai à genoux jusqu'à ce que j'avais vu.
Je venais de découvrir auprès du lacet du Pendjab, dans la rainure du parquet, un clou à tête noire dont je n'ignorais par l'usage...
Enfin! je l'avais trouvé le ressort!... le ressort qui allait faire jouer la porte!... qui allait nous donner la liberté!... qui allait nous livrer Erik.
Je tâtai le clou... Je montrai à M. de Chagny une figure rayonnante!... Le clou à tête noire cédait sous ma pression...
Et alors...
... Et alors ce ne fut point une porte qui s'ouvrit dans le mur, mais une trappe qui se déclencha dans le plancher.
Aussitôt, de ce trou noir, de l'air frais nous arriva. Nous nous penchâmes sur ce carré d'ombre comme sur une source limpide. Le menton dans l'ombre fraîche, nous la buvions.
Et nous nous courbions de plus en plus au-dessus de la trappe. Que pouvait-il bien y avoir dans ce trou, dans cette cave qui venait d'ouvrir mystérieusement sa porte dans le plancher?...
Il y avait peut-être, là dedans, de l'eau?...
De l'eau pour boire...
J'allongeai le bras dans les ténèbres et je rencontrai une pierre, et puis une autre... un escalier... un noir escalier qui descendait à la cave.
Le vicomte était déjà prêt à se jeter dans le trou!...
Là-dedans, même si on ne trouvait point d'eau, on pourrait échapper à l'étreinte rayonnante de ces abominables miroirs...
Mais j'arrêtai le vicomte, car je craignais un nouveau tour du monstre et, ma lanterne sourde allumée, je descendis le premier...
L'escalier plongeait dans les ténèbres les plus profondes et tournait sur lui-même. Ah! l'adorable fraîcheur de l'escalier et des ténèbres!...
Cette fraîcheur devait moins venir du système de ventilation établi nécessairement par Erik que de la fraîcheur même de la terre qui devait être toute saturée d'eau au niveau où nous nous trouvions... Et puis, le lac ne devait pas être loin!...
Nous fûmes bientôt au bas de l'escalier... Nos yeux commençaient à se faire à l'ombre, à distinguer autour de nous, des formes... des formes rondes... sur lesquelles je dirigeai le jet lumineux de ma lanterne...
Des tonneaux!...
Nous étions dans la cave d'Erik!
C'est là qu'il devait enfermer son vin et peut-être son eau potable...
Je savais qu'Erik était très amateur de bons crus...
Ah! il y avait là de quoi boire!...
M. de Chagny caressait les formes rondes et répétait inlassablement:
—Des tonneaux! des tonneaux!... Que de tonneaux!...
En fait, il y en avait une certaine quantité alignée fort symétriquement sur deux files entre lesquelles nous nous trouvions...
C'étaient des petits tonneaux et j'imaginai qu'Erik les avait choisis de cette taille pour la facilité du transport dans la maison du Lac!...
Nous les examinions les uns après les autres cherchant si l'un d'entre eux n'avait point quelque chantepleure nous indiquant par cela même qu'on y aurait puisé de temps à autre.
Mais tous les tonneaux étaient fort hermétiquement clos.
Alors, après en avoir soulevé un à demi pour constater qu'il était plein, nous nous mîmes à genoux et avec la lame d'un petit couteau que j'avais sur moi, je me mis en mesure de faire sauter la «bonde».
À ce moment, il me sembla entendre, comme venant de très loin, une sorte de chant monotone dont le rythme m'était connu, car je l'avais entendu très souvent dans les rues de Paris:
«Tonneaux!... Tonneaux!... Avez-vous des tonneaux... à vendre?...»
Ma main en fut immobilisée sur la bonde... M. de Chagny aussi avait entendu. Il me dit:
—C'est drôle!... on dirait que c'est le tonneau qui chante!...
Le chant reprit plus lointainement...
«Tonneaux!... Tonneaux!... Avez-vous des tonneaux à vendre?...»
—Oh! oh! je vous jure, fit le vicomte, que le chant s'éloigne dans le tonneau!...
Nous nous relevâmes et allâmes regarder derrière le tonneau...
—C'est dedans! faisait M. de Chagny; c'est dedans!...
Mais nous n'entendions plus rien... et nous en fûmes réduits à accuser le mauvais état, le trouble réel de nos sens...
Et nous revînmes à la bonde. M. de Chagny mit ses deux mains réunies dessous et d'un dernier effort, je fis sauter la bonde.
—Qu'est-ce que c'est que ça? s'écria tout de suite le vicomte... Ce n'est pas de l'eau!
Le vicomte avait approché ses deux mains pleines de ma lanterne... Je me penchai sur les mains du vicomte... et, aussitôt, je rejetai ma lanterne si brusquement loin de nous qu'elle se brisa et s'éteignit... et se perdit pour nous...
Ce que je venais de voir dans les mains de M. de Chagny... c'était de la poudre!