Le feu (Journal d'une Escouade)
VII
EMBARQUEMENT
Barque, le lendemain, prit la parole et dit:
—J’vas t’expliquer ce qui en est. Y en a qui gou...
Un féroce coup de sifflet coupa son explication, net, à cette syllabe.
On était dans une gare, sur un quai. Une alerte nous avait, dans la nuit, arrachés au sommeil et au village, et on avait marché jusqu’ici. Le repos était fini; on changeait de secteur; on nous lançait ailleurs. On avait disparu de Gauchin à la faveur des ténèbres, sans voir les choses et les gens, sans leur dire adieu du regard, sans en emporter une dernière image.
...Une locomotive manœuvrait, proche à nous coudoyer, et elle braillait à pleins poumons. Je vis la bouche de Barque, bouchée par la vocifération de cette voisine colossale, prononcer un juron: et j’apercevais grimacer, en proie à l’impuissance et à l’assourdissement, les autres faces, casquées et ceinturées de jugulaires,—car nous étions sentinelles dans cette gare.
—Après toi! glapit Barque, furieux, en s’adressant au sifflet empanaché.
Mais le terrible appareil continuait de plus belle à renfoncer impérieusement les paroles dans les gorges. Quand il se tut, et que son écho tinta dans nos oreilles, le fil du discours était rompu à jamais, et Barque se contenta de conclure brièvement:
—Oui.
Alors, on regarda autour de soi.
On était perdus dans une espèce de ville.
Des rames de wagons interminables, des trains de quarante à soixante voitures, formaient comme des rangées de maisons aux façades sombres, basses et identiques, séparées par des ruelles. Devant nous, longeant l’agglomération des maisons roulantes, la grande ligne, la rue sans bornes où les rails blancs disparaissaient à une extrémité et à une autre, dévorés par l’éloignement. Des tronçons de trains, des trains entiers, en grandes colonnes horizontales, s’ébranlaient, se déplaçaient et se replaçaient. On entendait de toutes parts le martèlement régulier des convois sur le sol cuirassé, des sifflements stridents, le tintement de la cloche d’avertissement, le fracas métallique et plein, des colosses cubiques qui ajustaient leurs moignons d’acier, avec des contre-coups de chaînes et des retentissements dans la longue carcasse vertébrée du convoi. Au rez-de-chaussée du bâtiment qui s’élevait au centre de la gare, comme une mairie, le grelot précipité du télégraphe et du téléphone roulait, ponctué d’éclats de voix. Tout autour, sur le sol charbonneux: les hangars à marchandises, les magasins bas dont on entrevoyait par les porches les intérieurs encombrés, les cabanes des aiguilleurs, le hérissement des aiguilles, les colonnes à eau, les pylônes de fer à claire-voie dont les fils réglaient le ciel comme du papier à musique; par-ci par-là, les disques, et, surmontant dans la nue cette cité sombre et plate, deux grues à vapeur semblables à des clochers.
Plus loin, dans des terrains vagues et des emplacements vides, aux alentours du dédale des quais et des bâtisses, stagnaient des voitures militaires et des camions et s’alignaient des files de chevaux, à perte de vue.
—Tu parles d’un business que ça va être!
—Tout le corps d’armée qu’on commence d’embarquer à c’ soir!
—Tiens, en v’là qui arrivent.
Un nuage, qui couvrait un tremblement bruyant de roues et un roulement de sabots de chevaux, approchait grossissant dans l’avenue de la gare qu’on embrassait par l’enfilée des constructions.
—Y a déjà des canons d’embarqués.
Sur des wagons plats là-bas, entre deux longs dépôts pyramidaux de caisses, on voyait, en effet, des profils de roues, et des becs effilés de pièces. Caissons, canons et roues étaient bariolés, tigrés, de jaune, de marron et de vert.
—I’s sont camouflés. Là-bas, y a bien des chevaux qui sont peints. Tiens, pige çui-là, là, qu’a les pattes larges qu’on dirait qu’il a des pantalons? Eh ben, l’était blanc et on y a foutu une peinture pour qu’i’ change sa couleur.
Le cheval en question se tenait à l’écart des autres, qui semblaient s’en méfier, et présentait une teinte grisâtre jaunâtre, manifestement mensongère.
—L’pauv’ bougre! dit Tulacque.
—Tu vois, les bourins, dit Paradis, non seulement on les fait tuer, mais on les emmerde.
—C’est pour leur bien, que veux-tu!
—Eh oui, nous aussi, c’est pour not’ bien!
Sur le soir, des soldats arrivèrent. De tous côtés, il en coulait vers la gare. On voyait des gradés sonores courir sur le front des files. On limitait les débordements d’hommes et on les enserrait le long des barrières ou dans des carrés palissadés, un peu partout. Les hommes formaient les faisceaux, déposaient leurs sacs et, n’ayant pas le droit de sortir, attendaient, enterrés côte à côte dans la pénombre.
Les arrivées se succédaient avec une ampleur croissante, à mesure que le crépuscule s’accentuait. En même temps que les troupes, affluaient des automobiles. Ce fut bientôt un grondement sans arrêt: des limousines, au milieu d’une gigantesque marée de petits, de moyens et de gros camions. Tout cela se rangeait, se calait, se tassait dans des emplacements désignés. Un vaste murmure de voix et de bruits divers sortait de cet océan d’êtres et de voitures qui battait les abords de la gare et commençait à s’y infiltrer par endroits.
—C’est rien ça encore, dit Cocon, l’homme-statistique. Rien qu’à l’Etat-Major du Corps d’Armée, il y a trente autos d’officier, et tu sais pas, ajouta-t-il, combien i’ faudra de trains de cinquante wagons pour embarquer tout le Corps—bonhommes et camelote—sauf, bien entendu, les camions, qui rejoindront le nouveau secteur avec leurs pattes? N’ cherche pas, bec d’amour. Il en faudra quatre-vingt-dix.
—Ah! zut alors! Et y en a trente-trois, d’Corps?
—Y en a même trente-neuf, pouilleux!
L’agitation augmente. La gare se peuple et se surpeuple. Aussi loin que l’œil peut discerner une forme ou un spectre de forme, c’est un tohu-bohu et une organisation mouvementée comme une panique. Toute la hiérarchie des gradés s’éploie et donne, passe, repasse, comme des météores, et, agitant des bras où brillent les galons, multiplie les ordres et les contre-ordres que portent, en se faufilant, les plantons et les cyclistes; les uns lents, les autres évoluant en traits rapides comme des poissons dans l’eau.
Voilà le soir, décidément. Les taches formées par les uniformes des poilus groupés autour des monticules des faisceaux deviennent indistinctes et se mêlent à la terre, puis leur foule est décelée seulement par la lueur des pipes et des cigarettes. A certains endroits au bord des groupements, la suite ininterrompue des petits points clairs festonne l’obscurité comme une banderole illuminée de rue en fête.
Sur cette étendue confuse et houleuse, les voix mélangées font le bruit de la mer qui se brise sur le rivage; et, surmontant ce murmure sans limites, des ordres encore, des cris, des clameurs, le remue-ménage de quelque déballage et de quelque transbordement, des fracas de marteaux-pilons redoublant leur sourd effort parmi les ombres, et des rugissements de chaudières.
Dans l’immense assombrissement, plein d’hommes et de choses, partout, les lumières commencent à s’allumer.
Ce sont les lampes électriques des officiers et des chefs de détachement, et les lanternes à acétylène des cyclistes qui promènent en zig-zag, çà et là, leur point intensément blanc et leur zone de résurrection blafarde.
Un phare à acétylène éclôt, aveuglant, et répand un dôme de jour. D’autres phares trouent et déchirent le gris du monde.
La gare prend alors un aspect fantastique. Des formes incompréhensibles surgissent et plaquent le bleu noir du ciel. Des amoncellements s’ébauchent, vastes comme les ruines d’une ville. On perçoit le commencement de files démesurées de choses qui s’enfoncent dans la nuit. On devine des masses profondes dont les premiers reliefs jaillissent d’un gouffre d’inconnu.
A notre gauche, des détachements de cavaliers et de fantassins s’avancent toujours comme une inondation épaisse. On entend se propager le brouillard des voix. On voit quelques rangs se dessiner dans un coup de lumière phosphorescente ou une lueur rouge, et on prête l’oreille à de longues traînées de rumeurs.
Dans des fourgons dont on perçoit, à la flamme tournoyante et nuageuse des torches, les masses grises et les gueules noires, des tringlots embarquent des chevaux à l’aide de plans inclinés. Ce sont des appels, des exclamations, un piétinement frénétique de lutte, et les furibonds tapements de sabots d’une bête rétive—insultée par son conducteur—contre les panneaux du fourgon où on l’a claustrée.
A côté, on transporte des voitures sur des wagons-tombereaux. Un fourmillement encercle une colline de bottes de fourrage. Une multitude éparse s’acharne sur d’énormes assises de ballots.
—V’là trois heures qu’on est sur son pivot, soupire Paradis.
—Et ceux-là, qui c’est?
On voit dans des échappées de lumière une bande de lutins, entourés de vers luisants, poindre et disparaître emportant de bizarres instruments.
—C’est la Section de projecteurs, dit Cocon.
—Te v’là en songement, toi, camarade, qu’est-ce que tu songes?
—Il y a quatre Divisions, à cette heure, au Corps d’Armée, répond Cocon. Ça change: quelquefois c’est trois, des fois, c’est cinq. Pour le moment, c’est quatre. Et chacune de nos divisions, reprend l’homme-chiffre que notre escouade a la gloire de posséder, renferme trois R. I.—régiments d’infanterie;—deux B. C. P.—bataillons de chasseurs à pied; un R. I. T.—régiment d’infanterie territoriale—sans compter les régiments spéciaux, Artillerie, Génie, Train, etc., sans non plus compter l’Etat-major de la D. I. et les services non embrigadés, rattachés directement à la D. I. Un régiment de ligne à trois bataillons occupe quatre trains: un pour l’E. M., la Compagnie de mitrailleuses et la C. H. R. (compagnie hors rang), et un par bataillon. Toutes les troupes n’embarqueront pas ici: les embarquements s’échelonneront sur la ligne selon le lieu des cantonnements et la date des relèves.
—J’ suis fatigué, dit Tulacque. On mange pas assez du consistant, vois-tu. On s’ tient debout parce que c’est la mode, mais on n’a plus d’ force ni d’ verdure.
—Je m’ suis renseigné, reprend Cocon. Les troupes, les vraies troupes, ne s’embarqueront qu’à partir du milieu de la nuit. Elles sont encore rassemblées çà et là dans les villages à dix kilomètres à la ronde. C’est d’abord tous les services du Corps d’Armée qui partiront et les E. N. E.—éléments non endivisionnés, explique obligeamment Cocon, c’est-à-dire rattachés directement au C. A.
«Parmi les E. N. E., tu ne verras pas le Ballon, ni l’Escadrille: c’est des trop gros meubles, qui naviguent par leurs seuls moyens avec leur personnel, leurs bureaux, leurs infirmeries. Le régiment de chasseurs est un autre de ces E. N. E.
—Y a pas d’ régiment de chasseurs, dit étourdiment Barque. C’est des bataillons. Vu qu’on dit: tel bataillon de chasseurs.
On voit dans l’ombre Cocon hausser ses épaules noires et ses lunettes jeter un éclair méprisant.
—T’as vu ça, bec de cane? Eh bien, tu sauras, si t’es si malin, qu’les chasseurs à pied et les chasseurs à cheval, ça fait deux.
—Zut! dit Barque, j’oubliais les à cheval.
—Que ça! fit Cocon. Comme E. N. E. du Corps d’Armée, y a l’Artillerie de Corps, c’est-à-dire l’artillerie centrale qui est en plus de celle des divisions. Elle comprend l’A. L.—artillerie lourde,—l’A. T.—artillerie de tranchées,—les P. A.—parcs d’artillerie,—les auto-canons, les batteries contre-avions, est-ce que je sais! Il y a le Génie, la Prévôté, à savoir le service des cognes à pied et à cheval, le Service de Santé, le Service vétérinaire, un escadron du Train des équipages, un régiment territorial pour la garde et les corvées du Q. G.—Quartier Général,—le Service de l’Intendance (avec le Convoi administratif, qu’on écrit C. V. A. D. pour ne pas l’écrire C. A. comme le Corps d’Armée).
«Il y a aussi le Troupeau de Bétail, le Dépôt de Remonte, etc.; le Service Automobile,—tu parles d’une ruche de filons dont j’pourrais t’parler pendant une heure si j’voulais,—le Payeur, qui dirige les Trésors et Postes, le Conseil de Guerre, les Télégraphistes, tout le Groupe électrogène. Tout ça a des directeurs, des commandants, des branches et des sous-branches, et c’est pourri de scribes, de plantons et d’ordonnances, et tout l’bazar à la voile. Tu vois d’ici au milieu d’quoi s’trouve un général commandant de Corps!».
A ce moment nous fûmes environnés par un groupe de soldats porteurs, en plus de leur harnachement, de caisses et de paquets ficelés dans du papier, qu’ils traînaient cahin-caha et posèrent à terre en faisant: ouf.
—C’est les secrétaires d’Etat-Major. Ils font partie du Q. G.—du Quartier Général—c’est-à-dire de quelque chose comme la suite du Général. Ils trimballent, quand ils déménagent, leurs caisses d’archives, leurs tables, leurs registres et toutes les petites saletés qu’il leur faut pour leurs écritures. Tiens, tu vois, ça, c’est une machine à écrire que ces deux-là—ce vieux papa et c’petit boudin—emportent, la poignée enfilée dans un fusil. Ils sont en trois bureaux, et il y a aussi la Section du Courrier, la Chancellerie, la S. T. C. A.—Section Topographique du Corps d’Armée—qui distribue les cartes aux divisions et fait des cartes et des plans, d’après les aéros, les observateurs et les prisonniers. C’est les officiers de tous les bureaux qui, sous les ordres d’un sous-chef et d’un chef—deux colons—forment l’Etat-Major du C. A. Mais le Q. G. proprement dit, qui comprend aussi des ordonnances, des cuisiniers, des magasiniers, des ouvriers, des électriciens, des gendarmes, et les cavaliers de l’Escorte, est commandé par un commandant.
A ce moment, nous recevons un terrible renfoncement collectif.
—Eh! attention! rangez-vous! crie, en guise d’excuse, un homme qui, aidé de plusieurs autres, pousse une voiture vers les wagons.
Le travail est laborieux. Le sol est en pente et la voiture, dès qu’on cesse de s’arc-bouter contre elle et de se cramponner aux roues, recule. Les hommes sombres se pressent sur elle en grinçant et grondant, comme sur un monstre, au sein des ténèbres.
Barque, tout en se frottant les reins, interpelle un des équipiers forcenés:
—Penses-tu y arriver, vieux canard?
—Nom de Dieu! brame celui-ci, tout à son affaire, gare à ce pavé! Vous allez m’fusiller ma bagnole!
Dans un brusque mouvement il bouscule à nouveau Barque, et, cette fois, le prend à partie:
—Pourquoi qu’t’es là, dedans d’fumier, outil!
—Non, mais tu s’rais pas alcoolique? riposte Barque. Pourquoi qu’j’suis là! Elle est bonne, celle-là! Dis donc, bande de poux, tu m’la copieras!
—Rangez-vous! crie une voix nouvelle qui conduit des hommes pliés sous des faix disparates mais pareillement écrasants...
On ne peut plus rester nulle part. On gêne partout. On avance, on se disperse, on recule dans cette mêlée.
—En plus, j’le dis, continue Cocon, impassible comme un savant, il y a les Divisions, organisées chacune à peu près comme un Corps d’Armée...
—Oui, on sait, passe la main!
—Il en fait un chambard, c’tréteau, dans son écurie à roulettes, constate Paradis. Ça doit être la belle-mère d’un autre.
—C’est, j’parie, l’tétard du major, çui que l’véto disait qu’ c’était un veau en train de d’venir une vache.
—C’est bien organisé tout d’même tout ça, y a pas à dire! admire Lamuse, refoulé par un flot d’artilleurs portant des caisses.
—C’est vrai, concède Marthereau, pour conduire tout c’fourbi à la voile, faut pas être une bande de navets, et pas non plus une bande de flans... Bon Dieu, fais attention où c’que tu poses tes ribouis maudits, peau d’tripe, bête noire!
—Tu parles d’un déménagement. Quand j’m’ai installé à Marcoussis avec ma famille, ça a fait moins d’chichi. C’est vrai qu’ j’ suis pas chichiard non plus.
On se tait et alors on entend Cocon qui dit:
—Pour voir passer toute l’armée française qui tient les lignes—je ne parle pas de c’qui est installé en arrière, où il y a deux fois plus d’hommes encore, et des services comme des ambulances qu’ont coûté 9 millions et qui vous évacuent des 7.000 malades par jour—pour la voir passer dans des trains de soixante wagons qui se suivraient sans arrêt à un quart d’heure d’intervalle, il faudrait quarante jours et quarante nuits.
—Ah! disent-ils.
Mais c’est trop pour leur imagination; ils se désintéressent, se dégoûtent de la grandeur de ces chiffres. Ils bâillent, et suivent d’un œil larmoyant dans le bouleversement des galopades, des cris, de la fumée, des mugissements, des lueurs et des éclairs,—au loin, sur un embrasement de l’horizon, la ligne terrible du train blindé qui passe.
VIII
LA PERMISSION
Eudore s’assit là un moment, près du puits de la route, avant de prendre, à travers champs, le chemin qui conduisait aux tranchées. Un genou dans ses mains croisées, levant sa frimousse pâle—où il n’y avait pas de moustache sous le nez, mais seulement un petit pinceau plat au-dessus de chaque coin de la bouche—il sifflota, puis bâilla jusqu’aux larmes à la face du matin.
Un tringlot qui cantonnait à la lisière du bois, là-bas—où il y a une file de voitures et de chevaux, telle une halte de bohémiens—et qu’attirait le puits de la route, s’avançait avec deux seaux de toile qui, à chacun de ses pas, dansaient au bout de chacun de ses bras. Il s’arrêta devant ce fantassin sans armes muni d’une musette gonflée, et qui avait sommeil.
—T’es permissionnaire?
—Oui, dit Eudore, j’en rentre.
—Ben, mon vieux, dit le tringlot en s’éloignant, t’es pas à plaindre, si t’as comme ça six jours de permission dans l’bidon.
Mais voilà que quatre hommes descendaient la route, d’un pied lourd et pas pressé, et leurs souliers, à cause de la boue, étaient énormes comme des caricatures de souliers. Ils s’arrêtèrent comme un seul homme en percevant le profil d’Eudore.
—V’là Eudore! Eh! Eudore! Eh! cette vieille noix, c’est donc que t’es r’venu! s’écrièrent-ils ensuite, en s’élançant vers lui, et en lui tendant leurs mains aussi grosses que s’ils portaient des gants de laine rousse.
—Bonjour, les enfants, dit Eudore.
—Ça s’est bien tiré? Quoi qu’tu dis, mon gars, quoi?
—Oui, répondit Eudore. Pas mal.
—Nous v’nons d’corvée de vin; nous avons fait not’ plein. On va rentrer ensemble, pas?
Ils descendirent à la queue leu-leu le talus de la route et s’en allèrent bras dessus bras dessous à travers le champ enduit d’un mortier gris où la marche faisait un bruit de pâte brassée au pétrin.
—Comme ça, t’as vu ta femme, ta petite Mariette, pisque tu n’vivais que pour ça, et que tu n’pouvais pas ouvrir ton bec sans nous visser un ours à propos d’elle!
La figure pâlotte d’Eudore se pinça.
—Ma femme, je l’ai vue, bien sûr, mais une petite fois seulement. Y a pas eu plan d’avoir mieux. C’est pas d’veine, j’dis pas, mais c’est comme ça.
—Comment ça?
—Comment! Tu sais que nous habitons Villers-l’Abbé, un hameau de quatre maisons ni plus ni moins, à cheval sur une route. Une de ces maisons, c’est justement notre estaminet, qu’elle tient ou plutôt qu’elle retient depuis que l’patelin n’est plus amoché par le marmitage.
«Et alors, en vue d’une permission, elle avait demandé un laissez-passer pour Mont-Saint-Eloi où sont mes vieux, et moi, ma perme était pour Mont-Saint-Eloi. Tu saisis la combine?
«Comme c’est une petite femme de tête, tu sais, elle avait demandé son laissez-passer bien avant la date qu’on croyait de mon départ en perme. Quoique ça, mon départ est arrivé, si j’peux dire, avant qu’elle ait eu son autorisation. J’suis parti tout d’même: tu sais qu’à la compagnie faut pas louper son tour. J’suis donc resté avec mes vieux à attendre. J’les aime bien, mais j’faisais tout de même la gueule. Eux, ils étaient contents de me voir et embêtés de m’voir embêté dans leur compagnie. Mais qu’y faire? A la fin du sixième jour,—à la fin d’ma perme, la veille de rentrer!—un jeune homme en vélo—l’fils Florence—m’apporte une lettre de Mariette, qu’elle n’avait pas encore son laissez-passer...
—Ah! malheur! exclamèrent les interlocuteurs.
—...mais, continua Eudore, qu’y avait qu’une chose à faire, c’était que j’demand’, moi, la permission au maire de Mont-Saint-Eloi, qui d’mand’rait à l’autorité militaire, et que j’aille de ma personne, et au galop, à Villers, la voir.
—Il aurait fallu faire ça l’premier jour, et pas l’sixième!
—Videmment, mais j’avais peur d’m’croiser avec elle et d’ la louper, vu que, dès mon arrivée, j’l’attendais toujours, et qu’à chaque instant j’pensais la voir dans la porte ouverte. J’ai fait c’qu’elle me disait.
—En fin de compte, t’ l’as vue?
—Qu’un jour, ou plutôt qu’une nuit, répondit Eudore.
—Ça suffit! s’écria gaillardement Lamuse.
—Eh oui! renchérit Paradis. En une nuit, un zigotteau comme toi, ça en fait, et même ça en prépare, du boulot!
—Aussi vise-le, c’t’air fatigué! Tu parles d’une louba qu’i’ s’est envoyée, ce va-nu-pieds-là! Ah! charogne, va!
Eudore secoua sa figure pâle et sérieuse sous l’averse des quolibets scabreux.
—Les gars, bouclez-les cinq minutes, vos grandes gueules.
—Raconte-nous ça, petit.
—C’est pas une histoire, dit Eudore.
—Alors, tu disais que t’avais l’cafard entre tes vieux?
—Eh oui! I’s avaient beau essayer de m’ remplacer Mariette avec des belles tranches de notre jambon, de l’eau-de-vie de prune, des raccommodages de linge et des petites gâteries... (Et même j’ai r’marqué qu’i’s s’ret’n’aient de s’engueuler comme d’habitude.) Mais tu parles d’une différence; et c’était toujours la porte que j’ regardais pour voir si des fois elle remuerait pas et s’changerait en femme. J’ai donc visité l’maire et je m’ suis mis en route, hier, vers les deux heures de l’après-midi—vers les quatorze heures, j’ peux bien dire putôt, vu que j’ comptais bien les heures depuis la veille! J’avais donc plus juste qu’une nuit d’ permission!
«En approchant, à la brune, par la portière du wagon du petit chemin de fer qui marche encore là-bas sur des bouts de voie, je r’ connaissais à moitié le paysage et à moitié je le r’connaissais pas. Je l’ sentais par-ci par-là tout d’un coup qui se s’refaisait et se fondait dans moi comme si il s’ mettait à m’ parler. Puis, i’ s’ taisait. A la fin, on a débarqué, et il a fallu, c’ qu’est un comble, aller à pied jusqu’à la dernière station.
«Jamais, mon vieux, jamais j’ai eu temps pareil: six jours qu’i pleuvait; six jours que le ciel i’ lavait la terre et la r’ lavait. La terre s’amollissait et s’ bougeait et allait dans des trous et en f’sait d’autres.
—Ici aussi. La pluie n’a pas décessé que c’ matin.
—C’est bien ma veine. Aussi partout des ruisseaux grossis et nouveaux qui venaient effacer comme des lignes sur le papier, la bordure des champs; des collines qui coulaient depuis le haut jusqu’en bas. Des coups de vent qui faisaient dans la pluie, tout d’un coup, des nuages de pluie passant et roulant au galop et nous cinglant les pattes, et la figure et l’ cou.
«C’est égal, quand j’ai arrivé pedibus à la station, il en aurait fallu un qui fasse une rudement laide grimace pour me faire retourner en arrière!
«Mais v’là-t-i pas qu’en arrivant au pays, on était plusieurs: d’autres permissionnaires, qui n’allaient pas à Villers, mais étaient obligés d’y passer pour aller aut’part. De c’te façon, on est entré en bande... On était cinq vieux camarades qui s’ connaissaient pas. Je n’ retrouvais rien de rien. Par là, ça a été plus bombardé encore que par ici, et pis l’eau, et puis, ça f’sait soir.
«J’ vous ai dit qu’il n’y a qu’ quatre maisons dans l’ pat’lin. Seulement, elles sont loin l’une de l’autre. On arrive dans le bas de la hauteur. J’ savais pas très bien où j’étais, non plus qu’ les copains qui avaient pourtant une petite idée du pays, vu qu’i’s étaient des environs—, tant plus qu’ l’eau tombait à pleins seaux.
«Ça d’venait impossible d’aller pas vite. On s’ met à courir. On passe devant la ferme des Alleux—une espèce de fantôme de pierre!—qui est la première maison. Des morceaux de murs comme des colonnes déchirées qui sortaient de l’eau: la maison avait fait naufrage, quoi. L’autre ferme, un peu plus loin, noyée kif-kif.
«Notre maison est la troisième. Elle est au bord de la route qu’est tout sur le haut de la pente. On y grimpe, face à la pluie qui nous tapait d’sus et commençait dans l’ombre à nous aveugler—on en sentait l’ froid mouillé dans l’œil, v’lan!—et à nous mettre en débandade, tout comme des mitrailleuses.
«La maison! J’ cours comme un dératé, comme un Bicot à l’assaut. Mariette! Je la vois dans la porte lever les bras au ciel, derrière c’te mousseline de soir et de pluie—de pluie si forte qu’elle la refoulait et la retenait toute penchée entre les montants de la porte, comme une Sainte-Vierge dans sa niche. Au galop, je me précipite, mais pourtant, j’ pense à faire signe aux camaros d’ m’ suivre. On s’engouffre dans la maison. Mariette riait un peu et avait la larme à l’œil d’ me voir, et elle attendait qu’on soit tout seuls ensemble pour rire et pleurer tout à fait. J’ dis aux gars de se r’poser et de s’asseoir les uns sur les chaises, les autres sur la table.
«—Où vont-ils, ces messieurs, demanda Mariette.—Nous allons à Vauvelles.—Jésus! qu’elle dit, vous n’y arriverez pas. Vous ne pouvez pas faire cette lieue-là par la nuit avec des chemins défoncés et des marais partout. N’essayez même pas.—Ben, on ira d’main alors; on va seulement chercher où passer la nuit.—J’ vais aller avec vous, que j’ dis, jusqu’à la ferme du Pendu. Y a d’ la place, c’est pas ça qui manque là-dedans. Vous y ronflerez et pourrez partir au p’tit jour.—Jy! mettons-y un coup jusque-là.»
«Cette ferme, la dernière maison de Villers, elle est sur la pente; aussi y avait des chances qu’elle soye pas enfoncée dans l’eau et la vase.
«On r’sort. Quelle dégringolade! On était mouillé à n’ pas y t’nir, et l’eau vous entrait aussi dans les chaussettes par les semelles et par le drap du froc, détrempé et transpercé aux g’noux. Avant d’arriver à c’ Pendu, on rencontre une ombre en grand manteau noir avec un falot. A lève le falot et on voit un galon doré sur la manche, puis une figure furibarde.
«—Qu’est-ce que vous foutez là? dit l’ombre en s’ campant en arrière et en mettant un poing sur la hanche, tandis que la pluie faisait un bruit de grêle sur son capuchon.
«—C’est des permissionnaires pour Vauvelles. Ils n’ peuvent pas r’partir à c’ soir. I’s voudraient coucher dans la ferme du Pendu.
«—Quoi vous dites? Coucher ici? C’est-i’ qu’ vous seriez marteaux? C’est ici le poste de police. J’ suis l’ sous-officier de garde, et il y a des prisonniers boches dans les bâtiments. Et même, j’ vas vous dire, qu’ i’ dit: il faudrait voir à c’ que vous vous fassiez la paire d’ici, en moins de deux. Bonsoir.
«Alors on fait d’mi-tour et on se r’met à r’descendre en faisant des faux pas comme si on était schlass, en glissant, en soufflant, en clapotant, en s’éclaboussant. Un des copains m’ crie dans la pluie et le vent: «On va toujours t’accompagner jusqu’à chez toi; pisqu’on n’a pas d’ maison, on a l’ temps.
«—Où allez-vous coucher?—On trouvera bien, t’en fais pas, pour qué qu’heures qu’on a à passer ici.—On trouv’ra, on trouv’ra, c’est pas dit, que j’dis... En attendant, rentrez un instant.—Un p’tit moment, c’est pas d’refus.» Et Mariette nous voit encore rentrer à la file, tous les cinq, trempés comme des soupes.
«On est là, à tourner et r’tourner dans notre petite chambre qu’est tout ce que contient la maison, vu qu’ c’est pas un palais.
«—Dites donc, madame, demanda un des bonhommes, y aurait-il pas une cave ici?
«—Y a d’ l’eau d’dans, que fait Mariette: on ne voit pas la dernière marche de l’escalier, qui n’en a que deux.
«—Ah zut alors, dit l’ bonhomme, parce que j’ vois qu’y a pas d’ grenier non plus...
«Au bout d’un p’tit moment, i’ s’ lève:
«—Bonsoir, mon vieux, qu’i’ m’ dit. On les met.
«—Quoi, vous partez par un temps pareil, les copains?
«—Tu penses, dit c’ type, qu’on va t’empêcher de rester avec ta femme!
«—Mais, mon pauv’ vieux.
«—Y a pas d’mais. Il est neuf heures du soir; et t’es obligé de ficher le camp avant l’jour. Allons, bonsoir. Vous v’nez, vous autres?
«—Pardine! que disent les gars. Bonne nuit, messieurs dames.
«Les v’là qui gagnent la porte, l’ouvrent. Mariette et moi, on s’est regardé tous les deux. On n’a pas bougé. Puis on s’est regardé encore, et on s’est élancé sur eux. J’ai attrapé un pan de capote, elle, une martingale, tout ça mouillé à tordre.
«—Jamais de la vie. On vous laissera pas partir. Ça se peut pas.
«—Mais...
«—Y a pas d’mais, que je réponds, pendant qu’elle boucle la lourde.»
—Alors quoi? demanda Lamuse.
—Alors, rien du tout, répondit Eudore. On est resté comme ça, bien sagement—toute la nuit. Assis, calés dans des coins, à bâiller, comme ceux qui veillent un mort. On a parloché un peu d’abord. De temps en temps, l’un disait: «Est-ce qu’il pleut encore?» et allait voir, et disait: «I’ pleut.» Du reste, on l’entendait. Un gros, qui avait des moustaches de Bulgare, luttait contre le sommeil comme un sauvage. Quelquefois, un ou deux dormaient dans le tas; mais il y en avait toujours un qui bâillait et ouvrait un œil, par politesse, et s’étirait ou se levait à moitié pour se rasseoir mieux.
«Mariette et moi, on n’a pas dormi. On s’est regardé, mais on regardait aussi les autres, qui nous regardaient, et voilà.
«Le matin est venu débarbouiller la fenêtre. Je me suis levé pour aller voir le temps. La pluie n’avait guère diminué. Dans la chambre, je voyais des formes brunes qui bougeaient, respiraient fort. Mariette avait les yeux rouges de m’avoir regardé toute la nuit. Entre elle et moi, un poilu, en grelottant, bourrait une pipe.
«On tambourine à la vitre. J’entr’ouvre. Une silhouette au casque tout ruisselant, comme apportée et poussée là par le vent terrible qui souffle et qui entre avec, apparaît et demande:
«—Eh! l’estaminet, y a-t-il moyen d’avoir du café?
«—On y va, monsieur, on y va! crie Mariette.
«Elle se lève de d’sus sa chaise, un peu engourdie. Elle ne parle point, se regarde dans notre bout de glace, se touche un peu les cheveux et elle dit, tout bonnement, c’te femme:
«—J’vais préparer le café pour tout le monde.
«Quand on l’a bu, fallait s’en aller tous. Du reste, les clients radinaient chaque minute.
«—Hé, la p’tite mère! qu’i’ criaient en introduisant leur bec par la fenêtre entr’ouverte, vous avez ben un peu d’ jus. Comme qui dirait trois jus! Quatre! «Et deux encore en plus», que disait une aut’ voix.
«On s’approche de Mariette pour lui dire adieu. I’s savaient bien qu’ils avaient été bougrement de trop cette nuit; mais j’ voyais bien qu’i’s n’ savaient pas s’il était convenable de parler de c’t’ affaire-là ou de n’ pas en parler du tout.
«Le gros Macédonien s’y est décidé:
«—On vous a bien emmerdés, hein, ma p’tite dame?
«I’ disait ça pour montrer qu’il était bien élevé, l’ vieux frère.
«Mariette le r’mercie et lui tend la main.
«—C’est rien d’ ça, monsieur. Bonne permission!
«Et moi, j’ te la serre dans mes bras et j’ te l’embrasse le plus longtemps que j’ peux, pendant une demi-minute... Pas content—dame, y avait d’ quoi!—mais content tout de même que Mariette n’ait pas voulu fiche dehors les camarades comme des chiens. Et j’ sentais aussi qu’elle me trouvait brave de ne l’avoir point fait.
«—Mais c’est pas tout ça, dit l’un des permissionnaires en rel’vant un pan d’ sa capote et en fourrant sa main dans sa poche de froc. C’est pas tout ça; combien qu’on vous doit pour les cafés?
«—Rien, puisque vous avez habité cette nuit chez moi; vous êtes mes invités.
«—Oh! madame, pas du tout!...
«Et voilà-t-il pas qu’on s’ fait des protestations et des petits saluts les uns devant les autres! Mon vieux, tu diras ce que tu voudras, on n’est que des pauvres bougres, mais c’étai’ épatant, cette petite manigance de politesses.
«—Allons, jouons-en un air, hein?
«Ils filent un à un. Je reste en dernier.
«Un aut’ passant s’ met en ce moment à cogner aux carreaux: encore un qui claquait du bec de jus. Mariette, par la porte ouverte, se penche et lui crie:
«Puis elle me met dans les bras un paquet qu’elle avait prêt.
«—J’avais acheté un jambonneau. C’était pour le souper, nous, tous les deux, en même temps qu’un litre de vin bouché. Ma foi, quand j’ai vu que tu étais cinq, j’ai pas voulu l’ partager tant, et maintenant encore moins. Voilà le jambon, le pain, le vin. Je te les donne pour que tu en profites tout seul, mon gars. Eux, on leur a donné assez! qu’elle a dit.
«Pauv’ Mariette, soupire Eudore. Y avait quinze mois que je ne l’avais vue. Et quand est-ce que je la reverrai! Et est-ce que je la reverrai?
«C’était gentil, c’t’ idée qu’elle avait. Elle me fourra tout ça dans ma musette...»
Il entr’ouvre sa musette en toile bise.
—Tenez, les v’là: l’ jambon ici là, et le grignolet, et v’là l’ kilo. Eh bien, puisque c’est là, vous ne savez pas ce qu’on va en faire? Nous allons nous partager ça, hein, mes vieux poteaux?
IX
LA GRANDE COLÈRE
Lorsqu’il rentra de son congé de convalescence, après deux mois d’absence, on l’entoura. Mais, il se montrait renfrogné, taciturne et fuyait vers les coins.
—Eh bien quoi! Volpatte, tu dis rien? C’est tout ça qu’ tu dis?
—Parle-nous de c’ que t’as vu pendant ton hôpital et ta convalo, vieille cloche, depuis le jour que t’es parti avec tes bandages, et ta gueule entre parenthèses. Paraît qu’ t’ as été dans les bureaux. Parle, quoi, nom de Dieu!
—J’ veux pus rien dire de ma putain de vie, dit enfin Volpatte.
—Quoi qu’ tu dis? Quoi qu’i dit?
—J’ suis dégoûté, v’là c’ que j’suis! Les gens, j’ les débecte, et j’ les r’débecte, tu peux leur dire.
—Quoi qu’i t’ont fait?
—C’ sont des vaches, dit Volpatte.
Il était là, avec sa tête d’autrefois, aux oreilles recollées, aux pommettes de Tartare, buté, au milieu du cercle intrigué qui l’assiégeait. On le sentait, au fond de lui-même, aigri et tumultueux, sous pression, la bouche fermée de force sur du mauvais silence.
Des paroles finirent par déborder de lui. Il se retourna—du côté de l’arrière—et montra le poing à l’espace infini.
—Y en a trop, dit-il, entre ses dents grises, y en a trop!
Et il semblait, dans son imagination, menacer, repousser, une marée montante de fantômes.
Un peu plus tard, on l’interrogea à nouveau. On savait bien que son irritation ne se maintiendrait pas ainsi à l’intérieur, et qu’à la première occasion ce farouche silence exploserait.
C’était dans un profond boyau d’arrière, où après une matinée de terrassement, on était réuni pour prendre le repas. Il tombait une pluie torrentielle; on était brouillés et noyés et bousculés par l’inondation, et on mangeait debout, à la file, sans abri, en plein ciel liquéfié. Il fallait faire des tours de force pour préserver le singe et le pain des jets qui coulaient de tous les points de l’espace, et on mangeait, en se cachant autant que possible, les mains et la figure sous les capuchons. L’eau grêlait, sautait et ruisselait sur les molles carapaces de toile ou de drap et venait, tantôt brutalement et tantôt sournoisement, détremper nos personnes et notre nourriture. Les pieds s’enfonçaient de plus en plus, prenaient largement racine dans le ruisseau qui courait au fond du fossé argileux.
Quelques têtes riaient, la moustache dégoulinante, d’autres grimaçaient d’avaler du pain spongieux et de la viande lessivée et d’être cinglés par les gouttes qui leur assaillaient de tous côtés la peau au moindre défaut de leur épaisse cuirasse bourbeuse.
Barque, qui serrait sa gamelle sur son cœur, brailla à Volpatte:
—Alors, des vaches, tu dis, qu’ t’as vues, là-bas d’où c’ que tu d’ viens?
—Exemple? cria Blaire dans un redoublement de rafale qui secouait les paroles et les éparpillait. Quoi qu’t’as vu en fait d’ vaches?
—Y a... commença Volpatte, et pis... Y en a trop, nom de Dieu! Y a...
Il essayait de dire ce qu’il y avait. Il ne pouvait que répéter: «Y en a trop»; il était oppressé et soufflait, et il avala une bouchée déliquescente de pain, et il ravala aussi la masse désordonnée et étouffante de ses souvenirs.
—C’est-i’ des embusqués qu’ tu veux causer?
—Tu parles!
Il avait lancé par-dessus le talus le restant de son bœuf, et ce cri, ce soupir, sortit violemment de sa bouche comme d’une soupape.
—T’en fais pas pour les embusqués, vieille colique, conseilla Barque, goguenard, mais non sans quelque amertume. A quoi ça sert?
Ramassé et dissimulé sous le toit fragile et inconsistant de son capuchon ciré où l’eau précipitait un glacis brillant, et tendant sa gamelle vide à la pluie pour la nettoyer, Volpatte gronda:
—J’suis pas maboul tout à fait, et j’ sais bien qu’ des mecs de l’arrière, l’en faut. Qu’on aye besoin d’ traîne-pattes, j’veux bien... Mais y en a trop, et ces trop-là, c’est toujours les mêmes, et pas les bons, voilà!
Soulagé par cette déclaration qui mettait un peu de lumière à travers le sombre méli-mélo des colères qu’il rapportait parmi nous, Volpatte parla par bribes, à travers les nappes acharnées de pluie:
—Dès le premier patelin où on m’a expédié à petite vitesse, j’en ai vu des chiées, des chiées, et i’s ont commencé à m’ faire une mauvaise impression sur moi. Toutes sortes de services, de sous-services, de directions, de centres, de bureaux, de groupes. Pendant les premiers temps, quand t’es là-dedans, autant de bonhommes tu rencontres, autant d’ services différents qui se ressemblent pas comme noms. C’est à en devenir r’tourné. Mon vieux, celui qui a inventé les noms de tous ces services, il avait une rude tête!
«Alors, tu veux pas qu’ j’en soye indigestionné? J’en ai plein mes mirettes et malgré moi, quand j’ fais à moitié aut’ chose, j’en rêve à moitié!
«Ah! mon vieux, ruminait notre camarade, tous ces mecs qui baguenaudent et qui papelardent là-dedans, astiqués, avec des kébrocs et des paletots d’officiers, des bottines—qui marquent mal, quoi—et qui mangent du fin, s’ mettent, quand ça veut, un cintième de casse-pattes dans l’cornet, s’lavent plutôt deux fois qu’une, vont à la messe, n’ défument pas et l’ soir s’empaillent dans la plume en lisant sur le journal. Et ça dira, après: «J’suis t’été à la guerre.»
Un point avait surtout frappé Volpatte et ressortait de sa vision confuse et passionnée:
—Tous ces poilus-là, ça n’emporte pas son couvert et son quart, pour manger sur le pouce. I’ leur faut ses aises. I’s préfèr’t mieux aller s’installer chez une mouquère de l’endroit, à une table exprès pour eux, pour chiquer la légume, et la rombière leur carre dans son buffet leur vaisselle, leurs boîtes de conserves et tout leur bordel pour le bec, enfin, les avantages de la richesse et de la paix dans ce sacré nom de Dieu d’arrière!
Le voisin de Volpatte secoua la tête sous les cataractes qui tombaient du ciel et dit:
—Tant mieux pour eux.
—J’suis pas maboul... recommença à dire Volpatte.
—P’ t’êt; mais t’es pas conséquent.
Volpatte se sentit injurié par ce terme; il sursauta, leva furieusement la tête, et la pluie qui le guettait s’appliqua en paquet sur sa figure.
—Non, mais des fois! Pas conséquent! C’ purin-là!
—Parfaitement, monsieur, reprit le voisin. J’dis qu’tu rousses et qu’pourtant tu voudrais bien être à leur place, à ces Jean Foutre.
—Pour sûr, mais qu’est-ce que ça prouve, face de fesse? D’abord, nous, on a été au danger et ce s’ rait bien not’ tour. C’est toujours les mêmes, que j’ te dis, et pis, pa’ ce qu’y a là d’dans des jeunes qu’est fort comme un bœuf, et balancé comme un lutteur, et pis pa’ c’ qu’y en a trop. Tu vois, c’est toujours «trop» que j’ dis, parce que c’est ça.
—Trop! qu’en sais-tu, vilain? Ces services, connais-tu qui i’ sont?
—J’ sais pas c’ qu’i sont, repartit Volpatte, mais j’dis...
—Tu crois qu’ c’est pas un fourbi d’ faire marcher toutes les affaires des armées?
—J’m’en fous, mais...
—Mais tu voudrais que ce s’rait toi, pas? goguenarda le voisin invisible qui, au fond de son capuchon sur lequel se déversaient les réservoirs de l’espace, cachait soit une grande indifférence, soit l’impitoyable désir de faire monter Volpatte.
—J’sais pas y faire, dit simplement celui-ci.
—Y en a qui sav’t pour toi, intervint la voix aiguë de Barque; j’en ai connu un...
—Moi aussi, j’en ai vu! hurla désespérément Volpatte dans la tempête. Tiens, pas loin du front, à j’sais pas quoi, où il y a l’hôpital d’évacuation et une sous-intendance, c’est là qu’ j’ai rencontré c’t’anguille.
Le vent, qui passait sur nous, demanda en cahotant:
—Qu’est-ce que c’est qu’ça?
A ce moment il se produisit une accalmie, et le mauvais temps laissa tant bien que mal parler Volpatte, qui dit:
—l’ m’a servi d’ guide dans tout le fouillis du dépôt comme dans une foire, vu qu’il était lui-même une des curiosités de l’endroit. I’ m’ menait dans des couloirs, des salles de maisons ou d’baraquements supplémenmentaires; i’ m’entr’ouvrait une porte à étiquette ou m’la montrait et i’ m’disait: «Vise ça, et ça donc, vise-le!» J’ai visité avec lui; mais lui n’est pas revenu, comme moi, aux tranchées: n’ t’en fais pas. I’ n’en r’venait du reste pas non plus, fais t’en pas. C’ t’anguille, la première fois que j’ l’ai vue, elle marchait tout doucement dans la cour: «C’est l’service courant», qu’i m’ dit. On a causé. L’ lendemain, i’ s’était fait coller ordonnance, pour couper à un départ, vu qu’ ordonnance, pour couper à un départ, vu qu’c’était sonc’était son tour de partir depuis l’commencement d’ la guerre.
«Sur le pas de la porte où il s’était pognoté toute la nuit dans un plumard, i’ cirait les godasses de son ouistiti: des palaces pompes jaunes. I’ leur z’y collait d’l’encaustique, i’ les dorait, mon vieux. J’m’ai arrêté pour voir ça. Le gars m’a raconté son histoire. Mon vieux, j’me rappelle plus besef de c’ bourrage de crâne arabe, pas plus que j’ me rappelle de l’Histoire de France et des dates qu’on chantait à l’école. Jamais, mon vieux, i’ n’avait été envoyé sur le front, quoique de la classe 3 et un costaud bougre, tu sais. L’ danger, la fatigue, la mocherie de la guerre, c’était pas pour lui, pour les autres, oui. I’ savait que si i’mettait l’ pied sur la ligne de feu, la ligne prendrait toute la bête, aussi i’ coulait de toutes les pattes pour rester sur place. On avait essayé de tous les moyens pour le posséder, mais c’était pas vrai, il avait glissé des pinces de tous les capitaines, de tous les colonels, de tous les majors, qui s’étaient pourtant bougrement foutus en colère contre lui. I’m’racontait ça. Comment qu’i f’sait? I’ s’ laissait tomber assis. I’ prenait un air con. I’ faisait l’ saucisson. I’ d’venait comme un paquet de linge sale. «J’ai comme une espèce de fatigue générale», qu’i’ chialait. On savait pas comment l’prendre et, au bout d’un temps, on le laissait tomber, i’ s’ faisait vomir par tout un chacun. V’là. I’ changeait sa manière aussi suivant les circonstances, tu saisis? Qu’équ’fois, l’ pied y faisait mal, dont i’ savait salement bien s’ servir. Et pis, i’ s’arrangeait, l’était au courant des binaises, savait toutes les occases. Tu parles d’un mecton qui connaissait les heures des trains! Tu l’ voyais s’ rentrer en s’ glissant en douce dans un groupe du dépôt où c’était l’ filon, et y rester, toujours en douce poil-poil, et même, i’ s’ donnait beaucoup d’ mal pour que les copains ayent besoin de lui. I’ s’ levait à des trois heures du matin pour faire le jus, allait chercher de l’eau pendant que les autres bouffaient; enfin quoi, partout où i’ s’était faufilé, il arrivait à être d’ la famille, c’ pauv’ type, c’te charogne! Il en mettait pour ne pas en mettre. I’ m’ faisait l’effet d’un mec qu’aurait gagné honnêtement cent balles avec le travail et l’emmerdement qu’il apporte à fabriquer un faux billet de cinquante. Mais voilà: I’ raboulera sa peau, çui-là. Au front, i’ s’rait emporté dans l’ mouvement, mais pas si bête. I’ s’ fout d’ ceux qui prennent la bourre sur la terre, et i’ s’ foutra d’eux plus encore quand i’s seront d’ssous. Quand i’s auront fini tous de s’ battre, i’ r’viendra chez lui. I’ dira à ses amis et connaissances: «Me v’là sain t’et sauf», et ses copains s’ront contents, parce que c’est un bon type, avec des magnes gentilles, tout saligaud qu’il est, et—c’est bête comme tout,—mais c’t’ enfant d’ vermine-là, tu l’ gobes.
«Eh bien, des clients de c’ calibre-là, faut pas croire qu’y en ait qu’un: y en a des tinées dans chaque dépôt, qui s’ cramponnent et serpentent on ne sait pas comment à leur point d’ départ, et disent: J’ marche pas» et marchent pas, et on n’arrive jamais à les pousser jusqu’au front.
—C’est pas nouveau, tout ça, dit Barque. Nous l’ savons, nous l’ savons!
—Y a les bureaux! ajouta Volpatte, lancé dans son récit de voyage. Y en a des maisons entières, des rues, des quartiers. J’ai vu que mon tout petit coin de l’arrière, un point, et j’en ai plein la vue. Non, j’ n’aurais pas cru qu’ pendant la guerre, y avait tant d’hommes sur des chaises...
Une main, dans la file, sortit, tâta l’espace.
—V’là la sauce qui n’ tombe plus...
—Alors, on va s’en aller, t’ vas vouère...
En effet, on cria: «Marche!»
L’averse s’était tue. On défila dans la longue mare mince qui stagnait dans le fond de la tranchée et sur laquelle, l’instant d’avant, se trémoussaient des plaques de pluie.
Le murmure de Volpatte reprit dans le fatras du déambulement et les remous des pas pataugeurs.
Je l’entendais, en regardant se balancer devant moi les épaules d’une pauvre capote pénétrée jusqu’aux os.
C’était après les gendarmes qu’en avait alors Volpatte.
—A m’sure que tournes le dos à l’avant, t’en vois de plus en plus.
—I’ n’ont pas l’même champ d’ bataille que nous.
Tulacque avait une vieille rancune contre eux.
—Faut voir, dit-il, comment dans les cantonnements les frères se développent, pour chercher d’abord où bien loger et bien manger. Et puis, après qu’ la chose du bidon est réglée, pour choper les débits clandestins. Tu les vois guetter avec la queue de l’œil les portes des casbas pour voir si des fois des poilus n’en sortent pas en douce, avec un air d’avoir deux airs, en r’luquant d’ droite et d’ gauche et en se léchant les moustaches.
—Y en a d’ bons: j’en connais un, dans mon pays, la Côte d’Or, d’où j’ suis...
—Tais-toi, interrompit péremptoirement Tulacque. I’ s’ valent tous: y en a pas un pour raccommoder l’autre.
—Oui, i’ sont heureux, dit Volpatte. Mais tu crois p’têt’ qu’i’ sont contents? Pas du tout... I’s roussent.
Il rectifia:
—Y en a un qu’ j’ai rencontré et qui roussait. Il était bougrement embêté par la théorie: «C’est pas la peine d’apprendre la théorie, qu’i’ disait, elle change tout l’temps. T’nez, le service prévôtal; eh bien, vous apprenez c’ qui fait le principal chapitre de la chose, après c’ n’est plus ça. Ah! quand cette guerre s’ra-t-elle finie? qu’i’ disait.
—I’s font ce qu’on leur dit de faire, ces gens, hasarda Eudore.
—Bien sûr. C’est pas d’ leur faute, en somme. N’empêche que ces soldats de profession, pensionnés, médaillés,—alors que nous, on est qu’ des civils—auront eu une drôle de façon de faire la guerre.
—Ça m’ fait penser à un forestier qu’ j’ai vu aussi, dit Volpatte, qui f’sait d’ la rouscaillure rapport aux corvées qu’on l’obligeait. «C’est dégoûtant, m’ disait c’t’ homme, c’ qu’on fait d’ nous. On est des anciens sous-offs, des soldats ayant au moins quatre années de service. On nous donne la haute paie, c’est vrai; et après? Nous sommes des fonctionnaires! Mais on nous humilie. Dans des Q. G., on nous fait nettoyer et enlever les ordures. Les civils voient c’ traitement qu’on nous inflige et nous dédaignent. Et si tu as l’air de rouspéter, c’est tout juste si on n’ parle pas de t’envoyer aux tranchées, comme les fantassins! Qu’est-ce que devient notre prestige! Quand nous serons de retour dans les communes, comme gardes, après la guerre—si on en revient, de la guerre—les gens, dans les communes et les forêts, diront: «Ah! c’est vous que vous décrottiez les rues à X?» Pour reprendre notre prestige compromis par l’injustice et l’ingratitude humaines, j’ sais bien—qu’i’ disait—qu’il va falloir verbaliser, et verbaliser encore, et verbaliser à tour de bras, même contre les riches, même contre les puissants! qu’i’ disait.»
—Moi, dit Lamuse, j’ai vu un gendarme qui était juste: «Le gendarme est sobre en général, qu’i disait. Mais il y a toujours de sales bougres partout, pas? Le gendarme fait positivement peur à l’habitant, c’est un fait, qu’i disait; eh bien, je l’avoue, y en a qui abusent à ça, et ceux-là—qu’est la racaille de la gendarmerie—s’font servir des p’tits verres. Si j’étais chef ou brigadier, j’les visserais, ceuss-là, et pas un peu», qu’i’ disait, parce que l’opinion publique, qu’i’ disait encore, s’en prend au corps de métier du fait de l’abus d’un seul agent verbalisateur».
—Moi, dit Paradis, un des plus mauvais jours de ma vie, c’est qu’une fois j’ai salué un gendarme, le prenant pour un sous-lieutenant, avec ses brisques blanches. Heureusement (j’dis pas ça pour me consoler, mais parce que tout d’ même c’est p’têt’ vrai) heureusement que j’ crois qu’i m’a pas vu.
Un silence.
—Oui, videmment, murmurent les hommes. Mais quoi faire? Faut pas s’en faire.
*
* *
Un peu plus tard, alors que nous étions assis le long d’un mur, le dos aux pierres, les pieds enfoncés et plantés par terre, Volpatte continua son déballage d’impressions.
—J’entre dans une salle qu’était un bureau du Dépôt, celui d’ la comptabilité j’ crois bien. Elle grouillait d’ tables. Y avait du monde là-d’dans comme au marché. Un nuage de paroles. Tout au long des murs de chaque côté, et au milieu, des types assis devant leur étalage comme des marchands d’vieux papiers. J’avais fait une demande pour être reversé dans mon régiment et on m’avait dit: «Démerde-toi et occupe-toi z’en». J’ tombe sur un sergent, un p’tit poseur, frais comme l’œil, à lorgnon d’or,—des lunettes à galon. Il était jeune, mais, étant rengagé, il avait l’ droit de n’ pas partir à l’avant. J’y dis: «Sergent!» Mais i’ n’ m’écoute pas, en train qu’il était d’engueuler un scribe: «C’est malheureux, mon garçon, qu’i’ disait: j’ vous ai dit vingt fois qu’il fallait en notifier un pour exécution au Chef d’Escadron, Prévôt du C. A., et un à titre de renseignement, sans signature, mais avec mention de la signature, au Prévôt de la Force Publique d’Amiens et des centres de la région dont vous avez la liste—sous couvert, bien entendu, du général commandant la région. C’est pourtant bien simple», qu’i disait.
«J’ m’ai éloigné de trois pas pour attendre qu’il ait fini d’engueuler. Cinq minutes après, je m’ suis approché du sergent. I’ m’a dit: «Mon brave, j’ai pas l’ temps d’ m’occuper d’ vous, j’ai bien d’autres choses en tête.» En effet, il était dans tous ses états devant sa machine à écrire, c’t’espèce de moule, pa’c’ qu’il avait oublié, qu’i disait, d’appuyer sur le levier d’ la touche des majuscules, et alors, au lieu de souligner le titre de sa page, il avait foutu en plein dessus une ligne de 8. Alors, i’ n’entendait rien et i’ gueulait contre les Américains, vu qu’ le système de sa machine venait d’ là.
«Après, i’ rouspétait contre une autre jambe de laine, parce que sur le bordereau de répartition des cartes, qu’i’ disait, on n’avait pas mis le Service des Subsistances, le Troupeau de Bétail et le Convoi Administratif de la 328e D. I.
«A côté, un outil s’entêtait à tirer sur la pâte plus de circulaires qu’elle ne pouvait et i’ suait sang et eau pour arriver à pondre des fantômes à peine lisibles. D’autres causaient: «Où sont les attaches parisiennes?» que demandait un élégant. Et pis i’ n’appellent pas les choses par leur nom: «Dites-moi donc, s’il vous plaît, quels sont les éléments cantonnés à X...» Les éléments, qu’est-ce que c’est que ce parlage? dit Volpatte.
«Au bout de la grande table où étaient les types que j’ vous dis et dont j’ m’avais approché et en haut de laquelle le sergent, derrière un monticule de papelards, se démenait et donnait des ordres (l’aurait mieux fait de donner d’ l’ordre), un bonhomme ne faisait rien et tapotait sur son buvard avec sa patte: il était chargé, l’ frère, du service des permissions, et, comme la grande attaque était commencée et que les permissions étaient suspendues, i’ n’avait pus rien à faire: «Chic, alors!» qu’i’ disait.
«Et ça, c’est une table dans une salle, dans un service, dans un dépôt. J’en ai vu d’autres, pis d’autres, de plus en plus. J’ sais pus, c’est à d’venir louftingue, que j’ te dis.»
—Pas beaucoup là, mais dans les services qui sont en deuxièmes lignes, tous en ont: t’as là d’dans des collections, des jardins d’acclimatation de brisquards.
—C’ que j’ai vu de plus joli en fait d’ brisquards, dit Tulacque, c’est un automobiliste habillé dans un drap qu’ t’aurais dit du satin, avec des brisques fraîches et des cuirs d’officier anglais, tout soldat de 2e classe qu’il était. Et l’ doigt à la joue, il était appuyé du coude sur c’te bath voiture ornée de glaces, dont il était l’ valet d’ chambre. Tu t’ serais marré. I’ faisait un rond d’ jambe, c’te chic fripouille!
—C’est tout à fait l’ poilu qu’on voit dessiné dans les journaux à femmes, les chics petits journaux cochons.
Chacun a son souvenir, son couplet sur ce sujet tant ruminé des «filoneurs», et tout le monde se met à déborder et à parler à la fois. Un brouhaha nous enveloppe au pied du mur triste où nous sommes tassés comme des ballots, dans le décor piétiné, gris et boueux qui gît devant nous, stérilisé par la pluie.
—...Ses frusques commandées au pique-pouces, pas demandées au garde-mites.
—...Planton au Service Routier, pis à la Manute, pis cycliste au ravitaillement du XIe Groupe.
—...I’ a chaque matin un pli à porter au Service de l’Intendance, au Canevas du Tir, à l’Equipage des Ponts, et le soir à l’A. D. et à l’A. T. C’est tout.
—...Quand j’ suis rentré d’ perme, disait c’t’ ordonnance, les bonnes femmes nous acclamaient à toutes les barrières de passage à niveau du train. «Elles vous prenaient pour des soldats», qu’ j’y dis...
—.... «Ah! qu’ j’y dis, vous êtes donc mobilisé, vous! qu’ j’y dis.—Parfaitement, qu’i m’ dit, attendu qu’ j’ai fait une tournée d’ conférences en Amérique avec mission du ministre. C’est p’têt’ pas êt’ mobilisé, ça? Du reste, mon ami, qu’i m’ dit, j’ paye pas mon loyer, donc je suis mobilisé.»
—Pour finir, cria Volpatte, qui fit taire tous les bourdonnements avec son autorité de voyageur revenant de là-bas, pour finir, j’en ai vu, d’un seul coup, toute une secouée à un gueuleton. Pendant deux jours, j’ai été comme aide à la cuisine d’un des groupes de C. O. A., parce qu’on ne pouvait pas me laisser à rien faire en attendant ma réponse, qui s’dépêchait pas, vu qu’on y avait ajouté une redemande et une archi-demande et qu’elle avait, aller et retour, trop d’arrêts à faire à chaque bureau.
«Total, j’ai été cuistot dans c’bazar. Une fois j’ai servi, vu que l’ cuisinier en chef était rentré de permission pour la quatrième fois, et était fatigué. J’ voyais et j’entendais c’ monde, toutes les fois qu’ j’entrais dans la salle à manger, qu’était dans la Préfecture, et qu’ tout c’ bruit chaud et lumineux m’arrivait sur la gueule.
«I’ n’y avait là-dedans rien que des auxiliaires, mais y en avait ben aussi dans l’ nombre, du service armé: y avait rien qu’exclusivement des vieux, avec en plus quéqu’jeunes assis par-ci par-là.
«J’ai commencé à m’ marrer quand un d’ ces manches a dit: «Faut fermer les volets, c’est plus prudent.» Mon vieux on était à une pièce de deux cents kilomètres de la ligne de feu, mais c’ vérolé-là, i’ voulait faire croire qu’y aurait danger d’ bombardement d’aéro...
—J’ai bien mon cousin, dit Tirloir, en se fouillant, qui m’écrit... Tiens, v’la c’ qu’i’ m’écrit: «Mon cher Adolphe, me voilà définitivement maintenu à Paris, comme attaché à la Boîte 60. Pendant qu’ t’es là-bas, je reste donc dans la capitale à la merci d’un taube ou d’un zeppelin!»
—Ah! Hi! Ho!
Cette phrase répand une douce joie et on la digère comme une friandise.
—Après, reprit Volpatte, je m’ suis marré plus encore pendant cette croûte d’embusqués. Comme dîner, ça f’sait bon: d’ la morue, vu qu’ c’était vendredi; mais préparée comme les soles Marguerite, est-ce que je sais? Mais comme parlement...
—I’s appellent la baïonnette Rosalie, pas?
—Oui, ces empaillés-là. Mais pendant l’ dîner, ces messieurs parlaient surtout d’eux. Chacun, pour expliquer qu’i n’était pas ailleurs, disait, en somme, tout en disant aut’ chose et tout en mangeant comme un ogre: «Moi, j’ suis malade, moi, j’ suis affaibli, r’gardez-moi c’te ruine; moi, j’ suis gaga.» I’s allaient chercher des maladies dans l’ fond d’eux pour s’en affubler: «J’ voulais partir pour la guerre, mais j’ai une hernie, deux hernies, trois hernies.» Ah! non, c’ gueuleton! «Les circulaires qui parlent d’expédier tout le monde, expliquait un loustic, c’est comme les vaudevilles, qu’il expliquait: y a toujours un dernier acte qui vient r’arranger tout le mic-mac du reste. C’ troisième acte, c’est le paragraphe: «... à moins que les besoins du service s’y opposent...» Y en a un qui racontait: «J’avais trois amis sur qui j’ comptais pour un coup d’épaule. Je voulais m’adresser à eux: l’un après l’autre un peu avant que j’fasse la demande, i’s ont été tués à l’ennemi; croyez-vous, qu’i disait, que j’ai pas de chance!» Un autre expliquait à un autre que, quant à lui, il aurait bien voulu partir, mais que le médecin-major l’avait pris à bras-le-corps pour le retenir de force au dépôt dans l’auxiliaire. «Eh bien, qu’i disait, j’me suis résigné. Après tout, j’rendrai plus d’ services en mettant mon intelligence au service du pays qu’en portant l’sac.» Et c’lui qu’était à côté faisait: «Oui», avec sa tirelire qu’était plumée en haut. Il avait bien consenti à aller à Bordeaux pendant l’ moment où les Boches approchaient de Paris et où alors Bordeaux était devenu la ville chic, mais après il était carrément revenu en avant, à Paris, et disait quéqu’ chose comme ça: «Moi j’ suis utile à la France avec mon talent qu’i faut absolument que j’ conserve à la France.»
«I’s parlaient d’autres qu’étaient pas là: du commandant qui s’mettait à avoir un caractère impossible et i’s expliquaient que tant plus i’ d’venait ramolli, tant plus i’d’venait dur; d’un général qui faisait des inspections inattendues à cette fin de débusquer le monde, mais qui, depuis huit jours, était au pieu, très malade: «Il va mourir sûrement; son état n’inspire plus aucune inquiétude», qu’i’s disaient, en fumant des cigarettes que des poires de la haute envoient aux dépôts pour les soldats du front. «Tu sais, qu’on disait, le tout p’tit Frazy, qui est si mignon, c’Chérubin, il a enfin trouvé un filon pour rester: on a demandé des tueurs de bœufs à l’abattoir, et il s’est fait embaucher là-dedans par protection, quoique licencié en droit et malgré qu’i’ soit clerc de notaire. Quant au fils Flandrin, il a réussi à s’faire nommer cantonnier.—Cantonnier, lui? tu crois qu’on va l’laisser?—Bien sûr, répond un d’ ces couillons, cantonnier c’est pour longtemps...»
—Tu parles d’imbéciles, gronde Marthereau.
—Et ils étaient tous jaloux je n’sais pas pourquoi d’un nommé Bourin: «Autrefois i’ m’nait la grande vie parisienne: i’ déjeunait et dînait en ville. I’ faisait dix-huit visites par jour. I’ papillonnait dans les salons depuis five o’clock jusqu’à l’aube. Il était infatigable pour conduire des cotillons, organiser des fêtes, avaler des pièces de théâtre, sans compter les parties d’auto, le tout plein d’ champagne. Mais v’là la guerre. Alors, il n’est plus capable le pauvre petit, de veiller un peu tard à un créneau et d’ couper du fil de fer. Il lui faut rester tranquillement au chaud. Et puis, lui, un Parisien, aller en province, s’enterrer dans la vie des tranchées? Jamais de la vie! «J’ comprends, moi, répondait un mec, qu’ai trente-sept ans, j’ suis arrivé à l’âge de m’ soigner!» Et pendant que c’t’ individu disait ça, j’ pensais à Dumont, l’ garde-chasse, qu’avait quarante-deux ans, qui a été défoncé auprès d’ moi sur la cote 132, si près, qu’après que l’ paquet de balles qui lui est entré dans la tête, mon corps remuait du tremblement du sien.
—Et comment qu’i’s étaient avec toi, ces gibiers?
—I’s’ foutaient d’ moi, mais ne l’ montraient pas trop: de temps en temps seulement, quand i’s pouvaient pus se r’tenir. I’s me r’gardaient du coin de l’œil et faisaient surtout attention de n’ pas m’ toucher en passant, parce que j’étais encore sale de la guerre.
«Ça m’ dégoûtait un peu d’être au milieu de c’t’ amoncellement de g’noux creux, mais je m’ disais: «Allons, t’es d’ passage, Firmin». Y a qu’une fois j’ai failli m’ fout’ en rogne, c’est quand un a dit: «Plus tard, quand on r’viendra, si on r’vient.»—Ça non! Il n’avait pas le droit de dire ça. Des phrases comme ça, pour les avoir au bec, i’ faut les mériter: c’est comme une décoration. J’ veux bien qu’on filoche, mais pas qu’on joue à l’homme exposé quand on a foutu l’ camp, avant d’ partir. Et tu les entendais aussi raconter des batailles, car i’s sont au courant mieux qu’ toi des grands machins et d’ la façon dont s’ goupille la guerre, et après, quand tu r’viendras, si tu r’viens, c’est toi qu’auras tort au milieu de toute cette foule de blagueurs, avec ta p’tite vérité.
«Ah! ce soir-là, mon vieux, ces têtes dans la fumée des lumières, la ribouldingue de ces gens qui jouissaient de la vie, qui profitaient de la paix! On aurait dit un ballet d’ théâtre, une fantasmagorie. Y en avait, y en avait... Y en a encore des cent mille», conclut enfin Volpatte, ébloui.
Mais les hommes qui payaient de leur force et de leur vie la sécurité des autres s’amusaient de la colère qui l’étouffait, l’acculait dans son coin et le submergeait sous des spectres d’embusqués.
—Heureusement qu’i’ nous parle pas des ouvriers d’usine qu’ ont fait leur apprentissage à la guerre et d’ tous ceux qui sont restés chez eux sous des prétextes de défense nationale mis sur pattes en cinq sec! murmura Tirette. I’ nous jamberait avec ça jusqu’à la Saint-Saucisson.
—Tu dis qu’y en a des cent mille, peau d’ mouche, railla Barque. Eh bien, en 1914, t’entends bien? Millerand, le ministre de la Guerre, a dit aux députés: «Il n’y a pas d’embusqués.»
—Millerand, grogna Volpatte, mon vieux, je l’ connais pas, c’t’ homme-là, mais, s’il a dit ça, c’est vraiment un salaud!
—Mon vieux, les autres, i’s font c’ qui veul’t dans leur pays, mais chez nous, et même dans un régiment en ligne, y a des filons, des inégalités.
—On est toujours, dit Bertrand, l’embusqué de quelqu’un.
—Ça c’est vrai: n’importe comment tu t’appelles, tu trouves, toujours, toujours, moins crapule et plus crapule que toi.
—Tous ceux qui chez nous ne montent pas aux tranchées, ou ceux qui ne vont jamais en première ligne ou même ceux qui n’y vont que de temps en temps, c’est, si tu veux, des embusqués et tu verrais combien y en a, si on ne donnait des brisques qu’aux vrais combattants.
—Y en a deux cent cinquante par régiment de deux bataillons, dit Cocon.
—Y a les ordonnances, et à un moment, y avait même les tampons des adjudants.
—Les cuistots et les sous-cuistots.
—Les sergents-majors et le plus souvent les fourriers.
—Les caporaux d’ordinaire et les corvées d’ordinaire.
—Qué’que piliers de bureau et la garde du drapeau.
—Les vaguemestres.
—Les conducteurs, les ouvriers et toute la section, avec tous ses gradés, et même les sapeurs.
—Les cyclistes.
—Pas tous.
—Presque tout le service de santé.
—Pas des brancardiers, bien entendu, puisque non seulement i’s font un foutu métier, mais qu’i’s s’ logent, avec les compagnies, et, en cas d’assaut, chargent avec leur brancard; mais les infirmiers.
—C’est presque tous curés, surtout à l’arrière. Parce que, tu sais, les curés qui portent le sac, j’en ai pas vu lourd, et toi?
—Moi non plus. Dans des journaux, mais pas ici.
—Y en a eu, i’ paraît.
—Ah!
—C’est égal! L’ fantassin i’ prend qu’èque chose dans c’te guerre-là.
—Y en a d’autres aussi qui sont exposés. Y en a pas qu’ pour nous!
—Si! dit âprement Tulacque, y en a presque que pour nous!
*
* *
Il ajouta:
—Tu m’ diras—j’ sais bien c’ que tu vas m’ dire—que les automobilistes et les artilleurs lourds ont pris à Verdun. C’est vrai, mais i’s ont tout d’ même le filon à côté d’ nous. Nous, on est exposés toujours comme eux l’ont été une fois (et même on a en plus les balles et les grenades qu’i’s n’ont pas). Les artilleurs lourds, i’s ont élevé des lapins près d’ leurs guitounes et i’s ont fait des omelettes pendant dix-huit mois. Nous, on est vraiment au danger; ceux qui y sont en partie, ou une fois, n’y sont pas. Alors, comme ça tout le monde y serait; la bonne d’enfants qui navigue dans les rues d’ Paris l’est aussi, pisqu’y a les taubes et les zeppelins, comme disait c’t’ andouille que parlait l’ copain tout à l’heure.
—A la première expédition des Dardanelles, y a bien eu un pharmacien blessé par un éclat. Tu m’ crois pas? C’est vrai pourtant, un officier à bordure verte, blessé!
—C’est l’ hasard, comme j’ l’écrivais à Mangouste, conducteur d’un cheval haut-le-pied à la section, et qui a été blessé, mais lui c’était par un camion.
—Mais oui, c’est tel que ça. Après tout, une bombe peut dégringoler sur une promenade à Paris, ou à Bordeaux.
—Oui, oui. Alors c’est trop facile de dire: «Faisons pas de différence entre les dangers!» Minute. Depuis le commencement, y en a quelques-uns d’eux autres qui ont été tués par un malheureux hasard: de nous, y en a que’ qu’s-uns qui vivent encore, par un hasard heureux. C’est pas pareil, ça, vu qu’ quand on est mort c’est pour longtemps.
—Voui, dit Tirette, mais vous d’venez empoisonnants avec vos histoires d’embusqués. Du moment qu’on n’y peut rien, faudrait voir à tourner la page. Ça me fait penser à un ancien garde champêtre de Cherey, où on était l’ mois dernier, qui marchait dans les rues de la ville en zyeutant partout pour dégoter un civil en âge de porter les armes, et qui flairait les fricoteurs comme un dogue. V’là-t-i pas qu’i’ s’arrête devant une forte commère qu’ avait d’ la moustache, et ne r’garde plus que c’te moustache et il l’engueule: «Tu n’ pourrais pas être sur le front, toi?»
—Moi, dit Pépin, j’ m’en fais pas pour les embusqués ou les demi-embusqués, pisque c’est perdre le temps qu’on a, mais où j’ les ai à la caille, c’est quand i’ crânent. J’ suis d’ l’avis d’ Volpatte: qu’i’s filonnent, bon, c’est humain, mais qu’après, i’ viennent pas dire: «J’ai été un guerrier». Tiens les engagés, par exemple...
—Ça dépend des engagés. Ceux qui se sont engagés sans conditions, dans l’infanterie, moi, j’ m’incline devant ces hommes-là, autant que d’vant ceux qui sont tués; mais les engagés dans les services ou les armes spéciales, même l’artillerie lourde, i’ commencent à m’ taper sur l’os. On les connaît, ceux-là! I’s diront, en f’sant l’ gracieux dans leur monde: «J’ m’ai engagé pour la guerre.—Ah! comme c’est beau, c’ que vous avez fait; vous avez, de votre propre volonté, affronté la mitraille!—Mais oui, madame la marquise, j’ suis comme ça.» Eh, va donc fumiste!
—J’ connais un monsieur qui s’est engagé dans les parcs d’aviation. Il avait un bel uniforme: il aurait mieux fait de s’engager à l’Opéra-Comique.
—Oui, mais c’est toujours la même histoire. I’ n’aurait pas pu dire après dans les salons: «Tenez, me v’là: regardez ma gueule d’engagé volontaire!»
—Qu’est-ce que j’ dis «il aurait aussi bien fait!» Il aurait beaucoup mieux fait, oui. Au moins il aurait carrément fait rigoler les autres, au lieu d’ les faire rire jaune.
—Tout ça, c’est d’ la bath potiche peinte à neuf et bien décorée, de toutes sortes de décorations, mais qui ne va pas au feu.
—Si n’y avait qu’ des gars comme ça, les Boches s’raient à Bayonne.
—Quand y a la guerre, on doit risquer sa peau, pas, caporal?
—Oui, dit Bertrand. Il y a des moments où le devoir et le danger c’est exactement la même chose. Quand le pays, quand la justice et la liberté sont en danger, ce n’est pas en se mettant à l’abri qu’on les défend. La guerre signifie au contraire danger de mort et sacrifice de la vie pour tout le monde, pour tout le monde: personne n’est sacré. Il faut donc y aller tout droit, jusqu’au bout, et non pas faire semblant de le faire, avec un uniforme de fantaisie. Les services de l’arrière, qui sont nécessaires, doivent être assurés automatiquement par les vrais faibles et les vrais vieux.
—Vois-tu, y a eu trop d’ gens riches et à relations qui ont crié: «Sauvons la France!—et commençons par nous sauver!» A la déclaration de la guerre, y a eu un grand mouvement pour essayer de se défiler, voilà c’ qu’y a eu. Les plus forts ont réussi. J’ai remarqué moi, dans mon p’tit coin, qu’ c’étaient surtout ceux qui gueulaient le plus, avant, au patriotisme... En tout cas—comme ils disaient, tout à l’heure, eux autres—si on s’ carre à l’abri, la dernière vacherie qu’on puisse faire c’est d’faire croire qu’on a risqué. Pa’ c’ que ceux qui risquent vraiment, j’te l’ redis, méritent le même hommage que les morts.
—Et pis après? C’est toujours comme ça, mon vieux. Tu changeras pas l’homme.
—Rien à faire. Rouspéter, t’ plaindre? Tiens, en fait d’ plainte, t’as connu Margoulin?
—Margoulin, c’ bon type de chez nous qu’on a laissé mourir sur le Crassier parc’ qu’on l’a cru mort?
—Eh ben, lui voulait s’ plaindre. Tous les jours i’ parlait d’ faire une réclamation sur tout ça là-dessus au capitaine, au commandant, et de d’mander qu’i soit établi qu’ chacun montera à son tour aux tranchées. Tu l’entendais dire après la croûte: J’y dirai, vrai comme v’là un quart de vin là». Et, l’instant d’après: «Si j’y dis pas, c’est qu’ jamais y a un quart de vin là». Et si tu r’passais tu l’ rentendais: «Tiens, c’est-i’ un quart de vin ça? Eh bien, tu verras si j’y dirai!» Total: i’ n’a rien dit du tout. Tu m’ diras: «Il a été tué». C’est vrai, mais avant, il avait eu largement le temps de le faire deux mille fois s’il avait osé.
—Tout ça, ça m’emmerde, gronda Blaire, sombre, avec un éclair de fureur.
—Nous autres, on n’a rien vu—vu qu’on voit rien—Mais si on voyait!...
—Mon vieux, s’écria Volpatte, les dépôts, écoute bien c’ que j’ vais t’ dire: faudrait détourner dans eux tous, tout partout, la Seine, la Garonne, le Rhône et la Loire pour les nettoyer. En attendant là-dedans, i’s vivent, et même i’s vivent bien, et i’s vont roupiller tranquillement, chaque nuit, chaque nuit!
Le soldat se tut. Au loin, il voyait, lui, la nuit qu’on passe, recroquevillé, palpitant d’attention et tout noir, au fond du trou d’écoute dont se silhouette, tout autour, la mâchoire déchiquetée, chaque fois qu’un coup de canon jette son aube dans le ciel.
Cocon fit amèrement:
—Ça ne donne pas envie de mourir.
—Mais si, reprend placidement quelqu’un, mais si... N’exagère pas, voyons, peau d’hareng saur.
X
ARGOVAL
Le crépuscule du soir arrivait du côté de la campagne. Une brise douce, douce comme des paroles, l’accompagnait.
Dans les maisons posées le long de cette voie villageoise—grande route habillée sur quelques pas en grande rue—les chambres, que leurs fenêtres blafardes n’alimentaient plus de la clarté de l’espace, s’éclairaient de lampes et de chandelles, de sorte que le soir en sortait pour aller dehors, et qu’on voyait l’ombre et la lumière changer graduellement de places.
Au bord du village, vers les champs, des soldats déséquipés erraient, le nez au vent. Nous finissions la journée en paix. Nous jouissions de cette oisiveté vague dont on éprouve la bonté quand on est vraiment las. Il faisait beau; l’on était au commencement du repos, et on en rêvait. Le soir semblait aggraver les figures avant de les assombrir, et les fronts réfléchissaient la sérénité des choses.
Le sergent Suilhard vint à moi et me prit le bras. Il m’entraîna.
—Viens, me dit-il, je vais te montrer quelque chose.
Les abords du village abondaient en rangées de grands arbres calmes, qu’on longeait, et, de temps en temps, les vastes ramures, sous l’action de la brise, se décidaient à quelque lent geste majestueux.
Suilhard me précédait. Il me conduisit dans un chemin creux qui tournait, encaissé; de chaque côté, poussait une bordure d’arbustes dont les faîtes se rejoignaient étroitement. Nous marchâmes quelques instants environnés de verdure tendre. Un dernier reflet de lumière, qui prenait ce chemin en écharpe, accumulait dans les feuillages des points jaunes clairs ronds comme des pièces d’or.
—C’est joli, fis-je.
Il ne disait rien. Il jetait les yeux de côté. Il s’arrêta.
—Ça doit être là.
Il me fit grimper par un petit bout de chemin dans un champ entouré d’un vaste carré de grands arbres, et bondé d’une odeur de foin coupé.
—Tiens! remarquai-je en observant le sol, c’est tout piétiné par ici. Il y a eu une cérémonie.
—Viens, me dit Suilhard.
Il me conduisit dans le champ, non loin de l’entrée. Il y avait là un groupe de soldats qui parlaient à voix baissée. Mon compagnon tendit la main.
—C’est là, dit-il.
Un piquet très bas—un mètre à peine—était planté à quelques pas de la haie, faite à cet endroit, de jeunes arbres.
—C’est là, dit-il, qu’on a fusillé le soldat du 204, ce matin.
«On a planté le poteau dans la nuit. On a amené le bonhomme à l’aube, et ce sont les types de son escouade qui l’ont tué. Il avait voulu couper aux tranchées; pendant la relève, il était resté en arrière, puis était rentré en douce au cantonnement. Il n’a rien fait autre chose; on a voulu, sans doute, faire un exemple.»
Nous nous approchâmes de la conversation des autres:
—Mais non, pas du tout, disait l’un. C’était pas un bandit; c’était pas un de ces durs cailloux comme tu en vois. Nous étions partis ensemble. C’était un bonhomme comme nous, ni plus, ni moins—un peu flemme, c’est tout. Il était en première ligne depuis le commencement, mon vieux, et j’ l’ai jamais vu saoûl, moi.
—Faut tout dire: malheureusement pour lui, qu’il avait de mauvais antécédents. Ils étaient deux, tu sais, à faire le coup. L’autre a pigé deux ans de prison. Mais Cajard[A] à cause d’une condamnation qu’il avait eue dans le civil, n’a pas bénéficié de circonstances atténuantes. Il avait, dans le civil, fait un coup de tête étant saoûl.
[A] J’ai changé le nom de ce soldat, ainsi que celui du village. H.B.
—On voit un peu d’ sang par terre quand on r’garde, dit un homme penché.
—Y a tout eu, reprit un autre, la cérémonie depuis A jusqu’à Z, le colonel à cheval, la dégradation; puis on l’a attaché, à c’ petit poteau bas, c’ poteau d’ bestiaux. Il a dû être forcé de s’ mettre à genoux ou de s’asseoir par terre avec un petit poteau pareil.
—Ça s’ comprendrait pas, fit un troisième après un silence, s’il n’y avait pas cette chose de l’exemple que disait le sergent.
Sur le poteau, il y avait, gribouillées par les soldats, des inscriptions et des protestations. Une croix de guerre grossière, découpée en bois, y était clouée et portait: «A Cajard, mobilisé depuis août 1914, la France reconnaissante.»
En rentrant au cantonnement, je vis Volpatte, entouré, qui parlait. Il racontait quelque nouvelle anecdote de son voyage chez les heureux.
XI
LE CHIEN
Il faisait un temps épouvantable. L’eau et le vent assaillaient les passants, criblaient, inondaient et soulevaient les chemins.
De retour de corvée, je regagnais notre cantonnement, à l’extrémité du village. A travers la pluie épaisse, le paysage de ce matin-là était jaune sale, le ciel tout noir—couvert d’ardoises. L’averse fouettait l’abreuvoir avec ses verges. Le long des murs, des formes se rapetissaient et filaient, pliées, honteuses, en barbotant.
Malgré la pluie, la basse température et le vent aigu, un attroupement s’agglomérait devant la poterne de la ferme où nous logions. Les hommes serrés là, dos à dos, formaient, de loin, comme une vaste éponge grouillante. Ceux qui voyaient, par-dessus les épaules et entre les têtes, écarquillaient les yeux et disaient:
—Il en a du fusil, le gars!
—Pour n’avoir pas les grolles, i’ n’a point les grolles!
Puis les curieux s’éparpillèrent, le nez rouge et la face trempée, dans l’averse qui cinglait et la bise qui pinçait, et, laissant retomber leurs mains qu’ils avaient levées au ciel d’étonnement, ils les enfonçaient dans leurs poches.
Au centre, demeura, strié de pluie, le sujet du rassemblement: Fouillade, le torse nu, qui se lavait à grande eau.
Maigre comme un insecte, agitant de longs bras minces, frénétique et tumultueux, il se savonnait et s’aspergeait la tête, le cou et la poitrine jusqu’au grillage proéminent de ses côtes. Sur sa joue creusée en entonnoir l’énergique opération avait étalé une floconneuse barbe de neige, et elle accumulait sur le sommet de son crâne une visqueuse toison que la pluie perforait de petits trous.
Le patient utilisait, en guise de baquet, trois gamelles qu’il avait remplies d’eau trouvée on ne savait où dans ce village où il n’y en avait pas, et, comme il n’existait nulle part, dans l’universel ruissellement céleste et terrestre, de place propre pour poser quoi que ce fût, il fourrait, après usage, sa serviette dans la ceinture de son pantalon, et mettait, chaque fois qu’il s’en était servi, son savon dans sa poche.
Ceux qui étaient encore là admiraient cette gesticulation épique au sein des intempéries, et répétaient en hochant la tête:
—C’est une maladie de propreté qu’il a.
—Tu sais qu’i’ va avoir une citation, qu’on dit, pour l’affaire du trou d’obus avec Volpatte.
—Ben, mon vieux cochon, les a pas volées, ses citations!
Et on mêlait, sans bien s’en rendre compte, les deux exploits, celui de la tranchée et celui-là, et on le regardait comme le héros du jour, tandis qu’il soufflait, reniflait, haletait, rauquait, crachait, essayait de s’essuyer sous la douche aérienne, par coups rapides et comme par surprise, puis, enfin, se rhabillait.
*
* *
Une fois lavé, il a froid.
Il tourne sur place et se poste, debout, à l’entrée de la grange où l’on gîte. La bise glaciale tache et placarde la peau de sa longue face creuse et basanée, tire des larmes de ses yeux et les éparpille sur ses joues grillées jadis par le mistral; et son nez aussi pleure et pleuvote.
Vaincu par la morsure continue du vent qui l’attrape aux oreilles, malgré son cache-nez noué autour de sa tête, et aux mollets malgré les bandes jaunes dont ses jambes de coq sont écaillées, il rentre dans la grange, mais il en ressort aussitôt, en roulant des yeux féroces et en murmurant: «Pute de moine!» et: «Voleur!» avec l’accent qui éclôt aux gosiers à mille kilomètres d’ici, dans le coin de terre d’où la guerre l’exila.
Et il reste debout, dehors, dépaysé plus qu’il ne le fut jamais dans ce décor septentrional. Et le vent vient, se glisse en lui, et revient, avec de brusques mouvements, secouer et malmener ses formes décharnées et légères d’épouvantail.
C’est qu’elle est quasi inhabitable—coquine de Dious!—la grange qu’on nous a assignée pour vivre pendant cette période de repos. Cet asile s’enfonce, ténébreux, suintant et étroit comme un puits. Toute une moitié en est inondée—on y voit surnager des rats—et les hommes sont massés dans l’autre moitié. Les murs, faits de lattes agglutinées par de la boue séchée, sont cassés, fendus, percés, sur tout le pourtour, et largement troués dans le haut. On a bouché tant bien que mal, la nuit où l’on est arrivé—jusqu’au matin—les lézardes qui sont à portée de la main, en y fourrant des branches feuillues et des claies. Mais les ouvertures du haut et du toit sont toujours béantes. Alors qu’un faible jour impuissant y demeure suspendu, le vent, au contraire, s’y engouffre, s’y aspire de tous côtés, de toute sa force, et l’escouade subit la poussée d’un éternel courant d’air.
Et quand on est là, on demeure planté debout, dans cette pénombre bouleversée, à tâtonner, à grelotter et à geindre.
Fouillade, qui est rentré encore une fois, aiguillonné par le froid, regrette de s’être lavé. Il a mal aux reins et dans le côté, il voudrait faire quelque chose, mais quoi?
S’asseoir? Impossible. C’est trop sale, là-dedans: la terre et les pavés sont enduits de boue, et la paille disposée pour le couchage est tout humide à cause de l’eau qui s’y infiltre et des pieds qui s’y décrottent. De plus, si l’on s’assoit, on gèle, et si on s’étend sur la paille, on est incommodé par l’odeur du fumier et égorgé par les émanations ammoniacales... Fouillade se contente de regarder sa place en bâillant à décrocher sa longue mâchoire qu’allonge une barbiche où l’on verrait des poils blancs si le jour était vraiment le jour.
—Les autres copains et poteaux, dit Marthereau, faut pas croire qu’i’ soyent mieux ni plus bien que nous. Après la soupe, j’ai été voir un gibier à la onzième, dans la ferme, près de l’infirmerie. Il faut enjamber de l’autre côté d’un mur par une échelle trop courte—tu parles d’un coup de ciseaux, remarque Marthereau qui est court sur pattes—et une fois qu’t’es dans c’ poulailler et c’clapier, t’es bousculé et pigné par tout un chacun et tu gênes tout un chacun. Tu sais pas où mett’ tes pommes. J’suis filé de là en ripant.
—J’ai voulu, moi, dit Cocon, quand on a été quitte de becqueter, entrer chez l’forgeron pomper quelque chose de chaud, en l’achetant. Hier, i’ vendais du jus, mais des cognes sont passés là ce matin: le bonhomme a la tremblote et il a fermé sa porte à clef.
Fouillade les a vus rentrer la tête basse et venir s’échouer au pied de leur litière.
Lamuse a essayé de nettoyer son fusil. Mais on ne peut pas nettoyer son fusil ici, même en s’installant par terre, près de la porte, même en soulevant la toile de tente mouillée, dure et glacée, qui pend devant comme une stalactite: il fait trop sombre.
—Et pis, ma vieille, si tu laisses tomber une vis, tu peux t’ mettre la corde pour la retrouver, surtout qu’on est bête de ses pattes quand on a froid.
—Moi, j’aurais des choses à coudre, mais, salut!
Reste une alternative: s’étendre sur la paille, en s’enveloppant la tête dans un mouchoir ou une serviette pour s’isoler de la puanteur agressive qu’exhale la fermentation de la paille, et dormir. Fouillade qui n’est, aujourd’hui, ni de corvée, ni de garde, et est maître de tout son temps, s’y décide. Il allume une bougie pour chercher dans ses affaires, dévide le boyau d’un cache-nez, et on voit ses formes étiques, découpées en noir, qui se plient et se déplient.
—Aux patates, là-dedans, mes petits agneaux! brame à la porte, dans une forme encapuchonnée, une voix sonore.
C’est le sergent Henriot. Il est bonhomme et malin, et tout en plaisantant avec une grossièreté sympathique, il surveille l’évacuation du cantonnement à cette fin que personne ne tire au flanc. Dehors, dans la pluie infinie, sur la route coulante, s’égrène la deuxième section, racolée, elle aussi, et poussée au travail par l’adjudant. Les deux sections se mêlent. On grimpe la rue, on gravit le monticule de terre glaise où fume la cuisine roulante.
—Allons, mes enfants, jetons-en un coup, c’est pas long quand tout le monde s’y met... Allons, qu’est-ce t’as à rouspéter, encore, toi? Ça sert à rien.
Vingt minutes après, on rentre au trot. Dans la grange, on ne touche plus en tâtonnant que des choses et des formes trempées, humides et frigides, et une âcre senteur de bête mouillée s’ajoute aux exhalaisons du purin que renferment nos lits.
On se rassemble, debout, autour des madriers qui soutiennent la grange, et autour des filets d’eau qui tombent verticalement des trous du toit—vagues colonnes au vague piédestal d’éclaboussements.
—Les voilà! crie-t-on.
Deux masses, successivement, bouchent la porte, saturées d’eau et qui s’égouttent: Lamuse et Barque sont allés à la recherche d’un brasero. Ils reviennent de cette expédition, complètement bredouilles, hargneux et farouches: «Pas l’ombre d’un fourneau. D’ailleurs ni bois ni charbon, même en se ruinant pour.»
Impossible d’avoir du feu.
—La commande, elle est loupée, et là où j’ai pas réussi, personne réussira, dit Barque avec un orgueil que cent exploits justifient.
On reste immobile, on se déplace lentement, dans le peu d’espace qu’on a, assombris par tant de misère.
—A qui c’ journal?
—Ch’est à mi, dit Bécuwe.
—Qu’est-c’ qui chante? Ah, zut, on peut pas lire dans c’te nuit!
—I’s disent comme cha, qu’à ch’ t’heure, on a fait tout ch’ qu’i fallait pour l’ soldats, et les récaufir dans s’tranchées. I’s ont toudi ch’qu’i leur faut, et d’lainages, et d’ kemises, d’ fourneaux, d’ brasos et d’ carbon à pleins tubins. Et qu’ ch’est comme cha dans l’tranchées d’première ligne.
—Ah! tonnerre de Dieu! ronchonnent quelques-uns des pauvres prisonniers de la grange, et ils montrent le poing au vide du dehors et au papier du journal.
*
* *
Mais Fouillade se désintéresse de ce qu’on dit. Il a plié dans l’ombre sa grande carcasse de don Quichotte bleuâtre et tendu son cou sec tressé de cordes à violon. Quelque chose est là, par terre, qui l’attire.
C’est Labri, le chien de l’autre escouade.
Labri, vague berger mâtiné à queue coupée, est couché en rond sur une toute petite litière de poussière de paille.
Il le regarde et Labri le regarde.
Bécuwe s’approche et, avec son accent chantant des environs de Lille:
—Il minge pas s’pâtée. Il va pas, ch’tiot kien. Eh! Labri, qu’ch’qu’to as? V’là tin pain, tin viande. R’vêt’ cha. Cha est bon, deslo qu’est dans t’tubin... I’ s’ennuie, i’ souffre. Un d’ch’matin, on l’r’trouvera, ilo, crévé.
Labri n’est pas heureux. Le soldat à qui il est confié est dur pour lui et le malmène volontiers, et, par ailleurs, ne s’en préoccupe guère. L’animal est attaché toute la journée. Il a froid, il est mal, il est abandonné. Il ne vit pas sa vie. Il a, de temps en temps, des espoirs de sortie en voyant qu’on s’agite autour de lui, il se lève en s’étirant et ébauche un frétillement de queue. Mais c’est une illusion, et il se recouche, en regardant exprès à côté de sa gamelle presque pleine.
Il s’ennuie, il se dégoûte de l’existence. Même s’il évite la balle ou l’éclat auquel il est tout aussi exposé que nous, il finira par mourir ici.
Fouillade étend sa maigre main sur la tête du chien; celui-ci le dévisage à nouveau. Leurs deux regards sont pareils, avec cette différence que l’un vient d’en haut et l’autre d’en bas.
Fouillade s’est assis tout de même—tant pis!—dans un coin, les mains protégées par les plis de sa capote, ses longues jambes refermées comme un lit pliant.
Il songe, les yeux clos sous ses paupières bleutées. Il revoit. C’est un de ces moments où le pays dont on est séparé prend, dans le lointain, des douceurs de créature. L’Hérault parfumé et coloré, les rues de Cette. Il voit si bien, de si près, qu’il entend le bruit des péniches du Canal du Midi et des déchargements des docks, et que ces bruits familiers l’appellent distinctement.
En haut du chemin qui sent le thym et l’immortelle si fort que cette odeur vient dans la bouche et est presque un goût, au milieu du soleil, dans une bonne brise toute parfumée et chauffée, qui n’est que le coup d’aile des rayons, sur le mont Saint-Clair, fleurit et verdoie la baraquette des siens. De là, on voit en même temps, se rejoignant, l’étang de Thau, qui est vert bouteille, et la mer Méditerranée, qui est bleu ciel, et on aperçoit aussi quelquefois, au fond du ciel indigo, le fantôme découpé des Pyrénées.
C’est là qu’il est né, qu’il a grandi, heureux, libre. Il jouait, sur la terre dorée et rousse, et même il jouait au soldat. L’ardeur de manier un sabre de bois animait ses joues rondes qui sont maintenant ravinées et comme cicatrisées... Il ouvre les yeux, regarde autour de lui, hoche la tête, et s’adonne au regret du temps où il avait un sentiment pur, exalté, ensoleillé, de la guerre et de la gloire.
L’homme met sa main devant ses yeux, pour retenir la vision intérieure.
Maintenant, c’est autre chose.
C’est là-haut, au même endroit, que, plus tard, il a connu Clémence. La première fois, elle passait, luxueuse de soleil. Elle portait dans ses bras une javelle de paille et elle lui est apparue si blonde qu’à côté de sa tête la paille avait l’air châtain. La seconde fois, elle était accompagnée d’une amie. Elles s’étaient arrêtées toutes les deux pour l’observer. Il les entendit chuchoter et se tourna vers elles. Se voyant découvertes, les deux jeunes filles se sauvèrent en froufroutant, avec un rire de perdrix.
Et c’est là aussi, qu’ils ont tous les deux, ensuite, établi leur maison. Sur le devant court une vigne qu’il soigne en chapeau de paille, quelle que soit la saison. A l’entrée du jardin se tient le rosier qu’il connaît bien et qui ne se sert de ses épines que pour essayer de le retenir un peu quand il passe.
Retournera-t-il près de tout cela? Ah! il a vu trop loin au fond du passé, pour ne pas voir l’avenir dans son épouvantable précision. Il songe au régiment décimé à chaque relève, aux grands coups durs qu’il y a eu et qu’il y aura, et aussi à la maladie, et aussi à l’usure...
Il se lève, s’ébroue, pour se débarrasser de ce qui fut et de ce qui sera. Il retombe au milieu de l’ombre glacée et balayée par le vent, au milieu des hommes épars et décontenancés qui, à l’aveugle, attendent le soir; il retombe dans le présent, et continue à frissonner.
Deux pas de ses longues jambes le font buter sur un groupe où, pour se distraire et se consoler, à mi-voix on parle mangeaille.
—Chez moi, dit quelqu’un, on fait des pains immenses, des pains ronds, grands comme des roues de voiture, tu parles!
Et l’homme se donne la joie d’écarquiller les yeux tout grands, pour voir les pains de chez lui.
—Chez nous, intervient le pauvre méridional, les repas de fêtes sont si longs, que le pain, frais au commencement, est rassis à la fin!
—Y a un p’tit vin... I’ n’a l’air de rien, ce p’tit vin d’ chez nous, eh bien, mon vieux, s’ i’ n’a pas quinze degrés, i’ n’en a pa’ un!
Fouillade parle alors d’un rouge presque violet, qui supporte bien le coupage, comme s’il avait été mis au monde pour ça.
—Nous, dit un Béarnais, y a l’ jurançon; mais l’ vrai, pas c’ qu’on t’vend pour jurançon et qui vient d’ Paris. Moi, j’ connais un des propriétaires justement.
—Si tu vas par là, dit Fouillade, j’ai chez moi les muscats de tout genre, de toutes les couleurs de la gamme, tu croirais des échantillons d’étoffes de soie. Tu viendrais chez moi un mois d’ temps que j’ t’en f’rais goûter chaque jour du pas pareil, mon pitchoun.
—Tu parles d’une noce! dit le soldat reconnaissant.
Et il arrive que Fouillade s’émotionne à ces souvenirs de vin où il se plonge et qui lui rappellent aussi la lumineuse odeur d’ail de sa table lointaine. Les émanations du gros bleu et des vins de liqueur délicatement nuancés lui montent à la tête, parmi la lente et triste tempête qui sévit dans la grange.
Il se remémore brusquement qu’établi dans le village où l’on cantonne est un cabaretier originaire de Béziers. Magnac lui a dit: «Viens donc me voir, mon camarade, un de ces quatre matins, on boira du vin de là-bas, macarelle! J’en ai quelques bouteilles que tu m’en diras des nouvelles.»
Cette perspective, tout d’un coup, éblouit Fouillade. Il est parcouru dans toute sa longueur d’un tressaillement de plaisir, comme s’il avait trouvé sa voie... Boire du vin du Midi et même de son Midi spécial, en boire beaucoup... Ce serait si bon de revoir la vie en rose, ne serait-ce qu’un jour! Hé oui, il a besoin de vin, et il rêve de se griser.
Incontinent, il quitte les parleurs pour aller de ce pas s’attabler chez Magnac.
Mais il se cogne à la sortie,—à l’entrée,—contre le caporal Broyer, qui va galopant dans la rue comme un camelot en criant à chaque ouverture:
—Au rapport!
La compagnie se rassemble et se forme en carré, sur la butte glaiseuse où la cuisine roulante envoie de la suie à la pluie.
—J’irai boire après le rapport, se dit Fouillade.
Et il écoute, distraitement, tout à son idée, la lecture du rapport. Mais si distraitement qu’il écoute, il entend le chef qui lit: «Défense absolue de sortir des cantonnements avant dix-sept heures, et après vingt heures», et le capitaine qui, sans relever le murmure circulaire des poilus, commente cet ordre supérieur:
—C’est ici le Quartier Général de la Division. Tant que vous y serez, ne vous montrez pas. Cachez-vous. Si le Général de Division vous voit dans la rue, il vous fera immédiatement mettre de corvée. Il ne veut pas voir un soldat. Restez cachés toute la journée au fond de vos cantonnements. Faites ce que vous voudrez, à condition qu’on ne vous voie pas, personne!
Et l’on rentre dans la grange.
*
* *
Il est deux heures. Ce n’est que dans trois heures, quand il fera tout à fait nuit, que l’on pourra se risquer dehors sans être puni.
Dormir en attendant? Fouillade n’a plus sommeil; son espoir de vin l’a secoué. Et puis, s’il dort le jour, il ne dormira pas la nuit. Ça non! Rester les yeux ouverts, la nuit, c’est pire que le cauchemar.
Le temps s’assombrit encore. La pluie et le vent redoublent, dehors et dedans...
Alors quoi? si on ne peut ni rester immobile, ni s’asseoir, ni se coucher, ni se balader, ni travailler, quoi?
Une détresse grandissante tombe sur ce groupe de soldats fatigués et transis, qui souffrent dans leur chair et ne savent vraiment pas quoi faire de leur corps.
—Nom de Dieu, c’ qu’on est mal!
Ces abandonnés crient cela comme une lamentation, un appel au secours.
Puis, instinctivement, ils se livrent à la seule occupation possible ici-bas pour eux: faire les cent pas sur place pour échapper à l’ankylose et au froid.
Et les voilà qui se mettent à déambuler très vite, de long en large, dans ce local exigu qu’on a parcouru en trois enjambées, qui tournent en rond, se croisant, se frôlant, penchés en avant, les mains dans les poches, en tapant la semelle par terre. Ces êtres que cingle la bise jusque sur leur paille, semblent un assemblage de miséreux déchus des villes qui attendent, sous un ciel bas d’hiver, que s’ouvre la porte de quelque institution charitable. Mais la porte ne s’ouvrira pas pour ceux-là, sinon dans quatre jours, à la fin du repos, un soir, pour remonter aux tranchées.
Seul dans un coin, Cocon est accroupi. Il est dévoré de poux, mais, affaibli par le froid et l’humidité, il n’a pas le courage de changer de linge, et il reste là, sombre, immobile et mangé...
A mesure qu’on approche, malgré tout, de cinq heures du soir, Fouillade recommence à s’enivrer de son rêve de vin, et il attend, avec cette lueur à l’âme.
—Quelle heure est-il?... Cinq heures moins un quart... Cinq heures moins cinq... Allons!
Il est dehors dans la nuit noire. Par grands sautillements clapotants, il se dirige vers l’établissement de Magnac, le généreux et loquace Biterrois. Il a grand’peine à trouver la porte dans le noir et la pluie d’encre. Bon Diou, elle n’est pas éclairée! Bon Diou d’bon Diou, elle est fermée! La lueur d’une allumette, qu’abrite sa grande main maigre comme un abat-jour, lui montre la pancarte fatidique: «Etablissement consigné à la troupe.» Magnac, coupable de quelque infraction, a été exilé dans l’ombre et l’inaction!
Et Fouillade tourne le dos à l’estaminet devenu la prison du cabaretier solitaire. Il ne renonce pas à son rêve. Il ira ailleurs, ce sera du vin ordinaire, et il paiera, voilà tout.
Il met la main dans sa poche pour tâter son porte-monnaie. Il est là.
Il doit avoir trente-sept sous. Ce n’est pas le Pérou, mais...
Mais subitement, il sursaute et s’arrête net en s’envoyant une claque sur le front. Son interminable figure fait une affreuse grimace, masquée par l’ombre.
Non, il n’a plus trente-sept sous! Hé, couillon qu’il est! Il avait oublié la boîte de sardines qu’il a achetée la veille, tellement les macaronis gris de l’ordinaire le dégoûtaient, et les chopes qu’il a payées aux cordonniers qui lui ont remis des clous à ses brodequins.
Misère! Il ne doit plus avoir que treize sous!
Pour arriver à s’exciter comme il convient et à se venger de la vie présente, il lui faudrait bien un litre et demi, foutre! Ici, le litre de rouge coûte vingt et un sous. Il est loin de compte.
Il promène ses yeux dans les ténèbres autour de lui. Il cherche quelqu’un. Il existe peut-être un camarade qui lui prêterait de l’argent, ou bien lui paierait un litre.
Mais qui, qui? Pas Bécuwe, qui n’a qu’une marraine pour lui envoyer, tous les quinze jours, du tabac et du papier à lettres. Pas Barque, qui ne marcherait pas; pas Blaire, qui, avare, ne comprendrait pas. Pas Biquet, qui a l’air de lui en vouloir, pas Pépin qui mendigote lui-même et ne paie jamais, même quand il invite. Ah! si Volpatte était avec eux!... Il y a bien Mesnil André, mais il est justement en dette avec lui pour plusieurs tournées. Le caporal Bertrand? Il l’a envoyé coucher brutalement à la suite d’une observation, et ils se regardent de travers. Farfadet? Il ne lui adresse guère la parole d’ordinaire... Non, il sent bien qu’il ne peut pas demander ça à Farfadet. Et puis, mille dious! à quoi bon chercher des messies dans son imagination? Où sont-ils, tous ces gens, à cette heure?
Lent, il revient en arrière, vers le gîte. Puis, machinalement il se retourne et repart en avant, à pas hésitants. Il va essayer tout de même. Peut-être, sur place, des camarades attablés... Il aborde la partie centrale du village à l’heure où la nuit vient d’enterrer la terre.
Les portes et les fenêtres éclairées des estaminets se reflètent dans la boue de la rue principale. Il y en a tous les vingt pas. On entrevoit les spectres lourds des soldats, la plupart en bandes, qui descendent la rue. Quand une automobile arrive, on se range, et on la laisse passer, ébloui par les phares et éclaboussé par la vase liquide que les roues projettent sur toute la largeur du chemin.
Les estaminets sont pleins. Par les vitres embuées, on les voit bondés d’un nuage compact d’hommes casqués.
Fouillade entre dans l’un d’eux, au hasard. Dès le seuil, l’haleine tiède du caboulot, la lumière, l’odeur et le brouhaha l’attendrissent. Cet attablement est tout de même un morceau du passé dans le présent.
Il regarde, de table en table, s’avance en dérangeant les installations pour vérifier tous les convives de cette salle. Aïe! Il ne connaît personne.
Autre part, c’est pareil. Il n’a pas de chance. Il a beau tendre le cou et quêter éperdument de l’œil une tête de connaissance parmi ces uniformes qui, par masses ou par couples, boivent en conversant, ou, solitaires, écrivent. Il a l’air d’un mendiant et personne n’y fait attention.
Ne trouvant nulle âme pour venir à son aide, il se décide à dépenser au moins ce qu’il a dans sa poche. Il se glisse jusqu’au comptoir.
—Une chopine de ving et du bonn...
—Du blanc?
—Eh oui!
—Vous, mon garçon, vous êtes du Midi, dit la patronne en lui remettant une petite bouteille pleine et un verre et en encaissant ses douze sous.
Il s’installe sur le coin d’une table déjà encombrée par quatre buveurs qu’une manille attache les uns aux autres; il remplit la chope à ras et la vide, puis la remplit de nouveau.
—Eh, à ta santé, n’casse pas le verre! lui glapit dans le nez un arrivant en bourgeron bleu charbonneux, porteur d’une épaisse barre de sourcils au milieu de sa face blême, d’une tête conique et d’une demi-livre d’oreilles. C’est Harlingue, l’armurier.
Il n’est pas très glorieux d’être installé seul devant une chopine en présence d’un camarade qui donne les signes de la soif. Mais Fouillade fait semblant de ne pas comprendre le desideratum du sire qui se dandine devant lui avec un sourire engageant, et il vide précipitamment son verre. L’autre tourne le dos, non sans grommeler qu’ils sont «pas beaucoup partageux et plutôt goulafes, ceuss du Midi».
Fouillade a posé son menton sur ses poings et regarde sans le voir un angle de l’estaminet où les poilus s’entassent, se coudoient, se pressent et se bousculent pour passer.
C’était assez bon, évidemment, ce petit blanc, mais que peuvent ces quelques gouttes dans le désert de Fouillade? Le cafard n’a pas beaucoup reculé, et il est revenu.
Le méridional se lève, s’en va, avec ses deux verres de vin dans le ventre et un sou dans son porte-monnaie. Il a le courage de visiter encore un estaminet, de le sonder des yeux et de quitter l’endroit en marmottant pour s’excuser: «Hildepute! I’ n’est jamais là c’t’animau-là!»
Puis il rentre au cantonnement. Celui-ci est toujours aussi bruissant de rafales et de gouttes. Fouillade allume sa chandelle, et, à la lueur de la flamme qui s’agite désespérément comme si elle voulait s’envoler, il va voir Labri.
Il s’accroupit, le lumignon à la main devant le pauvre chien qui mourra peut-être avant lui. Labri dort, mais faiblement, car il ouvre aussitôt un œil et remue la queue.
Le Cettois le caresse et lui dit tout bas:
—Y a rienn à faire. Rienn...
Il ne veut pas en dire davantage à Labri pour ne pas l’attrister; mais le chien approuve en hochant la tête avant de refermer les yeux.
Fouillade se lève un peu péniblement à cause de ses articulations rouillées, et va se coucher. Il n’espère plus qu’une chose maintenant: dormir, pour que meure ce jour lugubre, ce jour de néant, ce jour comme il y en aura encore tant à subir héroïquement, à franchir, avant d’arriver au dernier de la guerre ou de sa vie.
XII
LE PORTIQUE
—Y a du brouillard. Veux-tu qu’on y aille?
C’est Poterloo qui m’interroge, tournant vers moi se bonne tête blonde, que ses deux yeux bleu clair semblent rendre transparente.
Poterloo est de Souchez et, depuis que les Chasseurs ont enfin repris Souchez, il a envie de revoir le village où il vivait heureux, jadis, quand il était homme.
Pèlerinage dangereux. Ce n’est pas que nous soyons loin: Souchez est là. Depuis six mois, nous avons vécu et manœuvré dans les tranchées et les boyaux, quasi à portée de voix du village. Il n’y a qu’à grimper directement, d’ici même, sur la route de Béthune, le long de laquelle rampe la tranchée et sous laquelle fouillent les alvéoles de nos abris—et qu’à descendre pendant quatre ou cinq cents mètres cette route, qui s’enfonce vers Souchez. Mais tous ces endroits-là sont régulièrement et terriblement repérés. Depuis leur recul, les Allemands ne cessent d’y envoyer de vastes obus qui tonitruent de temps en temps en nous secouant dans notre sous-sol et dont on aperçoit, dépassant les talus, tantôt ici, tantôt là, les grands geysers noirs, de terre et de débris, et les amoncellements verticaux de fumée, hauts comme des églises. Pourquoi bombardent-ils Souchez? On ne sait pas, car il n’y a plus personne ni plus rien dans le village pris et repris, et qu’on s’est si fort arraché les uns aux autres.
Mais ce matin, en effet, un brouillard intense nous enveloppe, et, à la faveur de ce grand voile que le ciel jette sur la terre, on peut se risquer... On est sûr, tout au moins, de ne pas être vu. Le brouillard obstrue hermétiquement la rétine perfectionnée de la saucisse qui doit être quelque part là-haut ensevelie dans l’ouate, et il interpose son immense paroi légère et opaque entre nos lignes et les observatoires de Lens et d’Angres d’où l’ennemi nous épie.
—Ça colle! dis-je à Poterloo.
L’adjudant Barthe, mis au courant, remue la tête de haut en bas, et il abaisse les paupières pour indiquer qu’il ferme les yeux.
Nous nous hissons hors de la tranchée, et nous voilà tous les deux debout sur la route de Béthune.
C’est la première fois que je marche là pendant le jour. Nous ne l’avons jamais vue que de très loin, cette route terrible, que nous avons si souvent parcourue ou traversée, par bonds, courbés dans l’ombre et sous les sifflements.
—Eh bien, tu viens, vieux frère?
Au bout de quelques pas, Poterloo s’est arrêté au milieu de la route où le coton du brouillard s’effiloche en longueur, il est là à écarquiller ses yeux bleu horizon, à entr’ouvrir sa bouche écarlate.
—Ah! là là, ah! là là!... murmure-t-il.
Tandis que je me tourne vers lui, il me montre la route et me dit en hochant la tête:
—C’est elle. Bon Dieu, dire que c’est elle!... C’bout où nous sommes, j’ le connais si bien qu’en fermant les yeux, j’le r’vois tel que, exact, et même i’ s’revoit tout seul. Mon vieux, c’est affreux, d’la r’voir comme ça. C’était une belle route, plantée, tout au long, de grands arbres...
«Et maintenant, qu’est-ce que c’est? Regarde-moi ça: une espèce de longue chose crevée, triste, triste... Regarde-moi ces deux tranchées de chaque côté, tout du long, à vif, c’ pavé labouré, troué d’entonnoirs, ces arbres déracinés, sciés, roussis, cassés en bûchers, jetés dans tous les sens, percés par des balles—tiens, c’t’écumoire, ici!—Ah! mon vieux, mon vieux, tu peux pas t’imaginer c’ qu’elle est défigurée, cette route!
Et il s’avance, en regardant à chaque pas, avec de nouvelles stupeurs.
Le fait est qu’elle est fantastique, la route de chaque côté de laquelle deux armées se sont tapies et cramponnées, et sur qui se sont mêlés leurs coups pendant un an et demi. Elle est la grande voie échevelée parcourue seulement par les balles et par des rangs et des files d’obus, qui l’ont sillonnée, soulevée, recouverte de la terre des champs, creusée et retournée jusqu’aux os. Elle semble un passage maudit, sans couleur, écorchée et vieille, sinistre et grandiose à voir.
—Si tu l’avais connue! Elle était propre et unie, dit Poterloo. Tous les arbres étaient là, toutes les feuilles, toutes les couleurs, comme des papillons, et il y avait toujours dessus quelqu’un à dire bonjour en passant: une bonne femme ballottant entre deux paniers ou des gens parlant haut sur une carriole, dans l’ bon vent, avec leurs blouses en ballons. Ah! comme la vie était heureuse autrefois!
Il s’enfonce vers les bords du fleuve brumeux qui suit le lit de la route, vers la terre des parapets. Il se perche et s’arrête à des renflements indistincts sur lesquels se précisent des croix: des tombes, encastrées de distance en distance dans le mur du brouillard, comme des chemins de croix dans une église.
Je l’appelle. On n’arrivera pas si on marche comme ça d’un pas de procession. Allons!
Nous arrivons, moi en avant et Poterloo qui, la tête brouillée et alourdie de pensées, se traîne derrière, essayant vainement d’échanger des regards avec les choses, à une dépression de terrain. Là, la route est en contre-bas, un pli la cache du côté du Nord. En cet endroit abrité, il y a un peu de circulation.
Sur le terrain vague, sale et malade, où de l’herbe desséchée s’envase dans du cirage, s’alignent des morts. On les transporte là lorsqu’on en a vidé les tranchées ou la plaine, pendant la nuit. Ils attendent—quelques-uns depuis longtemps—d’être nocturnement amenés aux cimetières de l’arrière.
On s’approche d’eux doucement. Ils sont serrés les uns contre les autres; chacun ébauche, avec les bras ou les jambes, un geste pétrifié d’agonie différent. Il en est qui montrent des faces demi-moisies, la peau rouillée, jaune avec des points noirs. Plusieurs ont la figure complètement noircie, goudronnée, les lèvres tuméfiées et énormes: des têtes de nègres soufflées en baudruche. Entre deux corps, sortant confusément de l’un ou de l’autre, un poignet coupé et terminé par une boule de filaments.
D’autres sont des larves informes, souillées, d’où pointent de vagues objets d’équipement ou des morceaux d’os. Plus loin, on a transporté un cadavre dans un état tel qu’on a dû, pour ne pas le perdre en chemin, l’entasser dans un grillage de fil de fer qu’on a fixé ensuite aux deux extrémités d’un pieu. Il a été ainsi porté en boule dans ce hamac métallique, et déposé là. On ne distingue ni le haut, ni le bas de ce corps; dans le tas qu’il forme, seule se reconnaît la poche béante d’un pantalon. On voit un insecte qui en sort et y rentre.
Autour des morts volètent des lettres qui, pendant qu’on les disposait par terre, se sont échappées de leurs poches, ou de leurs cartouchières. Sur l’un de ces bouts de papier tout blancs, qui battent de l’aile à la bise, mais que la boue englue, je lis, en me penchant un peu, une phrase: «Mon cher Henri, comme il fait beau temps pour le jour de ta fête!...» L’homme est sur le ventre; il a les reins fendus d’une hanche à l’autre par un profond sillon; sa tête est à demi retournée; on voit l’œil creux, et sur la tempe, la joue et le cou, une sorte de mousse verte a poussé.
Une atmosphère écœurante rôde avec le vent autour de ces morts et de l’amoncellement de dépouilles qui les avoisine: toiles de tentes ou vêtements en espèce d’etoffe maculée, raidie parle sang séché, charbonnée par la brûlure de l’obus, durcie, terreuse et déjà pourrie, où grouille et fouille une couche vivante. On en est incommodé. Nous nous regardons en hochant la tête et n’osant pas avouer tout haut que ça sent mauvais. On ne s’éloigne pourtant que lentement.
Voici poindre dans la brume des dos courbés d’hommes qui sont joints par quelque chose qu’ils portent. Ce sont des brancardiers territoriaux chargés d’un nouveau cadavre. Ils avancent, avec leurs vieilles têtes hâves, ahannant, suant et faisant la grimace sous l’effort. Porter un mort dans des boyaux, à deux, lorsqu’il y a de la boue, c’est une besogne presque surhumaine.
Ils déposent le mort qui est habillé de neuf.
—Y a pas longtemps, va, qu’il était d’bout, dit un des porteurs. V’là deux heures qu’il a reçu sa balle dans la tête pour avoir voulu chercher un fusil boche dans la plaine: il partait mercredi en permission et voulait l’apporter chez lui. C’est un sergent du 405e, de la classe 14. Un gentil p’tit gars, avec ça.
Il nous le montre: il soulève le mouchoir qui est sur la figure: il est tout jeune et a l’air de dormir; seulement, la prunelle est révulsée, la joue est cireuse, et une eau rose baigne les narines, la bouche et les yeux.
Ce corps qui met une note propre dans ce charnier; qui, encore souple, penche la tête sur le côté quand on le remue, comme pour être mieux, donne l’illusion puérile d’être moins mort que les autres. Mais, moins défiguré, il est, semble-t-il, plus pathétique, plus proche, plus attaché à qui le regarde. Et si nous disions quelque chose devant tout ce monceau d’êtres anéantis, nous dirions: «Le pauvre gars!»
On reprend la route qui, à partir de là, commence à descendre vers le fond où est Souchez. Cette route apparaît sous nos pas, dans les blancheurs du brouillard, comme une effrayante vallée de misère. L’amas des débris, des restes et des immondices s’accumule sur l’échine fracassée de son pavé et sur ses bords fangeux, devient inextricable. Les arbres jonchent le sol ou ont disparu, arrachés, leurs moignons déchiquetés. Les talus sont renversés ou bouleversés par les obus. Tout le long, de chaque côté de ce chemin où seules sont debout les croix des tombes, des tranchées vingt fois obstruées et recreusées, des trous, des passages sur des trous, des claies sur des fondrières.
A mesure qu’on avance, tout apparaît retourné, terrifiant, plein de pourriture, et sent le cataclysme. On marche sur un pavage d’éclats d’obus. A chaque pas, le pied en heurte; on se prend comme à des pièges, et on trébuche dans la complication des armes rompues, des fragments d’ustensiles de cuisine, de bidons, de fourneaux, de machines à coudre, parmi les paquets de fils électriques, les équipements, allemands et français, déchirés dans leur écorce de boue sèche, les monceaux suspects de vêtements englués d’un mastic brun rouge. Et il faut veiller aux obus non éclatés qui, partout, sortent leur pointe ou présentent leurs culots ou leurs flancs, peints en rouge, en bleu, en bistre.
—Ça c’est l’ancienne tranchée boche, qu’ils ont fini par lâcher...
Elle est par endroits bouchée; à d’autres, criblée de trous de marmite. Les sacs de terre ont été déchirés, éventrés, se sont écroulés, vidés, secoués au vent, les boiseries d’étai ont éclaté et pointent dans tous les sens. Les abris sont remplis jusqu’au bord par de la terre et par on ne sait quoi. On dirait, écrasé, élargi et limoneux, le lit à demi desséché d’une rivière abandonnée par l’eau et par les hommes. A un endroit, la tranchée est vraiment effacée par le canon; le fossé évasé s’interrompt et n’est plus qu’un champ de terre fraîche formé de trous placés symétriquement à côté les uns des autres en longueur et en largeur.
J’indique à Poterloo ce champ extraordinaire où une charrue gigantesque semble avoir passé.
Mais il est préoccupé jusqu’au fond des entrailles par le changement de face du paysage.
*
* *
Il désigne du doigt un espace dans la plaine, d’un air stupéfait, comme s’il sortait d’un songe.
—Le Cabaret Rouge!
C’est un champ plat dallé de briques cassées.
Et qu’est-ce que c’est que ça?
Une borne? Non, ce n’est pas une borne. C’est une tête, une tête noire, tannée, cirée. La bouche est toute de travers, et on voit de la moustache qui se hérisse de chaque côté: une grosse tête de chat carbonisée. Le cadavre—un Allemand—est dessous, enterré en hauteur.
—Et ça!
C’est un lugubre ensemble formé d’un crâne tout blanc, puis à deux mètres du crâne, une paire de bottes, et, entre les deux, un monceau de cuirs effilochés et de chiffons cimentés par une boue brune.
—Viens. Il y a déjà moins de brouillard. Dépêchons-nous.
A cent mètres en avant de nous, dans les ondes plus transparentes du brouillard, qui se déplacent avec nous et nous voilent de moins eu moins, un obus siffle et éclate... Il est tombé à l’endroit où nous allons passer.
On descend. La pente s’atténue.
Nous allons côte à côte. Mon compagnon ne dit rien, regarde à droite, à gauche.
Puis il s’arrête encore, comme sur le haut de la route. J’entends sa voix balbutier, presque basse:
—Ben quoi! on y est... C’est qu’on y est...
En effet, nous n’avons pas quitté la plaine, la vaste plaine stérilisée, cautérisée,—et cependant nous sommes dans Souchez!
*
* *
Le village a disparu. Jamais je n’ai vu une pareille disparition de village. Ablain-Saint-Nazaire et Carency gardent encore une forme de localité, avec leurs maisons défoncées et tronquées, leurs cours comblées de plâtras et de tuiles. Ici, dans le cadre des arbres massacrés,—qui nous entourent, au milieu du brouillard, d’un spectre de décor—plus rien n’a de forme: il n’y a pas même un pan de mur, de grille, de portail, qui soit dressé, et on est étonné de constater qu’à travers l’enchevêtrement de poutres, de pierres et de ferraille, sont des pavés: c’était ici, une rue!
On dirait un terrain vague et sale, marécageux, à proximité d’une ville, et sur lequel celle-ci aurait déversé pendant des années régulièrement, sans laisser de place vide, ses décombres, ses gravats, ses matériaux de démolitions et ses vieux ustensiles: une couche uniforme d’ordures et de débris parmi laquelle on plonge et l’on avance avec beaucoup de difficulté, de lenteur. Le bombardement a tellement modifié les choses qu’il a détourné le cours du ruisseau du moulin et que le ruisseau court au hasard et forme un étang sur les restes de la petite place où il y avait la croix.
Quelques trous d’obus où pourrissent des chevaux gonflés et distendus, d’autres où sont éparpillés les restes, déformés par la blessure monstrueuse de l’obus, de ce qui était des êtres humains.
Voici, en travers de la piste qu’on suit et qu’on gravit comme une débâcle, comme une inondation de débris sous la tristesse dense du ciel, voici un homme étendu comme s’il dormait; mais il a cet aplatissement étroit contre la terre qui distingue un mort d’un dormeur. C’est un homme de corvée de soupe, avec son chapelet de pains enfilés dans une sangle, la grappe des bidons des camarades retenus à son épaule par un écheveau de courroies. Ce doit être cette nuit qu’un éclat d’obus lui a creusé puis troué le dos. Nous sommes sans doute les premiers à le découvrir, obscur soldat mort obscurément. Peut-être sera-t-il dispersé avant que d’autres le découvrent. On cherche sa plaque d’identité, elle est collée dans le sang caillé où stagne sa main droite. Je copie le nom écrit en lettres de sang.
Poterloo m’a laissé faire tout seul. Il est comme un somnambule. Il regarde, regarde éperdûment, partout; il cherche à l’infini parmi ces choses éventrées, disparues, parmi ce vide, il cherche jusqu’à l’horizon brumeux.
Puis il s’assoit sur une poutre qui est là, en travers, après avoir, d’un coup de pied, fait sauter une casserole tordue posée sur la poutre. Je m’assois à côté de lui. Il bruine légèrement. L’humidité du brouillard se résout en gouttelettes, et met un léger vernis sur les choses.
Il murmure:
—Ah zut!... zut!...
Il s’éponge le front: il lève sur moi des yeux de suppliant. Il essaye de comprendre, d’embrasser cette destruction de tout ce coin du monde, de s’assimiler ce deuil. Il bafouille des propos sans suite, des interjections. Il ôte son vaste casque et on voit sa tête qui fume. Puis il me dit, péniblement:
—Mon vieux, tu peux pas te figurer, tu peux pas, tu peux pas...
Il souffle:
—Le Cabaret Rouge, où c’est qu’il y a c’te tête de Boche et, tout autour, des fouillis d’ordures..., c’ t’espèce de cloaque, c’était... sur le bord de la route, une maison en briques et deux bâtiments bas, à côté... Combien de fois, mon vieux, à la place même où on s’est arrêté, combien de fois, là, à la bonne femme qui rigolait sur le pas de sa porte, j’ai dit au revoir en m’essuyant la bouche et en regardant du côté de Souchez où je rentrais! Et après quelques pas, on se retournait pour lui crier une blague! Oh! tu peux pas te figurer...
«Mais ça, alors, ça!...»
Il fait un geste circulaire pour me montrer toute cette absence qui l’entoure...
—Faut pas rester ici trop longtemps, mon vieux. Le brouillard se lève, tu sais.
Il se met debout avec un effort.
—Allons...
Le plus grave est à faire. Sa maison...
Il hésite, s’oriente, va...
—C’est là... Non, j’ai dépassé. C’est pas là. J’sais pas où c’est—où c’que c’était. Ah! malheur, misère!
Il se tord les mains, en proie au désespoir, se tient difficilement debout au milieu des plâtras et des madriers. A un moment, perdu dans cette plaine encombrée, sans repères, il regarde en l’air pour chercher, comme un enfant inconscient, comme un fou. Il cherche l’intimité de ses chambres éparpillée dans l’espace infini, la forme et le demi-jour intérieurs jetés au vent!
Après plusieurs va-et-vient, il s’arrête à un endroit, se recule un peu.
—C’était là. Y a pas d’erreur. Vois-tu: c’est c’te pierre-là qui m’fait reconnaître. Il y avait un soupirail. On voit la trace d’une barre de fer du soupirail avant qu’i’ se soit envolé.
Il renifle, pense, hochant lentement la tête sans pouvoir s’arrêter.
—C’est quand y a plus rien qu’on comprend bien qu’on était heureux. Ah! était-on heureux!
Il vient à moi, rit nerveusement.
—C’est pas ordinaire, ça, hein? J’suis sûr que tu n’as jamais vu ça: ne pas retrouver sa maison où on a toujours vécu d’puis toujours...
Il fait demi-tour, et c’est lui qui m’entraîne.
—Ben, fichons l’camp, puisqu’y a plus rien. Quand on regard’ra la place des choses pendant une heure! Mettons-les, mon pauv’ vieux.
On s’en va. Nous sommes les deux vivants faisant tache dans ce lieu illusoire et vaporeux, ce village qui jonche la terre, et sur lequel on marche.
On remonte. Le temps s’éclaircit. La brume se dissipe très rapidement. Mon camarade qui fait de grandes enjambées, en silence, le nez par terre, me montre un champ:
—Le cimetière, dit-il. Il était là avant d’être partout, avant d’avoir tout pris à n’en plus finir comme une maladie du monde.
A mi-côte, on avance plus lentement. Poterloo s’approche de moi.
—Tu vois, c’est trop, tout ça. C’est trop effacé, toute ma vie jusqu’ici. J’ai peur, tellement c’est effacé.
—Voyons: ta femme est en bonne santé, tu le sais; ta petite fille aussi.
Il prend une drôle de tête:
—Ma femme... J’vas t’dire une chose: ma femme...
—Eh bien?
—Eh bien, mon vieux, je l’ai r’vue.
—Tu l’as vue? Je croyais qu’elle était en pays envahi?
—Oui, elle est à Lens, chez mes parents. Eh bien, je l’ai vue... Ah! et puis, après tout, zut!... Je vais tout te raconter! Eh bien, j’ai été à Lens, il y a trois semaines. C’était le 11. Y a vingt jours, quoi.
Je le regarde, abasourdi... Mais il a bien l’air de dire la vérité. Il bredouille, tout en marchant à côté de moi dans la clarté qui s’étend:
—On a dit, tu t’rappelles p’têt... Mais t’étais pas là, j’crois... On a dit: faut renforcer le réseau de fils de fer en avant de la parallèle Billard. Tu sais c’que ça veut dire, ça. On n’avait jamais pu le faire jusqu’ici: dès qu’on sort de la tranchée, on est en vue sur la descente, qui s’appelle d’un drôle de nom.
—Le toboggan.
—Oui, tout juste, et l’endroit est aussi difficile la nuit ou par la brume, que par le plein jour, à cause des fusils braqués d’avance sur des chevalets et des mitrailleuses qu’on pointe pendant le jour. Quand i’s n’ voient pas, les Boches arrosent tout.
«On a pris les pionniers de la compagnie hors rang; mais y en a qui ont filoché et on les a remplacés par quéqu’ poilus choisis dans les compagnies. J’en ai été. Bon. On sort. Pas un seul coup de fusil! «Quoi qu’ ça veut dire?», qu’on disait. Voilà-t-il pas qu’on voit un Boche, deux Boches, dix Boches, qui sortent de terre—ces diables gris-là!—et nous font des signes en criant: «Kamarad!» «Nous sommes des Alsaciens» qu’i’ disent en continuant de sortir de leur Boyau International. «On vous tirera pas dessus, qu’i’ disent. Ayez pas peur, les amis. Laissez-nous seulement enterrer nos morts.» Et v’là qu’on travaille chacun de son côté, et même qu’on parle ensemble, parce que c’étaient des Alsaciens. En réalité, i’ disaient du mal de la guerre et de leurs officiers. Not’ sergent savait bien qu’c’est défendu d’entrer en conversation avec l’ennemi et même on nous a lu qu’il fallait causer avec eux qu’à coups de flingue. Mais l’sergent s’disait que c’était une occasion unique de renforcer les fils de fer, et pisqu’ils nous laissaient travailler contre eux, y avait qu’à en profiter...
«Or, voilà un des Boches qui s’ met à dire: «Y aurait-i’ pas quelqu’un d’entre vous qui soye des pays envahis et qui voudrait avoir des nouvelles de sa famille?»
«Mon vieux, ça a été plus fort que moi. Sans savoir si c’était bien ou mal, j’m’ai avancé, et j’ai dit: «Ben, y a moi.» Le Boche me pose des questions. J’y réponds que ma femme est à Lens, chez ses parents, avec la p’tite. I’m’demande où elle loge. J’y explique, et i’ dit qu’i voit ça d’ici. «Ecoute, qu’i’ m’dit, j’vas y porter une lettre, et non seul’ment une lettre, mais même la réponse j’te porterai.» Puis, tout d’un coup, i’s’frappe son front, c’Boche, et i’ s’rapproche d’moi: «Ecoute, mon vieux, bien mieux encore. Si tu veux faire c’que j’te dis, tu la verras, ta femme, et aussi tes gosses, et tout, comme j’te vois.» I’m’raconte que pour ça, y a qu’à aller avec lui, à telle heure, avec une capote boche et un calot qu’i’ m’aura. I’m’mêlerait à la corvée de charbon dans Lens; on irait jusqu’à chez nous. J’pourrais voir, à condition de m’planquer et de n’pas m’faire voir, attendu qu’i’ répond des hommes qui s’ront d’la corvée, mais qu’y a, dans la maison, des sous-offs dont il n’répondait pas... Eh bien, mon vieux, j’ai accepté!
—C’était grave!
—Bien sûr oui, c’tait grave. Je m’suis décidé tout d’un coup, sans réfléchir, sans vouloir réfléchir, vu qu’ j’étais ébloui à l’idée que j’allais revoir mon monde, et si après j’étais fusillé, eh bien, tant pis: donnant donnant. C’est l’offre de la loi et de la d’mande, comme dit l’autre, pas?
«Mon vieux, ça n’a pas fait une arnicoche. L’seul avatar c’est qu’ils ont eu du boulot à m’trouver un calot assez large, parce que, tu sais, j’ai la tête très forte. Mais ça même ça s’est arrangé: on m’a déniché, à la fin, une boîte à poux assez grande pour que ma tête puisse y contenir. J’ai justement des bottes boches, celles à Caron, tu sais. Alors, nous v’là partis dans les tranchées boches (même qu’elles sont salement pareilles aux nôtres) avec ces espèces de camarades boches qui m’ disaient en très bon français—comme c’ui que j’cause—de n’pas m’en faire.
«Y a pas eu d’alerte, rien. Pour aller, ça a été. Tout s’est passé si en douce et si simplement que je m’figurais pas qu’ j’étais un Boche à la manque. On est arrivé à Lens à la nuit tombante. Je m’ rappelle avoir passé devant la Perche et avoir pris la rue du Quatorze-Juillet. J’voyais des gens de la ville qui naviguaient dans les rues comme dans nos cantonnements. J’ les r’connaissais pas à cause du soir; eux non plus, à cause du soir aussi, et aussi, à cause de l’énormité de la chose... I’ f’sait noir à n’ pas pouvoir s’ mett’ l’ doigt dans l’œil quand j’ suis arrivé dans l’ jardin d’ mes parents.
«Le cœur me battait; j’en étais tout tremblant des pieds à la tête comme si je n’étais plus qu’une espèce de cœur. Et je me r’tenais pour ne pas rigoler tout haut, et en français, encore, tellement j’étais heureux, ému. Le kamarade me dit: «Tu vas passer une fois, puis une autre fois, en regardant dans la porte et la fenêtre. Tu r’garderas sans en avoir l’air... Méfie-toi...» Alors, je m’ ressaisis, j’avale mon émotion, v’lan, d’un coup. C’était un chic type, ce bougre-là, parce qu’il écopait salement si je m’ faisais poisser, hé?
«Tu sais, chez nous, comme tout partout dans le Pas-de-Calais, les portes d’entrée des maisons sont divisées en deux: en bas, ça forme une sorte de barrière jusqu’à mi-corps, et en haut ça forme comme qui dirait volet. Comme ça, on peut fermer seulement la moitié d’en bas de la porte et être à moitié chez soi.
«Le volet était ouvert, la chambre, qui est la salle à manger et aussi la cuisine bien entendu, était éclairée, on entendait des voix.
«J’ai passé en tendant l’cou de côté. Il y avait, rosées, éclairées, des têtes d’hommes et de femmes autour de la table ronde et de la lampe. Mes yeux se sont jetés sur elle, sur Clotilde. Je l’ai bien vue. Elle était assise entre deux types, des sous-offs, je crois, qui lui parlaient. Et quoi qu’elle faisait? Rien; elle souriait, en penchant gentiment sa figure entourée d’un léger petit cadre de cheveux blonds où la lampe mettait de la dorure.
«Elle souriait. Elle était contente. Elle avait l’air d’être bien, à côté de cette gradaille boche, de cette lampe et de ce feu qui me soufflait une tiédeur que je reconnaissais. J’ai passé, puis je me suis r’tourné, et j’ai repassé. Je l’ai revue, toujours avec son sourire. Pas un sourire forcé, pas un sourire qui paye, non, un vrai sourire qui venait d’elle, et qu’elle donnait. Et pendant l’ temps d’éclair que j’ai passé dans les deux sens, j’ai pu voir aussi ma gosse qui tendait les mains vers un gros bonhomme galonné et essayait de lui monter sur les genoux, et puis, à côté, qui donc ça que j’reconnaissais? C’était Madeleine Vandaërt, la femme de Vandaërt, mon copain de la 19e, qui a été tué à la Marne, à Montyon.
«Elle le savait qu’il avait été tué, puisqu’elle était en deuil. Et elle, elle rigolait, elle riait carrément, j’ te l’ dis... et elle regardait l’un et l’autre avec un air de dire: «Comme j’ suis bien ici!»
«Ah! mon vieux, j’ suis sorti d’ là et j’ai buté dans les kamarades qui attendaient pour me ram’ner. Comment je suis revenu, je pourrais pas le dire. J’étais assommé. J’suis marché en trébuchant comme un maudit. I’n’aurait pas fallu m’emmerder, à ce moment-là! J’aurais gueulé tout haut; j’aurais fait un escandale pour me faire tuer et qu’ce soye fini de cette sale vie!
«Tu saisis? Elle souriait, ma femme, ma Clotilde, ce jour-là de la guerre! Alors quoi? Il suffit qu’on soit pas là pendant un temps pour qu’on ne compte plus? Tu fous le camp de chez toi pour aller à la guerre, et tout a l’air cassé; et pendant que tu l’crois, on se fait à ton absence, et peu à peu tu deviens comme si tu n’étais pas, vu qu’on s’passe de toi pour être heureuse comme avant et pour sourire. Ah! bon sang! Je ne parle pas de l’autre garce qui riait, mais ma Clotilde, à moi, qui, à ce moment-là que j’ai vu par hasard, à c’ moment-là, qu’on dise ce qu’on voudra, se fichait pas mal de moi!
«Et encore si elle avait été avec des amis, des parents; mais non, justement avec des sous-offs boches! Dis-moi, y avait-il pas de quoi sauter dans la chambre, lui foutre une paire de gifles et tordre le cou à c’ t’aut’ poule en deuil!
«Oui, oui, j’ai pensé à l’faire. J’ sais bien que j’allais fort... J’étais emballé, quoi.
«Note que j’veux pas en dire plus que je ne dis. C’est une bonne fille, Clotilde. J’la connais et j’ai confiance en elle: pas d’erreur, tu sais: si j’étais bousillé, elle pleurerait toutes les larmes de son corps pour commencer. Elle me croit vivant, j’ l’accorde, mais s’agit pas d’ ça. Elle ne peut pas s’empêcher d’être bien, et satisfaite, et de s’épanouir, dès lors qu’elle a un bon feu, une bonne lampe et de la compagnie, que j’y soye ou que j’y soye pas...»
J’entraînai Poterloo.
—Tu exagères, mon vieux. Tu te fais des idées absurdes, voyons...
On avait marché tout doucement. On était encore au bas de la côte. Le brouillard s’argentait avant de s’en aller tout à fait. Il allait y avoir du soleil. Il y avait du soleil.
*
* *
Poterloo regarda et dit:
—On va faire le tour par la route de Carency et remonter par derrière.
Nous obliquâmes dans les champs. Au bout de quelques instants, il me dit:
—J’exagère, tu crois? Tu dis que j’exagère?
Il réfléchit:
—Ah!
Puis il ajouta avec ce hochement de tête qui ne l’avait pas beaucoup quitté ce matin-là:
—Mais enfin! Tout d’même, y a un fait...
Nous grimpâmes la pente. Le froid s’était changé en tiédeur. Arrivés à une plate-forme de terrain:
—Asseyons-nous encore un petit coup avant de rentrer, proposa-t-il.
Il s’assit, lourd d’un monde de réflexions qui s’enchevêtraient. Son front se plissait. Puis il se tourna vers moi d’un air embarrassé, comme s’il avait un service à me demander.
—Dis donc, vieux, je m’demande si j’ai raison.
Mais après m’avoir regardé, il regardait les choses comme s’il voulait les consulter plus que moi.
Une transformation se faisait dans le ciel et sur la terre. Le brouillard n’était presque plus qu’un rêve. Les distances se dévoilaient. La plaine étroite, morne, grise, s’agrandissait, chassait ses ombres et se colorait. La clarté la couvrait peu à peu, de l’est à l’ouest, comme deux ailes.
Et voilà que là-bas, à nos pieds, on a vu Souchez entre les arbres. A la faveur de la distance et de la lumière, la petite localité se reconstituait aux yeux, neuve de soleil!
—Est-ce que j’ai raison? répéta Poterloo, plus vacillant, plus incertain.
Avant que j’aie pu parler, il se répondit à lui-même, d’abord presque à voix basse, dans la lumière:
—Elle est toute jeune, tu sais; ça a vingt-six ans. Elle ne peut pas r’tenir sa jeunesse; ça lui sort de partout et, quand elle se repose à la lampe et au chaud, elle est bien obligée de sourire; et, même si elle riait aux éclats, ce serait tout bonnement sa jeunesse qui lui chant’rait dans la gorge. C’est point à cause des autres, à vrai dire, c’est à cause d’elle. C’est la vie. Elle vit. Eh oui, elle vit, voilà tout. C’est pas d’sa faute si elle vit. Tu voudrais pas qu’elle meure? Alors, qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse? Qu’elle pleure, rapport à moi et aux Boches, tout le long du jour? Qu’elle rouspète? On peut pas pleurer tout le temps ni rouspéter pendant dix-huit mois. C’est pas vrai. Il y a trop longtemps, que j’te dis. Tout est là.
Il se tait pour regarder le panorama de Notre-Dame-de-Lorette, maintenant tout illuminé.
—C’est kif-kif la gosse qui, quand elle se trouva à côté d’un bonhomme qui ne parle pas de l’envoyer baller, finit par chercher à lui monter sur les genoux. Elle aimerait p’t’êt’ mieux que ce soit son oncle ou un ami de son père—p’têt’—mais elle essaie tout de même auprès de celui qui est seul à être toujours là, même si c’est un gros cochon à lunettes.
«Ah! s’écrie-t-il en se levant, et en venant gesticuler devant moi, on pourrait m’répondre une bonne chose: si je revenais pas de la guerre, j’dirais: «Mon vieux, t’es fichu, plus de Clotilde, plus d’amour! Tu vas être remplacé un jour ou l’autre dans son cœur. Y a pas à tourner: ton souvenir, le portrait de toi qu’elle porte en elle, il va s’effacer peu à peu et un autre se mettra dessus et elle recommencera une autre vie.» Ah! si j’rev’nais pas!»
Il a un bon rire.
—Mais j’ai bien l’intention de revenir! Ah! ça oui, faut être là. Sans ça!... Faut être là, vois-tu, reprend-il plus grave. Sans ça, si tu n’es pas là, même si tu as affaire à des saints ou à des anges, tu finiras par avoir tort. C’est la vie. Mais j’suis là.
Il rit.
—J’suis même un peu là, comme on dit!
Je me lève aussi et lui frappe sur l’épaule.
—Tu as raison, mon vieux frère. Tout ça finira.
Il se frotte les mains. Il ne s’arrête plus de parler.
—Oui, bon sang, tout ça finira. T’en fais pas.
«Oh! je sais bien qu’il y aura du boulot pour que ça finisse, et plus encore après. Faudra bosser. Et j’dis pas seulement bosser avec les bras.
«Faudra tout r’faire. Eh bien, on refera. La maison? Partie. Le jardin? Plus nulle part. Eh bien, on refera la maison. On refera le jardin. Moins y aura et plus on refera. Après tout, c’est la vie, et on est fait pour refaire, pas? On r’fera aussi la vie ensemble et le bonheur; on refera les jours, on refera les nuits.
«Et les autres aussi. Ils referont leur monde. Veux-tu que je te dise? Ça sera peut-être moins long qu’on croit...
«Tiens, j’vois très bien Madeleine Vandaërt épousant un autre gars. Elle est veuve; mais, mon vieux, y a dix-huit mois qu’elle est veuve. Crois-tu qu’ c’est pas une tranche, ça, dix-huit mois? On n’porte même plus l’deuil, j’crois, autour de c’ t’ temps-là! On ne fait pas attention à ça quand on dit: «C’est une garce! et quand on voudrait, en somme, qu’elle se suicide! Mais, mon vieux, on oublie, on est forcé d’oublier. C’est pas les autres qui font ça; c’est même pas nous-mêmes; c’est l’oubli, voilà. Je la retrouve tout d’un coup et de la voir rigoler ça m’a chamboulé, tout comme si son mari venait d’être tué d’hier—c’est humain—mais quoi! Y a une paye qu’il est clamsé, le pauv’ gars. Y a longtemps; y a trop longtemps. On n’est plus les mêmes. Mais, attention, faut r’venir, faut être là! On y sera et on s’occupera de redevenir!»
En chemin, il me regarde, cligne de l’œil et, ragaillardi d’avoir trouvé une idée où appuyer ses idées:
—J’vois ça d’ici, après la guerre, tous ceux de Souchez se remettant au travail et à la vie... Quelle affaire! Tiens, le père Ponce, mon vieux, ce numéro-là! Il était si tellement méticuleux que tu l’voyais balayer l’herbe de son jardin avec un balai d’ crin, ou, à genoux sur sa pelouse, couper le gazon avec une paire d’ ciseaux. Eh bien, il s’paiera ça encore! Et Mme Imaginaire, celle qu’habitait une des dernières maisons du côté du château de Carleul, une forte femme qu’avait l’air de rouler par terre comme si elle avait eu des roulettes sous le gros rond de ses jupes. Elle pondait un enfant tous les ans. Réglé, recta: une vraie mitrailleuse à gosses! Eh bien a r’prendra c’t’ occupation à tour d’bras.
Il s’arrête, réfléchit, sourit à peine, presque en lui-même:
—...Tiens, j’vais t’dire, j’ai r’marqué... Ça n’a pas grande importance, ça, insiste-t-il, comme gêné subitement par la petitesse de cette parenthèse—mais j’ai r’marqué (on r’marque ça d’un coup d’œil en r’marquant aut’ chose), que c’était plus propre chez nous que d’ mon temps...
On rencontre par terre de petits rails qui rampent perdus dans le foin séché sur pied. Poterloo me montre, de sa botte, ce bout de voie abandonné, et sourit:
—Ça, c’est notre chemin de fer. C’est un tortillard, qu’on appelle. Ça doit vouloir dire «qui se grouille pas». I’ n’allait pas vite! Un escargot y aurait tenu le pied! On le refera. Mais il n’ira pas plus vite, certainement. Ça lui est défendu!
Quand nous arrivâmes en haut de la côte, il se retourna et jeta un dernier coup d’œil sur les lieux massacrés que nous venions de visiter. Plus encore que tout à l’heure, la distance recréait le village à travers les restes d’arbres qui, diminués et rognés, semblaient de jeunes pousses. Mieux encore que tout à l’heure, le beau temps disposait sur ce groupement blanc et rose de matériaux une apparence de vie et même un semblant de pensée. Les pierres subissaient la transfiguration du renouveau. La beauté des rayons annonçait ce qui serait, et montrait l’avenir. La figure du soldat qui contemplait cela s’éclairait aussi d’un reflet de résurrection. Le printemps et l’espoir y déteignaient en sourire; et ses joues roses, ses yeux bleus si clairs et ses sourcils jaune d’or avaient l’air peints de frais.
*
* *
On descend dans le boyau. Le soleil y donne. Le boyau est blond, sec et sonore. J’admire sa belle profondeur géométrique, ses parois lisses polies par la pelle, et j’éprouve de la joie à entendre le bruit franc et net que font nos semelles sur le fond de terre dure ou sur les caillebotis, petits bâtis de bois posés bout à bout et formant plancher.
Je regarde ma montre. Elle me fait voir qu’il est neuf heures; et elle me montre aussi un cadran délicatement colorié où se reflète un ciel bleu et rose, et la fine découpure des arbustes qui sont plantés là, au-dessus des bords de la tranchée.
Et Poterloo et moi nous nous regardons également, avec une sorte de joie confuse; on est content de se voir, comme si on se revoyait! Il me parle, et moi qui suis bien habitué pourtant à son accent du Nord qui chante, je découvre qu’il chante.
Nous avons eu de mauvais jours, des nuits tragiques, dans le froid, dans l’eau et la boue. Maintenant, bien que ce soit encore l’hiver, une première belle matinée nous apprend et nous convainc qu’il va y avoir bientôt, encore une fois, le printemps. Déjà le haut de la tranchée s’est orné d’herbe vert tendre et il y a, dans les frissons nouveau-nés de cette herbe, des fleurs qui s’éveillent. C’en sera fini des jours rapetissés et étroits. Le printemps vient d’en haut et d’en bas. Nous respirons à cœur joie, nous sommes soulevés.
Oui, les mauvais jours vont finir. La guerre aussi finira, que diable! Et elle finira sans doute dans cette belle saison qui vient et qui déjà nous éclaire et commence à nous caresser avec sa brise.
Un sifflement. Tiens, une balle perdue.
Une balle? Allons donc! C’est un merle!
C’est drôle comme c’était pareil... Les merles, les oiseaux qui crient doucement, la campagne, les cérémonies des saisons, l’intimité des chambres, habillées de lumière... Oh! la guerre va finir, on va revoir à jamais les siens: la femme, les enfants, ou celle qui est à la fois la femme et l’enfant, et on leur sourit dans cet éclat jeune qui, déjà, nous réunit.
...A la fourche des deux boyaux, sur le champ, au bord, voici comme un portique. Ce sont deux poteaux appuyés l’un sur l’autre avec, entre eux, un enchevêtrement de fils électriques qui pendent comme des lianes. Cela fait bien. On dirait un arrangement, un décor de théâtre. Une mince plante grimpante enlace l’un des poteaux et, en la suivant des yeux, on voit qu’elle a déjà osé aller de l’un à l’autre.
*
* *
Bientôt, à longer ce boyau dont le flanc herbeux frissonne comme les flancs d’un beau cheval vivant, nous aboutissons dans notre tranchée de la route de Béthune.
Voici notre emplacement. Les camarades sont là, groupés. Ils mangent, jouissent de la bonne température.
Le repas fini, on nettoie les gamelles ou les assiettes en aluminium avec un bout de pain...
—Tiens, y a plus de soleil!
C’est vrai. Un nuage s’étend et l’a caché.
—I’ va même flotter, mes petits gars, dit Lamuse.
—Voilà bien notre veine! Justement pour le départ!
—Sacré pays, milédi! dit Fouillade.
Le fait est que ce climat du Nord ne vaut pas grand’chose. Ça bruine, ça brouillasse, ça fume, ça pleut. Et, quand il y a du soleil, le soleil s’éteint vite au milieu de ce grand ciel humide.
Nos quatre jours de tranchées sont finis. La relève aura lieu à la tombée du soir. On se prépare lentement au départ. On remplit et on range le sac, les musettes. On donne un coup au fusil et on l’enveloppe.
Il est déjà quatre heures. La brune tombe vite. On devient indistincts les uns aux autres.
—Bon sang, la voici, la pluie!
Quelques gouttes. Puis c’est l’averse. Oh! là là là! On ajuste des capuchons, des toiles de tente. On rentre dans l’abri en pataugeant et en se mettant de la boue aux genoux, aux mains et aux coudes, car le fond de la tranchée commence à être gluant. Dans la guitoune, on a à peine le temps d’allumer une bougie posée sur un bout de pierre, et de grelotter autour.
—Allons, en route!
On se hisse dans l’ombre mouillée et venteuse du dehors. J’entrevois la puissante carrure de Poterloo: Nous sommes toujours à côté l’un de l’autre dans le rang. Je lui crie quand on se met en marche:
—Tu es là, mon vieux?
—Oui, d’vant toi, me crie-t-il en se retournant.
Il reçoit dans ce mouvement une gifle de vent et de pluie, mais il rit. Il a toujours sa bonne figure heureuse de ce matin. Ce n’est pas une averse qui lui ôtera le contentement qu’il emporte dans son cœur ferme et solide et ce n’est pas une maussade soirée qui éteindra le soleil que j’ai vu, il y a quelques heures, entrer dans sa pensée.
On marche. On se bouscule. On fait quelques faux pas... La pluie ne cesse pas et l’eau ruisselle dans le fond de la tranchée. Les caillebotis branlent sur le sol devenu mou: quelques-uns penchent à droite ou à gauche et on y glisse. Et puis, dans le noir, on ne les voit pas, et il arrive qu’aux tournants on met le pied à côté, dans les trous d’eau.
Je ne perds pas des yeux dans le gris de la nuit le poli ardoisé du casque de Poterloo, ruisselant comme un toit sous l’averse, et son large dos garni d’un carré de toile cirée qui miroite. Je lui emboîte le pas et, de temps en temps, je l’interpelle et il me répond—toujours de bonne humeur, toujours calme et fort.
Quand il n’y a plus de caillebotis, on piétine dans la boue épaisse. Il fait noir, maintenant. On s’arrête brusquement, et je suis jeté sur Poterloo. On entend, en avant, une invective demi-furieuse:
—Ben quoi, vas-tu avancer? On va être coupés!
—J’ peux pas décoller mes reposoirs! répond une voix piteuse.
L’enlisé arrive enfin à se dégager, et il nous faut courir pour rattraper le reste de la compagnie. On commence à haleter et à geindre et à pester contre ceux qui sont en tête. On pose les pieds au petit bonheur: on fait des faux pas, on se retient aux parois, et on a les mains enduites de boue. La marche devient une débandade pleine de bruit de ferraille et de jurons.
La pluie redouble. Second arrêt subit. Il y en a un qui est tombé! Brouhaha.
Il se relève. On repart. Je m’évertue à suivre de tout près le casque de Poterloo, qui luit faiblement dans la nuit devant mes yeux, et je lui crie de temps en temps:
—Ça va?
—Oui, oui, ça va, me répond-il, en reniflant et en soufflant, mais de sa voix toujours sonore et chantante.
Le sac tire et fait mal aux épaules, secoué dans cette course houleuse sous l’assaut des éléments. La tranchée est bouchée par un éboulement frais dans lequel on s’enfonce... On est obligé d’arracher ses pieds de la terre molle et adhérente, en les levant très haut à chaque pas. Puis, ce passage laborieusement franchi, on redégringole tout de suite dans le ruisseau glissant. Les souliers ont tracé au fond deux ornières étroites où le pied se prend comme dans un rail, ou bien il y a des flaques où il entre à grand floc. Il faut, à un endroit, se baisser très bas pour passer au-dessous du pont massif et gluant qui franchit le boyau, et ce n’est pas sans peine qu’on y arrive. On est forcé de s’agenouiller dans la boue, de s’écraser par terre et de ramper à quatre pattes pendant quelques pas. Un peu plus loin, il nous faut évoluer en empoignant un piquet que le détrempage du sol a fait pencher de travers juste au milieu du passage.
On parvient à un carrefour.
—Allons, en avant! maniez-vous, les gars! dit l’adjudant, qui s’est plaqué dans une encoignure pour nous laisser passer et nous parler. L’endroit n’est pas bon.
—On est éreinté, meugle une voix si enrouée et si haletante que je ne reconnais pas le parleur.
—Zut! j’en ai marre, j’ reste là, gémit un autre à bout de souffle et de force.
—Que voulez-vous que j’y fasse? répond l’adjudant, c’est pas d’ ma faute, hé? Allons, grouillez-vous, l’endroit est mauvais. Il a été marmité à la dernière relève!
On va au milieu de la tempête d’eau et de vent. Il semble qu’on descende, qu’on descende, dans un trou. On glisse, on tombe et on bute contre la paroi de la tranchée, puis, avec un grand coup de coude sur cette paroi, on se rejette debout. Notre marche est une espèce de longue chute où l’on se retient comme on peut et où on peut. Il s’agit de trébucher devant soi et le plus droit possible.
Où sommes-nous? Je lève la tête, malgré les vagues de pluie, hors de ce gouffre où nous nous débattons. Sur le fond à peine distinct du ciel couvert, je découvre le rebord de la tranchée, et voici tout d’un coup apparaître à mes yeux, dominant ce bord, une espèce de poterne sinistre faite de deux poteaux noirs penchés l’un sur l’autre, au milieu desquels pend comme une chevelure arrachée. C’est le portique.
—En avant! En avant!
Je baisse la tête et je ne vois plus rien; mais j’entends à nouveau les semelles entrer dans la vase et en sortir, le cliquetis des fourreaux de baïonnettes, les exclamations sourdes et le halètement précipité des poitrines.
Encore une fois, remous violent. On stoppe brusquement et comme tout à l’heure je suis jeté sur Poterloo et m’appuie sur son dos, son dos fort, solide, comme un colonne d’arbre, comme la santé et l’espoir. Il me crie:
—Courage, vieux, on arrive!
On s’immobilise. Il faut reculer... Nom de Dieu!... Non, on avance à nouveau!...
Tout à coup, une explosion formidable tombe sur nous. Je tremble jusqu’au crâne, une résonance métallique m’emplit la tête, une odeur brûlante de soufre me pénètre les narines et me suffoque. La terre s’est ouverte devant moi. Je me sens soulevé et jeté de côté, plié, étouffé et aveuglé à demi dans cet éclair et ce tonnerre... Je me souviens bien pourtant: pendant cette seconde où, instinctivement, je cherchais, éperdu, hagard, mon frère d’armes, j’ai vu son corps monter, debout, noir, les deux bras étendus de toute leur envergure, et une flamme à la place de la tête!
XIII
LES GROS MOTS
Barque me voit écrire. Il vient vers moi à quatre pattes à travers la paille, et me présente sa figure éveillée ponctuée par son toupet roussâtre de Paillasse, ses petits yeux vifs au-dessus desquels se plissent et se déplissent des accents circonflexes. Il a la bouche qui tourne dans tous les sens à cause d’une tablette de chocolat qu’il croque et mâche, et dont il tient dans son poing l’humide moignon.
Il bafouille, la bouche pleine, en me soufflant une odeur de boutique de confiserie.
—Dis donc, toi qui écris, tu écriras plus tard sur les soldats, tu parleras de nous, pas?
—Mais oui, fils, je parlerai de toi, et des copains, et de notre existence.
—Dis-moi donc...
Il indique de la tête les papiers où j’étais en train de prendre des notes. Le crayon en suspens, je l’observe et l’écoute. Il a envie de me poser une question.
—Dis donc, sans t’ commander... Y a quéqu’chose que j’voudrais te d’mander. Voilà la chose: si tu fais parler les troufions dans ton livre, est-ce que tu les f’ras parler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu arrangerais ça, en lousdoc? C’est rapport aux gros mots qu’on dit. Car enfin, pas, on a beau être très camarades et sans qu’on s’engueule pour ça, tu n’entendras jamais deux poilus l’ouvrir pendant une minute sans qu’i’s disent et qu’i’ répètent des choses que les imprimeurs n’aiment pas besef imprimer. Alors, quoi? Si tu ne le dis pas, ton portrait ne sera pas r’ssemblant: c’est comme qui dirait que tu voudrais les peindre et que tu n’mettes pas une des couleurs les plus voyantes partout où elle est. Mais pourtant ça s’fait pas.
—Je mettrai les gros mots à leur place, mon petit père, parce que c’est la vérité.
—Mais, dis-moi, si tu l’mets, est-ce que des types de ton bord, sans s’occuper de la vérité, ne diront pas que t’es un cochon?
—C’est probable, mais je le ferai tout de même sans m’occuper de ces types.
—Veux-tu mon opinion? Quoique je ne m’y connais pas en livres: c’est courageux, ça, parce que ça s’fait pas, et ce sera très chic si tu l’oses, mais t’auras de la peine au dernier moment, t’es trop poli!... C’est même un des défauts que j’te connais depuis qu’on s’ connaît. Ça, et aussi cette sale habitude que tu as quand on nous distribue de la gniole, sous prétexte que tu crois que ça fait du mal, au lieu de donner ta part à un copain, de t’la verser sur la tête pour te nettoyer les tifs.
XIV
LE BARDA
La grange s’ouvre au bout de la cour de la Ferme des Muets, dans la construction basse, comme une caverne. Toujours des cavernes pour nous, même dans les maisons! Quand on a traversé la cour où le fumier cède sous les semelles avec un bruit spongieux, ou bien qu’on l’a contournée en se tenant difficultueusement en équilibre sur l’étroite bordure de pavés, et qu’on se présente devant l’ouverture de la grange, on ne voit rien du tout...
Puis, en insistant, on perçoit un enfoncement brumeux où de brumeuses masses noires sont accroupies, sont étendues ou bien évoluent d’un coin à un autre. Au fond, à droite et à gauche, deux pâles lueurs de bougies, aux halos ronds comme de lointaines lunes rousses, permettent enfin de distinguer la forme humaine de ces masses dont la bouche émet soit de la buée, soit de la fumée épaisse.
Ce soir, notre vague repaire, où je m’engouffre avec précaution, est en proie à l’agitation. Le départ aux tranchées a lieu demain matin et les nébuleux locataires de la grange commencent à faire leurs paquets.
Assailli par l’obscurité qui, au sortir du soir pâle, me bouche les yeux, j’évite néanmoins le piège des bidons, des gamelles et des équipements qui traînent par terre, mais je bute en plein dans les boules entassées juste au milieu, tels des pavés dans un chantier... J’atteins mon coin. Un être, à l’énorme dos laineux et sphérique est là, à cropetons, penché sur une série de petites choses qui miroitent par terre. Je donne une tape sur son épaule matelassée d’une peau de mouton. Il se retourne et, à la lueur brouillée et saccadée de la bougie que supporte une baïonnette plantée par terre, je vois la moitié de la figure, un œil, un bout de moustache et un coin de la bouche entr’ouverte. Il grogne, amicalement, et se remet à regarder son fourbi.
—Qu’est-ce que tu fabriques là?
—Je range. Je m’range.
Le simili-brigand qui semble inventorier son butin est mon camarade Volpatte. Je vois ce qu’il en est: il a étendu sa toile de tente pliée en quatre par-dessus son lit—c’est-à-dire la bande de paille à lui réservée—et sur ce tapis, il a vidé et étalé le contenu de ses poches.
Et c’est tout un magasin qu’il couve des yeux avec une sollicitude de ménagère, tout en veillant, attentif et agressif, à ce qu’on ne lui marche pas dessus... J’épèle de l’œil l’abondante exposition.
Autour du mouchoir, de la pipe, de la blague à tabac, laquelle renferme aussi le cahier de feuilles, du couteau, du porte-monnaie et du briquet (le fonds nécessaire et indispensable), voici deux bouts de lacets de cuir emmêlés comme des vers de terre autour d’une montre incluse dans une boîte en celluloïd transparent qui se ternit et blanchit singulièrement en vieillissant. Puis une petite glace ronde et une autre carrée; celle-ci est cassée, mais de plus belle qualité, taillée en biseau. Un flacon d’essence de térébenthine, un flacon d’essence minérale presque vide, et un troisième flacon, vide. Une plaque de ceinturon allemand portant cette devise: Gott mit uns, un gland de dragonne de même provenance; enveloppée à demi dans du papier, une fléchette d’aéro qui a la forme d’un crayon d’acier et est pointue comme une aiguille; des ciseaux pliants et une cuiller-fourchette également pliante; un bout de crayon et un bout de bougie; un tube d’aspirine contenant aussi des comprimés d’opium, plusieurs boîtes de fer-blanc.
Voyant que j’inspecte en détail sa fortune personnelle, Volpatte m’aide à identifier certains articles.
—Ça, c’est un vieux gant d’officier en peau. J’ coupe les doigts pour boucher l’ canon d’ mon arbalète; ça, c’est du fil téléphonique, la seule affaire avec qui tu attaches tes boutons d’ capote si tu veux qu’ils tiennent. Et ici, là-dedans, tu t’dmandes c’qu’y est? Du fil blanc, solide, et pas d’ celui-là qu’t’es cousu quand on te livre des effets neufs, et qu’on r’tire avec la fourchette, du macaroni au fromage, et, là, un jeu d’aiguilles sur une carte postale. Les épingues de nourrice, a sont là, à part.
«Et ici, c’est les papyrus. Tu parles d’une biothèque.»
Il y a, en effet, dans l’étalage des objets issus des poches de Volpatte, un étonnant amoncellement de papiers: C’est la pochette violette de papier à lettres dont la mauvaise enveloppe imprimée est éculée; c’est un livret militaire dont la couverture racornie et poussiéreuse comme la peau d’un vieux routier, s’effrite et diminue de partout; c’est un carnet en moleskine éraillée bondé de papiers et de portraits: au milieu trône l’image de la femme et des petits.
Hors de la liasse des papiers jaunis et noircis, Volpatte extrait la photographie et me la montre une fois de plus. Je refais connaissance avec Mme Volpatte, une femme au buste opulent, aux traits doux et mous, entourée de deux garçonnets à col blanc, l’aîné mince, le cadet rond comme une balle.
—Moi, dit Biquet, qui a vingt ans, je n’ai que des photos de vieux.
Et il nous fait voir, en la plaçant tout près de la bougie, l’image d’un couple de vieillards qui nous regardent, l’air bien sage comme les petits enfants de Volpatte.
—J’ai les miens aussi avec moi, dit un autre. J’quitte jamais la photographie de la nichée.
—Dame! chacun emporte son monde, ajoute un autre.
—C’est drôle, constate Barque, un portrait, ça s’use à force d’être regardé. Il ne faut pas le zyeuter trop souvent et être trop longtemps dessus: à la longue, j’sais pas c’qui s’passe, mais le rapprochement fiche le camp.
—T’as raison, dit Blaire. Moi, j’trouve ça comme ça aussi, exactement.
—J’ai aussi dans mes papelards une carte de la région, continue Volpatte.
Il la déplie devant la lumière. Éliminée et transparente aux plis, elle a l’air de ces stores faits de carrés cousus l’un à l’autre.
—J’ai encore du journal (il déroule un article de journal sur les poilus), et un livre (un roman à vingt-cinq centimes «Deux fois Vierge»)... Tiens, un autre morceau de journal: l’Abeille d’Etampes, J’sais pas pourquoi j’ai gardé ça. I’ doit y avoir une raison d’ssous. J’voirai à tête reposée. Et puis, mon jeu d’ cartes, et un jeu d’ dames en papier avec des pions en espèce de pain à cacheter.
Barque, qui s’est approché, regarde la scène, et dit:
—Moi, j’ai plus d’choses encore qu’ça dans mes profondes.
Il s’adresse à Volpatte:
—As-tu un soldbuch boche, crâne de pou, des ampoules d’iode, un browning? Moi, j’ai ça et j’ai deux couteaux.
—Moi, dit Volpatte, j’ai pas d’revolver, ni de livret boche, mais j’aurais pu avoir deux couteaux ou même dix couteaux; mais j’n’ai besoin que d’un.
—Ça dépend, dit Barque. Et as-tu des boutons mécaniques, face de dos?
—Moi, j’ n’ai dans m’ poch’, s’écrie Bécuwe.
—L’ troufion, il n’ peut pas s’en passer, assure Lamuse. Sans ça pour faire t’nir les bertelles au froc, c’est pas vrai.
—Moi, dit Blaire, j’ai toujours dans la poche, pour être à portée de ma main, ma trousse à bagues.
Il la sort, enveloppée dans un sachet à masque, et il la secoue. Le tiers-point et la lime sonnent, et on entend aussi le cliquetis des anneaux bruts d’aluminium.
—Moi j’ai toujours de la ficelle, c’est ça qu’est utile! dit Biquet.
—Pas tant que des clous, dit Pépin, et il en fait voir trois dans sa main: un gros, un petit et un moyen.
Un à un, les autres viennent participer à la conversation, tout en bricolant. On s’habitue à la demi-obscurité. Mais le caporal Salavert qui a la juste réputation de n’être pas bête de ses mains, adapte une bougie dans la suspension qu’il a fabriqué avec une boîte de camembert et du fil de fer. On allume, et autour de ce lustre chacun raconte avec des partialités et des préférences de mère ce qu’il a dans ses poches.
—D’abord, combien en a-t-on?
—D’poches? Dix-huit, dit quelqu’un, qui est naturellement Cocon, l’homme-chiffre.
—Dix-huit poches! Tu charries, nez d’rat, fait le gros Lamuse.
—Parfaitement: dix-huit, réplique Cocon. Compte-les, si t’es si malin qu’ça.
Lamuse veut se faire une raison là-dessus, et, plaçant ses deux mains près du lumignon pour compter plus juste, il énumère sur ses gros doigts de brique poussiéreuse: deux poches dans la capote derrière qui pendent, la poche à paquet à pansement qui sert pour le tabac, deux à l’intérieur de la capote, devant; les deux poches extérieures de chaque côté avec patte. Trois dans le pantalon et même trois et demi, parce qu’il y a la pochette de devant.
—J’y mets une boussole, dit Farfadet.
—Moi, dit Tirloir, un tit sifflet qu’ ma femme m’a envoyé en m’disant comme ça: «Si t’es blessé dans la bataille, tu siffleras pour que les camarades viennent t’sauver la vie».
On rit de la phrase naïve.
Tulacque intervient, indulgent, et dit à Tirloir:
—Ça sait pas c’que c’est qu’la guerre, à l’arrière. Si tu voulais parler de l’arrière, c’est toi qui en dirais des conneries!
—Ne la comptons pas, elle est trop petite, dit Salavert. Ça fait dix.
—Dans la veste, quatre. Ça ne fait toujours que quatorze.
—Y a les deux poches à cartouches: ces deux poches nouvelles qui tiennent avec des sangles.
—Seize, dit Salavert.
—Tiens, enfant de malheur, tête de pied, rechasse ma veste. Ces deux poches-là, tu les a pas comptées! Eh bien alors, qu’est-ce qu’i’ t’faut! C’est pourtant les poches à la place ordinaire. C’est les poches civiles où c’que tu fourres dans l’civil, ton tire-jus, ton tabac et l’adresse où tu vas livrer.
—Dix-huit! fait Salavert, grave comme un fonctionnaire. Y en a dix-huit, pas d’erreur, adjugé.
A ce moment de la conversation, quelqu’un fait sur les pavés du seuil une série de faux-pas sonores, tel un cheval qui piafferait—et blasphémerait.
Puis après un silence, une voix bien timbrée glapit avec autorité:
—Eh, là-dedans, on s’prépare? Il faut que tout soye prêt à c’soir, et, vous savez, des paxons bien solides. On va en première ligne, cette fois, et même, ça va p’têt chauffer.
—Ça va, ça va, mon adjudant, répondent distraitement des voix.
—Comment ça s’écrit, Arnesse, demande Benech qui, à quatre pattes, travaille par terre une enveloppe avec un crayon.
Tandis que Cocon lui épèle «Ernest» et que l’adjudant, éclipsé, répète son boniment qu’on entend plus lointain, à la porte d’à côté, Blaire prend la parole et dit:
—Faut toujours, mes enfants,—écoutez c’que j’vous dis,—mett’ vot’ quart dans vot’ poche. Moi, j’ai essayé de l’coller partout autrement, mais y a qu’la poche que c’est vraiment pratique, crois-moi. Si t’es en marche, équipé, ou bien si t’es déséquipé à naviguer dans la tranchée, tu l’as toujours sous la pince des fois qu’i s’produit une occase: un copain qu’a du pinard et qui t’veut du bien et qui t’ dit: «Donne ta quart», ou bien un marchand qui baguenaude. Mes vieux cerfs, écoutez c’que j’dis, vous vous en trouv’rez toujours bath: mets ton quart é’d’dans ta poche.
—Plus souvent, dit Lamuse, que tu m’voiras mett’ mon quart dans m’poche. C’t’une idée à la graisse d’hérisson et à la mormoelle d’oie, ni plus ni moins, j’préfère beaucoup mieux l’amurer à ma bretelle de suspension avec un crochet.
—Attaché à un bouton d’la capote, comme le sachet à masque, c’est plus mieux. Pa’ce que suppose que t’ôtes ton équipement, alors t’es vert si justement i’passe du vin.
—Moi, j’ai un quart boche, dit Barque. C’est plat, ça s’met dans la poche de côté, si on veut, et ça entre très bien dans la cartouchière, un coup qu’t’as foutu tes cartouches en l’air, ou qu’tu les as carrées dans ta musette.
—Un quart boche, c’est ça qu’est pas extra, dit Pépin. Ça tient pas d’bout. Ça sert juste à encombrer.
—Attends voir, bec d’asticot, dit Tirette qui ne manque pas de psychologie: cette fois-ci, si on attaque comme le juteux a eu l’air de nous l’casser, tu en trouv’ras p’têt un, d’quart boche, et alors, c’est ça qui s’ra extra!
—L’juteux a dit ça, observe Eudore, mais i’ sait pas.
—Ça contient plus qu’un quart, l’quart boche, remarque Cocon, vu qu’la contenance du quart juste, elle est marquée d’un trait aux trois quarts du quart. Et t’es toujours avantageux d’en avoir un grand, parce que si t’as un quart qui tient juste un quart, pour que tu ayes un quart de jus, de vin, ou d’eau bénite ou d’n’importe quoi, i’ faut qu’on l’emplisse rasibus et on l’fait jamais dans les distrib, et, si on l’fait, tu l’renverses.
—J’te crois qu’on l’fait plutôt pas, dit Paradis, outré quand il évoquait ces procédés. L’ fourrier i’ sert en foutant l’ doigt dans l’quart, et il a collé deux gnons sur l’ cul du quart. Total, t’es fabriqué du tiers, et tu t’accroches trois belles ceintures l’une sur l’autre.
—Oui, dit Barque, c’est vrai. Mais faut pas non plus un quart trop grand, parc’qu’alors celui qui t’sert, i’ s’méfie; i’ t’en fout une goutte avec la tremblote, et pour ne pas t’en donner plus que la m’sure, i’ t’en donne moins, et tu t’mets la tringle, avec ta soupière dans les pattes.
Cependant, Volpatte remettait un à un dans ses poches les objets dont il avait composé un étalage. Arrivé au porte-monnaie, il le considéra d’un air plein de pitié.
—Il est salement plat, le frère.
Il compta:
—Trois francs! Mon vieux, faudrait voir à m’remplumer, sans ça, en r’descendant, j’suis verdure.
—T’es pas l’seul à avoir pas lourd dans son morlingue.
—L’soldat dépense plus qu’ n’gagne, y a pas d’erreur. Je m’demande c’que d’viendrait celui qui n’aurait que son prêt.
Paradis répondit avec une simplicité cornélienne:
—I’ crèv’rait.
—Et tenez, moi, voilà ce que j’ai dans ma poche, qui ne me quitte pas.
Et Pépin, l’œil émerillonné, montra un couvert en argent.
—Il appartenait, dit-il, à la guenon où on a logé à Grand-Rozoy.
—Il lui appartient peut-être bien encore?
Pépin eut un geste vague où l’orgueil se mêlait à la modestie, puis il s’enhardit, sourit et dit:
—J’la connais, la vieille fouineuse. Sûr qu’elle va passer le restant de sa vie à le chercher partout, dans chaque coin, son couvert d’argent.
—Moi, dit Volpatte, je n’ai jamais pu faucher qu’une paire de ciseaux. Y en a qui ont la veine. Pas moi. Aussi, nature si j’les garde précieusement, ces ciseaux, et pourtant j’peux dire qu’i’s n’me serv’nt pas de rien.
—Moi, j’ai bien chapardé quèqu’ petits machins par-ci par-là, mais qu’est-ce que c’est qu’ça? Les sapeurs, i’s m’ont toujours grillé pour la chose du fauchage, alors quoi?
—On a beau faire c’qu’on peut, on est toujours grillé par quelqu’un, pas, vieux frère! T’en fais pas.
—Eh là-d’dans, qui qui veut d’la teinturiotte? cria l’infirmier Sacron.
—Moi, j’garde les lettres de ma femme, dit Blaire.
—Moi, j’les lui renvoie.
—Moi, j’les garde. Les v’là.
Eudore exhibe un paquet de papiers usé, luisant, dont la pénombre voile pudiquement la noirceur.
—J’les garde. Quelquefois, j’les relis. Quand on a froid et qu’on a mal, j’les r’lis. Ça n’vous réchauffe pas, mais ça fait semblant.
Cette drôle de phrase doit avoir un sens profond, car plusieurs ont relevé la tête et disent: «Oui, c’est ça.»
La conversation continue à bâtons rompus au sein de cette grange fantastique, traversée de grandes ombres mouvantes, avec des entassements de nuit aux coins et les points souffreteux de quelques chandelles disséminées.
Je les vois aller et venir, se profiler étrangement, puis s’abaisser, s’affaler sur le sol, ces déménageurs affairés et encombrés, qui soliloquent ou s’interpellent, les pieds empêtrés dans les choses. Ils se montrent l’un à l’autre leurs richesses:
—Tiens, r’garde!
—Tu parles! répond-on avec envie.
On voudrait avoir tout ce qu’on n’a pas. Et il y a dans l’escouade des trésors légendairement enviés par tous: par exemple, le bidon de deux litres détenu par Barque et qu’un talentueux coup de fusil à blanc a dilaté jusqu’à la contenance de deux litres et demi; le célèbre grand couteau à manche de corne de Bertrand.
Dans le fourmillement tumultueux, des regards de côté effleurent ces objets de musée, puis chacun se remet à regarder devant soi, chacun se consacre à sa «camelote» et s’acharne à la mettre en ordre.
Triste camelote, en effet. Tout ce qui est fabriqué pour le soldat est commun, laid, et de mauvaise qualité, depuis leurs souliers en carton découpé, aux pièces attachées ensemble par des grillages de méchant fil, jusqu’à leurs vêtements mal taillés, mal bâtis, mal cousus, mal teints, en drap cassant et transparent—du papier buvard—qu’un jour de soleil fait passer, qu’une heure de pluie transperce, jusqu’à leurs cuirs amincis à l’extrême, friables comme des copeaux et que déchirent les tenons, leur linge de flanelle plus maigre que du coton, leur tabac qui ressemble à de la paille.
Marthereau est à côté de moi. Il me désigne les camarades:
—R’garde-les, ces pauv’ vieux qui ar’rgardent leur capharnion. Tu croirais une flopée d’ mères zyeutant leurs p’tits. Goûte-les. I’s appellent leurs trucs. Tiens, çui-là, dès lors qu’i’ dit: «Mon couteau!» C’est kif comme s’i’ disait: «Léon, ou Charles, ou Dolphe.» Et, tu sais, impossible pour eux de diminuer son chargement. C’est pas vrai. C’est pas qu’i’ veul’tent pas—vu que l’ métier c’est pas ça qui vous renfortifie, pas?—C’est qu’i’s peuv’tent pas. Il ont trop d’amour pour.
Le chargement! Il est formidable, et on sait bien, parbleu, que chaque objet le rend un peu plus méchant, que chaque petite chose est une meurtrissure de plus.
Car il n’y a pas que ce qu’on fourre dans ses poches et dans ses musettes. Il y a, pour compléter le barda, ce qu’on porte sur son dos.
Le sac, c’est la malle et même c’est l’armoire. Et le vieux soldat connaît l’art de l’agrandir quasi miraculeusement par le placement judicieux de ses objets et provisions de ménage. En plus du bagage réglementaire et obligatoire—les deux boîtes de singe, les douze biscuits, les deux tablettes de café et les deux paquets de potage condensé, le sachet de sucre, le linge d’ordonnance et les brodequins de rechange—nous trouvons bien moyen d’y mettre quelques boîtes de conserves, du tabac, du chocolat, des bougies et des espadrilles, voire du savon, une lampe à alcool, et de l’alcool solidifié et des lainages. Avec la couverture, le couvre-pied, la toile de tente, l’outil portatif, la gamelle et l’ustensile de campement, il grossit, grandit et s’élargit, et devient monumental et écrasant. Et mon voisin dit vrai: chaque fois, quand il arrive à son poste après des kilomètres de route et des kilomètres de boyaux, le poilu se jure bien que, la prochaine fois, il se débarrassera d’un tas de choses et se délivrera un peu les épaules du joug du sac. Mais, chaque fois qu’il se prépare à repartir, il reprend cette même charge épuisante et presque surhumaine; et il ne la quitte jamais, bien qu’il l’injurie toujours.
—Y a des malins gars qu’ont l’ filon, dit Lamuse, et qui trouv’nt l’ joint pour coller quéqu’ chose dans la voiture de compagnie ou la voiture médicale. J’en connais un qu’a deux liquettes neuves et un can’çon dans la cantine d’un adjupette—mais, tu comprends, t’es tout d’ suite deux cent cinquante bonhommes à la compagnie, et l’ truc est connu et y en a pas besef qui peuv’nt’ le profiter: surtout des gradés: tant plus i’ sont sous-offs, tant pus i’ sont sucrés pour carrer leur fourbi. Sans compter que l’ commandant, i’ visite les voitures, des fois, sans t’avertir et i’ t’ fout tes frusques au beau milieu d’ la route s’il les trouve dans une bagnole où c’est pas vrai: allez partez! sans compter l’engueulade et la tôle.
—Dans les premiers temps, c’était franc, mon vieux. Y en avait, j’ l’ai vu, qui collaient leurs musettes et même leur armoire dans une voiture de gosse qu’i’s poussaient sur la route.
—Ah tu parles! c’était l’ bon temps d’ la guerre! Mais on a changé tout ça.
Sourd à tous les discours, Volpatte, affublé de sa couverture comme d’un châle, ce qui lui donne l’air d’une vieille sorcière, tourne autour d’un objet qui gît par terre.
—J’ m’ demande, dit-il, en ne s’adressant à personne, si j’ vas emporter ce sale bouteillon-là. C’est l’ seul de l’escouade et j’ l’ai toujours porté. Oui, mais i’ fuit comme un panier à salade.
Il ne peut pas prendre une décision, et c’est une vraie scène de séparation.
Barque le considère de côté et se moque de lui. On l’entend qui dit: «Gaga, maladif.» Mais il s’arrête dans son persiflage:
—Après tout, on s’rait à sa place, qu’on s’rait aussi con qu’ lui.
Volpatte remet sa décision à plus tard:
—J’ verrai ça demain au matin, quand j’ mont’rai Philibert.
Après l’inspection et le remplissage des poches, c’est au tour des musettes, puis des cartouchières, et Barque disserte sur le moyen de faire entrer les deux cents cartouches réglementaires dans les trois cartouchières. En paquets, c’est impossible. Il faut les dépaqueter, et les placer l’une à côté de l’autre debout, tête-bêche. On arrive ainsi à bonder chaque cartouchière sans laisser de vide et à se faire une ceinture qui pèse dans les six kilos.
Le fusil a été nettoyé déjà. On vérifie l’emmaillotage de la culasse et le bouchage—précautions indispensables à cause de la terre des tranchées.
Il s’agit de reconnaître facilement chaque fusil.
—Moi, j’ai fait des entailles dans la bretelle. Tu vois, j’ai découpé l’ bord.
—Moi, j’y ai enroulé, en haut, à la bretelle, un cordon de soulier—et, comme ça, je l’ reconnais à la main comme avec l’œil.
—Moi, un bouton mécanique. Pas d’erreur. Dans l’ noir je l’ sens tout de suite et j’ dis: «C’est ma carabine». Pa’ce que, tu comprends, y a des gars qui s’en font pas, i’s s’ les roulent pendant que l’ copain nettèye, pis i’ s’ foulent l’ poignet en douce sur la clarinette de la poire qu’a nettéyé; pis même i’s n’ont pas la trouille ed’ dire, après: «Mon capitaine, j’ai un fusil qu’est olrède.» Moi, j’ marche pas dans la combine. C’est l’ système D, et l’ système D, mon vieux phénomène, y a des fois où c’ que j’en ai pus que marre.
Et les fusils, tout en se ressemblant, diffèrent comme les écritures.
*
* *
—C’est curieux et bizarre, me dit Marthereau, on monte demain aux tranchées, et il n’y a pas encore de viande saoule ni d’ futur bois, ce soir et—coute!—pas de disputes encore. Tant qu’à moi...
«Ah! j’ dis pas, concède-t-il tout de suite, que ces deux-là n’ soient pas un peu garnis, ni un peu vaseux... Sans être tout à fait mûrs, ils ont l’ nez sale, quoi...
—C’est Poitron et Poilpot, de l’escouade à Broyer. Ils sont couchés et parlent bas. On distingue le nez rond de l’un qui brille comme sa bouche, juste à côté d’une bougie, et sa main qui fait, un doigt levé, de petits gestes explicatifs suivis fidèlement par une ombre portée.
—J’ sais allumer le feu, mais j’ sais pas l’ rallumer quand il est éteint, déclare Poitron.
—Ballot! dit Poilpot, si tu sais l’allumer, tu sais l’rallumer, vu qu’ si tu l’allumes, c’est qu’il a été éteint, et tu peux dire que tu l’ rallumes quand tu l’allumes.
—Tout ça, c’est du bourre-mou. J’ sais pas calculer et je m’ fous des boniments que tu m’balances. J’ te dis et j’ te répète que, pour allumer un feu, j’ suis là, mais pour l’ rallumer quand i’ s’a éteint, ça n’a rien à faire. J’ peux pas mieux dire.
Je n’entends pas l’insistance de Poilpot.
—Mais bougre de nom de Dieu d’entêté, râle Poitron, pis que j’ te dis trente fois que j’ sais pas. Faut-i’ qui’ soye tête de cochon, tout de même!
—C’est marrant, c’ t’ écoutation-là, me confie Marthereau.
En vérité, tout à l’heure, il a parlé trop vite.
Une certaine fièvre, provoquée par les libations des adieux, règne dans le taudis plein de paille nuageuse où la tribu—les uns debout et hésitants, les autres à genoux et tapant comme des mineurs—répare, empile, assujétit ses provisions, ses bardes et ses outils. Un grondement de paroles, un désordre de gestes. On voit saillir dans les lueurs enfumées, des reliefs de trognes, et des mains sombres remuer debout au-dessus de l’ombre, comme des marionnettes.
De plus, dans la grange attenante à la nôtre, et qui n’en est séparée que par un mur à hauteur d’homme, s’élèvent des cris avinés. Deux hommes, là, se prennent à partie avec une violence et une rage désespérées. L’air vibre des plus grossiers accents qui soient ici-bas. Mais l’un d’eux, un étranger d’une autre escouade, est expulsé par les locataires, et le jet d’injures de l’autre s’affaiblit et s’éteint.
—Tant qu’à nous, on s’ tient! remarque Marthereau avec une certaine fierté.
C’est vrai. Grâce à Bertrand, obsédé par la haine de l’alcoolisme, de cette fatalité empoisonnée qui joue avec les multitudes, notre escouade est une de celles qui sont le moins viciées par le vin et la gniole.
...Ils crient, ils chantent, ils extravaguent tout autour. Et ils rient sans fin; dans l’organisme humain, le rire fait un bruit de rouage et de chose.
On essaye d’approfondir certaines physionomies qui se présentent avec un relief de touche émouvant dans cette ménagerie d’ombres, cette volière de reflets. Mais on ne peut pas. On les voit, mais on ne voit rien au fond d’elles.
*
* *
—Déjà dix heures, les amis, dit Bertrand. On finira de monter Azor demain. Il est temps de mettre la viande en torchon.
Chacun, alors, se couche, lentement. Le bavardage ne cesse guère. L’homme prend toutes ses aises chaque fois qu’il n’est pas absolument obligé de se dépêcher. Chacun va, vient, un objet à la main—et je vois glisser sur le mur l’ombre démesurée d’Eudore qui passe devant une chandelle, en balançant au bout de ses doigts deux sachets de camphre.
Lamuse s’agite à la recherche d’une position. Il semble mal à l’aise: quelle que soit sa capacité, aujourd’hui, manifestement, il a trop mangé.
—Y en a qui veulent dormir! Vos gueules, bande de vaches! crie Mesnil Joseph, de sa couche.
Cette exhortation calme un moment, mais n’arrête pas le brouhaha des voix ni les allées et venues.
—C’est vrai qu’on monte demain, dit Paradis, et que, le soir, on file en première ligne. Mais personne n’y pense. On le sait, voilà tout.
Petit à petit chacun a rejoint sa place. Je me suis étendu sur la paille, Marthereau s’emmaillote à côté de moi.
Une masse colossale entre en prenant des précautions pour ne point faire de bruit. C’est le sergent infirmier, un frère mariste, énorme bonhomme à barbe et à lunettes, qu’on sent, lorsqu’il a ôté sa capote et qu’il est en veste, gêné de montrer ses jambes. On voit se hâter discrètement cette silhouette d’hippopotame barbu. Il souffle, soupire, marmotte.
Marthereau me le désigne de la tête, et me dit tout bas:
—Regarde-le. C’ gens-là, il faut toujours qu’i’s disent des blagues. Quand on lui d’mande ce qu’i’ fait dans l’ civil, i’ v’ dit pas: «J’ suis frère des écoles»; i’ dit, en vous r’luquant par en dessous ses lunettes, avec la moitié d’ ses yeux: «J’ suis professeur.» Quand i’ s’ lève très tôt pour aller à la messe, et qu’il voit qu’il vous réveille, il ne dit pas: «J’ vais à la messe», i’ dit: «J’ai mal au ventre. Faut que j’aille faire un tour aux feuillées, y a pas d’erreur.»
Un peu plus loin, le père Ramure parle du pays.
—Chez nous, c’est un petit patelin qu’est pas grand. Tout l’ jour il y a mon vieux qui culotte des pipes; qu’i’ travaille ou qu’i’ s’ r’pose, i’ pousse sa fumée dans l’ grand air ou dans la fumée d’ la marmite...
J’écoute cette évocation champêtre, qui prend soudain un caractère spécialisé et technique:
—Pour ça, i’ prépare un paillon. Tu sais c’ que c’est qu’un paillon? Tu prends la tige du blé vert, t’ôtes la peau. Tu fends en deux, pis encore en deux, et tu as des grandeurs différentes, comme qui dirait des numéros différents. Pis avec un fil et les quatre brins de paille, il entoure la verge de la pipe...
Cette leçon s’interrompt, aucun auditeur ne s’étant manifesté.
Il n’y a plus que deux bougies allumées. Une grande aile d’ombre couvre l’amas gisant des hommes.
Des conversations particulières voltigent encore dans le primitif dortoir. Il m’en arrive des bribes aux oreilles.
Le père Ramure, à présent, déblatère contre le commandant:
—L’ commandant, mon vieux, avec ses quat’ ficelles, j’ai remarqué qu’i’ n’ savait pas fumer. I’ tire à tour de bras sur ses pipes, et il les brûle. C’est pas une bouche qu’il a dans la tête, c’est une gueule. Le bois se fend, se grille et, au lieu d’être du bois, c’est du charbon. Les pipes en terre, elles résistent mieux, mais tout de même, il les rissole. Tu parles d’une gueule. Aussi, mon vieux, écoute-moi bien c’ que j’ te dis: il arrivera ce qui n’est pas souvent arrivé jamais: à force d’être poussée à blanc et cuite jusqu’aux moelles, sa pipe lui pétera dans le bec, devant tout l’ monde. Tu voiras.
Peu à peu, le calme, le silence et l’obscurité s’établissent dans la grange et ensevelissent les soucis et les espoirs de ses habitants. L’alignement de paquets pareils que forment ces êtres enroulés côte à côte dans leurs couvertures semble une espèce d’orgue gigantesque d’où s’élèvent des ronflements divers.
Déjà le nez dans la couverture, j’entends Marthereau qui me parle de lui-même.
—J’suis marchand de chiffons, tu sais, dit-il, chiffonnier, pour mieux dire, mais tant qu’à moi, je l’ suis en gros; j’achète aux petits chiffonniers d’ la rue, et j’ai un magasin—un grenier, quoi!—qui m’ sert de dépôt. J’ fais tout l’ chiffon, à dater du linge jusqu’à la boîte de conserves, mais principalement le manche de brosse, le sac et la savate; et, naturellement, j’ai la spécialité des peaux d’ lapin.
Et je l’entends, encore, un peu plus tard, qui me dit:
—Tant qu’à moi, tout petit et mal foutu que je suis, je porte encore un curond de cent kilos au grenier, à l’échelle, et avec des sabots aux pieds.. Une fois, j’ai eu affaire à une espèce d’individu interloque, vu qu’i’ s’occupait, qu’on disait, à traire les blanches, eh bien...
—Milédi, c’ que j’ peux pas blairer, hé, s’écrie tout d’un coup Fouillade, c’est c’ t’exercice et ces marches qu’on nous esquinte pendant le repos, j’en ai l’ rein hachuré, et j’peux pas roupiller, courbaturé comme je le suis.
Bruit de ferraille du côté de Volpatte. Il s’est décidé à monter son bouteillon, tout en le gourmandant d’avoir ce funeste défaut d’être troué.
—Oh là là, quand ce s’ra-t-i’ fini, toute c’te guerre! gémit un demi-dormeur.
Un cri de révolte entêté et incompréhensif jaillit:
—I’s veul’nt no’t peau!
Puis c’est un: «T’en fais pas!» aussi obscur que le cri de révolte.
...Je me réveille longtemps après, tandis que deux heures sonnent et je vois dans une blafarde clarté, sans doute lunaire, la silhouette agitée de Pinégal. Un coq, au loin, a chanté. Pinégal se soulève à moitié sur son séant. J’entends sa voix éraillée:
—Ben quoi, c’est la pleine nuit, et v’là un coq qui pousse son gueulement. Il est mûr, c’ coq.
Et il rit, en répétant: «Il est mûr, c’ coq», et il se rentortille dans la laine et se rendort avec un gargouillis où le rire se mêle de ronflements.
Cocon a été réveillé par Pinégal. Alors, l’homme-chiffre pense tout haut et dit:
—L’escouade avait dix-sept hommes quand elle est partie pour la guerre. Elle en a, à présent, dix-sept aussi, avec les bouchages de trous. Chaque homme a déjà usé quatre capotes, une du premier bleu, trois bleu fumée de cigare, deux pantalons, six paires de brodequins. Il faut compter par bonhomme deux fusils: mais on ne peut pas compter les salopettes. On a renouvelé vingt-trois fois nos vivres de réserve. A nous dix-sept, nous avons eu quatorze citations, dont deux à la brigade, quatre à la division et une à l’armée. On est resté une fois seize jours dans les tranchées sans arrêt. On a été cantonné et logé dans quarante-sept villages différents jusqu’ici. Depuis le commencement de la campagne, douze mille hommes sont passés par le régiment, qui en a deux mille.
Un étrange zézaiement l’interrompt. C’est Blaire que son râtelier neuf empêche de parler, comme il l’empêche aussi de manger. Mais il le met chaque soir, et il le garde toute la nuit avec un courage acharné, car on lui a promis qu’il finirait par s’habituer à cet objet qu’on lui a inséré dans la tête.
Je me soulève à demi comme sur un champ de bataille. Je contemple encore une fois ces créatures qui ont roulé ici l’une sur l’autre parmi les régions et les événements. Je les regarde tous, enfoncés dans le gouffre d’inertie et d’oubli, au bord duquel quelques-uns semblent se cramponner encore, avec leurs préoccupations pitoyables, avec leurs instincts d’enfants et leur ignorance d’esclaves.
L’ivresse du sommeil me gagne. Mais je me rappelle ce qu’ils ont fait et ce qu’ils feront. Et devant cette profonde vision de pauvre nuit humaine qui remplit cette caverne sous son linceul de ténèbres, je rêve à je ne sais quelle grande lumière.