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Le feu (Journal d'une Escouade)

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XXI

LE POSTE DE SECOURS

A partir d’ici, on est en vue des observatoires ennemis et il ne faut plus quitter les boyaux. On suit d’abord celui de la route des Pylônes. La tranchée est creusée sur le côté de la route, et la route s’est effacée: les arbres en ont été extirpés; la tranchée l’a, tout au long, à moitié rongée et avalée; et ce qui restait a été envahi par la terre et par l’herbe, et mêlé aux champs par la longueur des jours. A certains endroits de la tranchée, là où un sac de terre a crevé en laissant une alvéole boueuse, on retrouve, à hauteur de ses yeux, l’empierrage de l’ex-route rogné à vif, ou bien les racines des arbres de bordure qui ont été abattus et incorporés à la substance du talus. Celui-ci est découpé et inégal comme une vague de terre, de débris et d’écume sombre, crachée et poussée par l’immense plaine jusqu’au bord du fossé.

On parvient à un nœud de boyaux; au sommet du tertre bousculé qui se profile sur la nuée grise, un lugubre écriteau est piqué obliquement dans le vent. Le réseau des boyaux devient de plus en plus étroit; et les hommes qui, de tous les points du secteur, s’écoulent vers le Poste de Secours, se multiplient et s’accumulent dans les chemins profonds.

Les mornes ruelles sont jalonnées de cadavres. Le mur est interrompu à intervalles irréguliers, jusqu’en bas, par des trous tout neufs, des entonnoirs de terre fraîche, qui tranchent sur le terrain malade d’alentour, et là, des corps terreux sont accroupis, les genoux aux dents, ou appuyés sur la paroi, muets et debout comme leurs fusils qui attendent à côté d’eux. Quelques-uns de ces morts restés sur pied tournent vers les survivants leurs faces éclaboussées de sang, ou, orientés ailleurs, échangent leur regard avec le vide du ciel.

Joseph s’arrête pour souffler. Je lui dis comme à un enfant:

—Nous approchons, nous approchons.

La voie de désolation, aux remparts sinistres, se rétrécit encore. On a une sensation d’étouffement, un cauchemar de descente qui se resserre, s’étrangle, et dans ces bas-fonds dont les murailles semblent aller se rapprochant, se refermant, on est obligé de s’arrêter, de se faufiler, de peiner et de déranger les morts et d’être bousculés par la file désordonnée de ceux qui, sans fin, inondent l’arrière: des messagers, des estropiés, des gémisseurs, des crieurs, frénétiquement hâtés, empourprés par la fièvre, ou blêmes et secoués visiblement par la douleur.

*
*    *

Toute cette foule vient enfin déferler, s’amonceler et geindre dans le carrefour où s’ouvrent les trous du Poste de Secours.

Un médecin gesticule et vocifère pour défendre un peu de place libre contre cette marée montante qui bat le seuil de l’abri. Il pratique, en plein air, à l’entrée, des pansements sommaires, et on dit qu’il ne s’est pas arrêté, non plus que ses aides, de toute la nuit et de toute la journée, et qu’il fait une besogne surhumaine.

En sortant de ses mains, une partie des blessés est absorbée par le puits du Poste, une autre est évacuée à l’arrière sur le Poste de Secours plus vaste aménagé dans la tranchée de la route de Béthune.

Dans ce creux étroit que dessine le croisement des fossés, comme au fond d’une espèce de cour des miracles, nous avons attendu deux heures, ballottés, serrés, étouffés, aveuglés, nous montant les uns sur les autres comme du bétail, dans une odeur de sang et de viande de boucherie. Des faces s’altèrent, se creusent, de minute en minute. Un des patients ne peut plus retenir ses larmes, les lâche à flots, et, secouant la tête, en arrose ses voisins. Un autre, qui saigne comme une fontaine, crie: «Eh là! attention à moi!» Un jeune, les yeux allumés, lève les bras et hurle d’un air de damné: «J’brûle!» et il gronde et souffle comme un bûcher.

*
*    *

Joseph est pansé. Il se fraye passage jusqu’à moi et me tend la main.

—Ce n’est pas grave, paraît-il; adieu, me dit-il.

Nous sommes tout de suite séparés par la cohue. Le dernier regard que je lui jette me le montre, la figure défaite, mais absorbé par son mal, distrait, se laissant conduire par un brancardier divisionnaire qui a posé sa main sur son épaule. Soudain, je ne le vois plus.

A la guerre, la vie, comme la mort, vous sépare sans même qu’on ait le temps d’y penser.

On me dit de ne pas rester là, de descendre dans le poste de secours pour me reposer avant de repartir.

Il y a deux entrées, très basses, très étroites, à ras du du sol. A celle-ci affleure la bouche d’une galerie en pente, étroite comme une conduite d’égout. Pour pénétrer dans le poste, il faut d’abord se retourner et s’engager à reculons en pliant le corps dans ce tube rétréci où le pied sent se dessiner des marches: tous les trois pas, une marche haute.

Quand on est entré là-dedans, on est comme pris, et on a d’abord l’impression qu’on n’aura pas la place, ni de descendre, ni de remonter. En s’enfonçant dans ce gouffre, on continue le cauchemar d’étouffement qu’on a subi graduellement à mesure qu’on avançait dans les entrailles des tranchées avant de sombrer jusqu’ici. De tous côtés, on se cogne, on frotte, on est empoigné par l’étroitesse du passage, on est arrêté, coincé. Il faut changer de place ses cartouchières en les faisant glisser sur son ceinturon, et prendre ses musettes dans ses bras, contre sa poitrine. A la quatrième marche, l’étranglement augmente encore et on a un moment d’angoisse: si peu qu’on lève le genou pour avancer en arrière, le dos porte contre la voûte. A cet endroit-là, il faut se traîner à quatre pattes, toujours à reculons. A mesure qu’on descend dans la profondeur, une atmosphère empestée et lourde comme de la terre, vous ensevelit. La main éprouve le contact, froid, gluant, sépulcral, de la paroi d’argile. Cette terre vous pèse de tous côtés, vous enlinceule dans une lugubre solitude, et vous touche la figure de son souffle aveugle et moisi. Aux dernières marches, qu’on met longtemps à gagner,—on est assailli par la rumeur ensorcelée qui monte du trou, chaude, comme d’une espèce de cuisine.

Quand on arrive enfin en bas de ce boyau à échelons, qui vous coudoie et vous étreint à chaque pas, le mauvais rêve n’est pas terminé: on se trouve dans une cave où règne l’obscurité, très longue, mais étroite, qui n’est qu’un couloir, et qui n’a pas plus d’un mètre cinquante de hauteur. Si on cesse de se plier et de marcher les genoux fléchis, on se heurte violemment la tête aux madriers qui plafonnent l’abri et, invariablement, on entend les arrivants grogner,—plus ou moins fort, selon leur humeur, et leur état—: «Ben, heureusement que j’ai mon casque!»

Dans une encoignure, on distingue le geste d’un être accroupi. C’est un infirmier de garde qui, monotone, dit à chaque arrivant: «Otez la boue de vos souliers avant d’entrer.» C’est ainsi qu’un tas de boue s’accumule, dans lequel on bute et on s’empêtre, au bas des marches, au seuil de cet enfer.

*
*    *

Dans le brouhaha des lamentations et des grondements, dans l’odeur forte qu’un foyer innombrable de plaies entretient là, dans ce décor papillotant de caverne, peuplé d’une vie confuse et inintelligible, je cherche d’abord à m’orienter. De faibles flammes de chandelles luisent le long de l’abri, n’effaçant l’obscurité qu’aux places où elles la piquent. Au fond, au loin, comme au bout des oubliettes d’un souterrain, apparaît une vague lumière de jour; ce trouble soupirail permet d’apercevoir de grands objets rangés le long du couloir: des brancards bas comme des cercueils. Puis on entrevoit se déplacer, autour et par-dessus, des ombres penchées et cassées et, contre les murs, grouiller des files et des grappes de spectres.

Je me retourne. Du côté opposé à celui où filtre la lointaine lumière, une cohue est massée devant une toile de tente tendue de la voûte jusqu’au sol. Cette toile de tente forme, de la sorte, un réduit dont on voit l’éclairement transparaître à travers le tissu d’ocré, d’aspect huilé. Dans ce réduit, à la clarté d’une lampe à acétylène, on pique contre le tétanos. Quand la toile se soulève pour faire sortir puis pour laisser entrer quelqu’un, on voit s’éclabousser brutalement de lumière les mises débraillées et haillonneuses des blessés qui stationnent devant, attendant la piqûre, et qui, courbés par le plafond bas, assis, agenouillés ou rampants, se poussent pour ne pas perdre leur tour ou prendre celui d’un autre, en criant: «Moi!», «Moi!», «Moi!», comme des abois. Dans ce coin où remue cette lutte contenue, les puanteurs tièdes de l’acétylène et des hommes sanglants sont terribles à avaler.

Je m’en écarte. Je cherche ailleurs où me caser, où m’asseoir. J’avance un peu, tâtonnant, toujours penché, recroquevillé, et les mains en avant.

A la faveur d’une pipe qu’un fumeur incendie, je vois devant moi un banc chargé d’êtres.

Mes yeux s’habituent à la pénombre qui stagne dans la cave, et je discerne à peu près cette rangée de personnages dont des bandages et des emmaillottements tachent pâlement les têtes et les membres.

Eclopés, balafrés, difformes—immobiles ou agités—cramponnés sur cette espèce de barque, ils figurent, clouée là, une collection disparate de souffrances et de misères.

L’un deux, tout d’un coup, crie, se lève à demi, et se rassoit. Son voisin, dont la capote est déchirée et la tête nue, le regarde et lui dit:

—Quand tu te désoleras!

Et il redit cette phrase plusieurs fois, au hasard, les yeux fixés devant lui, les mains sur les genoux.

Un jeune homme assis au milieu du banc parle tout seul. Il dit qu’il est aviateur. Il a des brûlures sur un côté du corps et à la figure. Il continue à brûler dans la fièvre, et il lui semble qu’il est encore mordu par les flammes aiguës qui jaillissaient du moteur. Il marmotte: «Gott mit uns!» puis: «Dieu est avec nous!»

Un zouave, au bras en écharpe, et qui, incliné de côté, porte son épaule comme un fardeau déchirant, s’adresse à lui:

—T’ es l’aviateur qu’est tombé, s’pas?

—J’en ai vu, des choses..., répond l’aviateur, péniblement.

—Moi aussi, j’en ai vu! interrompt le soldat. Y en a qui battraient des ailes, s’ils avaient vu ce que j’ai vu.

—Viens t’asseoir ici, me dit un des hommes du banc en me faisant une place. T’ es blessé?

—Non, j’ai conduit ici un blessé et je vais repartir.

—T’ es pire que blessé, alors. Viens t’asseoir.

—Moi, je suis maire dans mon pays, explique un des assis, mais quand je rentrerai, personne ne me reconnaîtra, tellement longtemps j’ai été triste.

—Voilà quatre heures que j’ suis là attaché sur ce banc, gérait une sorte de mendiant dont la main trépide, qui a la tête baissée, le dos rond, et tient son casque sur ses genoux comme une sébille palpitante.

—On attend d’être évacué, tu sais, m’apprend un gros blessé qui halette, transpire, a l’air de bouillir de toute sa masse; sa moustache pend comme à moitié décollée par l’humidité de sa face.

Il présente deux larges yeux opaques, et on ne voit pas sa blessure.

—C’est ça même, dit un autre. Tous les blessés de la brigade viennent se tasser ici l’un après l’autre, sans compter ceux d’ailleurs. Oui, regarde-moi ça: c’est ici, c’ trou, la boîte aux ordures de toute la brigade.

—J’ suis gangrené, j’ suis écrasé, j’ suis en morceaux à l’intérieur, psalmodiait un blessé qui, la tête dans ses mains, parlait entre ses doigts. Pourtant, jusqu’à la semaine dernière, j’étais jeune et j’étais propre. On m’a changé: maintenant j’ n’ai plus qu’un vieux sale corps tout défait à traîner.

—Moi, dit un autre, hier j’avais vingt-six ans. Et maintenant, quel âge j’ai?

Il essaye de lever pour qu’on la voie sa figure branlante et flétrie, usée en une nuit, vidée de chair, avec les trous des joues et des orbites, et une flamme de veilleuse qui s’éteint dans l’œil huileux.

—Ça m’ fait mal! dit, humblement, un être invisible.

—Quand tu t’ désoleras! répète l’autre, machinalement.

Il y eut un silence. L’aviateur s’écria:

—Les officiants essayaient, des deux côtés, de se couvrir la voix.

—Qu’est-ce que c’est que ça? fit le zouave étonné.

—C’est-i’ qu’ tu déménages, mon pauv’ vieux? demanda un chasseur blessé à la main, un bras lié au corps, en quittant un instant des yeux sa main momifiée pour considérer l’aviateur.

Celui-ci avait les regards perdus, et essayait de traduire un mystérieux tableau que partout il portait devant ses yeux.

—D’en haut, du ciel, on ne voit pas grand’chose, vous savez. Dans les carrés des champs et les petits tas des villages, les chemins font comme du fil blanc. On découvre aussi certains filaments creux qui ont l’air d’avoir été tracés par la pointe d’une épingle qui écorcherait du sable fin. Ces réseaux qui festonnent la plaine d’un trait régulièrement tremblé, c’est les tranchées. Dimanche matin, je survolais la ligne de feu. Entre nos premières lignes, et leurs premières lignes, entre les bords extrêmes, entre les franges des deux armées immenses qui sont là, l’une contre l’autre, à se regarder et à ne pas se voir, en attendant—, il n’y a pas beaucoup de distance: des fois quarante mètres, des fois soixante. A moi, il me paraissait qu’il n’y avait qu’un pas, à cause de la hauteur géante où je planais. Et voici que je distingue, chez les Boches et chez nous, dans ces lignes parallèles qui semblaient se toucher, deux remuements pareils: une masse, un noyau animé et, autour, comme des grains de sable noirs éparpillés sur du sable gris. Ça ne bougeait guère; ça n’avait pas l’air d’une alerte! Je suis descendu quelques tours pour comprendre.

«J’ai compris: c’était dimanche et c’étaient deux messes qui se célébraient sous mes yeux: l’autel, le prêtre et le troupeau des types. Plus je descendais, plus je voyais que ces deux agitations étaient pareilles, si exactement pareilles que ça avait l’air idiot. Une des cérémonies—au choix—était le reflet de l’autre. Il me semblait que je voyais double. Je suis descendu encore; on ne me tirait pas dessus. Pourquoi? Je n’en sais rien. Alors, j’ai entendu. J’ai entendu un murmure—un seul. Je ne recueillais qu’une prière qui s’élevait en bloc, qu’un seul bruit de cantique qui montait au ciel en passant par moi. J’allais et venais dans l’espace pour écouter ce vague mélange de chants qui étaient l’un contre l’autre, mais qui se mêlaient tout de même—et plus ils essayaient de se surmonter l’un l’autre, plus ils s’unissaient dans les hauteurs du ciel où je me trouvais suspendu.

«J’ai reçu des shrapnells au moment où, très bas, je distinguais les deux cris terrestres dont était fait leur cri: «Gott mit uns!» et «Dieu est avec nous!»—et je me suis renvolé.»

Le jeune homme hocha sa tête couverte de linges. Il était comme affolé par ce souvenir.

—Je me suis dit, à ce moment: «Je suis fou!»

—C’est la vérité des choses qu’est folle, dit le zouave.

Les yeux luisants de délire, le narrateur tâchait de rendre la grande impression émouvante qui l’assiégeait et contre laquelle il se débattait.

—Non! mais quoi! fit-il. Figurez-vous ces deux masses identiques qui hurlent des choses identiques et pourtant contraires, ces cris ennemis qui ont la même forme. Qu’est-ce que le bon Dieu doit dire, en somme? Je sais bien qu’il sait tout; mais, même sachant tout, il ne doit pas savoir quoi faire.

—Quelle histoire! cria le zouave.

—I’ s’fout bien de nous, va, t’en fais pas.

—Et pis, qu’est-ce que ça a de rigolo, tout ça? Les coups de fusil parlent bien la même langue, pas, et ça n’empêche pas les peuples de s’engueuler avec, et comment!

—Oui, dit l’aviateur, mais il n’y a qu’un seul Dieu. Ce n’est pas le départ des prières que je ne comprends pas, c’est leur arrivée.

La conversation tomba.

—Y a un tas de blessés étendus, là-dedans, me montra l’homme aux yeux dépolis. Je me demande, oui, je m’demande comment on a fait pour les descendre là. Ça a dû être terrible, leur dégringolade jusqu’ici.

Deux coloniaux, durs et maigres, qui se soutenaient comme deux ivrognes, arrivèrent, butèrent contre nous, et reculèrent, cherchant par terre une place où tomber.

—Ma vieille, achevait de raconter l’un, d’un organe enroué, dans c’boyau que j’te dis, on est resté trois jours sans ravitaillement, trois jours pleins sans rien, rien. Que veux-tu, on buvait son urine, mais c’était pas ça.

L’autre, en réponse, expliqua qu’autrefois il avait eu le choléra:

—Ah! c’est une sale affaire, ça: de la fièvre, des vomissements, des coliques: mon vieux, j’en étais malade!

—Mais aussi, gronda tout d’un coup l’aviateur qui s’acharnait à poursuivre le mot de la gigantesque énigme, à quoi pense-t-il ce Dieu, de laisser croire comme ça qu’il est avec tout le monde? Pourquoi nous laisse-t-il tous, tous, crier côte à côte comme des dératés et des brutes: «Dieu est avec nous!» «Non, pas du tout, vous faites erreur, Dieu est avec nous!»

Un gémissement s’éleva d’un brancard, et pendant un instant voleta tout seul dans le silence, comme si c’était une réponse.

*
*    *

—Moi, dit alors une voix de douleur, je ne crois pas en Dieu. Je sais qu’il n’existe pas,—à cause de la souffrance. On pourra nous raconter les boniments qu’on voudra, et ajuster là-dessus tous les mots qu’on trouvera, et qu’on inventera: toute cette souffrance innocente qui sortirait d’un Dieu parfait, c’est un sacré bourrage de crâne.

—Moi, reprend un autre des hommes du banc, je ne crois pas en Dieu, à cause du froid. J’ai vu des hommes dev’nir des cadavres p’tit à p’tit, simplement par le froid. S’il y avait un Dieu de bonté, il y aurait pas le froid. Y a pas à sortir de là.

—Pour croire en Dieu, il faudrait qu’il n’y ait rien de c’ qu’y a. Alors, pas, on est loin de compte!

Plusieurs mutilés, en même temps, sans se voir, communient dans un hochement de tête de négation.

—Vous avez raison, dit un autre, vous avez raison.

Ces hommes en débris, ces vaincus isolés et épars dans la victoire, ont un commencement de révélation. Il y a, dans la tragédie des événements, des minutes où les hommes sont non seulement sincères, mais véridiques, et où on voit la vérité sur eux, face à face.

—Moi, fit un nouvel interlocuteur, si je n’y crois pas, c’est...

Une quinte de toux terrible continua affreusement la phrase. Quand il s’arrêta de tousser, les joues violettes, mouillé de larmes, oppressé, on lui demanda:

—Par où c’que t’es blessé, toi?

—J’suis pas blessé, j’suis malade.

—Oh alors! dit-on, d’un accent qui signifiait: tu n’es pas intéressant.

Il le comprit et fit valoir sa maladie:

—J’ suis foutu. J’ crache le sang. J’ai pas d’forces; et, tu sais, ça r’vient pas quand ça s’en va par là.

—Ah, ah, murmurèrent les camarades, indécis, mais convaincus malgré tout de l’infériorité des maladies civiles sur les blessures.

Résigné, il baissa la tête et répéta tout bas, pour lui-même:

—J’ peux pus marcher, où veux-tu qu’ j’aille?

*
*    *

Dans le gouffre horizontal qui, de brancard en brancard, s’allonge en se rapetissant, à perte de vue, jusqu’au blême orifice de jour, dans ce vestibule désordonné au ça et là clignotent de pauvres flammes de chandelles qui rougeoient et paraissent fiévreuses, et où se jettent de temps en temps des ailes d’ombres, un remous s’élève on ne sait pourquoi. On voit s’agiter le bric-à-brac des membres et des têtes, on entend des appels et des plaintes se réveiller l’un l’autre, et se propager, tels des spectres invisibles. Les corps étendus ondulent, se replient, se retournent.

Je distingue, dans cette espèce de bouge, au sein de cette houle de captifs, dégradés et punis par la douleur, la masse épaisse d’un infirmier dont les lourdes épaules tanguent comme un sac porté transversalement, et dont la voix de stentor se répercute au galop dans la cave:

—T’as encore touché à ton bandage, enfant d’ veau, verminard! tonitrue-t-il. J’ vas te l’ refaire parce que c’est toi, mon coco, mais, si tu y r’touches, tu verras ce que je te ferai!

Le voici dans la grisaille qui tourne une bande de toile autour du crâne d’un bonhomme tout petit, presque debout, porteur de cheveux hérissés et d’une barbe soufflée en avant, et qui, les bras ballants, se laisse faire en silence.

Mais l’infirmier l’abandonne, regarde à terre et s’exclame avec retentissement:

—Qu’est-ce que c’est que d’ ça? Eh, dis donc, l’ami, t’es pas des fois maboule? En voilà des manières, de s’coucher sur un blessé!

Et sa main volumineuse secoue un corps, et il dégage, non sans souffler et sacrer, un second corps flasque sur lequel le premier s’était étendu comme sur un matelas—tandis que le nabot au bandage, aussitôt laissé libre, sans mot dire, porte les mains à sa tête et essaie à nouveau d’ôter le pansement qui lui enserre le crâne.

...Une bousculade, des cris: des ombres, perceptibles sur un fond lumineux, paraissent extravaguer dans l’ombre de la crypte. Ils sont plusieurs, éclairés par une bougie autour d’un blessé, et, secoués, le maintiennent à grand’peine sur son brancard. C’est un homme qui n’a plus de pieds. Il porte aux jambes des pansements terribles, avec des garrots pour réfréner l’hémorragie. Ses moignons ont saigné dans les bandelettes de toile et il semble avoir des culottes rouges. Il a une figure de diable, luisante et sombre, et il délire. On pèse sur ses épaules et ses genoux: cet homme qui a les pieds coupés veut sauter hors du brancard pour s’en aller.

—Laissez-moi partir! râle-t-il d’une voix que la colère et l’essoufflement font chevroter—basse avec de soudaines sonorités comme une trompette dont on voudrait sonner trop doucement. Bon Dieu, laissez-moi m’barrer, que j’ vous dis. Han!... Non, mais vous n’pensez pas que j’vas rester ici! Allons, dégagez, ou je vous saute sur les pattes!

Il se contracte et se détend si violemment qu’il fait aller et venir ceux qui tentent de l’immobiliser par leur poids cramponné, et on voit zigzaguer la bougie tenue par un homme à genoux qui, de l’autre bras, ceinture le fou tronqué; et celui-ci crie si fort qu’il réveille ceux qui dorment, secoue l’assoupissement des autres. De toutes parts, on se tourne de son côté, on se soulève à moitié, on prête l’oreille à ces incohérentes lamentations qui finissent cependant par s’éteindre dans le noir. Au même moment, dans un autre coin, deux blessés couchés, crucifiés par terre, s’invectivent, et on est obligé d’en emporter un pour rompre ce colloque forcené.

Je m’éloigne, vers le point où la lumière du dehors pénètre parmi les poutres enchevêtrées comme à travers une grille abîmée. J’enjambe l’interminable série de brancards qui occupent toute la largeur de cette allée souterraine, basse et étranglée, où j’étouffe. Les formes humaines qui y sont abattues sur les brancards, ne bougent plus guère à présent, sous les feux follets des chandelles, et stagnent dans leurs geignements sourds et leurs râles.

Sur le bord d’un brancard un homme s’est assis, appuyé contre le mur; et, au milieu de l’ombre de ses vêtements entr’ouverts, arrachés, apparaît une blanche poitrine émaciée de martyr. Sa tête, toute penchée en arrière, est voilée par l’ombre; mais on aperçoit le battement de son cœur.

Le jour qui, goutte à goutte, filtre au bout, provient d’un éboulement: plusieurs obus, tombés à la même place, ont fini par crever l’épais toit de terre du poste de secours.

Ici, quelques reflets blancs plaquent le bleu des capotes, aux épaules et le long des plis. On voit se presser vers ce débouché, pour goûter un peu d’air pâle, se détacher de la nécropole, comme des morts à demi réveillés, un troupeau d’hommes paralysés par les ténèbres en même temps que par la faiblesse. Au bout du noir, ce coin se présente comme une échappée, une oasis où l’on peut se tenir debout, et où on est effleuré angéliquement par la lumière du ciel.

—Y avait là des bonshommes qu’ont été étripés quand les obus ont radiné, me dit quelqu’un qui attendait, la bouche entr’ouverte dans le pauvre rayon enterré là. Tu parles d’un rata. Tiens, v’là l’curé qui décroche tout ce qui, d’eux, a sauté en l’air.

Le vaste sergent infirmier, en gilet de chasse marron, ce qui lui donne un torse de gorille, ôte des boyaux et des viscères qui pendent, entortillés autour des poutres de la charpente défoncée. Il se sert pour cela d’un fusil muni de sa baïonnette, car on n’a pu trouver de bâton assez long, et ce gros géant, chauve, barbu et poussif, manie l’arme gauchement. Il a une physionomie douce, débonnaire et malheureuse, et tout en tâchant d’attraper dans les coins des débris d’intestins, marmotte d’un air consterné un chapelet de «Oh!» semblables à des soupirs. Ses yeux sont masqués par des lunettes bleues; son souffle est bruyant; il a un crâne de faibles dimensions et l’énorme grosseur de son cou a une forme conique.

A le voir ainsi piquer et dépendre en l’air des bandes d’entrailles et des loques de chair, les pieds dans les décombres hérissés, à l’extrémité du long cul-de-sac gémissant, on dirait un boucher occupé à quelque besogne diabolique.

Mais je me suis laissé choir dans un coin, les yeux à demi fermés, ne voyant presque plus le spectacle qui gît, palpite et tombe autour de moi.

Je perçois confusément des fragments de phrases. Toujours l’affreuse monotonie des histoires de blessures:

—Nom de Dieu! A c’t’endroit-là, je crois bien que les balles elles se touchaient toutes...

—Il avait la tête traversée d’une tempe à l’autre. On aurait pu y passer une ficelle.

—Il a fallu une heure pour que ces charognes-là allongent leur tir et finissent de nous canarder...

Plus près de moi, on bredouille à la fin d’un récit:

—Quand j’dors, j’rêve, et il me semble que je le retue!

D’autres évocations bourdonnent parmi les blessés inhumés là, et c’est le ronron des innombrables rouages d’une machine qui tourne, tourne...

Et j’entends celui qui, là-bas, de son banc, répète: «Quand tu te désoleras!», sur tous les tons, impérieux ou piteux, tantôt comme un prophète, tantôt comme un naufragé, et scande de son cri cet ensemble de voix étouffées et plaintives qui essayent de chanter effroyablement leur douleur.

Quelqu’un s’avance en tâtant le mur, avec un bâton, aveugle, et arrive à moi. C’est Farfadet! Je l’appelle. Il se tourne à peu près vers moi, et me dit qu’il a un œil abîmé. L’autre œil aussi est bandé. Je lui donne ma place, et je le fais asseoir en le tenant par les épaules. Il se laisse faire et, assis à la base du mur, attend patiemment avec sa résignation d’employé, comme dans une salle d’attente.

Je m’échoue un peu plus loin, dans un vide. Là, deux hommes étendus se parlent bas; ils sont si près de moi que je les entends sans les écouter. Ce sont deux soldats de la légion étrangère, au casque et à la capote jaune sombre.

—C’est pas la peine de bonimenter, gouaille l’un d’eux. J’vas y rester, à cette fois-ci. C’est couru: j’ai l’intestin traversé. Si j’étais dans un hôpitau, dans une ville, on m’opérerait à temps et ça pourrait coller. Mais ici! C’est hier que j’ai été attigé. On est à deux ou trois heures de la route de Béthune, pas, et d’la route, y a combien d’heures, dis voir, pour une ambulance où on peut opérer? Et pis, quand nous ramassera-t-on? C’est d’la faute à personne, tu m’entends, mais faut voir c’qui est. Oh! de ce moment-ci, j’sais bien, ça ne va pas plus mal que ça. Seul’ment voilà, c’est forcé de n’pas durer, pisque j’ai un trou tout du long dans l’paquet de mes boyaux. Toi, ta patte se r’mettra, ou on t’en r’mettra une autre. Moi, j’vais mourir.

—Ah! dit l’autre, convaincu par la logique de son interlocuteur.

Celui-ci reprend alors:

—Ecoute, Dominique, t’as eu une mauvaise vie. Tu picolais et t’avais l’vin mauvais. T’ as un sale casier judiciaire.

—J’ peux pas dire que c’est pas vrai puisque c’est vrai, dit l’autre. Mais qu’est-ce que ça peut t’faire?

—T’auras encore une mauvaise vie après la guerre, forcément, et pis t’auras des ennuis pour l’affaire du tonnelier.

L’autre, sauvage, devient agressif:

—La ferme! Qu’est-ce que ça peut t’ foutre?

—Moi, j’ai pas plus d’ famille que toi. Personne, que Louise—qui n’est pas d’ ma famille vu qu’on n’est pas mariés. Moi, j’ai pas d’ condamnations en dehors de quéqu’ bricoles militaires. Y a rien sur mon nom.

—Et pis après? J’ m’en fous.

—J’vas te dire: prends mon nom. Prends-le, j’te l’ donne: pisqu’on n’a pas d’ famille ni l’un ni l’autre.

—Ton nom?

—Tu t’appelleras Léonard Carlotti, voilà tout. C’est pas une affaire. Qu’est-ce que ça peut t’fiche? Du coup, tu n’auras pus d’ condamnation. Tu ne s’ras pas traqué, et tu pourras être heureux comme je l’aurais été si c’te balle ne m’avait pas traversé le magasin.

—Ah! merde alors, dit l’autre, tu f’rais ça! Ça, ben, mon vieux, ça m’ dépasse!

—Prends-le. Il est là dans mon livret, dans ma capote. Allons, prends, et passe-moi l’ tien, d’ livret,—que j’emporte tout ça avec moi! Tu pourras vivre où tu voudras, sauf chez moi où on m’ connaît un peu, à Longueville, en Tunisie. Tu t’ rappelleras et pis, c’est écrit. Faudra le lire, c’ livret. Moi, je l’ dirai à personne: pour que ça réussisse, ces coups-là, il faut motus absolu.

Il se recueille, puis il dit avec un frémissement:

—Je l’ dirai peut-êt’ tout de même à Louise, pour qu’elle trouve que j’ai bien fait et qu’elle pense mieux à moi—quand je lui écrirai pour lui dire adieu.

Mais il se ravise et secoue la tête dans un effort sublime:

—Non, j’y dirai pas, même à elle. J’ sais bien que c’est elle, mais les femmes sont si bavardes!

L’autre le regarde et répète:

—Ah! Nom de Dieu!

Sans être remarqué par les deux hommes, j’ai quitté le drame qui se déchaîne à l’étroit dans ce lamentable coin tout bousculé par le passage et le vacarme.

J’effleure la conversation calmée, convalescente, de deux pauvres hères:

—Ah! mon vieux, c’ goût qu’il a pour sa vigne! Tu trouv’rais pas rien entre chaque pied...

—C’ petiot, c’ tout petiot, quand j’ sortais avec lui et que j’y t’nais sa p’tite pogne, je m’ faisais l’effet de t’enir le p’tit cou tiède d’une hirondelle, tu sais?

Et à côté de cette sentimentalité qui s’avoue, voici, en passant, toute une mentalité qui se révèle:

—Le 547e, si je l’ connais! Plutôt. Ecoute: c’est un drôle de régiment. Là-d’dans, t’as un poilu qui s’appelle Petitjean, et un autre Petitpierre, et un autre Petitlouis... Mon vieux, c’est tel que j’te dis. V’là c’ que c’est qu’ ce régiment-là.

Tandis que je commence à me frayer passage pour sortir du bas-fond, il se produit là-bas un grand bruit de chute et un concert d’exclamations.

C’est le sergent infirmier qui est tombé. Par la brèche qu’il déblayait de ses débris mous et sanglants, une balle lui est arrivée dans la gorge. Il s’est étalé par terre, de tout son long. Il roule de gros yeux abasourdis et il souffle de l’écume.

Sa bouche et le bas de sa figure sont entourés bientôt d’un nuage de bulles roses. On lui place la tête sur un sac à pansements. Ce sac est aussitôt imbibé de sang. Un infirmier crie que ça va gâter les paquets de pansements, dont on a besoin. On cherche sur quoi mettre cette tête qui produit sans arrêt de l’écume légère et teintée. On ne trouve qu’un pain, qu’on glisse sous les cheveux spongieux.

Tandis qu’on prend la main du sergent, qu’on l’interroge, lui ne fait que baver de nouvelles bulles qui s’amoncellent et on voit sa grosse tête, noire de barbe, à travers ce nuage rose. Horizontal, il semble un monstre marin qui souffle, et la transparente mousse rose s’amasse et couvre jusqu’à ses gros yeux troubles, nus de leurs lunettes.

Puis il râle. Il a un râle d’enfant, et il meurt en remuant la tête de droite et de gauche, comme s’il essayait très doucement de dire non.

Je regarde cette énorme masse immobilisée, et je songe que cet homme était bon. Il avait un cœur pur et sensible. Et combien je me reproche de l’avoir quelquefois malmené à propos de l’étroitesse naïve de ses idées et d’une certaine indiscrétion ecclésiastique qu’il apportait en tout! Et comme je suis heureux parmi cette détresse—oui, heureux à en frissonner de joie—de m’être retenu, un jour qu’il lisait de côté une lettre que j’écrivais, de lui adresser des paroles irritées qui l’auraient injustement blessé! Je me rappelle la fois où il m’a tant exaspéré avec son explication sur la Sainte-Vierge et la France. Il me paraissait impossible qu’il émît sincèrement ces idées-là. Pourquoi n’aurait-il pas été sincère? Est-ce qu’il n’était pas bien réellement tué aujourd’hui? Je me rappelle aussi certains traits de dévouement, de patience obligeante de ce gros homme dépaysé dans la guerre comme dans la vie—et le reste n’est que détails. Ses idées elles-mêmes ne sont que des détails à côté de son cœur, qui est là, par terre, en ruines, dans ce coin de géhenne. Cet homme dont tout me séparait, avec quelle force je l’ai regretté!

...C’est alors que le tonnerre est entré: Nous avons été lancés violemment les uns sur les autres par le secouement effroyable du sol et des murs. Ce fut comme si la terre qui nous surplombait s’était effondrée et jetée sur nous. Un pan de l’armature de poutres s’écroula, élargissant le trou qui crevait le souterrain. Un autre choc: un autre pan, pulvérisé, s’anéantit en rugissant. Le cadavre du gros sergent infirmier roula comme un tronc d’arbre contre le mur. Toute la charpente en longueur du caveau, ces épaisses vertèbres noires, craquèrent à nous casser les oreilles, et tous les prisonniers de ce cachot firent entendre en même temps une exclamation d’horreur.

D’autres explosions résonnent coup sur coup et nous poussent dans tous les sens. Le bombardement déchiquette et dévore l’asile de secours, le transperce et le rapetisse. Tandis que cette tombée sifflante d’obus martèle et écrase à coups de foudre l’extrémité béante du poste, la lumière du jour y fait irruption par les déchirures. On voit apparaître plus précises—et plus surnaturelles—les figures enflammées ou empreintes d’une pâleur mortelle, les yeux qui s’éteignent dans l’agonie ou s’allument dans la fièvre, les corps empaquetés de blanc, rapiécés, les monstrueux bandages. Tout cela, qui se cachait, remonte au jour. Hagards, clignotants, tordus, en face de cette inondation de mitraille et de charbon qu’accompagnent des ouragans de clarté, les blessés se lèvent, s’éparpillent, cherchent à fuir. Tout cette population effarée roule par paquets compacts, à travers la galerie basse, comme dans la cale tanguante d’un grand bateau qui se brise.

L’aviateur, dressé le plus qu’il peut, la nuque à la voûte, agite ses bras, appelle Dieu et lui demande comment il s’appelle, quel est son vrai nom. On voit se jeter sur les autres, renversé par le vent, celui qui, débraillé, les vêtements ouverts ainsi qu’une large plaie, montre son cœur comme le Christ. La capote du crieur monotone qui répète: «Quand tu te désoleras!», se révèle toute verte, d’un vert vif, à cause de l’acide picrique dégagé, sans doute, par l’explosion qui a ébranlé son cerveau. D’autres—le reste—impotents, estropiés, remuent, se coulent, rampent, se faufilent dans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bêtes vulnérables que pourchasse la meute épouvantable des obus.

Le bombardement se ralentit, s’arrête, dans un nuage de fumée retentissante encore des fracas, dans un grisou palpitant et brûlant. Je sors par la brèche: j’arrive, tout enveloppé, tout ligoté encore de rumeur désespérée, sous le ciel libre, dans de la terre molle où sont noyés des madriers parmi lesquels les jambes s’enchevêtrent. Je m’accroche à des épaves; voici le talus du boyau. Au moment où je plonge dans les boyaux, je les vois, au loin, toujours mouvants et sombres, toujours emplis par la foule qui, débordant des tranchées, s’écoule sans fin vers les postes de secours. Pendant des jours, pendant des nuits, on y verra rouler et confluer les longs ruisseaux d’hommes arrachés des champs de bataille, de la plaine qui a des entrailles, et qui saigne et pourrit là-bas, à l’infini.

XXII

LA VIRÉE

Ayant suivi le boulevard de la République puis l’avenue Gambetta, nous débouchons sur la place du Commerce. Les clous de nos souliers cirés sonnent sur les pavés de la ville. Il fait beau. Le ciel ensoleillé miroite et brille comme à travers les verrières d’une serre, et fait étinceler les devantures de la place. Nos capotes bien brossées ont leurs pans abaissés et, comme ils sont relevés d’habitude, on voit se dessiner, sur ces pans flottants, deux carrés, où le drap est plus bleu.

Notre bande flâneuse s’arrête un instant, et hésite, devant le café de la Sous-Préfecture, appelé aussi le Grand-Café.

—On a le droit d’entrer! dit Volpatte.

—Il y a trop d’officiers là-dedans, repartit Blaire qui, haussant sa figure par-dessus le rideau de guipure qui habille l’établissement, a risqué un coup d’œil dans la glace, entre les lettres d’or.

—Et pis, dit Paradis, on n’a pas encore assez vu.

On se remet en marche et les simples soldats que nous sommes passent en revue les riches boutiques qui font cercle sur la place: les magasins de nouveautés, les papeteries, les pharmacies, et, tel un uniforme constellé de général, la vitrine du bijoutier. On a sorti ses sourires comme un ornement. On est exempt de tout travail jusqu’au soir, on est libre, on est propriétaire de son temps. Les jambes font un pas doux et reposant; les mains, vides, ballantes, se promènent, elles aussi, de long en large.

—Y a pas à dire, on profite de ce repos-là, remarque Paradis.

Cette ville qui s’ouvre devant nos pas est largement impressionnante. On y prend contact avec la vie, la vie populeuse, la vie de l’arrière, la vie normale. Si souvent nous avons cru que, de là-bas, nous n’arriverions jamais jusqu’ici!

On voit des messieurs, des dames, des couples encombrés d’enfants, des officiers anglais, des aviateurs reconnaissables de loin à leur élégance svelte et à leurs décorations, et des soldats qui promènent leurs habits grattés et leur peau frottée, l’unique bijou de leur plaque d’identité gravée scintillant au soleil sur leur capote, et se hasardent, avec soin, dans le beau décor nettoyé de tout cauchemar.

Nous poussons des exclamations comme font ceux qui viennent de bien loin.

—Tu parles d’une foule! s’émerveille Tirette.

—Ah! c’est une riche ville! dit Blaire.

Une ouvrière passe et nous regarde.

Volpatte me donne un coup de coude, l’avale des yeux, le coup tendu, puis me montre plus loin deux autres femmes qui s’approchent; et, l’œil luisant, il constate que la ville abonde en élément féminin:

—Mon vieux, il y a d’la fesse!

Tout à l’heure, Paradis a dû vaincre une certaine timidité pour s’approcher d’un groupe de gâteaux luxueusement logés, les toucher et en manger; et on est obligé à chaque instant de stationner au milieu du trottoir pour attendre Blaire, attiré et retenu par les étalages où sont exposés des vareuses et des képis de fantaisie, des cravates de coutil bleu tendre, des brodequins rouges et brillants comme de l’acajou. Blaire a atteint le point culminant de sa transformation. Lui qui détenait le record de la négligence et de la noirceur, il est certainement le plus soigné de nous tous, surtout depuis la complication de son râtelier cassé dans l’attaque et refait. Il affecte une allure dégagée.

—Il a l’air jeune et juvénile, dit Marthereau.

Nous nous trouvons tout à coup face à face avec une créature édentée qui sourit jusqu’au fond de la gorge... Quelques cheveux noirs se hérissent autour de son chapeau. Sa figure aux grands traits ingrats, criblée de petite vérole, semble une de ces faces mal peintes sur la toile à gros grains d’une baraque foraine.

—Elle est belle, dit Volpatte.

Marthereau, à qui elle a souri, est muet de saisissement.

Ainsi devisent les poilus placés tout d’un coup dans l’enchantement d’une ville. Ils jouissent de mieux en mieux du beau décor net et invraisemblablement propre. Ils reprennent possession de la vie calme et paisible, de l’idée du confort et même du bonheur pour qui les maisons, en somme, ont été faites.

—On s’habituerait bien à ça, tu sais, mon vieux, après tout!

Cependant le public se masse autour d’une devanture où un marchand de confections a réalisé, à l’aide de mannequins de bois et de cire, un groupe ridicule:

Sur un sol semé de petits cailloux comme celui d’un aquarium, un Allemand à genoux dans un complet neuf dont les plis sont marqués, et qui est même ponctué d’une croix de fer en carton, tend ses deux mains de bois rose à un officier français dont la perruque frisée sert de coussin à un képi d’enfant, dont les joues se bombent, incarnadines, et dont l’œil de bébé incassable regarde ailleurs. A côté des deux personnages gît un fusil emprunté à quelque panoplie d’une boutique de jouets. Un écriteau indique le titre de la composition animée: «Kamarad!»

—Ah! ben zut, alors!...

Devant cette construction puérile, la seule chose rappelant ici l’immense guerre qui sévit quelque part sous le ciel, nous haussons les épaules, nous commençons à rire jaune, offusqués et blessés à vif dans nos souvenirs frais; Tirette se recueille et se prépare à lancer quelque insultant sarcasme; mais cette protestation tarde à éclore dans son esprit à cause de notre transplantation totale, et de l’étonnement d’être ailleurs.

Or, une dame très élégante, qui froufroute, rayonne de soie violette et noire, et est enveloppée de parfums, avise notre groupe et, avançant sa petite main gantée, elle touche la manche de Volpatte puis l’épaule de Blaire. Ceux-ci s’immobilisent instantanément, médusés par le contact direct de cette fée:

—Dites-moi, vous, messieurs, qui êtes de vrais soldats du front, vous avez vu cela dans les tranchées, n’est-ce pas?

—Euh... oui... oui... répondent, énormément intimidés, et flattés jusqu’au cœur, les deux pauvres hommes.

—Ah!... tu vois! Et ils en viennent, eux! murmure-t-on dans la foule.

Quand nous nous retrouvons entre nous, sur les dalles parfaites du trottoir, Volpatte et Blaire se regardent. Ils hochent la tête.

—Après tout, dit Volpatte, c’est à peu près ça, quoi!

—Mais oui, quoi!

Et ce fut, ce jour-là, leur première parole de reniement.

*
*    *

On entre dans le Café de l’Industrie et des Fleurs.

Un chemin en sparterie habille le milieu du parquet. On voit, peints le long des murs, le long des montants carrés qui soutiennent le plafond et sur le devant du comptoir, des volubilis violets, de grands pavots groseille et des roses comme des choux rouges.

—Y a pas à dire, on a du goût en France, fait Tirette.

—Il en a fallu un paquet de patience, pour faire ça, constate Blaire à la vue de ces fioritures versicolores.

—Dans ces établissements-là, ajoute Volpatte, c’est pas seulement le plaisir de boire!

Paradis nous apprend qu’il a l’habitude des cafés. Il a souvent, jadis, hanté, le dimanche, des cafés aussi beaux et même plus beaux que celui-là. Seulement, il y a longtemps et il avait, explique-t-il, perdu le goût qu’ils ont. Il désigne une petite fontaine en émail décorée de fleurs et pendue au mur.

—Y a d’ quoi se laver les mains.

On se dirige, poliment, vers la fontaine. Volpatte fait signe à Paradis d’ouvrir le robinet:

—Fais marcher l’ système baveux.

Puis, tous les cinq, nous gagnons la salle déjà garnie, dans son pourtour, de consommateurs, et nous nous installons à une table.

—Ce s’ra cinq vermouth-cassis, pas?

—On s’rhabituerait bien, après tout, répète-t-on.

Des civils se déplacent et viennent dans notre entourage. On dit à demi-voix:

—Ils ont tous la croix de guerre, Adolphe, tu vois...

—Ce sont de vrais poilus!

Les camarades ont entendu. Ils ne conversent plus entre eux qu’avec distraction, l’oreille ailleurs, et, inconsciemment, se rengorgent.

L’instant d’après, l’homme et la femme qui émettaient ces commentaires, penchés vers nous, les coudes sur le marbre blanc, nous interrogent:

—La vie des tranchées, c’est dur, n’est-ce pas?

—Euh... Oui... Ah! dame, c’est pas rigolo toujours...

—Quelle admirable résistance physique et morale vous avez! Vous arrivez à vous faire à cette vie, n’est-ce pas?

—Mais oui, dame, on s’y fait, on s’y fait très bien...

—C’est tout de même une existence terrible et des souffrances, murmure la dame en feuilletant un journal illustré qui contient quelques sinistres vues de terrains bouleversés. On ne devrait pas publier ces choses-là, Adolphe!... Il y a la saleté, les poux, les corvées... Si braves que vous soyez, vous devez être malheureux?...

Volpatte, à qui elle s’adresse, rougit. Il a honte de la misère d’où il sort et où il va rentrer. Il baisse la tête et il ment, sans peut-être se rendre compte de tout son mensonge:

—Non, après tout, on n’est pas malheureux... C’est pas si terrible que ça, allez!

La dame est de son avis:

—Je sais bien, dit-elle, qu’il y a des compensations! Ça doit être superbe, une charge, hein? Toutes ces masses d’hommes qui marchent comme à la fête! Et le clairon qui sonne dans la campagne: «Y a la goutte à boire là-haut!»; et les petits soldats qu’on ne peut pas retenir et qui crient: «Vive la France!» ou bien qui meurent en riant!... Ah! nous autres, nous ne sommes pas à l’honneur comme vous: mon mari est employé à la Préfecture, et, en ce moment, il est en congé pour soigner ses rhumatismes.

—J’aurais bien voulu être soldat, moi, dit le monsieur, mais je n’ai pas de chance: mon chef de bureau ne peut pas se passer de moi.

 

Les gens vont et viennent, se coudoient, s’effacent l’un devant l’autre. Les garçons se faufilent avec leurs fragiles et étincelants fardeaux verts, rouges et jaune vif bordé de blanc. Les crissements de pas sur le parquet sablé se mélangent aux interjections des habitués qui se retrouvent, les uns debout, les autres accoudés, aux bruits traînés sur le marbre des tables par les verres et les dominos... Dans le fond, le choc des billes d’ivoire attire et tasse un cercle de spectateurs d’où s’exhalent des plaisanteries classiques.

—Chacun son métier, mon brave, dit dans la figure de Tirette, à l’autre bout de la table, un homme dont la physionomie est pavoisée de teintes puissantes. Vous êtes des héros. Nous, nous travaillons à la vie économique du pays. C’est une lutte comme la vôtre. Je suis utile, je ne dirai pas plus que vous, mais autant.

Je vois Tirette—le loustic de l’escouade!—qui fait des yeux ronds parmi les nuages des cigares, et je l’entends à peine dans le brouhaha, qui répond, d’une voix humble et assommée:

—Oui, c’est vrai... Chacun son métier.

Nous sommes partis furtivement.

*
*    *

Quand nous quittons le Café des Fleurs, nous ne parlons guère. Il nous semble que nous ne savons plus parler. Une sorte de mécontentement crispe et enlaidit mes compagnons. Ils ont l’air de s’apercevoir que, dans une circonstance capitale, ils n’ont pas fait leur devoir.

—Tout c’qui’ nous ont raconté dans leur patois, ces cornards-là! grogne enfin Tirette avec une rancune qui sort et se renforce à mesure que nous nous retrouvons entre nous.

—On aurait dû s’saouler aujourd’hui!... répond brutalement Paradis.

On marche sans souffler mot. Puis au bout d’un temps:

—C’est des moules, des sales moules, reprend Tirette. Ils ont voulu nous en foutre plein la vue, mais j’ marche pas! Si j’ les r’vois, s’irrite-t-il crescendo, j’ saurai bien leur dire!

—On n’ les r’verra pas, fait Blaire.

—Dans huit jours, on s’ra p’têt’ crevés, dit Volpatte.

Aux abords de la place, nous heurtons une cohue s’écoulant de l’Hôtel de Ville et d’un autre monument public qui présente un fronton et des colonnes de temple. C’est la sortie des bureaux: des civils de tous les genres et de tous les âges, et des militaires vieux et jeunes qui, de loin, sont habillés à peu près comme nous... Mais, de près, s’avoue leur identité de cachés et de déserteurs de la guerre, à travers leurs déguisements de soldats et leurs brisques.

Des femmes et des enfants les attendent, groupés comme de jolis bonheurs. Les commerçants ferment leurs boutiques avec amour, souriant à la journée finie et au lendemain, exaltés par l’intense et perpétuel frisson de leurs bénéfices accrus, par le cliquetis grandissant de la caisse. Et ils sont restés en plein au cœur de leur foyer; ils n’ont qu’à se baisser pour embrasser leurs enfants. On voit briller aux premières étoiles de la rue tous ces gens riches qui s’enrichissent, tous ces gens tranquilles qui se tranquillisent chaque jour, et qu’on sent pleins, malgré tout, d’une inavouable prière. Tout cela rentre doucement, grâce au soir, se case dans les maisons perfectionnées et les cafés où l’on vous sert. Des couples—des jeunes femmes et des jeunes hommes, civils, ou soldats, portant brodé sur leur col quelque signe de préservation—se forment, et se hâtent dans l’assombrissement du reste du monde, vers l’aurore de leur chambre, vers la nuit de repos et de caresse.

En passant tout près de la fenêtre entr’ouverte d’un rez-de-chaussée, nous avons vu la brise gonfler le rideau de dentelle et lui donner la forme légère et douce d’une chemise...

L’avance de la multitude nous refoule comme des étrangers pauvres que nous sommes.

Nous errons sur les pavés de la rue, le long du crépuscule, qui commence à se dorer d’illuminations—dans les villes, la nuit se pare de bijoux. Le spectacle de ce monde nous a enfin donné, sans que nous puissions nous en défendre, la révélation de la grande réalité: une Différence qui se dessine entre les êtres, une Différence bien plus profonde et avec des fossés plus infranchissables que celle des races: la division nette, tranchée—et vraiment irrémissible, celle-là—qu’il y a parmi la foule d’un pays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent..., ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu’au bout leur nombre, leur force, et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et réussissent les autres.

Quelques vêtements de deuil font tache dans la masse et communient avec nous, mais le reste est en fête, non en deuil.

—Y a pas un seul pays, c’est pas vrai, dit tout à coup Volpatte avec une précision singulière. Y en a deux. J’ dis qu’on est séparés en deux pays étrangers: l’avant, tout là-bas, où il y a trop de malheureux, et l’arrière, ici, où il y a trop d’heureux.

—Que veux-tu! ça sert... L’en faut... C’est l’ fond... Après...

—Oui, j’ sais bien, mais tout d’ même, tout d’ même, y en a trop, et pis i’s sont trop heureux, et pis c’est toujours les mêmes, et pis y a pas d’ raison...

—Que veux-tu! dit Tirette.

—Tant pis! ajoute Blaire, plus simplement encore.

—Dans huit jours on s’ra p’t’êt’ crevés! se contente de répéter Volpatte, tandis qu’on s’en va, tête basse.

XXIII

LA CORVÉE

Le soir tombe sur la tranchée. Pendant toute la journée, il s’est approché, invisible comme la fatalité, et maintenant, il envahit les talus des longs fossés comme les lèvres d’une plaie infinie.

Au fond de la crevasse, depuis le matin, on a parlé, on a mangé, on a dormi, on a écrit. A l’arrivée du soir, un remous s’est propagé dans le trou sans bornes, secouant et unifiant le désordre inerte et les solitudes des hommes éparpillés. C’est l’heure où l’on se dresse pour travailler.

Volpatte et Tirette s’approchent ensemble.

—Encore un jour de passé, un jour comme les autres, dit Volpatte en regardant la nue qui se fonce.

—T’en sais rien, not’ journée n’est pas finie, répond Tirette.

Une longue expérience du malheur lui a appris qu’il ne faut pas, là où nous sommes, préjuger même de l’humble avenir d’une soirée banale et déjà entamée...

—Allons, rassemblement!

On se réunit dans la lenteur distraite de l’habitude. Chacun s’apporte avec son fusil, ses cartouchières, son bidon, et sa musette garnie d’un morceau de pain. Volpatte mange encore, la joue pointue et palpitante. Paradis grognonne et claque des dents, le nez violâtre. Fouillade traîne son fusil comme un balai. Marthereau regarde puis remet dans sa poche un triste mouchoir bouchonne, empesé.

Il fait froid, il bruine. Tout le monde grelotte.

On entend psalmodier, là-bas:

—Deux pelles, une pioche, deux pelles, une pioche...

La file s’écoule, vers ce dépôt de matériel, stagne à l’entrée et en repart, hérissée d’outils.

—Tout le monde y est? Hue! dit le caporal.

On dévale, on roule. On va vers l’avant, on ne sait pas où. On ne sait rien, sinon que le ciel et la terre vont se confondre dans un même abîme.

*
*    *

On sort de la tranchée déjà noircie comme un volcan éteint, et on se trouve sur la plaine dans le crépuscule nu.

De grands nuages gris, pleins d’eau, pendent du ciel. La plaine est grise, pâlement éclairée, avec de l’herbe bourbeuse et des balafres d’eau. De place à autre, des arbres dépouillés ne montrent plus que des espèces de membres et des contorsions.

On ne voit pas loin autour de soi, dans la fumée humide. D’ailleurs, on ne regarde que par terre, la vase où l’on glisse.

—Mince de bouillasse!

A travers champs, on pétrit et on écrase une pâte à consistance visqueuse qui s’étale et reflue sans cesse devant les pas.

—D’ la crème au chocolat... D’ la crème au moka!

Sur les parties empierrées—les ex-routes effacées, devenues stériles comme les champs,—la troupe en marche broie, à travers une couche gluante, le silex qui se désagrège et crisse sous les semelles ferrées.

—Tu dirais que tu marches sur du pain grillé avec du beurre dessus!

Parfois, sur la pente d’une butte, c’est de l’épaisse boue noire, profondément crevassée, comme il s’en accumule à l’entour des abreuvoirs dans les villages. Dans les creux: des flasques, des mares, des étangs, dont les bords irréguliers semblent en loques.

Les quolibets des loustics qui, frais et neufs au départ, criaient «coin, coin» quand il y avait de l’eau, se raréfient, s’assombrissent. Peu à peu, les loustics s’éteignent. La pluie se met à tomber dru. On l’entend. Le jour diminue, l’espace embrouillé se rapetisse. Par terre, dans l’eau, un reste de clarté jaune et livide se vautre.

*
*    *

A l’ouest se dessine une silhouette embuée de moines sous la pluie. C’est une compagnie du 204, enveloppée de toiles de tentes. On voit, en passant, leurs faces hâves et déteintes, leurs nez noirs, à ces grands loups mouillés. Puis on ne les voit plus.

Nous suivons la piste qui est, au milieu des champs confusément herbeux, un champ glaiseux rayé d’innombrables ornières parallèles, labouré dans le même sens par les pieds et les roues qui vont vers l’avant et qui vont vers l’arrière.

On saute par-dessus des boyaux béants. Ce n’est pas toujours facile: les bords en deviennent gluants, glissants, et des éboulements les évasent. De plus, la fatigue commence à nous peser sur les épaules. Des véhicules nous croisent à grand bruit et à grand éclaboussement. Les avant-trains d’artillerie piaffent et nous aspergent de gerbes d’eau lourde. Les camions automobiles emportent des espèces de roues liquides qui tournoient autour des roues et giclent dans le rayon de chaque tumultueuse roulotte.

A mesure que la nuit s’accentue, les attelages secoués et d’où se soulèvent des encolures de chevaux et les profils des cavaliers avec leurs manteaux flottants et leurs mousquetons en bandoulière, se silhouettent d’une façon plus fantastique sur les flots nuageux du ciel. A un moment, il y a un encombrement de caissons d’artillerie. Ils s’arrêtent, piétinent, pendant qu’on passe. On entend un brouillement de cris d’essieux, de voix, de disputes, d’ordres qui se heurtent, et le grand bruit d’océan de la pluie. On voit fumer, par-dessus une mêlée obscure, les croupes des chevaux et les manteaux des cavaliers.

—Attention!

Par terre, à droite, quelque chose s’étend. C’est une rangée de morts. Instinctivement, en passant, le pied l’évite et l’œil y fouille. On perçoit des semelles dressées, des gorges tendues, le creux de vagues faces, des mains à demi crispées en l’air au-dessus du fouillis noir.

Et nous allons, nous allons, sur ces champs encore blêmes et usés par les pas, sous le ciel où des nuages se déploient, déchiquetés comme des linges à travers l’étendue noircissante qui semble s’être salie, depuis tant de jours, par le long contact de tant de pauvre multitude humaine.

 

Puis on redescend dans les boyaux.

Ils sont en contre-bas. Pour les atteindre on fait un large circuit, de sorte que ceux qui sont à l’arrière-garde voient à une centaine de mètres l’ensemble de la compagnie se déployer dans le crépuscule, petits bonshommes obscurs accrochés aux pentes, qui se suivent et s’égrènent, avec leur outil et leur fusil dressés de chaque côté de leurs têtes, mince ligne insignifiante de suppliants qui s’enfoncent en levant les bras.

Ces boyaux, qui sont encore en deuxième ligne, sont peuplés. Au seuil de leurs abris où pend et bat une peau de bête, ou une toile grise, des hommes accroupis, hirsutes, nous regardent passer d’un œil atone, comme s’ils ne regardaient rien. Hors d’autres toiles, tirées jusqu’en bas, sortent des pieds, et des ronflements.

—Nom de Dieu! C’ que c’est long! commence-t-on à grogner parmi les marcheurs.

Un remous, un refoulement.

—Halte!

Il faut s’arrêter pour en laisser passer d’autres. On s’amoncelle en vitupérant, sur les côtés fuyants de la tranchée. C’est une compagnie de mitrailleurs avec ses étranges fardeaux.

Ça n’en finit plus. Ces longues pauses sont harassantes. Les muscles commencent à tirer. Le piétinement prolongé nous écrase.

A peine s’est-on remis en marche qu’il faut reculer jusqu’à un boyau de dégagement pour laisser passer la relève des téléphonistes. On recule, comme un bétail malaisé.

On repart plus lourdement.

—Attention au fil!

Le fil téléphonique ondoie au-dessus de la tranchée qu’il traverse par places entre deux piquets. Quand il n’est pas assez tendu et que sa courbe plonge dans le creux, il accroche les fusils des hommes qui passent, et les hommes pris se débattent, et déblatèrent contre les téléphonistes qui ne savent jamais attacher leurs ficelles.

Puis, comme l’enchevêtrement fléchissant des fils précieux augmente, on suspend le fusil à l’épaule la crosse en l’air, on porte les pelles tête basse, et on avance en pliant les épaules.

*
*    *

Un soudain ralentissement s’impose à la marche. On n’avance plus que pas à pas, emboîtés les uns dans les autres. La tête de la colonne doit être engagée dans une passe difficile.

On arrive à l’endroit: Une déclivité du sol mène à une fissure qui bée. C’est le Boyau Couvert. Les autres ont disparu par cette espèce de porte basse.

—Alors, faut entrer dans c’ boudin?

Chacun hésite avant de s’engloutir dans la mince ténèbre souterraine. C’est la somme de ces hésitations et de ces lenteurs qui se répercute dans les tronçons d’arrière de la colonne, en flottements, en engorgements avec parfois des freinages brusques.

Dès les premiers pas dans le Boyau Couvert, une lourde obscurité nous tombe dessus et, un à un, nous sépare. Une odeur de caveau moisi et de marécage nous pénètre. On distingue au plafond de ce couloir terreux qui nous absorbe, quelques rais et trous de pâleur: les interstices et les déchirures des planches du dessus; des filets d’eau en tombent par places, abondamment, et, malgré les précautions tâtonnantes, on trébuche sur des amoncellements de bois; on heurte, de flanc, la vague présence verticale des madriers d’étai.

L’atmosphère de cet interminable passage clos trépide sourdement: c’est la machine au projecteur qui y est installée et devant laquelle on va passer.

Au bout d’un quart d’heure qu’on tâtonne, noyés là-dedans, quelqu’un, excédé d’ombre et d’eau, et las de se cogner à de l’inconnu, grogne:

—Tant pis, j’allume!

Une lampe électrique fait jaillir son point éblouissant. Aussitôt, on entend hurler le sergent:

—Vingt dieux! Quel est l’abruti complètement qui allume! T’es pas dingo? Tu n’vois donc pas qu’ça s’voit, galeux, à travers l’parquet!

La lampe électrique, après avoir éveillé, dans son cône lumineux, de sombres parois suintantes, rentre dans la nuit.

—C’est rare que ça s’ voit, gouaille l’homme, on n’est pas en première ligne, tout de même!

—Ah! ça s’ voit pas!...

Et le sergent qui, inséré dans la file, continue à se porter en avant, et, on le devine, se retourne en marchant, entreprend une explication heurtée.

—Espèce d’nœud’, bon Dieu d’acrobate...

Mais, soudain, il brame à nouveau:

—Encore un qui fume! Sacré bordel!

Il veut s’arrêter cette fois, mais il a beau se cabrer et se cramponner en ahannant, il est obligé de suivre le mouvement, précipitamment, et il est emporté avec les vociférations rentrées qui le dévorent, tandis que la cigarette, cause de sa fureur, disparaît en silence.

*
*    *

Le tapement saccadé de la machine s’accentue, et une chaleur s’épaissit autour de nous. A mesure qu’on avance, l’air tassé du boyau en vibre de plus en plus. Bientôt, la trépidation du moteur nous martèle les oreilles et nous secoue tout entiers. La chaleur augmente: c’est comme un souffle de bête qui nous vient à la face. Nous descendons vers l’agitation de quelque infernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie, dont une rambleur rouge sombre, où s’ébauchent nos massives ombres, courbées, commence à empourprer les parois.

Dans un crescendo diabolique de vacarme, de vent chaud et de lueurs, on roule vers la fournaise. On est assourdis. On dirait maintenant que c’est le moteur qui se jette à travers la galerie, à notre rencontre, comme une motocyclette effrénée, et qui approche vertigineusement avec son phare et son écrasement.

On passe, à demi aveuglés, brûlés, devant le foyer rouge et le moteur noir, dont le volant ronfle comme l’ouragan. On a à peine le temps de voir là des remuements d’hommes. On ferme les yeux, on est suffoqué au contact de cette haleine incandescente et tapageuse.

Ensuite, le bruit et la chaleur s’acharnent en arrière de nous et s’affaiblissent... Et mon voisin ronchonne dans sa barbe:

—Et c’ t’idiot-là qui disait qu’ ma lampe, ça s’voyait!

Voici l’air libre! Le ciel est bleu très foncé, de la couleur à peine délayée de la terre. La pluie donne de plus belle. On marche péniblement dans ces masses limoneuses. Tout le soulier s’enfonce et c’est une meurtrissure aiguë de fatigue pour retirer le pied chaque fois. On n’y voit plus guère dans la nuit. On voit cependant, à la sortie du trou, un désordre de poutres qui se débattent dans la tranchée élargie: quelque abri démoli.

Un projecteur arrête en ce moment sur nous son grand bras articulé et féerique, qui se promenait dans l’infini—et on découvre que l’emmêlement de poutres déracinées et enfoncées, et de charpentes cassées, est peuplé de soldats morts. Tout près de moi, une tête a été rattachée à un corps agenouillé, avec un vague lien, et lui pend sur le dos: sur la joue une plaque noire dentelée de gouttes caillées. Un autre corps entoure de ses bras un piquet et n’est qu’à moitié tombé. Un autre, couché en cercle, déculotté par l’obus, montre son ventre et ses reins blafards. Un autre, étendu au bord du tas, laisse traîner sa main sur le passage. Dans cet endroit où l’on ne passe que la nuit—car la tranchée, comblée là par l’éboulement, est inaccessible le jour—tout le monde marche sur cette main. A la lumière du projecteur, je l’ai bien vue, squelettique, usée—vague nageoire atrophiée.

La pluie fait rage. Son bruit de ruissellement domine tout. C’est une désolation affreuse. On la sent sur la peau; elle nous dénude. On s’engage dans le boyau découvert, tandis que la nuit et l’orage reprennent à eux seuls, et brassent cette mêlée de morts échoués et cramponnés sur ce carré de terre comme sur un radeau.

Le vent glace sur nos figures les larmes de la sueur. Il est près de minuit. Voilà six heures qu’on marche dans la pesanteur grandissante de la boue.

C’est l’heure où, dans les théâtres de Paris, constellés de lustres et fleuris de lampes, emplis de fièvre luxueuse, de frémissements de toilettes, de la chaleur des fêtes, une multitude encensée, rayonnante, parle, rit, sourit, applaudit, s’épanouit, se sent doucement remuée par les émotions ingénieusement graduées que lui a présentées la comédie, ou s’étale, satisfaite de la splendeur et de la richesse des apothéoses militaires qui bondent la scène du music-hall.

*
*    *

—Arrivera-t-on? Nom de Dieu, arrivera-t-on jamais?

Un geignement s’exhale de la longue théorie qui cahote dans les fentes de la terre, portant le fusil, portant la pelle ou la pioche sous l’averse sans fin. On marche; on marche. La fatigue nous enivre et nous jette d’un côté, puis d’un autre: Alourdis et détrempés, nous frappons de l’épaule la terre mouillée comme nous.

—Halte!

—On est arrivé?

—Ah ben ouiche, arrivés!

Pour le moment, une forte reculade se dessine et nous entraîne parmi laquelle une rumeur court:

—On s’est perdus.

La vérité se fait jour dans la confusion de la horde errante: On a fait fausse route à quelque embranchement, et maintenant, c’est le diable pour retrouver la bonne voie.

Bien plus, le bruit arrive, de bouche en bouche, que derrière nous est une compagnie en armes qui monte aux lignes. Le chemin que nous avons pris est bouché d’hommes. C’est l’embouteillage.

Il faut, coûte que coûte, essayer de regagner la tranchée qu’on a perdue et qui, paraît-il, est à notre gauche, en y filtrant par une sape quelconque. L’énervement des hommes à bout de forces éclate en gesticulations et en violentes récriminations. Ils se traînent, puis jettent leur outil et restent là. Par places, il en est des grappes compactes—on les entrevoit à la blancheur des fusées—qui se laissent tomber par terre. La troupe attend, éparpillée en longueur du sud au nord, sous la pluie impitoyable.

Le lieutenant qui conduit la marche et qui nous a perdus arrive à se frayer un passage le long des hommes, cherchant une issue latérale. Un petit boyau s’ouvre, bas et étroit.

—C’est par la qu’il faut prendre, y a pas d’erreur, s’empresse de dire l’officier. Allons, en avant, les amis!

Chacun reprend en rechignant son fardeau... Mais un concert de malédictions et de jurons s’élève du groupe qui s’est déjà engagé dans la petite sape.

—C’est des feuillées!

Une odeur nauséabonde se dégage du boyau, en décelant indiscutablement la nature. Ceux qui étaient entrés là s’arrêtent, se butent, refusent d’avancer. On se tasse les uns sur les autres, bloqués au seuil de ces latrines.

—J’aime mieux aller par la plaine! crie un homme.

Mais des éclairs déchirent la nue au-dessus des talus, de tous les côtés, et le décor est si empoignant à voir, de ce trou garni d’ombre grouillante, avec ces gerbes de flammes retentissantes qui le surplombent dans les hauteurs du ciel, que personne ne répond à la parole du fou.

Bon gré, mal gré, il faut passer par là puisqu’on ne peut pas revenir en arrière.

—En avant dans la merde! crie le premier de la bande.

On s’y lance, étreints par le dégoût. La puanteur y devient intolérable. On marche dans l’ordure dont on sent, parmi la bourbe terreuse, les fléchissements mous.

Des balles sifflent.

—Baissez la tête!

Comme le boyau est peu profond, on est obligé de se courber très bas pour n’être pas tué et d’aller, en se pliant vers le fouillis d’excréments taché de papiers épars qu’on piétine.

Enfin, on retombe dans le boyau qu’on a quitté par erreur. On recommence à marcher. On marche toujours, on n’arrive jamais.

Le ruisseau qui coule à présent au fond de la tranchée lave la fétidité et l’infâme encrassement de nos pieds, tandis que nous errons, muets, la tête vide, dans l’abrutissement et le vertige de la fatigue.

Les grondements de l’artillerie se succèdent de plus en plus fréquents et finissent par ne former qu’un seul grondement de la terre entière. De tous les côtés, les coups de départ ou les éclatements jettent leur rapide rayon qui tache de bandes confuses le ciel noir au-dessus de nos têtes. Puis le bombardement devient si dense que l’éclairement ne cesse pas. Au milieu de la chaîne continue de tonnerres on s’aperçoit distinctement les uns les autres, casques ruisselants comme le corps d’un poisson, cuirs mouillés, fers de pelle noirs et luisants, et jusqu’aux gouttes blanchâtres de la pluie éternelle. Je n’ai jamais encore assisté à un tel spectacle: c’est, en vérité, comme un clair de lune fabriqué à coups de canon.

En même temps une profusion de fusées partent de nos lignes et des lignes ennemies, elles s’unissent et se mêlent en groupes étoilés; il y a eu, un moment, une Grande Ourse de fusées dans la vallée du ciel qu’on aperçoit entre les parapets,—pour éclairer notre effrayant voyage.

*
*    *

On s’est de nouveau perdus. Cette fois, on doit être bien près des premières lignes; mais une dépression de terrain dessine dans cette partie de la plaine une vague cuvette parcourue par des ombres.

On a longé une sape dans un sens, puis dans l’autre. Dans la vibration phosphorescente du canon, saccadée comme au cinématographe, on aperçoit au-dessus du parapet deux brancardiers essayant de franchir la tranchée avec leur brancard chargé.

Le lieutenant, qui connaît tout au moins le lieu où il doit conduire l’équipe des travailleurs, les interpelle:

—Où est-il, le Boyau Neuf?

—J’sais pas.

On leur pose, des rangs, une autre question: «A quelle distance est-on des Boches?» Ils ne répondent pas. Ils se parlent.

—J’m’arrête, dit celui de l’avant. J’suis trop fatigué.

—Allons, avance, nom de Dieu! fait l’autre d’un ton bourru en pataugeant pesamment, les bras tirés par le brancard. On va pas rester à moisir ici.

Ils posent le brancard à terre sur le parapet, l’extrémité surplombant la tranchée. On voit, en passant par-dessous, les pieds de l’homme étendu; et la pluie qui tombe sur le brancard en dégoutte noircie.

—C’est un blessé? demande-t-on d’en bas.

—Non, un macchab, grogne cette fois le brancardier, et i’pèse au moins quatre-vingts kilos. Des blessés, j’dis pas—d’puis deux jours et deux nuits, on n’en déporte pas—mais c’est malheureux d’ s’esquinter à trimballer des morts.

Et le brancardier, debout sur le bord du talus, jette un pied sur la base du talus qui fait face, par-dessus le trou, et, les jambes écartées à fond, péniblement équilibré, empoigne le brancard et se met en devoir de le traîner de l’autre côté; et il appelle son camarade à son secours.

 

Un peu plus loin, on voit se pencher la forme d’un officier encapuchonné. Il a porté la main à sa figure et deux lignes dorées ont apparu à sa manche.

Il va nous indiquer le chemin, lui... Mais il parle: il demande si on n’a pas vu sa batterie, qu’il cherche.

On n’arrivera jamais.

 

On arrive pourtant.

On aboutit à un champ charbonneux, hérissé de quelques maigres piquets; et sur lequel on grimpe et on se répand en silence. C’est là.

Pour se mettre en place, c’est une affaire. A quatre reprises différentes, il faut avancer, puis rétrograder pour que la compagnie s’échelonne régulièrement sur la longueur du boyau à creuser et que le même intervalle subsiste entre chaque équipe d’un piocheur et deux pelleurs.

—Appuyez encore de trois pas... C’est trop. Un pas en arrière. Allons, un pas en arrière, êtes-vous sourds?... Halte!... Là!...

Cette mise au point est conduite par le lieutenant et un gradé du génie surgi de terre. Ensemble ou séparément, ils se démènent, courent le long de la file, crient leurs commandements à voix basse dans la figure des hommes qu’ils prennent par le bras, parfois, pour les guider. L’opération, commencée avec ordre, dégénère, en raison de la mauvaise humeur des hommes épuisés qui ont continuellement à se déraciner du point où ils se sont affalés, en houleuse cohue.

—On est en avant des premières lignes, dit-on tout bas autour de moi.

—Non, murmurent d’autres voix, on est juste derrière.

On ne sait pas. La pluie tombe toujours, moins fort cependant qu’à certains moments de la marche. Mais qu’importe la pluie! On s’est étalés par terre. On est si bien, les reins et les membres posés sur la boue moelleuse, qu’on reste indifférents à l’eau qui nous pique la figure, nous passe sur la peau, et au lit spongieux qui nous tient.

Mais c’est à peine si on a le temps de souffler. On ne nous laisse pas imprudemment nous ensevelir dans le repos. Il faut se mettre au travail d’arrache-pied. Il est deux heures du matin: dans quatre heures il fera trop clair pour qu’on puisse rester ici. Il n’y a pas une minute à perdre.

—Chaque homme, nous dit-on, a à creuser 1m,50 de longueur sur 0m,70 de largeur et 0m,80 de profondeur. Chaque équipe a donc ses 4m,50. Et mettez-en un coup, je vous le conseille: plus tôt ce sera fini, plus tôt vous vous en irez.

On connaît le boniment. Il n’y a pas d’exemple dans les annales du régiment qu’une corvée de terrassement soit partie avant l’heure où il fallait nécessairement qu’elle vidât les lieux pour ne pas être aperçue, repérée et détruite avec son ouvrage.

On murmure:

—Oui, oui, ça va... C’est pas la peine de nous la faire. Economise.

Mais—sauf quelques donneurs invincibles qui tout à l’heure seront obligés de travailler surhumainement—tout le monde se met à l’œuvre avec courage.

On attaque la première couche de la ligne nouvelle: des mottes de terre filandreuses d’herbes. La facilité et la rapidité avec lesquelles s’entame le travail—comme tous les travaux de terrassement en pleine terre—donnent l’illusion qu’il sera vite terminé, qu’on pourra dormir dans son trou, et cela ravive une certaine ardeur.

Mais soit à cause du bruit des pelles, soit parce que quelques-uns, malgré les objurgations, bavardent presque haut, notre agitation éveille une fusée, qui grince verticalement sur notre droite avec sa ligne enflammée.

—Couchez-vous!

Tout le monde s’abat, et la fusée balance et promène son immense pâleur sur une sorte de champ de morts.

Lorsqu’elle est éteinte, on entend, ça et là, puis partout, les hommes se dégager de l’immobilité qui les cachait, se relever, et se remettre au travail avec plus de sagesse.

Bientôt, une autre fusée lance sa longue tige dorée, couche et immobilise encore lumineusement la ligne obscure des faiseurs de tranchés. Puis une autre, puis une autre.

Des balles déchirent l’air autour de nous. On entend crier:

—Un blessé!

Il passe soutenu par des camarades; il semble même qu’il y a plusieurs blessés. On entrevoit ce paquet d’hommes qui se traînent l’un l’autre, et s’en vont.

L’endroit devient mauvais. On se baisse, on s’accroupit. Quelques-uns grattent la terre à genoux. D’autres travaillent allongés, peinent et se tournent et retournent, comme ceux qui ont des cauchemars. La terre, dont la première couche nous fut légère à enlever, devient glaiseuse et collante, est dure à manier et adhère à l’outil comme du mastic. Il faut, à chaque pelletée, racler le fer de la bêche.

Déjà serpente une maigre bosselure de déblais, et chacun se donne l’impression de renforcer cet embryon de talus avec sa musette et sa capote roulée, et se pelotonne derrière ce mince tas d’ombre lorsqu’une rafale arrive...

On transpire quand on travaille; dès qu’on s’arrête, on est transpercé de froid. Aussi est-on obligé de vaincre la douleur de la fatigue et de reprendre la tâche.

Non, on n’aura pas fini... La terre devient de plus en plus lourde. Un enchantement semble s’acharner contre nous et nous paralyser les bras. Les fusées nous harcèlent, nous font la chasse, ne nous laissent pas remuer longtemps; et, après que chacune d’elles nous a pétrifiés dans sa lumière, nous avons à lutter contre une besogne plu» rétive. C’est avec une lenteur désespérante, à coup de souffrances, que le trou descend vers les profondeurs.

Le sol s’amollit, chaque pelletée s’égoutte et coule, et se répand de la pelle avec un bruit flasque. Quelqu’un, enfin, crie:

—Y a d’ la flotte!

Ce cri se répercute et court tout le long de la rangée de terrassiers.

—Y a d’ la flotte. Rien à faire!

—L’équipe où est Mélusson a creusé plus profond, et c’est de l’eau. On arrive à une mare.

—Rien à faire.

On s’arrête, dans le désarroi. On entend, au sein de la nuit, le bruit des pelles et des pioches qu’on jette comme des armes vides. Les sous-officiers cherchent à tâtons l’officier pour réclamer des instructions. Et, par places, sans en demander davantage, des hommes s’endorment délicieusement sous la caresse de la pluie et sous les fusées radieuses.

*
*    *

C’est à peu près à ce moment—autant qu’il me souvient—que le bombardement a commencé.

 

Le premier obus est arrivé dans un craquement terrible de l’air, qui a paru se déchirer en deux, et d’autres sifflements convergeaient déjà sur nous lorsque son explosion souleva le sol vers la tête du détachement au sein de la grandeur de la nuit et de la pluie, montrant des gesticulations sur un brusque écran rouge.

Sans doute, à force de fusées, ils nous avaient vus et avaient réglé leur tir sur nous...

Les hommes se précipitèrent, se roulèrent vers le petit fossé inondé qu’ils avaient creusé. On s’y inséra, on s’y baigna, on s’y enfonça, en disposant les fers des pelles au-dessus des têtes. A droite, à gauche, en avant, en arrière, des obus éclatèrent, si proches, que chacun nous bousculait et nous secouait dans notre couche de terre glaise. Ce fut bientôt un seul tremblement continu qui agitait la chair de ce morne caniveau bondé d’hommes et écaillé de pelles, sous des couches de fumée et des chutes de clarté. Les éclats et les débris se croisaient dans tous les sens avec leur réseau de clameurs, sur le champ ébloui. Il ne s’est pas passé de seconde que tous n’aient pensé ce que quelques-uns balbutiaient la face par terre:

—On est foutu, c’ coup-ci.

Une forme, un peu en avant de l’endroit où je suis, s’est soulevée et a crié:

—Allons-nous-en!

Des corps qui gisaient s’érigèrent à moitié hors du linceul de boue qui, de leurs membres, coulaient en pans, en lambeaux liquides, et ces spectres macabres crièrent:

—Allons-nous-en!

On était à genoux, à quatre pattes; on se poussait du côté de la retraite.

—Avancez! Allons, avancez!

Mais la longue file resta inerte. Les plaintes frénétiques des crieurs ne la déplaçaient pas. Ceux qui étaient, là-bas, au bout, ne bougeaient pas et leur immobilité bloquait la masse.

Des blessés passèrent par-dessus les autres, rampant sur eux comme sur des débris, et ces blessés ont arrosé toute la compagnie de leur sang.

On apprit enfin la cause de l’affolante immobilité de la queue du détachement:

—Y a un barrage au bout.

Une étrange panique emprisonnée, aux cris inarticulés, aux gestes murés, s’empara des hommes qui étaient là. Il se débattaient sur place et clamaient. Mais, si petit que fût l’abri du fossé ébauché, personne n’osait sortir de ce creux qui nous empêchait de dépasser le niveau du sol, pour fuir la mort vers la tranchée transversale qui devait être là-bas... Les blessés auxquels il était permis de ramper par-dessus les vivants risquaient singulièrement en le faisant et à tout instant étaient frappés et retombaient au fond.

C’était vraiment une pluie de feu qui s’abattait partout, mêlée à la pluie. De la nuque aux talons en vibrait mêlés profondément aux vacarmes surnaturels. La plus hideuse des morts descendait et sautait et plongeait tout autour de nous dans des flots de lumière. Son éclat soulevait et arrachait l’attention dans tous les sens. La chair s’apprêtait au monstrueux sacrifice!... L’émotion qui nous annihilait était si forte qu’en ce moment seulement on s’est souvenu qu’on avait déjà parfois éprouvé cela, subi ce déversement de mitraille avec sa brûlure hurlante et sa puanteur. Ce n’est que pendant un bombardement qu’on se rappelle vraiment ceux qu’on a supportés déjà.

Et, sans arrêt, rampaient de nouveaux blessés fuyant quand même, qui faisaient peur et au contact desquels on gémissait parce qu’on se répétait:

—On ne sortira pas de là, personne ne sortira de là.

Soudain, un vide se produisit dans l’agglomération humaine; la masse s’aspirait vers l’arrière; on dégageait.

On a commencé par ramper, puis on a couru, courbés dans la boue et l’eau miroitante d’éclairs ou de reflets pourprés, en trébuchant et en tombant à cause des inégalités du fond cachées par l’eau, semblables nous-mêmes à de lourds projectiles éclabousseurs qui se ruaient, bousculés par la foudre à ras de terre.

On arriva au début du boyau qu’on avait commencé à creuser.

—Y a pas d’tranchée. Y a rien.

En effet, dans la plaine où s’était amorcé notre travail de terrassement, l’œil ne découvrait pas l’abri. On ne voyait que la plaine, un énorme désert furieux, même au coup d’aile tempétueux des fusées. La tranchée ne devait pas être loin puisque nous étions arrivés en la suivant. Mais de quel côté se diriger pour la trouver?

La pluie redoubla. On resta là un instant, balancés dans un lugubre désappointement, accumulés au bord de l’inconnu foudroyé, puis ce fut une débandade. Les uns se portèrent à gauche, les autres à droite, les autres droit devant eux, tous minuscules et ne durant qu’un instant au sein de la pluie tonitruante, séparés par des rideaux de fumée enflammée et des avalanches noires.

*
*    *

Le bombardement diminua sur nos têtes. C’était surtout vers l’emplacement où nous nous étions trouvés qu’il se multipliait. Mais d’une seconde à l’autre, il pouvait venir tout barrer et tout faire disparaître.

La pluie devenait de plus en plus torrentielle. C’était le déluge dans la nuit. Les ténèbres étaient si épaisses que les fusées n’en éclairaient que des tranches nuageuses, rayées d’eau, au fond desquelles allaient, venaient, couraient en rond des fantômes désemparés.

Il m’est impossible de dire pendant combien de temps j’ai erré avec le groupe auquel j’étais resté attaché. Nous sommes allés dans des fondrières. Nos regards tendus essayaient, en avant de nous, de tâtonner vers le talus et le fossé sauveurs, vers la tranchée qui était quelque part, dans le gouffre, comme un port.

Un cri de réconfort s’est enfin fait entendre à travers le fracas de la guerre et des éléments:

—Une tranchée!

Mais le talus de cette tranchée bougeait. C’étaient des hommes confusément mêlés, qui semblaient s’en détacher, l’abandonner.

—N’ restez pas là, les gars, crièrent ces fuyards, ne v’nez pas, n’approchez pas! C’es’ affreux. Tout s’écroule. Les tranchées foutent le camp, les guitounes se bouchent. La boue entre partout. Demain matin y aura plus d’ tranchées. C’est fini d’ toutes les tranchées d’ici!

On s’en alla. Où? On avait oublié de demander la moindre indication à ces hommes qui, aussitôt qu’ils étaient apparus, ruisselants, s’étaient engloutis dans l’ombre.

Même notre petit groupe s’émietta au milieu de ces dévastations. On ne savait plus avec qui on était. Chacun allait: tantôt c’était l’un, tantôt c’était l’autre qui sombrait dans la nuit, disparaissant vers sa chance de salut.

On monta, on descendit des pentes. J’entrevis devant moi des hommes fléchis et bossus gravissant une côte glissante où la boue les tirait en arrière, d’où les repoussaient le vent et la pluie, sous un dôme d’éclairs sourds.

Puis, on reflua dans un marécage où on enfonçait jusqu’aux genoux. On marchait en levant très haut les pieds avec un bruit de nageurs. On accomplissait pour avancer un effort énorme qui, à chaque enjambée, se ralentissait d’une façon angoissante.

Là on a senti approcher la mort, mais nous avons échoué sur une sorte de môle d’argile qui coupait le marécage. Nous avons suivi le dos glissant de ce grêle îlot, et je me souviens qu’à un moment, pour ne pas être précipités en bas de la crête flasque et sinueuse, nous avons dû nous baisser, et nous guider en touchant une bande de morts qui y étaient à demi enfoncés. Ma main a rencontré des épaules, des dos durs, une face froide comme un casque, et une pipe qu’une mâchoire continuait à serrer désespérément.

Sortis de là, levant vaguement nos faces au hasard, nous entendîmes un groupe de voix résonner non loin de nous.

—Des voix! Ah! des voix!

Elles nous ont semblé douces, ces voix, comme si elles nous appelaient par nos noms. On s’est réunis pour s’approcher du fraternel murmure d’hommes.

Les paroles devinrent distinctes; elles étaient tout près, dans ce monticule entrevu là comme une oasis, et pourtant on n’entendait pas ce qu’elles disaient. Les sons s’embrouillaient; on ne comprenait pas.

—Qu’est c’qu’i’s disent donc? demanda l’un de nous d’un ton étrange.

Nous cessâmes, instinctivement, de chercher par où entrer.

Un doute, une idée poignante nous saisissaient. Alors on perçut des mots très nettement articulés qui retentirent:

—Achtung!... Zweites Geschütz... Schuss...

Et, en arrière, un coup de canon a répondu à cet ordre téléphonique.

La stupéfaction et l’horreur nous clouèrent d’abord sur place.

—Où sommes-nous? Tonnerre de Dieu! où sommes-nous?

On a fait demi-tour, lentement malgré tout, alourdis par plus d’épuisement et de regret, et on s’enfuit, criblés de fatigue comme d’une quantité de blessure, tirés vers la terre ennemie, gardant juste assez d’énergie pour repousser la douceur qu’il y aurait eu à se laisser mourir.

*
*    *

Nous arrivâmes dans une espèce de grande plaine. Et là, on s’arrêta, on se jeta par terre, au bord d’un tertre; on s’y adossa, incapables de faire un pas de plus.

Mes vagues compagnons et moi, nous ne bougeâmes plus. La pluie nous lava la face; elle nous ruissela dans le dos et la poitrine, et pénétrant par l’étoffe des genoux, remplit nos souliers.

On serait peut-être tués au jour, ou prisonniers. Mais on ne pensait plus à rien. On ne pouvait plus, on ne savait plus.

XXIV

L’AUBE

A la place où nous nous sommes laissé tomber, nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide.

La pluie a cessé de couler. Il n’y en a plus au ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’air de sortir non seulement de la nuit, mais de la mer.

 

A demi assoupis, à demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids,—nous assistons à l’incroyable recommencement de la lumière.

Où sont les tranchées?

On voit des lacs, et, entre ces lacs, des lignes d’eau laiteuse et stagnante.

Il y a plus d’eau encore qu’on n’avait cru. L’eau a tout pris; elle s’est répandue partout, et la prédiction des hommes de la nuit s’est réalisée: il n’y a plus de tranchées, ces canaux ce sont les tranchées ensevelies. L’inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, il est mort. Là-bas, la vie continue peut-être, mais on ne voit pas jusque-là.

 

Je me soulève à moitié, péniblement, en oscillant, comme un malade, pour regarder cela. Ma capote m’étreint de son fardeau terrible. Il y a trois formes monstrueusement informes à côté de moi. L’une—c’est Paradis avec une extraordinaire carapace de boue, une boursouflure à la ceinture, à la place de ses cartouchières—se lève aussi. Les autres dorment et ne font aucun mouvement.

 

Et puis, quel est ce silence? Il est prodigieux. Pas un bruit, sinon, de temps en temps, la chute d’une motte de terre dans l’eau, au milieu de cette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas... Pas d’obus, parce qu’ils n’éclateraient pas. Pas de balles, parce que les hommes...

Les hommes, où sont les hommes?

Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses.

A quelque distance, j’en distingue d’autres, recroquevillés et collés comme des escargots le long d’un talus arrondi et à demi résorbé par l’eau. C’est une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d’eau et de boue, de la couleur de sol auquel ils sont mêlés.

Je fais un effort pour rompre le silence; je parle; je dis à Paradis qui regarde aussi de ce côté:

—Sont-ils morts?

—Tout à l’heure on ira voir, dit-il à voix basse. Restons là encore un peu. Tout à l’heure on aura le courage d’y aller.

Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus s’abattre ici. On a des figures tellement lassées que ce ne sont plus des figures; quelque chose de sale, d’effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis le commencement—et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.

Paradis détourne la tête, regarde ailleurs.

Tout à coup, je le vois qui est saisi d’un tremblement. Il étend un bras énorme, encroûté de boue:

—Là..., là..., fait-il.

Sur l’eau qui déborde d’une tranchée au milieu d’un terrain particulièrement hachuré et raviné, flottent des masses, des récifs ronds.

Nous nous traînons jusque-là. Ce sont des noyés.

Leurs têtes et leurs bras plongent dans l’eau. On voit transparaître leurs dos avec les cuirs de l’équipement, vers la surface du liquide plâtreux et leurs cottes de toile bleue sont gonflées, avec les pieds emmanchés de travers sur ces jambes ballonnées, comme les pieds noirs boulus adaptés aux jambes informes des bonshommes en baudruche. Sur un crâne immergé des cheveux se tiennent droit dans l’eau comme des herbes aquatiques. Voici une figure qui affleure: la tête est échouée contre le bord, et le corps disparaît dans la tombe trouble. La face est levée vers le ciel. Les yeux sont deux trous blancs; la bouche est un trou noir. La peau jaune, boursouflée, de ce masque apparaît molle et plissée, comme de la pâte refroidie.

Ce sont les veilleurs qui étaient là. Ils n’ont pas pu se dépêtrer de la boue. Tous leurs efforts pour sortir de cette fosse à l’escarpement gluant qui s’emplissait d’eau, lentement, fatalement, ne faisaient que les attirer davantage au fond. Ils sont morts cramponnés à l’appui fuyant de la terre.

Là sont nos premières lignes, et là les premières lignes allemandes, pareillement silencieuses et refermées dans l’eau.

Nous allons jusqu’à ces molles ruines. On passe au milieu de ce qui était hier encore la zone d’épouvante, dans l’intervalle terrible au seuil duquel a dû s’arrêter l’élan formidable de notre dernière attaque—où les balles et les obus n’avaient pas cessé de sillonner l’espace depuis un an et demi, et où, ces jours-là, leurs averses transversales se sont furieusement croisées au-dessus de la terre, d’un horizon à l’autre.

C’est maintenant un surnaturel champ de repos. Le terrain est partout taché d’êtres qui dorment, ou qui, s’agitant doucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ou sont en train de mourir.

La tranchée ennemie achève de sombrer en elle-même dans le fond de grands vallonnements et d’entonnoirs marécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. A un endroit, on peut se pencher sur elle.

Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, là, pire qu’un corps, un bras, seul, nu et pâle comme la pierre, sort d’un trou qui se dessine confusément dans la paroi à travers l’eau. L’homme a été enterré dans son abri et n’a eu que le temps de faire jaillir son bras.

De tout près, on remarque que des amas de terre alignés sur les restes des remparts de ce gouffre étranglé sont des êtres. Sont-ils morts? dorment-ils? On ne sait pas. En tous cas, ils reposent.

Sont-ils Allemands ou Français? On ne sait pas.

L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tête. On lui dit:

—Français?

Puis:

—Deutsch?

Il ne répond pas, il referme les yeux et retourne à l’anéantissement. On n’a jamais su qui c’était.

On ne peut déterminer l’identité de ces créatures: ni à leur vêtement, couvert d’une épaisseur de fange; ni à la coiffure: ils sont nu-tête ou emmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide; ni aux armes: ils n’ont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose qu’ils ont traînée, masse informe et gluante, semblable à une espèce de poisson.

Tous ces hommes à face cadavérique, qui sont devant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblent comme s’ils étaient nus. De cette nuit épouvantable il sort d’un côté ou d’un autre quelques revenants revêtus exactement du même uniforme de misère et d’ordure.

C’est la fin de tout. C’est, pendant un moment, l’arrêt immense, la cessation épique de la guerre.

A une époque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont les flammes des obus, puis j’ai pensé longtemps que c’était l’étouffement des souterrains qui se rétrécissent éternellement sur nous. Mais non, l’enfer, c’est l’eau.

 

Le vent s’élève. Il est glacé et son souffle glacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescente et naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d’eau vermiculaires, entre ses îlots d’hommes immobiles agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit et sombre, de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit se déplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composées d’êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurci du ciel. L’aube est si sale qu’on dirait que le jour est déjà fini.

Ces survivants émigrent à travers cette steppe désolée, chassés par un grand malheur indicible qui les exténue et les effare—lamentables, et quelques-uns sont dramatiquement grotesques lorsqu’ils se précisent, à demi déshabillés par l’enlisement dont ils se sauvent encore.

En passant, ils jettent les yeux autour d’eux, nous contemplent, puis retrouvent en nous des hommes, et nous disent dans le vent:

—Là-bas, c’est pire qu’ici. Les bonhommes tombent dans les trous et on n’peut pas les retirer. Tous ceux qui, pendant la nuit, ont mis pied sur le bord d’un trou d’obus, sont morts... Là-bas d’où qu’on vient, tu vois par terre une tête qui r’mue les bras, scellée; il y a un chemin de claies qui, par endroits, ont cédé et se sont trouées, et c’est une souricière d’hommes. Là où il n’y a plus de claies, il y a deux mètres d’eau... Leur fusil! y en a qui n’ont jamais pu l’ déraciner. Regarde ceux-là: on a coupé tout le bas de leur capote—tant pis pour les poches—pour les dégager, et aussi parce qu’ils n’avaient pas la force de tirer un poids pareil... La capote de Dumas, qu’on a pu lui enlever, elle pesait bien quarante kilos: on pouvait tout juste, à deux, la soulever des deux mains... Tiens, lui, qu’a les jambes nues, ça lui a tout arraché, son pantalon, son caleçon, ses souliers—tout ça arraché par la terre. On n’a jamais vu ça, jamais.

Et égrenés, car ces traînards ont des traînards, ils s’enfuient dans une épidémie d’épouvante, leurs pieds extirpant du sol de massives racines de boue. On voit s’effacer ces rafales d’hommes, décroître les blocs qu’ils font, murés dans des vêtements énormes.

Nous nous levons. Debout, le vent glacial nous fait frissonner comme des arbres.

Nous allons à petits pas. On oblique, attirés par une masse formée de deux hommes étrangement mêlés, épaule contre épaule, les bras autour du cou l’un de l’autre. Le corps à corps de deux combattants qui se sont entraînés dans la mort et s’y maintiennent, incapables pour toujours de se lâcher? Non, ce sont deux hommes qui se sont appuyés l’un sur l’autre pour dormir. Comme ils ne pouvaient pas s’étendre sur ce sol qui se dérobait et voulait s’étendre sur eux, ils se sont penchés l’un vers l’autre, se sont empoignés aux épaules, et se sont endormis, enfoncés jusqu’aux genoux dans la plaine.

On respecte leur immobilité, et on s’éloigne de cette double statue de la pauvreté humaine.

 

Puis nous nous arrêtons bientôt nous-mêmes. Nous avons trop présumé de nos forces. Nous ne pouvons pas encore nous en aller. Ce n’est pas encore fini. On s’écroule à nouveau dans une encoignure pétrie, avec le bruit d’un bloc de gadoue qu’on jette.

On ferme les yeux. De temps en temps, on les ouvre.

Des gens se dirigent en titubant vers nous. Ils se penchent sur nous, et parlent d’une voix basse et lassée. L’un d’eux dit:

—Sie sind todt. Wir bleiben hier.

—L’autre répond: Ia, comme un soupir.

Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitôt, ils échouent en face de nous. L’homme à la voix sans accent s’adresse à nous:

Nous levons les bras, dit-il.

Et ils ne bougent pas.

Puis ils s’affalent complètement—soulagés, et, comme si c’était la fin de leur tourment, l’un d’eux, qui a sur la face des dessins de boue comme un sauvage, esquisse un sourire.

—Reste là, lui dit Paradis sans remuer sa tête qui est appuyée en arrière sur un monticule. Tout à l’heure, tu viendras avec nous, si tu veux.

—Oui, dit l’Allemand. J’en ai assez.

On ne lui répond pas.

Il dit:

—Les autres aussi?

—Oui, dit Paradis, qu’ils restent aussi s’ils veulent.

Ils sont quatre qui se sont étendus par terre.

L’un d’eux se met à râler. C’est comme un chant sanglotant qui s’élève de lui. Alors, les autres se dressent à demi, à genoux, autour de lui et roulent de gros yeux dans leurs figures bigarrées de saleté. Nous nous soulevons et nous regardons cette scène. Mais le râle s’éteint, et la gorge noirâtre qui remuait seule sur ce grand corps comme un petit oiseau, s’immobilise.

—Er ist todt, dit un des hommes.

Il commence à pleurer. Les autres se réinstallent pour dormir. Le pleureur s’endort en pleurant.

Quelques soldats sont venus, en faisant des faux pas, cloués par des arrêts soudains, comme des ivrognes, ou bien en glissant comme des vers, se réfugier jusqu’ici, parmi le creux où nous sommes déjà incrustés, et on s’endort pêle-mêle dans la fosse commune.

*
*    *

On se réveille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On rentre dans la vie et dans la clarté du jour comme dans un cauchemar. Devant nous renaît la plaine désastreuse où de vagues mamelons s’estompent, immergés, la plaine d’acier, rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques de l’eau—et dans l’immensité, semés ça et là comme des immondices, les corps anéantis qui y respirent ou s’y décomposent.

Paradis me dit:

—Voilà la guerre.

 

—Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’ aut’ chose.

Il veut dire, et je comprends avec lui:

«Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où l’on se démène en criant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme saleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C’est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et non pas la baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coq du clairon au soleil!»

Paradis pensait si bien à cela qu’il remâcha un souvenir, et gronda:

—Tu t’rappelles, la bonne femme de la ville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d’ça, qui parlait des attaques, qui en bavait, et qui disait: «Ça doit être beau à voir!...»

Un chasseur, qui était allongé sur le ventre, aplati comme un manteau, leva la tête hors de l’ombre ignoble où elle plongeait, et s’écria:

—Beau! Ah! merde alors!

«C’est tout à fait comme si une vache disait: «Ça doit être beau à voir, à la Villette, ces multitudes de bœufs qu’on pousse en avant!»

Il cracha de la boue, la bouche barbouillée, la face déterrée comme une bête.

—Qu’on dise: «Il le faut», bredouilla-t-il d’une étrange voix saccadée, déchirée, haillonneuse. Bien. Mais beau! Ah! merde alors!

Il se débattait contre cette idée. Il ajouta tumultueusement:

—C’est avec des choses comme ça qu’on dit, qu’on s’fout d’nous jusqu’au sang!

Il recracha, mais, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il retomba dans son bain de vase et il remit là tête dans son crachat.

*
*    *

Paradis, hanté, promenait sa main sur la largeur du paysage indicible, l’œil fixe, et répétait sa phrase:

—C’est ça, la guerre... Et c’est ça partout. Qu’est-ce qu’on est, nous autres, et qu’est-ce que c’est, ici? Rien du tout. Tout ça qu’tu vois, c’est un point. Dis-toi bien qu’il y a ce matin dans le monde trois mille kilomètres de malheurs pareils, ou à peu près, ou pires.

—Et puis, dit le camarade qui était à côté de nous—et qu’on ne reconnaissait pas, même à la voix qui sortait de lui—demain ça r’commencera. Ça avait bien r’commencé avant-hier et les autres jours d’avant!

Le chasseur, avec effort, comme s’il déchirait le sol, arracha son corps de la terre où il avait moulé une dépression semblable à un cercueil suintant, et il s’assit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour la nettoyer, et dit:

—On s’en tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, p’têt que demain aussi on s’en tirera! Qui sait?

Paradis, le dos plié sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait à rendre l’impression que la guerre est inimaginable, et incommensurable dans le temps et l’espace.

—Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c’est comme si on n’ disait rien. Ça étouffe les paroles. On est là, à r’garder ça, comme des espèces d’aveugles...

Une voix de basse roula un peu plus loin:

—Non, on n’peut pas s’figurer.

A cette parole un brusque éclat de rire se déchira.

—D’abord, comment, sans y avoir été, s’imaginerait-on ça?

—I’faudrait être fou! dit le chasseur.

Paradis se pencha sur une masse étendue, répandue à côté de lui.

—Tu dors?

—Non, mais j’bouge pas, barbota aussitôt une voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverte d’une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu’elle semblait piétinée. J’vas t’dire: j’crois qu’ j’ai l’ventre crevé. Mais j’en suis pas sûr, et j’ose pas l’ savoir.

—On va voir...

—Non, pas encore, dit l’homme. J’voudrais rester encore un peu comme ça.

Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l’infernale couverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid se dissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien que la clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière où descendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.

L’un de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit:

—T’auras beau raconter, s’pas, on t’croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s’ficher d’toi, mais pa’ce qu’on n’pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t’es encore vivant pour placer ton mot: «On a fait des travaux d’nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s’enliser», on répondra: «Ah!»; p’têt’ qu’on dira: «Vous n’avez pas dû rigoler lourd pendant l’affaire.» C’est tout. Personne ne saura. I’ n’y aura qu’toi.

—Non, pas même nous, pas même nous! s’écria quelqu’un.

—J’dis comme toi, moi: nous oublierons, nous... Nous oublions déjà, mon pauv’vieux!

—Nous en avons trop vu!

—Et chaque chose qu’on a vue était trop. On n’est pas fabriqué pour contenir ça. Ça fout l’camp d’tous les côtés; on est trop p’tit.

—Un peu, qu’on oublie! Non seulement la durée de la grande misère qui est, comme tu dis, incalculable, depuis l’temps qu’elle dure: les marches qui labourent et r’labourent les terres, talent les pieds, usent les os, sous le poids de la charge qui a l’air de grandir dans le ciel, l’éreintement jusqu’à ne plus savoir son nom, les piétinements et les immobilités qui vous broient, les travaux qui dépassent les forces, les veilles, sans bornes, à guetter l’ennemi qui est partout dans la nuit, et à lutter contre le sommeil—, et l’oreiller de fumier et de poux. Mais même les sales coups où s’y mettent les marmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz asphyxiants, les contre-attaques. On est plein de l’émotion de la réalité au moment, et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous et s’en va, on ne sait comment, on ne sait où, et i’n’reste plus qu’les noms, qu’les mots de la chose, comme dans un communiqué.

—C’est vrai, c’qu’i dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue. Quand j’sui’ été en permission, j’ai vu qu’j’avais oublié déjà bien des choses de ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un livre que j’ouvrais. Et pourtant malgré ça, j’ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu’on est.

—Ni les autres, ni nous, alors! Tant de malheur est perdu!

Cette perspective vint s’ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d’un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.

—Ah! si on se rappelait! s’écria l’un.

—Si on s’rappelait, dit l’autre, y aurait plus d’guerre!

Un troisième ajouta magnifiquement:

—Oui, si on s’rappelait, la guerre serait moins inutile qu’elle ne l’est.

Mais tout d’un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d’où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il cria sourdement:

—Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là!

 

Dans ce coin bourbeux où, faibles encore et impotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une épave, le cri de l’homme qui avait l’air de vouloir s’envoler éveilla d’autres cris pareils:

—Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là!

Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient et passaient dans le vent comme des coups d’aile:

—Plus de guerre, plus de guerre!

—Oui, assez!

 

—C’est trop bête, aussi... C’est trop bête, mâchonnaient-ils. Qu’est-ce que ça signifie, au fond, tout ça—tout ça qu’on n’peut même pas dire!

Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espèce de banquise disputée par les éléments, avec leurs sombres masques en lambeaux. La protestation qui les soulevait était tellement vaste qu’elle les étouffait.

—On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça!

—Les hommes sont faits pour être des maris, des pères—des hommes, quoi!—pas des bêtes qui se traquent, s’égorgent et s’empestent.

—Et tout partout, partout, c’est des bêtes, des bêtes féroces ou des bêtes écrasées. Regarde, regarde!

...Je n’oublierai jamais l’aspect de ces campagnes sans limites sur la face desquelles l’eau sale avait rongé les couleurs, les traits, les reliefs, dont les formes attaquées par la pourriture liquide s’émiettaient et s’écoulaient de toutes parts, à travers les ossatures broyées des piquets, des fils de fer, des charpentes—et, là-dessus, parmi ces sombres immensités de Styx, la vision de ce frissonnement de raison, de logique et de simplicité, qui s’était mis soudain à secouer ces hommes comme de la folie.

On voyait que cette idée les tourmentait: qu’essayer de vivre sa vie sur la terre et d’être heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir—et même un idéal et une vertu; que la vie sociale n’est faite que pour donner plus de facilité à chaque vie intérieure.

—Vivre!...

—Nous!... Toi... Moi...

—Plus de guerre... Ah! non... C’est trop bête!... Pire que ça, c’est trop...

Une parole vint en écho à leur vague pensée, à leur murmure morcelé et avorté de foule... J’ai vu se soulever un front couronné de fange et la bouche proférer au niveau de la terre:

—Deux armées qui se battent, c’est comme une grande armée qui se suicide!

*
*    *

—Tout de même, qu’est-ce que nous sommes depuis deux ans? De pauvres malheureux incroyables, mais aussi des sauvages, des brutes, des bandits, des salauds.

—Pire que ça! mâcha celui qui ne savait employer que cette expression.

—Oui, je l’avoue!

Dans la trêve désolée de cette matinée, ces hommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par la pluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés des volcans et de l’inondation entrevoyaient à quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu’au physique, non seulement viole le bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes—mais ils se rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d’eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul: la méchanceté jusqu’au sadisme, l’égoïsme jusqu’à la férocité, le besoin de jouir jusqu’à la folie.

Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout à l’heure ils se sont figuré confusément leur misère. Ils sont bondés d’une malédiction qui essaye de se livrer passage et d’éclore en paroles. Ils en geignent; ils en vagissent. On dirait qu’ils font effort pour sortir de l’erreur et de l’ignorance qui les souillent autant que la boue, et qu’ils veulent enfin savoir pourquoi ils sont châtiés.

—Alors quoi? clame l’un.

—Quoi? répète l’autre, plus grandement encore.

Le vent fait trembler aux yeux l’étendue inondée et, s’acharnant sur ces masses humaines couchées ou à genoux, fixes comme des dalles et des stèles, leur arrache des frissons.

—Il n’y aura plus d’guerre, gronde un soldat, quand il n’y aura plus d’Allemagne.

—C’est pas ça qu’il faut dire! crie un autre. C’est pas assez. Y aura plus de guerre quand l’esprit de la guerre sera vaincu!

Comme le mugissement du vent avait étouffé à moitié ces mots, il érigea sa tête et les répéta.

—L’Allemagne et le militarisme, hacha précipitamment la rage d’un autre, c’est la même chose. Ils ont voulu la guerre et ils l’avaient préméditée. Ils sont le militarisme.

—Le militarisme..., reprit un soldat.

—Qu’est-ce que c’est? demanda-t-on.

—C’est... c’est la force brutale préparée qui, tout d’un coup, à un moment, s’abat. C’est être des bandits.

—Oui. Aujourd’hui, le militarisme s’appelle Allemagne.

—Oui; mais demain, comment qu’i’ s’appellera?

*
*    *

—J’sais pas, dit une voix grave comme celle d’un prophète.

—Si l’esprit de la guerre n’est pas tué, t’auras des mêlées tout le long des époques.

—Il faut... Il faut...

—Il faut se battre! gargouilla la voix rauque d’un corps qui, depuis notre réveil, se pétrifiait dans la boue dévoratrice. Il le faut!—et le corps se retourna pesamment.—Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forces et nos peaux, et nos cœurs, toute not’vie, et les joies qui nous restaient! L’existence de prisonniers qu’on a, il faut l’accepter des deux mains! Il faut tout supporter, même l’injustice, dont le règne est venu, et le scandale et la dégoûtation qu’on voit—pour être tout à la guerre, pour vaincre! Mais, s’il faut faire un sacrifice pareil, ajoute désespérément l’homme informe, en se retournant encore, c’est parce qu’on se bat, pour un progrès non pour un pays; contre une erreur, non contre un pays.

—Faut tuer la guerre, dit le premier parleur, faut tuer la guerre, dans le ventre de l’Allemagne!

—Tout de même, fit un de ceux qui étaient assis là, enraciné comme une espèce de germe, tout de même, on commence à comprendre pourquoi il fallait marcher.

—Tout de même, marmotta à son tour le chasseur, qui s’était accroupi, y en a qui se battent avec une autre idée que ça dans la tête. J’en ai vu, des jeunes, qui s’foutaient pas mal des idées humanitaires. L’important pour eux, c’est la question nationale, pas aut’chose et la guerre une affaire de patries: chacun faire reluire la sienne, voilà tout. I’s s’battaient, ceux-là, et i’s s’battaient bien.

—I’s sont jeunes, ces p’tits gars qu’tu dis. I’s sont jeunes. Faut y pardonner.

—On peut bien faire sans savoir bien c’qu’on fait.

—C’est vrai qu’les hommes sont fous. Ça, on l’dira jamais assez!

—Les chauvins, c’est d’la vermine..., ronchonna une ombre.

Ils répétèrent plusieurs fois, comme pour se guider à tâtons:

—Faut tuer la guerre. La guerre, elle!

L’un de nous, celui qui ne bougeait pas la tête dans l’armature de ses épaules, s’entêta dans son idée:

—Tout ça, c’est des boniments. Qu’est-ce que ça fait qu’on pense ça ou ça! Faut être vainqueurs, voilà tout.

Mais les autres avaient commencé à chercher. Ils voulaient savoir et voir plus loin que le temps présent. Ils palpitaient, essayant d’enfanter en eux-mêmes une lumière de sagesse et de volonté. Des convictions éparses tourbillonnaient dans leurs têtes et il leur sortait des lèvres des fragments confus de croyances.

—Bien sûr... Oui... Mais faut voir les choses... Mon vieux, faut toujours voir le résultat.

—L’ résultat! Etre vainqueurs dans cette guerre, se buta l’homme-borne, c’est pas un résultat?

Ils furent deux à la fois qui répondirent:

—Non!

*
*    *

A cet instant, il se produisit un bruit sourd. Des cris jaillirent à la ronde et nous frissonnâmes.

Tout un pan de glaise s’était détaché du monticule où nous étions vaguement adossés déterrant complètement, au milieu de nous, un cadavre assis les jambes allongées.

L’éboulement creva une poche d’eau amassée en haut du monticule et l’eau s’épandit en cascade sur le cadavre et le lava pendant que nous le regardions.

On cria.

—Il a la figure toute noire!

—Qu’est-ce que c’est que cette figure? haleta une voix.

Les valides s’approchaient en cercle comme des crapauds. Cette tête qui apparaissait en bas-relief sur la paroi que la chute de terre avait mise à nu, on ne pouvait pas la dévisager.

—Sa figure! C’est pas sa figure!

A la place de la face, on trouvait une chevelure.

Alors on s’aperçut que ce cadavre qui semblait assis était plié et cassé à l’envers.

On contempla dans un silence terrible, ce dos vertical que nous présentait la dépouille disloquée, ces bras pendants et courbés en arrière, et ces deux jambes allongées qui posaient sur la terre fondante par la pointe des pieds.

Alors le débat reprit réveillé par ce dormeur effroyable. On clama furieusement comme s’il écoutait:

—Non! être vainqueurs ce n’est pas le résultat. Ce n’est pas eux qu’il faut avoir, c’est la guerre.

—T’as donc pas compris qu’il faut en finir avec la guerre? Si on doit remettre ça un jour, tout c’ qui a été fait ne sert à rien. Regarde; ça ne sert à rien. C’est deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gâchées.

*
*    *

—Ah! mon vieux, si tout c’ qu’on a subi n’était pas la fin de c’ grand malheur-là—j’ tiens à la vie: j’ai ma femme, ma famille, avec la maison autour d’eux, j’ai des idées pour ma vie d’après, va... Eh bien, tout de même, j’aimerais mieux mourir.

—J’ vais mourir, fit en ce moment précis, comme un écho, le voisin de Paradis, qui sans doute avait regardé la blessure de son ventre, je l’ regrette à cause de mes enfants.

—Moi, murmura-t-on ailleurs, c’est à cause de mes enfants que je ne le regrette pas. J’ vais mourir, donc j’ sais c’ que j’ dis, et j’ me dis: «I’s auront la paix, eux!»

—Moi, j’ mourrai p’t’êt’ pas, dit un autre avec un frémissement d’espoir qu’il ne put contenir, même à la face des condamnés, mais j’ souffrirai. Eh bien, j’ dis: tant pis, et j’ dis même: tant mieux; et j’ saurai souffrir plus, si je sais que c’est pour quelque chose!

—Alors faudra continuer à s’ battre après la guerre?

—Oui, p’t’êt’...

—T’en veux encore, toi!

—Oui, parce que j’ n’en veux plus! grogna-t-on.

—Et pas contre des étrangers, p’t’êt’, i’ faudra s’ battre?

—P’t’êt’, oui...

Un coup de vent plus violent que les autres nous ferma les yeux et nous étouffa. Quand il fut passé, et qu’on vit la rafale s’enfuir à travers la plaine en saisissant par endroits et en secouant sa dépouille de boue, en creusant l’eau des tranchées qui béaient longues comme la tombe d’une armée,—on reprit:

—Après tout, qu’est-ce qui fait la grandeur et l’horreur de la guerre?

—C’est la grandeur des peuples.

—Mais les peuples, c’est nous!

Celui qui avait dit cela me regardait, m’interrogeait.

—Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frère, c’est vrai! C’est avec nous seulement qu’on fait les batailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’est composée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, nous tous—dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensité de notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est le désert de nous. Oui, c’est nous tous et c’est nous tout entiers.

—Oui, c’est vrai. C’est les peuples qui sont la guerre; sans eux, il n’y aurait rien, rien, que quelques criailleries, de loin. Mais c’est pas eux qui la décident. C’est les maîtres qui les dirigent.

—Les peuples luttent aujourd’hui pour n’avoir plus de maîtres qui les dirigent. Cette guerre, c’est comme la Révolution Française qui continue.

—Alors, comme ça, on travaille pour les Prussiens aussi?

—Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien l’espérer.

—Ah zut, alors! grinça le chasseur.

Mais il hocha la tête et n’ajouta rien.

—Occupons-nous de nous! Il ne faut pas s’ mêler des affaires des autres, mâchonna l’entêté hargneux.

—Si! il le faut... parce que ce que tu appelles les autres, c’est justement pas les autres, c’est les mêmes!

—Pourquoi qu’c’est toujours nous qui marchons pour tout le monde!

—C’est comme ça, dit un homme, et il répéta les mots qu’il avait employés à l’instant: Tant pis, ou tant mieux!

—Les peuples, c’est rien et ça devrait être tout, dit en ce moment l’homme qui m’avait interrogé—reprenant sans le savoir une phrase historique vieille de plus d’un siècle, mais en lui donnant enfin son grand sens universel.

Et l’échappé de la tourmente, à quatre pattes sur le cambouis du sol, leva sa face de lépreux et regarda devant lui, dans l’infini, avec avidité.

Il regardait, il regardait. Il essayait d’ouvrir les portes du ciel.

*
*    *

—Les peuples devraient s’entendre à travers la peau et sur le ventre de ceux qui les exploitent d’une façon ou d’une autre. Toutes les multitudes devraient s’entendre.

—Tous les hommes devraient enfin être égaux.

Ce mot semblait venir à nous comme un secours.

—Egaux... Oui... Oui... Il y a de grandes idées de justice, de vérité. Il y a des choses auxquelles on croit, vers lesquelles on se tourne toujours pour s’y attacher comme à une sorte de lumière. Il y a surtout l’égalité.

—Il y a aussi la liberté et la fraternité.

—Il y a surtout l’égalité!

Je leur dis que la fraternité est un rêve, un sentiment nuageux, inconsistant; qu’il est contraire à l’homme de haïr un inconnu, mais qu’il lui est également contraire de l’aimer. On ne peut rien baser sur la fraternité. Sur la liberté non plus: elle est trop relative dans une société où toutes les présences se morcellent forcément l’une l’autre.

Mais l’égalité est toujours pareille. La liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité est une chose. L’égalité (sociale, car les individus ont chacun plus ou moins de valeur, mais chacun doit participer à la société dans la même mesure, et c’est justice, parce que la vie d’un être humain est aussi grande que la vie d’un autre), l’égalité, c’est la grande formule des hommes. Son importance est prodigieuse. Le principe de l’égalité des droits de chaque créature et de la volonté sainte de la majorité est impeccable, et il doit être invincible—et il amènera tous les progrès, tous, avec une force vraiment divine. Il amènera d’abord la grande assise plane de tous les progrès: le règlement des conflits par la justice qui est la même chose, exactement, que l’intérêt général.

Ces hommes du peuple qui sont là, entrevoyant ils ne savent encore quelle Révolution plus grande que l’autre, et dont ils sont la source, et qui déjà monte, monte à leur gorge, répètent:

—L’égalité!...

Il semble qu’ils épèlent ce mot, puis qu’ils le lisent clairement partout—et qu’il n’est pas sur la terre de préjugé, de privilège et d’injustice qui ne s’écroule à son contact. C’est une réponse à tout, un mot sublime. Ils tournent et retournent cette notion et lui trouvent une sorte de perfection. Et ils voient les abus brûler d’une éclatante lumière.

—Ce s’rait beau! dit l’un.

—Trop beau pour être vrai! dit l’autre.

Mais le troisième dit:

—C’est parce que c’est vrai que c’est beau. Ça n’a pas d’autre beauté: alors!... Et ce n’est pas parce que c’est beau que ça sera. La beauté n’a pas cours, pas plus que l’amour. C’est parce que c’est vrai que c’est fatal.

—Alors, puisque la justice est voulue par les peuples et que les peuples sont la force, qu’ils la fassent.

—On commence déjà! dit une bouche obscure.

—C’est sur la pente des choses, annonça un autre.

—Quand tous les hommes se seront faits égaux, on sera bien forcé de s’unir.

—Et il n’y aura pas, à la face du ciel, des choses épouvantables faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas.

C’est vrai. Il n’y a rien à dire contre cela. Quel semblant d’argument, quel fantôme de réponse pourrait-on, oserait-on opposer à cela: «Il n’y aura pas, à la face du ciel, des choses faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas.» J’écoute, je suis la logique des paroles que profèrent ces pauvres gens jetés sur ce champ de douleur, les paroles qui jaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, les paroles qui saignent d’eux.

Et maintenant, le ciel se couvre. De gros nuages le bleuissent et le cuirassent en bas. En haut, dans un faible étamage lumineux, il est traversé par des balayures démesurées de poussière humide. Le temps s’assombrit. Il va y avoir encore de la pluie. Ce n’est pas fini de la tempête et de la longueur de la souffrance.

—On se demandera, dit l’un. «Après tout, pourquoi faire la guerre?» Pourquoi, on n’en sait rien; mais pour qui, on peut le dire. On sera bien forcé de voir que si chaque nation apporte à l’Idole de la guerre la chair fraîche de quinze cents jeunes gens à égorger chaque jour, c’est pour le plaisir de quelques meneurs qu’on pourrait compter; que les peuples entiers vont à la boucherie, rangés en troupeaux d’armées, pour qu’une caste galonnée d’or écrive ses noms de princes dans l’histoire, pour que des gens dorés aussi, qui font partie de la même gradaille, brassent plus d’affaires—pour des questions de personnes et des questions de boutiques.—Et on verra, dès qu’on ouvrira les yeux, que les séparations qui sont entre les hommes ne sont pas celles qu’on croit, et que celles qu’on croit ne sont pas.

—Écoute! interrompit-on soudain.

On se tait, et on entend au loin le bruit du canon. Là-bas, le grondement ébranle les couches aériennes et cette force lointaine vient déferler faiblement à nos oreilles ensevelies, tandis qu’alentour l’inondation continue à imprégner le sol et à attirer lentement les hauteurs.

—Ça r’prend...

Alors l’un de nous dit:

—Ah! tout c’qu’on aura contre soi!

Déjà il y a un malaise, une hésitation, dans la tragédie du colloque qui s’ébauche, entre ces parleurs perdus, comme une espèce d’immense chef-d’œuvre de destinée. Ce n’est pas seulement la douleur et le péril, la misère des temps, qu’on voit recommencer interminablement. C’est aussi l’hostilité des choses et des gens contre la vérité, l’accumulation des privilèges, l’ignorance, la surdité et la mauvaise volonté, les partis pris, et les féroces situations acquises, et des masses inébranlables, et des lignes inextricables.

Et le rêve tâtonnant des pensées se continue par une autre vision où les adversaires éternels sortent de l’ombre du passé et se présentent dans l’ombre orageuse du présent.

*
*    *

Les voici... Il semble qu’on la voie se silhouetter au ciel sur les crêtes de l’orage qui endeuille le monde, la cavalcade des batailleurs, caracolants et éblouissants,—des chevaux de bataille porteurs d’armures, de galons, de panaches, de couronnes et d’épées... Ils roulent, distincts, somptueux, lançant des éclairs, embarrassés d’armes. Cette chevauchée belliqueuse, aux gestes surannés, découpe les nuages plantés dans le ciel comme un farouche décor théâtral.

Et bien au-dessus des regards enfiévrés qui sont à terre, des corps sur qui s’étage la boue des bas-fonds terrestres et des champs gaspillés, tout cela afflue des quatre coins de l’horizon, et refoule l’infini du ciel et cache les profondeurs bleues.

Et ils sont légion. Il n’y a pas seulement la caste des guerriers qui hurlent à la guerre et l’adorent, il n’y a pas seulement ceux que l’esclavage universel revêt d’un pouvoir magique: les puissants héréditaires, debout çà et là par-dessus la prostration du genre humain, qui appuient soudain sur la balance de la justice, parce qu’ils entrevoient un grand coup à faire. Il y a toute une foule consciente et inconsciente qui sert leur effroyable privilège.

—Il y a, clame en ce moment un des sombres et dramatiques interlocuteurs, en étendant la main comme s’il voyait, il y a ceux qui disent: «Comme ils sont beaux!»

—Et ceux qui disent: «Les races se haïssent!»

—Et ceux qui disent: «J’engraisse de la guerre, et mon ventre en mûrit!»

—Et ceux qui disent: «La guerre a toujours été, donc elle sera toujours!»

—Il y a ceux qui disent: «Je ne vois pas plus loin que le bout de mes pieds, et je défends aux autres de le faire!»

—Il y a ceux qui disent: «Les enfants viennent au monde avec une culotte rouge ou bleue sur le derrière!»

—Il y a, gronda une voix rauque, ceux qui disent: «Baissez la tête, et croyez en Dieu!»

*
*    *

Ah! vous avez raison, pauvres ouvriers innombrables des batailles, vous qui aurez fait toute la grande guerre avec vos mains, toute-puissance qui ne sert pas encore à faire le bien, foule terrestre dont chaque face est un monde de douleurs,—et qui, sous le ciel où de longs nuages noirs se déchirent et s’éploient échevelés comme de mauvais anges, rêvez, courbés sous le joug d’une pensée!—oui, vous avez raison. Il y a tout cela contre vous. Contre vous et votre grand intérêt général, qui se confond en effet exactement, vous l’avez entrevu, avec la justice,—il n’y a pas que les brandisseurs de sabres, les profiteurs et les tripoteurs.

Il n’y a pas que les monstrueux intéressés, financiers, grands et petits faiseurs d’affaires, cuirassés dans leurs banques ou leurs maisons, qui vivent de la guerre, et en vivent en paix pendant la guerre, avec leurs fronts butés d’une sourde doctrine, leurs figures fermées comme un coffre-fort.

Il y a ceux qui admirent l’échange étincelant des coups, qui rêvent et qui crient comme des femmes devant les couleurs vivantes des uniformes. Ceux qui s’enivrent avec la musique militaire ou avec les chansons versées au peuple comme des petits verres, les éblouis, les faibles d’esprit, les fétichistes, les sauvages.

Ceux qui s’enfoncent dans le passé, et qui n’ont que le mot d’autrefois à la bouche, les traditionalistes pour lesquels un abus a force de loi parce qu’il s’est éternisé, et qui aspirent à être guidés par les morts, et qui s’efforcent de soumettre l’avenir et le progrès palpitant et passionné au règne des revenants et des contes de nourrice.

Il y a avec eux tous les prêtres, qui cherchent à vous exciter et à vous endormir, pour que rien ne change, avec la morphine de leur paradis. Il y a des avocats—économistes, historiens, est-ce que je sais!—qui vous embrouillent de phrases théoriques, qui proclament l’antagonisme des races nationales entre elles, alors que chaque nation moderne n’a qu’une unité géographique arbitraire dans les lignes abstraites de ses frontières, et est peuplée d’un artificiel amalgame de races; et qui, généalogistes véreux, fabriquent aux ambitions de conquête et de dépouillement, de faux certificats philosophiques et d’imaginaires titres de noblesse. La courte-vue est la maladie de l’esprit humain. Les savants sont en bien des cas des espèces d’ignorants qui perdent de vue la simplicité des choses et l’éteignent et la noircissent avec des formules et des détails. On apprend dans les livres les petites choses, non les grandes.

 

Et même lorsqu’ils disent qu’ils ne veulent pas la guerre, ces gens-là font tout pour la perpétuer. Ils alimentent la vanité nationale et l’amour de la suprématie par la force. «Nous seuls, disent-ils chacun derrière leurs barrières, sommes détenteurs du courage, de la loyauté, du talent, du bon goût!» De la grandeur et de la richesse d’un pays, ils font comme une maladie dévoratrice. Du patriotisme, qui est respectable, à condition de rester dans le domaine sentimental et artistique, exactement comme les sentiments de la famille et de la province, tout aussi sacrés, ils font une conception utopique et non viable, en déséquilibre dans le monde, une espèce de cancer qui absorbe toutes les forces vives, prend toute la place et écrase la vie et qui, contagieux, aboutit, soit aux crises de la guerre, soit à l’épuisement et à l’asphyxie de la paix armée.

La morale adorable, ils la dénaturent: Combien de crimes dont ils ont fait des vertus, en les appelant nationales—avec un mot! Même la vérité, ils la déforment. A la vérité éternelle, ils substituent chacun leur vérité nationale. Autant de peuples, autant de vérités, qui ne s’admettent pas l’une l’autre et faussent et tordent la vérité.

Tous ces gens-là, qui entretiennent ces discussions d’enfants, odieusement ridicules, que vous entendez gronder au-dessus de vous: «Ce n’est pas moi qui ai commencé, c’est toi!—Non, ce n’est pas moi, c’est toi!—Commence, toi!—Non, commence, toi!», puérilités qui éternisent la plaie immense du monde parce que ce ne sont pas les vrais intéressés qui en discutent, au contraire, et que la volonté d’en finir n’y est pas; tous ces gens-là qui ne peuvent pas ou ne veulent pas faire la paix sur la terre; tous ces gens-là, qui se cramponnent, pour une cause ou pour une autre, à l’état de choses ancien, lui trouvent des raisons ou lui en donnent, ceux-là sont vos ennemis!

Ce sont vos ennemis autant que le sont aujourd’hui ces soldats allemands qui gisent ici entre vous, et qui ne sont que de pauvres dupes odieusement trompées et abruties, des animaux domestiques... Ce sont vos ennemis, quel que soit l’endroit où ils sont nés et la façon dont se prononce leur nom et la langue dans laquelle ils mentent. Regardez-les dans le ciel et sur la terre. Regardez-les partout! Reconnaissez-les une bonne fois, et souvenez-vous à jamais!

*
*    *

—Ils te diront, grogna un homme à genoux, penché, les deux mains dans la terre, en secouant les épaules comme un dogue: «Mon ami, t’as été un héros admirable!» J’veux pas qu’on m’dise ça!

«Des héros, des espèces de gens extraordinaires, des idoles? Allons donc! On a été des bourreaux. On a fait honnêtement le métier de bourreaux. On le r’fera encore, à tour de bras, parce qu’il est grand et important de faire ce métier-là pour punir la guerre et l’étouffer. Le geste de tuerie est toujours ignoble,—quelquefois nécessaire, mais toujours ignoble. Oui, de durs et infatigables bourreaux, voilà ce qu’on a été. Mais qu’on ne me parle pas de la vertu militaire parce que j’ai tué des Allemands.

—Ni à moi, cria un autre à voix si haute que personne n’aurait pu lui répondre, même si on avait osé, ni à moi, parce que j’ai sauvé la vie à des Français! Alors, quoi, ayons le culte des incendies à cause de la beauté des sauvetages!

—Ce serait un crime de montrer les beaux côtés de la guerre, murmura un des sombres soldats, même s’il y en avait!

—On t’dira ça, continua le premier, pour te payer en gloire, et pour se payer aussi de c’ qu’on n’a pas fait. Mais la gloire militaire, ce n’est même pas vrai pour nous autres, simples soldats. Elle est pour quelques-uns, mais en dehors de ces élus, la gloire du soldat est un mensonge comme tout ce qui a l’air d’être beau dans la guerre. En réalité, le sacrifice des soldats est une suppression obscure. Ceux dont la multitude forme les vagues d’assaut n’ont pas de récompense. Ils courent se jeter dans un effroyable néant de gloire. On ne pourra jamais accumuler même leurs noms, leurs pauvres petits noms de rien.

—Nous nous en foutons, répondit un homme. Nous avons aut’ chose à penser.

—Mais tout cela, hoqueta une face barbouillée et que la boue cachait comme une main hideuse, peux-tu seulement le dire? Tu serais maudit et mis sur le bûcher! Ils ont créé autour du panache une religion aussi méchante, aussi bête et aussi malfaisante que l’autre!

L’homme se souleva, s’abattit, mais se souleva encore. Il était blessé sous sa cuirasse immonde, et tachait le sol, et, quand il eut dit cela, son œil élargi contempla par terre, tout le sang qu’il avait donné pour la guérison du monde.

*
*    *

Les autres, un à un, se dressent. L’orage s’épaissit et descend sur l’étendue des champs écorchés et martyrisés. Le jour est plein de nuit. Et il semble que, sans cesse de nouvelles formes hostiles d’hommes et de bandes d’hommes s’évoquent, au sommet de la chaîne de montagnes des nuages, autour des silhouettes barbares des croix et des aigles, des églises, des palais souverains et des temples de l’armée, et s’y multiplient, cachant les étoiles qui sont moins nombreuses que l’humanité—, et même que ces revenants remuent de toutes parts dans les excavations du sol, ici, là, parmi les êtres réels qui y sont jetés à la volée, à demi enfouis dans la terre comme des grains de blé.

Mes compagnons encore vivants se sont enfin levés; se tenant mal debout sur le sol effondré, enfermés dans leurs vêtements embourbés, ajustés dans d’étranges cercueils de vase, dressant leur simplicité monstrueuse hors de la terre profonde comme l’ignorance, ils bougent et crient, les yeux, les bras et les poings tendus vers le ciel d’où tombent le jour et la tempête. Ils se débattent contre des fantômes victorieux, comme des Cyranos et des dons Quichottes qu’ils sont encore.

On voit leurs ombres se mouvoir sur le grand miroitement triste du sol et se refléter sur la blême surface stagnante des anciennes tranchées que blanchit et habite seul le vide infini de l’espace, au milieu du désert polaire aux horizons fumeux.

Mais leurs yeux sont ouverts. Ils commencent à se rendre compte de la simplicité sans bornes des choses. Et la vérité non seulement met en eux une aube d’espoir, mais aussi y bâtit un recommencement de force et de courage.

—Assez parler des autres, commande l’un deux. Tant pis pour les autres!... Nous! Nous tous!...

L’entente des démocraties, l’entente des immensités, la levée du peuple du monde, la foi brutalement simple... Tout le reste, tout le reste, dans le passé, le présent et l’avenir, est absolument indifférent.

Et un soldat ose ajouter cette phrase, qu’il commence pourtant à voix presque basse:

—Si la guerre actuelle a fait avancer le progrès d’un pas, ses malheurs et ses tueries compteront pour peu.

Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindre les autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouché d’orage, s’ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deux masses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cette ligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu’elle a l’air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleil existe.

Décembre 1915.

TABLE DES MATIÈRES

  Pages.
I.La Vision1
II.Dans la Terre6
III.La Descente51
IV.Volpatte et Fouillade56
V.L’Asile65
VI.Habitudes92
VII.Embarquement98
VIII.La Permission108
IX.La Grande Colère118
X.Argoval139
XI.Le Chien142
XII.Le Portique157
XIII.Les Gros Mots182
XIV.Le Barda184
XV.L’Œ’Œuf203
XVI.Idylle206
XVII.La Sape211
XVIII.Les Allumettes215
XIX.Bombardement222
XX.Le Feu240
XXI.Le Poste de Secours300
XXII.La Virée320
XXIII.La Corvée329
XXIV.L’’Aube350

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