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Le Feu sous la Cendre

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The Project Gutenberg eBook of Le Feu sous la Cendre

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Title: Le Feu sous la Cendre

Author: Henri Ardel

Release date: January 29, 2022 [eBook #67273]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Nelson, 1920

Credits: Delphine Lettau, Al Haines, Chuck Greif & the online Distributed Proofreaders Canada team at https://www.pgdpcanada.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FEU SOUS LA CENDRE ***

DU MÊME AUTEUR
DANS LA «COLLECTION NELSON»

———
LE MAL D’AIMER I volume

 

N N

Le Feu
sous la Cendre


Par
Henri Ardel




Paris
Nelson, Éditeurs
25, rue Denfert-Rochereau
Londres, Édimbourg et New-York
1935
N N

 

Première édition
du «Feu sous la Cendre»: 1920.


Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

LE
FEU SOUS LA CENDRE

Ce qui a été.

Mireille, tu ne prends pas de raisin? dit Mᵐᵉ Dabrovine, présentant à sa fille le compotier où les grappes blondes voisinaient avec les pêches duvetées comme une tendre chair.

La jeune femme eut un imperceptible tressaillement de créature soudain rappelée à la réalité; et ses paupières battirent une seconde sur les prunelles encloses dans l’iris de velours sombre, tandis qu’elle répondait:

—Je vous demande pardon, mère. J’étais distraite par ce beau ciel de couchant.

Son regard, encore une fois, à travers les vitres de la riante salle à manger d’hôtel, s’enfuyait vers l’horizon qui était d’or empourpré. La brise du crépuscule y entraînait quelques nuées errantes, cernées de lumière, et agitait les branches qui se découpaient en mouvantes arabesques d’ombre.

—Oui, le temps est magnifique, approuva Mᵐᵉ Dabrovine. Vraiment ce petit pays de Carantec est charmant!... Pas triste du tout... Tu as eu raison, Mireille, de nous y attirer.

—Je suis ravie, mère, que votre impression soit bonne, fit la jeune femme, tout en servant son petit garçon qui, placé près d’elle, attendait, très sage, qu’elle s’occupât de lui.

Il se distrayait à suivre, de ses yeux vifs, les allées et venues des servantes bretonnes à travers la vaste salle, bourdonnante des conversations; où, dans le clair décor des murs, bordés d’une frise de feuilles roussies par l’automne, s’allongeait la file des petites tables.

La jeune femme continuait:

—Père, espérez-vous que, vous aussi, vous pourrez vous accommoder de Carantec, vous le Parisien endurci?

M. Dabrovine sourit.

—Hors de Paris, toutes les résidences se valent pour moi!... Mais cela me fera du bien, évidemment, d’être un peu au vert!

—Mon pauvre papa!... Vous avez la villégiature résignée!... Je vous en supplie, dès que la Bretagne vous deviendra trop à charge, abandonnez-moi, sans scrupule. Je resterai facilement ici avec mes poussins. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre, je m’habitue à ne compter que sur moi-même...

—Le plus tard possible, ma chérie, dit M. Dabrovine, avec une douceur dans sa voix un peu brève.

Et son regard se posa, plein d’une compassion tendre, sur cette femme si jeune—elle avait à peine vingt-quatre ans—que la guerre avait faite veuve, près de dix-neuf mois plus tôt.

D’un geste d’affection, Mireille effleura la main de son père, de ses doigts minces, que, seul, l’anneau de mariage enserrait, avec la grosse perle des fiançailles.

—Je sais que vous me gâtez toujours... autant que lorsque j’étais enfant. Mère, êtes-vous bien installée?... Votre chambre vous plaît-elle?

—Oui... elle est assez grande... Elle donne sur la place où est l’église. Je vois des arbres... des passants... C’est très gentil...

—Tant mieux, maman, si vous êtes satisfaite!

Mireille, connaissant les goûts mondains de sa mère, son besoin de société, ses habitudes d’élégance et de confort, s’était effrayée de la voir résolue à venir aussi passer le mois d’août sur la tranquille plage bretonne où elle-même cherchait l’apaisante solitude.

Elle avait tenté de l’en dissuader. Mais Mᵐᵉ Dabrovine avait été, de vieille date, habituée, par un mari très épris et fier de sa beauté, à faire toujours ce qu’elle avait décidé; et il était dans ses vues actuelles de ne pas laisser sans elle Mireille et ses deux petits: Jean, un garçonnet de six ans bientôt, et le bébé, Françoise, dite France, née pendant la guerre, après la mort du père.

Aussi, elle était venue à Carantec, sans écouter aucune objection; quitte à en repartir et à en faire repartir les siens, si l’ennui l’y prenait.

C’est pourquoi Mireille eût bien préféré aller seule à la mer. Mais c’était là chose impossible à laisser même soupçonner; et elle avait, délicatement, tu son désir. D’ailleurs, par nature, elle se livrait peu; et son malheur avait encore avivé ce besoin inné de silence sur elle-même. Elle redoutait si fort les consolations banales, les vaines lamentations, les sympathies où il entrait beaucoup de curiosité! En silence, elle prétendait souffrir.

Toute à sa favorable impression d’arrivée, Mᵐᵉ Dabrovine poursuivait, son regard expérimenté enveloppant les hôtes de la vaste salle:

—La société de l’hôtel paraît très bien composée... J’ai remarqué plusieurs femmes vraiment chic... En somme, si ton frère a enfin son congé de convalescence, il me semble que dans ce joli trou, notre mois de mer pourra s’écouler agréablement, avec les relations que nous y avons... Ton père y a rencontré, tantôt, un de ses collègues du Conseil d’État, un homme charmant, le baron de Survières...

—J’en suis contente pour lui! Vous n’avez pas de lettre de Bernard, aujourd’hui, maman?

—Non, rien... Mais dans son mot d’hier, il disait que sa sortie de l’hôpital était imminente, sa blessure, prétend-il, étant bien cicatrisée.

—Mais il doit «prétendre» justement, remarqua M. Dabrovine, puisque, par bonheur! l’éclat d’obus ne l’a atteint que d’une façon légère.

—C’est pourquoi j’en suis arrivée à bénir la blessure qui a sorti, un moment, mon cher grand de la fournaise et va me procurer sa présence durant quelques semaines! s’exclama Mᵐᵉ Dabrovine, avec tant de conviction que son mari se mit à rire.

—Ah! Gabrielle, que vous avez donc peu l’âme romaine!

—Vous pouvez dire que je ne l’ai pas du tout... Ces tueries me font horreur!... Autant que les belles phrases sur la gloire de ceux qui pérorent bien à l’abri du danger!... Je ne songe qu’à la paix... Peu m’importe en quelles conditions... Si elle dépendait de moi...

—Chut!... chut! intervint M. Dabrovine avec une indulgence ironique un peu.

Il était habitué à ces sorties; mais il ne les supportait que dans le huis clos; et, pour détourner le cours périlleux de la conversation, il dit à Mireille qui, distraitement, entendait les diatribes de sa mère:

—Nous ne parlons que de nous... Mais toi, ma chérie, es-tu contente de ton gîte?

—Oh! oui. De ma chambre, j’ai une admirable vue de pleine mer... Celle-là même que je souhaitais tant retrouver...

Elle ne poursuivit pas et ses dents nacrées mordirent les lèvres, coupables d’avoir laissé échapper l’inutile confidence, que ne relevèrent ni son père ni sa mère, craignant d’effleurer sa blessure.

En effet, deux ans plus tôt, pendant une permission de son mari, alors au Dépôt, en Bretagne, elle était arrivée à Carantec au hasard d’une excursion sur la côte bretonne; et elle en avait gardé un si lumineux souvenir qu’après son malheur, longtemps, il lui avait semblé que jamais plus elle n’y pourrait revenir seule...

Et cependant, voici que cet été, volontairement, elle s’y retrouvait; amenée par le mystérieux besoin, ardent comme une soif, d’y revivre ce passé, que l’impitoyable fuite des jours refoulait déjà, si loin derrière elle...

Donc, sous l’égide de ses parents, elle était arrivée le matin même à Carantec; et toute la journée s’était passée en installation. Elle n’était pas logée dans l’hôtel, car elle avait voulu plus de tranquillité pour ses petits et plus de liberté pour elle-même; mais dans une grande villa, dressée au milieu d’un jardin un peu fruste, d’où la vue enveloppait un immense horizon de mer et de rochers fauves.

Elle avait hâte de se retrouver chez elle; et cependant, sans en témoigner rien, elle attendait, le dîner fini, que M. Dabrovine eût achevé de prendre son café. Mais son regard tomba sur Jean qui commençait à s’agiter sur sa chaise; et alors, elle dit, se tournant vers sa mère:

—Maman, je vous demande la permission de vous quitter; il faut que je conduise coucher ce jeune personnage!

—Certes oui, chérie... Va vite... Tu viendras ensuite nous retrouver...

—Pas ce soir. Je me reposerai aussi de notre nuit de voyage. Bonsoir, mère.

Elle se levait, et ses lèvres se posèrent sur le front sans ride de Mᵐᵉ Dabrovine.

Vers elle, les regards glissèrent, où luisait une curiosité sympathique et admirative. Partout, Mireille Noris éveillait cette même impression; et constamment, elle était qualifiée de «créature délicieuse». «Une Tanagra!» disaient les connaisseurs; et, en effet, l’harmonieuse finesse du visage et de la silhouette rappelait le type grec de certaines femmes d’Arles,—dont sa famille maternelle était originaire,—Arles, jadis colonie phocéenne.

Elle était svelte, pas très grande, avec de souples cheveux noirs, moirés de larges ondes; la peau d’une pâleur chaude que heurtaient le rouge éclatant—sans artifice—des lèvres, la ligne sombre des cils.

La main du petit garçon dans la sienne, elle traversa la salle où le reflet du couchant rosait la blancheur des nappes.

Indifférent, son regard effleurait les visages étrangers qui se levaient vers elle, touchante dans sa robe de deuil dont les doigts de Jean intimidé serraient les plis...

Elle sortit de l’hôtel et se trouva sur la place où se dressait l’église. Seuls, à cette heure de dîner général, dans les hôtels et les villas, y passaient des promeneurs attardés, ou les fervents du coucher de soleil qui se hâtaient pour aller contempler, sur la plage et sur la falaise, la féerie du ciel en flammes, derrière les clochers aigus de Roscoff, et le Creitzker de Saint-Pol de Léon.

Jean bondit de plaisir en se trouvant dehors; et, avide de mouvement, il lâcha la main de sa mère et se mit à courir devant elle, comme un chevreau qui s’échappe. La brise les enveloppait d’une senteur saline. A pleines lèvres, Mireille l’aspira; et son être jeune tressaillit d’une sorte d’allégresse.

Vraiment, pour quelques minutes, elle oubliait la misère de sa vie dévastée, désormais sans avenir; elle ne sentait plus le regret douloureux, pareil à un cilice, qui enserrait son cœur; le regret des joies finies, de la chère présence à jamais perdue...

Une seconde, ses lèvres tressaillirent au souffle vif qui les frôlait et, instinctivement, elle murmura:

—C’est bon!... Que c’est bon!

Avec ivresse, ses yeux contemplaient la mer violette, striée d’or, le ciel limpide, où, vers l’ouest, flambaient les dernières lueurs de la fête du couchant.

Mais Jean accourait... Et le charme brisé, elle sentit s’abattre sur elle le poids meurtrissant de sa solitude. Comme un choc fait jaillir l’eau en gerbe, la réalité heurtant sa fragile jouissance ouvrait la source vive des souvenirs.

Deux ans plus tôt, avec son mari, le soir, ainsi, ils avaient marché sur cette lande qu’aujourd’hui elle traversait seule... Comment, alors, pouvait-elle avoir cette confiance aveugle qu’il lui reviendrait; que, la tempête passée, ensemble, ils reprendraient la vie d’amour, soudain bouleversée par la guerre!...

Ah! qu’ils étaient gais, elle s’en souvenait bien, le premier soir où ils étaient arrivés dans le pays qui les ravissait; d’autant plus gais que la permission de Max commençait!...

Et alors, elle murmura, obéissant à son habitude tendre de lui parler comme si, même invisible, il pouvait encore l’entendre:

—Oh! Max, mon Max, que c’est cruel d’être ici sans toi!...

C’était cruel... Et pourtant, tout le jour, elle avait pu causer, sourire... Elle pouvait jouir, en tout son être, de la beauté de ce crépuscule d’été... Sa douleur ne l’écrasait plus au point de la rendre étrangère à tout ce qui n’était pas cette douleur... Quelle révolte elle éprouvait à en sentir s’atténuer la torture... Et à cela, elle ne pouvait rien! rien!

—Maman, laissez-moi encore courir, pria, près d’elle, la voix enfantine. Vous avez repris ma main et vous la tenez si serrée!...

Elle tressaillit. Puis, l’accent un peu assourdi, elle dit tendrement:

—Tu courras demain, Jean. Ce soir, il faut aller dormir. Je suis sûre que France le fait déjà... Voici notre maison, nous sommes arrivés.

En effet, devant eux, la villa se découpait toute blanche, au milieu du grand jardin d’où montait la senteur des œillets qui foisonnaient dans les massifs de la pelouse.

Mireille gravit le perron et entra. L’Anglaise, qui était la gouvernante des enfants, apparut au bruit des pas sur les dalles du vestibule.

Mireille demanda:

—Bébé dort?

—Oui, madame. Nounou est près d’elle.

—Bien, je vais la voir. Emmenez vite Jean coucher.

—Maman, vous allez venir m’embrasser, n’est-ce pas?

—Mais bien sûr, mon chéri... Sauve-toi pour te reposer et aller jouer de bonne heure sur la plage, demain matin.

—Si je dors, la nuit sera plus vite finie?

Come, quickly! Make haste, master Jean, répétait l’Anglaise.

Yes... yes... I am coming! Bonne nuit, maman chérie.

En tourbillon, il se précipitait sur sa mère, cherchant à attirer le doux visage qui lui souriait. Puis il disparut, entraîné par la gouvernante. Son pas bondissant fit sonner le bois du parquet, tandis que Mireille entrait dans la chambre où reposait le bébé.

La nourrice rangeait devant une armoire ouverte. Mireille s’approcha du berceau et écarta le rideau de tulle. Penchée, elle regarda la figure menue, où, obstinément, elle cherchait les traits du père qui n’avait pas vu naître cette petite; et ses yeux étaient graves et passionnés...

Elle effleura la menotte abandonnée sur le drap. Puis elle passa chez Jean qui, allongé sous sa couverture, déjà presque endormi, releva cependant sa tête bouclée.

—Maman, j’ai très sommeil et vous ne veniez pas!... Mais je ne voulais pas dormir avant de vous avoir embrassée, une fois pour moi et...

Ici, la voix claire se fit sérieuse, inconsciemment:

—...et une autre, pour papa.

La mère répondit, elle aussi, par un double baiser.

Tous les soirs, c’était ainsi. Mais ce soir-là, lourd de souvenirs, ne semblait pas, à Mireille, pareil aux autres. Le mot innocent du petit garçon réveillait des visions du passé, dans ce même Carantec; des baisers ardents donnés par le jeune époux que grisait l’ivresse de la réunion si longtemps désirée...

Et sa voix tremblait un peu quand elle répondit, soulevant les boucles du front:

—Bonsoir, mon Jean... Voici le baiser de papa, et voici le mien. Dors maintenant.

Déjà, les paupières se fermaient. Alors Mireille pénétra dans la pièce voisine, sa propre chambre. Les deux fenêtres en étaient grandes ouvertes; et, dans le double cadre, surgit un paysage de rêve. Sous une lueur d’un bleu transparent, le jardin s’allongeait; puis, plus bas, en un cercle immense, le pays breton, de grêles bouquets d’arbres, la lande sur les falaises, piquée d’ajoncs et de bruyères, dominant la mer, moirée de nappes lumineuses par le disque d’or pâle qui montait dans le ciel.

La brise souleva, autour du front, les cheveux de Mireille qui s’était approchée de la fenêtre.

Maintenant qu’elle était seule, son courage l’abandonnait; et si forte devenait, en son cœur, la soif de se rapprocher de l’époux disparu, que, brusquement, elle quitta la fenêtre et, sans réfléchir, d’un élan instinctif, elle prit le large portefeuille que, jamais, elle ne laissait derrière elle; parce qu’il contenait les feuillets où, fidèle à une habitude de jeune fille, elle avait noté, au hasard de ses impressions, l’histoire de sa vie de femme.

Ainsi, elle pouvait, dans son désastre, retrouver les jours de joie qui, quelques années, avaient été sa part...

Mais avec quelle âme différente de son âme actuelle elle avait écrit ces pages!... Comme une petite sœur joyeusement frivole, lui apparaissait la jeune fille, même l’épouse amoureuse qu’elle avait été, et qui jamais ne serait plus...

Cette Mireille-là s’était effacée devant la Mireille écrasée, des premiers jours de la guerre; puis révoltée contre l’épreuve; la Mireille que dévorait l’incessante inquiétude qui la tenait éveillée des nuits entières et qu’elle avait pu supporter seulement en se donnant toute à une mission d’infirmière, acceptée à Pau où ses parents l’avaient entraînée, dans la panique de septembre 1914.

Mais ce qu’elle voulait éperdument, en sa veillée de souvenir, c’était retrouver Max vivant; le compagnon charmant avec lequel, pendant quatre années, elle avait savouré le goût grisant de leur bonheur...

Devant elle, sur la table à écrire, il y avait son image; celle d’un beau garçon, aux yeux rieurs et câlins, d’allure très élégante sous l’uniforme; l’air d’un être que la vie enchante, fort d’une foi insouciante dans l’avenir...

En bas du cadre était attachée la croix de guerre, remise à la jeune femme toute tachée par les éclaboussures de sang; et, devant le portrait, des fleurs, comme devant un autel...

Quand, jadis, ils s’étaient connus, elle n’était encore qu’une gamine tout près de ses seize ans,—lui en avait dix-neuf,—avec laquelle il faisait de gaies parties de tennis, de pêche; des promenades, durant les mois d’été où la villégiature de leurs deux familles sur une même plage, en des propriétés voisines, les rapprochait; comme l’hiver, la vie mondaine les réunissait très souvent.

Chaque jour, il s’éprenait davantage de sa délicieuse petite amie; et elle, si ignorante fût-elle encore de l’amour, sentait bien le rayonnement de cette flamme qui s’avivait près d’elle et pour elle.

Avant même qu’elle eût entendu les paroles d’aveu, elle avait compris la merveilleuse vérité; et son cœur de fillette était devenu un vrai cœur de femme, avide de donner autant que de recevoir.

Soudain, un soir de bal, alors qu’au lieu de danser ils s’étaient réfugiés, pour causer, dans un petit salon que le hasard faisait presque solitaire, il avait laissé son secret lui échapper, parce qu’il la voyait si exquise qu’il avait peur qu’un autre ne la lui enlevât.

Et elle avait répondu sans coquetterie, avec toute son âme.

Mais la sagesse de leurs familles les ayant déclarés «encore deux enfants», des mois avaient dû s’écouler avant que leur rêve pût se réaliser. Seulement quatre années avant la guerre avaient été unis «les deux gosses», comme familièrement les appelait M. Dabrovine.

Les doigts de Mireille tremblaient en ouvrant au hasard un cahier,—le premier... Et ses yeux tombèrent sur une date qui arrêta son regard.

11 mars.

Aujourd’hui mon anniversaire. J’ai dix-huit ans. Que suis-je à cette heure?

Extérieurement, une vive et rieuse créature, ardente à tous les plaisirs qu’elle goûte avec une avidité gourmande.

Tant et si bien, que beaucoup de gens ne se doutent guère qu’avec la même fougue, je m’intéresse à ce que je lis...—et tout ce que je peux, je le lis!—à ce qu’on m’apprend—et mon cerveau est insatiable!—à tout ce que je vois de beau, de curieux, de neuf pour mes ignorances de petite fille...

Il me semble que je suis bonne amie, pas trop médisante; intransigeante, je l’avoue, pour ce qui est sincérité, à un point gênant même; car je suis incapable d’articuler un mot qui n’est pas ma pensée vraie...

J’adore tout ce qui est art; mais je n’ai moi-même aucun talent digne de ce nom. La musique que je fais n’est bonne que pour moi-même. Je travaille ma voix seulement parce que j’ai reçu de mère la formelle promesse que jamais le public ne m’entendrait... Et le reste à l’avenant!... C’est un régal pour moi de me réciter des vers; et je suis sûre qu’alors, comme je les sens, je les dis bien. Mais je serais incapable d’en articuler à peu près convenablement, si je me savais écoutée.

Ce besoin que j’éprouve, si vif, de demeurer dans ma coquille, est-ce donc de l’égoïsme, comme mon grand frère Bernard le prétend? Pour me taquiner, j’espère. Mère me reproche de vivre «porte close». Pourtant, il me semble, qu’à tous, je me prête autant que je puis leur être bonne à quelque chose.

Mais, c’est vrai, je n’ouvre mon cœur qu’à de rares élus dont la tendresse m’y invite... Non, certes, par dédain ou résolution; mais parce qu’il m’est impossible de laisser pénétrer les passants dans le sanctuaire où vit, retirée, la vraie Mireille;—celle qui possède des trésors pour qui lui paraît les mériter.

Et ce quelqu’un est là, bien près... A l’aube de mes dix-huit ans, je l’aperçois, dressé en pleine lumière devant mon horizon,—l’ami de ma toute jeunesse. Qu’il me tende la main, et je laisse tomber la mienne; sans que, ainsi, j’obéisse à ma volonté, à ma sagesse, à un choix raisonné, je le comprends bien! Mais parce qu’il est Lui!

Ce qui me trouble un peu, c’est que je sais bien qu’il ne me connaît guère... Car, c’est étrange, je lui parle très peu de moi. Peut-être, un jour viendra, où, sur son désir, je lui ouvrirai, large, le sanctuaire dont il deviendra la divinité. Mais à cette heure, il ne soupçonne pas en moi, je m’en aperçois bien, une Mireille différente de sa rieuse petite amie; une Mireille plus mystique que pieuse, exigeante sur la valeur de ceux qu’elle aime, qui se reproche de ne pas valoir plus...

Si je lui confiais ce regret, il me répondrait tout de suite, je l’entends:

—Valoir plus!... Mais telle que vous êtes, pour moi, vous êtes l’élue.

C’est une chose étrange, mais j’ai la foi absolue qu’il nous sera donné d’être à jamais l’un à l’autre.

Et l’attente même de ce bonheur m’est une telle douceur, que, par moments, je me demande... stupidement! si le demain qui approche pourra être meilleur que mon présent...

14 mai.

Sagement, j’ai essayé de dormir, mais je ne peux pas!

Ce soir, il m’a dit: «Mireille, je vous aime trop pour attendre plus longtemps que vous deveniez mienne... Vous voulez bien, n’est-ce pas, que je vous demande à votre père? Mireille chérie, vous le savez, dites, que je vous adore...»

Je le savais... Mais que ç’a été bon de le lui entendre dire!

18 mai.

Il a parlé. Nous sommes fiancés. Et c’est divin!... Je n’ai même plus envie d’écrire mon bonheur. Il est en moi, dans mon cerveau, dans mon cœur, dans mon âme. Les mots l’abîmeraient en le racontant. Que c’est délicieux de vivre! Comment des pessimistes moroses osent-ils prétendre le contraire!...

Il y a cependant une ombre sur ma joie. Mère trouve absurde qu’on ait même l’idée de marier «des enfants» comme nous. C’est elle qui parle. «Quand tu auras vingt ans, répète-t-elle, il sera temps.»

Malgré ma belle confiance, j’ai un peu peur de ces déclarations, car maman ne fait jamais que ce qu’elle veut. Père la laisse agir tout comme il lui plaît. Elle sait si joliment s’arranger pour qu’il soit impossible de lui résister!

Heureusement, cette fois, père est en très bonnes dispositions à notre égard... J’espère bien fort en lui. Tout bas, je le supplie, avec la tendresse que je lui ai toujours vouée et qu’il me rend si profonde!... Alors je ne me tourmente pas trop!...

15 août.

J’avais bien raison de me fier à lui. Il a triomphé des objections et de la résistance de maman, qui, d’ailleurs, a été aussi influencée par Bernard dont l’opinion a beaucoup de poids sur elle... Mon cher grand frère, qu’il a donc bien plaidé la cause des «deux petits gosses», comme nous sommes décidément baptisés!

28 août.

Alors, c’est chose maintenant entendue. A l’automne, nous serons mariés. Encore deux mois d’attente! S’il n’y avait pas tant d’occupations qui nous absorbent, cette attente nous paraîtrait interminable.

Quand je pense qu’il y a eu un temps où je considérais le mariage tel une espèce de confrérie solennelle où, tout de même, il me semblait devoir être un peu effrayant de pénétrer... Et maintenant, je l’aperçois comme l’éden vers lequel tout mon cœur s’élance... Car j’y entre avec un compagnon si cher que nulle crainte ne pourra m’assaillir quand, pour y avancer, je sentirai ma main blottie dans la sienne, ferme et tendre...

Maman me saupoudre de bons conseils. J’écoute. J’ai l’air d’écouter, devrais-je dire pour être bien vraie; et je garde, enfermée en moi, la joie brûlante et grave qui m’illumine le cœur. Ses paroles bourdonnent à mes oreilles et n’arrivent pas à ma pensée où résonne une musique de fête dont la chanson me grise.

..............................

Mireille s’arrêta de lire... En cette veillée de deuil, c’était vraiment trop cruel de revoir les pages qui célébraient son jeune bonheur.

Et, comme elle se fût enfuie, elle tourna les feuillets... Puis d’autres encore... Mais, instinctivement, au passage, elle s’arrêtait à des notes brèves qu’elle avait griffonnées en cette période de sa vie où elle ne s’appartenait plus, vivant pour un seul être qui l’enivrait.

Oh! ces années de mariage, quand maintenant elle les regardait—quand elle avait le courage de les regarder!...—il lui semblait revoir un horizon splendidement lumineux, devant lequel Max et elle se mouvaient ainsi que jouent des enfants; avec le besoin de jouir de leur jeunesse jusqu’à en être grisés.

C’était le temps de leurs fugues d’amoureux, en voyage, à Paris; des incessantes parties carrées avec d’autres jeunes couples, leurs contemporains; des fantaisistes soirées dans les cabarets, les théâtricules de Montmartre; des continuelles sorties du soir, dans le monde, dont lui, bien plus qu’elle, avait l’insatiable goût.

Pendant ces quatre années, conduite, entraînée par son mari, elle s’était vue emportée dans une sorte d’étourdissante farandole où elle perdait la notion de la vie intérieure qui lui avait été si précieuse. Le mariage que lui révélait son jeune époux, avait éveillé en elle une ardente amoureuse, doublée d’une mondaine coquette.

Elle aussi, autant que ses amies, autant que sa mère, en était venue à prendre un très vif intérêt aux chiffons de toilette qui devaient, le mieux, mettre en valeur sa fine beauté que le bonheur faisait radieuse. Alors, il lui plaisait, non pas seulement pour son mari, mais aussi pour elle-même, d’être flatteusement remarquée partout où elle paraissait; frôlée par la flamme des convoitises dont elle s’amusait; d’être sacrée l’une des plus jolies femmes du Tout-Paris mondain.

Comment, de si peu, avait-elle pu faire sa richesse?... Comment lui avait-il suffi, cet amour de Max, capiteux et léger comme la mousse du Champagne,—jusqu’à l’heure où la guerre l’avait sacré et soudain élevé... Cet amour qui vivait, dans leurs deux cœurs, pêle-mêle avec tant de puérils soucis...

Lui, elle en avait l’intuition, ne le désirait pas autre. Il avait un tel besoin de plaisir et de mouvement!

Aussi, elle, avec la clairvoyance de son cœur plus profond, savait nécessaire de se montrer, pour lui, la femme qui ne pouvait lui en laisser souhaiter aucune autre.

Il le fallait... Il était si terriblement flirt! De-ci, de-là, elle retrouvait dans son journal, l’écho d’une impression jetée en elle par son attitude auprès de femmes qui, pour une raison ou une autre, retenaient son attention. Bien vite, elle avait vu qu’elle eût été aussi impuissante pour empêcher cela que pour arrêter le souffle qui dilatait sa poitrine d’homme de vingt ans.

Et, en elle, cette conviction avait sourdement insinué une déception qu’à peine, peut-être, elle s’était avouée... Pas plus que la sensation de vide qui, parfois, s’abattait sur elle dans le tourbillon de plaisirs où elle devait se mouvoir... Pas plus que son obscur regret que leur bonheur ne fût pas plus intime, moins différent de celui qu’elle avait rêvé dans la ferveur de ses dix-huit ans.

Une page portait la trace de cette préoccupation. Par hasard, elle venait sous ses yeux, datée du printemps de 1914.

Au début de mai, elle avait écrit:

4 mai.

Nous avons eu un hiver, puis un printemps si agités que, un peu fatiguée, sans doute, je suis devenue ridiculement nerveuse. Très vite, comme Max me le reproche avec une drôlerie gamine, à la moindre contrariété, je me montre crin. Ses flirts m’exaspèrent au lieu que j’en rie, comme d’ordinaire. Je m’irrite de ne pouvoir me délivrer des thés, parties, soirées... Je suis lancinée par une soif grandissante d’isolement avec Max et mon poussin.

J’ai essayé de taire ces fâcheuses dispositions. Mais, sans doute, je m’y suis mal prise; car, Max, stylé par mère, m’a envoyée chez notre médecin; lequel, malgré mes protestations, a jugé bon de m’ordonner une cure de repos à Fontainebleau. Je me suis révoltée. Max, sous l’influence de mère, a insisté, mis en branle son autorité conjugale. Et bref, vaincue,—sans regret vrai, même avec une sensation de délivrance...—je suis partie passer cette première semaine de mai à Fontainebleau, sous l’aile de mes parents, et avec mon petit, fou de joie de ce voyage.

Max, lui, n’est pas venu; ses fonctions chez son agent de change le retenant à Paris. Et, séparée de lui, je suis un corps sans âme, dans ce milieu étranger.

11 mai.

«Un corps sans âme», ai-je écrit ces jours-ci. Erreur que le temps qui fuit me révèle. Est-ce l’influence de la paix émanant de la belle forêt silencieuse, tout embaumée de verdure fraîche et chaude de soleil, qui, tout à coup, a ressuscité en moi l’âme de jadis. Une âme que j’avais oubliée... Une âme pensive qui cherche les profondeurs, consciente qu’il y a plus et mieux que la vie papillotante et vide!... à laquelle je m’abandonne depuis quatre ans.

Pendant mes flâneries solitaires dans les allées où, à travers le réseau des branches, le soleil lance des flèches de lumière, je me prends à réfléchir, comme je ne l’ai guère fait depuis quatre ans dans notre existence d’amour et de plaisir.

Ah! que cette atmosphère semble l’élément même de Max!

Quel appétit il a, dont je suis effrayée parfois, de savourer les multiples goûts de la vie!... Oui, effrayée!

Lui suffirai-je toujours?... En ce moment, j’en ai l’intuition décevante, il supporte aisément notre séparation pour laquelle il trouve force distractions... Alors que moi, sans sa présence, je sens mon cœur pareil à un enfant perdu dans un désert...

Oh! l’avoir, dans ce calme où nous serions l’un à l’autre, sans qu’il m’échappe, à tout moment, mon flirt époux. L’avoir ici, ce serait, pour moi, la réalisation d’un rêve divin...

Pour moi! Mais lui, mon Max, qui ne comprend la forêt que pour y chasser ou galoper à cheval, il trouverait vite insipides, je le crains, mes grandes allées désertes et soupirerait après l’asphalte de ses boulevards.

Ah! pourquoi donc ne suis-je pas... ne puis-je être comme lui? Pourquoi la sévérité involontaire et soudaine, avec laquelle je me prends à juger mon existence?... Pourquoi ce désir dont j’ai déjà entendu l’appel, d’une vie plus haute? Désir dont je suis presque épouvantée; car j’ai la conviction, qu’en cette période de notre jeunesse, Max, mon cher compagnon, ne le partagerait pas, ni même le comprendrait.

Je me souviens... Quelquefois, dans des instants de lassitude, il m’est arrivé de trahir mon impression sur l’emploi que nous faisons de nos heures. Il m’a regardée, si franchement stupéfait que, malgré moi, je me suis mise à rire... Et pourtant une espèce d’angoisse m’avait serré le cœur, de sentir combien sur certains points nous sommes loin l’un de l’autre...

Il m’a prise dans ses bras et m’a dit avec un effroi comique:

—Mireille, ma délicieuse Mireille, ne deviens pas une petite Minerve, je t’en supplie! Qu’est-ce que je ferais alors, moi, humble mortel, incapable de grimper, encore plus de me soutenir, sur les sommets!... Reste seulement une adorable amante, ma Mireille.

Il était si convaincu, sous son accent de badinage, que je n’ai pas insisté. J’avais bien compris que, à l’heure présente, il ne peut me donner un bonheur autre que celui qui m’est accordé depuis notre mariage,—le bonheur que j’avais souhaité d’ailleurs...

17 mai.

Max est arrivé à l’improviste. Et de cette surprise qu’il me faisait ainsi, tout mon cœur a bondi d’abord d’une joie folle et reconnaissante.

La première heure a été exquise; il était si tendre! Plus gravement que d’ordinaire. Ce n’était pas «l’amant» que je trouve presque toujours en lui, mais l’époux-ami qui cherche mon cœur; à qui ne suffit pas ce qu’il appelle ma beauté et que je lui abandonne comme son bien...

Et puis, je ne sais quelle bizarre impression, tout à coup, m’a troublé l’âme. Max n’était pas pareil à lui-même!

Alors qu’il me croyait distraite, je sentais ses yeux se poser longuement sur moi. Une ou deux fois, il a semblé prêt à me dire quelque chose... Tellement, que j’ai interrogé, sans réfléchir, d’instinct:

—Max, tu as une nouvelle à me confier?

Il m’a presque violemment attirée et, me caressant les cheveux,—nous étions assis seuls avec Jean, à l’orée de la forêt, mon chapeau jeté par terre, dans l’herbe...—il m’a répondu:

—Une nouvelle à te confier?... Non... Quelle idée as-tu là!... C’est à toi de me raconter ce que tu deviens, ici, Mireille chérie.

J’ai d’abord obéi, tant j’ai l’habitude de faire tout ce qu’il me demande. Mais soudain, interrompant le simple récit de mes journées à Fontainebleau, j’ai questionné à mon tour, sous une irrésistible impression:

—Max, à toi maintenant de me dire comment s’est passée la semaine, depuis ta dernière visite... Qui as-tu vu?... Où as-tu dîné?

Comment ai-je eu, si nette, la certitude d’une hésitation dans sa voix, d’une ombre sur ses traits?...

—Où j’ai dîné? Voyons... Lundi?... Ah! chez Maud qui, aimablement, m’avait recueilli, m’ayant rencontré dans la journée.

—Elle avait du monde?

—Non, c’était un dîner tout intime.

—Qui a été agréable?...

—Oui...

—C’est vrai, Maud est exquise.

Il ne me répond pas et regarde Jean qui trottine autour de nous.

Moi, je songe. Devant le regard de ma pensée, j’ai soudain l’image de Maud, ma jeune cousine «à la mode de Bretagne», comme disent les bonnes gens, mon amie d’enfance... Aujourd’hui, une étrange et capiteuse jeune femme qui, orpheline tout enfant, a été remarquablement mal élevée; gâtée à souhait par une grand’mère incapable de résister à son impérieuse petite volonté et, toujours malade, l’abandonnait à des institutrices de rencontre, sans cesse changées.

Père était son tuteur. De sorte que, bien malgré elle, maman qui l’observait, sévère et horrifiée, n’a pu m’empêcher de la voir; d’autant que la simple charité commandait d’aiguiller, le mieux possible, cette fougueuse petite créature qu’il était un devoir de ne pas abandonner.

Alors, ensemble, nous avons grandi, joué, travaillé, sous l’œil inquiet de maman. A dix-sept ans, en coup de tête, Maud a épousé un prince roumain qu’elle avait rencontré à Deauville, dans la colonie étrangère. Puis, après trois ans d’une union très orageuse, elle a obtenu la séparation; non pas le divorce, qu’elle ne souhaitait pas, car, jusqu’à nouvel ordre, il lui plaît de porter le titre de princesse Ypsilof. Depuis lors, il y a un an, elle vit seule, à sa guise; ayant dû, toutefois, sous l’énergique volonté de père, accepter un appartement dans l’hôtel de sa grand’mère. D’ailleurs, elle n’y séjourne guère; elle a la passion des voyages.

Je l’ai beaucoup vue aux premiers temps de mon mariage. Et, tout de suite, Max s’est occupé d’elle d’une façon qui, les jours où j’étais nerveuse, me donnait une sorte d’anxiété. C’est que je la sentais si bien une femme inquiétante et savoureuse, mon amorale petite amie qui ne connaît que son bon plaisir; si ardente pour le réaliser que, pas méchante certes! elle n’hésiterait pas à faire atrocement souffrir,—sans y penser!...—pour atteindre ce qui la tente...

Point jolie! disent les gens qui n’aiment que les beautés compréhensibles à tous... Mais si séduisante pour les connaisseurs, avec ses traits irréguliers, son teint de rose pâle, sa bouche un peu grande, ses lèvres un peu lourdes... Oui, mais d’un dessin délicieux; souples, caressantes, chaudes comme ses beaux yeux, longs et voilés.

En la sincérité de mon âme, je reconnais qu’il m’est de plus en plus désagréable que Max la voie... Surtout depuis que Pierre Ypsilof n’est plus là pour veiller sur son bien. C’est qu’aussi, Maud est si charmante avec Max!

Cette fois, donc, non seulement ils s’étaient rencontrés, mais il avait dîné chez elle... Moi, loin de lui... Par hasard, avaient-ils été seuls? Bizarrement, j’hésitais à interroger Max. Du bout de mon ombrelle, songeuse, je dessinais des arabesques fantaisistes sur la terre, blanche de soleil... Ai-je rêvé longtemps ou quelques minutes?... Je n’en sais rien... Tout à coup, une question sort de mes lèvres, sans que ma volonté l’ait permise:

—Qu’y avait-il, avec toi, chez Maud?

Il a un léger rire qui, illusion ou réalité, me paraît un peu forcé, et il baise mes doigts l’un après l’autre. Nous sommes toujours seuls dans le carrefour. Jean ne compte pas.

—J’espère que ma Mireille ne sera pas jalouse si, honnêtement, je lui raconte que j’ai dîné en tête à tête avec Maud qui n’avait aucun convive ce soir-là.

—Ah! vous étiez en tête à tête... C’est vrai, Maud ne craint pas pour sa réputation.

Je sens qu’à mon tour j’ai eu quelque chose de forcé dans l’accent. Mes yeux contemplent le lointain de l’allée qui fuit devant moi. Mais avec le regard de l’âme, je vois, dans la salle à manger que je connais bien, originale comme tout l’appartement, comme la maîtresse du logis elle-même, je vois Maud habillée ainsi qu’elle sait le faire, qui cause avec Max, qui lui sourit, qui l’enveloppe de la flamme caressante de ses yeux voilés.

Je la vois comme si elle était vraiment là, appuyant, du mouvement que je sais bien, son menton sur ses mains croisées où luisent les bagues; ses bras nus jusqu’au coude; leur pâleur veloutée faisant songer aux fleurs des magnolias...

Sans doute, le dîner fini, ils ont passé dans son petit salon, tout imprégné de cette senteur rare et violente dont elle-même est toujours enveloppée. Et il me semble qu’un étau me meurtrit le cœur. Pourtant je ne dis rien. Machinalement, je roule mon anneau de mariage autour de mon doigt...

Je ne regarde pas Max; et cependant, je vois que son visage est pensif. On dirait qu’il va parler; puis qu’il hésite à le faire...

Alors, encore une fois, les mots que j’ai déjà prononcés tout à l’heure m’échappent:

—Tu as quelque chose à me dire, Max?

Il secoue les épaules, ainsi qu’il laisserait tomber un fardeau; et il me caresse de son sourire câlin:

—Ce que j’aurais à te dire, si ce n’était une vérité trop connue de toi, mon amour, c’est que personne au monde ne vaut et ne peut être pour moi ma Mireille!

—Pas même Maud?

Les mots ont jailli à la façon d’un torrent qui culbute une digue. Heureusement, d’instinct, j’ai pu parler sur un ton tout naturel.

Max a un geste d’impatience... presque violent, sans souci de Jean qui, son petit nez en l’air, nous contemple bouche bée.

—Pourquoi parler de Maud?... Près de toi, elle n’existe pas!

Il est sincère, je le sens. Et cela m’est si bon que, soudain apaisée, je m’abandonne toute à la douceur de la certitude que son accent jette en moi. Il me semble qu’un poids est tombé de sur mon cœur qu’il oppressait. De nouveau, la forêt me paraît un éden enchanté, embaumé par la jeune verdure, le soleil, le bois gonflé de sève! Et je passe une journée incomparable. Mère est à Paris; et Fontainebleau est à nous deux, mon Max et moi... Le Max que je voudrais toujours trouver en lui!

Paris, 30 mai.

Tantôt j’ai rencontré Maud que je n’avais pas revue depuis mon retour de Fontainebleau. Et, à ma grande surprise, elle a eu, presque, le mouvement de continuer sa route, quoiqu’elle m’eût aperçue. Mais nous étions si près l’une de l’autre que, sans doute, elle s’est rendu compte qu’elle aurait ainsi un air de me fuir, tout à fait bizarre; et elle s’est arrêtée.

Elle était dans ses jours de beauté, sous sa capeline de paille; les yeux allongés par un cerne de bistre doré; sa peau laiteuse, à peine un peu rose aux joues, avivée par l’éclat sanglant des lèvres. Et je ne sais pourquoi, la pensée m’a traversé le cerveau que je n’aurais pas voulu que Max la vît ainsi.

Avait-elle ce visage quand, l’autre soir, il a dîné seul avec elle?... A cette interrogation, qui était soudain montée des profondeurs de mon âme, personne ne répondra, ni lui, ni elle... Je ne saurai jamais.

Et cet inconnu m’est pénible... Il est si aisément séduit, mon Max; et Maud n’est soucieuse que de son caprice. Elle le dit; et hélas! je crois que c’est vrai... De plus en plus, elle est incapable de renoncer à ce qui la tente...

Je sentais sur mes lèvres de folles et inutiles questions qu’un sursaut de raison m’a fait taire. Et j’ai remarqué simplement, me remettant à marcher près d’elle, car toutes deux nous suivions un instant la même direction:

—Tous les jours, Maud, j’attendais ta visite. Pourquoi donc m’as-tu délaissée? Tu étais sortie quand j’ai passé chez toi, après mon retour de Fontainebleau.

Elle a eu un geste d’épaules.

—J’ai été une vraie Benoiton, ces temps-ci! Tu le sais, il y a des périodes où la solitude me devient intolérable... Et aussi mon logis silencieux et vide... Dans ces moments-là, je n’ai plus qu’une idée, sortir, voir beaucoup de monde, pour ne pas penser!...

Sans réfléchir, inquiète pour elle, j’ai dit:

—Ma pauvre Maud!... Prends garde d’en venir ainsi à gâcher ta vie!...

—Qu’importe?... Et qu’est-ce que cela peut te faire, ce que je deviendrai!

—Maud, tu es mon amie, la chère petite amie de mon enfance... Je ne pourrais accepter que tu sois malheureuse par ta faute!

Elle a eu un tressaillement si vif que j’en suis restée stupéfaite. Son visage était devenu couleur de neige; même les lèvres avaient perdu leur éclat. La voix assombrie, elle a murmuré avec une sorte d’amertume railleuse:

—Tu es trop bonne, Mireille! Ne t’occupe pas de moi, cela vaudra mieux pour nous deux. Laisse-moi gaspiller ma vie comme je l’entends et comme je peux. Au revoir!

Nous étions au bout de la rue. Elle ne m’a pas même tendu la main; et, détournée brusquement, elle a traversé la chaussée.

Depuis ce jour-là, je ne l’ai pas revue. J’en ai fait l’observation à Max qui m’a répondu d’un ton bref et impatient:

—Ne t’inquiète pas d’elle!... Ce n’est pas une société pour toi.

Je l’ai regardé, presque indignée:

—Max, tu sais bien qu’elle est mon amie de toujours! Je ne pourrais l’oublier, même si elle me délaissait!

—Ne l’oublie pas, soit... Mais ne la mêle pas à ta vie! A l’heure actuelle, étant données vos situations réciproques, il est préférable que vous ne vous voyiez pas... Du moins, que ce soit aussi peu que possible!

Le ton de Max, sa décision, m’étaient incompréhensibles. Mais son accent était si absolu que, habituée à toujours lui obéir, je ne discute pas—pour l’instant, du moins—sa déclaration imprévue.

Lui, d’ailleurs, n’insiste pas. Et, à son exemple, je me tais sur cette situation nouvelle qu’il prétend établir entre Maud et moi.

Mais, pas une seconde je n’ai eu la pensée que je pourrais, sans plus de motifs, abandonner cette amie qui m’est chère, telle qu’elle est, avec ses défauts et son charme capricieux.

6 juin.

Ah! qu’elle est bien tombée dans le passé, ma douce vie de Fontainebleau, si paisible...

Pour suivre Max, j’ai repris rang dans la farandole mondaine qui nous entraîne, sans repos, vers la clôture de notre saison.

Ensuite, vont venir les villégiatures d’été, Deauville, les chasses; toujours en société nombreuse et trépidante, hélas!

Comme il me hante, ce désir d’une existence autre qui s’est insinué en moi si impérieusement. Je n’en dis plus rien à Max, toujours très satisfait de notre sort. Et sans doute, il a raison. Est-ce que je deviendrais misanthrope?... Pourquoi est-ce que je me replie ainsi sur moi-même et recommence à vivre en dedans, comme au temps où j’étais jeune fille?...

Il ne faudrait pas cela. Mon devoir, il me semble, pour le présent, du moins, est d’être telle que Max le souhaite; de le suivre dans le tourbillon pour qu’il ne m’échappe pas, mon cher, mon brillant époux, trop adulé par toutes les femmes qui ont l’intuition du pouvoir qu’elles possèdent sur lui.

Peut-être, après tout, les années passant, il éprouvera aussi la fatigue du vide où nous nous agitons. Peut-être, aussi, est-ce à moi de l’amener à désirer plus de la vie...

Mais que ce sera difficile!... Nous avons, je le comprends, maintenant, des natures tellement différentes... Chaque jour m’en donne une conscience plus profonde. Et c’est triste!

Ah! je ne veux plus penser à cela! Il me faut, comme Max, être convaincue que notre vie doit être une charmante et amoureuse aventure. Rien de plus!

29 juin.

Suis-je moins gaie que jadis?... Père, qui était venu me faire une petite visite, a interrogé, parce qu’il m’avait vue tressaillir à son entrée, ramenée d’une vague songerie:

—Quelle mine grave tu avais, Mireille, quand je suis arrivé! Est-ce que quelque chose te tourmente?

—Non, père, rien du tout... Mais c’est vous plutôt qui, ces jours-ci, je l’ai bien remarqué, avez l’air soucieux... Un air que vous n’avez pas d’ordinaire. Je ne voudrais pas être indiscrète. Mais vous n’avez pas d’ennui, n’est-ce pas?

Père m’a rassurée avec un bon sourire:

—Une préoccupation tout au plus, mon enfant. Une préoccupation politique.

J’ai ouvert de grandes prunelles, un peu effarées. La politique! Qu’est-ce que cela peut bien faire à père qui est tout à ses travaux du Conseil d’État...

Et j’écoute, sans comprendre, le pourquoi de son inquiétude.

—J’ai très peur que le conflit actuel entre les puissances n’amène...

—Quoi donc, père?

Ma question est un peu distraite, car, les yeux dans la glace, je relève une petite mèche qui frise sur ma nuque.

—...n’amène la guerre.

Je le regarde, stupéfaite, comme si je venais d’entendre un mot vide de sens. Je ne lis guère les journaux et Max ne m’a rien raconté.

Est-ce que vraiment, dans notre siècle civilisé, les hommes peuvent encore songer à vider leurs différends comme des brutes ou des sauvages?

—Père, que dites-vous là? C’est impossible, la guerre, de notre temps!... On en parle. Oui... Toujours! Mais jamais elle n’éclate. Tant de fois, déjà, il en a été question. Ce sera encore de même.

Père me contemple, je le devine, comme un bébé qui jase à tort et à travers; et il y a, cette fois, une indulgence ironique dans son sourire:

—Souhaitons que tu voies juste, enfant; car le conflit serait épouvantable. Et quel bouleversement pour tant d’êtres!

Je tressaille; les paroles de père m’ont atteinte en plein cœur, déchirant ma naïve quiétude. J’ai compris, chez lui, tant de grave anxiété...

La guerre! Max partirait! Et aussi Bernard!... Et tant d’autres, des amis, des étrangers...

En torrent, la vision surgit en moi. Mon visage a dû changer; car père met tendrement la main sur mes cheveux.

—Allons, enfant, ne vous troublez pas ainsi. Rien n’est sûr, chérie. Je t’ai parlé de mon souci, seulement parce que tu t’en étais aperçue et m’as interrogé... Aussi parce que je pense préférable que les gens soient avertis d’un danger possible... Surtout les heureuses petites femmes! afin qu’elles soient un peu préparées à la secousse qui pourrait les atteindre...

—Oui... oui, père...

Nous avons parlé d’autre chose.

Mais l’horrible crainte ne me quitte plus. Le soir, j’en ai dit quelques mots à Max qui, pour toute réponse, a répliqué allégrement:

—Mon amour, laisse donc la politique en paix et ne t’agite pas. Les diplomates arrangeront tout cela. Sois sans crainte! C’est leur métier.

Et comme nous allions dîner à Armenonville avec les de Permes, il a fini:

—Tu es prête, mon petit? Dieu! que tu es jolie ce soir!...

12 juillet.

Jamais je n’ai tant lu de journaux et avec un pareil intérêt...

Père ne me dit plus rien. Maman ne paraît pas du tout tourmentée par cette idée de guerre et organise paisiblement son été. Bernard, à qui j’ai laissé voir mon inquiétude, s’est exclamé:

—La guerre?... Tout est possible!... Eh bien! ce serait très intéressant, la guerre! Cette fois, j’espère bien que nous arriverions à flanquer une bonne pile aux Allemands... Quel délice!

..............................

Mireille, qui lisait avec toute son âme, releva un peu la tête, regardant autour d’elle, comme si elle allait, tant ces pages ressuscitaient le passé, revoir la chambre de jadis où elle avait écrit les dernières lignes qu’elle venait de lire,—la chambre toute parfumée par leur amour.

Son cœur battait à larges coups devant cette évocation des jours disparus. Instinctivement, elle joignit les mains; en elle, criait l’angoisse des heures précédant celle où avait éclaté l’épouvantable crise.

Quelques lignes seulement la mentionnaient:

31 juillet.

C’est la guerre! Et il part, mon Max bien-aimé... Comme partent Bernard et tous les autres. Le cauchemar est devenu une réalité...

4 août.

Alors, c’est bien vrai! Il est parti. Mon cœur s’est brisé, et cependant je vis... Il est parti avec le même entrain qui l’animait quand nous nous mettions en route pour Saint-Moritz ou Chamonix, au temps des sports d’hiver.

Après les instants affreux des préparatifs de départ, j’ai senti, une dernière fois, aux mortelles minutes de l’adieu, ses baisers caresser mon visage, mes cheveux, mes yeux, lourds de larmes que je ne voulais pas verser, mes lèvres que je ne pouvais détacher des siennes. Il avait l’air si sûr de la brièveté de la tempête que sa présence me soutenait. Un moment, j’ai cru vraiment que, bientôt, il reviendrait, comme il me l’a répété tant de fois.

—Une promenade de six semaines! Ne t’affole pas! chérie... C’est charmant pour nous de connaître, pendant quelque temps, une existence nouvelle relevée par une certaine saveur de danger... Cela me changera agréablement des financiers et de la Bourse!

Et qu’il était joyeusement convaincu, en me disant cela!

Mais depuis qu’il est loin, la confiance qui me galvanisait s’est évanouie en une poussière que la terrible tourmente emporte.

6 août.

Pas une dépêche. Pas un mot. Oh! ne rien savoir de lui! Quel supplice de toutes les secondes... Où est-il?... Que lui arrive-t-il?... Quatre jours, déjà, depuis qu’il est parti... Si gai! Il y avait en lui une bravoure joyeuse que je ne soupçonnais pas et dont je suis fière, dans ma peine; une sorte de curiosité pour cette vie inconnue qui s’ouvrait devant lui; un oubli absolu du danger, de la mort qui, désormais, va rôder autour de lui...

Ah! Dieu, à cette heure, je l’aime comme jamais, peut-être, je ne l’ai tant aimé!...

8 août.

Rien encore. Comment est-ce que je peux résister à l’angoisse qui me torture jour et nuit? Dans notre home, désert sans lui, je me meus, l’esprit supplicié par la vision des jours finis, de notre dernière semaine d’insouciance, si proche... Et pourtant, déjà si effroyablement lointaine!

Est-il possible qu’il y ait seulement quinze jours que nous vivions grisés par notre bonheur au point de ne pas croire à l’orage qui montait... Quinze jours seulement que nous dînions à Saint-Germain, avec des amis aussi peu inquiets que nous-mêmes. Quinze jours que nous sommes restés tard à écouter les tziganes dans un jardin qui embaumait les roses... Quinze jours que, pendant notre retour en auto, à travers la belle nuit d’été, Max se montrait si amoureux que, pour le taquiner, je prétendais qu’il allait nous faire arrêter par quelque agent pudique.

Et puis, sur notre puérile sécurité, la catastrophe s’est abattue...

Les souvenirs de cette soirée me déchirent. Tantôt, quand je suis entrée dans la lingerie, chercher de la toile pour les ambulances, ma femme de chambre, justement, rangeait la robe de linon que je portais ce soir-là... Je me suis enfuie pour ne pas voir ces dentelles, ce corsage que Max a touchés...

10 août.

Toujours rien! Les journaux parlent de combats sanglants, s’appliquent à faire des phrases fortifiantes.

Qui peut les croire?...

Notre propriété d’enfance en Lorraine doit, maintenant, être la proie des Boches!

Père essaie de me réconforter. Mère est compatissante. Mais elle pense surtout à Bernard, pour qui elle tremble comme moi pour Max.

Où es-tu, Max, mon Max? Ah! quelle incessante prière supplie dans mon cœur déchiré!

14 août.

Enfin! enfin! quelques lignes griffonnées sur le pilier brisé d’une église, dans un village en ruines, encore tout fumant de l’incendie. Mais un mot vaillant; si j’osais, je penserais, presque allègre. Max se bat avec une sorte d’ivresse.

Il m’écrit des choses délicieuses:

 

«Mon amour, à toute heure je vais te retrouver... Pour mieux dire, je suis toujours avec toi. Tu ne te doutais guère, ma Mireille chérie, que tu assistais ainsi—puisque partout j’emporte ton souvenir—à de terribles scènes, que tu entrais dans de pauvres villages éventrés, calcinés, labourés par les obus. O mon cher amour, quand nous prononcions le mot de «guerre», nous ne pouvions nous imaginer ce que c’est atroce et splendide, la guerre! Tout ensemble, je suis passionnément intéressé et horrifié... Quels spectacles épouvantables, sublimes, je suis amené à contempler!

«Mais aussi, il me semble que l’atmosphère de danger dans laquelle je suis jeté décuple mon intensité de vie!

«Mireille, je t’adore...»

15 août.

Mère veut absolument quitter Paris et ne prétend pas me laisser derrière elle, seule avec Jean.

Et moi, je n’ai qu’un désir, demeurer dans mon foyer dévasté où, partout, je retrouve l’image de Max. Ainsi, je suis moins séparée de lui. Là, il me semble que les chères nouvelles doivent m’arriver plus vite. Ah! cette attente des lettres, d’une dépêche qui ne vient pas... Du matin au soir, j’espère follement,—stupidement!—même contre toute possibilité.

Est-ce que jamais je redeviendrai, je pourrai redevenir la femme que j’ai été jusqu’à ce terrible 1ᵉʳ août? Quelque chose est mort en mon âme. Ma foi au bonheur... La confiance que je n’avais qu’à marcher dans la vie, tout droit devant moi, dans le beau chemin qui s’offrait, blottie contre Max et regardant grandir mon tout petit.

J’existe aujourd’hui avec l’impression que, soudain, mon cœur a été brutalement précipité dans un gouffre où il gît, blessé à ce point, que ses battements me sont une torture.

Ah! je les connais maintenant, le déchirement de la séparation, le supplice de l’incertitude!

..............................

Mireille tourna des pages et encore des pages. Ce n’était pas sa propre peine qu’elle voulait retrouver. C’était Max qu’elle prétendait évoquer un instant pour tromper la soif de sa présence.

Au passage, elle lut, sans s’arrêter, une ligne:

«Nous voici à Pau.»

Pau... Ce nom réveillait la vision de la belle ville riante, où sa mère s’était vite créé une existence telle que d’ordinaire, durant les villégiatures d’été; réunissant autour d’elle le cercle de ses relations transplantées aussi à Pau, par la tempête.

Elle, devenue farouche sous l’étreinte de son tourment, vivait à part, repliée sur elle-même; moralement étrangère à sa mère qui, malgré l’inquiétude pour Bernard, pouvait recevoir, offrir des thés sous couleur de travail pour les blessés, assister à des concerts de charité au profit des soldats. Ce semblant de vie mondaine la révoltait; et, avec passion, elle se donnait à sa mission d’infirmière qui, seule, l’aidait à supporter les heures de terrible anxiété.

Et puis, les froids de l’hiver passés, Mᵐᵉ Dabrovine avait voulu revenir à Paris; et, comme d’ordinaire, son mari avait cédé à son désir, manifesté avec la bonne grâce dont elle était coutumière, mais aussi sa tenace volonté de femme toujours gâtée.

Mireille, indifférente à tout ce qui n’était pas la lutte épouvantable, avait suivi, passive. A peine elle était de retour, une dépêche lui arrivait. Max avait été blessé; légèrement, disait-il. Il était évacué sur son Dépôt de Bretagne, et lui demandait de venir.

Instinctivement, elle chercha les pages où elle avait noté cette première étape vers le calvaire gravi un peu plus tard.

2 mars.

Quelques lignes de Max: «Chérie, j’ai été égratigné par une balle; rien de sérieux, je te le jure. J’ai été pansé, soigné à l’ambulance du front; maintenant je suis expédié à mon Dépôt. Je t’y attends, ma Mireille... Oh! que cela va être délicieux de nous retrouver!»

Je pars ce soir. Maman est à Nice. Mais tant pis! je laisse Jean à son Anglaise qui est une excellente fille, très sérieuse, et je prie ma belle-mère de veiller sur mon petit. La pauvre femme était bouleversée de la nouvelle, voulait partir avec moi et n’osait quitter son mari très souffrant de rhumatismes et bien exigeant...

Je pars seule.

5 mars.

Une hâte folle m’a jetée bien trop tôt à la gare. Il m’a fallu attendre un train. C’était une torture. Enfin je suis partie!

Dans la nuit, j’étais à Nantes où, de nouveau, j’ai dû connaître le supplice de l’attente; car le train de correspondance était deux heures plus tard. Mais cette fois, le contre-temps a été providentiel.

Incapable de dormir, j’arpentais le quai encombré, contemplant,—avec quels regards de pitié et de fraternité!—la foule des poilus qui dormaient écroulés sur l’asphalte, sur les bancs, accroupis le long des murs; ou bien, devisaient assis sur leur musette; ou encore, fumaient en silence. A quelques-uns, moi si sauvage, je parlais, avide d’apprendre tout ce qui touche à la lutte dont l’écho résonne sans trêve dans mon âme.

Et puis, soudain, un grondement de machine, sous la toiture vitrée.

Un mouvement d’employés, de gens de toute sorte qui se précipitent, une exclamation dans toutes les bouches:

—Un train de blessés!

Je m’approche, comme tous.

Par les fenêtres ouvertes, j’aperçois les malheureux, allongés sur les couchettes de souffrance, les moins atteints, sur les bancs. Le train s’arrête.

Machinalement, je regardais toujours, tremblante de compassion et d’angoisse. Mes yeux s’attachent sur un wagon qui s’immobilise devant moi. Dans le cadre de la fenêtre, une tête pâle se penche, où luisent des yeux de fièvre.

Et soudain, un cri vient à moi, qui me secoue tout entière:

—Mireille!... Oh! Mireille! C’est toi!...

Qui m’appelle ainsi? Et avec cette voix! Je ne peux pas me tromper, c’est la voix de Max!... Je regarde autour de moi, éperdue, cherchant où il est, mon bien-aimé... Et, de nouveau, la voix répète:

—Mireille, je ne rêve sûrement pas... C’est bien toi! Pourquoi n’approches-tu pas?

Celui qui m’appelle, je le vois maintenant. C’est le pâle blessé du wagon. Et soudain, avec un sursaut de tout mon être, je comprends... Ce misérable au visage terreux, qui a une mine de vagabond, c’est lui, mon beau Max, dont j’étais si fière; tellement changé que j’ai pu ne pas le reconnaître; c’est le fantôme du brillant soldat qui m’a quittée il y a huit mois.

Comme une folle, j’ouvre la portière, arrachant ma peau à la poignée; je m’élance sur les degrés. Et alors, dans un même élan, nous nous étreignons, oublieux complètement du lieu où nous sommes, de ceux qui nous entourent, qui nous regardent... Et nous sanglotons tous les deux comme des bébés... Lui aussi, mon vaillant mari...

Ma tête est cachée sur son épaule. Je demeure serrée contre lui, ma main crispée sur sa capote sans couleur. Je n’entends que sa voix brisée qui me répète:

—Mon amour!... Ma Mireille!... Oh! te retrouver!

Ses baisers brûlent mon visage. Je ne pense pas qu’il y a autour de nous d’autres blessés qui nous voient. Je n’ai conscience que de sa chère présence soudain retrouvée.

Combien de temps, de minutes, de secondes, restons-nous ainsi, je n’en sais rien. J’ai oublié tout ce qui n’est pas lui!

Mais un employé arrive pour fermer la portière.

—Madame, madame, descendez, le train va partir!

—Va, bien-aimée... Demain, nous allons nous retrouver.

Demain! Il faut cette perspective divine pour que je me résigne à desserrer mes bras, noués autour de son cou.

Je relève la tête. Je revois la chère figure amaigrie, souriante, amoureuse comme en nos meilleurs jours. J’aperçois les camarades qui, autour de lui, nous regardent avec de bonnes faces attendries; l’employé, brave homme et curieux; la gare, dans la nuit que troue, brutalement, la clarté dure des globes électriques. Et après un dernier baiser, je saute à terre.

Mais je reste sur le quai, insatiable de contempler mon pauvre bien-aimé jusqu’au moment où le train s’ébranlant, je ne peux plus distinguer, dans l’ombre où il s’enfonce, le visage chéri qui me souriait.

A-t-il dû souffrir, pour être à ce point méconnaissable!

..............................

De grosses larmes tombaient des yeux de Mireille sur le papier où revivait cette heure poignante.

Ensuite, étaient notés les souvenirs des jours qui avaient suivi la rencontre imprévue. Car le lendemain même, en effet, ils s’étaient rejoints pour plusieurs semaines.

Et ces semaines-là avaient été les meilleures, lui semblait-il, qu’elle eût connues depuis son mariage. Il n’y avait plus le monde pour les distraire l’un de l’autre. Max, cette fois, était tout à elle. Et une sorte d’ivresse, tragique et forte, naissait de la conscience de ce qu’était fugitif, ce rapprochement après tant de mois de séparation!

Et puis, il y avait eu le congé de convalescence qu’ils avaient passé à pérégriner en Bretagne, quand le printemps fleurissait les routes, colorant de bleu pâle le doux ciel mélancoliquement gris. Il y avait eu, avant le retour au front, leur séjour dans le petit pays où il était encore au Dépôt.

Comme ils avaient été heureux et gais, campés dans la ferme dont la plus belle chambre avait été abandonnée à la «jeune dame de Paris» que servait allégrement la fille aînée, une gamine de dix-sept ans, Marie-Anik, très bavarde, vivement intéressée paf les robes de sa passagère maîtresse, par ses bibelots de toilette, ses recherches de femme élégante qui la plongeaient dans une admiration enthousiaste. Fiancée à un garçon parti lui aussi, elle attendait ardemment son retour, tourmentant son père pour être mariée à la plus prochaine permission, parce que, expliquait-elle à Mireille, sa belle robe, toute prête à la déclaration de guerre, ne serait plus à la mode si elle ne se pressait pas de la porter.

Et, au hasard, Mireille continuait à lire.

2 avril.

Marie-Anik nous observe, Max et moi, avec une curiosité jalouse et drôle, où il y a cependant une sympathie vraie.

Ce matin, regardant Max qui s’éloignait à travers la place, elle s’est écriée:

—Madame, votre homme est aussi beau que le mien!

Elle est très flattée de ce que Max lui fait un doigt de cour; parce qu’il lui est impossible d’agir autrement avec une femme qui n’est pas un monstre. Or, Marie-Anik est fraîche autant qu’une fleur d’églantine.

Aussi, elle nous entoure de prévenances, à sa façon, tenant à nous servir elle-même, au lieu de laisser faire la grosse fille qui la seconde dans les travaux de la ferme, sous l’œil aigu de son père.

Nous mangeons une cuisine déconcertante, plutôt primitive, dont la variété est absente... Ce qui fait un peu soupirer mon gourmet de mari. Alors, je fouille dans mes souvenirs de fillette, du temps où, aux vacances, nous nous amusions à cuisiner. Je rassemble mes rudimentaires connaissances en pâtisserie; et, grâce à un livre que j’ai pu faire venir de la ville voisine, je risque des essais d’entremets, plus ou moins couronnés de succès, qui sont pourtant croqués de bon appétit par mon beau lieutenant. Il nous semble être des gamins faisant la dînette et nous nous amusons comme tels!

Ah! qu’elle est exquise, cette halte imprévue que le ciel nous accorde dans notre marche vers l’avenir,—si cruelle depuis quelques mois.

Dans ce petit pays perdu, enfin, enfin! je trouve la vie d’intimité absolue que j’ai tant désirée... Pas de visites!... Pas de belles dames qui excitent ou accaparent l’attention de mon fringant seigneur et maître!

Moi seule, pour lui. Aussi Dieu sait—et Il ne m’en tiendra certes pas rigueur!—quelle débauche de coquetterie pour lui paraître aussi séduisante que si mon bonheur dépendait de ces fragiles succès. J’en arrive à être ravie de la flatteuse admiration de ses camarades qui me traitent en souveraine; car je me trouve être ici unique en mon espèce.

En dehors de quelques heures de service, Max est libre. Alors, selon notre fantaisie, ou bien nous demeurons dans notre humble chambre, ou nous allons vagabonder à travers les sentiers qui embaument le printemps. Nous gagnons la mer très proche; ou encore, juchés sur nos bicyclettes, nous filons, ivres de grand air, sur la route allongée entre les marais salants dont la senteur imprègne la brise.

Les soirs de brume ou de pluie, nous lisons à la clarté de notre lampe, quand nous ne causons pas intarissablement; lui, comme moi, avide des plus petits détails qu’ont enfermés les horribles jours de notre séparation. Souvent nos questions se heurtent, pareilles à des voyageuses, lancées par une hâte fiévreuse.

Maintenant, moralement, nous nous sommes repris; car, chose que je n’avais pas prévue, les derniers mois, tout autrement remplis que ceux d’autrefois, nous ont fait des âmes nouvelles, qui, pour chacun de nous, étaient une inconnue.

Plus encore que Max, j’ai changé, je crois. La terrible secousse m’a arrachée à l’enchantement dans lequel je vivais. On dirait que s’est déchiré un voile éblouissant qui me cachait la réalité.

Mais lui non plus, Max, n’est plus tout à fait le même. Lui aussi a éprouvé le tragique réveil. Tout d’abord, il m’a semblé mûri, à ce point que, moralement, je ne le retrouvais plus; de même que j’avais pu ne pas le reconnaître, avec son visage de misère. Et puis, à la lumière de notre amour, comme nous nous sommes bien rapprochés! redevenus «les deux gosses qui s’adorent», comme disait père, tendrement moqueur.

Pour un instant, nous sommes si heureux que je puis oublier combien ces jours bénis sont fugitifs... Je puis oublier que, bientôt, Max me sera repris, rejeté dans l’effroyable tempête... Je puis oublier qu’en ce moment il y a de jeunes hommes pareils à lui qui vivent sous l’incessante menace du danger... qui tombent frappés... Que des femmes subissent le tourment que j’ai connu, que je vais retrouver... Que l’horrible guerre crache toujours ses obus...

Vraiment, il me faut la volonté de me souvenir pour que je le croie, quand nous sommes, le soir, dans notre jardinet, à contempler la nuit criblée d’étoiles. Moi, serrée contre lui, comme la nuit pour dormir; sur son épaule, ma tête qu’il soulève avec une impérieuse douceur, afin que nos lèvres se touchent...

..............................

Et puis, tout à coup, était arrivé l’ordre du départ. Alors bravement, sans une plainte, elle avait accepté l’inévitable.

Pour un an encore, il devait lui être laissé. Et l’automne revenu, elle avait accompli l’audacieuse équipée de l’aller voir, en dépit des impitoyables interdictions. Mais il y avait tant de mois qu’ils étaient de nouveau séparés, qu’elle était prête à tout risquer pour le retrouver un instant.

Le 3 octobre, elle avait raconté:

«Ce matin une lettre bizarre, tellement incompréhensible, au premier abord, que mes yeux se sont instinctivement reportés sur l’adresse, pour voir si la missive m’était bien adressée:

«Ma chère cousine,

«Voilà déjà quelque temps que notre grand’mère est décédée; et il n’est pas trop tôt pour que nous arrêtions les affaires de sa succession. Pourriez-vous venir jusqu’à X... (ici, le nom du village que je dois taire scrupuleusement), pour arranger toutes les questions avec le notaire, la semaine prochaine? Si oui, je vous attends jeudi. Envoyez-moi réponse. Je vous adresse toutes mes amitiés.

«Votre cousine,

«Charlotte Plichon

Nom inconnu. Cousine inconnue. Aucune grand’mère décédée. Alors?... Alors, après la première minute de surprise, j’ai compris. Cette lettre est due à des combinaisons machiavéliques de Max pour que j’aille le trouver dans la zone prohibée. Avant de répondre à ma mystérieuse cousine, j’ai communiqué sa lettre à Max. J’avais bien deviné. Il en est l’instigateur. Un de ses camarades est marié à X... Sa femme y est née, y habite et jouit d’un sauf-conduit pour aller, autant qu’elle en a besoin, à la grande ville proche de X... J’en tais également le nom. Ce sauf-conduit, elle veut bien me le prêter. Il me sera apporté à... où je dois me trouver jeudi, à trois heures, chez une autre cousine également inconnue, Mˡˡᵉ Duval. Là, toutes les instructions nécessaires me seront données par un émissaire très sûr.

Est-ce que je rêve?... Je le croirais si les lettres n’étaient là, devant moi. En silence, le cœur palpitant de bonheur, je fais mes préparatifs pour cette fugue merveilleuse.

Mon Dieu! pourvu qu’elle puisse s’accomplir!... Ce serait si beau que je n’ose espérer la voir réalisée!

8 octobre.

Et elle s’est accomplie... Déjà, elle est finie. Et pour la revivre, je veux en noter tous les détails. Plus tard, avec Max, ce sera amusant de les relire!

..............................

C’était seule qu’elle les relisait, dans le chemin de croix qu’elle voulait refaire, en cette soirée, pour se rapprocher de l’éternel absent.

Le cœur déchiré, elle lisait la fin de ce cahier dont il était l’âme. Ceux qu’elle avait écrits après sa disparition, ceux qui racontaient cette disparition, elle ne les ouvrait jamais. Ce serait pour plus tard, quand les enfants voudraient tout savoir du père que le pays leur avait pris.

Et elle lut encore:

 

Donc, jeudi matin, sous des rafales de pluie et de vent, je suis partie radieuse, après avoir confié Jean à sa grand’mère; et ma personne ornée de mon mieux, en ma tenue de voyageuse, pour satisfaire le goût difficile de mon cher seigneur.

Je suis arrivée à... vers midi. Pour occuper mon attente, je me suis engouffrée dans le Buffet, à cette fin de déjeuner. Mais, que dans cette ville de militaires il est donc difficile à une pauvre petite femme isolée de passer son chemin inaperçue! Prudemment, je me suis mise sous la protection de la dame du Buffet, en m’asseyant à une table près d’elle. Malgré la cuirasse de gravité, étroitement endossée, je voyais converger vers moi des regards français, américains, canadiens, australiens, voire même hindous...

Grâce, je veux l’espérer, à mon air digne, j’ai pu vite dévorer sans encombre ma pitance; et pour attendre l’heure du rendez-vous, je m’en suis allée arpenter, entre deux averses, la ville fourmillante d’uniformes dont les propriétaires ne se montraient que trop disposés à emboîter le pas derrière la promeneuse solitaire. Faut-il qu’ils soient privés de femmes, les pauvres!

Enfin! ma montre m’a annoncé que l’heure était venue d’aller chez ma première cousine, Mˡˡᵉ Céline Duval. Je me suis fait indiquer la rue par un boucher respectable. Et à trois heures juste, je pénétrais dans un humble magasin de modes, au fond duquel travaillait une grosse dame, à face rubiconde et souriante.

Elle s’est élancée, me prenant pour une cliente. Je me suis nommée. Alors, le rose de ses joues s’est accentué tandis qu’elle s’exclamait:

—Bien, madame!... Bien, madame! M. le Major est déjà là qui vous attend dans la salle à manger.

Avec empressement, elle ouvrait la porte, et je me suis trouvée face à face avec un camarade de Max, le docteur Arnoud.

—Comment, vous, docteur?

—Madame, je viens vous chercher pour vous introduire dans la place, sans aventure, j’espère. Mais je vous avertis que nous risquons un jeu périlleux.

Il en a l’air si ému que je le considère, saisie, un peu inquiète pour le succès de mon équipée, quoique je le sache très timide, de son naturel; ce qui, jadis, lui faisait faire bien des bévues dont nous nous amusions, Max et moi, comme des enfants. Et je dis, sans conviction d’ailleurs:

—Docteur, je ne voudrais pas vous attirer d’ennuis...

Heureusement il est résolu, autant qu’il peut l’être:

—Madame, nous allons faire de notre mieux pour qu’il n’arrive rien ni à vous, ni à Noris, ni à moi-même! Donc, écoutez-moi bien. Voici le sauf-conduit de Mᵐᵉ Plichon. Et maintenant, souvenez-vous toujours que vous n’êtes plus que Mᵐᵉ Charlotte Plichon, couturière à X... Ce sauf-conduit, vous aurez à le montrer au gendarme qui, à l’arrivée du train, examinera le laissez-passer. Mᵐᵉ Plichon est de votre taille, les silhouettes se ressemblent; la gare est à peine éclairée. Si vous voulez bien mettre un voile épais, tout ira, je pense. Seulement, nous ne voyagerons pas ensemble pour éviter toute indiscrétion. Je me mettrai dans le compartiment voisin du vôtre, ainsi vous ne vous sentirez pas seule.

Je hausse les épaules. De quoi pourrais-je bien avoir peur, si ce n’est de ne pas arriver jusqu’à Max!

Et combien sincère, je réponds:

—Ne vous préoccupez pas de moi, docteur. Faites ce qui doit être. Et je m’arrangerai toujours.

Il a l’air tout réconforté par mon assurance et m’explique:

—Nous prenons le train à cinq heures et demie seulement; car il est plus prudent d’arriver à la nuit. Voulez-vous que nous nous promenions dans...?

—Docteur, depuis le déjeuner je me promène. Mais voici l’heure du thé. Ne pourrions-nous aller goûter quelque part?

Il reprend sa mine craintive:

—Oh! certainement, madame, si vous ne redoutez pas les sociétés toutes masculines. Il y a tant d’hommes ici, en ce moment!

—Eh bien! docteur, vous m’escorterez, car vraiment, les officiers de... m’ont l’air d’être sevrés de femmes depuis bien longtemps!

Le docteur rougit comme s’il était en cause, et interroge, inquiet:

—Vous avez eu des ennuis, madame?

—Mais non, mais non, docteur. Pas du tout. N’ayez aucune crainte à mon endroit et emmenez-moi vite boire du thé bien chaud.

Je crois qu’il avait fort peu envie de m’emmener, car il est l’homme correct par excellence, et ses camarades le savent célibataire.

Je pense cela maintenant. Mais alors aucune idée de ce genre ne m’effleurait même la cervelle... Et après de chauds adieux à ma cousine Céline Duval, j’ai suivi le major résigné dans une bonne pâtisserie qui regorgeait de chalands militaires, installés à toutes les tables, Anglais et Américains surtout. Un grand Anglais, blond et rose, m’a poliment cédé la sienne et est allé se camper auprès de camarades.

Alors, le petit major et moi, nous nous sommes mis à bavarder, tout en dégustant thé et rôties. Il avait pris son parti de l’aventure. Mais tout de même, c’est avec empressement qu’il m’a tout à coup déclaré:

—Madame, il est l’heure de nous rendre à la gare.

Il m’a installée dans mon wagon, s’est engouffré dans un compartiment voisin du mien, et nous sommes partis.

Une demi-heure seulement de trajet. A mesure que le moment de l’arrivée approche, je sens mon cœur battre plus fort... et vite, vite!... Si toutes nos combinaisons allaient échouer! Moi, j’en serais quitte pour être renvoyée à Paris... Mais Max, Plichon, le docteur! Et ma cousine Charlotte expulsée de X... J’ai le cerveau en fièvre. Un sursaut me secoue toute quand le train s’arrêtant, j’entends l’employé crier:

—X..., X...

Je saute du wagon. Il fait très noir, heureusement. Une averse rageuse noie la campagne. J’entrevois dans la nuit la silhouette étriquée du major. Il me fait un signe discret; et, à sa suite, je me dirige, avec les rares voyageurs, vers la sortie où se dresse le cerbère dont les yeux inquisiteurs surveillent les arrivants et inspectent leurs papiers... Ah! que j’ai peur!

Le docteur a passé décochant au gendarme un bonsoir familier. C’est à moi. Je tends le sauf-conduit de Charlotte Plichon. Sous la clarté falote de sa lanterne, il regarde et essaie de lire.

—Ah! c’est vous, madame Plichon?... Encore sur la route? Il faisait bon à...?

—Il faisait très humide. Je suis glacée.

—Ma foi, vous en avez l’air... Vous n’avez plus de voix. Gare au rhume!

—Aussi, je rentre vite! Bonsoir.

Il n’insiste pas.

—Oui, bien le bonsoir, madame Plichon.

Et je passe vite, haletante. Je m’enfonce dans l’ombre.

Le docteur m’attend.

—Tout a bien marché?... Ouf!... Maintenant filons au logis!... La voiture est là. Montez.

La voiture! Une carriole coiffée d’une bâche. Je me glisse sous la toile et mon équipage cahotant déambule sur la route boueuse que les obus ont labourée.

Une dizaine de minutes qui me paraissent interminables. Puis nous arrivons devant une maison basse. Une grand’porte est ouverte sur une cour, au fond de laquelle je vois luire des fenêtres faiblement éclairées. Une silhouette de femme apparaît sur le seuil, au bruit des roues, et une voix qui a, très prononcé, l’accent du terroir, jette:

—C’est-y vous, docteur?

—Oui, nous voici sains et saufs.

Et, aussitôt, une autre voix qui me fait tressaillir, celle-là, crie:

—Mireille, tu es là?

C’est lui! mon aimé. Je distingue sa haute taille. Et puis, je ne vois plus rien car j’ai sauté à terre; et je suis enveloppée de ses bras, ma tête contre sa poitrine, les joues rougies par le drap rude de sa capote, le cœur en fête, le cerveau envahi par cette unique pensée:

—Je suis près de lui... Enfin!... C’est vrai! bien vrai!

Sur mon visage, dans la nuit, je sens la caresse éperdue de sa bouche... Cette minute est tellement exquise que je voudrais qu’elle ne finît pas... Mais, au contraire, elle est bien brève! Du moins, elle me paraît ainsi. La vraie Mᵐᵉ Plichon avance; et Max, m’écartant un peu, ma main gardée dans la sienne, prononce joyeusement:

—Madame Plichon, je vous présente ma femme.

—Entrez vite, madame. Il pleut si fort... Vous devez avoir bien froid!

Je proteste et j’entre dans une grande cuisine, où, sous la lampe, reluisent des cuivres, où brûle le feu d’un grand fourneau sur lequel cuit le repas. La table est mise.

Je vois mieux alors «ma cousine». Elle est, en effet, mince et brune comme moi. Dans l’ombre, le gendarme a pu nous confondre. Elle paraît très intimidée et devient plus confuse encore quand je la remercie avec effusion, l’appelant «ma cousine». Max nous interrompt. Discrètement le petit major s’est éclipsé, après lui avoir serré la main, sans que j’aie le loisir de lui dire ma reconnaissance.

—Allons, vite, dînons, voulez-vous, madame Plichon? Il faut que je retourne ce soir au cantonnement.

—Oh! Max! tu me quittes déjà?

—Mon cher amour, voudrais-tu que je sois déclaré déserteur?... Sois tranquille. Nous nous retrouverons demain matin pour toute la journée. Avec Plichon, nous faisons une vraie folie. Nous vous enlevons toutes les deux; et, cachées sous une personnalité de dames, à nous étrangères, vous viendrez déjeuner et dîner à l’hôtel où nous sommes installés, lui et moi. Seulement, vous serez bien prudentes et vous ne trahirez en rien votre identité.

—Mais alors je te verrai très mal!

—Non, chérie, parce que, en dehors du repas, nous serons en tête à tête dans ma chambre; ou dans la campagne si tu n’as pas peur de la boue et des gendarmes. Et puis, si on nous rencontre, puisque l’autorité immorale m’interdit de recevoir ma femme, tu passeras pour ma petite amante. Viens voir la chambre où tu vas coucher, où j’espère bien, demain, nous coucherons tous les deux, madame. Voulez-vous, madame Plichon, être assez aimable pour conduire ma femme à la chambre que vous avez la bonté de lui offrir?

Ma cousine Charlotte abandonne le fourneau où elle surveillait ses casseroles qui embaument et s’avance, les joues en feu.

—Tout de suite, monsieur Noris. Si Madame veut bien venir.

Guidés par la jeune femme, nous montons, Max et moi, au premier étage où ma cousine nous ouvre une pièce qui, instantanément, ressuscite la vision de notre chambre de Bretagne. C’est le même vaste lit aux rideaux de cretonne blanche, la lourde commode de noyer, la même table étroite sur laquelle s’alignent de minuscules objets de toilette; au milieu de la commode, sous un globe, la couronne de mariée.

Mᵐᵉ Plichon me dit timidement:

—J’espère, madame, que vous ne serez pas trop mal. Le lit est bon. Malheureusement, la pièce n’a pas de cheminée. Pour ce soir, je vous mettrai une boule dans votre lit. Et puis, je vous donnerai une lampe; car la bougie ne vous éclairerait peut-être pas assez.

Je remercie; et avec une effusion dont elle ne peut savoir la sincérité. L’éclairage de la bougie éveille pour moi des impressions funèbres...

Ma cousine Charlotte finit gentiment:

—Je regrette bien, madame, de ne pouvoir vous offrir rien de mieux.

—Mais je serai très bien. Ne vous inquiétez pas de la question cheminée. Il ne fait pas encore bien froid. Je me coucherai vite et je retrouverai la boule bienfaisante au fond de mon lit.

—Allons, c’est parfait, approuve Max. Madame Plichon, dès que votre dîner sera servi, appelez-nous!

Je ris en moi-même de cette façon discrète d’engager notre hôtesse à nous abandonner. Docile, elle obéit à l’invite de Max. Et enfin, enfin!!! nous sommes seuls!... C’est la minute merveilleuse...

Le sentiment de notre réunion, de la présence réelle, est si fort, que nous ne pensons même pas à parler. Notre amour veut, le premier, sa part. Notre cerveau aura la sienne ensuite. Ma tête est sur son épaule...

Ah! que ces minutes ont été divines! Et puis, tout à coup, au milieu de l’enchantement, résonne la voix de «ma cousine», avec son terrible accent:

—La soupe est sur la table. S’il vous plaît, madame et monsieur Noris, voulez-vous descendre?

Nous tressautons, Max et moi; et nous nous regardons avec des mines effarées et déconfites qui, en même temps, nous font éclater de rire. Alors nous regagnons la grande cuisine où brille une propreté toute flamande, où règne une bienfaisante chaleur.

Le lieutenant Plichon vient d’arriver à bicyclette, pour dîner. Sa femme, qui ne l’attendait pas, est radieuse. Il y a là, aussi, sa vieille mère, une mince paysanne, proprette et ronde, aux joues de pomme d’api, qui m’accueille maternellement en m’embrassant, et me présente le rejeton du jeune ménage, un garçonnet joufflu, contemporain de Jean.

Je distribue les douceurs, souvenirs, jouets que j’ai apportés. Le lieutenant se confond en remerciements; les femmes sont ravies, mais leurs yeux surtout le disent; et, joyeux, nous nous mettons à table, près du fourneau où crépite un brasier superbe.

Ah! qu’elle me paraît délicieuse cette réunion, dans cet humble milieu où nos cœurs sont si fraternellement unis!... Charlotte Plichon n’est qu’une humble couturière de village, mais comme je la sens ma sœur par son amour pour son mari et sa vie angoissée depuis que la guerre le lui a pris. Et puis, elle est bonne. Pour nous bien accueillir, Max et moi, elle a mis tous ses soins, sorti ce qu’elle possède de plus beau,—vaisselle et linge,—préparé les plats que, dit-elle naïvement, elle réussit le mieux.

Et quelle causerie gaie s’établit, toute vibrante des récits de nos deux lieutenants que ravit l’impression retrouvée du home. Je ne sais plus bien si je rêve ou non tant je me trouve dépaysée; mais le rêve est si bon que je m’y livre toute.

Insatiable, je contemple Max.

Ah! qu’il ne ressemble plus au vagabond dont la mine de misère m’a fait sangloter dans la gare de Nantes! Il est robuste, à la façon d’un jeune chêne, ses traits fins se sont accentués dans le hâle de la peau. Il a un air de force, de santé, d’énergie qui me fait tressaillir d’orgueil. Ce n’est plus le beau conducteur de cotillons, mais un vrai soldat.

Aussitôt le repas fini, nos maris ont dû repartir; et j’ai été dormir dans la chambre blanche, où seul était chaud le grand lit qui m’enfouissait dans la plume.

Le lendemain matin, il m’a semblé très comique de me débrouiller sans femme de chambre, de faire mes bottines, mon lit, car je voulais donner à «ma cousine» le moins d’embarras possible. A peine étais-je à peu près habillée, vers les neuf heures, qu’un coup a heurté ma porte:

—Eh bien! chérie, es-tu prête à partir?

C’est lui, Max! Avec son air flirt, son regard caressant, sa bouche amoureuse. Et les minutes délicieuses recommencent. Il est d’une gaieté folle: si tendre, qu’il m’empêche de finir ma toilette, quoi-qu’il me répète comme un refrain:

—Dépêche-toi! mon amour. La voiture est en bas. Charlotte Plichon t’attend.

Je proteste:

—Mais, Max, c’est toi qui me retardes!

—Mon trésor, dépêche-toi tout de même! Mais comment peux-tu me demander de rester sage, campé sur ma chaise, quand tu es là devant moi, ma précieuse petite femme, et qu’il y a tant de mois que je ne t’ai vue!

C’est vrai ce qu’il dit là, mon bien-aimé. Et comme je le comprends! Aussi nous descendons assez en retard.

Le lieutenant Plichon fume près de la carriole. Charlotte range de droite et de gauche. Enfin nous partons, après que nos hommes nous ont blotties, pareilles à des paquets, au fond de la bâche qui recouvre notre véhicule. Eux, tout en avant, élargissent leurs pèlerines de façon à bien nous dissimuler, nous autres, pauvres intruses, dont les gendarmes ne doivent pas soupçonner la présence. Dès que nos compagnons perçoivent leur ombre, ils nous font rentrer le bout de nez que nous aventurons hors des couvertures, pour respirer l’air humide; apercevoir le triste paysage d’automne, la route déchirée par les projectiles et le sillon des roues, la route où cheminent des poilus boueux, à la démarche allègre ou lasse. Invariablement, les gendarmes arrêtent, en conscience, notre carriole, mais ils ne demandent pas à l’inspecter, tranquillisés par les galons qu’ils voient à nos «guerriers».

Et ainsi, sans fâcheuse aventure, nous gagnons la toute petite ville où, depuis deux mois, vit Max.

Le patron de l’hôtel est de connivence avec lui, et nous pénétrons triomphalement dans la place; toujours au fond de notre carriole, où nous commençons à être ankylosées.

Mais, dans la cour, on nous décharge loin de tous les yeux, gelées et ravies. Voici alors une autre comédie qui commence. Nous ne devons pas avoir l’air de connaître nos maris; et comme des voyageuses quelconques, nous prenons place en face de Max et du lieutenant Plichon exultants,—leurs yeux nous le révèlent!—mais qui gardent toute l’impassibilité nécessaire.

Quoique ce déjeuner soit pour moi—séparée de Max—du bien perdu, tout de même, il est très amusant.

Et ensuite, j’ai de si bonnes heures dans la chambre de Max, d’où nous nous échappons à la nuit venant, car je veux connaître un peu la ville qui est sienne, en ce moment. On le regarde. On me prend, à l’occasion, le diable sait pour qui... Que m’importe?... Et tant pis pour sa réputation d’homme marié. Nous n’avons pas le choix.

Si, seulement, les minutes ne fuyaient pas avec cette terrible rapidité!... Tant de choses, nous avons encore à nous dire! C’est dans la fièvre maintenant que nous nous parlons, hantés par le sentiment de la brièveté des moments qui nous sont encore accordés. A mesure que cette inoubliable journée avance, je sens tomber sur moi une tristesse affreuse. Encore quelques heures, et puis, il faudra repartir, reprendre la vie de solitude et de mortelle inquiétude...

Max me devine, peut-être parce que j’ai cessé de causer, et me serre contre lui dans les rues désertes où la nuit règne victorieusement.

Il me murmure:

—Mireille, ne sois pas triste tandis que nous sommes ensemble! Fais comme moi. Jouis du bonheur présent. Nous avons encore une bonne fin de journée... Et puis, notre nuit!

J’ai un cri:

—Tu peux rester?... Tu restes?

Il se met à rire.

—Mon ordonnance me croira en bombe. Mais foin de ma réputation! Mon trésor, dans la suite des temps, peut-être, tu entendras dire pis que pendre sur le mari que je suis. Mais vous ne vous en fâcherez pas, madame, puisque vous connaissez ma compagne. Ma Mireille, vivons dans le présent.

Il avait raison. J’ai tendu ma volonté; et nos dernières heures ont été un rêve dont le souvenir demeure brûlant au plus profond de mon cœur, pour le réchauffer.

A quoi bon l’écrire?... Est-ce que j’oublierai jamais un détail de notre retour, la nuit, sans crainte des gendarmes devenus rares... Et le dîner dans la belle cuisine avec la grand’mère à laquelle il faut tout raconter. Maurice Plichon est reparti. Mais Max est là. Il monte avec moi dans la chambre blanche d’où le lendemain, par une aube grise, il me faut le laisser repartir... D’où je sors, moi-même, deux heures plus tard, enveloppant la pièce du regard dont on salue les lieux chers qu’on ne reverra plus. Que de fois, mon Dieu, mon souvenir y reviendra, retrouvera le fauteuil où Max m’attirait sur ses genoux, la glace verdissante qui reflétait nos deux visages où luisaient nos regards d’amour; le grand lit où la plume s’enfonçait sous la forme de nos corps rapprochés.

Et maintenant... Maintenant, il faut être brave et recommencer à suivre la douloureuse voie du calvaire...

..............................

Ce calvaire, elle l’avait gravi jusqu’au sommet, quelques mois plus tard; après qu’une dernière fois elle avait revu Max, venu en permission.

Mais que ces jours de permission—dont elle jouissait surtout à l’avance...—ne valaient pas leurs réunions quand elle allait à lui... Car, dès que Max retrouvait Paris, la vie mondaine le ressaisissait. Et il se laissait reprendre avec un plaisir si évident que, généreuse, elle taisait la déception qui s’abattait sur elle, en voyant combien il lui échappait.

 

Le 14 décembre, elle avait écrit:

Depuis hier, il est ici. Et que je l’ai donc mal vu! Presque toujours entre nous, un tiers, sinon plusieurs; Jean hypnotisé par son admiration pour son père; la famille, les amis, les camarades, les fournisseurs. Que sais-je encore?

A sa mère seule je reconnais,—un peu,—comme à moi, le droit d’éprouver le besoin jaloux qui me dévore, de la solitude avec lui.

Elle, du moins, est exquisement discrète et ne me le prend pas. Hier, après avoir causé environ un quart d’heure avec lui qui venait d’arriver chez nous—je les avais laissés seuls sous couleur d’ôter mon chapeau...—elle m’a dit, quand je suis rentrée dans la pièce:

—J’ai embrassé mon grand. Je te le laisse. Vous avez bien gagné votre tête-à-tête, mes pauvres enfants.

Je lui ai jeté mes bras autour du cou, avec le cri de mon cœur:

—Mère, vous avez une âme incomparable! Je vous promets de vous envoyer Max tantôt, avant le dîner, pour que vous l’ayez un peu à vous toute seule. En ce moment, c’est vrai, j’ai le désir irrésistible de posséder un moment l’illusion que le passé est revenu. Vous comprenez, n’est-ce pas, mère?

—Oui... je comprends... Et je suis très heureuse que tu sois une si tendre épouse pour mon fils.

Cette femme est délicieuse. Comme nous nous rencontrons quand il s’agit d’aimer Max! Toutes deux, nous voudrions l’adorer dans un sanctuaire fermé à la foule.

Mais lui, hélas! en jugerait sans doute le séjour peu gai. Il paraît si enchanté de retrouver son Paris, l’ombre de notre vie de jadis. Et je cache la soif qui crie en moi, qu’il m’emporte loin d’ici, dans quelque trou perdu, où nous serions tout l’un à l’autre comme en Bretagne, comme dans le pays de ma cousine Charlotte...

Je mène l’existence qu’il souhaite, celle d’autrefois qu’il paraît avide de reprendre au point où il l’a laissée, sur laquelle il se jette avec un appétit d’affamé. De la guerre, pas un mot. Il lit les journaux, c’est tout. Je le suis où il veut, le contemplant avec une indulgence de mère qui oublie ses désirs pour jouir seulement de voir son enfant heureux. Et alors, j’ai l’impression de me sentir devenue tellement plus vieille que lui! Autrefois, nous étions, ce me semble, tout à fait à l’unisson, des enfants qui s’amusent éperdument!

Mais la tempête s’est abattue sur nous. Elle nous a pris, dans son souffle, meurtris à en être brisés, bouleversés de telle sorte qu’elle a fait de nous d’autres êtres. A moi, elle a creusé le cœur, d’effrayante façon. Pour le remplir, désormais, il faudrait tant!... Max, aussi, a dû changer. Mais il est évident que sa vie très active ne lui permettait pas les songeries qui, sans doute, ont contribué à me mystérieusement transformer.

Quand il arrive en permission, je sens qu’une scission se fait dans son cerveau entre les heures qu’il a données à son devoir de soldat—très généreusement—et le présent. Même, je ne puis obtenir qu’il me raconte ses impressions, les journées terribles qu’il a traversées. Et je n’ose insister, car il y a une sorte d’impatience fiévreuse dans sa manière de prier:

—Oh! ne parlons pas de cela! Laisse-moi pour quelques jours oublier le cauchemar!

C’est vrai. Il a raison. Il a besoin de se détacher un moment de sa rude existence pour puiser de nouvelles forces. Mais moi, je voudrais tellement mêler mon âme, ma vie, à son âme, à sa vie... Il m’est impossible de partager l’ardeur avec laquelle il se jette sur les distractions qui, jadis, remplissaient son existence.

Mon Dieu! mon Dieu! ne me transformez pas si lui ne doit pas changer!

Lundi.

Plus que quatre jours! Les autres ont fui aussi rapides qu’un torrent, dans un mouvement ininterrompu de réceptions, visites, dîners, soirées au théâtre.

Max m’avait déclaré qu’il voulait voir tout ce qui se jouait... Et nous avons tout vu; lui, enchanté; moi, ahurie un peu... Depuis tant de mois, je n’avais pas mis les pieds dans une salle de spectacle. Tantôt, five o’clock à grand orchestre chez maman qui, pour plaire à son gendre dont elle connaît les goûts, a convoqué le ban et l’arrière-ban le plus chic des amis agréables à voir pour lui.

Encore perdue, une de nos dernières journées! Ce soir, bien entendu, nous ressortons!...

Lundi, 7 heures.

Oh! l’étrange après-midi que je viens de passer! Il me semble échapper à un rêve mauvais où je me mouvais douloureusement et dont maintenant j’éprouve la délivrance.

Nous étions arrivés de bonne heure chez mère où, tout de suite, il y a eu foule. Les plus belles amies de Max étaient là et, parmi elles, il y avait Maud, pire que jolie;—une Maud de tenue très correcte, comme toujours chez mère, mais avec des yeux câlins et brûlants, une bouche affolante, une forme délicieusement souple, sous le satin enveloppant de sa robe.

Incontinent, Max s’est mis à tournoyer autour d’elle. Bien souvent, je l’ai vu ainsi voleter auprès d’une femme et, presque, je m’en amusais, le sachant bien à moi... Alors, pourquoi, aujourd’hui, est-ce que j’éprouvais, en les apercevant à tout instant l’un auprès de l’autre, une espèce d’angoisse, de minute en minute plus douloureuse?

Lui—je le connais si bien!...—se livrait, pieds et poings liés, à ce charme de Maud, grisant comme un parfum de tubéreuse. Et elle, avait pour lui de longs regards caressants, ardents ainsi qu’une flamme, qui n’avaient rien de moqueur comme souvent mais ressemblaient à un appel passionné auquel il ne résistait pas. Elle le regardait ainsi et il venait à elle. Ils échangeaient des mots que j’ignorais—comme j’ignore ce qui s’est passé entre eux, le soir de ce dîner qui demeure en moi, malgré moi, un pénible point d’interrogation, éternellement sans réponse, je suppose, puisque je ne veux pas interroger Max.

A aucun prix, si cruelle que me fût leur façon d’être, je ne me serais permis d’intervenir entre eux; et je remplissais bien mes devoirs de fille de la maison, de femme du héros de la fête... Vraiment, je crois que j’arrivais à dissimuler la stupide souffrance qui me tenaillait. Max m’échappait au point de me paraître un étranger; alors que, instinctivement, je guettais de lui le regard—même indifférent, mon Dieu!—qui ne venait pas, le mot tendre murmuré au passage.

Ah! quel faible cœur je possède, toujours misérablement affamé et aujourd’hui si difficile à rassasier!... Autrefois, étais-je donc moins exigeante?... Ou mon amour exaspéré par la séparation me rend—il jalouse?...

Je pense, je suis sûre, que personne ne se doutait de l’affreuse tristesse qui grandissait en moi. Personne, sauf peut-être le redoutable observateur qu’est le meilleur ami de mon frère, Patrice Guisane, le peintre et écrivain;—mon «ennemi intime», comme je l’appelle en plaisantant parce que son esprit ironique et pénétrant, la curiosité aiguë de ses yeux d’artiste m’irritent quand je sens son attention posée sur moi.

J’ai tellement l’intuition qu’il m’étudie comme une espèce de poupée vivante dont il se distrait à observer les rouages!

Et sa désinvolture—morale—à mon égard, m’exaspère; autant que le sentiment, qu’il nous juge, Max et moi, deux enfants qui l’amusent par leur puérilité, leur avidité gourmande pour le plaisir, des cervelles vides comme des têtes de pavot; en résumé, des quantités négligeables.

Cet après-midi, je le fuyais plus soigneusement encore que d’ordinaire, pour qu’il ne pût s’apercevoir, avec sa terrible clairvoyance, combien obscurément je souffrais des incessants apartés de Max et de Maud.

Tout à coup, après que j’avais constaté leur commune disparition et les croyais au buffet,—je venais d’entendre Maud demander une glace,—je les ai aperçus, par hasard, dans l’embrasure d’une fenêtre, presque entièrement cachés par un lourd rideau;—et si près... si près l’un de l’autre. On eût dit qu’elle allait se couler entre ses bras. Elle avait ses deux mains posées sur les épaules de Max comme si elle s’accrochait à lui, le visage levé vers celui de mon mari, bien plus grand qu’elle. Et elle lui parlait avec un tel éclair de passion, dans ses yeux brûlants attachés sur lui, qu’il m’a fallu vraiment ma stricte éducation de femme du monde pour rester à ma place et continuer à causer.

Mais j’avais dû—tout de même—changer de visage, car mon interlocuteur, le vieux comte de Bienne, je crois, m’a dit:

—Qu’avez-vous donc, chère madame? Vous trouvez-vous souffrante? Subitement, vous voilà devenue toute pâle!

Au hasard, j’ai murmuré:

—Un peu de fatigue... Ce n’est rien...

—Je vais appeler Max. Reposez-vous un instant, ma petite amie.

Le cri de tout mon être est monté à mes lèvres:

—Oui, c’est cela. Allez le chercher.

J’allais ajouter dans mon désarroi:

—Dites-lui qu’il vienne vite... que je me sens très lasse... que je rentre...

Mais je me suis tue d’instinct. Le laisser, moi absente, libre de subir l’affolante caresse du regard de Maud... est-ce que c’était possible?

Il fallait qu’il partît avec moi; et, sans hésiter, quand amené par mon vieil ami, après un instant long comme un siècle, il m’a demandé avec une inquiétude sincère:

—Qu’as-tu donc, chérie? Si tu allais un moment te reposer dans la chambre de ta mère?

J’ai secoué la tête; et comme un bébé, j’ai supplié:

—Max, cherchons un prétexte et rentrons vite chez nous.

Il m’a contemplée stupéfait:

—Mais, mon trésor, c’est impossible. Nous ne pouvons ainsi disparaître si tôt! Que dirait ta mère?... Et puis, j’ai encore à voir des amis, des camarades qui m’ont annoncé leur visite et vont sûrement venir...

—C’est vrai. Alors, restons.

Qu’y avait-il dans ma voix qui lui a mis aussitôt une question sur les lèvres:

—Mon chéri, qu’as-tu?

Tout de même, je ne pouvais pas lui avouer la vérité, et j’ai seulement murmuré:

—Max, je ne voudrais pas perdre un seul instant de ta présence. C’est dur de t’avoir si peu de temps et d’être obligée de te prêter aux autres!

De sa voix d’amant, il a répété, tout bas, pour moi seule:

—Mireille, ma Mireille, mon amour...

Si tendrement, qu’il m’a fallu un prodigieux effort de ma sagesse pour ne pas me jeter sur sa poitrine, en implorant:

—Partons ce soir, Max, demain, pour un endroit où nous serons seuls enfin! Autrefois, tu ne t’ennuyais jamais avec moi! Je t’en supplie, ne m’oublie pas pour une autre femme! N’en aime pas une autre comme moi!

Mais, tout haut, j’ai pu lui répondre, très correcte:

—C’est vrai, cher, tu as raison. Il faut attendre.

Et je suis restée. J’ai supporté le cilice qui me meurtrissait le cœur. J’ai vu Max continuer à flirter, s’amuser royalement; et je devinais—avec tant de peine—qu’il ne regrettait pas une seconde le futile emploi des heures fugitives qui nous sont accordées.

Mais, du moins, il était tellement accaparé qu’il ne pouvait plus s’isoler avec Maud. Et cela me soutenait. Je suis sûre qu’elle le regrettait. Je la connais si bien! Ses sourcils étaient un peu froncés. Avec la clairvoyance qui me dominait, hélas! je notais la fièvre de son regard qui, partout, suivait Max; le frémissement de ses lèvres, palpitantes comme celles d’un enfant qui va pleurer.

Pourquoi?... Oh! pourquoi?...

Et puis, soudain, je ne l’ai plus aperçue. Je suppose qu’elle avait préféré partir plutôt que de subir le supplice de voir si mal, Max, mon mari...

J’ai respiré mieux; et alors, j’ai remarqué qu’elle était disparue sans me dire adieu.

Mais quand, tout à l’heure, enfin! nous nous sommes retrouvés chez nous, Max et moi, dans notre chambre, je n’ai plus eu la force de me taire et j’ai avoué:

—Max, je t’en supplie, allons passer hors de Paris, où tu voudras, mais seuls, loin de tous ces indifférents, les deux derniers jours de ta permission... Je t’en conjure, mon mari chéri. Fais cela, pour moi!

J’avais caché ma tête sur son épaule. Hélas! je sentais comme si je l’avais vue, la surprise désorientée de son regard. Il caressait mes cheveux et s’est exclamé:

—Quelle fantaisie tu as là! mon petit. Nous sommes si bien ici! En cette saison, où veux-tu, grand Dieu! que nous allions!

Il eût bien mieux aimé rester à Paris. Je ne le comprenais que trop bien...

Mais j’étais au bout de mon dévouement et j’ai répété:

—Je t’en supplie, mon Max... Donne-moi ce bonheur! Pense que depuis ton arrivée, j’ai eu, si petite, ma part de ta présence! Et j’ai besoin, vois-tu, mon amour, de t’avoir un peu à moi toute... J’ai besoin qu’aucune présence étrangère ne nous distraie l’un de l’autre... Tu veux bien, dis?...

Ma conviction l’avait-elle enfin dominé? A-t-il été vaincu par la prière de ma voix où tremblait le désir de toute mon âme?... Après un imperceptible silence, il m’a dit:

—Oui, bien-aimée, nous ferons comme tu veux! Et demain, nous partons à la première heure, pour la propriété de mes beaux-parents, La Commanderie, près de Pont-de-l’Arche...

Jeudi.

Je les ai eus, les jours dont la soif me dévorait... Deux jours, où je l’ai retrouvé, tout à moi!... J’avais tellement peur qu’il ne s’ennuie loin de Paris, de ses amis, que j’ai été, je crois, une amoureuse telle qu’il n’avait jamais dû me voir; car il m’a répété plusieurs fois, avec un accent qui me bouleversait:

—Mireille, comment ai-je pu m’apercevoir qu’il existe au monde d’autres femmes que toi!...

Nos lèvres se sont rapprochées autant que je le pouvais souhaiter, il me semble. Mais nos cœurs, nos pensées, nos âmes se sont surtout frôlées, sans que la fusion ait été tout à fait ce que je rêve... Toujours, peut-être parce que je suis trop exigeante... Les êtres donnent ce qu’ils peuvent. Je ne puis faire que Max, avec sa nature d’homme, soit pareil à moi qui suis de la race des passionnées trop difficiles à assouvir...

Tout de même, nous nous sommes bien aimés, en ces dernières heures de permission...

..............................

Oui, les dernières... Le mot était venu sous sa plume, pareil à un tragique pressentiment... Jamais plus, Max n’était revenu. Six semaines plus tard, il était tué.

Et le cœur broyé par cette résurrection du bonheur perdu, Mireille ferma le cahier. En elle, c’était un chaos douloureux. Si loin, elle venait d’être emportée de l’heure présente, que les yeux surpris, à travers les larmes qui voilaient ses prunelles, elle regardait autour d’elle, cherchant, dans sa détresse pourquoi elle était là, dans cette chambre étrangère.

La pendule de voyage marquait maintenant minuit et demi. Il n’y avait plus aucun bruit dans la villa. Par la fenêtre toujours large ouverte, s’épandaient l’air fraîchi et le lointain bruissement de la mer qui montait sur le sable, reflétant la lune argentée.

La lueur de la lampe errait sur le lit préparé pour la nuit où elle allait dormir, seule—comme toujours, désormais, elle dormirait. Tout près d’elle, embaumait la coupe d’œillets, placée devant le portrait de Max.

Sans un mouvement, Mireille se prit à contempler cette image qui était tout ce qui lui restait, avec les pages où vivait leur amour.

Et, de nouveau, l’horrible poids de la solitude s’appesantit sur elle. Ah! que c’était cruel de devoir se créer une existence d’amputée selon le cœur!...

Pourtant, il le fallait bien; apprendre à se prêter à tous, en n’espérant plus de joie, que celle qu’elle donnerait aux autres...

Vivre seulement pour ses enfants qui, devenus grands, la laisseraient pour suivre leur propre voie... Car les jeunes reçoivent, mais rarement ils donnent.

De toute sa volonté, elle acceptait qu’il en fût ainsi. Mais avec le regret de l’absent, elle gardait la soif nostalgique de la vie qu’elle avait connue par lui... Elle ne pouvait encore étouffer la révolte de sa jeunesse, soudain murée dans une tombe.

Et des sanglots désespérés la secouaient toute, tandis qu’elle cachait son visage dans l’oreiller, appelant tout bas: «Max!... O mon Max!»

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

JOURNAL DE MIREILLE

Ce qui est...


25 juillet.

Est-ce hier que j’ai passé une soirée dont, toute la nuit, dans mon sommeil même, le souvenir douloureux m’a hantée?

Ce matin, quand j’ai ouvert les yeux, j’ai aperçu par ma fenêtre entr’ouverte un soleil triomphant, un infini de ciel limpide, la floraison rose des massifs d’hortensias.

C’était vraiment une de ces journées qui, jadis, me grisaient et me jetaient aux lèvres ce cri d’allégresse:

—Ah! qu’il fait bon de vivre!

Jamais plus, sans doute, je ne dirai pareille chose. Mais pourtant, cette magnificence de l’été enivrait encore la Mireille vibrante qui existe toujours en moi, toute broyée que j’aie été...

Aussi pressée que Jean d’aller vagabonder, je me suis vite habillée et je l’ai emmené sur la falaise où, en dehors de la foule des baigneurs, je me suis grisée de la beauté des choses,—sans penser, ni me souvenir, ni souffrir...

Le mouvement des promeneurs autour de moi m’a heureusement rappelé que l’heure du déjeuner, à l’hôtel, approchait; et j’allais rentrer chez moi, presque gaie—oui, gaie!—pour faire remettre mon petit homme en tenue correcte, quand, traversant la place de l’église, juste devant l’hôtel, j’ai aperçu père qui causait avec un grand garçon, vêtu de drap horizon, dont la haute silhouette élégante m’a fait tressaillir. Aussitôt l’enchantement de la radieuse matinée s’est évanoui; car cette silhouette m’en rappelait une autre... Et j’ai voulu passer sans m’arrêter.

Maie Jean avait reconnu son grand-père, et, avant que je l’aie arrêté, sa menotte avait quitté ma main; il avait bondi vers les deux causeurs, criant de sa petite voix claire:

—Bonjour, grand-père, c’est nous!

Les deux hommes se retournent. Père m’arrête d’un appel:

—Mireille! Mireille!... Eh bien! c’est ainsi que tu te sauves, sans dire bonjour à ton vieux papa?

—Père, je vous ferai remarquer que je vous ai déjà vu ce matin.

Je dis cela machinalement, car un choc m’a secouée. L’officier qui cause avec père, c’est Patrice Guisane, l’ami de Bernard... Pas le mien! Ni celui de Max, qui, d’ailleurs, se souciait assez peu, lui, homme de finance, de l’opinion, sur son compte, de cet artiste que nous nous imaginions, peut-être à tort, animé, à notre endroit, d’un dédain discret et ironique. Pour nous venger, ainsi que des enfants,—ce que vraiment nous étions!—nous l’avions surnommé «Fromentin»; parce que non seulement il était déjà un peintre remarquable, mais qu’il avait un nom, comme écrivain.

Ah! Max chéri, que nous étions donc jeunes et stupides!

La vérité, je la vois maintenant, c’est qu’il m’intimidait. Sa supériorité écrasait mon insignifiance et me rendait avec lui hautaine, d’une indifférence presque agressive; tout juste polie quelquefois, prétendait Max qui s’amusait de mon animosité.

Depuis la guerre, jamais les circonstances ne nous avaient mis en présence. A sa vue, tout le passé me remonte tumultueusement au cœur et au cerveau... Une fois de plus, je sens la morsure du «jamais plus».

Un recul instinctif fait tressaillir ma sensibilité toujours à vif, quand je vois venir à moi son regard pénétrant qui n’a rien d’ironique, comme jadis. J’y aperçois seulement une sympathie compatissante.

Il s’est incliné, sans me tendre la main puisque je n’avais pas eu, vers lui, ce geste de bienvenue. Père a l’air ravi de l’avoir rencontré et s’exclame gaiement:

—Ce n’est pas la peine, Mireille, que je te présente ce garçon, une vieille connaissance que tu n’as sûrement pas oubliée et que tu dois retrouver malgré sa mine de blessé!

—Dites d’ex-blessé! Madame, je suis très heureux de vous présenter mes hommages.

Ah! cette voix! Comme elle remue la cendre qui recouvre mon cher passé. Pourquoi... Oh! pourquoi la destinée a-t-elle remis cet homme sur mon chemin, pour me rappeler tant de choses!

Je demande, la pensée absente, retournée vers ce qui fut:

—Vous êtes ici depuis longtemps?

—Mais non!... Depuis ce matin seulement. Il m’a fallu déambuler de droite et de gauche pour me découvrir un gîte... Ce pays est, d’une façon déplorable, la proie des baigneurs!

—Et vous avez trouvé? questionne père, amusé.

—Oui, enfin, tout à l’heure... Vous savez, le prestige de l’uniforme est très puissant!

—Alors, vous restez quelque temps ici?

Au fond de mon cœur, une anxiété frémit. Qu’il m’est donc pénible de revoir Patrice Guisane!

—Oui, quelque temps. J’y suis en congé de convalescence.

—C’est vrai... Vous avez été blessé.

—J’ai fait la désagréable connaissance des gaz asphyxiants, agrémentés par des éclats d’obus; ce qui m’a valu près de trois mois d’hôpital. Mais ne parlons plus de cela, c’est un temps à oublier!

Père le contemple.

—Vous n’avez pas encore une brillante mine, mon ami.

—Bah! la bonne brise de mer va faire son office... Et aussi, pour achever ma résurrection, il y a la douceur d’avoir quelques jours de liberté pour reprendre mes pinceaux et les garder aussi longuement que je le souhaiterai. Cette seule perspective aurait, je crois, suffi à me rendre mes forces. Je suis presque honteux de penser que je vais avoir cette halte quand les camarades continuent la dure vie.

—Cette halte, vous l’avez bien gagnée, Guisane!

—Pas plus que les autres! D’ailleurs, aussi vite que possible, j’irai les rejoindre. Je serais déjà reparti si le médecin-chef n’avait décrété qu’il fallait un peu d’air de mer à mes poumons et que ma blessure du genou n’était pas encore suffisamment cicatrisée. Pourtant, je ne boite pour ainsi dire plus.

Père m’explique:

—Un obus l’a saupoudré de dix-huit éclats, plus ou moins malfaisants, pendant qu’il s’exposait comme un gamin téméraire!

—Dites, comme tous les combattants, jeunes et vieux. Madame, ne croyez pas M. votre père, que l’amitié fait voir trouble. Ce qu’il y a eu de plus désagréable dans mon affaire, ce sont les mois d’hôpital! Quelle odieuse perte de temps! Enfin, comme je me le répète quand je me prends à enrager encore de ces mois inutiles, c’est le passé. Maintenant, je n’ai plus qu’à me remettre à marcher de l’avant!

Il dit cela très simplement, avec une vivacité gaie, cette insouciance audacieuse que je voyais à Max. Et, en l’écoutant, j’ai l’impression que le dilettante sceptique qui m’irritait en lui, a dû subir, lui aussi, la grande leçon qui crée des âmes neuves. Sûrement, il n’est plus le même;—le même tout à fait, du moins. Il a dû changer moralement, comme physiquement.

Il a, bien qu’il ait maigri, que son visage se soit creusé, un air de force mâle qu’il n’avait pas; un je ne sais quoi de résolu, d’énergique qui donne la sensation que cet homme de lettres est devenu un homme d’action.

Ses yeux d’artiste et d’écrivain ont sûrement vu des spectacles dont ils gardent une ineffaçable empreinte. Et, tout ensemble, je voudrais le fuir et l’interroger sur cette guerre qu’il a vécue comme Max et dont tous les détails, à cause de cela, me sont précieux. Mais je dis seulement, en interrogation banale:

—Vous avez un long congé?

—Deux mois. Je me fais une fête—puisque, hélas! je n’ai pas de proche famille—de les passer dans ce pays qui m’avait laissé un charmant souvenir et où j’espère pouvoir faire une bonne moisson d’études. Je pense que je n’aurai pas de désillusion.

Père se met à rire:

—Vous m’en avez l’air aussi féru que Mireille!

—Vous, pas?

—Moi... oh! moi!... les arbres... les landes... Je suis un profane, étant citadin dans l’âme. Pour me réjouir, il faut toujours Paris, la grand’ville. Mais je dois bien faire quelque chose pour la satisfaction de cette enfant qui désirait une plage tranquille pour elle et ses poussins.

—Oui, je comprends...

De nouveau, je sens sur moi le même regard de sympathie profonde que je n’avais jamais vu dans les yeux de Patrice Guisane.

Que c’est triste de penser que, seulement parce que Max n’est plus là, il cesse de me contempler comme un jouet...

Et, avec une intensité plus aiguë encore, j’éprouve le besoin de le fuir... Oh! si ce pouvait être pour toujours!

J’appelle:

—Jean, sauvons-nous. Il faut que Kate te remette en état pour le déjeuner. Nous allons être en retard! A tout à l’heure, père. Au revoir, capitaine. Est-ce que vous êtes aussi un hôte du Kelenn?

—Pour les repas seulement, madame. Je campe dans le pays.

—Alors... au revoir.

—Au revoir, madame.

Et je m’éloigne avec mon petit qui gambade, sa main enfermée dans la mienne.

Nous traversons la place ensoleillée. La demie d’onze heures sonne. Des groupes sont arrêtés et causent à l’ombre de l’église; car la lumière ruisselle sur la terre, blanche de poussière, où les maisons basses découpent des ombres crues... Une bande de jeunes filles en robes claires passent, la raquette en main; et des rires fusent dans le bourdonnement de leurs papotages. Ces gamines n’ont en tête—ainsi que moi, jadis—que l’agréable arrangement de leurs journées de vacances, bain, promenade, tennis... Ah! il y a donc encore des êtres heureux?

C’est honteux à avouer... Mais que je les envie! Et que je me sens loin d’eux! Qui croirait que nous vivons, en ce moment, des heures tragiques qui voient se briser des milliers d’existences! Cette atmosphère de villégiature est tellement pareille à celle d’avant la guerre...

Ah! cette apparence de quiète béatitude, comme elle révolte le deuil que je porte en moi, en souvenir de Max et de tous ses frères en sacrifice!

Même date, le soir.

Et tout de suite, à déjeuner, il m’a fallu revoir Patrice Guisane. Et il en sera de même ce soir, demain, tous les jours, tant qu’il plaira à la destinée de nous rapprocher dans un même hôtel... Quand Bernard va être là, combien plus encore il entrera dans notre cercle!

Père qui, évidemment, n’a aucun goût pour la vie de plage,—à Deauville, peut-être, il arriverait à s’en accommoder, mais à Carantec!—père est ravi d’avoir retrouvé un citadin de la valeur de Guisane.

Et quand, à l’heure du déjeuner, il l’a vu s’installer à une petite table solitaire, il s’est exclamé, se tournant vers mère:

—Gabrielle, nous devrions peut-être recueillir ce garçon à notre table. Il va mortellement s’ennuyer à la sienne, sans aucune société...

D’un irrésistible élan, j’ai protesté:

—Oh! mère, ne faites rien de pareil, je vous en supplie!

Maman et père m’ont regardée du même œil stupéfait:

—Est-ce que tu as quelque chose contre lui?

—Oh! non!... rien... rien!

—Alors?...

—Il ne plaisait ni à Max ni à moi... Et puis, vous savez, maintenant, je redoute la présence des étrangers...

Personne n’insiste; je me sens un peu honteuse de n’avoir pas su me maîtriser. Distraitement, je regarde autour de moi; et, tout de suite, je retrouve la même impression qui m’a serré le cœur, une heure plus tôt. Que l’atmosphère ambiante est donc étrangère à la guerre! joyeuse, toute vibrante des conversations que ponctuent des rires discrets...

Au moment où les servantes bretonnes commencent leurs évolutions adroites pour servir les cent cinquante affamés que nous sommes, une jeune fille entre rapidement—comme une personne en retard—et se dirige vers une table placée dans l’encoignure d’une fenêtre, où se tient une vieille dame.

Je regarde la nouvelle venue, une fille de vingt ans environ, merveilleusement fraîche, avec de grands yeux, très bleus, des cheveux clairs qui moussent sous un polo de laine blanche...

Je la regarde parce qu’elle est charmante à voir; et aussitôt, un nom monte dans ma pensée:

—Mais c’est Christiane de Vologne.

Tout haut, je ne dis rien, sachant bien que mère ne sera pas ravie de cette rencontre. Bernard, avant la guerre, était grand admirateur de cette Christiane de Vologne qu’il retrouvait partout dans le monde; et maman s’était prononcée formellement contre toute idée de mariage entre eux, parce qu’elle ne jugeait pas que Christiane, fille du général de Vologne, eût une dot suffisante. Elle est si ambitieuse pour Bernard!

Si, comme il est probable, il vient ici, il va se trouver rapproché de Christiane. Que sortira-t-il de cette rencontre?

28 juillet.

Je suis devenue si craintive de voir du monde que j’avais évité Mˡˡᵉ de Vologne. Mais comme je promenais Jean sur la falaise, je me suis tout à coup trouvée face à face avec elle qui, à ma vue, s’est arrêtée court. J’ai deviné qu’elle se demandait si elle devait, ou non, m’aborder. Mais il y avait dans les yeux qui se posaient sur moi tant de sympathie que c’est moi qui, d’un mouvement spontané, lui ai tendu la main.

Elle a eu un sourire charmant.

—Alors, je ne m’étais pas trompée, madame, c’était bien vous que j’avais cru reconnaître au Kelenn.

—Moi aussi, mademoiselle, je vous avais reconnue; mais il faut que ce soit le hasard qui nous rapproche... Car j’ai encore la lâcheté de fuir ceux qui me rappellent autrefois...

Les yeux bleu sombre m’ont fait, de nouveau, don de leur pitié chaude.

—C’est bien naturel!... Voulez-vous, madame, croire à tout ce que j’éprouve pour... pour... votre malheur!

J’ai murmuré «merci»... Mais comme je ne puis supporter une allusion même à ce malheur, j’ai tout de suite continué, laissant Jean galoper autour de nous:

—Vous êtes en villégiature ici, mademoiselle?

Elle s’est mise à rire.

—Je suis en congé de convalescence.

—En congé?... De convalescence?

—Mais oui!... Depuis le début de la guerre, je suis infirmière. Vous pensez bien, madame, que je ne pouvais faire moins, ayant un père qui se bat et un frère blessé et prisonnier.

—Je vois, en effet, souvent, dans les journaux, le nom du général de Vologne, un de nos meilleurs chefs à l’heure présente.

Un éclair de plaisir passe dans les yeux de Christiane.

—C’est pourquoi j’ai tant d’orgueil à son sujet!

—Vous en avez bien le droit!... Mais, vous parlez d’un congé de convalescence. Avez-vous été souffrante?

—J’ai eu la maladresse de m’infecter, en faisant un pansement, un doigt auquel j’avais une écorchure, à ce point microscopique que je ne la soupçonnais pas! Et, pourtant, elle a suffi pour me faire courir le risque de perdre le doigt, sinon le bras... Sans doute parce que j’étais très fatiguée au moment où l’accident s’est produit.

—Il y a longtemps?... Vous avez l’air si vaillante!

—Il y a deux mois. Et je suis arrivée ici, il y a trois semaines, pareille encore à un vrai chiffon. Mais, dès le lendemain, j’ai commencé à passer mes journées en mer avec des amis qui sont des marins convaincus... Et vous pouvez, madame, constater le résultat de cette agréable médication.

Elle raconte tout cela avec une simplicité qui a un charme extrême. Plus encore qu’au temps où je la rencontrais dans le monde, elle me plaît, cette petite. Quelle sera l’impression de Bernard? Car, fatalement, ils vont se retrouver. Elle a toujours sa même allure de fille de race, sous le classique uniforme de bain de mer, un chandail de soie sur la jupe blanche, le polo enfoncé jusqu’aux sourcils, laissant tout juste voir le brouillard doré que le vent soulève sur son front et autour des tempes. Elle a été malade, soit! Mais elle est bien guérie. Et quelle vie dans son être jeune, dans ses larges yeux dont le regard a, comme la bouche, tant de franchise fière. La guerre a fait une femme de la jolie créature qui, il y a quatre ans, bostonnait en gamine insouciante avec Bernard.

J’interroge, tout à fait conquise:

—Vous êtes infirmière à Paris?

—Non, à Poissy. Nous y avons les grands blessés.

—Vous aviez fait les études nécessaires pour les soigner?

Elle sourit.

—J’ai appris... Quand la guerre a éclaté, je ne connaissais rien du tout aux fonctions d’infirmière. Père prétendait même que je ne serais bonne à rien, plutôt encombrante... Mais, j’ai persisté; et comme je n’avais—hélas!—pas de maman à garder, je l’ai tant supplié qu’il m’a permis de m’enrôler... Est-ce que jamais j’aurais pu rester tranquille chez moi quand lui et mon frère se battaient? Il l’a bien compris et m’a laissée «essayer», comme il disait. Ah! j’ai débuté par de très humbles besognes...

Ici elle s’arrête et un sourire malicieux, un peu moqueur, à son adresse, retrousse sa lèvre.

—Que j’en ai donc enlevé de bottes boueuses, de vêtements en loques!... Que j’en ai lavé de pauvres pieds saignants!... Et puis, j’ai monté en grade... Et aujourd’hui, j’ai l’honneur d’être aide-major!

Elle prononce les mots avec une emphase rieuse, comme pour enlever toute importance à ses paroles; et je devine que, prête à se dévouer, peu lui importe un titre ou un autre.

—C’est un honneur que vous avez sûrement bien gagné!

—Oh! madame, ne parlez pas ainsi. Vous savez bien, puisque vous-même, je crois, avez été infirmière, comme c’est naturel... et bon!... de faire tout ce que l’on peut pour les pauvres gens qui, eux, ont fait tant pour nous... Si délicieusement que je sois ici, mes blessés me manquent; et j’ai hâte d’aller les retrouver... Mais le docteur m’a commandé six semaines de mer. Alors, puisque je suis une façon de soldat, bien disciplinée, j’obéis. Comme je vous retarde, madame, je vous en demande pardon... Au revoir!... Pas «adieu», si vous voulez bien me le permettre.

Les yeux, vifs et sérieux, me sourient; et je sens cette petite si vibrante dans son souci de la guerre, que mes lèvres n’articulent pas les mots qui, d’ordinaire, sont maintenant ma réponse, à pareille demande. Sincère, je réplique:

—J’espère, moi aussi, que nous nous retrouverons. Vous êtes, comme moi, pensionnaire du Kelenn?

—Provisoirement, en attendant l’installation complète de la villa où veut bien me recevoir ma tante et marraine, Mᵐᵉ de Kermadec.

—Alors, nous nous revenons sûrement, car, au moins, pour tout août, nous sommes à Carantec. Nous y attendions mon frère Bernard, pour son congé de convalescence.

Se souvient-elle encore de lui?...

Spontanément, elle questionne, avec intérêt:

—Il a été blessé?

—Légèrement, grâce à Dieu!

—Oh! tant mieux! Que c’est donc loin, le temps où, si gaiement, nous bostonnions ensemble! Il me semble que je suis la mère-grand de la petite fille que j’étais alors... et que je ne pourrai plus être! J’ai vu, compris, entendu raconter trop de terribles choses qui m’ont faite autre... Cette fois, au revoir pour de vrai, madame. Votre petit garçon doit me maudire de vous avoir si longtemps arrêtée!

—Il jouait à sa fantaisie... Il était très heureux! A bientôt! mademoiselle.

Nous nous serrons la main; et, de son pas vif, elle s’éloigne. Fort à point! Car voici approcher maman, à qui sa présence, sûrement, eût été désagréable. Mais impossible, à l’avenir, de la lui éviter...

Stupéfaite de m’avoir aperçue causant avec une étrangère, elle me demande tout de suite:

—Avec qui donc étais-tu?

Elle continue à marcher, moi, près d’elle.

—Avec Christiane de Vologne.

—La fille du général?... Comment! Elle est ici!... Et Bernard qui, d’un jour à l’autre, va arriver!... Quel ennui! Tu savais qu’elle était à Carantec?... Pourquoi, alors, nous y avoir attirés!

Elle a ce ton fâché qui lui vient si vite quand les choses vont contre son gré. Je cherche à l’apaiser:

—Mère chérie, je ne savais rien du tout. Je ne suis pas en relations avec Mˡˡᵉ de Vologne. En tout cas, elle ne me semble nullement soucieuse de Bernard.

—Elle t’a parlé de lui?

—En réponse à la nouvelle que je lui donnais, incidemment, de sa blessure; et comme d’un agréable danseur...

—Soit!... Mais, avant la guerre, Bernard, lui, s’occupait beaucoup d’elle!

—Avant la guerre, vous le dites, maman. Depuis lors, les mentalités ont tellement changé!

—Si je pouvais l’espérer! Que fait-elle, ici, cette petite?... Avec qui est-elle? Car elle n’a pas de mère, et son père, le général, est à la bataille, dans votre abominable guerre...

«Votre!» Dans ses moments d’irritation, mère emploie volontiers ce possessif, comme si nous étions responsables des événements, nous autres, qu’ils passionnent.

—Elle est ici avec sa tante, la marquise de Kermadec, pour s’y remettre d’une infection gagnée en soignant les blessés. Elle est infirmière.

—Une fille si jeune! C’est déplorable! Je ne comprends pas que les docteurs des hôpitaux un peu sérieux acceptent ainsi de vraies enfants, dont la présence est tout à fait déplacée auprès de jeunes hommes à soigner. Qu’on prenne, pour cet emploi, des bonnes sœurs, des femmes mariées, des vieilles filles... Mais pas des créatures de vingt ans! J’ai toujours trouvé cela absurde et choquant! fait pour donner à ces gamines des connaissances malsaines!

—Oh! mère! ne puis-je m’empêcher de protester. Si vous veniez, comme moi, de causer avec Christiane de Vologne, vous ne seriez même pas effleurée par une idée qui est une injure pour elle et pour toutes celles qui lui ressemblent.

Maman est agacée. Du bout de son ombrelle, elle brise, au passage, les petites fleurs qui dressent, dans l’herbe, leurs têtes fragiles.

—Bon! Alors, toi aussi, tu es emballée et tu vas monter la tête de Bernard, au lieu de le calmer!

—Maman, ma chérie, vous oubliez qu’en ce moment Bernard ne peut guère songer à se marier. Ne vous tourmentez pas ainsi! Mais, après tout, si Christiane lui plaît, pourquoi, à propos d’une misérable question d’argent, vouloir l’empêcher d’être heureux à sa guise?... Quand le bonheur se présente, c’est tenter Dieu de ne pas le saisir! Il est si fugitif!...

—Ah! riposte maman impatiente, que le chagrin t’a donc rendue romanesque! ma pauvre enfant... Enfin, j’espère que Bernard, englobé dans ce malheureux état militaire, sera raisonnable bon gré mal gré.

Je ne réponds rien. Nous sommes devant ma villa dont maman a loué le rez-de-chaussée, de façon à avoir un salon pour recevoir plus agréablement qu’à l’hôtel.

Elle y entre. Et moi, je vais me réfugier auprès de ma petite France, le dernier trésor que m’ait donné Max...—qui dort, toute rose, pelotonnée dans son berceau.

28 juillet.

En remontant de la plage avec Jean, à l’heure du déjeuner, j’ai trouvé mère installée sur la terrasse de l’hôtel, toute souriante sous sa large capeline de paille, dans une robe de linon bis qui l’habille délicieusement. Elle parcourait le journal. A quelques pas d’elle, père causait avec Guisane. Aussi, allais-je passer sans m’arrêter, car je n’ai pas encore triomphé de l’impression pénible que me cause sa vue. Mais maman, qui refermait son journal, m’a aperçue et appelée:

—Mireille, tu n’as pas rencontré, en route, Mᵐᵉ de Carville? Elle te cherchait. Elle est venue t’inviter à son tennis et nous demander d’aller tantôt prendre le thé chez elle, où elle a des gens charmants, paraît-il, à me présenter.

Comment mère me fait-elle une pareille proposition! Elle sait bien que je ne vois que des amis intimes...

Je dissimule mon impression et dis seulement:

—Mᵐᵉ de Carville est bien aimable d’avoir pensé à moi. Mais vous m’excuserez auprès d’elle, maman. Vous lui expliquerez que je ne sors pas du tout.

Je vois à l’imperceptible pli entre les sourcils de mère que mon refus la contrarie, comme je le craignais.

La voix un peu impatiente, elle réplique:

—Oui, à Paris, tu ne sors pas, c’est entendu. Mais, en villégiature, la situation est différente. D’ailleurs, ma pauvre petite, il faudra bien, un jour ou l’autre, que tu te remettes à vivre comme tout le monde!

—Il me semble que c’est ce que je fais.

—Mais non! Tu te complais dans une claustration de nonne. Ton deuil n’est plus assez récent pour t’y obliger.

—Il l’est encore assez pour que je n’aie pas le courage de me distraire avec et comme ceux que la guerre n’atteint pas! Il faut le temps pour que je redevienne telle que vous le souhaitez. Ce n’est pas encore maintenant... Je ne puis pas... C’est au-dessus de mon courage.

Je m’arrête court, car j’ai perçu le tremblement de ma voix...

Et, à ma grande surprise, j’entends père, que je croyais tout occupé de sa causerie avec Guisane, prononcer d’un ton de reproche, bien rare chez lui quand il parle à maman:

—Gabrielle, laissez donc cette enfant agir à sa guise! Vous la tourmentez!

Maman proteste, indignée:

—Je la tourmente! C’est uniquement dans son intérêt que j’essaie de l’arracher à la solitude où elle se confine et qui lui est très mauvaise! Monsieur Guisane, ne trouvez-vous pas que j’ai raison? Dites-le à mon mari.

Maman le regarde avec un joli sourire qui a l’air de demander aide. Mais Guisane ne paraît pas s’en apercevoir. J’ai l’impression qu’il est très ennuyé d’être mêlé à ce vain débat. Et il se récuse, d’ailleurs.

—Madame, je suis fort mauvais juge en la question; d’autant plus, que j’ai pour inflexible principe que chacun doit être laissé libre de se conduire à sa guise. Me permettrez-vous d’ajouter... respectueusement... que je comprends trop bien le sentiment de Mᵐᵉ Noris, pour m’étonner de son désir.

Peut-être pour la première fois, depuis que je connais Guisane, j’ai un élan vers lui, tant je le devine sincère; et mes yeux cherchent les siens, avec un «merci» spontané. J’y trouve cette même expression, compréhensive de ma peine, que j’y ai vue luire à notre première rencontre.

Père conclut d’un ton de bonne humeur destiné à remettre les choses au point:

—Eh bien! maintenant, la discussion est close. Nous sommes tous de l’avis de Guisane sur la liberté individuelle. Et là-dessus, préparons-nous à déjeuner de notre mieux. Mireille, mon petit, si tu veux lire quelque chose de bien, de très bien!... je te passerai un bouquin de ce monsieur...

Il montre Guisane, qui cause avec maman,—peut-être pour l’apaiser,—et il continue:

—Incidemment, Guisane m’en avait dit le titre. Et tout de suite, je l’ai fait venir de Morlaix... Si tu ne redoutes pas les visions de guerre et d’hôpital, celles-ci sont saisissantes... Ce garçon est vraiment un merveilleux artiste, avec sa plume comme avec son pinceau, et un artiste doublé d’un brave homme qui est en même temps un homme brave. Je comprends l’enthousiaste admiration de Bernard pour lui!

—Père, quel emballement! ai-je dit, amusée de son ardeur à célébrer Guisane.

—Jeune madame, ne vous moquez pas de votre papa!... Quand vous aurez lu les pages dont je vous parle, vous me comprendrez... Je te donnerai le volume, tantôt.

Maman et Guisane, réconciliés, continuent à causer. Père a repris, baissant un peu la voix:

—Savais-tu qu’il s’est trouve à Verdun avec Max pendant... la dernière semaine? Il m’a parlé de lui...

J’ai un frisson d’angoisse contre lequel je me raidis.

—Au lieu de le fuir comme tu le fais, chérie, tu devrais causer avec lui, de Max...

Mon cœur s’est mis à battre très vite. Quel effort de volonté il me faut pour me dominer et répondre:

—Quand je m’en sentirai la force, je l’interrogerai.

Père toujours délicat et bon n’insiste pas; et je ne lui dis pas que j’ai peur d’entendre parler de Max d’une façon qui me serait douloureuse; ou, simplement, me froisserait...

1ᵉʳ août.

A mon journal seul, je le confesse, mais ce m’est un repos, presque une délivrance, de constater que mère se plaît ici dans la société très parisienne que nous avons eu la chance, pour elle, de retrouver; et qui est bien à son unisson, quant à goûter les quelques distractions que la guerre permet.

C’est qu’il y a encore des moments où ce m’est une telle fatigue de me montrer la compagne qu’il lui faut, toujours prête à faire ce qu’elle aime; de paraître m’intéresser aux détails de la vie mondaine, cette vie que je menais autrefois et qui m’est devenue étrangère...

Ma maman très chère, ce n’est pas de sa faute, ni de la mienne, si nous pensons et sentons si différemment...

Je m’applique de mon mieux à dissimuler mon impression. Mais je ne réussis pas toujours. Et, selon son humeur, ou bien elle a pitié de moi, ou bien elle montre une impatience qui me fait un peu mal...

Car Dieu sait que tout ce que je puis, je l’essaie pour n’importuner de ma peine, ni elle ni personne. Jamais je n’en parle; et je mène une vie extérieure presque pareille à celle des autres. Je vois des amies intimes chez moi et chez elles. Je cause comme tout le monde de tout et de rien. J’arrive à m’intéresser un peu à une foule de choses plus ou moins insignifiantes; par exemple, aux robes, aux chapeaux que je commande. Je recommence à pouvoir fixer mon attention sur les livres que je lis... Parfois même, je refais de la musique... Il faut bien occuper cette sombre journée, si longue, trop longue! qui est ma vie...

Aussi, n’était ma robe noire, les gens, même ceux qui m’aiment, oublieraient facilement que je porte au cœur une blessure inguérissable... Certes, nul, autour de moi surtout, n’a oublié Max. Mais sa disparition est un fait accepté. Il a été tué. C’est un grand malheur. C’est aussi le sort de tant d’autres.

Mère se souvient surtout, parce qu’elle est hantée par la terreur d’une pareille destinée pour Bernard. Ce qui lui fait appeler la paix à n’importe quel prix... Cette paix que moi, passionnément, je veux glorieuse, digne du sacrifice dont je la paye, pour mon humble part...

Parce que je ne me plains jamais, beaucoup, je m’en aperçois, me croient consolée. Consolée! Oh! non, je ne le suis pas!... Oh! non, je n’oublie pas... Mais les autres n’ont besoin d’en rien savoir. Le voile de mon deuil m’enveloppe, me séparant d’eux...

Je ne me révolte plus. Ce que Dieu a voulu, c’est ce qu’il jugeait sage... Mais pourquoi ne puis-je étouffer le regret de l’amour que je ne connaîtrai plus, ni l’intimité délicieuse de notre vie d’époux?... Nous étions enfermés dans un paradis d’où nous voyions les autres... comme ils me voient aujourd’hui, avec détachement.

Et cet éden, dévasté par la mort, j’en contemple les ruines, déchirée par une souffrance que rien ne peut guérir, puisque jamais elles ne pourront être relevées... Jamais plus, je ne connaîtrai le merveilleux bonheur que je trouvais, en donnant à Max ce qu’il réclamait de moi et qui nous enivrait tous deux...

Moi aussi, maintenant, j’ai tout perdu, comme lui... Mais son cœur est, du moins, endormi dans une paix glacée et ne souffre pas. Le mien, hélas! tressaille désespérément dans ma poitrine, de regrets, et aussi de désirs instinctifs que rien n’assouvira jamais... ne doit assouvir.

Aussi, il y a des moments où il me semble que je ne peux plus porter ma peine! Elle me broie si atrocement que je ne suis vraiment plus qu’une pauvre âme douloureuse qui crie sa souffrance.

Et cependant, je vis... Et cependant, quand je me mets face à face avec moi-même, je constate cette chose affreuse, que j’aurais crue impossible... Peu à peu, je m’habitue à l’absence éternelle de mon mari!...

Il devient le passé, même pour moi, sa fidèle... Ma révolte est vaine contre l’inexorable accoutumance. C’est dans les lois de la nature qu’il en soit ainsi. Elle nous permet d’abord d’exhaler notre douleur, parce que nous sommes ainsi faits que notre faiblesse l’exige. Et puis, elle nous livre à l’œuvre inflexible du temps qui dépose sur notre blessure un impalpable baume... C’est le voile de poussière qui, lentement, tombe sur toute chose et efface les couleurs, fait reculer les images dans l’ombre du souvenir...

Est-ce qu’il n’arrive pas que, par instants, je n’aperçois plus bien Max vivant... La vision que j’ai de lui se fait confuse, un peu effacée, lointaine...

Oh! de quelle humilité cette constatation me pénètre!

Pauvre cœur, tu étais sûr de sentir toujours, intense, le mal que t’a fait le départ du bien-aimé... Pauvre femme, tu pensais ne plus pouvoir exister que les yeux clos à tout ce qui enchante les autres créatures... Quel orgueil et quelle illusion!

O Max, mon amour, vois-tu, il faut que, du monde infini où tu es entré le premier de nous deux, tu m’aides à accepter mon isolement qui m’écrase et dans lequel ma volonté demeure résolue à m’enfermer... Aide-moi à oublier que j’ai été une femme amoureuse et adorée... Que jamais plus je ne m’endormirai, la tête abandonnée sur ta poitrine, blottie entre tes bras... Que jamais plus tes lèvres...—des lèvres...—ne prendront jalousement les miennes... Que jamais plus je n’entendrai les mots qui enivrent... Aide-moi, mon Max, à étouffer ma nostalgie de ce bonheur humain dont la soif...—est-ce assez misérable! pour ma honte, je l’écris ici...—dont la soif crie encore sourdement en mon être esseulé...

Ah! que c’est long de devenir insensible! cloîtrée comme une nonne dans ma vie close!

Que le feu est lent à mourir sous la cendre!...

2 août.

Ce matin, le courrier m’avait apporté la Revue des Deux Mondes. Je l’ai prise au moment de m’en aller finir l’après-midi sur la falaise, bien en paix. Les enfants étaient sur la plage. Mère faisait un bridge chez les de Carville où il y avait brillante réunion. Tout à mon gré, je pouvais donc regarder le soleil descendre derrière Roscoff, une féerie dont je ne me lasse pas...

Aussi, assise sur une roche un peu en retrait, enveloppée par la brise chaude qui sent la mer et la terre brûlante, je ne me hâte pas d’ouvrir la Revue que, faute de loisirs, j’ai laissée de côté depuis le matin.

C’est d’un doigt distrait que je déchire la bande qui l’enferme. C’est d’un œil détaché que je cherche le sommaire... Et puis, brusquement, un choc me bouleverse. Sur la couverture claire, j’ai lu: «Verdun—1916»; et l’article est signé: «Patrice Guisane.»

Verdun! Là où Max est tombé, si bravement, pour s’être offert à remplir une périlleuse mission...

Est-ce que Guisane parle de lui?... Et comment?... Ou bien a-t-il laissé disparaître dans le silence cet épisode insignifiant de la gigantesque lutte?

Je coupe les feuillets avec des doigts qui tremblent si fort, que ma liseuse arrache le papier. Et frémissante, je commence à lire.

Il y a d’abord quelques lignes de la Direction expliquant que ces notes ont été prises, au jour le jour, par leur auteur qui a vécu l’héroïque épopée. Et puis, c’est le journal lui-même, sobre, coloré, écrit avec une simplicité puissante qui donne au récit une telle intensité de vie que, pas une seconde—alors...—je n’ai songé au rare talent de celui qui peut être un pareil évocateur. Ce sont les faits eux-mêmes qui parlent.

Et soudain, j’arrive à une note datée du jour où Max est parti pour porter le message nécessaire; volontairement, en pleine conscience du danger couru...

Mon Dieu! comme Guisane met en relief son dévouement si simple, dans la page émouvante et émue qu’il lui consacre!... Tout à coup, j’ai l’impression qu’ainsi, son souvenir est enchâssé dans une sorte de reliquaire; car les pages que je viens de lire resteront comme l’histoire même. Toutes les pensées qui s’y attacheront ne pourront, après avoir lu le récit de Guisane, oublier le pauvre petit lieutenant, bien ignoré de la foule belliqueuse, qui, adorant la vie où il possédait tout, a très simplement donné la sienne, pour aider au salut de ses compagnons de lutte.

Dans ma peine, quel orgueil j’éprouve que ce soit ainsi qu’il m’ait été enlevé! Et quelle reconnaissance pour celui qui lui rend, devant tous, cet éclatant hommage!

Insatiable, je lis, je relis cette page, où revit Max, à ce point que j’ai la sensation d’être près de lui...

Pourtant, d’instinct, je lève la tête vers le large ciel où nous cherchons nos bien-aimés, disparus...

Mon regard, lourd des visions qu’il vient, éperdument, de contempler, distingue alors, devant moi, sur le sentier qui grimpe de la plage, celui-là même qui a créé la chère et poignante résurrection...

Il observe le ciel en flammes.

Ai-je une exclamation inconsciente?... M’a-t-il aperçue, en montant?... Il se détourne, reprenant sa marche; et instinctivement, ce que, la veille, j’aurais juré impossible, j’ai vers lui un geste d’appel. Je suis tellement bouleversée que ma farouche réserve en est brisée. Il n’y a plus que mon âme, ma pauvre âme déchirée, qui existe en moi et lui crie, quand je le vois approcher, m’enveloppant d’un regard très bon:

—Merci!!... oh! merci!...

Et mes deux mains se jettent dans les siennes qu’il me tend. Il a vu, sur mes genoux, la Revue; et il a compris...

—Ne me remerciez pas, madame. J’ai rempli un strict devoir en proclamant, de mon mieux, la part de gloire que votre mari s’est acquise ce jour-là. Quand j’ai appris qu’il s’était offert pour cette mission, j’ai fait tout pour l’empêcher de partir, pensant à vous, madame. Mais il n’a jamais prétendu y renoncer...

Je ne sais pourquoi j’ai la pensée—une intuition—que Guisane a voulu prendre sa place et que Max a refusé. Mais cela, jamais il ne me le dira... Pas plus qu’il ne le laisse soupçonner dans son article, où il s’efface complètement.

Combien, tout à coup, il me paraît un ami, lui que j’ai tant détesté!

Il continue très doucement:

—Je ne vous ai pas fait trop de mal en vous rappelant des jours bien cruels pour vous?

—C’est un mal que je ne peux pas regretter!... Il me semble si bon que vous rendiez justice à Max. Seulement, les lignes que vous lui avez consacrées, c’est la résurrection, pour moi, des heures affreuses!...

Et, à bout de force, moi d’ordinaire jalousement close sur ma peine, je laisse jaillir les larmes que je n’ai plus la force de contenir. D’instinct, pour cacher mon visage, je dégage mes mains qu’il a encore dans les siennes.

J’ai tout oublié, sauf que j’ai perdu Max!... J’entends la voix de Guisane, resté debout devant moi, qui murmure, comme à une petite fille dont il voudrait bercer la peine:

—Pauvre, pauvre enfant!...

Heureusement, cette bonté compatissante agit sur mes nerfs en déroute et me rend la possession de moi-même. Je relève la tête, toute confuse; je passe la main sur mes joues humides. Dans mon désarroi, la notion du temps m’a échappé... Quelques minutes, seulement, j’espère. Que va penser de moi Guisane!... Mes yeux troublés montent vers lui et rencontrent les siens. Dans son regard, si facilement incisif, il y a une expression de pitié grave; et la crainte ne m’effleure même plus qu’il m’ait trouvée ridicule, ou simplement ennuyeuse.

J’essaie de sourire, tout en aspirant la brise qui sèche mes paupières:

—Vous devez trouver que je suis bien peu courageuse. En général, je le suis davantage... Mais votre article m’a été une surprise qui m’a atteinte en plein cœur...

—J’aurais dû vous prévenir, vous ou M. votre père, dit-il d’un ton d’excuse.

Tout bas, je murmure, et l’on dirait que c’est mon âme qui parle:

—Ne regrettez rien. Tout est bien ainsi!... Maintenant, je vais reprendre un peu de vaillance auprès de mes petits... Les derniers moments de Max ont été bien douloureux à revivre... Mais votre jugement sur lui me fait beaucoup de bien!...

—Tant mieux! madame. J’en suis infiniment heureux!... Alors, maintenant, vous voudrez bien me considérer pour ce que j’ai toujours été à votre égard, quoi que vous supposiez...

Je me sens un peu rougir.

—... Un ami... Il était d’ailleurs tout naturel que je le sois pour la petite sœur de Bernard!

Et comme un écho bien sincère, je réponds:

—Ah! maintenant, je ne pourrai plus vous voir autrement que comme un ami!... Au revoir, et merci, encore et toujours!

Il ne relève pas mes paroles. Simplement, il se penche sur mes deux mains, que d’un élan je lui ai données. Ses lèvres les effleurent. Et, sans un mot de plus, nous nous séparons, après que mes yeux, pleins de gratitude, se sont, une seconde, posés sur lui.

Toujours, il me semble, je le verrai ainsi, sa grande taille découpée sur l’admirable fond de la mer et du couchant qui flamboie derrière le Creitzker.

Ah! comme j’avais, à faux, jugé cet homme!

2 août, le soir.

J’ai retrouvé Guisane, un peu plus tard, comme j’allais à l’hôtel pour le dîner. J’étais avec mère que je venais de rencontrer. Lui aussi se dirigeait vers le Kelenn. Il s’est arrêté à notre vue. Ni l’un ni l’autre, nous n’avons eu une allusion à la scène qui, une heure plus tôt, s’était passée entre nous. Mais je ne le voyais plus avec les mêmes yeux. Au lieu de mon désir maladif de le fuir, j’avais maintenant la soif de causer avec lui, de l’interroger sur la dernière semaine de Max qu’ils ont passée ensemble. Dans ses prunelles, je retrouvais ce même regard qui, soudain, m’a étrangement attirée là-bas, sur la falaise.

Mais il causait surtout avec maman. Puis père nous a rejoints et m’a fait tressaillir en le félicitant sur son article dont il avait déjà entendu parler à l’hôtel.

J’ai deviné que, tout de suite, l’attention de Guisane s’attachait à moi. Sans doute, il redoutait l’effet de telles paroles sur ma sensibilité frémissante. Mais je m’étais ressaisie; et si, tout bas, je sentais, aiguë, la souffrance de ma blessure, le masque était de nouveau bien attaché, qui cache ma détresse aux autres. Guisane est le seul qui, depuis des mois, m’a vue pleurer.

Mon hostilité contre lui est soudain tellement morte que je me surprends à me demander comment j’ai pu l’éprouver...

Un instant, comme père et maman s’étaient arrêtés pour causer avec des hôtes du Kelenn, j’ai continué à marcher près de lui; et alors, je lui ai demandé, suppliante:

—Vous me raconterez tout ce que vous vous rappelez de Max?

—Hélas! madame, nous avons vécu peu de jours ensemble. Mais cela m’a suffi pour constater quel camarade charmant il était; quel soldat témérairement brave, avec une juvénile et si française insouciance du danger...

Oh! cet hommage rendu à mon aimé!... Je presse un peu le pas pour que Guisane puisse me dire, à moi seule, les choses que je veux, en ce moment, être seule à entendre. Et je pense tout haut:

—Les lignes que vous lui avez consacrées me sont si précieuses que, toujours, je vous en demeurerai reconnaissante!

—Madame, je n’ai fait que dire ce qui était...

—Et vous l’avez dit de façon telle que tous ceux qui liront votre récit ne pourront plus l’oublier. Ainsi mon pauvre Max, dans la mort, demeurera vivant. Si souvent me revient cette pensée de Maeterlinck, «que les morts ne cessent vraiment d’exister que quand nul ne songe plus à eux...»

—Vous la trouvez bien vraie, n’est-ce pas, madame?

—Oh! oui!...

Nous nous taisons tous les deux; et, dans la paix du crépuscule, résonnent le gazouillis de Jean qui parle à son grand-père et le bruissement lointain de la mer. Et puis, avec un accent d’amicale conviction, j’entends Guisane reprendre:

—La paix est bien signée entre nous... Ne le pensez-vous pas, madame?

J’incline silencieusement la tête.

Nous sommes devant l’hôtel.

Pour la première fois, peut-être, depuis mon malheur, j’éprouve l’étrange douceur de savoir que je puis compter sur une protection d’homme... Pourtant j’avais père... Et Bernard...

3 août.

Maman m’a dit:

—Ah çà! tu as donc changé d’humeur pour Guisane? Tout à coup, tu as l’air de lui parler très volontiers. Comme tu deviens capricieuse, ma pauvre petite.

J’ai simplement expliqué:

—Il a écrit sur Max des choses qui m’ont été très bienfaisantes... Alors, je lui en témoigne ma gratitude.

—Oui, ton père m’a dit avoir lu de lui un article remarquable. Il faut que je trouve un moment pour le voir, moi aussi.

Et elle n’a pas autrement insisté. Ma mondaine maman n’a guère de loisirs pour la lecture.

J’avais dit hier à Guisane:

—Venez me parler de Max chez moi... Je serai très raisonnable... Ne craignez pas de scène!... L’autre jour, je vous l’ai dit, c’était l’effet de la surprise...

Il m’a regardée d’un air de reproche:

—Ce n’est pas là parler en amie, madame. Et si je me froissais!... Et si je ne venais pas?

J’ai souri un peu:

—Je sais bien que vous n’auriez pas une telle méchanceté!... A demain, voulez-vous?... Dans la matinée?

Et il est venu. C’était un jour doucement tiède, trempé de pluie, qui faisait toute grise la mer, que je voyais frémir jusqu’à l’horizon, par delà les arbres du jardin...

Ah! quelle heure j’ai encore vécue là! Pour être sûre de demeurer bien maîtresse de moi-même, j’ai peu questionné, mais surtout écouté, les lèvres closes, mes deux mains serrées pour bien tendre ma volonté. Par moments, quand j’avais trop mal, je fermais les yeux afin de plus enfermer ma souffrance dans le secret de mon cœur.

Guisane m’a raconté tous les détails, les plus menus faits de ces quelques jours où le hasard les avait réunis, Max et lui... Et il a tellement le don de créer la vie même, par sa parole ou son style, qu’en l’écoutant, moi aussi, j’étais là-bas, à Verdun. Je voyais Max, trempé par sa rude existence, animé de cet entrain qu’il avait au moment où il s’est proposé pour la mission qui l’a tué.

Guisane a achevé, une vibration émue dans sa voix d’ordinaire si ferme:

—Votre mari, madame, me faisait vraiment l’effet d’un jeune frère. J’ai appris ce qu’il avait résolu, trop tard pour le retenir en lui rappelant qu’un père de famille ne s’expose pas ainsi sans l’obligation d’un devoir. Il faut laisser cela aux célibataires. Mais il n’a pas consenti à...

—A vous céder sa place... Car je suis bien certaine que vous le lui avez offert!

Il se dérobe à une réponse précise:

—C’eût été tellement mieux ainsi... Mais j’ai bien compris son refus. Comme lui, le danger m’attire et me grise!... Je l’ai quitté à la dernière minute, quand il est parti...

Guisane s’arrête une seconde; sa voix s’assourdit plus encore pour me raconter les derniers instants.

—... Il était très gai; confiant comme toujours en sa bonne étoile, le pauvre enfant... Quelques minutes avant de s’éloigner, il m’a dit...

—Quoi?... Que vous a-t-il dit?

—Il m’a encore une fois parlé de vous pour me demander de vous répéter, si... il ne revenait pas et si la destinée me rapprochait de vous... que pas une femme ne lui avait été chère comme vous, qui étiez son amour même...

Lourdement, de nouveau, mes paupières s’abaissent pour que je recueille mieux en moi cette affirmation suprême de mon mari. Est-ce la réponse à la mystérieuse question concernant Maud et lui, que mon cœur a vainement murmurée tant de fois?...

Oui, je le crois, j’en suis sûre! il n’a aimé aucune autre, comme il m’aimait moi, l’amoureuse petite compagne de sa jeunesse... Mais... mais... puis-je être sûre que d’autres aussi ne l’ont pas... charmé... alors que j’étais sa femme?

J’ai le cœur si serré, que je ne pourrais même pas pleurer, tant ma volonté de rester maîtresse de moi a pétrifié ma sensibilité extérieure. C’est au fond de mon âme que les sanglots me brisent; et, dans mon calme glacé, je peux dire à Guisane, qui attache sur moi un regard affectueusement inquiet:

—Et puis?...

—Et puis, nous nous sommes serré la main. La lumière d’une lanterne éclairait son visage énergique et souriant. Dans ses yeux, je le voyais sans un atome d’appréhension, tout au plaisir de tenter une sorte d’escapade dont la difficulté l’attirait. Il m’a dit en riant:

—Et maintenant, à la grâce... Au revoir!

Je lui ai répété encore:

—Surtout, soyez prudent!

—Mais oui... mais oui! Au revoir, mon ami.

Et il s’est détourné... Je ne l’ai plus revu que quand on l’a ramené...

Guisane se tait.

Que demanderais-je de plus?... Le reste, je le sais... J’entends Guisane me dire, de cet accent grave et chaud, si différent de sa voix habituelle:

—Vous pouvez être fière de lui, madame.

J’incline la tête.

Oui, je suis fière du souvenir qu’il a laissé. Mais ce Max que Guisane vient ainsi de me révéler, je ne l’ai pas connu. Ce n’est pas mon mari amant. Ce n’est pas le beau cavalier flirt que le monde grisait, dont l’hommage rendait les femmes fières. Ce n’est pas le Max dont j’essayais, si douloureusement quelquefois, de capter la pensée ondoyante, attirée par toutes les féeries, le cœur que je voulais profond pour que le mien puisse s’y abîmer... Le Max que Guisane a vu en pleine guerre, c’est celui que ses lettres me faisaient pressentir... Celui qui ne voulait pas, à Paris, parler du danger dont il vivait désormais enveloppé; celui dont ses chefs et ses camarades m’ont raconté l’endurance, l’inaltérable bonne humeur, la bravoure audacieuse.

Quel viatique c’est pour moi de penser qu’il a été l’homme dont Guisane vient de dire:

—Vous pouvez être fière de lui, madame.

Guisane, maintenant, est, comme moi, silencieux; il devine combien ces souvenirs évoqués m’entourent, m’isolant tout à coup du reste du monde.

Une pluie chaude s’est mise à tomber. J’entends les gouttelettes ruisseler sur les branches... Et puis, c’est Kate qui appelle Jean, encore dans le jardin. La petite voix fraîche répond; la voix qui, bien autrement enfantine, lors de la dernière permission, commandait, joyeuse:

—Papa, venez jouer avec moi! s’il vous plaît.

J’ai un frisson, et je reprends, d’un accent de prière:

—Lorsque Jean sera un peu plus grand, il faudra lui raconter tout ce que vous savez de son père?... Et même maintenant, apprenez-lui déjà ce qu’il peut comprendre... Ensuite, je ne vous importunerai plus...

—M’importuner!... Madame, ne sentez-vous quelle douceur ce m’est de parler d’un ami, tel que votre mari l’était devenu pour moi pendant ces quelques jours où nous éprouvions les mêmes affres pour l’avenir de notre Verdun?

Toujours silencieuse,—je sais qu’un sanglot étoufferait ma voix si j’essayais de parler...—je lui tends ma main, et je me lève, entendant approcher Jean. Il est tout près. Il accourt, car Kate lui répète, impatiente:

Quick, quick, darling. It rains!

Alors, sans réfléchir, j’appelle:

—Jean, viens ici! Dans le salon!...

Il bondit de plus belle; toujours, il voudrait être près de moi, le pauvret. La porte s’ouvre. Sa figure menue, bronzée déjà par la mer, apparaît toute rieuse.

—Maman, vous voulez bien que j’entre, dites?

Il n’en croit pas ses oreilles: un visiteur est là, et je l’invite à paraître!...

Il se précipite en tourbillon vers moi. Je l’attire dans mes bras et il s’y blottit ainsi qu’un oiselet dans son nid. Alors, ma main dans ses boucles, souples comme l’étaient les cheveux de Max, je commence, lui montrant Guisane:

—Vois-tu ce monsieur-là, c’était un ami de ton papa. Il te racontera comme papa était un brave soldat!

—Oui... Et moi aussi, je serai un brave soldat quand je serai grand!

J’ai un geste irraisonné pour retenir dans mes bras ce petit qui pense déjà à se battre. Comme si la destinée voulait me le prendre, lui aussi! Et puis, je me raidis contre ce vain élan et j’écarte Jean qui proteste:

—Donne la main à M. Guisane, et va retrouver Kate.

Avant de me laisser, il a vers moi un de ces mouvements tendres dont il est coutumier, et il jette un ardent baiser sur mes doigts qu’il attrape au passage. Alors seulement, il s’approche de Guisane qui le prend devant lui, debout entre ses jambes, et lui demande, gardant les deux menottes dans sa main d’homme:

—Je suis sûr que tu le connais très bien, ton papa?

Et Jean de répondre avec un éclat de rire, comme à une question tout à fait oiseuse:

—Bien sûr, je le connais!... Il est là...

Et sa tête bouclée se tourne vers le portrait que je l’ai habitué à regarder chaque jour.

Guisane continue:

—Tu sais ce qu’il a fait de beau?

—Oh! oui, maman a dit. Il a voulu faire partir les méchants Boches; et ils l’ont toué! Alors le bon Dieu l’a pris avec lui pour qu’il soye très heureux!

—Et pour le récompenser de n’avoir jamais eu peur... Tu as bien raison de vouloir être comme lui!

—Moi non plus, je n’ai jamais peur! affirme Jean, vivement. Je vais très bien dans le noir... et je ne crie jamais, quand la vague passe sur ma tête!

Ici, je veux interrompre le dialogue, ayant peur d’abuser de la bonne grâce de Guisane dont l’accent et l’attitude me rassurent cependant.

Il parle à Jean, de Verdun, de son père, se mettant à la portée de l’enfant d’une façon qui me stupéfie.

Quelle merveilleuse souplesse d’esprit il a reçue en partage! Comment ce célibataire sait-il ainsi la manière dont il faut s’adresser aux tout jeunes?...

J’écoute, d’ailleurs, aussi ardemment que Jean qui est tout à fait subjugué. Ses prunelles ne quittent pas Guisane; et il recueille, avec passion, ses «histoires», comme il dit, sur la guerre, sur Verdun, sur les Boches, sur son père! Il resterait ainsi des heures... Moi aussi!...

Pourtant, j’interviens:

—C’est assez faire parler M. Guisane pour aujourd’hui, Jean. Un autre jour, si tu es sage, il te racontera encore beaucoup de choses!... Maintenant, il ne pleut plus. Retourne dans le jardin.

Il est bien déçu par cet ordre, mon pauvre gosse; mais, avec moi, il est la docilité même; et si grand que soit son désir d’entendre encore Guisane, il lui tend la main, avec un correct geste d’adieu, et s’en va.

Guisane le suit des yeux. Quand la porte se referme, il me dit—et je suis certaine que c’est sa pensée même:

—Ce petit être est délicieux! Quelle consolation vous devez déjà trouver en lui, madame!

—Oui, de mon mieux, je me réchauffe à sa tendresse d’enfant... Mais pourvu que je sache bien l’élever, de telle façon qu’il donne tout ce qu’il peut donner... Car j’ai beaucoup d’ambition pour lui... Et hélas! si peu d’expérience... Le fils a tant besoin du père!... Pour France, je ne suis pas inquiète ainsi!

—Le fils a tout autant besoin de la mère, croyez-en mon expérience masculine. Je l’ai senti plus d’une fois, moi qui, tout jeune, ai été un gamin orphelin. Voyant des camarades moins dénués, je les enviais bien fort!... A ce point que, dans ma prime jeunesse, quand j’étais frôlé par la bonne intimité de certains, avec leur mère... leur maman... je m’enfuyais... Ainsi qu’un pauvre qui ne peut supporter la vue de la richesse... Avec les années seulement, je me suis bronzé contre cette impression...

—Oui, je comprends...

Et je comprends aussi le pourquoi de son apparence froide, un peu hautaine et distante. La solitude morale l’a habitué à se replier sur lui-même. Maintenant, je devine un beau foyer, derrière la sévère muraille d’impassibilité et d’ironie.

Ce n’est ni un insensible, ni un égoïste qui achève avec un sourire fortifiant, parce qu’il a pitié de ma faiblesse:

—Madame, ne vous inquiétez pas pour l’éducation de votre fils. Ce sera beaucoup plus simple que vous ne le croyez. Vous respecterez l’individualité de votre enfant... Vous lui indiquerez ce qui doit toujours être fait, selon la droiture, la vérité... Vous lui apprendrez l’oubli de lui-même... Et tout ira très bien... Le résultat sera excellent.

Il parle avec tant de conviction que je me mets à rire:

—Le résultat sera excellent! Espérons-le. Vous êtes très encourageant!... Je vous en remercie et vous rends enfin votre liberté. Je suis confuse de vous avoir ainsi retenu! Vous n’avez pu peindre, je vous ai fait perdre toute votre matinée!

—Madame, comment osez-vous dire cela, puisque nous sommes des amis! Que vous le vouliez ou non, je me considère comme le vôtre, je vous l’ai avoué... Tant pis si vous le regrettez... Le mal est irréparable.

Certes oui, il est maintenant un ami pour moi!

6 août.

Quand j’arrive à l’hôtel, je trouve, arpentant la place de long en large, père qui fume auprès de Guisane et je suis accueillie par un double bon sourire de bienvenue. Je me mets aussi à arpenter; et père, tout à la conversation qui l’intéresse, me dit tout de suite:

—Savais-tu que Guisane allait avoir, à l’automne, une exposition de ses croquis de guerre?

Guisane explique de cet accent de badinage mordant qui lui est familier:

—Madame, j’ai pensé qu’il était prudent, avant de repartir au front, de montrer encore une fois au public ce dont j’étais capable; au cas où l’avenir me serait enlevé. Que sait-on?...

Je tressaille, et père a une exclamation de reproche:

—N’imaginez pas ainsi d’inutiles hypothèses, surtout quand elles sont aussi fâcheuses! Elles m’étonnent de vous, si brave!

Et les yeux de père se posent sur le filet de soie rouge qui barre, sur la poitrine, l’uniforme bleu clair.

Le visage de Guisane a soudain une étrange expression, et sa voix s’élève dure, railleuse aussi:

—Oui, je suis brave pour ce qui est de risquer ma peau! Mais il me faut bien reconnaître que je ne suis pas encore tout à fait maître de la seule crainte qui me tenaille,—si vivace, que je pourrais la tenir pour un pressentiment, pour peu que je sois superstitieux.

Incrédule, je répète:

—Vous, une crainte?...

—Oui, madame... C’est qu’un obus, une grenade, les gaz m’atteignent dans ma vue qui est mon bien le plus précieux! Vous allez me trouver lâche, madame, mais si pareil malheur m’atteignait, je crois bien que je n’aurais pas le courage d’accepter le supplice d’une nuit éternelle...

Père intervient:

—Guisane!... Guisane! Ne dites pas d’insanités! Voyez, vous bouleversez cette petite madame.

C’est vrai. Son accent était si convaincu que j’ai senti en moi la sourde angoisse qui hante son intrépidité. Je suis devenue tellement nerveuse...

Il me sourit, la mine contrite:

—Madame, vous me rendez tout à fait confus de vous avoir fait l’aveu de ma faiblesse à laquelle, je vous prie de croire, ma volonté met bon ordre. Mais vous l’excuseriez, si vous saviez quelle ivresse me donnent la forme, les lignes, les couleurs surtout!... J’adore la couleur! Écrire, certes, m’intéresse... Mais parce que c’est peindre aussi, ce que je vois... ce que je sens... Même au front, je suis harcelé par ce besoin de crayonner, tout au moins, ce qui attire mes yeux: types, paysages, scènes...

—Et vous avez pu le faire?

—Oh! madame, est-ce que l’on n’arrive pas toujours à réaliser ce que l’on souhaite impérieusement?...

Il s’arrête. Son regard m’enveloppe toute, l’expression changée. Un éclair de gaieté malicieuse y flambe et il finit:

—Aussi, je succombe à la tentation de vous confesser un désir très hardi que je nourris, en mon for intérieur, depuis que nous vivons en bonne intelligence...

Son accent m’amuse et j’interroge, intriguée:

—Et ce désir, c’est...?

—Ce serait, madame... je me risque car j’ai l’idée que je trouverai un allié dans M. Dabrovine, ce serait que vous me permettiez de faire de vous un rapide croquis... sur la falaise que vous aimez tant... Est-ce que vous consentiriez à m’accorder cette grâce?...

Comment refuser après le bien qu’il m’a fait pour Max? J’acquitte une dette.

—Je veux bien, puisque je puis vous être agréable ainsi... Ce ne sera pas une pose trop longue?

—Une heure, de deux ou trois de vos matinées. Et devant la mer que vous avez tant de plaisir à contempler... Et pendant cette heure, à votre gré, vous causerez ou vous vous tairez...

Père nous écoute avec une expression que je ne m’explique pas. Mais comme la cloche sonne bruyamment le repas, que maman approche, fraîche autant qu’une toute jeune femme, père conclut, mettant sa main sur l’épaule de Guisane:

—Eh bien! c’est chose convenue, mon ami. On vous confie le soin de représenter l’image de cette jeune dame. J’espère qu’elle posera bien. J’irai vous faire des visites pour m’en assurer. Et là-dessus, à table!

10 août.

Donc, j’ai posé avant-hier, hier et puis ce matin, pour finir; dans un adorable coin, un peu écarté, au milieu des roches, sur ce promontoire avancé de la falaise, d’où la vue m’est un enchantement.

J’ai posé sous l’égide de Jean, de Kate, voire même de Nounou qui berçait Bébé près de moi; mère ayant émis quelques réflexions qui m’avaient été un brin désagréables, sur le tête-à-tête auquel je me prêtais avec Guisane, dont le Tout Carantec pouvait s’étonner. Misère et futilité!

Et ces quelques heures, durant lesquelles nous avons capricieusement causé et goûté aussi le charme des silences, riches de pensée, ces heures-là ont eu, pour moi, la douceur d’un baume.

L’imprévu d’une réflexion m’a amenée, ce matin, tandis que je posais pour la dernière fois, à trahir cette impression qu’il me donne de n’être plus le même homme...

Il avait interrompu son travail pour me permettre de me délasser de mon immobilité; et, adossé à une roche, il allumait sa cigarette, les yeux sur la mer, d’un bleu intense, où le soleil hérissait d’aigrettes d’argent les vagues nonchalantes.

Et pensif, il m’a répondu:

—Oui, vous avez raison, madame, j’ai changé... Mais comment pourrait-il en être autrement? La vie que j’ai menée depuis la guerre m’a fait voir les choses sous un angle tellement nouveau!... Je ne pourrai plus être, il me semble, le joueur de flûte que j’étais avec délices. La guerre a été pour moi...—et nous sommes légion ainsi!...—une éducatrice à qui je ne serai jamais assez reconnaissant pour tout ce qu’elle m’a appris. Si cette science n’était acquise à un prix qui est la souffrance, la mutilation, la mort de tant de pauvres êtres, je bénirais les années cruelles qui m’ont été, moralement, si bienfaisantes!

—Bienfaisantes?

—Oui... C’est très fortifiant de se mouvoir dans la fatigue, la boue, le froid, le danger, surtout l’incessante menace de la mort... Ceux qui n’ont pas passé par là ne peuvent savoir la saveur que donne à la vie la sensation, à tant d’instants éprouvée, qu’elle va nous échapper... Oui, je sortirai de la tempête... si j’en sors!... marqué d’une empreinte qui ne pourra s’effacer... Du moins, je l’espère!

S’il en sort!... Encore ce terrible inconnu qu’il évoque. C’est vrai, à l’automne, il repart. Et, sera-t-il plus heureux que Max!...

Maintenant, il m’apparaît tellement un ami, que je vais craindre pour lui, quand il sera retourné là-bas, dans la fournaise.

Que cette horrible vision de la guerre me paraît donc invraisemblable, telle un cauchemar, évoquée tout à coup, par cette éblouissante matinée. Autour de nous, tout est si paisible! La terre chaude sent bon les petites plantes qui ont poussé dru, sous le soleil, au souffle de la mer...

Près de nous, des promeneurs passent. Sur la plage, des enfants jouent. Des femmes en robe claire travaillent. La brise apporte les rires des baigneurs. A quelques pas de moi, résonne la voix joyeuse de Jean qui s’amuse avec Bébé.

Et cependant, les autres se battent, sont mutilés, meurent—comme Max est mort... Que ce contraste est atroce!

Guisane devine-t-il et partage-t-il mon impression?... Il est pensif. Devant moi, il est toujours debout, appuyé au contrefort rocheux. Il fume. Son œil de peintre erre autour de lui avec une avidité caressante. Songe-t-il à la crainte qui le hante, ne plus voir?...

Je ne le crois pas. Il est hors du feu pour un moment. Comme Max jadis, il vit dans le présent et jouit du bienfait de la halte. Il en a, combien! le droit. Il s’est largement donné et il est prêt à se donner de nouveau, autant qu’il lui sera demandé.

—Madame, à quoi réfléchissez-vous?... Il passe bien des choses dans vos yeux... Ne voulez-vous pas m’en confier quelques-unes?

J’ai presque un sursaut à ces paroles. Je croyais bien que Guisane avait tout à fait oublié ma présence... Et je pense tout haut:

—Je songeais qu’il est stupéfiant que vous ayez pu vous accommoder ainsi d’une existence à laquelle rien ne vous avait préparé!

Il jette sa cigarette, s’approche et, alerte, réplique:

—Madame, ne m’imaginez pas meilleur que je ne suis. Honnêtement, je dois vous avouer que la transposition qui s’est opérée dans ma vie matérielle m’a été très... pénible!... Ah! certes, si avec la vision précise de ce qui m’attendait j’avais eu le choix d’accepter ou non, je ne jurerais pas que j’aurais eu la vertu d’«accepter»... Oui, j’ai commencé par trouver abominablement désagréables, la pluie, la boue, la poussière, les marches... interminables, surtout la promiscuité des tranchées, le contact d’une foule d’êtres, de certains individus avec lesquels, en d’autres temps, jamais je n’aurais frayé... Et puis...

—Et puis?...

—Et puis, cette mesquine révolte de mandarin, ma crise de sybaritisme se sont évaporées, j’imagine, dans le grand souffle qui nous soulevait tous au-dessus de nous-mêmes... Bon gré mal gré... Et puis encore, vous le devinez, je suis d’esprit bien trop curieux pour n’avoir pas été vite intéressé par tout ce que j’étais amené à découvrir dans les âmes frustes...—celles-là surtout m’étaient moins familières—que me faisait frôler mon nouveau mode d’existence. Jamais, dans ma mentalité d’intellectuel et de peintre, doublé d’un clubman, je n’aurais imaginé qu’elles pussent, à ce point, enfermer des trésors de courage, d’endurance, de dévouement... Un sens imprévu et prodigieux du devoir tout simplement accompli...

Il s’arrête; et je devine qu’il se rappelle...

Il a parlé avec une conviction chaude que je sens née de tout ce qu’a vu son regard aigu d’observateur, de tout ce qu’a pénétré sa délicate compréhension des âmes. Je suis sûre qu’il était très bon pour ces humbles, devenus ses frères d’armes...

Brusquement, il finit, conscient de mon attention frémissante:

—Bien entendu, j’ai vu aussi de tristes sires! Mais vraiment, ils étaient l’exception. S’il y a eu l’ivraie, il y a eu surtout les bons épis qui font la riche moisson. Et je vous assure, madame, que si je me suis décidé à l’exposition dont vous a parlé votre père, c’est beaucoup pour faire connaître tous ces braves, leurs physionomies, des épisodes de leur vie de lutte, dignes de l’histoire, pour les faire connaître aux gens qui, depuis 1914, n’ont su de la guerre que ce qu’ils en lisaient dans leur journal.

J’incline la tête; mais avant que j’aie répondu, une voix s’exclame gaiement près de nous, celle de père:

—Eh bien?... eh bien? ce portrait?... Il me semble qu’on ne travaille guère!

Et il serre la main de Guisane, qui réplique:

—Cher monsieur, vous arrivez pendant le repos du modèle.

—J’imagine que vous n’avez pas l’intention de reprendre la séance? Mon ami, il est onze heures un quart et vous oubliez l’approche du déjeuner...

Si tard déjà?... Comme nous avons causé! Voici Kate qui vient chercher Jean, et Nounou qui emporte ma pouponne, après me l’avoir amenée toute fraîche, ses petits bras tendus vers moi. Tandis que je l’embrassais, père a poursuivi:

—Je t’apporte une bonne nouvelle, Mireille. Ta mère vient de recevoir une dépêche de ton frère. Il arrive demain matin.

Nous avons, Guisane et moi, la même exclamation de plaisir. Père achève:

—Je n’ai pas besoin de te dire que ta mère est exultante!

—Et vous aussi, père.

—Bien entendu, fillette. Voyons ce portrait, Guisane.

Tous, nous nous rapprochons du chevalet abandonné. Et père aussitôt a une exclamation enchantée:

—Mon ami, c’est une façon de chef-d’œuvre que vous avez fait là! Ne pensez pas, en votre for intérieur, que c’est un jugement d’amateur... Je suis bien certain que les critiques compétents seront de mon avis. C’est notre Mireille elle-même qui vit là!... Et quel incomparable cadre vous lui avez donné, de lumière, de ciel... de mer... Et cette lande qui fuit dans le soleil... Ah! mon cher garçon, quel artiste vous êtes!

Père est si sincèrement ravi que Guisane ne pourrait, je crois, recevoir meilleur remerciement. Moi, je regarde cette jeune femme, toute mince dans sa robe noire, qui, les mains croisées sur ses genoux—d’un geste découragé...—contemple la mer, avec des prunelles tristement songeuses.

Et c’est moi, la rayonnante Mireille de jadis.

10 août, soir.

Le couchant était dans toute sa splendeur quand nous sommes sortis de l’hôtel; si beau que, mère voulant se reposer un peu dans sa chambre, j’ai entraîné père sur la falaise pour voir la merveilleuse fête flamboyer derrière Roscoff.

Nous avons retrouvé, parmi beaucoup de promeneurs, Guisane, qui, lui aussi, s’absorbait dans l’éblouissante vision de ce paysage de rêve, or et pourpre. La mer était une ondulante nappe de lumière et, sur le ciel incandescent, se découpaient, sombres, les silhouettes de Saint-Pol et de Roscoff.

Père, sans respect pour la contemplation de Guisane, est allé vers lui et lui a frappé sur l’épaule:

—C’est un spectacle digne de vous, monsieur l’artiste... Même un profane comme moi comprend qu’il vous paraisse admirable.

Ici, il est interrompu par le passage de son collègue et ami, le baron de Survières, qui le hèle; et tous deux se mettent à causer, en regardant la fantasmagorie de l’horizon.

Moi, silencieuse, comme Guisane, j’admire, et c’est inconsciemment que je murmure:

—Que c’est beau!... Mon Dieu, que c’est beau!

Avec une conviction enthousiaste, j’entends Guisane répéter:

—Oh! oui, c’est beau!... Beau à donner l’oubli de tout ce qui n’est pas cette beauté!

L’oubli!... Le mot m’est allé droit au cœur. Je ne veux pas que rien me fasse oublier. Ce serait si mal!... Je n’ai pas le droit d’oublier.

Et pourtant, Guisane a raison. Il y a un instant, en moi aussi, le souvenir s’est tu, tandis que je regardais... Et avec une humilité, trempée de combien de mélancolie! je songe tout haut:

—Que facilement nous nous évadons de ce qui nous fait souffrir!... De quoi donc sont-ils pétris nos cœurs, pour se laisser si aisément distraire!

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