Le Feu sous la Cendre
Je sens aussitôt sur moi le regard de Guisane qui s’est détaché du ciel devenu de nacre rose, et je l’entends me répondre:
—Ne soyez pas aussi sévère pour nos cœurs; et acceptez que la nature bienfaisante nous permette de reprendre des forces, en s’emparant parfois de notre peine. Nous n’oublions pas. Nous subissons seulement la détente nécessaire pour que notre pauvre machine humaine puisse continuer sa tâche...
Je murmure, les yeux perdus vers l’horizon assombri:
—C’est vrai... Il faut la remplir tant qu’on en a la force et le courage!
Dans la nuit qui tombe, je l’entends me répondre avec une sorte d’autorité vivifiante:
—Cette force, vous l’aurez toujours, parce que vous savez que vous avez charge d’âmes. Mais, pour la garder, acceptez sans scrupule ce qui peut encore venir de bon, à vous...
J’ai un involontaire geste d’épaules, car je sens le découragement s’abattre sur moi. De la vie, je n’attends plus rien et je dis,—dans ma voix je reconnais bien une ironie amère:
—Ce que vous m’offrez, c’est la «théorie des petits bonheurs». Croyez bien que, peu à peu, je m’apprends à la pratiquer,—bon gré, mal gré! L’épreuve aussi est une éducatrice, habile autant qu’impérieuse. Dans ma misère, je m’accroche, ainsi que vous me le conseillez, à ce qui est un pâle rayon de soleil pour mon faible cœur, toujours transi, maintenant...
—C’est-à-dire?... insiste-t-il, avec un accent où je perçois tant de chaude et vraie sympathie que je ne me rebelle plus, comme autrefois, sentant sur moi sa pensée observatrice; et avec une âpre tristesse, j’explique légèrement:
—C’est-à-dire la jouissance de contempler un beau ciel comme celui de ce soir... une fleur, un visage séduisant, d’entendre une sincère parole d’ami, toute pleine d’affection, de recevoir une bonne lettre, de lire des pages qui me prennent le cerveau et le cœur, etc., etc... Que sais-je encore?... Ah! oui, je puis en parler, des petits bonheurs!
La nuit maintenant nous enveloppe, une nuit transparente où semble errer encore un reflet du radieux couchant. La brise est chaude et de la terre monte un indéfinissable parfum de fleur, d’ajonc, de bruyère, de menthe... Derrière nous, père et M. de Survières vont et viennent en causant; la lueur de leurs cigares pique la nuit de minuscules étoiles rouges.
—Vous avez raison de recueillir les menues joies dont l’existence quotidienne veut bien nous faire l’aumône...
Alors, j’avoue, bien sincère:
—Hélas! ma sagesse, sur ce point, est encore terriblement rudimentaire! Que c’est donc horrible et lâche, ce besoin d’être heureux, qui demeure vivace dans nos cœurs, même brisés!
—Vous ne pouvez empêcher les fleurs de pousser! J’en ai vu surgir jusque dans les terres déchiquetées par les obus, dit-il avec une sorte de douceur grave.
—Ah! je crois bien que, maintenant, mon cœur ressemble à ces terres ravagées, et mes frêles bonheurs, à vos fleurs de guerre! Les jours qui passent m’enseignent à m’en contenter... Il le faut bien! Seulement, comme j’étais très gâtée, très riche, et... très gourmande, ils m’apparaissent des miettes, de ces bonbons qu’on croque pour tromper la faim... J’apprends le jeûne!
Du même ton, qui est un cordial pour ma faiblesse, il achève:
—Je pense, moi, qu’étant donnée votre force morale, vous trouverez le secret de recommencer à vivre avec l’intensité qui vous était familière...
De mon cœur désespéré, une plainte jaillit:
—Ce ne sera plus jamais ce que c’était!
—Non, ce sera autre chose... Mais vous n’êtes plus la même... Ce qui, autrefois, vous satisfaisait, vous paraîtrait peut-être insuffisant aujourd’hui...
Il a raison. La Mireille de jadis est bien partie pour ne plus revenir. Celle du présent vaut-elle mieux?... Que ce serait douloureux d’avoir changé en bien, parce que le bonheur m’a été arraché!
Père m’appelle. Sans avoir répondu à Guisane, je le rejoins. Et tous trois causant de choses quelconques, lui et Guisane me ramènent à mon home solitaire.
11 août.
Bernard, mon cher grand frère, est arrivé. Nous sommes allés le cueillir tous—autrement dit, maman, père, moi, plus Jean...—à la station de Henvic. Et nous l’avons vu émerger de son wagon, un peu maigri, la figure altérée un brin sous le hâle du grand air, mais toujours le beau garçon qui nous a quittés en 1914.
Jean le contemple extasié; comme maman, à qui la joie donne tant d’éclat que Bernard s’est exclamé dès que nous avons été installés dans le primitif équipage qui nous ramène à Carantec:
—Mère, vous êtes, plus que jamais, ma jolie maman! Comme la Bretagne vous réussit... Personne ne voudra croire que je suis votre fils!... Maman, je suis fière de vous.
Maman tentait bien de le faire taire, mais elle avait un sourire heureux qui ne lui imposait guère silence. Certainement, ses paroles la frôlaient comme une caresse. D’ailleurs, Bernard disait vrai. Elle était bien la femme charmante dont père, dont nous, ses enfants, avons toujours été fiers. Ses yeux étincelaient dans son visage reposé. Ah! oui, elle avait l’air de notre sœur aînée, à Bernard et à moi...
Père, lui, parlait très peu, mais son regard ne quittait pas Bernard. En ces premiers moments, il lui suffisait de l’écouter causer, questionner, raconter, avec l’enthousiaste gaieté d’un gamin qui entre en vacances; et il savourait la douceur de se dire: «Mon Bernard est là, vivant, tout près de moi. Jouissons de cette grâce sans prix!»
Moi, tout bas, je me souvenais, au plus profond de mon cœur, des quelques retours de Max, joyeux comme celui-ci. Bernard en avait-il l’intuition? Par instants, ses yeux se posaient sur moi avec une sorte d’affection anxieuse... Et puis, peu à peu, après le heurt douloureux de l’arrivée, je me suis volontairement laissé gagner par son entrain; et je me suis amusée de ses réflexions ravies sur notre petit Carantec qui lui souhaitait la bienvenue sous un éblouissant soleil.
—Dieu, que c’est gentil ici! J’espère qu’il s’y trouve beaucoup de jolies femmes. Si vous saviez, mère, comme je suis affamé d’en voir, après avoir tant contemplé de braves poilus!... Sûrement, vous avez déjà ici beaucoup de belles connaissances. Vous donnerez des thés, n’est-ce pas, pour que je me retrempe un peu dans les plaisirs de ce monde?
—Pourquoi pas des garden-parties, mon grand enfant chéri? fait maman ravie.
Elle retrouve son Bernard, pas très raisonnable, coupable de bien des folies, mais de cœur si bon, d’esprit si spirituellement drôle, dont la gaieté est aussi inaltérable que communicative...
Et elle s’empresse de lui donner les plus agréables assurances:
—Sois tranquille, mon Bernard, nous ferons en sorte que ta permission soit telle que tu peux la souhaiter!
—Un paradis terrestre, si vous voulez bien, mère. Je ne vous demande que cela!
Ici, il a sauté de la voiture qui s’arrêtait devant le Kelenn; et incontinent, avec sa bonne humeur courtoise, il a conquis la grosse femme de chambre qui s’approchait pour lui prendre sa valise.
—Merci! la belle fille... Ne vous emparez pas de mon bagage. Je l’emporte.
En effet, l’hôtel étant comble, Bernard a sa chambre dans la villa dont j’occupe le premier étage. Aussi, laissant père et maman au Kelenn, nous filons pédestrement, lui et moi, plus Jean qui ne veut pas quitter son oncle, afin que je lui montre son logis.
Et, tout de suite, alors, il me demande, l’accent changé, passant son bras sous le mien:
—Comment vas-tu, ma pauvre chérie?
—Aussi bien qu’il est possible, Bernard.
—Oui, tu es très courageuse, je le sais...
—Tu sais? ai-je répété, surprise.
—Guisane me l’a dit. Ton énergie le remplit d’admiration. Il m’a écrit sur vous, madame, de bien jolies choses!
J’ai senti qu’une légère flamme montait à mes joues. En cette minute, j’aurais été bien en peine de préciser si je trouvais désagréable ou non cette appréciation inattendue de mon nouvel ami. Mais bien franche, j’ai murmuré:
—Pourquoi t’avoir parlé de moi?... Je suis désireuse que personne ne me sorte de mon ombre!
—Ne lui en veux pas... C’est à ton vieux frère qu’il s’adressait, et il le faisait très affectueusement! me disant combien il était heureux que vous fussiez devenus amis.
—Tu sais pourquoi, Bernard?
—Oui, il m’a raconté cela aussi.
Je n’ai pas répondu, d’autant que nous arrivions devant la villa, aussitôt présentée par Jean avec des cris répétés, pour appeler l’attention de Bernard:
—Oncle! Oncle! voici notre maison! Voyez, votre chambre est au deuxième, au-dessus de celle de maman, et la fenêtre est grande ouverte pour que le soleil y entre. Ce matin, maman est allée y porter des fleurs avec moi!
Bernard m’a remerciée par un baiser:
—Maman est une femme délicieuse! Allons vite voir ma chambre.
—Et retournons non moins vite au Kelenn pour déjeuner. Père, qui est l’exactitude même, va s’agiter en voyant passer l’heure.
Bernard s’est à peu près dépêché, sans trop s’absorber dans l’examen du paysage qu’il me célèbre de sa chambre, tandis que je l’attends dans le jardin.
—Tu viens, Bernard? La brise m’apporte le son de la cloche.
Nous sommes repartis en hâte, moi presque gaie, tant l’humeur joyeuse de Bernard était entraînante. Comme la grille retombait derrière nous, du sentier qui lui fait face, une promeneuse émergeait, qui lui a jeté aux lèvres une enthousiaste exclamation:
—Oh! la ravissante créature! Mais... mais... Oh! Mireille, quelle ressemblance...
—Avec?...
—Avec Mˡˡᵉ de Vologne...
La promeneuse, qui approchait toujours plus, s’est arrêtée, souriante, à notre vue et m’a lancé un affectueux:
—Bonjour! madame. Voici votre voyageur arrivé?
Et j’ai répondu, avec un imperceptible coup d’œil de malice vers mon compagnon:
—Bonjour, mademoiselle Christiane. Mon voyageur ne peut croire que ce soit bien vous qu’il aperçoit!
—Pourtant, c’est bien moi!... Pas mon ombre! s’est-elle exclamée gaiement, la main tendue. Monsieur Dalbrovine, cela me fait plaisir de vous voir!
—Sûrement pas autant qu’à moi! a-t-il répondu avec une spontanéité qui avive l’éclat rosé des joues de Christiane. Comment, Mireille, m’avais-tu caché la bonne nouvelle, que je retrouverais à Carantec... si j’osais, je dirais une amie, des jours heureux d’autrefois!
—Osez, osez... Je me souviens très bien que dans ce temps, devenu si lointain, entre deux bostons, nous échangions, assez volontiers, quelques idées.
—Ici, j’espère bien que nous allons reprendre cette bonne habitude!...
J’interviens, un peu effrayée du flot de sympathie que je sens bondir entre ces deux êtres jeunes, attirés comme jadis, l’un vers l’autre, avec des esprits plus mûrs, des cœurs creusés par la terrible épreuve. Vraiment, ils sont aujourd’hui, moralement, un homme et une femme qui, les yeux large ouverts, pourront juger de la façon dont ils doivent disposer d’eux-mêmes.
J’ai expliqué en deux mots pourquoi Christiane est ici; et si Bernard a eu vers elle un regard expressif d’approbation, il n’a rien dit qui ressemblât à un éloge, devinant bien que cette fille simple et fière n’accepterait pas l’ombre même d’un jugement flatteur...
Tous les trois nous trottons dans le sentier qui nous amène sur la place de l’église, devant le Kelenn. Je tiens la main de Jean, et devant moi cheminent mes deux compagnons qui causent, lui, radieux, elle, avec cette aisance voilée de réserve qui la caractérise...
Mon Dieu! que va dire maman de les voir ainsi réunis,—si vite!
Heureusement, comme nous débouchons sur la place, un nouveau venu apparaît, Guisane qui revient de la falaise avec sa boîte et ses pinceaux. Il a une exclamation de plaisir à la vue de Bernard:
—Alors, vieux, te voilà! Quelle bonne chance de nous retrouver ici! Nous allons en jouir de notre mieux!
Christiane et moi, nous les laissons en arrière. Et ainsi, mère n’éprouvera nulle impression désagréable qui trouble son allégresse d’avoir retrouvé Bernard.
Mais ce soir... Mais demain....
20 août.
Déjà une grande semaine que Bernard est ici. Comme elle a passé vite!
Est-ce donc qu’il est impossible d’échapper au tourbillon joyeux que son animation crée autour de lui?... Je ne me reconnais plus. Quelle soudaine influence a le pouvoir d’engourdir mon mal?...
Certes, il est toujours latent, prêt à se réveiller au moindre choc... Mais il est plus sourd; et cet apaisement fugitif est si bon que, tout en me reprochant ma lâcheté, je n’ai pas le courage de raviver volontairement ma peine.
Je me laisse vivre dans l’heure présente, sans regarder ni en avant ni en arrière.
Il me revient l’appétit de mouvement qui m’enivrait aux jours lumineux de ma jeunesse... Voici..—je m’en aperçois, saisie!—que je peux jouir de ce qui amuse les autres: excursions, promenades flâneuses, causeries, rendues charmantes par l’humour de Bernard, la gaieté de Christiane, la verve de père qui, devenu touriste faute de distractions citadines, se fait souvent notre «chaperon», comme il dit... Et puis, pour assaisonner nos propos capricieux, l’esprit mordant ou profond de Guisane, que Bernard a le pouvoir d’arracher, de-ci, de-là, à ses pinceaux.
Il me semble que, soudain, c’est en rêve que je vis... Je n’ai plus le loisir ni même le goût d’écrire. A peine je trouve un moment pour lire quelques pages, chaque jour, moi, d’ordinaire insatiable.
Bernard, résolument, m’entraîne dans son sillage par une affectueuse volonté de «me distraire», prétend-il. Mais il m’attire aussi, mon cher grand, afin que Christiane puisse être des nôtres dans les promenades qu’organise son inlassable activité.
Il s’est fait présenter partout où il a l’occasion de la retrouver; dans les milieux où elle fréquente; au tennis; après avoir, bien entendu, commencé par se faire admettre chez sa tante de Kermadec, avec laquelle, maintenant, nous sommes fort liés.
Mère elle-même a subi son charme de femme intelligente, très bonne, et ne s’étonne pas que, pour elle, je sorte de ma retraite.
Bernard, de plus, s’est découvert un goût prononcé, le goût de Christiane, pour les promenades en mer. Et là-dessus, la nature m’ayant gratifiée—au physique—d’un cœur à toute épreuve, il me réquisitionne sans merci, pour les escorter; car père se récuse en la matière. Il réquisitionne aussi Guisane qui adore la mer, et se laisse aisément séduire. D’ailleurs, quand les eaux sont très calmes, que Bernard n’a pas besoin de son aide pour ramer ou pour la manœuvre, il ébauche bien vite quelque aquarelle, réfugié dans un coin de la barque.
Tranquillement, Bernard, tout à fait retombé sous le charme de Christiane, m’a déclaré:
—Les parties carrées sont beaucoup plus agréables! Et puis, Patrice étant un causeur exquis, tu ne peux regretter que je te confie à lui, pendant que...
—Tu flirtes avec Christiane! ai-je glissé, taquine.
Il a spontanément répliqué avec une gravité soudaine, très rare chez lui:
—Ce n’est pas flirter que je veux... Elle mérite tellement plus!
Et il a raison.
Que cela m’est doux et poignant de voir ce joli roman se préciser près de moi... Avec Max, nous avons été ainsi... Moins sérieux que ces deux-là! Mais Bernard et Christiane ont subi le rude souffle qui vivifie ou qui tue, depuis trois ans; et ce que j’aime en eux, c’est que, même en ces jours de halte,—pour elle comme pour lui,—ils conservent, toute vibrante, la pensée de la guerre que, l’un et l’autre, ils suivent passionnément. Elle, c’est une vraie fille de soldat; et lui, a une âme bien française, allégrement intrépide et généreuse...
De lui, que pense-t-elle?
Rien ne trahit son intime jugement. Car elle est très «fermée», malgré son indépendance de pensée, de parole, d’action. Indépendance naturelle, mais aussi, avivée par le fait des circonstances qui l’ont habituée à compter sur sa propre protection, sur son initiative personnelle et exercée aux décisions nettes et rapides.
La ligne bien droite de son nez fin, l’expression résolue de sa bouche dont le sourire très féminin est délicieux, m’apparaissent toujours comme le symbole de sa personnalité morale, qui semble faite de loyauté, de charme et de tendresse.
Avec Bernard, elle se montre ce qu’elle est pour tous, une jeune créature qui se prête avec une grâce prime-sautière, mais ne se donnera sûrement qu’à bon escient; d’une originalité d’esprit, derrière laquelle se devinent la pensée qui a beaucoup réfléchi, l’âme profonde.
Comme je les observe avec la clairvoyance de mon détachement, je discerne le plaisir qu’elle trouve à causer avec Bernard, à recevoir les menus soins dont il l’entoure dans nos promenades. Mais dans sa manière d’être avec lui, il n’y a pas un atome de coquetterie; seulement un brin, volontaire ou non, de fraîche camaraderie, parce que tous deux «servent le pays»: elle, une infirmière, lui, un «poilu galonné», comme elle dit drôlement.
Ah! ces petits, s’ils pouvaient être heureux! Mais les laisser ainsi se rapprocher l’un de l’autre, n’est-ce pas insensé, en ce moment où l’avenir est encore effrayant!
Ici, ils peuvent oublier, pendant quelques jours bénis, que l’horrible tuerie continue... Que Bernard va repartir et pour combien de temps!... Et qu’il sera exposé... qu’il s’exposera comme faisait Max... Et alors?...
23 août.
Maman pense-t-elle tout bas que, dans les circonstances actuelles, aucune décision définitive n’est à craindre de la part de Bernard?... Ou est-elle séduite par la beauté de Christiane? car elle a cela de charmant, que les jolis visages l’enchantent... Subit-elle l’ascendant de sa valeur morale? Ou, tout simplement, se sent-elle impuissante devant la force grandissante du sentiment de Bernard?...
Toujours est-il qu’elle n’essaie plus d’endiguer le flux qui le porte vers Christiane. D’ailleurs, elle est si heureuse de l’avoir près d’elle, qu’elle n’a, pour l’instant du moins, d’autre volonté que la sienne.
Tout ce qu’il lui demande, elle le fait,—c’est son habitude, il est vrai...—Elle donne les thés qu’il désire où Christiane vient comme mon amie. Elle va à ceux qu’on lui offre, en l’honneur de Bernard. Car il est très «couru» et l’accepte si volontiers que mère en oublie un peu sa contrariété de ce que je ne peux encore me résoudre à les suivre... Ma peine demeure plus forte que mon désir de lui être agréable, en redevenant mondaine. C’est si inutile!
Auprès de mes petits seulement, ou avec moi-même, en m’occupant beaucoup, je suis moins malheureuse...
Mais, en revanche, je suis toujours prête pour une promenade, en intime société, c’est-à-dire avec Bernard, Christiane, père, Guisane. Maman déteste la marche.
Mon amour de la nature a survécu au désastre de mon existence. J’ai gardé ce que Max appelait «mon adoration pour l’herbe»... Je le vois encore me dire avec malice: «Quelle jeune ruminante tu es! ma Mireille.»
Christiane mériterait bien pareil compliment. Avec la même spontanéité, il nous échappe, en cours de route, des exclamations laudatives qui nous valent les taquineries de Bernard.
Non pas de Guisane, que je surprends souvent à contempler ce qui le charme, avec une attention intense dont je devine le pourquoi, me souvenant de la crainte instinctive pour sa vue qu’il nous a avouée un jour.
Hier encore, il avait cette expression, alors que, tous, nous étions arrêtés, dans un petit bois exquis, clair, grâce à l’éparpillement des sapins parmi les bruyères de la lande; qui dominait de haut l’embouchure de la rivière couleur d’argent, devant le fort du Taureau.
Il s’est aperçu que j’avais remarqué son regard; et alors, presque bas, peut-être autant pour lui-même que pour moi, je l’ai entendu murmurer, l’accent railleur:
—En prévision de l’avenir—possible!...—il est sage d’emmagasiner les visions pour avoir, du moins, de quoi se souvenir...
Il parlait avec une conviction froide qui m’a bouleversée. On aurait dit que sa préoccupation entrait en moi, impérieuse.
Pourtant, j’ai pu trouver un sourire, pour prier:
—Ne soyez pas un homme de peu de foi en la destinée!... A quoi bon s’inquiéter de l’avenir qui, presque jamais, n’est tel que nous l’imaginions...
Lui aussi a souri, et son sourire était franchement gai. Peut-être, il trouvait amusant qu’une chétive créature comme moi s’essaye à le réconforter.
—Madame, je vous assure que, de toute ma volonté, je vis dans le présent. C’est une règle inflexible que je me suis imposée. Et, de mon mieux, je m’y conforme. Mais je ne parviens pas toujours à écarter la hantise qui m’obsède, absurdement, je le reconnais... Rien ne la justifie!...
Il s’est arrêté un peu, comme s’il hésitait. Mais, sans doute, il a vu dans mon regard avec quel intérêt je l’écoutais, et il a fini d’un ton de badinage voulu:
—Soyez très charitable, madame!... Faites des vœux... pour que je puisse toujours peindre! Priez pour mes yeux, madame.
Une angoisse m’a crispé le cœur. Prier! A quoi bon?... J’ai tant supplié pour que Max soit sauvé! Maintenant je ne demande plus rien. Ma confiance est morte, dans la puissance de la prière...
Mes supplications, probablement, étaient de trop mince valeur pour mériter d’être entendues... Mais j’offrais ce que je pouvais... Du meilleur de mon âme...
Et j’ai répondu avec toute ma désespérance:
—Hélas! ce ne sont pas mes vœux qui peuvent protéger... J’aurais peur, au contraire, qu’ils ne portent malheur...
Je me suis remise lentement à marcher pour rejoindre les autres qui me faisaient signe d’avancer; Guisane me suivait en silence, dans le sentier odorant de la senteur des pins dont le soleil moirait les fûts violets. Puis, tout à coup, il a repris pensivement:
—Madame, ce n’est pas à un vieux sceptique de mon espèce de juger votre sentiment. Mais... est-ce parce que là-bas, au front, il m’est arrivé de rencontrer quelques âmes admirablement religieuses que j’ai observées et interrogées avec une curiosité... passionnée, je suis, je crois, un peu moins mécréant; et il me semble que...
—Que?... ai-je répété, toute ma pensée attentive.
—Que, si nous admettons l’hypothèse d’une puissance paternelle qui veille sur nous, par suite, nous devons admettre aussi que nos demandes ressemblent à celles des enfants confiants qui savent que le père décidera toujours pour leur bien si leurs prières doivent, ou non, être exaucées...
J’étais tellement stupéfaite, d’entendre Guisane parler ainsi, cette fois sans une ombre d’ironie dans l’accent, que je me suis arrêtée; et mon regard cherchant ardemment le sien, j’ai interrogé:
—Vous pensez cela vraiment?... Vous ne parlez pas seulement par bonté?... Pour me rendre courage?...
Il a secoué la tête.
—Très sincèrement, madame, je pense ce que je viens de vous dire... ce qui me paraît la logique même... Mais hélas! je sais par expérience qu’il y a loin de l’idée à la pratique... Et je vous comprends!
Je n’ai plus répondu, car père, Bernard et Christiane nous rejoignaient.
25 août.
Quelle équipée Bernard nous a value, hier!
Vers trois heures, comme j’écrivais en gardant Bébé, il a surgi dans ma chambre pour me proposer, du ton le plus engageant:
—Mireille, un tour en mer, veux-tu? Patrice et Mˡˡᵉ Christiane sont tout disposés. Mais, une fois de plus, il me faut ton chaperonnage. Tu consens, n’est-ce pas?
J’ai un coup d’œil vers le ciel où, malgré le soleil, courent d’épais nuages, amenés par des rafales incessantes; et, peu enthousiasmée, j’insinue:
—Mais, Bernard, le vent ne sera-t-il pas bien fort?
—Qu’est-ce que cela fait, puisque tous, nous avons des cœurs invincibles. Nous danserons peut-être un brin. Et ce sera exquis! Alors, c’est convenu?
Il me regarde avec ces yeux suppliants auxquels je ne sais rien refuser. Et je cède.
—Allons! puisque tu en as tant envie et si tu crois que ce n’est pas imprudent!
—Mais non!... Mais non!... Pour te tranquilliser, nous pourrons emmener le père Le Goannec. Prépare-toi vite, chérie, et viens.
Il est radieux, et repart en bombe comme il est venu.
Je ferme mon buvard; je remets ma pouponne à sa nourrice; et bien enfermée dans mon chandail, mon béret de laine enfoncé jusqu’aux sourcils, je cours au lieu de l’embarquement.
Ils sont déjà là et m’attendent aussi impatients que des bébés. Pas de père Le Goannec. Il n’était pas libre. Donc, nous embarquons sans lui.
Et l’exquise flânerie commence. Nous sommes plutôt rudement ballottés; ce dont nous n’avons cure. Bernard dit des folies drolatiques; Christiane et Guisane ripostent, chacun à sa manière. Moi je les écoute distraitement et reste silencieuse, me laissant griser par la brise violente, par le soleil qui nous brûle entre les nuées d’orage; par la senteur et l’éclat de l’eau miroitante... Et aussi par la sollicitude dont m’enveloppe Guisane qui, à tout instant, m’interroge:
—Vous êtes bien?... Vous n’avez pas trop chaud?... Nos bavardages ne vous fatiguent pas?...
Ah! je n’aurais jamais soupçonné à quel point il me semble doux de retrouver une protection masculine—celle d’un ami.
Guisane, entre temps, s’extasie sur la lumière qui flamboie autour de nous.
—Bernard, regarde ce reflet sur les cheveux de Mˡˡᵉ de Vologne!
Elle réplique:
—Ce que c’est qu’une imagination de peintre! Car vous ne voyez pas mes cheveux. Ils sont enfouis sous mon polo.
—Illusion! mademoiselle. Le vent a victorieusement fait sortir, dudit polo, de petites mèches indépendantes qui me sont un délice à contempler!... Ah! si j’avais mes pinceaux!... Et je prendrais aussi un croquis de Mᵐᵉ Noris...
—Mais naturellement, je n’en ai fait qu’un!... C’est très peu, quand il s’agit d’une personne si riche en physionomies diverses. En ce moment, vous n’êtes plus du tout une grave petite madame.
—Que suis-je donc?
—Sauf votre respect, une gamine toute rose! me lance-t-il gaiement.
—Oh! jamais je ne suis rose!
—D’ordinaire, c’est vrai, vous feriez plutôt penser à un pétale de camélia blanc. Mais en ce moment, où le vent vous a très joliment fardée, vous êtes une autre Mᵐᵉ Noris dont mon insatiable avidité de peintre voudrait bien fixer la vision!...
Je le laisse dire, sourdement impatiente contre moi-même de discerner, au tréfonds de ma pensée, je ne sais quel plaisir puéril dans l’idée que mon visage a une certaine valeur, pour un artiste... Quel inepte réveil de ma coquetterie d’antan que je tenais pour morte!...
Je n’ai aucune envie de discuter ses appréciations sur ma modeste personne; je suis en appétit de farniente et le laisse, à sa fantaisie, nous crayonner, Christiane et moi...
Mais tout à coup, changement de spectacle. Tandis que nous étions occupés de nous-mêmes, à deviser, voici que le vent plus fort a amené vers nous de grosses nuées menaçantes derrière lesquelles disparaît le soleil. L’air est presque froid; et les vagues commencent à moutonner furieusement, à se creuser en courbes profondes qui se redressent, nous soulevant, comme aux montagnes russes... C’est, à mon gré, une impression charmante qui n’est pas troublée par l’exclamation de Guisane:
—Eh! Bernard, nous allons avoir un fort grain!... Il faut filer vite vers la côte!
Évidemment, c’est ce que nous devons faire. Mais il s’agit de le pouvoir. Et tout de suite, je vois que notre retour sera difficultueux. Christiane et moi, par bonheur, nous sommes à l’épreuve de toutes les émotions. Les péripéties aventureuses amusent ses vingt ans. Et à moi, tout est si égal, maintenant! N’étaient mes petits qui ont besoin de moi, comme je souhaiterais qu’une de ces lourdes montagnes d’eau m’emporte!... Quelques secondes d’angoisse... Le froid me glacerait... Je serais roulée, étourdie... Puis la vie m’échapperait... Et ce serait le repos... l’oubli... peut-être le retour vers Max... Ah! si je pouvais espérer cela!
Mes yeux ont-ils trahi quelque chose de l’âpre tentation qui a mordu mon cerveau?... Me suis-je inconsciemment penchée vers la mer, hypnotisée par la course haletante des vagues qui accourent vers nous, sans relâche?
Impérieuse, j’entends la voix de Guisane:
—Ne pensez pas ainsi des folies! C’est indigne de vous!
Je le regarde effarée. Aurait-il le don de divination?
Et une rougeur monte à mes joues glacées par le vent.
—Vous oubliez donc vos enfants qui n’ont plus que vous?
Je dis, me raidissant pour ne pas me trahir:
—Mais je compte bien que Bernard et vous allez pouvoir nous ramener...
—Naturellement. Toutefois, il ne faut pas que nous ayons encore à lutter contre votre imprudence, afin d’être bien libres d’esprit et de mouvements. Vous vous penchiez... Vous m’avez épouvanté. Vous ne recommencerez pas?... Vous me promettez?...
Il dit cela d’un ton rapide et autoritaire, mais d’un ton qui me donne un désir d’enfant de me confier; et telle une petite fille docile, je réponds:
—Je vous promets. Je n’avais aucune idée que j’étais imprudente... Je...
Mais ma phrase ne s’achève pas; car la vague que j’avais eu la témérité d’appeler s’abat sur moi, si rude, qu’elle me fait chanceler... Mes mains, d’instinct, s’accrochent au bras de Guisane qui les saisit.
Au risque de nous faire chavirer, Bernard et Christiane ont eu le même élan vers moi qui, tout de suite, me redresse et dégage mes mains.
—Ce n’est rien!... Ne vous agitez pas...
J’entends leurs exclamations s’entre-choquer:
—Ma pauvre Mireille, te voilà trempée!... Madame, enveloppez-vous dans cette pèlerine... Mireille, serrez-vous contre moi, pour avoir moins froid!...
Et Christiane m’attire avec une affection qui me donne chaud au cœur—faute de mieux!—tandis que Guisane essaie de me couvrir d’une cape qui n’est pas mon bien.
Il me regarde avec des yeux tellement inquiets que je me mets à rire, envahie par un étrange bien-être, en dépit de ma blouse mouillée qui colle à mes épaules et à mes bras, me gelant.
—Ne vous tourmentez pas pour moi. Je ne suis pas fragile du tout. Mais ramenez-nous le plus vite possible! Cela seul est intéressant!
Intéressant et pas commode! Christiane et moi, blotties l’une contre l’autre, nous contemplons nos deux marins improvisés qui luttent contre le grain, avec leur science très relative des choses de la mer; doublée, heureusement, d’un sang-froid et d’une résolution hardie qui, enfin! nous valent de regagner le rivage.
Nous sommes inondés, mais nous n’avons pas chaviré!
Père est là qui nous attend, si inquiet qu’il nous reçoit très mal, nous accable de reproches, même Guisane qu’il traite, comiquement, en petit garçon coupable d’une sottise.
—C’est idiot, des équipées pareilles! Comment des hommes comme toi, Bernard, comme vous, Guisane, pouvez-vous entraîner ces étourdies dans des promenades aussi dangereuses! Le Goannec était affolé, désolé de vous avoir loué une barque; et il m’épouvantait en s’exclamant toutes les cinq minutes que vous alliez vous noyer!
—Père, nous voilà!... Pas noyés! Permettez que, vite, nous rentrions en nos logis respectifs pour nous sécher!
Bernard et Guisane se défendent contrits et amusés de l’indignation de père qui m’apostrophe:
—Toi! une mère de famille! t’exposer sans rime, ni raison!
—Père, nous avons fait une si bonne promenade! Ne nous grondez pas!...
—Une bonne promenade!!! Eh bien, ma petite fille, tu n’es pas difficile!... Et vous aussi, n’est-ce pas, mademoiselle...
Il se tourne vers Christiane qui trotte alertement, bavardant avec Bernard, sans souci des foudres de père:
—... vous êtes enchantée? Imprudente créature!
—Oui, c’était très amusant, ce semblant d’aventure... Et puis, nous avions de si braves protecteurs que nous ne pouvions rien craindre!
—Des marins de rencontre!... Enfin, je prêche dans le désert, puisque vous êtes tous ravis! Mais ne recommencez plus! Bernard, va dire vite à ta mère que vous êtes revenus... Tu la connais, elle vous voyait tous déjà au fond de l’eau.
—Tout de suite! Mademoiselle Christiane, je vais prévenir chez vous en passant.
J’entends Guisane me demander un peu bas:
—C’est vrai?... Vous ne regrettez pas trop cette vilaine heure?
Et, spontanée, je réponds ce qui est, pour moi, l’absolue vérité:
—La regretter!... Elle m’a paru délicieuse.
—Pourquoi?
Pourquoi?... Soudain, je comprends qu’en dehors de l’enivrement du vent, de la houle berceuse, de la bonne odeur saline, il y a eu pour moi, dans cette promenade, la douceur retrouvée de me sentir protégée comme jadis, d’être l’objet d’une chaude sollicitude... Et c’était bon!...
Mais cette impression, je ne l’avoue pas et réplique en riant:
—Il y a des sentiments qui ne doivent pas être analysés, surtout quand ils sont très déraisonnables, comme dirait père. Merci d’avoir si bien veillé sur moi.
Il a ce sourire qui me fait tant de bien:
—C’est que je me sentais charge d’âme, ayant constaté que vous ne preniez aucun soin de vous-même! Voilà, madame, la vérité.
Et nous nous séparons devant mon logis.
26 août.
Je me suis réveillée, ce matin, avec le sentiment d’indéfinissable allégresse que j’ai rapporté de notre promenade mouvementée et qui me fait une âme que je ne reconnais pas...
J’ai joué, aussi gaie que Jean, avec Bébé que sa nourrice avait déposée sur le tapis de ma chambre où elle se roulait contre moi, comme un petit chat câlin.
Et puis, le courrier m’a apporté deux lettres qui m’ont rendue songeuse. L’une de ma pauvre belle-mère qui, discrètement, avec sa douceur triste et tendre, me rappelle que je lui ai promis ma visite et celle de mes poupons, pour le début de septembre, à la Commanderie. Et j’ai si peu la pensée de quitter Carantec!... On dirait que j’y perds la notion du temps. J’y aurai connu le pâle bonheur des limbes.
L’autre lettre était de Maud qui m’écrivait:
«Chérie, je quitte Dinard cette semaine pour retrouver, à Morgat, mes amis de Vaussay qui y sont en villégiature. Et, en passant, j’irai t’embrasser à Carantec, si tu veux bien de moi. Il me semble ne t’avoir pas vue depuis une éternité! Et il me serait terriblement utile de me retremper dans ton incroyable sagesse; car je ne suis pas, comme toi, une veuve exemplaire... Maintenant que la guerre m’a faite libre, je sens s’aviver mon appétit de recommencer ma vie de femme, manquée une première fois... Aussi ai-je grand besoin de la haute raison de ton père, de sa prudence clairvoyante, surtout en ce qui concerne la question «financière». Pour le reste, je me débrouillerai bien seule... Mais il me faut, à coup sûr, et ensemble si possible, l’argent et l’amour... Ni de l’un, ni de l’autre, je ne puis me passer!
«Donc, sauf contre-ordre de ta part, à bientôt, ma belle petite Minerve. Aime toujours, par pitié du moins,
«Ta vieille Maud.»
J’ai lu, puis relu encore, ces lignes tracées en hauts caractères capricieux; comme Maud elle-même... Et tout m’a soudain paru changé autour de moi et en moi. Le rayon de soleil avait disparu de mon âme qui devait ressembler à un ciel tourmenté, où montent des nuées sombres...
A ma honte, je me découvrais un égoïsme que je ne soupçonnais pas. Maud a évidemment besoin de nous. Car elle est tout à fait sans protection,—sa vieille grand’mère paralysée ne compte pas...—depuis que son mari a été tué dans l’armée russe, un peu après Max... Une délivrance pour elle! a-t-il semblé à tous. A moi, elle a dit un jour:
—Certes, je ne souhaitais pas sa mort... Mais comme je respire mieux, maintenant que je suis libre!
Elle a besoin de nous... Et pourtant je regrette qu’elle vienne!
Pour la première fois depuis mon malheur, je me mouvais dans une sorte de rêve apaisant; et sa venue m’est un réveil qui me rejette en pleine réalité...
Et puis, elle présente, c’en est fait, pour mes derniers jours à Carantec, de la liberté qui m’était précieuse... Pour de complexes raisons, je m’effraie de la voir arriver.
Elle est si étrange dans sa manière d’être avec moi, depuis quelques années... Quelquefois tendre avec une sorte d’emportement, et ensuite, sans raison, fuyante, brusque, presque agressive.
Nulle plus qu’elle, peut-être, n’a paru comprendre ma souffrance d’avoir perdu Max. Elle a versé avec moi des larmes jaillies de son cœur même... Je ne pouvais m’y tromper. Quelles affinités y avait-il donc entre eux, pour qu’elle sentît à ce point ce qu’il était?...
Pourtant, c’était bien moi, sa bien-aimée...
Ah! qu’elle est mystérieuse et inquiétante,—toujours cet adjectif me revient quand je parle d’elle...—l’amie de ma jeunesse, pour qui j’ai, si profonde, la pitié qu’elle me réclame. Pauvre flamme qui vacille à tous les vents...
Maman en a eu l’air très ennuyée, et père a effilé sa barbe courte. Je l’ai annoncée à Guisane, telle un incomparable modèle. Et il m’a répondu légèrement, lançant dans l’espace la fumée de sa cigarette:
—Oui, elle est très intéressante de type et de nature... Je la connais... Je l’ai déjà étudiée avec délices chez Mᵐᵉ votre mère, dans le monde et chez elle aussi... Car j’y ai été reçu.
Incrédule, j’ai interrogé:
—Et elle ne vous a pas subjugué?
Il s’est mis à rire.
—Non!... Et je ne comprends pas pourquoi je me suis montré invulnérable. Sans doute, mon cerveau était trop occupé à observer son originale personnalité!
Avec délices, comme il dit, il va pouvoir reprendre l’étude de cette «originale personnalité...»
28 août.
Maud est arrivée en coup de vent. Elle a fait à table d’hôte une entrée sensationnelle. Tous les yeux, jeunes et vieux, se sont incontinent arrêtés sur elle, admiratifs. Maman a regardé, un peu sévère, sa bien «relative beauté», dit-elle; et Guisane l’a détaillée d’un coup d’œil ravi. Son sens artistique se délectait à observer ce visage laiteux, aux lèvres un peu lourdes, faites pour les longs baisers d’amour; les yeux dont le regard filtre, indéchiffrable, brûlant et câlin, à l’ombre des cils. Elle était en blanc;—ainsi, elle porte encore son deuil; sa blouse très échancrée sur sa nuque coiffée d’or roux, sous la capeline de tulle... Et j’ai pensé tout à coup à l’impression que j’aurais éprouvée, si Max l’avait aperçue ainsi...
Après le déjeuner, Guisane est venu nous rejoindre devant l’hôtel, où les groupes sympathiques se forment invariablement après chaque repas.
Maud et lui ont renouvelé connaissance; et elle s’est mise à causer de sa manière fantasque, d’un imprévu hardi et savoureux, livrant avec une indifférence désinvolte les idées plutôt disparates qui volettent en son cerveau.
Guisane, amusé, lui donnait la réplique. Père aussi. Moi, de les voir si gais, je me sentais tellement éloignée d’eux, que, prétextant des lettres urgentes à écrire, je suis allée retrouver les enfants. Près d’eux, je souffre moins de ma solitude; l’adorable tendresse de Jean et surtout le sentiment que lui et Bébé ont besoin de moi, cette idée-là est mon viatique.
Maud est montée bientôt dans ma chambre. Elle était dans ses jours d’affection caressante; et, après un bon moment où nous avions causé, devant le portrait de Max, qu’elle ne cessait de regarder, tout en parlant, elle m’a lancé cette conclusion:
—Tu m’as l’air mieux! ma chérie. Au moral, s’entend... Car au physique, tu es redevenue la Mireille d’autrefois, avec quelque chose de plus... Et cela te va...
Je l’ai arrêtée court; je ne puis plus supporter l’ombre d’un compliment sur mon physique que Max aimait... Et j’ai répondu, l’accent un peu bref:
—Oui, le calme de Carantec m’a fait beaucoup de bien.
—Ah! tant mieux!... Si tu savais combien je voudrais que l’avenir te devienne doux! Si, pour cela, il m’était possible de t’abandonner la part de bonheur qui peut encore m’échoir, avec quelle joie je le ferais!
Il y avait une telle conviction dans sa voix que je n’ai pu prendre ses paroles pour une banale protestation. Vraiment, elle les pensait. Mais pourquoi cette excessive générosité?... J’en ai été embarrassée ainsi que d’un cadeau trop somptueux dont le motif échappe...
Pourtant, ma main a serré la sienne pour la remercier; et, détournant la conversation, j’ai interrogé:
—Et toi, Maud, qu’es-tu devenue?
—Moi?... Oh! moi, j’ai vagabondé de droite et de gauche...
Elle m’a cité plusieurs milieux ultra-chics où elle a été reçue cet été; des milieux où la guerre est aisément supportée.
Elle aussi la supporte sans peine. Ne lui doit-elle pas d’avoir recouvré sa liberté? L’homme qui est tombé là-bas en Russie, dont elle porte encore le nom, n’était-elle pas résolue à le quitter à jamais? Détachée de lui, autant que du passant inconnu qui la frôle... Maintenant, elle va dans la vie, là où l’attirent son caprice, ses curiosités nonchalantes ou passionnées; en errante qui cherche sa voie et la flamme qui la réchauffera—peut-être la brûlera...
Ma pauvre chère Maud!... Que pourrais-je pour elle?
31 août.
Tout se passe comme je l’avais prévu. La présence de Maud a brisé l’étrange enchantement qui, quelques jours, m’avait enlevée à moi-même.
Je recommence—et c’est mieux ainsi...—à vivre pour les autres, isolée dans mes souvenirs qui se sont repris à me faire cortège. Maud est immédiatement devenue un centre attractif pour la colonie masculine que la guerre n’empêche pas d’être encore nombreuse autour de nous; dans le cercle élégant que mère a eu le don de grouper, Bernard seul ne lui fait pas la cour; mais il est pris par ailleurs.
Guisane, lui, est de nouveau très intéressé. Bien entendu, il a tracé d’elle, et continue à tracer, croquis sur croquis. En même temps, son cerveau de psychologue l’observe avec une attention que double l’attrait qu’elle exerce invinciblement sur tous les hommes. Il prend plaisir à causer avec elle; plus encore peut-être, à la faire causer.
Hier, il m’a dit:
—Votre amie est délicieuse et inquiétante.
Toujours ce même adjectif. Délicieuse, oui certes, elle l’est pour lui! Il est évident qu’il lui plaît fort,—je la connais si bien!—et qu’elle serait charmée de le conquérir; d’autant qu’il paraît toujours aussi insaisissable. Cette dernière appréciation n’est pas celle de maman, qui les voyant, ce matin, revenir d’une flânerie le long des petites plages de la côte, s’est écriée, impatiente:
—Voilà encore Maud qui s’affiche! Comment un garçon d’esprit tel que Guisane peut-il, lui aussi, se laisser prendre aux manœuvres d’une coquette!
J’ai protesté, sans réfléchir:
—Mère, croyez-vous vraiment qu’il se laisse prendre? Il l’observe, voilà tout.
—L’observateur est un homme jeune et l’observée ne voit aucun inconvénient...—au contraire!—à servir de sujet d’observation. Où iront-ils ainsi?... Dans sa situation, Maud devrait se tenir tranquille!... Et cette manière de venir pour deux jours, puis de s’éterniser ici!
Je n’ai pas répondu; et maman, mécontente, m’a quittée pour regagner sa chambre.
1ᵉʳ septembre.
Ce matin, nous étions sur la plage, Maud et moi, inactives toutes les deux à regarder la mer qui montait. Maud était allongée sur le sable où elle appuyait ses coudes, la tête sur ses mains jointes, les yeux songeurs sous les sourcils un peu froncés.
Après un silence, l’apercevant ainsi, j’ai questionné:
—A quoi penses-tu, Maud, l’air si absorbé?...
Elle a eu un haussement d’épaules et un sourire désillusionné:
—Je pense à ma destinée...
Je me suis un peu penchée vers elle.
—Maud, cette destinée, ne la gaspille pas, en l’abandonnant... à tous les vents... Confie-la enfin à quelqu’un qui la fera... telle que la souhaitent tous ceux qui t’aiment.
Je l’ai vue tressaillir; et entre les cils rapprochés, son indéchiffrable regard m’a effleurée tandis qu’un pli ironique soulignait ses belles lèvres lourdes.
—La confier en ces conditions?... Mais j’en serais la première ravie, sage Mireille. Seulement, voilà! Voudrait-il de moi celui à qui je serais tentée d’abandonner ma volonté qui n’est que caprice? Celui qui me dominerait et ainsi me sauverait de moi-même... peut-être pour toujours!
Elle parlait d’un ton léger, faisant ruisseler le sable entre ses doigts. Mais dans sa voix, il y avait des vibrations si frémissantes que, soudain pensive, j’ai interrogé:
—Et celui-là, tu ne l’as pas rencontré?
—Je me le demande! Je rencontre tant de monde... Peut-être, oui, sur mon chemin, j’ai frôlé le compagnon près de qui je pourrais enfin marcher, sûre de lui et de moi... Mais ce serait trop beau qu’il s’en aperçoive!... Il y a, au contraire, toutes sortes de chances pour que nous restions deux passants qui se croisent et s’en vont, chacun continuant la route où il est engagé.
Elle parle du même accent de badinage un peu amer et joue toujours avec le sable qui glisse entre ses mains nues dont les bagues étincellent.
Pense-t-elle à quelqu’un?... Dans mon cerveau, un nom jaillit, avec une vision: il y a deux jours, au crépuscule, dans le jardin, Guisane cause debout, avec Maud, allongée dans un rocking-chair; elle lui répond, la tête levée, ses yeux brûlants attachés sur lui. Comme jadis, un jour surtout!... je l’ai vue regarder Max... Comme elle en a regardé bien d’autres...
Et, avant que j’aie réfléchi, une question m’échappe des lèvres, pareille à l’affirmation d’un fait:
—C’est de Guisane, que tu veux parler?
Elle ne me dément pas. Sa pose reste nonchalante, le sable filtre toujours entre ses doigts. Mais un pli creuse son front.
—Pourquoi crois-tu cela, Mireille?
—Parce que je vous ai vus ensemble.
—Eh bien?
—Il t’admire.
Elle a un geste d’insouciance moqueuse.
—Mon corps plaît à ses yeux d’artiste et d’homme... Et son esprit tourne autour de mon cerveau, voire même de mon cœur... Peut-être, volontiers, il deviendrait mon amant... si je n’étais ton amie... la pupille de ton père... s’il était pareil aux autres...
—Maud, tu ne penses pas ce que tu dis!
—Oh! si, je le pense!... Sois sûre que Guisane n’aurait pas l’idée de faire de moi sa femme... A moins que je ne me mêle de le griser pour conquérir, par surprise, sa volonté... Seulement, cela, je ne le veux pas. J’estime trop l’homme qu’il est, en ce moment du moins, pour chercher à l’abaisser jusqu’à moi.
«L’abaisser!»... Cette orgueilleuse humilité de Maud me stupéfie. Mais j’ai l’intuition qu’elle est sincère; et je mets affectueusement ma main sur son bras.
—Maud, ma chérie, tu dis des sottises! Tu sais très bien que, sans doute, Guisane autant que «les autres», pour parler comme toi, serait royalement heureux de devenir l’élu... Que sais-tu de l’avenir?
Elle se relève d’un bond.
—Mireille! Mireille, ne souhaite pas que Guisane s’attache à moi, s’il est ton ami...
—Si j’étais sûre que c’est pour votre bonheur... pour le tien avant tout, je le souhaiterais...
Dans ses prunelles, luit l’indéfinissable expression que je déteste. Elle se courbe vers ma main qui a cherché la sienne, l’embrasse avec une sorte d’emportement, me jette une phrase bien singulière:
—Ne sois pas bonne ainsi pour moi... Cela me fait mal...
Puis elle se détourne et se rapproche de la mer où Jean s’amuse, jambes nues.
Mais je ne la suis pas, consciente qu’elle veut être seule.
3 septembre.
Ma pendule marque minuit passé. Je devrais être couchée. A quoi bon? Je ne pourrais dormir; et, dans l’ombre, je penserais peut-être...—pour parler plus justement, je rêverais trop...
Mieux vaut que j’écrive et essaie ainsi de découvrir pourquoi la soirée que je viens de passer me laisse obscurément troublée en tout mon être...
La nuit était lourde d’orage, striée d’éclairs lointains; presque violent, errait le parfum des fleurs, de l’herbe, de la terre que, tout le jour, le soleil avait brûlée.
Après avoir flâné sur la falaise, nous sommes tous rentrés dans le salon de mère, car elle se lasse vite de la promenade. Sauf quelques personnes de l’hôtel qu’elle a prises en sympathie, il n’y avait là que des intimes, Mᵐᵉ de Kermadec, Christiane, Maud, Guisane... J’ai tout de suite organisé la table de bridge, sachant que le jeu avait des fervents.
Maud s’était campée sur le tabouret de piano, tournant le dos à l’instrument; et elle bavardait avec Guisane qui était venu s’asseoir près d’elle. Il l’enveloppait d’un regard charmé bien compréhensible; elle était la séduction vivante. En lumière, la flamme des bougies dessinait la ligne parfaite de la tête, nimbait les cheveux, caressant le visage; les lèvres avaient ce sourire dont l’énigme affole les hommes, autant que son regard... Ce regard qui cherchait celui de Guisane.
Comme est-ce que, si nettement, je voyais tout cela, de l’angle du salon où j’étais assise, causant avec Mᵐᵉ de Kermadec?
Je ne sais si Guisane le lui avait demandé, mais d’un mouvement vif, tout à coup, elle a fait demi-tour sur son tabouret, a ouvert le piano et s’est mise à jouer quelques notes en sourdine.
Bernard, aussitôt, lui a crié:
—Ah! C’est cela! Maud. Chantez-nous quelque chose. Ce sera un régal de vous entendre, par cette admirable soirée!
J’avais tressailli à la demande; et une instinctive prière—par bonheur tue à temps!—m’était montée aux lèvres pour qu’elle ne consente pas.
Maintenant, la voix de Maud me fait mal. Elle l’a peu étendue, voilée parfois, mais si «prenante», douce et ardente, telle une voluptueuse caresse.
A quoi a-t-elle pensé de me dire:
—Mireille, veux-tu chanter avec moi le Poème du Volga?... le duo de la troisième mélodie?
—Tu sais bien, Maud, que je ne chante plus!
—Par exemple!... Il y a deux jours, quand j’entrais chez toi, je t’ai entendue!
—Oui, c’était pour Jean qui m’avait demandé «une chanson», comme il dit... que son père réclamait toujours...
Personne n’a insisté, et Christiane, d’un geste tendre, s’est penchée et m’a embrassée. J’ai deviné sur moi le regard de Guisane... Mais en cette minute-là, je me sentais si séparée d’eux tous!...
J’ai, comme le désirait Maud, éteint les bougies du piano; car elle préfère chanter dans l’ombre, par cœur. Et puis, comme tous étaient occupés de leurs distractions, cartes, causeries, musique, je me suis glissée hors du salon pour ne pas entendre Maud. J’ai descendu les quelques degrés du perron et je suis allée me réfugier dans le jardin que la nuit baignait... Alors soudain brisée, je me suis laissée tomber sur le banc où, chaque matin, je viens regarder la mer.
Oh! cette nuit!... Cette nuit ardemment belle... Cette nuit amoureuse... Pourquoi, soudain, m’a-t-elle, sans pitié, rappelé cette autre, juste au seuil de la guerre, où nous étions revenus de Saint-Germain, si follement épris l’un de l’autre... Pourquoi, comme des flots qui ont brisé leur digue, tous les souvenirs les plus tendres de notre heureuse vie me remontaient-ils tout à coup du cœur, réveillant ma soif torturante du bonheur fini?...
La brise chaude qui sentait la mer et les fleurs, car pour venir sur moi, elle frôlait le massif des œillets, des verveines, les branches de syringa qui fleurissent ma fenêtre, cette brise m’apportait le chant de Maud que j’avais voulu fuir et qui s’insinuait en mon âme, emportant mon courage; faisant de moi une misérable créature qui regrettait, qui souffrait, qui, éperdument, voulait ce que jamais plus elle ne possédera...
Que ce chant, par une telle nuit, était cruel à entendre, et que je me sentais—avec quelle intensité!—une pitoyable épave, perdue dans le vaste monde!...
Sans réflexion, pareille à un être qui se noie, entraîné à la dérive, j’ai tourné la tête vers le salon où étaient ceux à qui je pouvais...—un peu!...—me raccrocher... Par les baies ouvertes, j’ai aperçu les joueurs qui écoutaient, envoûtés, eux aussi, par la voix de Maud, à ce point qu’ils avaient cessé leur bridge... Christiane, debout, qui regardait la nuit, les mains croisées sur l’appui de fer du balcon; et, près d’elle, appuyée au mur, la haute silhouette de Bernard. Guisane, lui, devait être resté près du piano, à observer Maud, où je l’avais laissé...
Oui, j’étais loin d’eux qui ne songeaient guère à la pauvre créature que le malheur a faite de moi...
Une telle détresse m’a étreinte que, malgré moi, mes larmes, mes vaines larmes! ont jailli, tandis que, secouée de sanglots désespérés, j’appelais, comme un bébé, tordant mes mains, dans ma souffrance:
—Max! Oh! Max... Je t’en supplie, prends-moi! Je ne peux plus rester toute seule ainsi, loin de toi!...
Des secondes, des minutes ont-elles passé?... Mes yeux qui cherchaient l’invisible dans la nuit se sont brusquements rouverts à la réalité du présent. Une voix, dont je connais maintenant toutes les nuances, me disait, ainsi qu’une fois déjà je l’ai entendue:
—Pauvre, pauvre enfant!... J’étais bien sûr que vous vous étiez réfugiée ici, dans le jardin, pour nous fuir!
J’ai murmuré, encore incapable de reprendre mon masque:
—Ce chant, par cette merveilleuse nuit, réveille tant de souvenirs qui me font mal... Et c’est si horrible de devoir supporter seule ce mal!...
—Non pas seule, petite amie très chère... Pour vous aider dans votre peine, tous ceux qui vous aiment sont près de vous... Et vous le savez bien! Ne vous désespérez pas ainsi, Mireille...
Il était debout derrière moi, toujours abattue sur le banc; l’une de ses mains s’était posée sur mon épaule, l’autre effleurait mes cheveux d’un geste d’apaisement, tandis qu’il me répétait, presque suppliant:
—Ne pleurez pas ainsi, Mireille, je vous en prie!
Enfin! je trouvais un être pour me prendre en pitié, me soutenir! Je ne savais plus que cela! D’instinct, j’ai appuyé ma tête contre son bras, meurtrissant ma joue mouillée de larmes, contre le drap rude de son uniforme.
Maintenant, je me le rappelle, bien confuse.
Mais alors, ma détresse avait submergé ma conscience de la réalité et s’attachait impérieusement à sa sympathie... J’aurais voulu pouvoir me blottir sous sa protection, entendre sa voix me dire les mots que, désespérément, mon cœur appelait.
Ah! l’intensité de ma souffrance m’avait fait perdre la raison!
Par bonheur, tout de même, je demeurais lèvres closes!... Par bonheur, dans la nuit, il ne pouvait voir mon visage! Par bonheur, surtout, il était lui... Mais quelle étrange expression j’ai aperçue dans ses yeux quand, d’un mouvement irréfléchi, j’ai levé la tête pour chercher le viatique de son regard... Une expression qui m’a pénétrée toute, comme si enfin j’avais trouvé un refuge; si divinement bonne que, tout à coup, elle a eu ce pouvoir de me rendre à moi-même...
Je me suis redressée. Aussitôt, je n’ai plus senti sa main sur mon épaule. Il a fait quelques pas et est venu devant moi.
Comme il m’a paru pâle dans la nuit qui altérait ses traits. Simplement alors, il m’a demandé, avec une sorte de sollicitude tendre:
—Vous êtes mieux, mon amie? Que c’est dur de ne pouvoir rien pour vous!
Pourquoi mon accent a-t-il pris cette âpreté soudaine pour répondre:
—Personne ne peut me rendre Max! Personne ne peut rien pour moi, vous avez raison.
Il a eu un mouvement, que, je suis sûre, il aurait voulu maîtriser, et un pli a barré son front, durcissant son visage. Me trouvait-il ingrate de tenir pour si peu l’amitié, je peux dire l’affection, qu’il me donne?... Je lui en suis pourtant bien reconnaissante! et lui tendant la main, je lui ai dit:
—Vous êtes très bon pour moi... Merci!
Il s’est courbé, a baisé ma main, en y appuyant longuement ses lèvres... Un baiser si pareil aux baisers d’autrefois, qui m’enivraient...
Puis il s’est redressé, presque brusquement, et il m’a dit, sans relever mes paroles:
—Maintenant, petite amie, vous allez revenir près de nous... Mᵐᵉ Ypsilof ne chantera plus. Le thé est apporté.
Je me suis levée d’un bond.
—Alors, il faut vite que j’aille le servir! Vous rentrez? Je monte une seconde voir si les enfants dorment bien... pour...
J’ai une ombre de sourire:
—... pour pouvoir expliquer mon absence. Et je redescends.
—C’est cela, madame, allez vite!
Il s’est détourné et a remonté vers le perron.
Moi, en courant, j’ai été jeter un coup d’œil sur les enfants, lisser mes cheveux, mettre un peu de poudre sur mes joues brûlantes.
Quand je suis rentrée dans le salon, Maud et Christiane distribuaient déjà tasses de thé et sirops.
A ma vue, mère s’est exclamée:
—Enfin, Mireille, te voilà retrouvée. Où étais-tu donc?
J’ai expliqué évasivement:
—Je suis allée voir les enfants.
Elle n’a pas insisté; Bernard qui, lui, avait eu sur moi un coup d’œil attentif, l’a distraite par une question,—peut-être dans une charitable intention...
Mon Dieu, pourquoi mon nom, prononcé pour la première fois par Guisane, bourdonne-t-il sans trêve dans mon souvenir, avec cet accent que j’entends encore...
4 septembre.
Une nouvelle imprévue.
En arrivant à l’hôtel, pour le déjeuner, Guisane nous a annoncé qu’il était appelé par un camarade blessé, à Brest, ou dans les environs, je n’ai pas bien entendu, et qu’il nous quittait pour quelques jours.
En effet, à deux heures, il est parti par le courrier, après avoir pris congé de nous tous ensemble, groupés devant le Kelenn. Il m’a baisé la main, comme à mère, comme à Maud, avec un souriant:
—Adieu, madame. A bientôt, j’espère.
Que ce brillant officier, au masque si ferme qu’aisément on l’eût trouvé dur, était donc différent du Guisane qui, hier soir, me réconfortait avec tant de chaude compassion... De le voir ainsi, quel regret m’a saisie de m’être un instant trahie devant lui!... Heureusement, tantôt, j’ai été distante à souhait...
Donc, il est parti.
Est-ce la dispersion qui commence? Maud doit nous laisser dans deux jours pour Morgat où ses amis la réclament. Morgat, c’est tout près de Brest...
Le congé de Bernard marche à grands pas, hélas! vers sa fin, ce qui rend maman très nerveuse, assombrit père et semble mettre une gravité pensive dans les yeux de Christiane quand ils causent ensemble...
Bernard aussi est songeur et je le comprends. Car il hésite entre son ardent désir de demander Christiane, la crainte de la perdre par son silence et le scrupule de l’amener à s’engager pour un avenir tellement incertain.
Moi, j’ai ce matin, une nouvelle lettre de ma pauvre belle-mère, dans laquelle se trahit le besoin qu’elle a de ma présence; de celle des enfants, plus encore...
Je devrais partir, sans plus tarder, pour l’aller retrouver, comme il était entendu... Et je voudrais tant rester ici encore un peu...
5 septembre.
La bouleversante conversation que je viens d’avoir avec Maud!
Elle nous quitte demain et elle était venue, à la fin de l’après-midi, me faire une dernière visite. Nous étions toutes deux dans le jardin, assises sur ce banc où, l’autre soir, j’ai tant souffert...
Je lui redisais combien je voudrais qu’elle trouvât enfin celui qui la rendra heureuse et elle m’écoutait avec l’expression, qui me trouble toujours un peu, que prend son visage quand je lui témoigne mon affection.
Lentement, elle m’a répondu, la pointe de son ombrelle fouillant la terre:
—Moi aussi je souhaite ton bonheur, Mireille. Tu ne peux soupçonner à quel point! S’il vient à toi, le bonheur, sois sage!... Ne le repousse pas!
J’ai contemplé Maud, stupéfaite, et j’ai dit ce qui est le sentiment de toute mon âme:
—Le bonheur?... Mais il est parti pour moi. Jamais plus, du moins tel que tu l’entends, il ne peut me revenir... Jamais!
Elle a eu un haussement d’épaules.
—Mireille, tu parles comme une enfant qui ne connaîtrait rien de ce qui est! Et pourtant, tu sais bien que nous sommes trop jeunes pour que notre vie soit close. C’est une illusion de se le figurer, un mensonge de le prétendre; par devoir, par orgueil, par charité, par faiblesse... Il y a pour cela, en nos êtres de vingt ans, bien trop de forces vives qui fatalement nous ramèneront vers une existence perdue... qui doit être la nôtre... que nous le voulions ou non!
Je l’ai regardée, je crois, comme j’aurais regardé la tentation elle-même; et frémissante, j’ai repris:
—Mais tu ne comprends donc pas, Maud, qu’il me serait impossible de donner à un autre la place de Max près de moi, près de ses enfants, dans ce qui a été son foyer...
—Dans ton cœur aussi? Ah! tu es bien sûre de toi, Mireille, bien forte, si tu peux ainsi lui commander de rester à jamais fermé à l’amour. Moi, j’en serais incapable!
—Parce que tu n’as pas vraiment aimé!
Un éclair a couru dans ses yeux qui m’interrogeaient:
—Aimé qui?... Pierre Ypsilof... Je l’ai pourtant épousé envers et contre tous! Dieu! ai-je assez lutté avec ton père pour qu’il me laisse faire... Ce Pierre, il m’avait attirée, toute, corps et âme... Un moment, j’ai été sa chose!
—Oui, un moment!... Tu as eu pour lui un caprice... Ce n’était pas le vrai amour...
La voix railleuse, les yeux sur la mer, elle répète:
—Un caprice?... Dis, une passion folle!...
—Si folle, Maud, qu’elle n’a pu se soutenir... Si tu l’avais vraiment aimé, tu ne pourrais imaginer même ta vie près d’un autre? Je l’adorais! mon Max.
Encore sur moi, l’étrange regard que je redoute.
—Ah! Mireille, loyale Mireille, il n’y a pas d’homme, crois-en mon expérience,—si grande, hélas!—qui vaille d’être adoré, pas plus que regretté toute une vie!
J’ai eu un tressaillement tant il y avait de sombre conviction dans la voix de Maud; et j’ai pensé tout haut:
—Alors, Maud, pourquoi désires-tu encore te donner à l’un d’eux pour souffrir?
—Parce que je subis la destinée pour laquelle nous avons été créées! Le renoncement que tu veux pratiquer, Mireille, il est hors nature!... C’est aux vivants, non aux morts, que nous devons appartenir, et il est insensé de dédaigner cela seul qui donne du prix à la vie!
De toute mon âme, j’ai murmuré:
—Puisque cette richesse Max ne l’a plus, pour moi, non plus, elle n’existe plus.
—Sincèrement, tu crois cela? Ah! que tu es donc généreuse!... Si l’on me disait, à moi, que je devrai, à l’avenir, me passer d’amour, j’aimerais mieux mourir sur l’heure! L’amour, où je l’entrevois, où j’espère le trouver, je vais, comme un être glacé court vers le feu qu’il voit flamber. Si tous, autour de moi, vous autres disciples de la vieille morale, vous n’étiez à me surveiller, ainsi que des geôliers, je ne songerais guère à m’enchaîner de nouveau, comme je l’ai fait dans l’ignorance de mes dix-sept ans... Je garderais ma liberté pour aimer quand et comme je le voudrais... selon le caprice qui me tenterait!
Toutes ces choses, Maud les dit, le regard toujours sur la mer, sans autre mouvement que celui de tordre le ruban de sa ceinture. Sa voix s’est assourdie, mais de quelle passion elle vibre!...
J’ai l’impression d’avoir, près de moi, une créature en péril qu’il faut sauver, à tout prix; une impression si forte que je pense tout haut:
—Maud, épouse un homme que tu aimes, et tu ne désireras plus rien, ma pauvre chère.
Une imperceptible pause et j’achève, obéissant à je ne sais quelle impulsion:
—Épouse Guisane!... Tu sauras bien l’amener à toi...
Cette fois, elle a tourné la tête, et ses yeux, dont le regard est un abîme, se sont posés sur moi. Une ombre de sourire, ironiquement amer, crispait ses lèvres:
—Tout de même, il faudrait qu’il s’y prêtât un peu... Et il ne le fera pas... parce que...
—Parce que?...
Lentement, elle a fini:
—Parce qu’il a le cœur pris ailleurs.
—Comment le sais-tu? Il te l’a dit?...
La question était sortie de mes lèvres avant que ma volonté ait pu l’arrêter.
—Je n’avais pas besoin qu’il me dise rien! Je n’avais qu’à voir... Je sais comment est un homme auprès de la femme qu’il aime!
Que voulait-elle dire?... Je la regardais, envahie par une sorte d’épouvante. Elle aussi me contemplait, avec des prunelles où il y avait de la tendresse, de la colère, de l’incrédulité... Quoi encore, mon Dieu?... Et avec une sorte d’emportement, elle m’a jeté:
—Alors, vraiment, Mireille, tu ne t’es pas aperçue que Guisane t’aime?...
J’ai crié, comme si elle m’avait frappée en plein cœur:
—Maud, tu déraisonnes! Oui, il m’aime, ainsi qu’un très bon ami, oui...
Elle a martelé, presque bas:
—Comme l’homme aime la femme qu’il voudrait faire sienne pour toujours!...
Instinctivement, j’ai mis mes deux mains sur mes oreilles pour ne plus l’entendre, tandis que je suppliais:
—Maud, tais-toi!... Ne dis pas de pareilles folies qui sont coupables!... car... car elles me font mal!... Comment as-tu pu imaginer une telle chose!... Guisane, aussi bien que vous tous, sait bien que, maintenant, je suis une femme qui ne compte plus!
Elle a saisi mes deux mains d’un geste impérieux.
—Une femme qui ne compte plus!... Mais regarde-toi donc dans une glace, Mireille! Non pas avec tes yeux de veuve trop fidèle, mais avec tes yeux de femme... Regarde le portrait qu’il a fait de toi... Rappelle-toi la sollicitude constante, les soins dont il t’entoure...
—Une sollicitude d’ami, presque de frère! ai-je répété, désespérée. Oh! Maud, je t’en supplie encore, tais-toi! Pourquoi détruire ainsi ma bonne confiance en lui? En lui qui, jamais, tu entends, jamais, ne m’a dit un mot qui puisse me faire soupçonner ce que tu prétends...
Entre haut et bas, je l’ai entendue murmurer:
—Parce que ton heure n’est pas encore venue! Aussi, parce qu’il est très délicat, très clairvoyant... Il sait qu’il doit attendre...
Un frisson m’a secouée comme si Maud me souhaitait le malheur.
Et j’ai prié de nouveau:
—Maud, tais-toi!... Tu n’es pas méchante, pourtant... Alors pourquoi les vaines paroles que je ne dois pas... que je ne veux pas entendre! Ce que pense Guisane importe peu. Entre lui et moi, il y aura toujours Max qui, dans ma vie, ne sera remplacé par personne... Il me semble que, même dans sa tombe, il en souffrirait; et je veux lui rester fidèle dans la mort, autant que je l’ai été dans la vie, comme je le lui avais promis...
Elle me contemplait avec un mélange de colère et de pitié indulgente, ainsi qu’une enfant ignorante de la vérité.
—Ah! petite femme romanesque, c’est la destinée elle-même qui se chargera de te relever de ton serment imprudent!... Et si je ne me suis pas trompée, si je te le répète, un jour, le bonheur vient s’offrir à toi, ne le repousse pas, ô mystique Mireille! Ne complique pas ton existence par des scrupules insensés!
Cette fois, je n’ai pas répondu. A quoi bon? Maud et moi, nous parlons des langues étrangères l’une à l’autre. Nous sommes aussi différentes que l’étaient, ce jour-là, nos robes de veuvage; elle, tout en mauve, des roses à sa ceinture; moi, dans cet uniforme de deuil que, même pour plaire à maman, je ne peux me résigner à quitter.
En moi, c’était le chaos, sous un souffle de tempête. Oh! pourquoi Maud m’avait-elle ainsi parlé? Parce qu’elle voulait, par ses insinuations, m’éloigner de Guisane, afin d’être plus libre de l’envoûter? Certes, elle n’est pas méchante. Mais quand elle souhaite quelque chose, elle piétinerait n’importe quel cœur pour réaliser son désir.
Ou encore, était-ce parce que, habituée à éveiller toujours le désir de l’homme, elle n’avait pas compris, ou avait mal interprété, le sentiment de Guisane pour moi?
Car il ne lui avait rien dit... C’est elle qui imaginait...
Une seconde, le trouble qui me bouleversait s’est apaisé. Et puis soudain, j’ai revu l’expression des yeux, du visage de Guisane quand il se penchait vers moi, dans le jardin, alors que je sanglotais désespérément.
Et une nouvelle rafale a soufflé en moi... Instinctivement, j’ai serré mes deux bras autour de ma poitrine, comme si je m’enveloppais encore du long voile de crêpe qui, pendant des mois, a enfermé ma douleur...
Mon mouvement a fait regarder Maud de mon côté... Je ne sais quelle expression pouvait avoir mon visage, elle s’est écriée:
—Oh! Mireille, n’aie pas cet air douloureux! Je ne pensais pas te faire mal!... Tu m’en veux?
J’ai dit, le cœur lourd d’une détresse infinie:
—Je t’en veux, oui, d’avoir abîmé mon amitié pour Guisane...
Elle s’est penchée d’un de ces élans auxquels elle m’a accoutumée, et qu’en ce moment tout mon être voulait fuir... Son baiser, son parfum, son bras sur mon épaule, ses protestations même m’étaient intolérables.
—Mireille, je n’ai pas réfléchi que tu pouvais être blessée de paroles comme celles qui m’ont échappé, parce que je suis une impulsive... Tout ce que je t’ai dit, c’est moi seule qui le suppose... Moi seule!... Alors, que t’importe?... Guisane et toi, allez être séparés par la force des choses... Et, sans doute, tout demeurera comme tu le souhaites...
Ce qu’elle disait là, c’était vrai... Confusément, déjà, je l’avais pensé. Et un soupir d’allégement a écarté le poids qui m’étouffait. Il m’a semblé m’éloigner d’un gouffre qui m’avait donné le vertige.
—Mireille, tu me pardonnes?... Je m’imaginais aider à te faire heureuse. Et je me suis trompée! Dis que tu me crois!
Pour en finir de cette scène qui m’était affreusement pénible, j’ai prié, à mon tour:
—Ne parlons plus jamais de tout cela, Maud! Je ne pense pas avoir rien à te pardonner. Oublions cette malencontreuse conversation qui n’aurait jamais dû avoir lieu et suivons chacune notre voie... comme nous le pouvons.
Elle a murmuré:
—Oui, comme nous le pouvons.
Et puis, tout haut, elle a appelé Jean que Kate ramenait de la plage.
6 septembre.
Maud est partie. Moi aussi, je pars. Je ne veux pas revoir Guisane; en ce moment, du moins... Ce sentiment était si fort que, dès hier soir, j’ai annoncé à maman que j’allais retrouver ma belle-mère, ainsi qu’il était convenu. Comme je le redoutais, elle a très mal pris cette décision au sujet de laquelle je ne l’avais pas consultée. Le départ prochain de Bernard la rend très irritable. Et puis, pour elle, malgré ma qualité de femme, surtout depuis que la guerre m’a ramenée sous son toit, je suis toujours la «petite» qui a besoin d’être dirigée et doit obéir à ce qu’elle a jugé bon. Pauvre chère maman, elle pense ainsi faire pour le mieux, dans mon intérêt. Mais que de fois, mon Dieu, le joug de cette affection un peu autoritaire m’a paru lourd!
D’ordinaire, grâce à mon désintéressement de la vie, je me prêtais à tout ce qu’elle voulait de moi.
Cette fois, c’est impossible, après ce que Maud m’a dit. J’ai la terreur de le revoir. Heureusement, il a écrit à Bernard qu’il prolongeait un peu son séjour à Morgat. Quand il reviendra, je serai partie.
Ah! je voudrais être déjà dans la maison de Max, près de sa mère, pour me bien sentir toute à lui, autant que jadis...
8 septembre, 3 heures.
Pénible journée de bagages et d’adieux... Demain à cette heure, je serai déjà loin d’ici. Chaque fois que la conscience m’en revient, une angoisse me serre le cœur... Et combien douloureusement!
Ah! que je le sens donc, une fois de plus, «partir, c’est mourir un peu...»
Petit pays qui m’as été doux, quel «arrachement» ce m’est de te laisser!
6 heures.
Je pars; et maintenant, c’est avec l’espoir qui m’est une force, d’avoir fait deux heureux...
Le hasard...—autrefois mon âme confiante eût dit la Providence!—le hasard donc m’a largement aidée.
Christiane était venue, pour la dernière fois, prendre le thé dans notre cher jardin, devant la mer, et elle m’avait apporté, sur ma demande, une photo d’elle en infirmière, faite par une de ses compagnes, où elle est exquise. Si vraiment elle!
Je regardais l’image qui me plaît tant, je la comparais à l’original, quand la cloche de la grille a tinté et j’ai vu apparaître Bernard qui s’est écrié joyeusement, nous apercevant toutes deux, assises dans le jardin, devant la table à thé:
—Et moi qui venais, tout juste, te demander un dernier goûter! Mireille! J’arrive bien.
—Tout à fait à point, mon cher grand.
Il avait baisé la main de Christiane et lui demandait, s’avançant un fauteuil devant elle:
—Mademoiselle, vous avez la théière à côté de vous... Est-ce que je puis vous demander de m’octroyer un peu de son contenu?
—Vous pouvez... Voici le thé désiré. Il est encore bien chaud, n’est-ce pas, Mireille?
Elle le servait avec une grâce alerte, soigneuse de ses goûts qu’elle connaît bien maintenant. Lui, la regardait presque avidement... Mais prenant la tasse qu’elle lui offrait, après l’avoir remerciée, il a dit seulement:
—Oh! Mireille, qu’on était bien dans ton jardin! Et quel souvenir je vais garder de ce dernier thé que j’y prends!... Pourquoi faut-il que la destinée ait la cruauté de nous disperser?... Nous nous entendions si bien tous les trois, ne trouvez-vous pas?
Il parlait d’un ton de badinage. Mais moi, avec qui il a été très confiant, je savais à quel point il lui est dur de quitter Christiane, sans un aveu que, par délicatesse, il se refuse, étant données les circonstances... Tout à coup, il me semblait que moi, j’aurais dû parler à Christiane, lui demander ce qu’elle pense... Certes, nous sommes devenues de vraies amies. Nous avons beaucoup causé. Mais jamais, ni l’une, ni l’autre, nous n’avons eu une allusion même à l’avenir de Bernard.
Elle lui avait répondu, de son accent de sincérité:
—Oui, cela me semblera bien triste ici, quand vous allez être tous partis! Mais je n’y suis plus pour longtemps. J’espère pouvoir aller bientôt retrouver mes blessés.
—Et ils nous feront aisément oublier!
Elle a répliqué, très simple:
—C’est qu’alors, je serai bien changée... Jamais encore, je n’ai oublié de vrais amis...
—Et puis, peut-être, j’aurai la chance d’aller me faire soigner par vous, a lancé Bernard, mi-plaisant, mi-sérieux.
Elle a fait un geste vif pour l’arrêter, comme si de telles paroles pouvaient lui porter malheur:
—Ne dites pas de pareilles choses, c’est mal!
—D’ailleurs, Bernard, si tu veux voir comment elle est en infirmière, regarde...
Je lui ai tendu le portrait. Il a jeté une exclamation ravie:
—Oh! que c’est vous!... bien vous!...
Les yeux charmés, il contemplait la photo, puis l’original qui, ce jour-là, sans sa blouse, sans son voile, n’était qu’une délicieuse fille du monde, dans sa robe de linon, rayée de bleu tendre, dont le fichu dégageait la nuque, moirée d’or, où la brise faisait mousser des cheveux légers, comme autour du front, des tempes. Car elle était nu-tête, sa charlotte de crêpe jetée à terre, près d’elle.
Devant l’attention dont l’enveloppait Bernard, elle était devenue toute rose, et son pied, chaussé de blanc, battait le sable. Mais en riant, elle disait:
—Vous doutez-vous que vous êtes, tous deux, très intimidants à m’examiner ainsi?
—Et vous, mademoiselle Christiane, vous doutez-vous que, si je n’étais un homme très honnête et un monsieur non moins bien élevé, je confisquerais, à mon profit, ce portrait... en souvenir de notre bon temps à Carantec!
Elle a riposté:
—Mais vous êtes un homme très honnête et un monsieur très bien élevé!... Donc vous ne vous appropriez pas le bien d’autrui... Pour vous dédommager, je vous avouerai que si je n’étais, moi, une demoiselle non moins bien élevée, de très bon cœur je vous abandonnerais mon image d’infirmière, en souvenir de notre halte charmante à Carantec, puisque nous sommes... un brin... frères d’armes!
Entre haut et bas, il a marmotté, pour lui-même:
—Ce serait mieux que rien... Mais c’est bien plus encore que je voudrais recevoir!
L’avait-elle entendu?... En tout cas, elle n’a pas relevé l’exclamation discrète; et les yeux vers la mer, elle s’est prise à remuer, d’un geste distrait, sa cuiller dans son thé. Il y a eu, entre nous, un imperceptible silence, animé aussitôt par la voix de Jean qui appelait:
—Maman, maman! Kate demande que vous veniez une minute pour les malles. Voulez-vous, tout de suite, s’il vous plaît?
Il accourait, ravi de son rôle de messager. Depuis le matin, le désarroi de la maison l’enchante; et nous le trouvons partout, prêt à trottiner pour «faire les courses»...
Je m’étais levée, vaguement indécise sur ce que je devais faire. J’avais l’intuition qu’au cœur de Bernard la tentation de l’aveu grondait... Après tout, c’était peut-être la sagesse qu’il y succombât...
En hâte, j’ai demandé:
—Christiane, voulez-vous m’excuser quelques minutes? Kate a besoin d’un renseignement. Je reviens tout de suite.
Elle a incliné la tête sans cesser de contempler le bel horizon qu’elle aime autant que moi. Mais le voyait-elle, en ce moment?...
J’ai donné les indications réclamées. Puis, au lieu de redescendre dans le jardin, je me suis rapprochée de la fenêtre et j’ai regardé vers la table à thé.
Bernard parlait, les yeux fixés sur Christiane qui écoutait, la tête un peu penchée, les mains jointes dans les plis de sa robe, l’attitude ardemment attentive.
Était-ce enfin l’aveu qui échappait à Bernard parce qu’il lui avait paru insensé de continuer à se taire, par un vain scrupule, en cette heure si proche de celle qui va les séparer?
Alors j’ai compris que je devais attendre pour les aller retrouver... Et afin de les laisser vraiment seuls, je suis rentrée à l’intérieur de la chambre, j’ai passé dans celle des enfants, m’appliquant à m’occuper de mes bagages.
Les minutes fuyaient. Je suis revenue à la fenêtre. Cette fois, la main de Christiane était dans celle de Bernard, debout devant elle... Je pouvais redescendre près d’eux.
Il a fallu, pour qu’ils s’aperçoivent de mon retour, que ma voix prononce:
—Je vous ai abandonnés bien longtemps...
—Si longtemps?...
Tous deux avaient eu la même exclamation, tellement expressive, qu’ils se sont mis à rire, en me regardant, mi-confus, mi-radieux.
Ah! cette expression rayonnante des yeux de Bernard... Subitement, elle a fait jaillir, dans mon souvenir, l’image de Max qui me contemplait ainsi, les prunelles éblouies, quand, enfin! père et maman venaient de me promettre à lui... Et l’angoisse trop connue maintenant m’a déchiré le cœur, malgré ma joie d’entendre Bernard s’exclamer, avec allégresse, tout en m’embrassant:
—Quelle admirable idée, chérie, tu as eue de nous laisser!... Et quel beau jouet, je dois à Jean pour être venu te chercher!... Mireille, toi qui m’as toujours donné espoir, c’est toi qui sauras la première... Ce n’est pas seulement le portrait... mais l’original que je recevrai... Ce don sans prix m’est accordé!...
Et il s’est courbé sur la main qui tremblait un peu; cette main qui a tant soulagé de souffrances...
Les grands yeux se sont attachés aux miens, voilés d’une buée de larmes, tandis qu’elle m’attirait:
—Mireille, comme, malgré toute notre tendresse, nous sommes en ce moment cruels pour vous!
J’ai pu murmurer—et j’étais sincère—dans mon infini détachement:
—Non, ne croyez pas cela!... Je suis si heureuse que tout soit ainsi que je le désirais... J’aime la joie des autres, surtout de ceux qui me sont chers... Elle me console un peu...
Et puis j’ai caché ma figure sur l’épaule de Christiane, car je sentais des larmes brûler mes paupières. Mais, en même temps, avec un soudain réveil de ma ferveur d’autrefois, je pensais, de toute mon âme:
—O Dieu, donnez-leur toute la part de bonheur que vous m’avez prise!
TROISIÈME PARTIE
Ce qui sera...
I
Accourant sous la fenêtre, large ouverte, de sa mère, Jean appela d’une voix joyeuse:
—Maman! maman!... Le facteur est passé. Est-ce que vous voulez bien que je vous apporte votre courrier?
Mireille apparut dans le cadre de la croisée:
—Non, chéri, ne monte pas. Je descends dans quelques minutes. Je prendrai mes lettres. Ou plutôt, tu me les apporteras sur la terrasse!
Elle savait quel plaisir c’était pour l’enfant, de la servir.
Elle le regarda qui repartait en courant à travers la belle allée du parc où l’automne prochain dorait déjà les frondaisons superbes. Et après qu’il eut disparu, ses yeux errèrent sur le large horizon que, depuis quinze jours déjà, elle ne se lassait pas de contempler.
C’était bien la vraie campagne normande, après Pont-de-l’Arche, voisine de Moulineaux. La Commanderie dominait la vallée de la Seine qui, large et paisible, couleur de jade, descendait vers la mer entre les prairies grasses que hérissaient, çà et là, des silhouettes d’arbres, le clocher effilé de quelque maison de plaisance enfouie dans la verdure.
Voilant encore le soleil matinal, la brume errait à l’horizon, fine comme le bleu gris, très doux, du ciel d’automne.
Ah! qu’elle était bienfaisante, la paix de cette vieille demeure, qu’animaient seuls les rires et les jeux de Jean depuis que Max n’y était plus... Mireille enveloppa d’un regard d’amie les pelouses veloutées autour des massifs en fleurs, les grands arbres dont les branches dessinaient sur le sable des ombres mouvantes...
Puis elle se détourna, et descendit. Dans le vestibule, se promenant de long en large, Jean l’attendait, très sage, le courrier dans ses deux mains.
—Voilà! maman, fit-il avec un bond de plaisir, en la voyant paraître.
Tout de même, l’attente lui avait semblé un peu longue.
Elle prit le paquet, lettres et journaux, tandis que Jean s’exclamait:
—Maman, je peux aller avec vous sur la terrasse?... Je ne vous dérangerai pas pendant que vous lirez vos lettres!
Elle eut un sourire de tendresse vers le petit qui la regardait, suppliant.
—C’est bien sérieux, cette promesse? Tu joueras gentiment avec France que j’aperçois sur les genoux de Kate, sous le marronnier?
—Oui, maman, c’est très sérieux!
—Alors, viens.
Il se pencha, ravi, sur la main de sa mère qu’il embrassa; puis, câlinement, s’attacha à la robe de la jeune femme qui, tout de suite, en marchant, ouvrait le journal, en quête du communiqué.
En quelques minutes, elle fut sur la terrasse, une des beautés de la Commanderie qui, de haut, surplombait la Seine, sinueuse entre ses rives charmantes.
—Et maintenant, mon chéri, va retrouver France! dit-elle à l’enfant, avec un baiser.
Il obéit aussitôt. Alors seulement, elle éparpilla les lettres sur ses genoux. Et aussitôt, un frémissement fit battre son cœur plus vite. Sur l’une des enveloppes, son nom était tracé par une écriture masculine, fortement accentuée, qu’elle avait vue à Carantec... Celle de Guisane.
Cette lettre, c’était la première qu’elle reçût de lui, dont elle ne savait rien depuis qu’elle avait quitté la Bretagne... Sinon ce que lui avaient appris quelques lignes, dans un billet de Maud. Il était allé peindre à Morgat et la jeune femme l’y avait rencontré.
«Je l’ai emmené prendre le thé, ajoutait Maud, et nous avons, comme à Carantec, devisé en contemplant la mer. Quel incomparable ami tu as en lui, Mireille... Et comme je te l’envie...»
Une complexe impression l’avait un instant troublée, en lisant ces lignes: obscur regret qu’ils se fussent rencontrés, impatience qu’ils eussent parlé d’elle, plaisir de savoir qu’elle comptait vraiment un peu pour lui.
Et voici qu’il lui écrivait. Pourquoi?
Entre ses doigts, qui tremblaient un peu, elle gardait l’enveloppe fermée. Une bizarre pensée traversait son âme:
—Pour l’amour de Max, en souvenir de lui, ne pas lire cette lettre!... la brûler...
Mais son bon sens tout de suite protesta devant le singulier scrupule. Pour quelle raison renoncer à savoir ce que lui écrivait un tel ami?... Parce que Maud lui avait, un jour, tenu des propos inconsidérés auxquels, résolument, elle s’était imposé de ne plus penser et que le calme de la Commanderie l’aidait à oublier... La Commanderie toute vivante du souvenir de Max à qui elle était si chère; où ils avaient connu les jours bénis qui avaient fermé sa dernière permission.
Elle déchira l’enveloppe et lut:
«Madame, pourquoi êtes-vous partie si vite et si soudainement, tandis que j’étais loin?... Est-ce pour me punir de vous avoir quittée? Si vous saviez comme je l’ai fait sans souci de mon propre plaisir qui, certes, m’eût gardé à Carantec; sourd au sentiment qu’il faut, sans scrupule, jouir pleinement des heures douces que la vie nous accorde, si nul n’en souffre.
«J’avais cru faire ce que je devais; et quand, à mon retour, j’ai trouvé vide le pays où vous n’étiez plus, j’ai pensé que ma sagesse avait été celle d’un insensé.
«Vous n’étiez pas fâchée, pourtant? De quoi auriez-vous pu l’être, amie très chère? De ce que votre malheur, supporté avec tant de courage simple, m’a donné pour vous une admiration que je ne voulais même pas vous laisser entrevoir? Car j’aurais craint de froisser votre délicate réserve et d’amener ainsi, dans vos yeux, un éclair de sévérité qui eût mis, ne fût-ce qu’un instant, de la froideur entre nous.
«Mon amie, j’avais si peu de jours encore à vivre près de vous!... Pourquoi m’en avoir privé?... Vous le savez bien, pourtant, vous qui avez l’âme si bonne, qu’il faut être généreux pour ceux qui vont partir, sans avoir la certitude du retour!...
«Carantec, vous absente, m’a paru intolérable; à ce point, que j’ai incontinent repris le chemin de Paris. Et c’est de là, qu’après avoir bien hésité, je vous écris parce que je ne puis plus supporter l’incertitude de savoir ce que vous pensez, le pourquoi de votre départ inattendu et inexpliqué.
«Madame, faites-moi la charité de quelques lignes. Dites-moi quand vous rentrez à Paris. Est-ce que je ne vous y reverrai pas, avant mon retour au front, bien proche maintenant?... Juste le temps d’inaugurer mon Exposition, le 3 octobre, et je repars. A cette date, serez-vous de retour?
«Vais-je maintenant, pour finir, vous avouer un désir que j’éprouve trop vif pour vous le taire, puisqu’il vous appartient de le réaliser... Petite amie, écoutez-le avec votre cœur, voulez-vous?... Il me paraît tellement impossible de m’éloigner sans vous avoir revue, n’ayant pour dernier souvenir que nos banales paroles d’adieu, sur la place de Carantec; tellement impossible que, si vous ne revenez pas bientôt à Paris, permettez-moi d’aller à la Commanderie, vous faire une brève visite d’adieu.
«Est-ce très indiscret de vous demander cette grâce qui me serait bien douce à recevoir?...
«Avec mon plus affectueux respect, je vous confie ma prière, madame. Vous êtes devenue pour moi une si précieuse amie, que je ne puis accepter de vous quitter comme je quitte les indifférents... Écrivez-moi vite que vous consentez... ou que vous revenez!»
Les yeux seuls de Mireille lurent les lignes d’adieu qui fermaient la lettre. En tout son être, frémissait l’écho des paroles que ses lèvres murmuraient:
—Oui... Maud avait raison, il m’aime... Que c’est bon d’être aimée!
A pleines lèvres, elle aspira l’air frais qui frôlait son visage.
Le soleil avait-il donc triomphé de la brume?... Devant elle, autour d’elle, sur l’eau fuyante, sur les arbres cuivrés, dans le ciel limpide, rayonnait une telle lumière!...
Et encore une fois, elle murmura:
—Ah! que c’est bon d’être ainsi chère à quelqu’un!
Cette douceur, elle la savourait sans la discuter, sans réfléchir ni penser, bouleversée par la révélation que la destinée jetait tout à coup en elle, dont tressaillait son pauvre cœur esseulé, toujours avide de tendresse... Aujourd’hui, comme jadis...
—Que c’est bon! que c’est bon! répéta-t-elle encore tout bas.
L’impression éprouvée avait été si forte qu’elle en gardait la sensation d’un choc reçu dont, peu à peu, elle se remettait. Un soupir souleva sa poitrine. Ses yeux éblouis revirent les enfants qui jouaient, la vieille demeure que le soleil illuminait; d’instinct, son regard chercha les fenêtres de sa chambre,—la chambre qu’elle avait toujours occupée avec Max, depuis qu’elle y était entrée, amenée par lui, le premier soir de leur vie d’époux...
Guisane l’aimait... Oui... Mais comment l’aimait-il?... D’amitié?... D’amitié seulement?... Alors, c’était, ce serait exquis! D’amour?... Le mot que sa pensée précisa la secoua d’un frisson.
Alors, quel malheur il y avait là! A quoi aboutirait Guisane, sinon à souffrir, s’il ne pouvait se contenter de voir en elle une «précieuse amie», comme il l’appelait.
Car elle ne voulait pas, elle n’admettait pas que, pour elle, il pût être autre chose. Et il fallait qu’elle lui en donnât l’absolue conviction.
Comme une réponse au dilemme qui se formulait en elle, ses lèvres tremblantes articulèrent:
—Je voudrais tant le garder comme ami! Tel qu’il était pour moi à Carantec!...
Serait-ce possible?... Toute jeune fût-elle, si bien, elle savait à quel écueil se heurte, presque fatalement, l’amitié entre un homme et une femme jeunes. D’abord apparaît l’amoureuse amitié... Et puis...
Elle secoua les épaules, comme pour faire tomber, derrière elle, la pensée qui la troublait.
Pourquoi ne pas tenter de réaliser la belle chimère?... Elle, qui n’avait plus rien, ne pouvait-elle essayer au moins de mettre, dans sa vie dévastée, le réconfort d’une amitié sûre? Elle pensait:
—Il est si délicat, si clairvoyant, il a tant d’expérience, il comprendra bien, tout le premier, ce qui doit être, seulement.
Et maintenant, il fallait lui répondre... Quoi?... Quand serait-elle à Paris?... Elle n’en savait rien encore. Tout dépendait de ses beaux-parents que sa présence rendait moins tristes. Pour elle, c’était un devoir de demeurer près d’eux; et, avec joie, en souvenir de Max, elle le remplissait, récompensée par la tendresse qu’ils lui montraient.
Mais, à elle aussi, après avoir lu la lettre de Guisane, il paraissait impossible de le laisser repartir au front sans un dernier adieu.
Le recevoir à la Commanderie?... Oui, c’eût été exquis de causer avec lui, sur cette terrasse, devant ce large et beau paysage de France!...
Mais... mais... En elle, d’obscures délicatesses se refusaient à ce qu’il vînt dans la maison de Max; la maison où demeuraient errantes les ivresses de leur jeune bonheur, à son aube, de leurs dernières heures d’amour... Elle aurait eu le sentiment d’une profanation en y accueillant Guisane...
Alors quoi?... La sagesse, c’était d’attendre pour décider quelque chose.
Mais, tout le jour, une sorte de joie brûla en elle, transfigurant son austère existence. Et, sans effort, elle fut, pour son beau-père, la lectrice et la causeuse charmante qui, seule, parvenait à le distraire de ses douleurs physiques et de la souffrance exaspérée d’avoir perdu son fils unique, malheur auquel il ne se résignait pas...
II
A la fin de l’après-midi, comme elle revenait de faire quelques courses dans le village et passait devant l’église, elle aperçut sa belle-mère qui en sortait, et, sur le seuil, parlait à une pauvre femme.
Aussitôt, elle arrêta sa course et se dirigea vers la plate-forme qui, sous les arbres, s’ouvrait devant le portail, sur le large horizon du fleuve et de la campagne.
Mᵐᵉ Noris venait de quitter son interlocutrice; et son mince visage—si triste...—s’éclaira un peu à la vue de la jeune femme.
—Tu rentres de te promener, Mireille?
—Non, mère, je reviens de la poste, de chez la mercière, etc., etc... Mais comment êtes-vous, à cette heure, à l’église?... Y avait-il donc un office?
—Non, chérie; mais je n’avais pu, ce matin, aller à la messe, parce que ton beau-père avait passé une très mauvaise nuit et me voulait près de lui.
Tendrement, Mireille passa son bras sous celui de la vieille femme. Elle avait une affection profonde pour cette créature qui était le dévouement incarné; à qui il était aussi naturel de se donner, qu’aux autres de s’occuper d’eux-mêmes.
—Mère, vous allez vous épuiser! Laissez-moi vous remplacer auprès de père. Vous savez qu’il accepte volontiers mes soins, et je puis être une très bonne garde de nuit.
—Et tu perdrais la belle mine que tu as rapportée de Bretagne! Max ne me le pardonnerait pas... Aujourd’hui, tu es aussi fraîche qu’une fillette!
Elle aussi—comme Mireille—avait cette tendre habitude de parler toujours de Max comme s’il était vivant. Ainsi, elle le gardait mêlé à son existence.
Mireille avait tressailli aux paroles de Mᵐᵉ Noris. Un frisson glaçait, en son cœur, la joie qui depuis le matin y rayonnait.
—Max ne voudrait pas non plus, mère chérie, vous voir fatiguée comme vous l’êtes. Vous vous laissez prendre toute, par père et vos œuvres... Et voilà le résultat!
—Ma petite fille, je t’assure que je ne suis pas autrement fatiguée.
—Mère, vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même...
—Ce n’est pas la fatigue qui en est cause... Tu le sais bien, Mireille.
—Oui, je sais...
Plus étroitement encore, elle serra le bras de Mᵐᵉ Noris. Toutes deux suivaient, d’un pas distrait, la belle route en corniche qui ramenait à la Commanderie. De nouveau, à l’approche du crépuscule, la brume estompait les lointains. A travers le voile transparent, le couchant était de pourpre violacé... Ce n’était plus l’horizon de flamme et d’or, derrière Roscoff...
Et sourdement, Mireille se prit à murmurer:
—Oh! mère, que je voudrais avoir une âme comme la vôtre!... En la mienne, c’est le chaos! Comment faites-vous pour avoir le courage de vous résigner!
—Dieu m’aide, chérie. Prie, pour qu’il te secoure. Mireille baissa la tête, cessant de regarder l’infini du ciel.
—Je ne peux plus prier, mère. Je l’ai fait pendant des mois et des mois pour Max... et ç’a été en vain... Ma confiance est morte. Il me semble que le ciel est vide... Et si parfois, l’idée me revient qu’il ne l’est peut-être pas, je me sens alors... c’est mal, je le sais... une enfant révoltée, rebelle désormais à toute demande, devant Celui qui a permis que j’aie tant à souffrir... Moi et bien d’autres!
—Mireille, Mireille, ma pauvre petite! Ne pense pas ainsi des choses qui avivent ta peine! Tu reconnais toi-même qu’elles sont coupables, fit Mᵐᵉ Noris très tendre.
Et son doux regard enveloppa le jeune visage que l’angoisse ciselait.
—... Rappelle-toi plutôt ce qui t’a toujours été enseigné, Dieu sait ce qu’il nous faut...
Mireille tressaillit. Guisane, dans le bois de Carantec, avait eu la même pensée que cette croyante. Penchant plus encore la tête, elle écoutait la voix qui continuait avec une conviction fervente:
—Chérie, pour l’amour de notre Max, pour que, dans l’inconnu où il est entré, il connaisse un bonheur que jamais la terre ne lui aurait donné, acceptons le sacrifice qui nous est imposé, sans en chercher la raison...
Mireille dressa la tête et répéta:
—Pour qu’il connaisse le bonheur?... Mais, mère, ce qui me soutient, c’est cette foi qu’il a reçu la récompense de son dévouement! Si je pensais qu’il souffre, je crois bien que je me tuerais pour aller souffrir avec lui! Oh! mère, c’est atroce, votre dogme d’une expiation inévitable!
—Mireille, mon enfant, calme-toi! Pense avec moi que nous pouvons confier celui que nous avons tant aimé, à la Bonté juste et miséricordieuse... Prie pour que l’offrande de ta douleur soit acceptée... Et tu verras quelle consolation c’est de supporter pour lui... Puisque nous ne pouvons plus rien d’autre...
—Oui, mère, je vous comprends, dit tout bas Mireille, dominée par la beauté du sentiment qui soutenait cette mère désolée.
Et en silence, serrées l’une contre l’autre, elles achevèrent leur route vers la Commanderie toute proche, dont la façade grise apparaissait entre les arbres.
Au-devant d’elles, accourait Jean qui faisait sa promenade quotidienne avec l’Anglaise:
—Bonjour! grand’mère... Bonjour! maman. J’ai bien tenu compagnie à grand-père, comme vous me l’aviez recommandé. Mais il disait toujours que ses douleurs lui faisaient très mal.
—Il souffre encore! s’exclama Mᵐᵉ Noris, tout de suite inquiète. Je crois qu’il a raison. L’automne est trop humide pour lui, ici. Il va falloir regagner Paris bien vite.
—Vous le regrettez, mère?
—Pour moi, oui... J’aime à vivre dans la maison où Max a joué tout petit... Et puis j’étais bien heureuse de vous avoir, toi et les enfants... Mais bien entendu, ce sont là des sentiments très secondaires... Avant tout, nous allons voir l’avis du docteur.
Mireille inclina la tête. Alors bientôt peut-être, les circonstances allaient la ramener à Paris... La pensée de Guisane se raviva dans son souvenir. Mais elle n’éprouvait plus la radieuse allégresse qui l’avait soulevée hors d’elle-même... Plutôt une sorte de remords d’avoir été heureuse que, si vivement, il souhaitât la revoir...
Cependant, lui n’était pas responsable de cette défaillance de son cœur, trop altéré d’affection. Il attendait sa réponse, avec une impatience dont elle avait l’intuition...
Aussi, le soir, quand elle eut regagné sa chambre, elle s’assit devant son bureau; elle songea, puis se mit à écrire:
«Non, certes, je n’étais pas fâchée, mon ami. De quoi aurais-je pu l’être?... Vous avez été si bon avec moi!
«Je suis partie soudainement, c’est vrai... Mais parce qu’il le fallait... Vous me croirez sur parole, n’est-ce pas?
«Sûrement, nous nous reverrons avant votre départ. A Paris, sans doute. La date de mon retour n’est pas encore fixée. Mais je pense bien qu’avec les tout derniers jours de septembre, je regagnerai mon gîte personnel,—le home de jadis...—où j’ai la consolation, douce et poignante, de me réinstaller, père ayant pu décider maman à me laisser suivre mon désir.
«Vous viendrez m’y faire votre visite, n’est-il pas vrai? pour savoir où me trouver quand, au front vous pourrez vous souvenir de votre amie; et aussi plus tard, quand la guerre finie, vous aurez un instant à me consacrer.
«Car il ne faudra pas me délaisser. Votre compréhensive sympathie m’est si bienfaisante! L’amitié et le souvenir fidèle que vous gardez à mon cher disparu font qu’il me semblerait triste infiniment de redevenir pour vous une dame étrangère, à qui vous devez seulement des politesses d’homme du monde. A travers le temps, il faut que nous restions de vrais amis, sûrs l’un de l’autre... Vous voulez bien?
«Moi, je sais que, fidèlement, à jamais, je demeurerai la Mireille dont vous avez compris et plaint la peine et qui ne pourra l’oublier... Croyez-en l’assurance que je vous envoie, avec le meilleur de mon amitié.
«Mireille.
«Jean vous regrette bien souvent; et, ne devenez pas orgueilleux! j’avoue que plus d’une fois, sa maman l’a imité.
«De sa part, une poignée de main, toute masculine et très affectueuse.
«Après lui, je mets à mon tour ma main confiante dans la vôtre. A bientôt, mon ami.
«M.»
III
Au moment d’entrer dans la salle de la rue de Sèze, Mireille eut un coup d’œil sur la montre que le bracelet retenait sur son gant.
Dix heures et demie à peine.
Elle avait un bon moment pour voir l’exposition de Guisane, ouverte depuis l’avant-veille,—le jour même où elle rentrait à Paris,—et dont elle avait déjà lu d’enthousiastes comptes-rendus. Mais elle n’avait pas vu Guisane lui-même. La veille, il avait passé chez elle. Elle était sortie. Ce matin, il n’y avait guère de chance pour qu’il fût rue de Sèze.
Pourquoi donc ne lui avait-elle pas écrit, comme il l’en avait priée, pour qu’il vînt lui faire les honneurs de son exposition? Quel absurde scrupule l’avait arrêtée?... Voici que, maintenant, un sourd regret l’obsédait...
Elle entra dans la salle où, devant les Croquis de guerre et de paix, s’immobilisaient les visiteurs, invinciblement retenus par leur puissance évocatrice.
Et, au premier regard, la même impression la domina, devant ces visions saisissantes qui étaient la vie même.
Tout de suite, elle eut le sentiment que cette Exposition était plus qu’un succès, un vrai triomphe pour Patrice Guisane. Ah! comme elle comprenait qu’il adorât son art, conscient des dons qu’il avait reçus!... Comme elle comprenait sa terreur—la seule qu’il connût...—qu’une blessure pût, en une seconde, éteindre à jamais son regard!
Dans son intuition d’artiste, il avait prodigieusement discerné ce que devaient être les images de la guerre moderne... Ces images que lui-même avait notées sur le vif, ces scènes qu’il avait intensément vécues, qu’il avait contemplées, non seulement avec ses yeux, son cerveau de peintre, mais aussi avec son âme de soldat, de penseur doublé d’un psychologue aigu; et qu’ensuite, il avait transcrites dans leur terrible et superbe désolation.
Lentement, elle avançait, frémissante d’émotion devant cette révélation, pour elle, de ce qu’était la guerre.
Campagnes dévastées, avec des coins que le hazard avait laissés délicieusement paisibles et verts sous un ciel de bataille taché par la fumée des obus; une terre creusée, bosselée, soulevée, que hérissaient des ruines informes, qui ne trahissaient plus rien de ce qu’elles avaient été; arbres déchiquetés, tordus, desséchés, douloureux à voir autant que des squelettes.
Et il y avait aussi de tragiques visions de la nuit, où luisaient le pinceau lumineux des projecteurs, l’éclair des fusées, les flammes de Bengale, la lueur du canon, de l’obus incendiaire, des fermes, des villages entiers qui brûlaient.
Plus loin, c’était la pénombre morne des tranchées où les formes se confondaient avec la glaise... Formes couchées, écrasées dans la boue, par le sommeil, la fatigue, le froid... Formes assises sur le talus qui servait de banc... Formes dressées dans le jet de l’assaut... Et encore c’étaient des types de toute sorte, notés au passage, avec un souci de leur individualité qui en faisait des figures inoubliables: poilus bien français, tommies juvéniles et imberbes, Américains râblés, Cingalais aux noires prunelles rêveuses...
En face de la poignante évocation sur l’autre panneau de la salle, les Croquis de paix, annonçait le catalogue; superbement lumineux, dont le coloris était une fête pour les yeux; paysages ou marines de Carantec qu’elle reconnaissait, et d’autres qu’elle ignorait, souvenirs de Morgat, quelques silhouettes exquises de Maud... Et son portrait, à elle, que, craignant de désobliger Guisane, elle avait laissé exposer.
Certes, si rapidement qu’il eût été fait, il lui était devenu bien familier à Carantec. Mais l’avait-elle donc oublié?
Saisie, presque troublée, elle regardait la forme svelte qui était la sienne, la figure fine, si claire sous les cheveux sombres, où songeaient de grands yeux veloutés... Alors, c’était ainsi que Guisane la voyait?...
Une sensation, si pareille à du plaisir, la frôla, que, vivement, elle se détourna et revint vers les Croquis de guerre. Mais, derrière elle, une voix s’élevait:
—Alors, vraiment, tout cela vous intéresse, madame?
Un sursaut lui jeta aux joues une onde pourpre. Elle n’avait pas besoin de regarder pour savoir qui, soudain, lui parlait avec l’accent inoublié. Son cœur eut un battement plus rapide; et ses yeux, alors, rencontrèrent ceux de Guisane qui la contemplaient avec une telle joie qu’elle eut la sensation d’une brûlante clarté dont son être était pénétré.
Il lui tendait la main,—comme il l’eût appelée, irrésistiblement;—et elle donna la sienne, avec la même confiance heureuse qu’elle avait éprouvée le jour de leur aventureuse promenade en mer, quand elle se reposait sur sa protection. Avant qu’elle eût parlé, il disait, sans détacher d’elle ce regard qu’elle connaissait bien:
—Enfin! enfin! je vous retrouve! ô fuyante amie... Je commençais à croire que cette bienheureuse minute me serait refusée!... Car je pars dans deux jours... Et vous ne reveniez pas!
—Et je suis revenue!... Et aussitôt me voici chez vous!... fit-elle, d’un ton voulu de badinage, avec un sourire, sa volonté raidie contre le charme dont l’envoûtait le plaisir de Guisane, en la retrouvant.
C’était donc bien vrai ce que Maud disait? Comme à la Commanderie, cette pensée traversa en éclair son cerveau; et, une seconde, toute sa jeunesse tressaillit d’une allégresse ardente.
Les yeux toujours fixés sur elle, comme s’il eût été insatiable de la contempler, il lui répondait avec un joyeux sourire:
—Oui, c’est vrai, vous voilà!... Et je bénis le hasard qui m’a obligé à venir ici, ce matin, pour prendre un renseignement... Sans quoi, il y avait bien des chances pour que cette journée s’achevât encore sans que je puisse vous joindre! Et j’en ai si peu encore!... Hier, ayant appris par votre père que vous étiez arrivée, je me suis risqué à passer chez vous... quitte à me voir refuser votre porte, comme trop pressé!... Et puis, vous étiez sortie!
—Oui... J’avais été voir mère. Mais votre visite a ravi Jean, plus privilégié que sa maman.
—Plus privilégié!... C’est gentil de dire cela à votre ami... J’espère que vous le pensez un peu! Que ce n’est pas une politesse de dame très aimable. Ah! que c’est donc délicieux de vous retrouver, madame mon amie...
Lentement, elle articula, comme si, malgré elle, la vérité s’échappait de son âme même:
—A moi aussi, cela fait bien plaisir!
—Vrai?
Son accent était presque grave. Et, un peu, il penchait vers elle sa haute taille, pour mieux lire dans les prunelles veloutées, au fond desquelles une intense clarté luisait.
—Vrai! très vrai! homme de peu de foi. Et maintenant que vous êtes convaincu, n’est-ce pas? montrez-moi vite, avant que je parte, celles de vos œuvres que vous préférez... J’ai très envie de savoir si j’ai bien jugé!... O mon ami, que je suis fière de vous!...
—Tant mieux! et merci de me le dire!... Mais pourquoi parlez-vous de partir, madame? J’espère bien que vous n’allez pas disparaître, juste quand j’arrive!
Elle le regarda, avec un sourire où tremblait un regret aigu:
—C’est qu’il y a déjà longtemps que je suis ici! Et c’est bientôt l’heure du déjeuner de mes poussins. Je ne puis me mettre en retard!
—Qu’est-ce que cela fait, madame? protesta-t-il avec une vivacité gamine. Ils ont Kate pour leur faire prendre patience... C’est une très mauvaise habitude de se rendre esclave de ses enfants!
Puis, changeant de ton, il pria:
—Madame, soyez bonne, très bonne!... Oui, nous regarderons tout ce que vous voudrez... Mais d’abord, venez, un instant, vous asseoir sur ces sièges hospitaliers, que nous causions un peu... comme à Carantec!
Elle hésitait, effrayée du désir qu’elle avait de consentir. Mais sans attendre sa réponse, il lui avançait un fauteuil. Vaincue, elle s’assit avec une soumission joyeuse. Il semblait que sa volonté lui échappât, laissant ressusciter l’ardente Mireille de jadis, dans la veuve fidèle qu’elle prétendait demeurer. Et cette mystérieuse allégresse, voici qu’elle ne pouvait l’étouffer... Elle la sentait grandir, envahir son cœur... Ainsi qu’elle avait vu, tant de fois, la mer s’emparer du sable...
Heureusement, Guisane ne savait pas; et il s’exclamait d’un ton de reproche:
—Pourquoi ne m’avoir pas écrit que vous viendriez ce matin?... Je serais accouru pour vous recevoir. Honnêtement, je ne puis dire «pour vous montrer mes croquis...» Car, vous présente, c’est incroyable comme mon exposition me devient indifférente!
—Merci bien!... glissa-t-elle, amusée.
—Je n’ai plus le moindre désir de m’en occuper, mais, seulement, le besoin de savourer votre présence, si longtemps perdue... Un grand mois!... De bavarder avec vous, de savoir de vous tout ce que vous ferez à votre ami l’honneur de lui confier... puisque nous ne sommes pas brouillés!...
—Brouillés? Quelle singulière idée vous avez là!
—Pas plus singulière que votre inexplicable départ. Quand je suis revenu de Morgat, que votre mère m’a annoncé que vous l’aviez quittée, j’ai cru à une très mauvaise plaisanterie. Hélas! c’était la vérité... J’ai tout de suite découvert que Carantec sans vous, ce n’était plus Carantec. Mais, bon gré, mal gré, il m’a fallu me passer de votre présence qui m’était devenue une exquise habitude... Et je vous retrouve pour vous perdre de nouveau... Cette fois, pour combien de temps!...
Elle devina qu’il pensait, «peut-être pour toujours». Et une telle angoisse l’étreignit, qu’elle ne sentit plus la mystérieuse joie qui la bouleversait... Parce qu’elle comprenait qu’il était vraiment bien à elle...
Il priait:
—Petite amie, racontez-moi beaucoup de choses de votre séjour à la Commanderie afin que j’aie, plus encore, des souvenirs de vous... pour supporter les heures sombres.
Elle dit doucement, avec un chaud et mélancolique sourire:
—Ah! si je pouvais vraiment quelque chose pour vous, en échange du bien que vous m’avez fait!
Il l’enveloppa d’un étrange regard. Ses lèvres s’entr’ouvrirent. Mais il ne prononça pas les mots qu’il ne fallait pas dire...
Et changeant de ton il s’exclama, d’un accent d’amicale gaieté:
—Avec tout cela, vous ne me racontez rien!
—Et il est midi moins cinq!... Comme je vais être en retard! Mon ami, mon ami, où avez-vous entraîné une mère de famille!
Elle avait un sourire contrit, mais dans le regard lumineux où le sien plongeait, il lisait bien qu’elle n’était pas fâchée... Jamais, peut-être, il ne lui avait vu cet éclat qui le faisait tressaillir d’une sorte de bonheur douloureux,—puisqu’il ne devait rien attendre d’elle...
Il allait dire:
—Heureusement, ce soir, nous pourrons causer, car nous dînons ensemble chez Mᵐᵉ votre mère.
Mais elle semblait l’ignorer, et une intuition lui révéla qu’il valait mieux qu’elle n’en fût pas avertie. Il la devinait effarouchée un peu par l’ivresse de la retrouver qu’il ne lui avait pas assez cachée. Et, farouche comme elle l’était, dans sa réserve, elle eût été capable de trouver un prétexte pour rester à l’écart.
L’accompagnant vers la sortie, il demanda, cela seul qu’il pouvait espérer recevoir:
—Quel jour, madame, voulez-vous bien m’indiquer, pour que j’aille vous faire mes adieux?
Elle eut une hésitation. Était-ce très sage de le recevoir?... Mais comment lui refuser alors que c’était pour le front qu’il repartait... Et elle répondit:
—Demain, vers cinq heures, si cela vous convient. Les enfants seront là; Jean sera ravi de vous revoir...
—Merci, madame, demain cinq heures; c’est chose entendue.
—Bien! Alors je me sauve... Comme nous avons bavardé!... J’avais bien fait de regarder votre œuvre avant votre arrivée, car vous ne m’avez rien montré du tout!
—Pardonnez-moi, mon amie... La douceur de vous revoir m’a fait oublier tout ce qui n’était pas vous...
Elle s’exclama, mi-rieuse, mi-confuse:
—Je ne peux pas faire autrement que de vous pardonner, puisque le mal est irrémédiable!... Mais tout de même...
—Ne finissez pas!... Ne me gâtez pas mon plaisir!... A demain, madame. Attendez une seconde, que je vous fasse avancer une voiture.
Il était sur le seuil, avec elle, et d’un signe, appela une auto.
Vite, elle monta. Encore une fois, dans le cadre de la portière, il aperçut la douce figure—grave et passionnée—qui lui souriait à l’ombre de la capeline de deuil.
IV
—Maman, vous me promettez que vous m’appellerez pour dire adieu à M. Guisane? demanda Jean, très sérieux.
—Oui, je te le promets. Va jouer en attendant, mon chéri.
Docile, le petit sortit du salon où Mireille arrangeait les fleurs splendides qu’elle venait de trouver en rentrant de sa quotidienne visite chez sa mère; des fleurs qu’une carte accompagnait avec ces simples mots: «Remerciements du peintre, et son adieu, à son complaisant modèle.»
C’était une vraie moisson qu’il lui avait envoyée là; des fleurs librement réunies pour qu’elle pût les disposer à son gré... D’abord, des roses et encore des roses... Et puis la fleur d’automne, des chrysanthèmes admirables dont la senteur un peu âpre heurtait l’arôme délicat des roses.
La veille, ensemble, ils avaient dîné chez Mᵐᵉ Dabrovine, où elle avait été saisie de le voir entrer dans le salon, quelques minutes après qu’elle-même venait d’arriver. Et aussitôt, en elle, avait bondi une si vive impression de plaisir que, plus tard, allongée sans pouvoir dormir dans son grand lit solitaire, revivant la soirée trop tôt finie, elle s’en était sentie confuse au point de cacher, d’un geste d’enfant, son visage dans l’oreiller.
Durant cette soirée, où ils n’avaient pas eu un instant d’aparté, elle l’avait retrouvé tout différent de ce qu’elle l’avait vu le matin. C’était le Guisane, homme du monde, qui lui avait dit adieu devant l’hôtel, à Carantec; amical, certes, mais à la façon d’un étranger courtois; dans son regard, surpris plusieurs fois sur elle, seulement, elle l’avait retrouvé tel qu’elle aimait. Il s’était montré le brillant causeur qu’il savait être dans les milieux qui lui agréaient, parmi des hôtes de choix. La conversation dirigée par sa mère, maîtresse de maison consommée, avait fui le sujet exécré de la guerre que tous savaient redouté par elle. Et la causerie animée, spirituelle, variée, avait été celle de gens libres de tout souci... N’eût été le regard de M. Dabrovine, qui s’assombrissait dès qu’il se posait sur Guisane; n’eût été la robe de deuil de Mireille, l’expression mélancolique de ses yeux profonds, nul n’aurait pu soupçonner que cette mère avait un fils au front, très exposé; que cet homme qui dissertait si alertement de littérature et d’art, allait, deux jours plus tard, repartir au-devant du danger certain.
Comme ils s’étaient mal vus, en cette soirée, la dernière où ils se rencontraient... Maintenant, pour la visite d’adieu, il allait venir chez elle—la première fois; entrer dans le petit salon qui était vraiment sien, avec ses livres, ses bibelots favoris, les gravures qu’elle préférait. Et en elle, se ravivait la violente impression, pareille à de la joie, qui la troublait un peu...
Le timbre d’entrée résonna. Il était cinq heures. Sûrement, c’était Guisane.
La porte s’ouvrait. Le domestique annonça. Et ses yeux aperçurent la haute silhouette bleu clair, rencontrèrent le même regard qui l’avait saluée, dans la première minute de leur rencontre, là-bas, devant les Croquis de guerre.
C’était bien le Guisane qu’elle avait souhaité, celui qui entrait, et se courbait pour baiser sa main, avec une exclamation toute vibrante d’une allégresse jaillie du cœur même, semblait-il.
—Enfin, madame, je vais peut-être vous voir bien à mon gré!
—C’est-à-dire?...
Elle avait parlé de ce ton de badinage qui, d’instinct, lui venait pour voiler la douceur ardente que l’accent de Guisane insinuait en elle.
Près du foyer où flambaient quelques bûches, elle s’était assise. Lui, Guisane, resta debout, adossé au marbre de la cheminée, délaissant le siège qu’elle lui avait indiqué.
—C’est-à-dire, sans présence étrangère qui m’empêche de bien profiter des derniers instants que je puis vous demander. Les derniers!... Est-ce croyable que je sois obligé de dire une si affreuse chose, la vérité!... Vous ne pouvez savoir, mon amie, combien, en venant ici, j’avais la frayeur de tomber sur quelque malencontreuse visite qui vous aurait enlevée à moi, m’infligeant le supplice d’une conversation banale.
Elle sourit et dit, malicieuse un peu:
—C’est le souvenir de notre soirée, hier, qui vous fait parler ainsi?
—En d’autres circonstances, cette soirée m’aurait paru charmante, et loyalement, je reconnais qu’elle l’était. Mais... mais... il semblait odieux à mon amitié de vous voir si mal, de ne pouvoir librement bavarder avec vous, d’être obligé de vous dire des choses indifférentes. Vite, réparons le temps perdu... J’ai soif de vous entendre parler de vous!
—De moi?... Mais je n’ai rien à dire!... sauf que vous m’avez comblée et que je ne vous exprimerai jamais assez bien le plaisir que vous m’avez donné ainsi!...
Et, d’un œil ravi, elle regardait les fleurs.
—Oh! laissons cela, je vous en prie, madame. J’avais l’égoïsme de vouloir qu’après mon départ, vous gardiez, près de vous... quelque chose de votre peintre. Et maintenant, causons!
Il avançait une chaise près d’elle.
—Hier, à l’exposition, vous ne m’avez rien raconté de ce que vous avez fait à la Commanderie, des promenades que vous y avez aimées, des livres qui vous ont intéressée, des drôleries et des sottises de vos petits, etc., etc... Enfin, tout ce que vous ne m’avez pas écrit! silencieuse madame.
Elle le regarda, pensive et curieuse:
—Vous vous imaginiez donc que nous allions entrer en correspondance?
—Mais je l’espérais bien et je l’espère encore. Ne sommes-nous pas, maintenant, des espèces de vieux amis? J’avoue que Carantec m’a donné de très mauvaises habitudes... Je m’étais accoutumé à vous voir vivre près de moi... Et, désormais, je ne pourrai plus me passer de savoir tout ce qui vous touche... Vite, racontez. Les instants me sont tellement comptés!
Tout de suite, elle obéit, dominée par l’impérieuse prière des yeux qui l’interrogeaient autant que les lèvres... Elle sentait si vrai, que tout d’elle l’intéressait...
Elle répondait; mais aussi, elle questionnait, et leurs paroles se croisaient, se mêlaient, se heurtaient dans une sorte de hâte fiévreuse; car l’un comme l’autre, ils gardaient l’impitoyable notion du temps qui fuyait, de l’adieu que chaque minute rapprochait; un adieu que l’avenir redoutable faisait si grave.
Dehors, sous les fenêtres, une voix aiguë d’enfant cria:
—Demandez l’Intran... la Liberté... la Presse... Les nouvelles du soir!
Mireille eut un sursaut, arrachée au doux passé qui était redevenu le présent. Lui aussi, avait entendu. Et dans leurs âmes, attentives, un instant, à eux seuls, la conscience de la guerre rentra dominatrice, ne permettant pas l’égoïste oubli de son existence.
Dans le crépuscule d’automne qui, lentement, envahissait la pièce, le sentiment de l’Inexorable s’abattit sur eux.
Ils n’y eurent cependant pas même une allusion. A quoi bon?... Mais elle pria, un tremblement dans la voix:
—Vous ne me laisserez pas sans nouvelles de vous, n’est-ce pas?... C’est si dur de ne rien savoir quand on est inquiète...
Il écarta sa chaise et fut debout devant elle.
—C’est vrai, petite amie chérie? Vous aurez un peu de tourment pour moi?... Je devrais avoir la générosité d’en être navré... Et j’en suis si heureux que je ne puis que vous dire merci! Ah! c’est effrayant que vous me soyez devenue si précieuse!...
—Mon ami, mon ami, interrompit-elle, ardemment, il ne faut surtout pas que je vous devienne... trop «précieuse», comme vous dites...
Il eut un geste large qui écartait l’inutile conseil.
—C’est trop tard pour que je puisse retourner en arrière... Oh! Mireille, par quel sortilège vous êtes-vous ainsi emparée de moi, le célibataire endurci, sceptique, si jaloux de son indépendance... Emparée de moi au point qu’à cette heure, je suis à vous tout entier, que je ne peux plus concevoir ma vie sans que vous en soyez l’âme...
Brusquement, elle cacha son visage dans ses mains, tandis qu’il continuait, pensant tout haut:
—Je crois bien, en somme, que toujours, pour moi, vous avez été une petite idole dont l’indifférence un peu hautaine, jadis, m’était très pénible. Déjà, j’étais épris de votre forme harmonieuse qui était, de même qu’aujourd’hui, un enchantement pour mes yeux... Mais aussi, avec une invincible curiosité, je me demandais ce qu’il y avait de caché dans l’enveloppe charmante... Et puis, les circonstances nous ont rapprochés, et j’ai appris à vous connaître, Mireille. Aujourd’hui, j’aime votre âme, votre cœur, votre pensée, votre courage... Aussi, votre douleur... J’aime tout en vous, Mireille!...
Elle pencha la tête plus encore. Il ne voyait pas son visage, voilé par les mains qui tremblaient, mais seulement le cou, fin sous les cheveux sombres.
Et il l’entendit murmurer comme une plainte:
—Mon Dieu... Oh! mon Dieu!
Et ainsi, elle éveilla soudain, en lui, une telle pitié qu’il fut bouleversé par le remords de s’être trahi.
Avec une infinie douceur, il reprit, posant sa main sur l’épaule qu’il voyait tressaillir:
—Ne vous troublez pas ainsi, mon aimée. Je ne demande rien de vous... Je n’espère rien, à cette heure... Je sais que je n’ai rien à attendre. Et j’en suis si convaincu, que j’étais bien décidé à partir sans vous faire l’aveu qui vient de m’échapper. Et puis... à quoi tiennent les résolutions les plus sincères?... Tout à coup, en entendant annoncer le communiqué du soir, j’ai eu la vision de l’avenir vers lequel je vais et que j’oubliais près de vous... Et, soudain, il m’a paru impossible de partir sans vous avoir dit ce... ce pourquoi je me suis enfui de Carantec... parce que j’avais entrevu ma faiblesse, le soir où vous aviez tant de peine, dans le jardin...
Elle murmura:
—Oh! pour cela!... C’était pour cela!
—J’avais vu à quel point je m’étais pris à vous adorer, Mireille.
Cette fois, elle releva la tête, avec une sorte de cri d’angoisse:
—Non! Non!... Il ne faut pas!!!
—Il ne faut pas... quoi?... Vous dire ces paroles? vaines, je le sais... Mais pourquoi non, puisqu’elles sont la vérité et puisqu’elles sont mon adieu?... Si... je ne reviens pas, vous vous souviendrez, Mireille, que je vous avais offert toute ma vie, pour que vous en fassiez... ce que vous auriez voulu... Si, au contraire, la destinée m’est indulgente et me ramène, alors vous vous rappellerez, je vous en supplie, que je reviens, n’ayant pas désormais de plus cher désir que de me consacrer à vous, pour que vous ne soyez plus seule, pour vous aider à élever votre fils, votre toute petite... Et aussi, Mireille, parce que je suis un homme pareil aux autres... et qu’ayant entrevu le bonheur que je puis goûter près de vous, je n’ai pas le courage de vous laisser passer, sans tenter de vous arrêter!
Toute pâle, avec de larges prunelles douloureuses, elle le regardait passionnément, ses mains jointes, comme si elle l’implorait:
—Mon ami, au contraire, il faut passer. Personne ne doit mettre en moi son bonheur, car je ne compte plus parmi les femmes qui peuvent l’apporter dans l’existence d’un homme... Mon ami cher, très cher, qui ne serez jamais rien d’autre pour moi, il faut oublier ce que votre dévouement a rêvé, car c’est l’impossible!
—L’impossible?... En quoi?... Pourquoi?... L’impossible?... Maintenant oui... Mais dans la suite... plus tard...
—Plus tard, ce sera comme aujourd’hui... J’appartiendrai toujours à Max... Je ne me remarierai pas.
—Folie! Folie de penser cela!... Mireille, vous êtes très jeune, que savez-vous de l’avenir!
—Je ne me remarierai pas... Je ne le veux pas... Et je ne le dois pas...
Impératif, il questionna:
—Vous ne le devez pas... Pourquoi? Quelle mystique obligation vous croyez-vous donc?
Elle secoua la tête; la même expression ardente et grave donnait à son visage une saisissante beauté.
—Oh! je sais bien que je ne suis liée par aucune obligation, ni promesse... Je suis absolument libre de disposer de moi-même...
—Alors?
Elle ne répondait pas, comme si elle ne pouvait se résoudre à ouvrir l’intimité de son âme. Et pourtant! Il méritait qu’elle fît pour lui ce sacrifice, l’homme qui lui offrait l’amour même que, jadis, elle avait vainement rêvé... Par lui, elle en était sûre, elle était aimée comme elle l’avait tant souhaité...
Penché vers elle, il répétait:
—Alors, Mireille?
—En ma conscience, dit-elle lentement, je pense que ce serait mal... méprisable... lâche, de me refaire une vie heureuse...
—Heureuse!... O bien-aimée... Vous le sentez donc que, près de moi, vous pourriez encore être heureuse!
Et il se courba sur les mains glacées que ses lèvres brûlaient.
Tout de suite, elle les reprit.
—Oui, avec un homme tel que vous, la nouvelle Mireille...—l’autre, celle de Max, est morte comme lui...—pourrait être heureuse encore, heureuse infiniment... Et j’en suis si honteuse! Ah! qu’est-ce donc qu’un cœur, pour qu’ayant perdu tout ce qu’il aimait, il garde encore la soif du bonheur!... Mais ce bonheur, je ne dois pas, je ne veux pas le prendre... Lui, mon Max, n’a plus rien... Il adorait la vie autant que moi... Pourtant, il est allé au-devant du danger, volontairement, sans hésiter devant le sacrifice qui lui en serait peut-être demandé... Aussi...
Elle s’arrêta, comme si elle se recueillait pour mieux entendre son âme. Lui, sans un mot, l’écoutait.
—Aussi, c’est la simple justice que moi qui le chérissais, moi, sa femme, qui avais, comme lui, la foi que nos deux existences étaient à jamais liées, c’est la justice que je partage son sacrifice... Il a donné sa vie et tout ce qu’il pouvait espérer... Je dois être aussi généreuse et faire, comme lui, le sacrifice de mon avenir... Si vous saviez comme, cela, je le sens fort, et clairement! Vous me comprenez?... dites? mon ami.
La voix était suppliante, comme le regard où brûlait une flamme, comme la main qu’elle posait sur le bras de Guisane. Il inclina silencieusement la tête. Que pouvait-il répondre au sentiment qui la faisait parler, dont l’élévation arrêtait sur ses lèvres toute égoïste prière. Pourtant, selon la sagesse humaine, c’était insensé, ce renoncement qu’elle prétendait pratiquer. Avec quelle autorité il le lui eût dit, si sa propre destinée n’eût pas été en jeu... Mais, même pour elle, ne devait-il pas lutter contre l’inutile sacrifice?
Et il reprit, attirant entre les siennes la main qui frémissait sur son bras:
—Oui, Mireille, je comprends... Je vous admire...
—Oh! non! pas ce mot! je vous en prie. C’est si naturel ce que je pense... Tous ceux qui aiment en jugeront ainsi!
—Mireille, ne craignez-vous pas d’exagérer votre devoir envers celui que vous avez tant aimé?... Lui, ne souffre plus de ce qu’il a perdu. Et vous dont il voulait le bonheur...
—Par lui!... Non par un autre!... interrompit-elle désespérément.
—Croyez-vous qu’il eût eu cet égoïsme féroce? Ne lui faites pas cette injure, Mireille! Vous avez à peine vingt ans... En vous, c’est la vie, avec tout ce qu’elle met dans l’être des jeunes... Et pour obéir à un devoir mystique, je le répète, et que vous vous créez, vous prétendez devenir insensible, ne plus exister que liée à... un souvenir!
—Oh! Patrice! oh!
—Mireille, enfant chérie, c’est un crime contre vous-même que vous risquez d’accomplir là!
Elle tressaillit, tant il y avait de conviction dans la voix de Guisane. Mais, en elle, cependant, demeurait invincible le sentiment complexe de révolte, d’indignation, d’impossibilité, à la seule idée qu’elle pourrait se prêter à refaire sa vie.
—Vous croyez que j’ai tort?
Et dans l’ombre qui envahissait la pièce, il voyait les yeux sombres l’interroger éperdument:
—Tort?... Oh! non!... Est-ce qu’on a tort de s’attacher à un idéal très beau? Mais il faut compter avec notre humaine faiblesse... C’est une résolution si grave que vous avez prise, sans pouvoir en mesurer toutes les difficultés...
Elle eut un faible sourire, tristement ironique.
—Et vous trouvez que c’est bien orgueilleux, à moi, de me croire assez forte pour l’accomplir? Mais je ne suis plus la créature, ardente et folle, qui voulait impérieusement jouir de la vie... La guerre, l’angoisse, la souffrance m’ont créé une autre âme... J’ai appris à renoncer... Et je sais bien à quoi je renonce... Car...
Elle s’arrêta.
—Car?... répéta-t-il, avide de connaître toute sa pensée.
Presque bas, elle continua, la voix sourde, les yeux fixés sur la flamme du foyer:
—Car j’ai encore au cœur une misérable soif d’être heureuse; si intense, que j’en suis effrayée et révoltée contre moi-même! Quand j’ai perdu Max, j’ai cru que jamais plus je ne pourrais sentir que de la douleur... Et pourtant...—avec quelle humiliation, je vous le confesse, pour expier ma fragilité!...—il y a des moments où je peux être gaie, presque comme autrefois... Je peux, de nouveau, jouir de ce que j’aimais... du soleil, des fleurs, de l’art, de mes lectures, des amitiés... Je peux jouir... profondément, de l’affection que vous me donnez, mon ami. Il y a des heures abominables où je voudrais posséder, de nouveau, tout ce que j’avais en partage... Ah! si dans l’Inconnu où il est entré, Max voit ma faiblesse, comme il doit me juger!
Elle avait parlé avec une sorte d’emportement désespéré, livrant toute sa pensée, parce qu’elle savait celui qui l’écoutait d’âme assez haute pour la comprendre.
Et il ne la comprenait que trop. Le cœur exquis qu’il avait deviné se faisait le gardien jaloux du passé, lui commandait d’y rester rigoureusement attaché, fidèle même au prix du sacrifice entier de l’avenir. Et lui ne devait pas prononcer un mot qui troublât le souvenir que cette fidèle gardait de l’homme auquel, même dans la mort, elle voulait demeurer unie...
Cependant, il avait reçu les suprêmes confidences de Max Noris dans une dernière causerie, avant le départ qui devait être sans retour... Et, comme Maud, il pensait qu’il n’y a pas d’homme—ou de bien rares!...—qui vaille le sacrifice d’une existence... Mais il était incapable de dire cela et avec tout le douloureux amour qu’elle lui inspirait, à cette heure où il avait le sentiment de la perdre, il reprit:
—Mireille, ne soyez pas injuste envers vous-même!... Si les morts nous voient, votre mari peut, au contraire, vous bénir, pour le souvenir que vous lui gardez...
Simplement, elle murmura:
—C’est vrai, tout ce que je puis, je le lui donne... Nous ne sommes pas maîtres, hélas! de nos sentiments, mais nos actes dépendent de nous. Et c’est pourquoi, si je ne peux garder ma peine, vibrante comme je l’espérais, je veux du moins ne pas m’en détacher, en recommençant ma vie, pour mon bonheur, alors que, pour lui, Max, il n’y a plus de bonheur...
Son accent avait quelque chose de tellement irrévocable qu’il n’essaya plus de la dissuader. Le temps seul pourrait changer son sentiment—peut-être!
Le voyant silencieux, elle leva sur lui ses prunelles passionnées qui l’imploraient et elle vint à lui debout, le visage sombre, devant la cheminée.
—Mon ami, dites-moi que vous ne m’en voulez pas!
—Vous en vouloir! mon pauvre amour. C’est moi qui ai à vous demander de me pardonner cette conversation inutile et si pénible pour vous...
Un sourire irradia le visage de Mireille.
—Oh! non, pas pénible! Cela me fait tant de bien de savoir que vous m’êtes ainsi attaché! Il valait mieux que l’un et l’autre nous nous révélions, en toute loyauté, ce que nous pensons... Ainsi, désormais, je compterai sur vous, comme sur le meilleur, le plus cher de mes amis, et vous savez, qu’en retour, je vous donne de moi... tout ce que je puis encore donner... Vous serez très généreux, n’est-ce pas? Vous m’aiderez, au lieu de me tenter, à accomplir ce qui me semble être mon devoir...
Guisane ne pût maîtriser un cri de révolte.
—Mireille bien-aimée, je ne suis pas un saint et c’est un renoncement de saint que vous me demandez là!... Je ne suis qu’un pauvre homme qui, tout entier, désirait le bonheur par vous et qui souffre...—comme jamais davantage il ne souffrira...—que vous le lui refusiez...
—Cher, si à ce prix seulement vous pouvez retrouver la paix, il faudra faire... tout!... pour m’oublier!
Il haussa les épaules.
—Vous oublier!... Moi aussi, Mireille, je suis de la race des fidèles!
—C’est pourquoi j’aime tant votre âme, j’ai tellement foi en vous...
—O mon cher, cher amour! dit-il tout bas.
Et, d’un geste de protection, sa main se posa sur les cheveux souples. Mais, pour elle, il eut la force de ne pas céder à la torturante tentation de baiser le cher visage qu’il avait attiré sur sa poitrine. Seulement, comme à la lueur du feu il apercevait de grosses larmes qui filtraient sous les paupières abaissées, il se pencha et ses lèvres les burent...
Devant la porte, des pas d’enfants résonnaient et la voix de Jean demanda:
—Maman! vous n’oubliez pas que vous m’avez promis de m’appeler pour dire adieu à M. Guisane?
L’adieu!... Ah! oui, il fallait maintenant le prononcer... Et, conscients que la minute suprême était arrivée, ils se regardèrent, les yeux dans les yeux... Il murmura:
—Oui, il faut partir... Comme j’avais oublié!
Et elle répondit à l’enfant:
—Va chercher France et reviens avec elle.
Elle entendit les pas sonner dans la galerie. Guisane, alors, pria, la voix brève:
—Mireille, donnez de la lumière, que je vous revoie... seule... encore une fois!
Elle sentit que la hantise de la cécité possible traversait son cerveau. Sans répondre, elle obéit, appuyant sur le bouton du commutateur, et la lumière, délicatement tamisée, tomba sur elle, toute blanche, avec un regard douloureux et tendre, une expression désespérément triste sur sa bouche d’amoureuse.
La lumière aussi baignait l’image inerte de celui qui n’était plus, dont l’âme peut-être errait près d’elle... Et la haute stature de celui qui respectait l’amour plus fort que la mort et contemplait, le cœur broyé, celle qu’il n’osait plus espérer faire sienne.
—Maman, nous voilà! Nous pouvons entrer?
—Oui, entrez.
C’était l’irrévocable adieu. Entre elle et lui venaient se placer les enfants de l’autre...
V
Les derniers jours de l’année étaient toujours tristes pour Mireille... D’abord parce qu’ils coïncidaient à peu près avec l’époque où elle avait perdu son mari... Et puis la fête de Noël, le premier de l’an lui rappelaient de si joyeuses heures, au temps de sa courte vie d’épouse!
Pourtant, cette année-là, elle n’avait pas ressenti la lourde impression d’isolement qui la meurtrissait aux précédents anniversaires. Était-ce parce que le courrier du 31 décembre lui avait apporté de très bonnes lettres? Un mot exultant de Bernard. Car le général de Vologne consentait au mariage de sa fille, lors de la première permission du fiancé, sans attendre la fin de la guerre. Un billet très tendre de Christiane qui lui apportait la même nouvelle... Et aussi, une brève causerie de son ami, écrite au roulement du canon, si profondément affectueuse qu’elle en avait encore chaud au cœur. Ah! comme il l’aimait, bien qu’elle se fût refusée à lui... Que c’était doux de se sentir, à l’heure actuelle, du moins, l’âme de sa vie! Doux et peut-être bien imprudent, bien égoïste d’en être heureuse ainsi. Car elle acceptait un attachement qui pouvait faire le malheur de Guisane, s’il ne se résignait pas à l’enfermer dans les limites de l’amitié... A ces questions qui troublaient sa délicate conscience, elle songeait, assise au bureau de Max où elle était venue écrire des lettres. Elle aimait à se retrouver dans cette pièce où le souvenir de son mari disparu demeurait plus vivant, car elle y avait tout laissé, comme le jour où il en était sorti pour n’y jamais plus rentrer...
Les coudes sur le bois, le visage appuyé sur ses mains jointes, elle réfléchissait, devant le portrait de Max qui surmontait le bureau; et tout à coup, elle murmura:
—Tu veux bien, dis, Max, qu’il soit mon ami? Je suis à toi, toujours... ta Mireille... Mais lui est si bon pour moi!... Et il est exposé! Je ne peux pas attendre, indifférente, des nouvelles qui viendraient, par hasard, de Bernard...
Ah! oui, c’était impossible!... Désormais, il lui fallait, écrites pour elle seule, les lettres—bien espacées!—où il n’y avait pas un mot d’amour mais qui lui apportaient le sentiment qu’une vigilante tendresse l’enveloppait...
Distraitement, tout en songeant, elle regardait les divers objets restés sur le bureau, ainsi que Max lui-même les avait placés. Même un volume de Verlaine, qu’ensemble ils avaient relu, la dernière semaine, était demeuré à la place où il avait dû le poser... Au lieu d’aller rejoindre les autres ouvrages favoris de Max, dans sa bibliothèque.
Et, pour la première fois, elle pensa tout à coup:
—C’est un enfantillage de ne pas ranger ce livre... Peut-être n’était-ce pas Max qui l’avait mis là, dans ce bureau où peut s’abîmer la reliure à laquelle il tenait tant!
Comme une relique, elle prit le livre que ses doigts tremblants entr’ouvrirent.
Un papier s’en échappa et tomba sur le tapis, une lettre, rayée de grands caractères qui se détachaient hardiment sur le fond crémeux du papier.
D’un mouvement machinal, Mireille se pencha et releva la feuille sur laquelle s’attachèrent ses yeux surpris. Aussitôt, devant sa vue, un nom flamba: «Maud.» Cette lettre était signée Maud. A qui était-elle adressée?... Comment était-elle dans ce livre?
Mireille eut une aspiration profonde, cherchant l’air pour sa poitrine qu’un choc mystérieux avait rendue haletante. Ses prunelles s’étaient rivées à la lettre. En elle, se réveillait, impérieuse, la crainte qui, tant de fois, l’avait sourdement obsédée...
Soudain, elle comprit que, à n’importe quel prix, il lui fallait la vérité. Sans réfléchir, dominée par la soif de savoir ce qui avait été, elle lut: