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Le fourbe

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The Project Gutenberg eBook of Le fourbe

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Title: Le fourbe

Author: Marcel Boulenger

Release date: August 9, 2019 [eBook #60080]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FOURBE ***

LE FOURBE

DU MÊME AUTEUR

ROMANS ET CONTES

La Femme baroque.—Le Page.—La Croix de Malte.—Couplées.—Au pays de Sylvie.—Souvenirs du marquis de Floranges.—L'Amazone blessée.—Les Doigts de fée.—Le Pavé du roi.—Mes Relations.—Le Marché aux fleurs.

VARIA

Les Quatre Maladies du style.—La Querelle de l'orthographe.—Lettres de Chantilly.—Nos Élégances.—Opinions choisies.—Introduction à la Vie comme-il-faut.—Cours de Vie Parisienne.

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Russie, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

S'adresser pour traiter à la Librairie Paul Ollendorff, 50, Chaussée d'Antin, Paris.

Marcel Boulenger

MARCEL BOULENGER

LE FOURBE

ROMAN

PARIS

Société d'Éditions littéraires et Artistiques

LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF

50, chaussée d'Antin, 50

Copyright by Marcel Boulenger, 1914.


IL A ÉTÉ TIRÉ A PART:

cinq exemplaires sur papier de Hollande
cinq cents exemplaires sur Vélin du Marais
numérotés à la presse.


EXEMPLAIRE Nº 316


LE FOURBE

Il arrive que mon ami Denis Claudion vienne parfois à Paris, pour quelques jours.

Denis, bien qu'il ait mon âge, préside une imposante société anglaise qui fabrique des explosifs de guerre en Ecosse, près d'Aberdeen: c'est un personnage considérable, sans cesse occupé d'affaires émouvantes avec le War Office et l'Amirauté, sinon avec les pays balkaniques, ou le Chili, l'Argentine, le Brésil. Il vend de quoi détruire des millions d'hommes, et faire éclater la vieille Europe ou sauter la jeune Amérique.

Nul doute que Denis n'eût préféré demeurer en France: mon camarade n'apprécie point les Anglais, les jugeant paresseux. Toutefois il se félicite d'habiter là-bas tout l'hiver, à cause d'une passion qu'il a. Après quoi, d'avril à septembre, il se rend volontiers en Champagne, où sa mère vit retirée. A cette époque, Denis traverse souvent Paris: nous passons ensemble quelques riantes soirées, et c'est un des cordiaux plaisirs de l'été.

J'admire et j'aime ce diable de Denis, que je connais depuis l'enfance. Que dirais-je de lui, sinon qu'il est parfait?... Eh bien, oui, voilà donc un homme parfait. Faudra-t-il trembler si longtemps avant que d'oser employer un mot pareil? Denis est parfait. Denis est terrible.

Au collège de Reims déjà, brillant élève et de forte santé, il dépensait en monsieur l'argent que ses parents ne mesuraient guère à un héritier si flatteur, et la façon galante et tendre dont il baisait la main de sa mère m'émerveillait. Un lundi matin, tous les potaches, ses condisciples, furent bouleversés par certain tourbillon vertigineux qui grondait au loin dans la rue: ce n'était autre qu'une voiture automobile, et nous n'en avions encore jamais aperçu. En outre, prodige plus grand encore, notre camarade se trouvait au volant, il menait lui-même, de sa petite poigne de page, le char formidable. L'esprit tout écumant de rhétorique, tel que j'étais alors, je crus voir en personne le jeune chef dont Machiavel écrit qu'il doit se révéler à la fois homme et bête, prêt au bond comme au geste, selon l'exemple illustre d'Achille nourri par le centaure Chiron.

Aujourd'hui, la vie de Denis Claudion, esq., est comme réglée au compas: il s'en moque le premier, d'ailleurs. Le réconfortant compagnon! Et que les bars, où il m'entraîne, lui vont bien, à ce garçon si rude et si content!

Je crois qu'il y a une élégance propre aux tavernes, et imposée par elles. Le décor y est de demi-gala: tout y brille correctement, depuis l'acajou, les cristaux et les verreries irisées par la fumée des cigares; depuis ces hauts tabourets au sommet desquels le plus fade buveur semble un stylite perché sur des roseaux; depuis cette barre de cuivre, placée à trois pouces de terre, et qui contraint quiconque à bien poser ses pieds, l'un élevé légèrement, l'autre portant sur le sol, comme dans les nobles portraits d'autrefois; et jusqu'à cet imposant buffet, enfin, contre lequel il faut bien que le pire maladroit s'accoude avec une nonchalance ravissante, faisant figure de dilettante qui est entré en passant et ne s'installe pas, mais jouera un instant avec son verre ou sa cigarette, et presque aussitôt s'en ira... Et puis, que boit-on? De la topaze liquide, des élixirs de chrysoprase, présentés en des gobelets éblouissants, sinon en de légers calices où le barman, par coquetterie, pique une paille. On voudrait manier ça vulgairement que l'on n'y parviendrait pas.

Or Denis faisait merveille, un cock-tail entre les doigts: il s'animait et parlait sans réserve. Notre amitié, vieille de vingt ans et plus, nous grisait un peu.

—Ah! François, me disait-il, mon bon ami François, j'ignore ce que je vaudrais pour l'un de ces écoute-s'il-pleut qui rêvent à tant de choses. Mais en somme, je crois que jusqu'à ce jour ma vie a réussi. Nos ouvriers d'Aberdeen ne sont pas malheureux, que je sache. Jamais la moindre grève, là-bas. Ma vieille maman ne se plaint pas de moi, j'imagine. Je gagne de l'argent, et en gagnerais bien davantage encore, ne fussent le general manager et toutes sortes d'administrateurs. Enfin, bon patriote, je me suis une fois cassé le bras aux manœuvres, et une autre fois le pied sur un terrain d'aviation militaire, en service commandé. Donc, ma vie n'échoue point, tout compte fait. Or, d'où vient cela? De ce que je n'ai jamais perdu mes efforts, ni mon temps. De ce que je ne pense pas, enfin, et suis un rustre, et voire un sauvage.

—Ne prends plus de cock-tails, Denis.

—Tu crois que je déraisonne? En aucune façon. J'exagère seulement: mais c'est là un procédé de conversation, destiné à provoquer ingénieusement l'indignation de celui qui écoute; après quoi l'on rectifie ce que l'on vient de dire. Si tu te montres délicat et modéré du premier coup, qui t'écoutera? Personne... Enfin, je voulais dire que je ne pense pas dès que cela ne m'est plus pratiquement utile, voilà. Veux-tu que je recherche si c'est vraiment Dieu qui me pousse à ouvrir la porte, lorsqu'il me faut sortir? Non pas: je songerai plutôt à ne pas oublier mon revolver, si je sais qu'une canaille me guette dans la rue, comme à sourire de mon mieux si c'est un ami qui m'attend au jardin. Quoi de plus simple? Tirer sur l'ennemi, et être bon pour l'ami... Ah! par exemple, tuer autrui bien raide, ou le rendre adroitement heureux, voilà le difficile; et c'est là que les penseurs s'arrêtent, pour laisser travailler les bonnes têtes modestes... Oui, travailler, faire des choses, se mettre tout de suite en marche vers le but! Loin d'envoyer sans trêve les ambassadeurs en congrès, commencer la guerre immédiatement, et débuter par les obus...

—De ton usine.

—Parbleu!... Va, il est tonique et sain, mon système! Agis d'abord, agis toujours, crois-moi. Vive le grand Empereur, lorsqu'en 1815, vaincu, écrasé, traqué, réfugié à la Malmaison et presque en fuite déjà, il convoquait le vieux Monge pour le consulter sur les moyens d'aller explorer le Pôle ou les Tropiques; et quand, peu de jours après, entendant près de Rueil quelque canonnade, le Héros montait incontinent dans ses appartements, puis en redescendait bientôt, botté, éperonné, la redingote grise au dos, en ordonnant au général Becker: «Courez dire à Paris que je demande à tenter encore de repousser l'ennemi, non plus comme empereur, mais comme un général dont le nom et la réputation pourraient malgré tout changer la face des choses!...» Foin des temporisateurs, foin des penseurs, «sujets à leurs opinions », selon qu'écrivait un rogomme de jadis! Les meilleurs ne parviennent au juste qu'à expliquer à peu près ce que les autres ont fait. On ne peut trouver à ces bavardages qu'un plaisir d'un art bien pauvre. Mieux vaut chercher ailleurs la beauté palpitante, poignante!... Barman, faites-nous deux autres cock-tails.»

Quand mon ami prononçait ce mot: «La beauté», il n'y avait là, pour lui, rien de vague. Il savait. Il vous eût déclaré sans hésiter, de la voix de Polyeucte confessant sa foi: «La beauté exacte, irréprochable, l'Elle-même Beauté se trouve à Rome et à Naples, dans les musées d'antiques; toutefois elle y est immobile et fixée dans le bronze et le marbre: au lieu qu'elle vit et bondit dans mes chenils de lévriers!» Et voilà.

Si Denis Claudion habitait l'Angleterre durant les six mois d'automne et d'hiver, ses affaires, ainsi qu'on le pourrait croire, ne l'y contraignaient pas seules, mais bien plutôt les lévriers de courses, qui le ravissaient dans une sorte d'extase. Il en possédait près de cent dans son chenil célèbre, les envoyait courir par tous les comtés d'Angleterre, et passait des journées d'ivresse à les surveiller, contempler et sélectionner. Lorsqu'en 1907, il avait gagné la fameuse Waterloo Cup dans les prairies d'Altcar, avec son chien Claude Silvère, l'orgueil et la joie l'eussent fait mourir: telle avait été, de son propre aveu, la plus violente émotion de sa vie. Je tenais de lui deux beaux chiens, Claude Marsyas et Claude Marion, devenus plus simplement Marsyas et Marion chez moi.

Il y avait plaisir à voir Denis palper d'une main savante les muscles herculéens de ses champions: «Tu vois, faisait-il, c'est la beauté divine: le plus haut point de grâce, uni au plus haut point de force. La sveltesse et la puissance. L'athlète enfin, selon Lysippe et Praxitèle. L'être irréprochable: le voilà, il existe!»

Denis m'est souvent venu voir à Chantilly, où ma profession me contraint à loger, avant que de retourner en Champagne. Nous avons fait de longues promenades, par mes forêts ivres d'été. Il nous fallait trotter alors, ou prendre le galop pour échapper à la danse guerrière des mouches. Que de bêtes, partout! Le bois fourmillait, frémissait, sursautait, les oiseaux se défiaient à chanter.

—Moque-toi bien de moi, François, traite-moi de maniaque! s'écriait mon ami. Mais il faut agir, agir!... Regarde autour de nous: quels combats entre toutes ces bestioles qui veulent vivre, et pour cela s'entre-tuent! Combien de duels sous l'herbe et dans les branches, combien d'agressions, de pirateries, quelle razzia universelle! La guerre est sublime, je suis heureux de vendre les explosifs effroyables!... Si la force prime le droit? Est-ce que je sais! Voila un problème bien niais. En réalité, le fait accompli a force de loi, parce que c'est un fait, et qu'on en a peur. Il ne faut pas tergiverser...»

Ayant dit, Denis partait au trot, un bon trot bien rythmé, bien droit devant soi. Après quoi, il reprenait en ces termes:

—Mes chiens, oui, mes chiens enseignent une morale à qui les aime. Dans le parc ou au château, les voici qui flânent, jonchent l'herbe ou les tapis, leurs cols de cygnes élevés paisiblement, comme s'ils fussent installés dans une loge princière, pour le spectacle: et leurs yeux fardés se ferment peu à peu... Mais qu'un gibier passe au loin, et soudain jetés debout, nos courtisans se changent en rapaces! Ils se ruent, leurs pieds griffent le sol jusqu'à s'arracher les ongles, ils se rompraient les os pour tourner plus court sur leur proie qui fuit! Puis, ont-ils saisi—parfois à l'horizon—celle-ci entre leurs crocs terribles... peuh! ils la laissent là, elle est morte, c'est fini, ça ne les intéresse plus. Ils n'avaient voulu que courir, saisir et tuer, bref agir, encore une fois, agir, et avec quelle soudaineté folle, quel élan furieux, grâce à quel grand vol d'aigle! Voilà, François, comment il faut se comporter. La plus radieuse époque du monde dut être le quattrocento des condottières cuirassés d'or, le siècle de ces irrésistibles tyrans italiens, qui, menacés chaque jour du poignard et du poison, régnaient pourtant coûte que coûte... N'a-t-on pas bien su convoiter et vivre au temps des Vinci et des Sforza, des Michel-Ange et des Malatesta?

—Mais, Denis, faisais-je, ce fut là une période atroce! Tes princes du quattrocento en usaient ainsi que des bandits et des scélérats: ils mentaient sans cesse. Pas un de ces bâtards couronnés qui ne se fût fait un jeu de violer sa parole...

—Allons donc! dis qu'ils rusaient. Dès qu'elle est nécessaire et belle, la ruse devient permise à quiconque se sent assez de bravoure pour la mener à bien. Il rusait, le condottière qui jurait en étendant sur la Bible sa main chargée de bagues: puis il entrait dans la ville par surprise et celle-ci, sous son règne, se couvrait d'œuvres d'art. Il rusait autrefois, le fort Ulysse, quand il détournait ses ennemis par les stratagèmes périlleux. Ils rusaient, les petits Spartiates, d'un sang si fier, qui devaient dérober leur nourriture, et se voyaient battus jusqu'au sang lorsqu'ils se laissaient prendre.

—Hélas! il rusait aussi, le Père jésuite, qui, ayant fait à son supérieur le sacrifice de sa réputation même, captait sans vergogne un héritage, pour la plus grande gloire de l'Ordre.

—Oui, il rusait, et faisait bien! Il risquait gros: découvert, il affrontait la honte. Soldat d'une cohorte active entre toutes, fondée en plein siècle de virtù, le valeureux Père jésuite accomplissait parfaitement son devoir quasi militaire. Il perpétrait une entreprise, comme fait à la guerre l'éclaireur astucieux, sur l'ordre de son capitaine, pour la plus grande gloire de la patrie. L'honnête et peut-être héroïque Père jésuite, qui avait la foi, travaillait de toute âme à se montrer industrieux, pour la gloire de Dieu! Qu'y a-t-il à reprocher là? Et quoi de plus magnifique, au contraire? Une ruse intrépide, c'est encore du combat: et la noblesse du but emporte tout!»

Sur le quai de la gare, lorsque Denis regagnait ensuite Paris, je regardais mon ami marcher de long en large. Ses bottes foulaient le sol posément. Son pardessus jeté sur l'épaule, il respirait la santé, la force et la patience.

Or il se peut que cette espèce de gladiateur m'ait, sans qu'il s'en fût douté, poussé à prendre un parti dans la plus douloureuse angoisse de ma vie. Même si simples en effet, de telles harangues troublent à la longue, et l'on s'en souvient.

Une fois donc, je me suis vu si malheureux, et surtout une telle souffrance m'entourait, me pressait, j'avais fait tant de mal enfin, qu'un moment vint où, n'en pouvant plus, je me suis dit: «Halte! Fût-ce au prix de ton sang, tu ne dois pas aller plus loin. Tu vas tout réparer maintenant: et non pas demain, mais sur-le-champ, au plus vite. Allons, suivant les rudes principes de Denis Claudion, il faut agir—tout de suite!»

Il se trouva que pour agir promptement, utilement et bien, un seul moyen s'offrait à moi: et c'était une ruse—ruse impudente, impie, laborieuse, ingrate! Une énergie de tous les instants m'était nécessaire pour la soutenir sans défaillance. Force me fut de mentir jusqu'au pied des autels. Il est un cœur exquis et martyrisé qui se fût rompu de stupeur et d'effroi, si l'on m'eût jamais percé à jour. Il est un amour que j'ai dû ruiner aussi, et cet amour, c'était toute ma vie; un bonheur—le mien—que j'ai mis en miettes; une existence—la mienne encore—que j'ai condamnée au désespoir sans rémission, et pis, à la vieillesse.

Cependant, il n'importe! J'ai fait mon devoir, j'en suis sûr. Peut-être me suis-je un moment cabré devant ce mensonge immense. Mais le rustique Denis m'eût dit que cette faiblesse n'était point selon la virtù. Je crus plus d'une fois entendre sa voix sereine, qui répétait: «Une belle ruse, une belle action...»

Pour occuper l'affreuse tristesse qui m'étreint désormais, et ne cessera plus, j'ai raconté mon histoire. Voici, ma confession. Celui qui l'ouvrira peut être assuré de lire ici la vérité, sans ornements ni chansons. On lui présente un document, on le voudrait net et nu.


Je devine pourtant que l'on va sourire, je sais que l'on se moquera, que dès l'abord un mauvais air littéraire empoisonnera mes confidences. L'on dira: «Ah! oui, encore, comme tant d'autres, comme tous les autres, en Italie...»

Pourtant, c'est là, c'est à Rome que j'ai rencontré Marie-Dorothée, marquise Gianelli.

J'aurais bien voulu que c'eût été ailleurs! Il y a nombre de raffinés qui se soumettent voluptueusement à toutes les traditions: rien de choquant pour eux à aimer sans rémission dans les lieux consacrés à l'amour depuis tant de siècles. Ils s'épanouissent à Florence, succombent à Venise, et goûtent ensuite comme il faut la tristesse à Versailles: dommage que Cythère se trouve on ne sait où, ils s'y rendraient afin d'y être tendres.

Mais je ne leur ressemble pas. Dût-on me tenir pour un paysan, j'ai toujours peur que l'on ne bluffe, comme on dit au poker, je crains jusqu'au boniment des choses inanimées, et me méfie des plus merveilleux décors, dès qu'ils sont illustres, ou qu'ils environnent une femme. Jugera-t-on de mon trouble, et de mon dépit, quand je vis s'avancer la marquise Gianelli précisément sous les oliviers de la villa Médicis?

Dans ce bois miraculeux!... Ah! c'en était trop. Ces oliviers, piliers pressés et retordus, forment un temple sombre où le pire étourdi se tait, dès l'entrée. Après cela, que l'on se figure une femme, fût-elle médiocrement belle, passant sous cette voûte auguste de feuilles, parmi cette musique secrète, rompant à peine le silence mélodieux du bosquet vénérable et recueilli comme une église, et néanmoins ouvert à tous les parfums, à tous les soupirs de mai? Car c'était à la fin du printemps, et déjà le soleil d'été brûlait Rome.

Or Mme la marquise Gianelli n'était pas médiocrement belle. Je la connaissais, l'ayant aperçue dix ans auparavant, au cours d'une fête donnée par Mgr l'archevêque de Nancy. En ce temps-là, il y avait encore un archevêque logé somptueusement sur la place Stanislas, à Nancy. J'étudiais alors à l'École des Eaux et Forêts. Un grand nombre d'ouvriers italiens—on sait qu'il s'en trouve beaucoup, émigrés en Lorraine—venaient d'être victimes d'un accident de mine: plusieurs se voyaient condamnés à l'hôpital. Ainsi qu'il faisait souvent, l'archevêque, très secourable, avait organisé chez lui une petite fête de charité pour soulager ces malheureux. C'était un dimanche: toute occasion de mettre des gants frais, et de paraître au milieu des dames, semble une précieuse aubaine à des exilés de province, et les fêtes charitables de l'archevêque ne nous attiraient pas moins que les galas de la préfecture et les bals de la garnison: un jeune homme, sous l'orme du mail, aime à murmurer, d'un air obsédé, qu'il va trop dans le monde, qu'il n'en peut plus.

Nous allions donc pénétrer dans l'archevêché, quelques camarades et moi, et déjà préparions-nous les pièces de cent sous qu'il nous faudrait donner à des jeunes filles charmantes en échange de fleurs et de bibelots affreux, quand une grande automobile fermée arriva, vis-à-vis de nous sur la place, prit à droite, se trompa, hésita un instant, tourna enfin et vint s'arrêter à grand bruit sous nos yeux. On sait que la place Stanislas est la plus noble du monde, sans aucun doute: le virage de cette auto ralentie, majestueuse, eut une allure quasi officielle et royale, vous eussiez cru qu'un souverain en allait sortir, une fois la portière ouverte par le valet de l'archevêché... Et en effet, ce fut bien une princesse qui parut!

Quelle merveille! Une grande femme, excessivement mince, vêtue de blanc et de gris, et qui portait magnifiquement, au-dessus d'un long col de cygne, le visage même de Napoléon Bonaparte adolescent, Bonaparte jeune et noir capitaine à Toulon; mêmes sourcils admirables, cachant à demi les yeux clairs, même nez sec et droit, même menton bien ciselé, un peu plus fin cependant, même bouche serrée, même sourire enchanteur également, mêmes cheveux sombres enfin, tombant sur les sourcils et les oreilles, car cette dame émouvante était coiffée singulièrement, ou du moins semblait telle, en ce temps où ce n'étaient partout que chevelures blondes, bouclées, relevées et tarabiscotées. Ajoutons qu'un détail néanmoins brisait la ressemblance: les images populaires montrent le jeune Bonaparte allant toujours pensif, le front baissé; au lieu que notre surprenante personne s'avançait en tenant haut sa tête de médaille, ou plutôt de camée. Elle marchait comme on danse, sur un rythme régulier, avec une souplesse, une dignité, une grâce déconcertantes: démarche étudiée, eût-on cru, ainsi qu'un pas de menuet ou la pavane; et pourtant, au bout d'un instant, il n'y paraissait plus, elle avait l'air tout naturel à se mouvoir ainsi. Enfin tous les parfums des Mille et une Nuits la suivaient comme une traîne, comme une nuée divine, comme une écharpe de Circé.

Nous nous enquîmes du nom que portait cette magicienne, égarée à Nancy, en ce dimanche indifférent et pâle d'automne, où Mgr l'archevêque organisait sans éclat une fête de charité. L'on nous répondit que la dame s'appelait la marquise Gianelli, et qu'elle voyageait. Sans doute, apprenant par hasard l'incident de la mine, était-elle venue apporter son obole aux italiens sinistrés, ses compatriotes. Toutefois, on lui marqua beaucoup d'estime, le clergé s'empressa, Monseigneur lui-même l'accueillit avec grande faveur.

—C'est, me dit d'une voix émue l'une des dames vendeuses, la femme d'un marquis du monde noir, là-bas.

Le «monde noir»!... Ces deux mots vous ont un air, en province, on y croit... Et puis, «là-bas»... Ah! «là-bas», mais c'était cette Rome où je n'étais encore jamais allé à cette époque, Rome enivrante, vénérable, écrasée sous sa gloire, impératrice endormie parmi des ruines et des jardins, la Rome excitante et irrésistible enfin de cet Enfant de volupté, que nous avions tous lu au collège comme un bréviaire de tous les raffinements! L'étonnante, l'imprévue et poignante apparition qui marchait si harmonieusement là, sous nos yeux, et qui embaumait alentour, était donc une marquise de ce troublant «monde noir» dont parlent les romanciers, sinon les historiens, et elle venait de Rome, où vécut et cavalcada l'incomparable poète et dandy Andréa Sperelli!

On me présenta, plus mort que vif. Que balbutiai-je? Des niaiseries touchant Rome et l'Italie, sans doute, il ne m'en souvient plus: et je voulais en outre paraître assuré, je bredouillais avec arrogance, hélas! en vrai béjaune que j'étais... Pourtant, je me rappelle l'attention de ses yeux, mi-émeraude, mi-turquoise, posés sur ma pauvre personne, et que dis-je, posés!—fixés plutôt, en vrais connaisseurs! Oui, la marquise Gianelli avait parfaitement expertisé du regard, si l'on peut ainsi parler, le jeune forestier qui tâchait sottement, avec la plus gauche aisance, de lui faire la conversation, devant tout Nancy aux écoutes, croyait-il.

Enfin, ouvrant ses lèvres, en un sourire éblouissant, sur ses dents fraîches et carrées, la marquise Gianelli me dit:

—Votre uniforme vert et gris est ravissant.

Puis elle ajouta très gracieusement:

—Et votre ville aussi. Je n'étais jamais venue en Lorraine. La place Stanislas est un vrai parterre... Portez-vous toujours ce costume?

Elle reprit:

—Je pars demain, en auto. Je retrouverai le marquis en Champagne... Les arcs de triomphe, à Nancy, feraient croire que des cortèges vont toujours passer dans les rues.

Elle eût ainsi pu continuer sans fin: je ne répondais plus, je n'y songeais même pas... Immobile et charmé, j'écoutais sa voix! La marquise Gianelli avait de l'accent, mais comment préciser lequel? Nullement italien, non plus que français, ni d'aucune nation connue. Elle chantait en parlant, voilà: mais elle chantait positivement, et l'on eût au besoin pu reproduire au piano la mélopée délicieuse de chacune de ses phrases. Joignez qu'elle s'exprimait en un français parfait, où ne manquaient même pas certaines négligences du boulevard. Qui se fût imaginé que la marquise Gianelli n'eût pas vu le jour au bord de la Seine? Elle ne roulait aucunement ses r. Elle modulait seulement son langage sur quelques véritables notes de musique, et il n'y a point de Parisienne qui eût osé courir ce risque, de crainte que l'on ne se moquât: mais la marquise ne s'en avisait guère, ni moi qui l'écoutais, je le répète, stupéfait et comme en extase.

Puis, qu'arriva-t-il?... Rien... Je ne sais plus... Des fâcheux survinrent, se firent nommer à leur tour avec la timide suffisance qui est du bon ton en province. La marquise Gianelli, circonvenue, m'échappa, puis quitta bientôt l'archevêché, et je ne la revis plus... Sans doute ai-je lu bien souvent, non sans quelque bref et poignant souvenir, son nom dans les journaux; de même ai-je rencontré son portrait en feuilletant des magazines. Ainsi qu'à tout le monde, sa liaison fameuse et tapageuse avec l'illustre Stéphane Courrière me fut connue. Mais je ne retrouvai plus sur la route un peu terne que j'ai depuis lors suivie, cette femme si prestigieuse qui, dans une fête provinciale de charité, m'était autrefois apparue comme la reine scintillant jadis aux yeux du pauvre Jacques Bonhomme, bien au-dessus de sa guenille, plus loin encore de ses rêves!

Or, c'était à présent la même épiphanie qui de nouveau s'avançait là, devant moi, dans l'allée sonore, sous la voûte verte! Elle marchait de son pas régulier, balancé, pareil à une danse; elle parlait de cette voix lente et curieusement musicale, semblable à un chant; ses boucles sombres, comme à Nancy, tombaient sur son front et ses tempes; ses yeux clairs luisaient sous ses sourcils joints; et déjà le bois, autour d'elle, embaumait...

Qui ne connaît la profonde émotion où Rome vous jette, pour rien, parce qu'on y vit seulement, parce qu'on y respire cet air lourd de gloire et chargé de beauté? Il fallait donc me trouver ainsi, soudain, en l'un des sublimes jardins de la Ville Éternelle, face à face avec cette femme entrevue une fois presque en songe, cette femme d'une race évidemment supérieure à mon humble race, cette femme destinée aux puissants de la terre ou aux grands artistes, cette femme de luxe!... A la lettre, mon cœur se crispait, et tandis que la marquise Gianelli s'en venait, presque en dansant, presque en chantant, souriante et exhalant tous les parfums du ciel et de la terre, vers le banc où j'étais assis, il me sembla que j'eusse attendu l'arrêt du Destin. J'avais beau me dire: «Allons donc! Pure crise de souvenir et d'imagination, genre «Stendhal en voyage», c'est du délire romain. Il est doux de s'y abandonner, mais élégant de savoir ce que cela vaut...» La marquise Gianelli mettait mes idées en déroute, mes pauvres petites idées factieuses, bientôt mesquines, puis anéanties, puis envolées!

Deux messieurs l'escortaient, dont l'un, Fernand Luzot, pensionnaire de l'Académie de France, me connaissait un peu. L'autre, un homme grisonnant et très mal mis, se promenait les mains derrière le dos, en mâchonnant un bout de cigarette éteinte; la marquise semblait lui témoigner de la déférence.

—Tiens! s'écria Fernand Luzot, en m'apercevant tout à coup, vous voici donc à Rome? Et vous vous glissez ainsi, sans me prévenir, à la villa Médicis, dans mon propre jardin!... Madame, permettez que je vous présente M. François Simonin, l'un de mes excellents amis. M. Simonin mérite toute votre sympathie. Il s'occupe en effet des arbres, que vous aimez tant: il les soigne et les gouverne. Il est seigneur dans nos forêts françaises.

Je rectifiai, assez bêtement:

—Oh! seigneur, c'est beaucoup trop dire... Inspecteur adjoint, cela suffit bien.

—Diable!... Toujours deux galons?

—Non, trois. Mais cela n'intéresse pas beaucoup...

Pourtant, la marquise me regardait en souriant vaguement: elle semblait chercher. Ajoutons qu'elle m'examinait, des pieds à la tête, d'un regard paisiblement, impudemment expert, un regard dont je me souvenais, que j'avais vu déjà.

—Trois galons d'argent! reprit Fernand Luzot... Voilà un joli ton sur votre uniforme vert et gris. Quel chemin depuis Nancy! Un intrigant, madame!...

A ces derniers mots néanmoins, le visage de la marquise Gianelli venait de s'éclairer:

—Mais, monsieur, fit-elle de sa voix pareille à celles qu'entendit seul Ulysse, lié sur son vaisseau, ne nous sommes-nous jamais rencontrés?

—Si, madame, à Nancy. Il y a près de dix ans.

—Je me rappelle très bien Nancy, et la place Stanislas, et l'archevêché.

Elle n'ajouta point: «Et vous.» Cependant, j'eusse été décoré sur le front des troupes pour avoir conquis une ville, que ma fierté n'eût pas été plus grande!

Sur quoi, Fernand Luzot crut devoir me nommer aussi à leur compagnon. J'appris ainsi que ce dernier n'était rien de moins que le célèbre professeur Gatti, directeur des fouilles du Palatin.

—M. François Simonin, mon ami...

Dieux justes! en quoi cela pouvait-il importer à M. le professeur Gatti, que je m'appelasse Simonin ou autrement, et que Fernand Luzot me tînt pour son ami? Il ne me regarda même point, et sans ôter de sa bouche la cigarette éteinte qu'il y oubliait, M. Domenico Gatti reprit un entretien dont j'avais dû rompre le cours:

—Ces fragments insignifiants de bas-relief, madame, que l'on nous a montrés tout à l'heure, et dont M. le commandeur Carolus Duran fait grand état, sont d'une basse époque. Il est difficile de ne pas les trouver infectés d'alexandrinisme. Je reconnais là, d'ailleurs, le zèle extraordinaire des messieurs directeurs d'instituts étrangers, dont Rome est pleine...

S'il faut tout avouer, je n'entendis pas clairement le discours, pourtant fort intéressant, de M. le professeur Gatti. Toute mon attention s'attachait aux yeux, aux lèvres, à la haute et fine silhouette de la marquise Gianelli, à la façon dont elle ornait divinement l'allée, le bois, l'univers entier, me semblait-il.

Je n'oserais prétendre qu'elle-même eût suivi parfaitement le professeur Gatti dans tous ses développements, car sur une phrase encore plus amère de celui-ci touchant les entreprises inqualifiables de l'Autriche dans le domaine archéologique, la marquise m'a dit:

—Vous viendrez me voir? J'habite près de Saint-Pierre. Nous parlerons de Nancy.

Mais le professeur goûtait peu cette dissipation:

—N'est-ce pas, madame?...» lui demanda-t-il brusquement, à la façon dont le maître interpelle en classe l'élève distrait, et lui ordonne à l'improviste: «Continuez, Un Tel!... Où en sommes-nous?»

Toutefois, il en fallait bien d'autres, sans doute, pour déconcerter la marquise! A ma profonde surprise, elle répliqua sans se troubler:

—Assurément, mon cher Gatti. Votre point de vue est le bon. D'ailleurs, on agirait bien mieux en se remettant à vous pour toutes ces questions. C'est ce que je disais justement à M. Simonin.»

Comme elle mentait bien! Mais je n'eus pas le loisir de m'en trouver surpris, tant je fus exquisement sensible à cette secrète et savoureuse petite familiarité: pour si peu que ce fût, elle venait de me faire complice de son mensonge!... Je crois qu'à ce moment-là, exactement, j'ai commencé de l'aimer.


Il me faut bien, maintenant, parler de Stéphane Courrière.

Ce n'est pas facile. On me reprochera, en effet, soit de rééditer des faits que tout le monde sait, soit de rapporter des anecdotes légendaires, ou moins encore, des commérages. Notre illustre Stéphane Courrière est tellement connu, on l'a tant étudié, commenté, glorifié, chanté, que sa physionomie est populaire à l'égal des plus notoires visages de nos ministres tout-puissants, ou de nos comédiens considérables, et voire du président de la République en personne. Ce ne sera rien apprendre à quiconque lira ces pages, que lui décrire les traits de ce maître incontesté du théâtre en vers, grâce auquel la langue française a résonné mélodieusement sur toutes les scènes du monde. Dirai-je qu'il appartient, depuis douze ans et plus, à l'Académie française, qu'il a gagné des millions, qu'il est commandeur de la Légion d'honneur, gorgé de dignités, rassasié d'hommages nationaux—et que pourtant il n'a point encore atteint la cinquantaine?

Ajouterai-je qu'il est fort élégant, qu'il surveille ses gestes, ses paroles, son sourire, et s'habille comme un dandy? Non, laissons cela, c'est puéril; et la jalousie me pousserait bientôt à faire des réserves ridicules.

Rappellerai-je plutôt sa prodigieuse et déconcertante carrière dramatique, ses premiers succès, l'Escarpolette, et Comment dire? puis cette mélancolique et tendre féerie, Peau d'Ane; ce retentissant drame de cape et d'épée, ensuite, Sa voix, où Courrière chantait le charme rude et âpre de l'Océan, la vie furieuse des corsaires malouins, et l'indomptable Duguay-Trouin hanté, à travers mille aventures folles, par la voix d'une Sirène, qu'il poursuivit sur toutes les mers? Après quoi, dans Je veux, Courrière a dépeint, en strophes parfois déchirantes, la profonde foi politique des révolutionnaires russes, leur invincible, leur atroce énergie, et l'exode lamentable vers la Sibérie terrible. Enfin, ce fut le grand, l'immense et foudroyant triomphe, les Sabots, hymne enthousiaste à l'épopée des armées jacobines, promenant la France victorieuse par le monde, jusqu'à l'éclosion du Consul miraculeux, que l'on voyait debout, vivace et sublime, dans le frémissement de tout un peuple en armes!

Jamais, de mémoire humaine, pareil délire n'avait bouleversé salle de théâtre! A la répétition générale, à la première, le public trépigna, acclama, hurla de plaisir, perdit la tête. Les Sabots furent joués tout un hiver, repris partout, applaudis jusqu'en Amérique, jusqu'en Australie, jusque dans les grandes Indes. Stéphane Courrière devint le plus considérable poète dramatique des deux mondes.

La pièce qu'il donna deux ans après les Sabots était une satire ingénieuse de plusieurs extravagances contemporaines: elle se nommait le Masque blanc. Le carnaval vénitien y bondissait avec beaucoup de grâce. Mais un acte montrait le fameux souper que fit Candide, à Venise, avec les six rois détrônés: l'on voulut discerner là un pamphlet politique contre les combistes, et Stéphane Courrière, qui n'y songeait pas trop, se trouva vilipendé par les uns, non moins que brandi, si l'on peut dire, par les autres.

Ces vicissitudes lui déplurent, car il sentait en lui rire un poète impatient plutôt que gronder quelque âpre et obstiné tribun. Aussi revint-il à des sujets moins inquiétants, et le goût se prenant alors au Grand Siècle, ce ne fut bientôt un secret pour personne que Stéphane Courrière préparât une Bérénice... Cette pièce, nous l'avons applaudie, depuis: nous en avons aimé la tristesse et la vénusté, les coquetteries secrètes de Mme Henriette, tantôt mourante, le conflit délicat de M. Racine et de M. Corneille, les vanités terribles de Versailles et la gloire sauvage du Grand Roi... Stéphane Courrière est un poète d'une adresse inouïe.

Évoquerai-je donc une fois de plus, et au risque de maintes redites, cette carrière surprenante, cette vie bien courte encore, et néanmoins resplendissante?

Mais plutôt faudrait-il noter, si l'on veut tracer un portrait de tous points fidèle, que l'heureux dramaturge Stéphane Courrière est aussi le frère glorieux d'Adolphe Courrière, directeur de la Journée. Qui n'a lu, au moins une fois dans sa vie, la Journée? On tient ce grand et grave journal, paraissant à six heures, pour un des organes officieux de la République: et de fait, il est l'ami des ministères stables, et l'ennemi des autres; sa prudence extrême ressemble au fin du fin de la sagesse, et si le mot «opportunisme» ne se trouvait désuet et usé, le journal la Journée en eut fait sa devise. Aussi habile à discerner la vogue politique qu'à la suivre d'un peu loin, avec une ruse majestueuse, ce quotidien considérable et abondamment illustré atteint au plus gros chiffre de tirage, et son influence pèse d'un grand poids en haut lieu, puisque l'on nomme ainsi les ministères, l'Élysée, et autres temples voués à des divinités redoutables, telles que directeurs, ministres, présidents, éminences grises, et monsignori de bureau.

Les yeux du vieil Adolphe Courrière pétillaient de malice, quand il parlait de son cadet illustre. Stéphane, tout académicien qu'il fût, avait toujours dix ans de moins qu'Adolphe, et celui-ci le protégeait encore. On peut même dire qu'au début le journaliste s'était diverti à ouvrir au poète maintes portes, dont la serrure eût résisté peut-être un peu davantage, n'eût été le puissant et mystérieux appui. Avec quel art le succès éclatant de Sa voix, et le prodigieux triomphe des Sabots, n'avaient-ils pas été présentés comme un épanouissement du nouvel esprit national et guerrier, que ne gâtait du moins nulle tendresse réactionnaire! L'on en avait presque fait une victoire remportée sur la frontière lorraine... En réalité, les frères Courrière se comptaient parmi les cent ou cent cinquante roitelets qui règnent en France, nonobstant cette différence entre eux que Stéphane tenait cour et représentait beaucoup, à Paris comme à l'étranger, alors qu'Adolphe ne quittait jamais son Vatican, à savoir le cabinet directorial de la Journée.

Parle-t-on politique à Stéphane: «Demandez à mon frère, répond-il. Voyez Adolphe, c'est sa partie.» Et si l'on effleure devant ce dernier le chapitre difficile des débats dramatiques: «Je n'entends rien à ces questions, fait innocemment Adolphe. Interrogez le poète Stéphane, un vieux routier.» Or il est pourtant certain qu'Adolphe Courrière connaît à merveille les coulisses, et tous les artifices du métier. Le directeur de la Journée démontrerait parfaitement pourquoi telle pièce échouera ou tel théâtre fera faillite. De même que l'auteur des Sabots vous expliquera pareillement, sans guère se tromper, comment une interpellation parlementaire portera son fruit ou ne sera qu'un coup d'épée, sinon de baguette, dans l'eau. Aucun d'eux n'avoue tous ses talents. C'est très habile.

Mais quoi! vais-je ergoter avec mesquinerie, insinuer, paraître marchander l'estime à cet homme prestigieux, à ce prince des lettres, dont la gloire brillante et le charme insolent ont pesé, en somme, sur ma vie tout entière? Allons donc! je me suis juré de dire en mes confidences toute la vérité. Écrivons donc franchement que Stéphane Courrière est un poète vigoureux, fécond, qu'il ne recherche pas la grâce choisie et simple, mais qu'il a rencontré des vers éclatants, des vers de bravoure, dans les Sabots; que Sa voix est un poème plein de langueurs créoles; qu'on trouve des épigrammes turbulentes, et le plus paré des rêves mis en scène dans le Masque blanc; que Bérénice frémit de tendresse, on l'a vu par la suite... Enfin confessons que Marie-Dorothée, marquise Gianelli, ne pouvait certes aimer nul homme qui fût plus digne d'elle—hélas! pas même moi, surtout pas moi!

Allons plus loin, avouons tout: Stéphane Courrière ne fait pas seulement figure de poète national, voire mondial. On n'envie pas un poète, à la vérité; on soupire, des lèvres, on murmure avec une fausse extase: «Ah! Un Tel est aimé des dieux... En naissant, il reçut le don divin!...» Mais on s'en moque, au fond, du don divin. Si par contre on apprend qu'à n'en pas douter, cet Un Tel est un raffiné, d'une immense culture, qui lit le grec, qui disputerait avec M. Salomon Reinach touchant l'épigraphie latine, ou avec le professeur Gatti lui-même au sujet des fouilles palatines; si en même temps l'on voit que cet érudit a les ongles soignés, qu'il fait des mots, qu'il cause, et secoue sur ses précieux Elzévirs un mouchoir parfumé—eh! bien, n'est-ce pas intolérable, pour le coup? Les dieux nous accordent Virgile pour rival: mais non Pétrone!... J'ai bien haï ce Stéphane Courrière. Et ma haine n'avait rien de beau.

Sa légende elle-même m'a fait souffrir. Cependant je la savais fausse presque en tous points: bientôt je n'ai plus ignoré que Stéphane Courrière ne possédât ni yacht splendide ancré dans la baie de Naples, ni villa royale à Frascati, ni palais prodigieux à Rome; j'ai constaté de mes yeux que deux laquais ne le suivaient pas en tous lieux, qu'il dormait la nuit, et veillait pendant le jour; qu'un orchestre de virtuoses ne jouait point en sourdine tant que duraient ses repas; qu'il ne dictait nullement ses vers au cours de ses promenades en automobile, et que chaque mois une maîtresse abandonnée ne venait aucunement se suicider sous son balcon... Tel était mon enfantillage, que cette dernière sottise surtout m'avait été pénible. La réputation de séducteur inévitable, qui précédait partout Stéphane Courrière, m'opprimait, m'offensait. Pourquoi? Parce que je n'étais qu'un homme, un homme grossier... Ou parce que là résidait, sans nul doute, un peu de l'empire exercé par le poète illustre et charmant sur Marie-Dorothée, que j'aimais.

La marquise Gianelli ne cachait guère sa liaison, du reste. Aussi bien celle-ci était-elle publique, ou peu s'en fallait-il. Afin d'accueillir plus aisément l'une, très belle, et l'autre, très glorieux, tous deux d'un heureux effet dans les «Mondanités» des journaux, on affectait de ne remarquer que leur amitié ancienne et paisible, de maître à disciple, eût-on dit. Mais ni lui, ni elle, pourtant, ne se contraignaient fort. Le poète Stéphane parlait des femmes assez librement.

—Sans nos belles amies, me déclarait-il la première fois qu'il me vit, nous connaîtrions plus de pays, nous voyagerions davantage, nous mènerions la vie magnifique des aventuriers de mer et de terre, celle des anciens coureurs de routes, pilleurs d'îles ou gueux de forêts... Je me vois très bien l'escopette au poing. Mais on nous enchaîne devant la bûche de nos foyers: une fée nous y visite, ou c'est Cendrillon qui chante... Vous êtes heureux, vous, monsieur, qui vivez parmi les arbres: vous y suivez l'automne, l'hiver, les saisons. Dans ces coupes que vous avez préparées et soignées, comme un laboureur son champ, il doit vous sembler que le printemps naît, pour ainsi dire, sous vos doigts. C'est un métier que j'eusse adoré: faire jaillir les bourgeons, et ruisseler les feuilles!... Aimez-vous les pins et les cyprès? Ils forment la plus fine ciselure de l'Italie, la dernière coquetterie des monts romains et toscans, les suprêmes égratignures de l'orfèvre. Pourtant les peupliers dont vous avez la garde, là-bas, chez nous, frissonnent mieux au moindre vent, c'est certain...

Stéphane Courrière s'exprimait avec une éloquence étonnamment aisée: l'on sentait que les mots ne lui manquaient jamais, arrivant au contraire en foule à ses lèvres, habitué qu'il était à les pourchasser, unir et désunir, à les faire manœuvrer comme des régiments bien entraînés, danser comme des corps de ballet, ou voltiger en vrais acrobates. Sa voix s'élevait, autoritaire et captieuse, l'une de ces voix qui ont accoutumé de résonner ordinairement seules, dans le silence agréable de toutes les autres qui se sont tues, une voix qui peut prendre son temps pour prononcer les mots à sa guise, qui s'atténuera s'il lui plaît, ou bien insistera sans ombre de gêne sur certaines paroles du vocabulaire noble ou «poétique»; ainsi eût parlé un roi parmi sa cour, si jamais roi eût témoigné, à ce point, d'intelligence, de littérature et d'esprit.

Le poète se trouvait étendu très joliment dans un fauteuil, une jambe croisée par-dessus l'autre, agitant l'un de ses pieds chaussé d'un escarpin de cour. C'était le soir, dans un appartement du Grand Hôtel, où il accueillait quelques intimes. La marquise Gianelli m'avait, à la lettre, ordonné de venir: «Je veux absolument que vous le connaissiez. Je lui ai parlé de vous: il sera content de vous voir, et vous serez séduit, vous ne pourrez pas résister... Personne ne peut résister... Venez me prendre chez moi, monsieur Simonin, à dix heures.»

Et en effet, le poète m'avait reçu en souriant: «Je sais, je sais... M. François Simonin soigne les bois, et il ne dédaigne même pas celui où errent les Muses. M. Simonin est un lettré, on m'a dit... Qu'il soit le bienvenu ici.»

Puis il m'avait comme environné de phrases avenantes, flatteuses, il aimait à plaire évidemment, quel que fût le personnage infime dont il fallût gagner la sympathie. A cet instant encore il parlait pour moi seul, en dépit de ses autres hôtes. Et j'admirais, charmé autant que désespéré, non seulement son élocution délicieuse, pittoresque et fleurie, mais encore ses yeux spirituels et son visage rasé comme celui d'un causeur de la grande époque, l'un de ceux qui eussent disputé jadis ici même, à Rome, avec le président de Brosses. Stéphane Courrière grisonnait, mais il avait la silhouette fort jeune et le sourire fréquent.

—Peut-être, me dit-il, avez-vous lu l'Hortulus symbolique de Conrad de Haimbourg? Ce brave homme nous a décrit le mystique langage des arbres. Seulement je m'y perds: à peine si, en réalité, je sais exactement ce qu'est un cèdre... Que n'ai-je, comme vous, monsieur Simonin, la connaissance de toutes les essences dont les vieux jardiniers composaient jadis un beau parc, ou ce qu'ils nommaient si joliment un jardin de propreté, par opposition au jardin fruitier, au jardin potager et au jardin à fleurs! Tenez, un désir me tient, c'est de voir une yeuse. Ah! qu'est-ce donc enfin que cet arbre au nom mystérieux, à la fois sombre et souple, perfide et bizarre

... vitiosæ ilicis,

disait votre prédécesseur Virgile, forestier admirable. Comment est-ce fait, une yeuse? Voilà bien des années que je me le demande. Ne m'en montrerez-vous pas quelqu'une? Quoi?... Ce ne serait qu'un chêne-vert?... Hélas, je n'ai jamais aperçu non plus de chêne-vert, s'il faut tout avouer...»

Cet homme-là m'étourdissait. Alors que, par courtoisie sans doute, il ne m'entretenait que de sylviculture—seul sujet où je me connusse bien, devait-il penser—je ne trouvais presque rien à lui répondre, tant je l'observais avidement, tant je remarquais ses mains mobiles, ses légers tics de physionomie, et jusqu'à ses gestes les plus furtifs. A peine si j'ai saisi l'occasion de lui adresser au moins quelques compliments tout professionnels sur la fameuse tirade des Sabots, au cours de laquelle il avait évoqué, avec un lyrisme abondant et splendide, tous les arbres français, dans le bois desquels furent taillées ces galoches immortelles qui conquirent le monde.

—«Je me suis documenté quand j'étais gamin, répliqua-t-il, en courant les buissons. Mais les Sabots, bah! je n'y songe plus. Ce fut une gaîté de jeunesse... Dans Bérénice, bientôt, j'essaierai de montrer un peu, au loin, les bosquets de notre Versailles. Cependant, monsieur Simonin, que sais-je si j'y parviendrai? Le plan de ma pièce n'est même pas encore fait: un plan s'écrit en prose, et la prose est difficile...»

Le poète Stéphane Courrière, de l'Académie française, se renversa plus mollement encore dans son fauteuil, au risque de froisser sans remède son smoking exquis, et d'un ton véritablement accablé:

—«Du reste, Bérénice ne verra sans doute jamais le jour: la marquise Gianelli m'empêche de travailler.»

Stupéfait devant cette indiscrétion qui me parut alors cynique, j'allais détourner poliment la conversation, quand Marie-Dorothée, s'entendant nommer, s'avança vers nous:

—«Comment, cher ami, demanda-t-elle comme en chantant, je vous empêche, moi, de travailler?»

Courrière sourit, et me répondit, sans s'adresser à la marquise:

—«Eh! oui, la marquise m'empêche: elle me promène, dans sa Rome!»

Encore un peu, il eût soupiré: «Elle me sort, elle me montre, elle se fait gloire de moi...»

Mais Marie-Dorothée ne s'est point troublée pour cette bagatelle:

—«C'est, répliqua-t-elle, que je suis si fière de votre amitié!»

Or il en allait toujours ainsi: ni la marquise, ni Courrière ne dissimulaient davantage leur liaison bien connue. J'en demeurais aussi surpris que secrètement choqué, et même outragé, mon amour aidant! J'étais accoutumé à plus de pudeur et à quelque secret, chez nous, en France. D'autant qu'il y avait un marquis Giacomo Gianelli, colonel d'un régiment de bersagliers à Turin: il avait épousé naguère Marie-Dorothée, et en vivait aujourd'hui séparé, mais non divorcé toutefois. Aussi bien la fortune du singulier ménage n'était-elle point à lui, qui se contentait de sa solde, s'il en fallait croire la renommée.

Que de trouble, que d'étrangetés! Mais dans cette Rome ensorceleuse et magique, où tout acquiert un goût plus puissant et quelque saveur inconnue dans le reste du monde, bientôt Marie-Dorothée de nouveau répandait autour d'elle grâce, musique, parfum, cependant que Stéphane Courrière se reprenait à étinceler, à lancer des phrases d'or et des paradoxes, à chatoyer, à mousser: et je ne tardais guère, grisé par ce scintillement et charmé par ces incantations, à me figurer que j'eusse abordé par fortune en certain pays plus lointain et plus riche que le mien, en une contrée voisine de celle où eurent lieu les Mille et une Nuits. Ainsi, jadis, quelque novice de Malte, arrivé tout droit de sa Normandie ou de son Poitou, touchait, émerveillé, les côtes de Chypre, du Prêtre-Jean, de Trébizonde, la rive du Grand-Turc et les palais d'Armide.


Il n'y a pas d'être au monde dont je me sois plus méfié que de Marie-Dorothée.

Je m'en suis méfié douloureusement, et presque méchamment, pendant plus de huit jours. Ce n'est rien, dira-t-on, que huit jours: et sans doute, au cours d'une vie paisible, une semaine est bientôt passée. Mais il faut songer que, malgré toute ma volonté, malgré toute ma résistance, j'aimais la marquise Gianelli au point de la guetter par les rues où je savais qu'elle dût passer, de la suivre, en me cachant, dans ses promenades. Or, pendant les journées et les nuits qu'illumine, assombrit ou nuance un jeune amour, alors qu'on s'est dit à soi-même, comme en jetant les cartes: «Eh bien! voilà, c'est fait: je l'aime. J'ai perdu...» on dévide millimètre par millimètre le fil de sa vie. J'ai passé par les émotions d'une année peut-être, en huit jours, tandis que je doutais de Marie-Dorothée.

Pourquoi j'en doutais? Mais parce qu'elle était trop belle, en tous points, parce qu'elle avait lu trop de livres, parce qu'elle parlait trop bien, trop juste, parce qu'elle se montrait trop parfaitement émue devant une statue antique ou quelque lambeau du grand décor, là-bas, émue sans un demi-ton d'exagération ni de vulgarité; parce qu'elle témoignait d'une intelligence extrême, d'une noblesse d'âme humiliante, d'une indifférence irritante envers les mille et une mesquineries quotidiennes; parce qu'elle semblait née dans la pourpre enfin—et parce que j'étais Français de race pure, moi!

Or vous obtiendrez bien d'un barbare qu'il s'incline avec un crédule respect devant certaines personnes d'élite. Les étrangers sont habitués à la tyrannie et à la superstition; ils admettent le règne souverain d'une femme exceptionnelle, s'ils ont une fois reconnu qu'elle est telle. Mais chez nous, il y a plus de turbulence. Nous sommes impertinents, nous classons nos compagnes, et notamment les plus jolies, dans la seconde partie de l'humanité, celle qui ne vaut pas la première, où nous nous plaçons par contre. Puis au lieu de nous émerveiller devant les miracles, nous commençons par en rire, afin de les combattre. Nous avons cette fierté, cette vivacité, cette humeur. Un vent de fronde passe toujours sur nous.

Si bien qu'une femme très séduisante, très élégante, en même temps que douée d'un cerveau égal aux meilleurs des nôtres—oh! attention, voici qui dépasse le niveau convenu. Méfiance et raillerie. Que signifie ce coup d'État? Devons-nous reconnaître si vite le droit divin chez un être ordinaire, et plus qu'ordinaire, une femme, une créature pareille à tant d'autres qui, depuis des siècles innombrables, excitent notre tendresse méprisante? N'y a-t-il pas quelque cabotinage, quelque piperie, quelque faux or en tout son prestige?... Et nous nous protégeons, au hasard. Nos ironies s'en vont au-devant, en patrouille, et notre doute se pose en sentinelle. «Qui va là?» Le mot de passe, il faut toujours que ce soit: «Une petite femme». Sinon, nous voici prêts à la défense, c'est-à-dire la moquerie aux lèvres: attitude nationale, et d'ailleurs non sans grâce.

Ainsi vécus-je pendant toute une semaine, auprès de Marie-Dorothée. A plusieurs reprises, j'allai lui rendre visite: elle me recevait volontiers en son étrange logis du Transtévère, mi-palais, mi-hôtel moderne, et plus que moderne. Un grand gars y veillait dans l'antichambre, une manière de suisse orné d'une lévite à boutons écussonnés, tel qu'il dut s'en trouver jadis aux portes de ces belles Romaines dont M. de Stendhal admirait l'âme naïve, non moins qu'orageuse. Mais c'était une petite femme de chambre mise selon le dernier goût, et parlant trois ou quatre langues avec l'accent «palace», qui venait dire si madame était visible. Le vestibule, imposant, s'ouvrait sur une galerie parée de fresques et supportée par des colonnes, que des monsignori et des officiers à tricornes eussent peuplée à souhait; pourtant celle-ci donnait passage vers un petit boudoir à tentures crème, à meubles ici de laque pourpre, là d'ébène, supportant des roses couleur d'ivoire, massées dans des coupes d'onyx, boudoir aujourd'hui classique et reproduit dans tout Paris, mais qui alors était une nouveauté devançant de beaucoup la mode. Dans telle chambre, rien que des lampes à huile et des bougies: un sanctuaire. A côté, par contre, une salle de bains ruisselante d'électricité, où l'eau chaude fusait de tous les points, pour peu qu'on y portât la main: le lavatory de Robert Houdin. Et partout, même contraste: 1810 et 1920.

Marie-Dorothée portait chez elle des tuniques d'intérieur faites d'étoffes comme impalpables, indéfinissables, et qui semblaient plutôt peintes que tissées... Franchement, ce palais bizarre, ces robes exquises, mais exquises avec tant de préméditation, tout cela était-il pour rassurer un homme qui se méfie, qui se dit: «Voilà sans doute, voilà peut-être une comédienne, dont le talent est grand, et qui s'entend comme personne à sa mise en scène, mais enfin rien qu'une comédienne... Est-ce une femme seulement, cet être prestigieux? Cela vous a-t-il un cœur? Cela aime-t-il?»

Avant que de sonner au seuil de la marquise Gianelli, la première fois que je m'y présentai, j'avais passé par les Antiques du Vatican. Je crus devoir lui en parler. Mais aux premiers mots:

—«Comment menez-vous votre vie, me demanda-t-elle, en France? Racontez-moi. Avez-vous beaucoup à travailler? A qui commandez-vous?... Si vous veillez sur de grands bois, ce doit être fatigant. Vous faites des tournées? Je suppose qu'on ne vous réveille pas la nuit?

—Et pourquoi la nuit?

—Mais je ne sais pas. Un homme très occupé, pour moi, c'est un homme qu'on éveille en sursaut, à minuit.

—Ma fonction n'est pas si terrible. J'ai mes tournées à accomplir, oui...

—En plein hiver?»

Il me fallut lui donner cent détails, touchant les mois inconnus des citadins, les brumes de décembre, de janvier, les gelées, les premières feuilles, exposer l'état des routes dans la forêt de Lyons, où j'avais passé plus de six années, résumer mon humble carrière administrative, dire en quelle autre province j'avais séjourné, nommer Chantilly, où je venais d'être établi, décrire mes soucis quotidiens, ma maison, dénombrer mes parents, ma famille, apprécier mes amis:

—«J'en ai peu, fis-je.

—Mais pourquoi?

—Parce que je ne peux pas les retrouver. Ils doivent être quelque part, mais il ne m'est pas facile de les joindre. Mes anciens condisciples de Nancy, mes collègues, m'ennuient fort: des fonctionnaires, mi-ingénieurs, mi-régisseurs... Je ne vous dirai pas qu'ils manquent de conversation: ils n'en ont que trop. Quant aux lettrés, que j'aimerais connaître, comment les approcher? Ils me tiendraient pour un raseur. Vous savez ce qu'ils appellent «raseur»: c'est quiconque leur parle un peu attentivement, quand ce quiconque n'est pas, comme ils disent, de la partie... Ah! les «intellectuels», ainsi qu'on les nomme quand on les déteste, les «intellectuels» sont bien dédaigneux, bien sévères... Pour un modeste officier de l'État, dès qu'il a lu deux ou trois bouquins par-ci, par-là, les amis se cachent.

—Pourtant, il y a les femmes.

—Les femmes? Ce sont toujours des femmes, par conséquent allez donc les traiter en camarades! Elles vous répondent bien: «Oui, mon vieux...» en souriant très cordialement, mais leur sourire est joli, et elles le savent. Alors, adieu, la camarade!...

—Moi, je pourrais, cependant...

—Vous, madame!»

Je la regardai. Elle était charmante, toute baignée de grâce. Nul doute qu'elle ne vît clairement mon amour, qui se trahissait malgré moi, par cent nuances de la voix et du regard, dont certainement je ne me sentais pas maître: elle venait donc de me répondre sans loyauté. Elle avait prononcé une phrase de coquetterie. Or, la coquetterie est un jeu: on ne se met point tout à coup à jouer, entre honnêtes gens, si l'on ne s'est prévenu auparavant, si l'on ne s'est adressé au moins un certain petit signal. Jouer ainsi, brusquement, équivaut à lâcher un calembour au plein milieu d'une conversation délicate. Voilà un vrai manque de tact, ou une espèce de brutalité, qui ne saura jamais me faire rire. J'étais fâché, piqué. Évidemment, Marie-Dorothée me tenait pour bien peu de chose: mais pourquoi, après tout? Son amant était un grand poète, soit. Néanmoins, me connaissant à peine, devait-elle, sans plus ample informé, me juger bon pour un pauvre petit jeu de coquetterie?

—«Madame, lui dis-je, je vous jure que je vous parle en toute confiance. J'éprouve pour vous une admiration profonde. Ne me traitez pas comme un enfant. Causons avec la plus entière simplicité, voulez-vous?»

Propos saugrenu, presque grossier, et tellement fat! A peine venait-il de m'échapper, que j'en avais déjà honte. Mais loin de se montrer choquée, la marquise Gianelli, par un geste imprévu et tout spontané, me prit la main:

—«Et moi, vous ne savez pas comme je vous estime. J'ai aussi compris ce que vous valez. Soyez mon ami. Si, soyez-le... Regardez mes yeux: est-ce que je mens? Sont-ce là les yeux d'une trompeuse, ou d'une coquette? Venez me voir très souvent, tant que vous voudrez. Nous parlerons des choses qui nous intéressent. Apprenez-moi encore votre vie, comme tout à l'heure, dites-moi ce que vous faites, là-bas, à toute heure du jour... Apaisez ce regard noir et inquiet... Nous allons boire du porto, tous les deux... J'ai été un peu bébête: je vous demande pardon, mon camarade... Voulez-vous plutôt de l'asti? Oui, je sonne pour de l'asti: nous allons faire la fête!»

Elle souriait, et son sourire illuminait tout! Et sa voix chantait de plus belle... Cependant, sa main longue, nerveuse et sèche avait, en quelque sorte, laissé comme un gant sur la mienne: et je n'osais bouger, craignant de rompre l'enchantement.

Bientôt, levant sa coupe pleine:

—«A votre santé, fit-elle, mon camarade.»

Je bus en riant, mais sans répondre.

—«Vous ne voulez pas, reprit-elle, m'appeler votre amie, votre camarade?

—Je voudrais. Seulement...

—Tenez, je vais vous donner une preuve de sans-façon: ainsi, vous ne douterez plus... Eh bien, sauvez-vous, filez!

—Parce que?

—Parce que M. Courrière va venir, qu'il doit, m'a-t-il dit, me lire une scène de Bérénice, et que s'il trouve un tiers, il boudera et ne lira rien... Allons, est-ce agir en toute cordialité, ça, oui ou non?...»

Oui, parbleu, bien sûr!...

Mais pour cette «cordialité» là, j'ai vraiment souhaité la mort de Marie-Dorothée—ou la mienne.

«Cher Monsieur et Camarade,

«Vous avez quitté mon logis, hier, d'un air presque fâché, en tout cas avec une physionomie bien contrainte. Vous en êtes-vous aperçu, vous avez presque claqué la porte. Pourquoi? Parce que je vous ai dit que M. Courrière souhaiterait sans doute d'être seul, afin de me lire ses vers.

«Je ne veux pas croire à cette impatience, qui ne serait pas très facile à justifier. Venez me voir aujourd'hui, si vous ne vous sentez plus choqué. Si au contraire vous boudez, alors, à bientôt seulement, mais je le regretterai beaucoup.

«Marie-Dorothée Gianelli.»

Tel fut le billet que je reçus, le matin qui suivit cette journée. Je le tins longuement entre mes doigts, je l'ai caressé: il vivait! L'écriture droite et nette ressemblait plutôt à celle d'un homme. Mais le papier charmant me parfumait la main, et les lèvres.

J'ai réfléchi, je me suis dit: «Comme tu t'abuses bien toi-même! Tu n'es pourtant pas un étourdi, non plus qu'un écolier. Voilà une femme qui te traite exactement ainsi qu'un page qu'on renvoie dès qu'il gêne, ou comme un abbé du matin, reçu à la toilette pour entendre les nouvelles, en attendant le cavalier en titre. Tu n'es rien que ça, devant elle, et tu t'en rends compte. Quoi de plus naturel, d'ailleurs? Pourquoi serais-tu davantage? Et cependant tu demeures stupide et souriant, et ton cœur saute dans ta poitrine, parce qu'un mot de cette dame,—un mot assez bien tourné, assez clair et court, il est vrai—te parvient au réveil. Tu te rappelles surtout l'intérêt très marqué de ses yeux, son air de curiosité vraiment sincère, alors que tu lui racontais ta vie quotidienne en France, alors que tu lui décrivais ta famille et les soucis de ton emploi...»

Eh! oui, je me flattais certainement en songeant que la sympathie seule, et non la pure courtoisie, avait poussé Marie-Dorothée à me poser tant de questions précises, ainsi qu'à écouter mes réponses, comme si elles lui eussent apporté quelque agrément ou quelque imprévu. Je me rappelais pourtant bien que Stéphane Courrière, lui aussi, m'avait parlé de mon métier, d'arbres, de coupes, de bûcherons, des forêts nues et menaçantes en hiver. C'était un principe de conversation sans doute, adopté par l'un et par l'autre, principe fort poli du reste, qui les poussait à entretenir autrui du sujet spécial où chacun en son genre pût s'étendre et briller... Mais justement, qu'il était donc aisé de comparer la distraction si négligente du poète écoutant à peine mes propos insignifiants, et la vivacité de Marie-Dorothée! «Et alors?... Et après cela?...» me disait celle-ci. Je trottais, là, sous son regard perçant, ou galopais à travers les bois solitaires, mon cheval pointait les oreilles au passage d'une biche, la hache frappait au loin contre un chêne. Elle m'avait vu, suivi, elle m'avait...

Parbleu! elle se souciait bien que je fusse mort ou vivant, à cette heure! Néanmoins, durant un instant, nous avions, tout en bavardant, comme flotté côte à côte à la dérive, elle et moi, sur un beau fleuve aux bords lointains, mystérieux, un fleuve puissant et doux. Ne fût-ce qu'une minute, j'ai dû ne pas déplaire à cette femme merveilleuse, et placée si fort au-dessus de moi. Simple passant, inconnu, touriste, humble fonctionnaire, j'entendis pourtant la marquise Gianelli me demander:

—«Vous vous ennuyez souvent, peut-être, en compulsant vos plans et vos chiffres, en écrivant des rapports... En ces heures-là, vous n'êtes pas triste?»

Et tout son visage, à ce moment, avait ajouté: «Je souhaite vivement que vous ne soyez pas triste...» Je l'ai vu, de mes yeux vu, je l'ai senti, je l'ai presque entendu.

Bref, je tremblais de tendresse devant ce billet, que je relus cent fois. La journée me sembla cruelle. Vers six heures enfin, je courus au Transtévère. Le suisse du vestibule me mettait au supplice avec ses lenteurs et son cérémonial. Tandis qu'il achevait une longue phrase italienne, exprimant sa déférente incertitude touchant la présence de la signora au logis, une porte s'ouvrit tout à coup, et Stéphane Courrière apparut, la main tendue. Il était ravissant: figure gaie, heureuse, veston coupé à miracle, et le mouchoir hors de la poche, comme une fleur. Ce grison marquait vingt ans.

—«Ah! monsieur Simonin, s'écria-t-il, hâtez-vous, on vous attend... La marquise Gianelli est maussade. Moi, je n'ai pu la distraire. Allez lui faire votre cour. Comme jadis à la Place Royale, l'heure des ruelles a sonné: la carte du Tendre est dépliée. Mais les vieux galants comme moi la lisent mal: il y faut de jeunes yeux. Montez, montez vite!»

Et il s'en fut, joyeux, gracieux, léger, cordialement dédaigneux, plein de la plus révoltante bienveillance.

—«Bonjour, mon camarade,» me dit Marie-Dorothée...

Mais son ton démentait ses paroles: elle n'avait nulle envie de plaisanter, ni de jouer à l'amitié brusquée, comme la veille.

—«Vous avez un ennui, lui demandai-je, une tristesse?

—Ah! cela s'aperçoit donc à ce point?

—C'est que je vous regarde bien, madame. Vous avez des yeux changeants: tantôt on les voit très clairs, couleur d'aigue-marine; tantôt ils foncent, sous vos sourcils, et vont jusqu'au bleu sombre, jusqu'au gris «dreadnought». Aujourd'hui, ils m'apparaissent de cette terrible nuance-là.

—Ce n'est pas sans raison.»

Je ne me suis jamais connu fort timide. Pourtant cette étrangère, cette magicienne me causait une appréhension telle, que je n'osais même pas lui dire: «Qu'y a-t-il? Que vous a-t-on fait? Parlez-moi. Je vous aime avec une sorte de fureur, et jusqu'à l'extase. Vous ne le voyez donc pas? Personne au monde ne pourra vous consoler, ni vous écouter aussi dévotement que moi, compatir à la moindre de vos peines...»

Pas un seul mot de ces phrases ne sortit de mes lèvres: j'étais bien trop ému! Et cependant Marie-Dorothée, à mon inexprimable stupeur, me dit très doucement, sur un ton de bonté, presque de tendresse:

—«Je sais, oui, je le sais bien...

—Comment, vous savez... Mais quoi donc?... Vous savez que je vous...

—Chut!... Ne le dites pas. Vous me le direz plus tard, si vous n'avez pas changé, oui, plus tard, quand vous me connaîtrez mieux. Attendez. Aujourd'hui, voyez-vous, ce serait un aveu hâtif, un aveu volé. Et puis il nous gênerait tous deux par la suite. Je ne pourrais plus vous voir aussi souvent, ni sans arrière-pensée... Ne le dites pas. Ne dites rien...»

Mais j'étais déjà debout, je voulais partir sur-le-champ!

—«Non, restez, supplia-t-elle... Restez même plus longtemps à Rome que vous ne deviez le faire. Je vous conjure de rester...

—Pour être malheureux sans espoir, pour contempler le bonheur d'un autre? Pour me taire durement, maintenant que vous savez... Non, c'est au-dessus de mes forces. Adieu, madame.

—Pas ce ton-là, pas cette voix... Dites: Mon amie... Si, dites-le, essayez, c'est la seconde fois que je vous le demande. J'ai besoin d'un ami et d'un frère, un frère un peu incestueux, là, c'est entendu... Mais qu'y a-t-il?»

Il y avait que, malgré moi, je la croyais le génie, la fée du mensonge, le Mensonge même incarné! Or, je contemplais avidement ses yeux à présent éclaircis, pareils à de l'eau absolument nette: sans nul doute possible, elle disait la vérité pure, en cet instant. Oui, elle devait la dire...

D'une voix encore un peu troublée, mais gentille, elle ajouta en souriant à demi:

—«Asseyez-vous là paisiblement, mon confident difficile, et causons. Je vois qu'il faut vous donner des gages de confiance, sinon vous vous méfierez sans cesse. Oh! mais vous n'êtes pas commode... Eh bien, je vais vous raconter des choses, comme si je me parlais à moi-même. Je vais vous livrer mes secrets. Sentez-vous bien, au moins, que cela me fait plaisir?»

Je tombai sur sa main, plutôt que je ne la pris, et la baisai avec un respect inquiet et une sorte de transport, un mélange inouï de remords et d'amour! Aussi bien ne m'a-t-elle pas repoussé, comme si c'eût été tout naturel.

Après quoi, elle retira cette main, dont elle eut bientôt besoin pour faire des gestes, tant son récit, déjà, l'intéressait, l'emportait!... De qui m'eût-elle parlé, sinon de Stéphane Courrière?

Elle me narra par le menu, non sans une franchise infiniment modeste et touchante, comment elle l'avait connu, puis presque aussitôt aimé à en mourir. Un soir, après le succès assez orageux et discuté du Masque blanc, on avait annoncé dans un salon de Paris où elle se trouvait: «M. Stéphane Courrière». Elle pensait voir une sorte de poète pour dames, sur la foi des portraits publiés à chaque instant. Ce fut un joli causeur, très éloquent et fort gai, qui entra. Il ne tarda guère à remarquer Marie-Dorothée, se fit présenter:

—«Vous ressemblez trait pour trait, madame, au jeune Bonaparte, celui que M. de Chateaubriand voulait bien admirer. Qui ne croirait à quelque ressemblance de famille?

—Mon père, monsieur, fut l'un des petits-neveux du maréchal Rimbourg, prince de La Canée, et il s'est trouvé que ma grand'mère paternelle nommait pour ancêtre une Bonaparte, avouée seulement, il est vrai.

—Le sang des Napoléonides a fleuri autrefois dans cette orchidée des îles, la divine Borghèse. Voici donc qu'il nous a maintenant donné un iris impérial, et c'est vous.»

Longtemps, le poète avait déployé pour Marie-Dorothée toutes les caresses de ses paroles souriantes et variées. Il avait prétendu séduire aussi le commandant Gianelli, présent à cette soirée: il lui avait parlé d'Annibal.

—«M. Courrière est un original, avait déclaré ensuite l'officier: mais il méprise notre art militaire.»

Puis l'amour avait magnifiquement suivi sa route. Faisant fi de toute entrave, prête à rompre avec le monde entier, s'il le fallait, Marie-Dorothée s'était dévouée, livrée, liée comme une reine vaincue derrière le char triomphal du poète, tramée en esclave sur ses pas, sur sa trace.

—«Je l'ai passionnément, furieusement aimé, me dit-elle. Je l'aime encore. Je suis heureuse de vivre en un temps qui a produit Stéphane Courrière. Il m'a trompée vingt fois, délaissée et bafouée... oui, bafouée! Peut-être m'eût-il livrée en spectacle, au besoin... Mais je lui pardonne, parce qu'il m'a montré la Beauté, et que chaque jour il la fait jaillir des moindres choses. Je servirai toujours, si je le puis, son œuvre et sa renommée... Pourtant je souffre comme la dernière des mendiantes auprès de lui. Je ne compte pour rien à ses yeux. Il estime que tout dévouement lui est dû. Il n'est qu'un tyran ivre de courtisaneries, et qu'un monstre de vanité...

—Mon amie, ma pauvre amie...

—Oui, pauvre!... Qu'un jour je vienne à le gêner en quoi que ce soit, et il me jettera là, ainsi qu'un fruit gâté... Je ne suis pas heureuse, François, et j'ai besoin que quelqu'un m'aime, allez!... Tout le monde s'écarte, tout le monde veut me laisser seule dans l'univers avec lui, croirait-on... Mais pas vous, dites, pas vous?»

Je m'étais levé, bouleversé, défaillant presque de pitié. Sans même y penser, je pris dans mes bras Marie-Dorothée qui pleurait. Je n'ai pas effleuré de mes lèvres un seul de ses cheveux. Tout autant qu'elle sanglotait, mon cœur vacillait, la tête me tournait: c'est qu'elle m'avait par mégarde appelé de mon nom tout court, «François»... Je frissonne en évoquant cette minute-là.


Je n'entendais ni ne voyais, en quittant le palais du Transtévère. J'allais, ivre d'émotion, et comme fou de surprise. Je marchais droit devant moi dans la rue, et m'arrêtai n'importe où pour dîner.

Mais enfin, pourquoi, pourquoi?... Qu'étais-je, en somme, devant la divine marquise Gianelli? Comment me jugeait-elle exactement, moi qui l'avais vue passer une fois, voilà plus de dix ans, dans une sorte de rêve, et qui depuis lors n'avais plus jamais rien imaginé d'aussi parfait? Est-ce qu'elle avait senti cela? Oui, sans doute. Si fine, elle devinait la parole qu'on réprime, le sentiment dont on se défend; elle lisait le regard d'autrui. Cachiez-vous un secret? Elle y touchait avec de mystérieuses antennes... Ah! je l'aimais au point que les larmes m'en vinssent aux yeux, sans autre cause. J'aurais voulu l'avoir toujours connue, avoir joué avec elle toute enfant, l'entendre familièrement en son logis, la surprendre au matin, le visage en désordre et les cheveux dénoués... Et que dis-je? non pas la surprendre, mais me trouver là, pâlir d'aise en l'approchant à toute minute, en avoir le droit!

Amie intime et compagne d'un poète chargé de gloire, le plus séduisant, quoique le plus ingrat aussi de tous les hommes, elle m'avait cependant fait l'honneur, elle m'avait causé le plaisir vertigineux de se pencher vers moi, et de m'appeler, pauvre passant que j'étais! Marie-Dorothée Rimbourg...

Ici, un aveu. Je le dois. J'aimerais pouvoir affirmer que nulle trace de vanité ne m'effleura, mais j'entends la plus chétive de toutes, la plus mesquine... Je me suis juré de dire la vérité: il m'en coûte... Enfin, voici: Marie-Dorothée, marquise Gianelli, c'était un nom, un titre gracieux; mais les noms séduisants foisonnent en Italie, et le marquisat y est une parure pour les jolies femmes, on n'y songe guère. On dit: «le chevalier Un Tel», «la comtesse, la marquise Une Telle», de même que l'on dirait: «l'aimable signore», «la charmante, la délicieuse signora X.». Rien de plus. A peine m'en étais-je aperçu... En revanche, Marie-Dorothée, née Rimbourg, arrière-petite-nièce du maréchal Rimbourg, Marie-Dorothée, image miraculeuse de Bonaparte au siège de Toulon, et fleur perdue, fleur imprévue de l'arbre impérial, Marie-Dorothée Napoléonide enfin, si peu que ce fût!... Je voudrais croire qu'un reflet de chamarrure ou qu'un écho lointain de fanfare ne m'eussent pas un instant ébloui et charmé.

L'Empereur!... A chacun sa religion: la mienne est parmi les hommes! Ces mots seuls: L'Empereur, le grand Empire français, m'étreignent le cœur, et tout mon être tremble de stupeur si j'imagine seulement le Héros chevauchant, les sourcils joints et le geste irrésistible. Toutefois n'allons pas plus loin: mort le dieu, l'émotion s'arrête, à moins de déraison, qui me fâche tant chez autrui. D'où vient alors ce trouble secret dont je me trouvai brusquement saisi, et je dirais pincé au cœur, lorsque Marie-Dorothée m'apprit par hasard qu'une goutte du sang Bonaparte lui courait dans les veines? Je ne l'en aimai point davantage, certes. Pourtant je me suis répété tout bas: «L'Empereur!...» Et j'éprouvais, cette fois, moins de piété que de satisfaction. Y aura-t-il un snob pour me lancer la première pierre?

Quoi qu'il en fût, j'achevai de dîner avec une hâte fébrile, et me remis en route, mais non plus à l'aventure maintenant. Je savais où trouver le soir Fernand Luzot. Depuis un an que ce bon garçon habitait Rome, il avait contracté envers la solitude une haine d'autant plus vive que les jeunes Romaines lui semblaient plus aimables. Il rendait chaque soir visite à l'une d'elles, dont il était épris. Elle se nommait Battistina, couturière.

—«Nue, déclarait Luzot, c'est une déesse!»

Et de fait, le geste au moins et la démarche de Battistina avaient de la noblesse. Démarche d'autant plus olympienne que nul soulier n'en corrompait le rythme ni la langueur, Battistina traînant le plus souvent de tristes savates. Geste imposant aussi, bien qu'il brandît parfois les pincettes, non sans d'horribles imprécations. Un grand sujet de dispute entre le peintre et son amie avait trait aux bains: elle prétendait n'en pas prendre, il voulait l'y contraindre, cela causait d'affreuses bagarres, et enseignait à Luzot de belles injures en italien.

Néanmoins, ce soir-là, une paix charmante régnait en leur logis. Une humble petite lampe y luttait mal contre le clair de lune éblouissant, versé à flots par la fenêtre ouverte. Comme par les plus douces soirées d'été, on entendait passer un peuple heureux en bas, dans la rue. Battistina et son ami mangeaient en souriant des raisins secs, et buvaient une innocente bouteille de capri.

—«Bah! fit Luzot, quel bon vent vous amène? Donne un verre, Battistina. Monsieur que tu vois est Français: mais il parle italien mieux que moi.

—Ce n'est pas difficile.

—Voyez l'impolie!... Est-ce que je t'ai demandé ton avis? Est-ce que je me mêle de juger en fait de robes, moi? Garde donc tes sornettes, ravaudeuse...»

Et déjà les yeux leur sortaient de la tête, selon la coutume; mais je coupai court au tapage en questionnant Fernand Luzot dès les premières phrases.

—«La marquise Gianelli? me répondit-il. Elle vous inquiète, à ce que je vois? Mais vous savez, rien à faire: elle est folle de son poète.»

Battistina ne comprenait pas le français. Ayant néanmoins entendu les mots «marquise Gianelli», elle s'écria:

—«C'est la maîtresse du signor Courrière! Tout le monde le sait. Du reste, elle se coiffe mal: elle a l'air d'une noyée.

—Et toi tu ressembles à une vraie sorcière, ma parole! repartit Luzot indigné. Qui t'interroge? Regarde tes mèches de gypsie!...

—Je dîne demain, fis-je, chez Mme Gianelli.

—Vous m'y verrez.

—Connaissez-vous le colonel, mon cher Luzot?

—Le colonel Gianelli?... Faites-en votre deuil, il ne sera sûrement pas du dîner. Je ne l'ai jamais vu, quant à moi. Mais il y a un portrait en grand uniforme, à l'hôtel du Transtévère, dans un petit fumoir où personne ne va: c'est un gaillard maigre et blond, à courte moustache. Très Italien du Nord: l'air froid, volontairement froid, autant qu'il y paraisse sur cette horrible croûte. Il s'est bien conduit...

—Des campagnes?

—Il s'est bien conduit dans son ménage. Il a été très discret, et très digne. Il est vrai qu'il n'y avait pas d'enfants: d'autre part, sa femme tenait tout l'argent de la communauté. Quand il a constaté le règne du poète, il est parti, et maintenant, il vit modestement de sa solde à Turin. D'autres auraient provoqué le séducteur, causé du bruit et des scandales: cette Battistina, tenez, par exemple.

—Qu'est-ce que tu dis?

—Je dis que tu ferais peur au diable, vaurienne!... Viens m'embrasser.

—Tu n'as pas tes dames de la société, pour ça?»

Au bout d'un instant, je revins à mon sujet:

—«Vous saviez, Luzot, que Mme Gianelli fût une Rimbourg!

—Famille du prince de La Canée, famille plus qu'impériale, mon cher, impériale par choix. La Du Barry était plus vraiment royale, ayant été choisie par le roi en personne, que la reine de France, élue par les ministres. Mais pas de potins.

—La Du Barry ne s'en froissera pas.»

Et j'ajoutai à tout hasard, pour savoir:

—«Ni les aïeux de Mme Gianelli.

—Oh! ses aïeux... Il ne s'agit que de sa grand'mère, qui naquit d'une façon bien romanesque, paraît-il, dans les anciens États du Pape, à Tivoli.»

Sur quoi, le peintre m'apprit en effet comment l'une des plus proches parentes de l'Empereur eût pu dire avec précision sans doute quel jour et à quelle heure était venue au monde, de père putatif et de mère inconnue, la petite Adélaïde-Clémence-Pauline, qui, plus tard, devint l'épouse légitime et grandement dotée de Tiberge Rimbourg, grand-père de Marie-Dorothée.

Fernand Luzot, songeant—déjà—à de futures commandes et à des portraits bien payés, connaissait à merveille le répertoire mondain de Rome: il put donc me donner aussi force détails touchant les ascendants immédiats de la marquise Gianelli. Son père avait fait dans la banque une puissante fortune. Vers 1895 il était mort, laissant d'abord un fils établi en Russie, puis Marie-Dorothée âgée de quinze ans, et sa veuve Sophie Rimbourg, née Doneff, étrange idole slave chargée de bijoux, ancienne cantatrice. Sophie Doneff avait promené sa fille dans l'Europe entière: enfin, l'ayant mariée au marquis Gianelli, cette vieille dame imposante et un peu toquée s'en était allée abriter ses cheveux blancs auprès de son fils aîné Serge Rimbourg, qui vivait patriarcalement en Crimée, au milieu d'une demi-douzaine d'enfants. Un autre frère était mort tout jeune, et Marie-Dorothée détestait Serge, beaucoup plus âgé qu'elle: celui-ci le lui rendait bien.

—«Mais, dit Luzot, rien de tout cela n'est un mystère. Mme Gianelli aime à parler des siens. Elle vous racontera sa famille, quand vous voudrez.»

Battistina, cependant, ne se tenait pas de dépit à force d'entendre ainsi ce nom de Gianelli passer et repasser dans notre entretien. Tout à coup, changeant de ton et de visage, elle s'approcha de nous:

—«La signora est riche, fit-elle d'une voix flatteuse. Elle possède des vingtaines de robes. Si toutefois elle a besoin d'une personne qui taille, coud, raccommode, je suis là, je viendrai bien au Transtévère...»

Ne pouvant lutter, la sage Battistina recherchait l'alliance: diplomatie classique. Les grands cabinets de l'Europe n'en ont point d'autre. Cette simple fille pensait comme naguère M. Crispi.

Quand je me retrouvai dans la nuit éblouissante de lune, je m'accusai désespérément: qu'avais-je besoin d'aller ainsi parler si librement de Marie-Dorothée devant le peintre et cette fille? Je croyais, la porte fermée, les entendre rire.

—«Le pauvre signore!» goguenardait grossièrement Battistina, sans doute.

Mais quoi! Longeant le mur d'un jardin, je demeurai longuement pour écouter un rossignol qui s'égosillait, caché dans un cyprès. Était-il discret, celui-là? Au contraire, l'ingénu chantait ses amours à tue-tête, les criait jusqu'au ciel: et Rome tout entière se taisait, Rome sa complice. Et rien ne me parut plus harmonieux ni plus raisonnable.


On servit des truffes entourées de lardons, et si grosses qu'on les eût prises pour des cailles.

—«J'aurais préféré, dit Marie-Dorothée, vous offrir de vrais oiseaux, tirés dans la campagne romaine. Il y en a des milliers, du côté de la mer, et qui sont excellents.

—Je les ai chassés, il y a cinq ou six ans, durant toute une saison, avec mon ami Cyril Durnham, s'écria Maurice Chennevière. Nous habitions une espèce de ferme, d'où l'on entendait les vagues, par le mauvais temps. Autrement, il n'y avait que des mouches, et de sales mouches. Le soir, nous dormions sous des moustiquaires. Cyril avait envoyé un antique porto et du brandy dans cette ferme: mais il fallait les défendre presque à coups de carabine contre le fermier.»

Le nombre d'aventures par lesquelles avait passé l'élégant Maurice Chennevière était prodigieux. L'on ne comprenait pas comment un homme d'apparence aussi jeune pouvait avoir déjà tant vécu, si dangereusement, et dans tant de pays divers. Il avait fréquenté des lords et des rajahs, des boïards et des caciques, des émirs et des grands d'Espagne tombés dans la misère, des tyrans nègres et des princes albanais en révolte, le roi des cow-boys et la reine des gitanes. Il avait surtout beaucoup connu Gustave Aymard et Jules Verne. D'ailleurs une partie de ses voyages se trouvait réelle, et il contait comme personne, imitant avec grâce le bruit du vent sur la pampa, le mouvement de l'aigle qui plane, le geste du gaucho braquant son revolver, l'effroi du malheureux surpris par l'orage au désert. Un vrai compagnon d'Ulysse. Stéphane Courrière l'aimait extrêmement.

Outre ces deux convives, il y avait à dîner chez la marquise Gianelli le jeune peintre Fernand Luzot, M. le professeur Gatti et sa femme, M. et Mme Napier, de passage à Rome, la comtesse Alessandri, le député Fata et moi-même. Le professeur Gatti était placé en face de la maîtresse de maison, Stéphane Courrière et l'imbécile Napier à la droite et à la gauche de celle-ci. Fernand Luzot occupait l'un des bouts de la table, et je me trouvais à l'autre, à côté de la terrible Mme Napier.

M. Alphonse Napier, sénateur de l'Oise, avait été ministre de l'Agriculture, une fois dans sa vie, et il était tombé en même temps que le cabinet éphémère dont il faisait partie, sans que l'on n'eût plus jamais fait appel, depuis lors, à sa suffisance ni à son incroyable naïveté. La perte de ce portefeuille le remplissait d'une rancœur inguérissable, et Isabelle Napier, son épouse, cuvait de son côté une haine universelle et multiforme. C'était un couple atroce: mais ils recevaient tout Paris, étant fort riches et dépourvus d'enfants, contrairement à l'excellente comtesse Alessandri qui, pauvre, et mère de cinq filles, d'ailleurs triomphalement mariées, voyait toute la société de Rome défiler dans son salon exigu, chaque semaine. Les détestables dîners de la comtesse Alessandri étaient fort courus, tant celle-ci s'agitait, écrivait, téléphonait, explorait tous les hôtels, avec un sourire sans cesse épanoui sur sa grosse bonne figure. Pas une vedette ne débarquait à Rome, sans que la comtesse Alessandri ne fît l'impossible pour l'avoir à dîner: et l'on allait chez elle par curiosité, afin de voir entrer les étrangers.

Faut-il ajouter que Mme Napier s'estimait très déplacée chez une personne aussi aventureuse que la marquise Gianelli, dans la même salle à manger que cette Alessandri, si bruyante, à son avis, si commune, que ce Gatti, un vrai rustre, disait-elle, terrorisant sa pauvre femme, que ce polichinelle de Courrière, que ce ridicule petit Fata, et autres fantoches? Toutefois le sénateur éprouvait une terreur maladive des journaux, et ménageait le poète Stéphane, par crainte de déplaire à son frère Adolphe Courrière, directeur tout-puissant de la Journée.

Ce fut encore Fernand Luzot à qui je dus, par la suite, cette belle documentation. Un étrange et tout nouveau Luzot paraissait dans le monde: autant, chez Battistina, je l'avais vu débraillé, en manches de chemise et sablant le capri, autant, chez Marie-Dorothée, il m'apparut poli, poncé, un peu froid, l'air anglo-saxon. Cet homme-là sera riche à trente ans, décoré aussitôt, et membre de l'Institut sans plus attendre. Nul autre que lui ne peindra officiellement un jour le président de la République: et sa paroisse, à Paris, sera tout près du Bois.

—«Ne dit-on pas déjà que ce jeune homme a du talent? me demanda Mme Napier en déplissant ses lèvres étroitement serrées.

—Madame, il fera peut-être un jour votre portrait.

—Non, je ne suis pas bon modèle: j'aurais trop peur de m'ennuyer pendant les poses.»

Cependant un précieux vin de Bourgogne paraissait sur la table, et le maître d'hôtel, portant sa bouteille comme un enfant dans son berceau d'osier, murmurait tendrement à l'oreille de chacun: «Chambertin?» Ce qui, prononcé à l'italienne, devenait presque inquiétant. Le député Fata refusa ce breuvage inconnu.

—«Vous avez tort, dit Stéphane Courrière, vous avez grand tort, monsieur Fata, de mépriser la noblesse. En qualité de démocrate ardent, vous devriez y être sensible, pourtant. Ainsi le veut la tradition de tout bon gouvernement populaire: l'aristocratie en est exclue, mais on l'y vénère d'autant plus. En cette bouteille que l'on vous présente, il y a trente ans de noblesse individuelle, héroïquement gagnée à endurer l'exil au fond d'une triste cave, et combien de générations d'aïeux bourguignons, combien de quartiers!...»

Le petit député Fata comprit à ces mots qu'il s'agissait d'un bourgogne illustre. Il eut honte de cette ignorance, mais déjà, en orateur habile, il trouvait la parade, et, prêt à la polémique, il combattait.

—«Mon cher maître, fit-il doucement de sa voix la plus captieuse, vous jetez sur toutes choses les couleurs variées de la poésie. Cependant un simple soldat politique, comme moi, ne voit pas si loin: je me suis seulement juré—c'est un vœu, bête comme un vœu!—de ne jamais boire une goutte d'un vin étranger, sauf ceux que l'on récolterait à Trieste, à Nice, en Corse et en Tunisie, quoique ceux-là ne vaillent rien, si même il y en a!... Affaire électorale, vous comprenez, service commandé.

—Ah! quelle espièglerie!» s'écria la bonne comtesse Alessandri, vaguement inquiète.

M. Napier, toutefois, haïssait le chauvinisme, ayant fait toute sa carrière dans l'horreur du sabre et l'effroi des batailles. En même temps, il crut devoir défendre le pays qu'il représentait officiellement, pour ainsi dire, contre les propos impertinents de ce petit députaillon des Pouilles, annexant ainsi d'un seul coup, avec Trieste, nos Alpes-Maritimes, notre Corse et les terres beylicales. Il procéda par voie d'allusion.

—«Cher monsieur, fit-il, les vendanges seront surtout bonnes à Trieste, il me semble.»

La comtesse Alessandri poussa des cris:

—«Ah! charmant! le mot est un régal!

—Il n'est pas absolument urgent, déclara le professeur Gatti, de reprendre Trieste tout de suite. Nos pères ne sont jadis arrivés à tenir le monde qu'en s'appliquant successivement à une seule chose à la fois, et en l'accomplissant à merveille. L'Italie a hérité de l'antique Rome un sol plein de merveilles: il convient d'abord de les en tirer jusqu'au dernier caillou, et de terminer notamment les fouilles palatines. Après il sera temps de songer aux conquêtes. Je parle ainsi en bon bourgeois, qui fait d'abord valoir son bien, avant que d'en acheter d'autres. Mais les jeunes gens sont extraordinaires: ils ne songent qu'à porter des uniformes.

—Il vous en faudrait un, Gatti.

—Je n'en suis point dépourvu, madame, et me mets en tenue pour aller au Quirinal. Pourtant le roi se moque de moi, dès qu'il me voit ainsi. Il dit que j'ai l'air d'un vieux major allemand.

—C'est ridicule», décréta Mme Napier.

Au fait, qu'est-ce donc qui était ridicule? Les uniformes civils, le jugement du roi, ou les vieux majors prussiens? Mme Napier ne savait trop: mais que ce fût ridicule, à tout hasard, au juger, point de doute!

—«J'ai vu de ces vieux majors à Hambourg, dit Maurice Chennevière. L'un de mes amis, qui commandait la place, là-bas, m'a fait dîner avec plusieurs de ces guerriers. Ils étaient trapus, robustes, congestionnés, barbus et magnifiques.

—Comme l'Hercule ivre du musée de Parme, ajouta Fernand Luzot. Burckhardt, dans son Cicerone, constate avec une charmante pudeur que l'Hercule ivre lui semble trahir—ce sont là ses propres mots—une force bien différente de celle qui accomplit les douze travaux. Tout de même il fera bon tirer sur cette truandaille, cet automne, dans les champs de Lorraine.»

Fernand Luzot ne souhaitait pas si fort la guerre, mais il en parlait volontiers, ayant observé qu'une phrase énergique tient parfaitement lieu d'esprit: or, il aimait à briller. A chaque succès de conversation, le prix de ses toiles futures montait, il le croyait du moins.

Par contre, le sénateur Napier tolérait avec peine ce douloureux sujet d'entretien. Il s'exclama, plein de pitié, que la violence avait fait son temps en Europe, et que l'Allemagne allait incessamment s'entendre avec la France:

—«Et tant mieux, conclut le prophète, car nous ne faisons plus d'enfants. Notre armée fond chaque année. Il n'y aura bientôt plus dans les régiments que les officiers, quatre hommes et la cantinière.

—Ils s'arrangeront! fit gaîment le député des Pouilles. D'ailleurs la qualité seule importe: chaque peuple devrait surveiller étroitement son élevage national, et avoir l'œil sur les bambins. Votre Société d'Encouragement pour l'amélioration de la race chevaline, en France, est admirable. Vous êtes bien ingrats de n'avoir pas encore élevé quelque statue à ce fameux lord Seymour qui la fonda. Il faudrait, à Paris, à Rome, à Madrid, partout, des Sociétés analogues pour l'amélioration de la race humaine. Les hommes de pur sang seraient sélectionnés par les épreuves publiques, inscrits au stud book, et leurs produits élevés aux frais de l'État.

—Alors, adieu l'amour, pour les pauvres athlètes!

—On n'est pas beau pour s'amuser, madame!»

Malingre et chétif, le député avait prononcé ces derniers mots avec une sorte de férocité; mais il la corrigea bien vite par un sourire:

—«Non plus que laid, hélas!»

Néanmoins, le professeur Gatti discutait déjà sérieusement:

—«Avant votre lord Seymour, il y avait eu Lycurgue: il professait déjà les idées de M. Fata, et prétendait créer du pur sang, lui aussi. Et Lucien, pareillement, fut partisan des épreuves publiques: il prétendait, dans son Anacharsis, que, forcés de paraître nus aux yeux des «pelousards», si l'on peut parler ainsi, les athlètes avaient à cœur d'être aussi admirables que possible, et prenaient à l'envi les plus belles attitudes. On obtenait là des chefs de famille excellents, parbleu! Et même Aristote ne voulait pas que l'on admît les artisans comme citoyens, ni pères de citoyens, parce que leur métier sédentaire les empêchait de se développer à souhait. Voilà des éleveurs, au moins, voilà de bons sportsmen, ainsi que vous dites. On n'a rien inventé... Mais c'est une question de savoir si le meilleur modèle humain est celui du Méléagre, plus svelte et léger que trapu, ou celui du Doryphore, beaucoup plus robuste et plus lourd. Sur les frises du palais d'Auguste...

—Rien de plus affreux, grand Dieu, qu'un lutteur!» soupira la comtesse Alexandri. Pour cette bonne dame, un athlète ne pouvait ressembler à un marbre: c'était au contraire un vagabond obèse en maillot troué, qui faisait la quête autour d'un vieux tapis, après avoir soulevé des poids faux.

Stéphane Courrière, tout en roulant dans le sucre des fraises de Chanaan, ne demeura point sans avis touchant l'élevage humain:

—«Tout dépend des mères, fit-il. Une Amazone, entendez une femme à épaules larges, à petits seins, aux hanches à peine accusées, genre «merveilleuse» du Directoire, va nous donner de bons joueurs de football. Une Diane, un peu moins solide, fera des cavaliers à fine taille, des lieutenants de Saumur. Une Aphrodite, à la fois gracile et potelée, du modèle aimé sous le Second Empire, produira des jeunes premiers pour le théâtre des Capucines ou l'Athénée. Ceux-ci seront plus appréciés sans doute...

—Non!...» répondit Marie-Dorothée.

Or notez que, depuis le début de cette controverse, la marquise Gianelli n'avait soufflé mot: elle n'entendait même pas, eût-il semblé. Elle surveillait le service, observait si les roses, disposées en bouquets plats et en guirlandes sur la nappe, ne s'effeuillaient pas trop vite, si les fruits qui s'y entremêlaient avec art pourraient être aisément enlevés et offerts; si les vins et les plats passaient à souhait, si chacun était bien servi. Une bonne hôtesse se pique de tout voir, et prévoir... Et puis, voici que soudain elle répliquait dans la conversation, et avec quelle netteté, quelle compétence inattendue!

—«Non pas, fit-elle, les jeunes premiers que vous dites ne remporteront nullement un tel succès, du moins auprès des femmes qui savent regarder. Ce sont là, mon cher Courrière, des idées qui datent de Capoul: croyez-vous qu'elles durent toujours? Une artiste, une dilettante est plus difficile: il nous faut le modèle, pectoraux carrés, vaste poitrine, taille étroite, ventre plat et musclé, en forme de lyre. Force extrême et grande sveltesse, enfin. Puis la tête petite et les cheveux plantés bas: un Lysippe...»

Stéphane Courrière se mit à rire, et ne cessa plus de décocher des méchancetés.

Quant à moi, rentré le soir en ma chambre d'hôtel, je m'examinai dans la glace: mon visage dur n'était certes pas régulier, et ne pouvait séduire. Mais j'avais le crâne plus petit que vaste, les cheveux plantés non loin des sourcils, les muscles en relief, la taille... Eh! de l'assez bon Lysippe, mais oui... Marie-Dorothée discernait donc la ligne sous l'habit? C'était pour cela que je lui plaisais, à cette raffinée? Alors, elle m'avait en vérité jugé, ou plutôt mensuré, comme l'on fait d'une bête au marché? Je me rappelai, non sans plaisir, ce regard étrangement scrutateur et attentif que j'avais surpris jadis à Nancy, et plusieurs fois depuis, attaché sur ma personne...

La fatuité d'un homme est prompte autant que sournoise.


Combien j'aime les romans mondains! Non pas ceux que j'ai vus, mais ceux que composent d'habiles et charmants écrivains. Ce sont nos Amadis. Des bergers et des bergères s'y adorent dans l'oisiveté. L'auteur ne nous dit pas précisément: mes héros sont riches et ne font rien: il est bien trop adroit. Toutefois on devine que toute une foule de valets de chambre, d'intendants et de fournisseurs empressés gravite et bourdonne autour de ces personnages, qui ne se quittent qu'à leur heure, afin de se retrouver presque aussitôt, car leurs automobiles silencieuses ont vite fait de les déposer sur tous les points du XVIe arrondissement, et jusqu'au fond de nos plus lointaines provinces.

Mais moi, j'écris ces pages pour dire la vérité, l'étrange et rugueuse vérité. Il y a une question d'argent. J'aimais avec passion Marie-Dorothée. Je l'aimais à la façon éperdue d'un petit commis de Quimper ou de Béthune dévorant des yeux, sur le mail, la diva en tournée... Je me sentais plus familier, toutefois, puisqu'elle me témoignait de la sympathie, et mieux, beaucoup mieux encore, de l'amitié, puisqu'elle daignait... Est-ce qu'elle n'avait pas indiqué, et même assez brutalement... non, un peu nettement, sans plus... ou plutôt non, avec cette désinvolture de reine, cette liberté d'esprit bien compréhensible... enfin est-ce qu'elle ne tolérait pas que je fusse très assidu auprès d'elle? Mais Courrière, l'odieux et délicieux arbitre des élégances choisies, le maître que servait Marie-Dorothée avec tant de ferveur? Certes, elle était à sa dévotion: pourtant elle avait un corps, elle voulait peut-être d'autres caresses, qui sait?... Seulement...

Seulement mon mince carnet de chèques se trouvait épuisé. En outre, j'étais fonctionnaire. Une mission officielle m'avait d'abord conduit à Vallombrosa. J'avais gagné Rome ensuite, un peu en fraude. Une prolongation de congé m'avait permis de demeurer encore huit jours supplémentaires: mais c'en était fait des vacances, présentement. Il me fallait retourner à mes arbres, à mes forêts, à mes gardes. Cent affaires insignifiantes, néanmoins urgentes, me rappelaient: une montagne de papiers devait s'élever peu à peu sur mon bureau, mon atroce bureau, ma table de travail, et par là de torture. Car surveiller la vie puissante de mes bois, leur imposer l'hygiène et la discipline, nulle tâche ne me semblait plus douce ni plus auguste: mais correspondre avec des importuns, mais avoir à trancher toutes sortes de niais litiges!... Qu'y a-t-il au monde de plus pénible que l'âpreté maussade d'un paysan, d'un hobereau, sinon l'ombrageuse susceptibilité d'un scribe? Tout cela m'attendait là-bas, dans le Nord, dans mon pays: impossible de différer, maintenant.

—«Si, si fait, je dois absolument partir, dis-je à Marie-Dorothée.

—Vous ne viendrez même pas demain goûter dans les jardins de la villa d'Este? J'en ai la permission. L'on dresse une table dans ce grand bosquet à droite, vous savez? Les aiguières de cristal, les coupes, les fruits, le linge frais, imaginez cela qui se détache sur le feuillage sombre, c'est très joli.

—Certainement! Et encore vous ne dites pas tout. Vous ne dites pas que vous aurez fait auparavant quelque étonnante promenade en automobile à travers la campagne romaine, entre des aqueducs ruinés et des monuments écroulés parmi les herbes...»

Le regard de Marie-Dorothée brilla de malice: elle avait compris aussitôt où j'en voulais venir, et elle modula véritablement ses réponses comme les versets d'une cantilène. Je pense qu'elle s'est bien jouée de moi durant un instant:

—«Oui, donc, mon cher, nous irons nous promener avant de goûter. Nous passerons par la villa d'Hadrien. Nous reverrons l'allée de cyprès, le bizarre jardin sauvage...

—La vallée de Tempé...

—Nous nous assiérons à Canope, au beau milieu des folles avoines...

—Et vos invités ajouteront à la saveur du paysage par leurs propos à la fois érudits et ingénieux... Car c'est ainsi qu'on goûte l'Italie, depuis M. Renan et Anatole France...

—Je crois bien! Et quels invités je vais avoir!...

—Je les vois d'ici, madame. Ils sont classiques: un vieil épigraphiste disert, probablement, et un jeune membre de l'École de Rome, pour lui donner la réplique; puis, par contraste, un jeune cavalier épris de chevaux et de clubs, et quelque prince romain au nom harmonieux; en outre, deux ou trois jolies femmes qui, buvant l'asti avec beaucoup de grâce, amèneront irrésistiblement ces messieurs à deviser d'amour comparé...

—Cher!... et vous oubliez donc le meilleur: le monsignore indispensable?...

—Où avais-je la tête!... Enfin, le maître lui-même...

—Stéphane?

—Oui, Stéphane, puisqu'il faut le nommer si familièrement.

—Vous pensez qu'il viendra?

—Mais sans doute.»

Ici toute gaîté s'éteignit dans les yeux de Marie-Dorothée. Elle me répondit doucement:

—«Vous teniez donc à me citer Stéphane. Eh bien, il n'est pas du tout sûr qu'il vienne: au contraire, même, vu que la Clarke reçoit.

—La Clarke?

—Eh! oui, cette Peau-Rouge, mon cher, qui avait épousé morganatiquement l'infant Philippe, avant que le moribond ne succombât à la tuberculose et à la pourriture... Percy Clarke, enfin, ou plutôt l'infante Pia, depuis son baptême et son gracieux mariage...

—Mais quelle colère!

—Moi?... La Clarke, la Pia, si vous voulez, sait à peine lire. Est-ce que je crains cette Barbare, qui fait semblant de dire son chapelet toute la journée, parce qu'elle veut plaire à la cour d'Espagne, et qui récolte les gens de lettres afin d'avoir un salon à Paris? Est-ce qu'elle peut se dévouer à Stéphane? Est-ce qu'elle entend seulement, quand il lui parle? Mais elle applaudit; elle tient à le montrer chez elle. Voilà qui la flatte: il ira. Je ne suis pas conviée, vous le supposez bien.

—Alors, vous fuyez Rome, demain?... Vous fuyez M. Courrière?

—Non, mon ami, je ne fuis pas: je n'en ai ni l'envie, ni le droit. Je vous ai déjà dit que je suis la servante de sa gloire et l'esclave de son génie... Seulement, quand une peine un peu plus sensible m'arrive, je cherche à moins y songer, je vais ailleurs, s'il m'est possible. Vous ne consentez donc pas à m'aider? Je vous l'ai pourtant demandé sans fierté, dites?... Avouez-le maintenant, donc, je vous prie...»

Déjà, elle chantait de nouveau. Son parfum noyait la pièce. C'était la fin d'une ardente après-midi: l'on voyait par la fenêtre un cyprès plein d'oiseaux se dresser dans l'air du soir, comme une torche éteinte, mais encore palpitante et grésillante, ayant brûlé tout le jour. Marie-Dorothée me fixait de ses yeux d'aigue-marine, et ses gestes avaient repris leur ballet lent et fascinant... O paix délicieuse des palais romains, si vastes, au seuil desquels tous les bruits s'évanouissent!

—«J'ai souhaité, poursuivait-elle, je souhaite votre amitié. Mais c'est par égoïsme, oui, je vous le dis, c'est par pur égoïsme. Vous m'êtes très utile: vous... comment dire?... vous prenez le plus droit chemin pour aller d'une pensée à l'autre: j'aime cela. Quand le maréchal Rimbourg donnait des ordres, il devait les formuler et les expliquer ainsi. C'est pourquoi il a conquis le monde, derrière l'Empereur. Mais ma mère vénérable... ah! si vous la voyiez jamais: c'est elle qui suit des allées en huit et en zigzags pour changer d'idées! J'ai passé mon enfance dans un vrai labyrinthe, à côté d'elle: un labyrinthe somptueux, du reste, et plein de fleurs, plein de rêves. Vous savez, les rêves, la confusion, le trouble, les brumes et la tempête, nous appelons cela le soumbour, en russe... Or, vous me tirez du soumbour, quand je regarde vos yeux qui se méfient, si j'écoute votre parole bien articulée, sans hésitation ni coquetteries. Qu'on ait l'air de connaître très exactement ce qu'on veut et ce qu'on fera, j'aime... Vous semblez bien portant, svelte et robuste, un bon athlète, ça aussi, François, j'aime... Moi, malgré le soumbour, je définis très bien ce qui me plaît: mais ce n'est pas toujours la même chose... Vous êtes un homme.»

Je fronçais les sourcils, je contrefaisais celui que l'on n'aura pas avec des louanges aussi élémentaires—voire avec des mensonges si effrontés. Mais tout bas je songeais: «Elle dit ce qu'elle pense, avec une impudeur d'Amazone!... C'est très hardi: c'est bien d'elle...» Et je souriais du fond des yeux, sous mon front sévère. Marie-Dorothée s'en apercevait à merveille.

—«Alors, François, vous goûterez avec moi, demain, à la villa d'Este?»

Sans répondre absolument, je lui demandai:

—«Comment vous nomment donc ceux qui sont très... sans façon avec vous? Marie-Dorothée? Non: cérémonieux et trop long...»

Amusée, elle m'a dit:

—«Mais, donc, le maître vous hante, cher?... Allons, sachez qu'il m'a donné tour à tour les noms de ses héroïnes. Je fus Florise et Dorimène, Peau d'Ane et Iœssa la Sirène, Olga, Martine, Isabelle, et même Bérénice... Dorothée, c'est un peu slave, un peu soumbour, n'est-ce pas? Marie, voilà mon nom français. Demain, vous aurez le droit de m'appeler Marie, à la villa, Marie d'Este...

—Marie tout court.

—Si vous voulez.»

Je ne promis point de venir, quand je la quittai, sur ces derniers mots. Cependant, j'avais cédé, je restais encore. Allais-je lui obéir sans trêve, et passer à Rome toute ma vie? Je songeais aux exilés, j'évoquai le mélancolique M. de Galandot, le triste Du Bellay:

Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine...

Hélas! «l'ardoise fine» et «le clos de ma pauvre maison» me furent cruellement rappelés, quand je rentrai à mon hôtel. Une lettre d'Yvonne, ma femme, m'y attendait: notre petite Hélène toussait, elle était assez souffrante, Yvonne s'inquiétait, et me mandait à Chantilly.

Une courte lettre d'excuse à la marquise Gianelli, et le lendemain matin, j'étais parti.


Car je suis marié en effet. Pourquoi ne l'ai-je pas dit encore? Quiconque lira ces pages me fera bien l'honneur de croire que je n'ai pas eu dessein de préparer ainsi quelque facile coup de théâtre. Pense-t-on que je vais mettre en scène l'histoire de ma vie, ainsi qu'une grosse comédie?

Toutefois l'espèce d'enchantement où m'avait endormi Marie-Dorothée, depuis plus de trois semaines, était tel que je n'avais pas seulement songé à Yvonne, pas plus, en vérité, que si elle eût été quelque cousine lointaine ou une amie en voyage. Non que je ne l'aimasse beaucoup, et même avec tendresse: mais quoi! ferait-on grand état d'une figurante, vêtue de simple laine, dans le cortège de la reine Cléopâtre? Ainsi m'apparaissait Yvonne. On répondra que la suivante est gracieuse, qu'elle porte bien la guirlande ou l'aiguière, et que sous sa paupière baissée se cache un regard peut-être divin. Ah! certes, j'en conviens: cependant la fille de Ptolémée est là, dans la première barque, et chacun demeure muet d'amour sur la rive, quand elle a passé, sans même entendre les cithares, ni prendre garde aux fleurs tombées des galères et fuyant au fil de l'eau. J'avais oublié Yvonne tout à fait.

Il y avait, il est vrai, notre petite Hélène. J'emportais dans mon nécessaire de voyage son portrait, et toute la douceur du monde me semblait groupée comme un bouquet autour de ce visage en miniature qui me regardait gravement, au fond de son cadre de cuir. Hélène était un bébé sage et pensif, qui riait déjà délicatement, comme sa mère. Rien qu'à évoquer cette minuscule figure aux yeux surpris, ce bout d'être si fragile et si confiant, je m'épanouissais d'aise. Mes mains déjà, d'instinct, se faisaient plus prudentes, et mes bras s'arrondissaient pieusement: je berçais ma fille en souvenir, je la portais. Je l'adorais.

Néanmoins, voilà, c'était un bébé, une toute petite chose qui ne parlait pas encore. Hélène avait seize mois. Il n'y a guère de degrés, mais il y a des époques dans l'affection d'un père, et si mon cœur battait à l'unisson quand je sentais vivre contre ma poitrine mon enfant merveilleuse, mon esprit par contre attendait, paisible. Je n'éprouvais aucun doute, parbleu! Hélène comprenait et sentait déjà tant de nuances!... Cependant je savais bien que le miracle commençait à peine. Plus tard, elle serait une fillette attentive, elle questionnerait sans cesse; puis une jeune demoiselle secrète et avisée, clairvoyante, redoutable; enfin une femme ironique et généreuse tout à la fois. Seulement le moment n'était pas encore venu: patience. Sa mère lui suffisait bien, pour l'instant, à cette petite. Je l'aimais fortement, profondément, mais sans me presser, tout homme entendra cette distinction-là. Si Hélène eût été un garçon, peut-être me fussé-je montré plus impatient... Peut-être.

Aussi bien la lettre d'Yvonne ne me causait-elle aucun souci réel. La petite toussait, avait éprouvé quelque malaise, mais voilà tout. Le médecin ne prévoyait rien d'alarmant, loin de là: et je suivais mes rêves sans trop d'inquiétude, alors que les Apennins rouges et décharnés, et vers le soir des plaines charmantes s'enchâssaient tour à tour dans la fenêtre du wagon.

Si pourtant le hasard m'eût donné plutôt un fils! Quel chef-d'œuvre j'eusse fait de cet enfant! Une fille échappe beaucoup à son père. Un jour elle pourra lui dire: «Tu ne sais pas, tu ne nous connais pas, tu n'es pas une femme...» A mon garçon, au contraire, j'eusse déclaré sans crainte: «Écoute, mon petit, j'ai passé par ce chagrin, j'ai affronté tel péril. moi, tout comme toi. Tu suis mes étapes, car j'ai voyagé longuement dans la vie: j'ai vu, j'étais là, telle chose m'advint.»

J'aurais mené mon fils en Italie, chaque année. Il fût venu s'émouvoir à Venise d'abord et sur les lacs, jeune Fortunio non hors de pages encore, et tout écumant de romantisme. Puis, mon bachelier eût pris ensuite le chemin de Florence et de Rome; il eût disserté avec un pédantisme délicieux sur l'histoire de l'art, en découvrant Taine et Bourget, et le Lys rouge, et d'Annunzio: autant de Jules Verne pour les raffinés de dix-sept ans. Avec quel plaisir j'eusse entendu le petit me déclarer un beau matin, non sans une assurance à mériter des calottes: «Ce qui me fatigue chez Renan, mon cher papa... En quoi je trouve Barrès naïf, c'est...» Fraîcheur exquise de l'impertinence!... Enfin, mon béjaune fût retourné, certain automne, en quelque petite ville autour de Naples ou en Sicile, mais sans moi, cette fois. Après quoi il m'eût parlé de Stendhal et des femmes avec un air capable: de «notre» Stendhal... Et en même temps, voici que le gamin me faisait des dettes, ayant perdu aux courses son louis de semaine...

Car il allait aux courses! Et cela se conçoit, d'ailleurs, montant à cheval comme il montait... Le joli, le hardi cavalier! Quel cœur, quelle ardeur devant les rivières et les haies!... Excellent en plus d'un sport d'ailleurs, lisant son Horace à livre ouvert avec cela, et prompt à froncer le sourcil, gai, solide, jeune enfin, glorieusement jeune!...

Parbleu! il était bien certain qu'à la boxe ou au football près, ma petite Hélène pouvait atteindre à ces mêmes vertus. Cependant, une femme... plus tard... sait-on bien ce qui se passe en ces têtes étranges?... Marie-Dorothée, par exemple.

Le train roulait, roulait toujours. La nuit tombait quand il entra en Lombardie...

Si la guerre avait été déclarée, si l'on eût mobilisé, et que je fusse ainsi parti soudain pour l'aventure prévue, mais vague et terrible du combat, j'eusse éprouvé ces mêmes sentiments qui m'étreignaient le cœur durant tout ce voyage: qu'allais-je trouver là-bas? En revanche, que laissais-je derrière moi, sinon l'émotion, le bonheur, un pays plein de grâce, l'amour, Marie-Dorothée: ma chère Marie... Rien ne m'assurait que je dusse jamais la revoir. Je songeais: «Qu'y puis-je?...» et des larmes cuisantes me montaient aux yeux.

Le train m'emportait cependant. J'étais mobilisé. Je me suis conduit en bon soldat.


Dès mon arrivée à Chantilly, j'eus l'impression qu'il se passait quelque chose de mauvais. Yvonne ne m'attendait pas à la gare. A la porte de la cour, mes deux chiens Marsyas et Marion m'accueillirent avec une cordialité sauvage, mais personne non plus n'était là, sinon Victor, mon domestique. Il souriait largement.

—«Tout va bien, Victor?

—Eh! oui, monsieur. Tout ne va pas plus mal.»

Ne pas aller plus mal, telle était la plus rassurante des phrases pour le pessimiste Victor. Néanmoins il était singulier que nul ne mît seulement le nez à la fenêtre.

Très troublé, je montai d'un trait à la chambre d'Hélène. Sur le palier, la nourrice me pria de me taire: l'enfant dormait. Or elle était étrange, ma petite fille, couchée sur le dos, rouge, fiévreuse, respirant rapidement et avec peine, les ailes du nez battantes... A cet instant, Yvonne entra à son tour, un doigt sur sa bouche: elle me fit signe de la suivre sans bruit.

—«Eh bien, Yvonne, qu'est-ce qu'il y a?... Comment va-t-elle?»

Ma femme posa sur moi un instant, un court instant, ses yeux mordorés, perspicaces et comme découragés de tout, à force d'examiner tout; elle me considéra jusqu'au cœur, me parut-il, durant un dixième de seconde, et dit d'une voix froide, oui, positivement froide:

—«Pneumonie.

—Hein?... Mon Dieu!... En est-on sûr?»

C'était comme si l'on m'eût dit: «Guillotine... Condamnée.» La chambre avait vacillé à ma vue: et davantage encore à cause de ce ton précis et calme... Terrible nature d'Yvonne! Elle se montrait le plus souvent, de la sorte, glaciale à vous tuer: puis, soudain, on ne savait quoi passait en elle, montant du cœur, la brisait net, et la forçait, ainsi qu'en ce moment même, à éclater en sanglots!... Voici que la pauvre pleurait maintenant, pleurait sans fin contre mon épaule, exhalant enfin son atroce angoisse, contenue depuis la veille. Et je l'écoutais, fou de chagrin, non moins que de terreur!...

Pneumonie! Ce mot est effrayant: et appliqué à un bébé si tendre, qu'un rien fane et plie!... Le médecin avait prononcé ce redoutable diagnostic la veille, après qu'Hélène s'était montrée frissonnante et claquant des dents, prise d'un point de côté, et son délicat visage empourpré à chaque instant par une toux pénible.

—«D'ailleurs le docteur va venir, fit Yvonne... Tu lui parleras.»

Sur quoi elle ajouta:

—«Je vais voir si elle s'éveille.

—Yvonne... mon pauvre petit... écoute... nous avons du chagrin... Tu pleures: moi aussi, tu vois. N'oublie pas que je suis là. Quand tu souffres, viens me le dire: je voudrais tant être ton grand et seul ami... Je ferai du moins ce que je pourrai... Peut-on entrer, maintenant, près d'Hélène?»

J'étais si haletant, si douloureusement et profondément ému, qu'Yvonne se sentit touchée peut-être au tréfonds de l'âme. Elle me donna en cette minute tout son cœur martyrisé, je le crois, elle me prit et m'étreignit la main. Cependant, comme j'allais serrer contre moi ce pauvre être déchiré, je m'aperçus que ses lèvres bougeaient: selon sa coutume, elle récitait tout bas une ardente prière... Hélas! nous n'étions déjà plus ensemble.

Quand le médecin revint, je l'interrogeai seul, d'homme à homme.

—«C'est grave, docteur?

—Je souhaite que non. La pneumonie apparaît assez violente et bien caractérisée. Cependant, ne vous tourmentez pas trop: chez un enfant, ce n'est là qu'une crise qui, presque toujours, se termine brusquement, comme elle est venue. Il est probable que d'ici sept ou huit jours, la fièvre tombera tout à coup, et la convalescence commencera. Vous n'avez d'ici là qu'à continuer les bains, la potion pour le cœur...

—Mais enfin comment cette abominable maladie a-t-elle pu naître aussi vite? Est-ce que la petite était souffrante depuis quelque temps déjà? On ne m'a rien dit: je serais arrivé immédiatement. On n'a pas bien agi, docteur: me laisser tout ignorer, à moi qui voyageais, confiant, tranquille!... N'y a-t-il eu du moins nulle imprudence commise? Avouez-le-moi sans réserve.

—Pas la moindre imprudence, je vous l'affirme. Voyez-vous, je comprends trop votre chagrin, toutefois il ne faut accuser personne. L'enfant a eu un rhume, un simple rhume, elle a toussé.

—Ça, je l'ai su.

—Eh bien, c'est tout. La pneumonie s'est déclarée soudain hier, point de côté, grosse fièvre, cela se passe toujours ainsi. Il n'y a pas lieu de s'affoler, je pense. La maladie suit son cours normal.»

Quelques phrases encore, et le médecin se retira.


... Et le médecin se retira.

J'entendrai toujours son automobile démarrer dans la rue... «La maladie, avait-il déclaré, suit son cours normal...»

Impitoyables formules des médecins! Quoi! Qu'est-ce que signifient ces mots-là, pour un père qui tremble: «Son cours normal...»? Cela veut dire aussi bien que la crise mènera normalement et sans ombre d'accident le malade à la mort. Pourquoi non?

N'avais-je pas entendu, voilà exactement sept mois, retentir ces mêmes paroles à mon oreille alors qu'on opéra Yvonne? Vivrais-je mille ans, que je me rappellerais cette horrible scène. Depuis que notre petite avait vu le jour, Yvonne s'était sentie souffrante: elle ne pouvait rester longtemps debout, éprouvait des douleurs, marchait avec peine, redoutait les secousses des voitures. Des troubles extrêmement pénibles la tourmentaient, des névralgies affreuses, et surtout une irritabilité incroyable, une tristesse inouïe, des sautes d'humeur bien étranges chez une femme aussi secrète et impassible, en apparence du moins.

Un jour—nous étions alors à Lyons-la-Forêt—Victor arriva, un peu solennel, à la mairie, où je me trouvais pour quelque affaire:

—«Pardon... Mais que Monsieur revienne tout de suite à la maison.

—Qu'est-ce qu'il y a, Victor?

—Madame est malade.

—Hein?... Quoi, voyons, expliquez-vous: un accident? Mon Dieu!...

—Non, non, que Monsieur se dépêche.»

J'accourus, bouleversé... Yvonne gisait sur son lit, blanche comme les draps. Si elle n'eût parlé presque aussitôt, je l'eusse crue morte. Sa voix, sa chère voix, d'où venait-elle? Ce n'était plus qu'un gémissement, atroce à entendre, un souffle:

—«Tu vois, fit-elle, tu vois comme je suis.»

Grâce au plus grand effort peut-être de toute ma vie, je me suis contraint à sourire, coûte que coûte, et m'approchai en tâchant de plaisanter. Je l'ai embrassée, j'ai dit:

—«Eh bien, ma petite Yvon, eh bien... mais c'est un malaise, il passera... Le médecin va calmer ça, allons!... Demain, ou après-demain, il n'y paraîtra plus.»

Or le médecin s'est présenté dans l'instant même. Moins d'une heure après, il me prenait à part:

—«Monsieur, nous nous trouvons devant une menace pressante de péritonite. Le péril n'est sans doute pas immédiat, mais en tout cas il est latent, et peut-être prochain. D'abord de la métrite infectieuse puerpérale, devenue chronique, et pour laquelle je me suis inquiété déjà souvent. Puis la maladie, comme je le prévoyais, a suivi son cours normal, et nous avons rencontré cette double salpingo-ovarite, également chronique: en voici une poussée particulièrement aiguë, et non sans quelque danger très sérieux, à moins que nous ne nous résolvions à une intervention chirurgicale, qui me paraît indispensable. Je vous demanderai une consultation...»

Tel fut, dans les mêmes termes, l'avis des savants consultés, le lendemain, tandis qu'Yvonne reposait, un peu plus calme déjà.

—«Et à la suite de l'intervention? demandai-je aux docteurs.

—Ensuite?... Eh! parbleu, convalescence, puis guérison.»

Cependant, le plus considérable et, si l'on peut dire, le plus «gradé» des médecins devait me prévenir:

—«Votre bébé se trouve heureusement en un parfait état de santé. C'est un grand bonheur pour vous d'avoir vu naître cette charmante et vigoureuse fillette... bonheur qui, hélas! ne saurait se reproduire après l'opération inévitable, dont nous devons décider au plus vite, je vous le répète avec l'assentiment de ces messieurs... l'opération inévitable.

—Ah! docteur... ma pauvre femme... si je vous comprends bien... ne pourra donc plus être mère ensuite?... C'est cela, c'est bien cela que vous me dites?

—Oui, malheureusement, monsieur.»

Ces paroles m'avaient atterré. Une grande part de l'avenir s'écroulait là, d'un coup, comme un palais splendide qui, brusquement, se fût à demi effondré sous mes yeux!

Sans doute, un instant après je ne songeai plus qu'à Yvonne en perdition si le chirurgien tardait seulement. Et sans doute aussi l'opération réussit à merveille, et moins de cinq semaines après, ma femme souriante s'asseyait devant sa fenêtre ouverte au bon soleil: si bien que je ne tardai pas à l'emmener, à l'installer à Chantilly, où m'appelait mon nouveau poste... Mais pouvais-je tout bas m'empêcher de penser que jamais, jamais plus nous ne reverrions à la maison un second être fragile aux yeux étonnés, pareils à ceux de notre petite Hélène, et qu'Yvonne était en somme estropiée, oui, estropiée...

Elle ne l'ignorait pas davantage, la malheureuse, la douloureuse et silencieuse mère. Mais il n'en paraissait rien, ou guère. Elle se contentait de reporter sur sa fille—sa fille unique—une tendresse plus passionnée encore, plus dévouée, plus attentive, plus frémissante!

Et maintenant...

Hélas! et maintenant!... «Pneumonie... La maladie suivait son cours normal... Dans sept ou huit jours...»


Après la mort affreuse de notre pauvre petite Hélène, Yvonne fut très malade durant deux ou trois semaines. Elle avait failli se briser de douleur, et moi-même, anéanti par le chagrin, vieilli, découragé de tout, je dus la conduire en Bretagne, auprès de son père, pour sa convalescence—si l'on peut ainsi nommer l'espèce de prostration où vécut Yvonne pendant quelque temps. Elle mangeait, respirait, répondait si on lui parlait: mais elle ne paraissait pas accomplir en réalité ces actions. Elle avait l'air de se trouver à peine dans le lieu où elle était cependant: il semblait qu'on l'aperçût à travers un voile. La catastrophe atroce avait éteint chez Yvonne le petit feu caché, l'étincelle qui fait la vie.

Je souffrais cruellement de la voir ainsi, et cette anxiété venait se joindre à mon horrible peine. Certains n'ont pas craint d'écrire qu'à deux l'on supporte mieux le désespoir, et qu'il s'atténue. Oui, si l'on osait s'en parler mutuellement, si l'on en traitait ensemble, ainsi qu'on fait du désespoir des autres, sujet de commisération et de conversation. Mais loin d'agir ainsi, l'on craint la moindre dissonance, et jusqu'au plus léger défaut de douceur: si bien que l'on se tait en se regardant souffrir. L'on se murmure quelquefois: «Pauvre petite... Mon ami...» Des mots trop courts, trop pauvres, qui ne disent presque rien, et qui font éclater en larmes... pas assez fort.

Avec Yvonne, il ne m'était déjà guère facile de partager une joie, tant je sentais de réflexions, de commentaires, d'arrière-pensées peut-être étranges, à coup sûr inconnues, qui s'empressaient sous son front, comme les abeilles dans la ruche. Mais qu'était-ce, de vouloir s'approcher seulement de sa tristesse! Elle me faisait peur, en vérité, elle m'imposait, cette femme douloureuse et muette. Je la voyais déchirée, et je l'embrassais alors pieusement, de toute mon âme. Mais je ne lui eusse pas demandé: «Qu'est-ce qui te fait le plus de peine?...» Elle m'eût regardé de ses yeux châtains, sans répondre. Et surtout, Yvonne ne m'eût jamais posé aucune question pareille, elle! A vouloir violer ce cœur si délicat, on eût fini par avoir l'air d'un rustre. Moitié gêne, moitié crainte, je me réservais.

Mais il m'en coûtait!

Quand Yvonne avait commencé à manger un peu, à pouvoir supporter la vue du jour, un bruit dans la rue, ma présence même—Dieu! je conserverai toute ma vie l'impression de sa chère main brûlante, à mon retour du cimetière, tandis que son visage en pleurs se détournait sur l'oreiller, pour ne plus me voir, pour ne plus voir personne, ni rien—quand il avait été possible enfin qu'on la descendît au jardin, sa cousine Thérèse Gervonier m'avait dit:

—«Il faudrait l'envoyer auprès de son père, en Bretagne. L'air de la mer lui ferait du bien. Et puis elle le souhaite.

—Elle veut aller chez M. Leguel?

—Oui... autant que la pauvre peut avoir envie de quelque chose... Je crois qu'elle aimerait se rendre à Quiberon.

—Elle vous l'a dit?

—Mon Dieu, à peu près... Interrogez-la.

—Oh! non... Non. Je m'y prendrai mieux: je lui proposerai moi-même de partir, de faire un séjour là-bas. De cette manière, il lui paraîtra que je la pousse à s'accorder ce qu'elle désire... Pourtant, c'est bizarre, vous savez, Thérèse.

—Quoi donc?»

Je plaignais de tout mon cœur Thérèse Gervonier à cause de sa laideur. C'était une cousine éloignée d'Yvonne, une modeste et sainte femme, d'ailleurs, qui depuis vingt-cinq ans formait l'ardent dessein d'entrer au couvent, mais n'avait encore pu en trouver le temps, parce qu'elle soignait les malades. Elle avait le goût, la vocation de soigner: si bien qu'étant pauvre, elle s'était décidée à devenir effectivement garde-malade professionnelle. Nul doute qu'elle n'y gagnât sa vie, car son expérience était longue et sa patience infinie. Yvonne l'admirait, la vénérait presque. Je lui gardais, quant à moi, toute gratitude pour les précautions admirables dont elle avait entouré ma femme opérée, puis ma petite fille, et puis Yvonne encore, hélas! Cependant il y avait en elle je ne sais quoi... Bah! ma contrainte légère en face de Thérèse Gervonier provenait plutôt de ce que je m'habituais mal à la traiter tantôt comme la garde, tantôt ainsi que la cousine d'Yvonne. Et aussi bien m'attristait-elle par sa disgrâce physique, cette grosse fille, dont je ne saurais aujourd'hui encore dire si elle a trente-cinq ou cinquante-cinq ans. Bien que doux et favorable, son rire la défigurait.

Or ce qu'elle m'apprenait là me surprenait assez. Yvonne à Quiberon, chez M. Leguel? Mais mon beau-père n'était certainement pas capable d'endormir la douleur de sa fille. Il ne pouvait toucher à une plaie avec ses gros doigts... J'essayai de l'indiquer à Thérèse, en termes convenables.

—«Nous sommes au milieu d'août, me répondit-elle. Le climat de l'océan vaudra mieux pour une convalescence. A Chantilly, ce n'est pas si tonique... Et puis Yvonne aime beaucoup son père.

—Bon, parfait... Moi, n'est-ce pas, Thérèse, je veux ce qu'Yvonne veut, naturellement. Cependant M. Leguel ne cesse de courir entre Saint-Nazaire et Nantes, entre le Croisic et Belle-Ile. Il ne parle qu'hôtels, villas, exploitations de plages, casinos et lignes de bateaux. Ou bien alors il fait de grosses plaisanteries. Est-ce un réconfort pour une femme qui souffre?... D'autre part, il ne m'est plus possible de quitter Chantilly, sinon pour quelques jours à peine. Je ne me suis déjà que trop absenté cette année.

—J'irai là-bas, je crois qu'Yvonne a l'intention que j'y aille... si vous voulez.

—Eh!... vous n'en doutez pas, ma bonne Thérèse.

—Nous jouerons aux cartes. Je la promènerai. Je lui occuperai son temps, un petit mois.

—Sans doute... Toutefois mon beau-père est bien agité, et non moins bavard, hein? Enfin, si elle a besoin de tapage...

—Le bruit distrait.

—C'est vrai, après tout.

—D'ailleurs, notre pauvre chère petite trouve heureusement quelques consolations dans sa grande piété.

—Oui.

—Le ciel n'abandonne jamais entièrement ceux qui se remettent à lui. Yvonne est de ceux-là. Ayons confiance.

—Certes.»

Je vis Yvonne après cet entretien:

—«Il est pénible d'être un bureaucrate, lui dis-je. Me voilà prisonnier. Je ne puis aller où je veux.»

Ses lèvres sinueuses et tristes se sont décloses:

—«Qui te retient?

—Mais toi, Yvonne. Mon regret n'est que de ne pas voyager avec toi. J'aimerais te conduire à la mer, tiens, en Bretagne... Une idée! Je te mène chez ton père, à Quiberon, et j'irai t'y reprendre dans un mois. Thérèse t'accompagnerait probablement bien volontiers: demandons-le-lui. Cela va?»

Que deviendrait-elle, en Bretagne, dans la villa de son terrible père, qui était l'un de ces fâcheux à rude franchise, toujours étonnés de leur propre vertu. L'on ne rencontre que trop de ces gaillards. Ils prétendent avoir «le cœur sur la main», mais vous assomment avec cette main fermée comme un poing. Des sots. Le bel exploit que de se dire un incorruptible, quand un rien de bonté vaudrait tellement mieux!

Puis M. Leguel n'aimait pas à risquer son argent. Néanmoins il s'intéressait à de petites affaires, ayant placé quelques sous dans les hôtels de la côte, ayant commandité pour sa mince part les bateaux de Belle-Ile à Quiberon. Ces humbles affaires lui emplissaient le cerveau de projets et de fumées... Toute l'année, il habitait Saint-Nazaire. Mais Quiberon, où il possédait une villa, retentissait l'été du vacarme que causaient sa voix, ses opinions, ses combinaisons financières, sa cordialité importune.

Il allait s'écrier, en apercevant Yvonne:

—«Comme tu as mauvaise mine, ma petite! Nous te ferons passer ça, ici.»

Et allez donc!... Toutefois, Yvonne l'aimait, c'était son père, et je n'avais qu'à me tenir coi, comme à sembler l'aimer aussi.

Yvonne partit donc le 16 août, en compagnie de Thérèse Gervonier et de moi. Je les installai toutes deux à Quiberon, chez M. Leguel. Vers la mi-septembre, je retournai les chercher.

—«La chère petite fait un tour le long de la grève... Comme elle sera contente!» s'écria Thérèse Gervonier, qui battait des cartes devant la fenêtre ouverte. Sur quoi, elle m'apprit que M. Leguel se trouvait absent depuis deux jours: il était tellement dommage que je fusse ainsi arrivé à l'improviste!

L'automne venait de naître tout doucement: la mer se plaignait à mi-voix, attristée par la chute du jour et la pluie prochaine. J'aperçus bientôt Yvonne qui cheminait à pas lents, emmitouflée dans son voile noir.

—«Ah! fit-elle... François!»

Et elle tomba dans mes bras. Un instant après elle remuait les lèvres: sa prière... Cette âme charmante remerciait Dieu de toute chère émotion, sans lui reprocher jamais les pires.

Nous tenant par le bras, nous allâmes nous promener assez loin. Au delà des villas, à Quiberon, il est une petite plage entièrement déserte. L'on s'y croirait au commencement du monde: rien que les dunes, les roches, le sable vierge, des coquilles légères, la mer qui se roule en liberté, le vent qui souffle. Parfois une hirondelle solitaire y arrive du fond du ciel, vole en silence, va, vient, vire, s'ébat: elle est chez elle.

Nous nous sommes assis longtemps sur cette grève où montait la nuit. Les galères d'Ulysse n'allaient-elles point doubler le cap, et jeter l'ancre?... Je tenais Yvonne par le bras, tendrement, délicieusement. Je lui dis que Chantilly me semblait bien vide, que peut-être maintenant fallait-il rentrer, que le feuillage se rouillait, que c'était déjà la saison des feux de fagots dans la cheminée, des brumes en forêt...

—«Nous partirons demain, si tu veux» murmura Yvonne.

Et je frissonnais de pitié, car j'évoquais devant mes yeux, ainsi qu'elle-même à coup sûr le faisait en cette minute, la chambre close, la chambre muette où notre petite Hélène n'était plus.

—«Nous partirons...» reprit Yvonne, sans lever la tête.

A ce moment, l'angélus tinta, je ne sais où: le son lointain s'émietta sur la plage comme du cristal fragile et fin. Yvonne se leva soudain:

—«Revenons, fit-elle. Je voudrais entrer un instant à l'église.»

Ce fut encore ce mot qu'elle me dit, la pauvre blessée, quand nous approchâmes du seuil où l'attendait l'affreux souvenir, à Chantilly. Elle me serra les doigts dans sa main tremblante:

—«Attends, supplia-t-elle tout bas, attends un peu! Je ne peux pas... Il faut qu'avant j'aille prier... Mon Dieu, quelle tristesse! Attends encore, François...»

La voiture passa notre porte, et je la regardai, fou d'émotion, qui pénétrait courbée dans l'église, suivie par Thérèse Gervonier.


Eh bien, oui, suivie par Thérèse Gervonier, quoi de plus naturel? Yvonne entrait à l'église. Sa cousine, sa garde, dont la dévotion était sincère et même touchante, y pénétrait derrière elle, il n'y avait rien de si simple.

Bien entendu.

Et d'ailleurs, n'étais-je pas accoutumé à voir Yvonne suivie sans cesse par une cousine, une tante, une marraine, une parente amie? Suivie ou précédée, aussi bien, entourée enfin, encadrée, environnée. Il n'était pas de tribu patriarcale plus unie que la famille Leguel-Quériou. Souvent on rencontre, sur les chemins menant aux villages, des jeunes filles qui vont par groupes: elles se donnent parfois le bras, et si la soirée est belle, il arrive qu'elles chantent. Joignez à cela quelque joli tournant de route, un parfum qui passe. J'avais aperçu de la sorte Yvonne pour la première fois au bord de la forêt de Lyons, par un tendre jour d'été: quatre cousines riaient autour d'elle, et toutes les cinq chantaient sous la feuillée.

A vrai dire, c'était la Valse bleue que ces demoiselles fredonnaient. Et puis, elles étaient bel et bien en contravention, vu qu'ayant entrepris de boire du thé, elles venaient de couper effrontément un fagot de bois, et s'apprêtaient à y mettre l'allumette, afin de faire bouillir leur eau.

—«Mais, mesdemoiselles, vous allez brûler la forêt!»

Silence, stupeur, gêne. La plus jolie, avec ses paupières baissées, était celle qui se nommait Yvonne, je l'ai su depuis. Bientôt les parents survenaient, ainsi que l'institutrice, portant la boîte de thé, les tasses, les gâteaux: tout un camping. Je me nommai, l'on s'expliqua, bref tout fut arrangé, et l'on me corrompit pour un verre de porto.

Verre deux fois savoureux, qui me permit une visite de remerciement au logis des cousines, près de Gournay. Yvonne Leguel se trouvait là, délicate, frêle, et déjà silencieuse. J'appris bientôt qu'elle avait eu le chagrin de perdre sa mère, deux ans auparavant: et depuis, elle vivait chez les Quériou innombrables, ses parents maternels, ou confiée aux bons soins d'une extraordinaire quantité de Leguel, car son père voyageait sans cesse, pour ses affaires... De quel ton effrayant M. Leguel ne prononçait-il pas ces deux mots émouvants: «Mes affaires»!

D'autres se fussent découragés, peut-être, à voir celle qu'ils aimaient toujours défendue par une file d'amies intimes ou quelque ligne serrée de parentes à la mode de Bretagne. Cependant j'y trouvai du charme, au contraire: aucune coquetterie, ici, je ne fais pas figure de Valmont, mais il est dans la nature des hommes qu'ils se piquent devant la difficulté. Un simple veneur, au bois, aime à séparer d'une troupe d'animaux—il dit «d'une harde»—le gibier qu'il chasse: je me plus instinctivement, et comme un innocent hobereau bien plutôt qu'à la manière de Lauzun, à «déharder» Yvonne.

Puis, qui ne se rappellerait malgré soi ces chromos charmants, où l'on voit des fillettes de Hollande faire la chaîne au pied d'un moulin? Il y eut peut-être aussi la complicité d'un imagier plein de grâce, Maurice Boutet de Monvel, qui avait charmé ma prime jeunesse avec ses petites personnes rangées en flûte de Pan sur les pages d'album... Et qui sait, si ce ne fut même à cause des girls, mais oui, des simples girls de music-hall? Je me trouvais au collège quand j'aperçus les premières: c'était alors une grande nouveauté. Il me sembla que les Grâces elles-mêmes m'apparaissaient, les Six Grâces, les Douze Grâces, les Grâces sans nombre!... Il n'est encore qu'un souvenir d'enfance, si modeste qu'il semble, pour parfumer vraiment toute la vie. Je ne pouvais presque jamais parler à Yvonne: mais je la voyais en rêve tourbillonner dans une ronde sans fin, exquise qu'elle était parmi ses compagnes inévitables, et la ronde finie, j'éprouvais le désir d'embrasser la plus belle, comme dans la chanson. Je me résolus à demander sa main.

—«J'ai horreur, lui dis-je un beau soir, bien sincèrement horreur de l'Opéra-Comique, et plus encore de l'Opéra. Je n'aime pas davantage les concerts, où l'on entend une musique très difficile à écouter pour un simple forestier comme moi. Le Théâtre-Français m'ennuie tout autant, avec ses comédiens considérables.

—Mais, monsieur Simonin, vous ne quittez pas ces concerts, cet Opéra-Comique, et ce Théâtre-Français.

—Dites que vous m'y rencontrez toujours, mademoiselle.

—En effet.

—Si vous m'y rencontrez, c'est que j'ai soin de vous demander chaque dimanche où vous comptez aller, avec vos tantes ou vos cousines, au cours de la semaine. Et ces jours-là, je roule sur la ligne de l'Ouest, dans le train qui mène de Lyons à Paris, puis y ramène, hélas!... Oui, hélas! parce que je suis très malheureux, quand je quitte le lieu où vous êtes, parce que je vous aime, et parce que... si vous voulez...»

Elle voulut bien, et je priai mon parrain, Auguste Simonin, de venir à Paris afin de voir M. Leguel, entre deux trains, puisque cet homme affairé se trouvait toujours en route. Ma seule surprise fut que le soir où j'appris à Yvonne que je l'aimais, ainsi que cet autre soir où, nous trouvant seuls par hasard, je lui donnai le premier baiser, elle détourna les yeux.

—«Vous ne m'aimerez jamais, Yvonne?»

Elle se tut un instant, puis me répondit en souriant:

—«Mais depuis le jour du thé, en forêt de Lyons, je pense à vous. Je vous attendais.»

Plus tard, je murmurai:

—«Toute ma vie, Yvonne, toute ma vie...»

Elle devint glaciale encore, durant un moment... Ah! pauvre petite, c'est qu'elle adressait une action de grâces, je l'ai compris par la suite: et j'aurais peut-être dû, ingrat que j'étais, me jeter à ses pieds... Mais une femme qui prie tout bas inspire d'abord du respect.

Laissons là mes entrevues avec M. Leguel. Je n'étais pas bien riche, Yvonne non plus: nos dots unies firent néanmoins une petite somme qui nous permettait la vie paisible. Cependant mon titre officiel surtout enchantait mon futur beau-père: je l'eusse très vivement contrarié en paraissant à l'église, le jour du mariage, sans être revêtu de mon uniforme vert.

—«Ce serait grand dommage, mon cher François, faisait-il, vous qui avez une taille d'officier de cavalerie!»

Il eût proféré sur le même ton: «Vous, mon enfant, qui sautez si bien à la corde!»

Sur quoi, il m'emmenait à la brasserie pour souper «en garçons», ainsi qu'il disait à Yvonne en clignant de l'œil. Il discourait: «Dans la vie, mon cher... Le bonheur d'Yvonne... Mes occupations...» Je m'aperçus tout de suite que ses propos n'étaient jamais utiles: et je pris dès lors l'habitude de lui répondre machinalement, ainsi qu'on fait «Dieu vous bénisse!» lorsqu'un voisin vient d'éternuer. Nous sommes bien d'accord, mon beau-père et moi.

Cependant, si les grappes de cousines et le bataillon des parentes, tant jeunes que vieilles, m'avaient au début diverti, je m'en trouvai bientôt las, une fois marié. A tout instant, Yvonne quittait pour la journée Lyons-la-Forêt, où nous habitions:

—«Tu rentreras pour dîner?

—Mais oui.

—Cela ne te donne pas beaucoup de temps pour rester à Paris.

—Oh! je vais seulement passer une heure chez les Quériou d'Auteuil, une heure chez ma marraine Stéphanie.»

Elle ne pouvait se priver de ses deux familles. Tout l'été, Yvonne coulait des journées entières à cartonner chez ses cousines de Gournay: durant ce temps, moi qui haïssais les cartes, je courais la forêt à cheval, à bicyclette, à pied, pour mon plaisir autant que pour mon service. Yvonne ne montait point à cheval, et ne tint pas à s'y habituer. La bicyclette l'ennuyait. Elle m'eût à la rigueur suivi dans mes randonnées à pied: mais de quoi causer? Les sujets où la religion jouait un rôle étaient interdits. Quant aux autres, il s'établit vite une certaine gêne entre nous: quoique instruite et d'intelligence extraordinairement nette et fine, ma femme ne comprenait pas tout. Ainsi les mots n'avaient pour elle aucune poésie. Elle qui prêtait tant de prestige aux phrases des prières, n'en attribuait aucun à toutes les autres: on ne lui avait appris, quand elle était petite, qu'à révérer les textes sacrés; un texte profane n'avait point la même importance, à beaucoup près. Yvonne dut penser assez vite que je n'étais pas sérieux. Sur quoi, elle abaissait ses paupières sur ses yeux pensifs: à quoi bon s'expliquer? C'est d'ailleurs impossible... Et elle se remettait à jouer aux cartes.

Hélas, il m'eût au contraire fallu la plus vive compagne, et la plus «allante», comme on dit, pour vivre aux champs! Une femme qui eût aimé gaîment, sans prudence, et entrepris chaque chose avec un optimisme de sauvage, une femme aussi qui se fût montrée naïve, confiante, bavarde et fougueuse: et l'on sait bien que tout cela ne veut pas dire une sotte, loin de là, mais un être jeune. Une lecture, un mot, une chevauchée, des caresses, voilà qui fouette également un sang bien rouge et des nerfs tout neufs. Mais Yvonne ne concevait ni la vie, ni l'amour d'une manière si extravagante: son démon ne l'y poussait point.

Je ne m'en avisai pas tout de suite. Aux premiers jours, j'ai pensé: «C'est la réserve charmante d'une vierge». Et il était vrai. Ma jeune femme avait voulu, pour sa lune de miel, aller à Belle-Ile: les Quériou étaient de vieille souche bretonne, et pareillement les Leguel. Le seul aspect d'Yvonne elle-même évoquait le poème admirable: «... au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil; les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu'on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu triste; mais des fontaines d'eau froide y sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des fonds d'herbes ondulées, se mire le ciel...» Les yeux d'Yvonne n'étaient d'ailleurs ni verts, ni gris, mais châtains: des feuilles d'automne, et non des herbes vives, emplissaient la fontaine.

Fine et jolie Bretagne, berceau d'Yvonne, et sa vraie patrie! Chaque année les touristes s'y pressent, et les peintres l'encombrent; il y a même des espèces de chantres qui inventent des complaintes romanesques. Un étourdi sera persuadé que les Bretons craignent de rencontrer les fées sur la lande, qu'ils prendraient «leur fusil, Grégoire...» pour un oui ou un non, qu'ils contemplent l'Océan en pensant à des choses obscures, et que tout à l'heure ils se partageront la soupe d'un air grave, presque tragique... La Bretagne! murmure-t-on, la Bretagne!... et déjà la voix baisse et s'assombrit.

La vérité est bien plus simple. Il n'y a pas en France de contrée si douce. Le même vent terrible qui, là-bas, a bondi sur un âpre golfe, s'en vient flatter ensuite, bien loin, l'église accroupie parmi les poules et les herbes, et se meurt au seuil d'une petite maison des champs, devant laquelle se balancent deux roses.

Terre délicate! On n'y étouffe guère, et il n'y gèle presque jamais. Les fleurs du Midi poussent autour des clochers. Les paysannes vont par les grèves ou les prés, divinement coiffées. Pas une tristesse dans leurs yeux, mais nulle grosse gaieté non plus. Les hommes ne crient, ni ne s'injurient, et parlent assez bas, d'une voix bien modulée: l'accent breton n'a rien de lourd, il chante... Et des cloches, partout, sans cesse, comme à Florence.

Nous passâmes un mois exquis à Belle-Ile. Je l'aimais tant, cette petite! Puis ce mois de juillet était torride et bouleversé: de quoi perdre un peu la tête, fût-on Yvonne. Nous avons vu, par l'ouragan, des bateaux de pêche qui rentraient tout ruisselants, tout rugueux, et comme honteux de rapporter deux sardines et un homard chétif, au lieu du panier qu'emplissaient naguère jusqu'au bord les poissons d'argent ou les crustacés biscornus. Nous avons vu des gaillards ivres, le dimanche soir, ivres avec décence pourtant: ils psalmodiaient modestement des chansons qui n'étaient point laides... J'ai aussi vu Yvonne décoiffée par le vent, à la pointe d'un cap. Je l'ai entendue qui riait comme une folle, un peu prise de cidre, après un déjeuner à l'auberge. Je l'ai même surprise, sur la grève éblouissante et déserte de Port-Donnant, qui pataugeait dans une flaque d'eau: et le soleil dorait ses jambes nues...

Ah! toute sa frêle jeunesse sera restée là-bas, dans le silence voluptueux de Port-Donnant. Notre bonheur est enfoui sous ce sable d'or.


A son insu, Yvonne eut un grand ennemi: ce fut le souvenir de Luce Baudry.

Luce Baudry?... Oh! moins que rien: une fille de Nancy, une cousette qui avait mal tourné. C'était la maîtresse d'un lieutenant de dragons, fort joli garçon qui attendait la guerre d'un jour à l'autre, son paquetage toujours prêt et ses éperons chaussés. Il fumait sa cigarette, et sautait des barres de deux mètres, en souhaitant chaque matin de charger devant son peloton, jusqu'à ce que mort s'ensuivît: un cavalier allègre et charmant. Il me disait sans cesse:

—«Luce n'a pas grand'chose pour elle. Mais elle est si tendre!»

Jamais, en effet, femme plus patiente, plus affable, ni plus prévenante ne vécut auprès de moi. Elle préférait tout de suite, en souriant, chaque chose que j'aimais. Elle s'écriait en ouvrant un livre: «Comme c'est beau!» parce que le livre m'avait plu, et prétendait dormir au concert, puisque je n'entendais rien à la musique, non plus qu'elle d'ailleurs. Elle épousait mes querelles, soignait mon linge avec un plaisir évident, et se fût peut-être jetée au feu, si seulement j'avais passé devant. Puis, que de caresses! J'en reçus plus encore, il me semble, que je n'en donnai.

Douce, mais froide Yvonne, ma chère femme, quelle n'était pas votre discrétion, au contraire! Au moindre nuage qui passait entre nous, je nommais aigrement «pauvreté» cette réserve. Combien j'ai manqué d'indulgence, peut-être!

J'avais frappé d'étonnement la pauvre Luce lors d'un rallie, aux environs de Nancy. Un cheval admirable m'ayant été prêté, j'arrivai devant le lieutenant son ami, bien par hasard: et ce fut tout aussitôt que la jeune femme me donna des preuves d'attention.

—«Couvrez-vous, s'écria-t-elle avec crainte. Si vous alliez prendre un rhume!»

C'était déjà de l'amour: Luce s'inquiétait, me dorlotait sans plus attendre. Yvonne m'eût bien soigné fort malade, mais il m'eût fallu le devenir, et gravement, avant qu'elle n'y songeât. Parbleu! il ne s'agit pas qu'une femme tienne lieu de bonne d'enfant; rien, certes, de moins désirable que le bol et la potion, la bouillotte et le cache-nez qu'une gouvernante, fût-elle éprise, vous apporte. Néanmoins, toute précaution nous touche: et Luce y joignait toujours cent baisers, au lieu qu'Yvonne...

Le lieutenant, qui n'y tenait qu'à peine, m'abandonna la petite Luce volontiers. Il ne me souvient pas d'avoir passé quelques mois pendant lesquels la vie m'ait parue si courte. Mon amie nouvelle me choyait, me gâtait, me couvait. A la vérité, nous mangions des pommes de terre avec du pain sec, les jours de congé, car je n'avais que quelques sous dans ma bourse d'étudiant. Mais Luce s'arrangeait de tout.

Du vivant de mes parents, quand j'étais un petit bonhomme aux écoutes à mon bout de table, je me rappelle que l'on parla devant moi, pendant tout un dîner, d'une certaine cousine Laure; elle avait, paraît-il, adoré prodigieusement son mari, un vrai monstre pourtant, boiteux et à demi borgne, en outre assez crapuleux; elle l'avait adoré jusqu'à la folie, jusqu'au dévouement sublime, jusqu'à s'être fait tuer sur la même barricade que lui, pendant la Commune. A la fin de la conversation, et en manière de conclusion, mon père, qui était un homme paisible et réfléchi, prononça simplement: «Cette Laure avait un gros tempérament.» Ce sont là formules concises, qu'un enfant n'oublie guère, et qui lui donnent beaucoup à penser.

Or il est bien certain que Luce également... Enfin, elle était douée, elle aussi, tout comme la cousine Laure. Yvonne n'avait rien de ces énergumènes.

Énergumènes, sans doute: car, il faut bien le dire, Luce exagérait un peu la tendresse. Un dimanche soir, son ancien ami le lieutenant vint passer la soirée avec nous. C'était en juillet, et il faisait très chaud: nous dînâmes dans un cabaret de banlieue, sous une tonnelle, au son d'un pauvre orchestre. Le lieutenant, qui se sentait triste, parla d'autrefois, sans nulle retenue d'ailleurs, et à la cavalière. Joignez que trombones et violons jouaient au loin des danses bien triviales, pourtant langoureuses. Dans la demi-obscurité du soir, je pris la taille de Luce: mais j'y rencontrai la main du lieutenant. La jeune femme goûtait à l'excès, on le voit, la moindre émotion. C'était trop peut-être... Nous regagnâmes Nancy en silence, un peu confus, et je ne les revis jamais, ni l'un, ni l'autre.

J'ai quelque honte d'avoir laissé revivre le souvenir de cette fille à propos d'Yvonne. C'est une complaisance qui ne fait guère honneur à mon goût. Mais la mémoire de cette simple Luce me hante souvent... Ah! plutôt le refrain d'un fifre des rues, parfois, pour danser du moins sans souci, que le silence qui inquiète, ou certains chuchotements dont on se méfie!


Peut-être, du reste, ne suis-je pas juste envers Yvonne. Elle m'a fait tant souffrir par sa tristesse glacée, et par cet air continuel de ne rien me reprocher, mais d'avoir mieux ailleurs—à l'église notamment!

Aussi bien, c'était vrai. Je ne pouvais presque rien pour elle: je demeurais respectueux et consterné devant son immense douleur. Comment la soulager vraiment, et qu'eussé-je fait, quand je me trouvais là moi-même sans force ni courage? La chambre vide où notre petite fille avait vécu demeurait close, comme un tombeau, dans la maison. Nous ne savions y entrer sans trembler, et d'autre part, y changer seulement quoi que ce fût nous eût semblé une impiété, pis encore, une profanation. Le babil et les cris des autres enfants nous rompaient le cœur.

Je m'efforçais de l'occuper, de l'envoyer à Paris, et de lui créer d'humbles obligations. Elle me répondait:

—«Oui... J'écrirai au Printemps.

—Mais, Yvonne, mieux vaudrait y aller toi-même.

—Je ne peux pas.

—Tu peux très bien, voyons. La belle affaire que de prendre le train tantôt!

—Ce n'est pas cela. Seulement le rayon où tu m'envoies est à côté des costumes d'enfants. Combien de fois suis-je montée là!... Aujourd'hui, c'est plus fort que moi, ça me serre le cœur.

—Oh! ma pauvre petite!... pardon! N'en parlons plus... Pardon!

—Tu ne savais pas.»

Elle était devenue plus pâle, elle avait vieilli sous son crêpe; un abîme s'ouvrait parfois au fond de ses yeux qui fonçaient: jamais elle ne me fut si chère. J'aurais tout donné pour détourner un peu sa pensée.

—«Veux-tu voyager? Nous irons où bon te semblera.

—Et tes bois? Et ton métier?

—Rien ne sera perdu. Je demanderai un congé.

—D'ailleurs, à quoi bon? Qu'il soit italien ou espagnol ou russe, la vue seule d'un bébé me fait de la peine. Nous ne trouverions pas un pays sans marmots, n'est-ce pas? Autant rester ici.»

J'essayai encore de l'emmener dans mes tournées. J'attelais mon cheval de chasse à un méchant tilbury.

—«Je vais te conduire, lui ai-je dit un jour, au manoir Mondu.

—Qu'est-ce que cela? Tu ne m'en as jamais parlé.

—Un vrai manoir, tu verras, élevé avec des branchages et de la terre sur le domaine des Mondu. Ce sont des bûcherons, toute une famille, grand-père, fils et petits-fils, avec les femmes. Voilà des gars! Ils arrivent dans un canton immense, vous y dressent leur maison en un tournemain, lâchent leurs poules, leur chèvre, leur chien, et en quelques mois, à eux seuls, ils vous ont aménagé une coupe telle qu'on n'en apercevrait pas une autre dans toute la province. Leur domaine, c'est le taillis, tantôt ici, tantôt là. De vrais sauvages, quoi! des faunes, mais des faunes géomètres: on les abandonnerait dans une forêt vierge, que, deux ans après, celle-ci se trouverait par miracle divisée en beaux carrés clairs ou foncés, comme un échiquier. Viens voir le camp de ces hommes des bois.»

Ce que nous appelions ainsi le «manoir Mondu» se trouvait alors assez loin, dans les côtes d'Orléans. Quand nous approchâmes de la taille où travaillait la tribu, nous aperçûmes tout d'abord deux fillettes et un gamin déguenillé—le petit Poucet sans doute—qui, serpe en main, nettoyaient des branches. Plus loin, Mondu le père, aidé de son fils aîné, attaquait un arbre. Mondu l'aïeul enfin, Mondu le chenu, s'occupait à lier des fagots. Assise devant la maison, Mme Mondu reprisait une culotte, cependant qu'une autre fille étendait du linge rapiécé sur les buissons voisins. De ci, de là, picoraient des poules en liberté, de bienheureuses poules bocagères qui tôt ou tard reviendront à l'état sauvage, à force de vivre en plein bois, et s'envoleront comme des faisanes. Attachée à un piquet, la chèvre piétinait un peu de foin, cependant qu'un cochon grognonnait dans sa cachette, on ne savait où. Quant à la maison, imaginez une sorte de métairie basse, à un étage, faite en mottes d'herbes: un tuyau de poêle, qui semblait en ribote, perçait le toit, et il y avait même deux prétentieuses fenêtres, ornées de vitres. Et le silence—n'eussent été les coups de hache—un grave et paisible silence autour de tout cela.

Yvonne, charmée, adressa quelques mots de bienvenue à Mme Mondu:

—«A la bonne heure, vous gouvernez une vraie ferme.

—Nous manquons de tout, répondit celle-ci qui se plaignait machinalement. On mange un sou de bidoche chaque fois qu'on perd une dent.

—Vous avez bonne mine.

—Oh! pour gras, ça, on ne l'est guère. Le cochon non plus ne profite pas. Mon gars Roger a les joues rouges, mais il est sécot comme une brique. Et le père Mondu, regardez-le là-bas, madame.

—Il est bien droit.

—Il ne peut seulement fermer les doigts, tant qu'ils sont noués. Ça flotte, la nuit, dans la cambuse.

—Ça flotte?

—Oui, à force d'eau qui pousse aux murs, sous les pieds, partout. Le canton est un vrai marais: ce n'est pas notre poêle qui ferait rentrer la boue, bien sûr.»

Yvonne s'attristait, émue par tant de plaintes, que d'ailleurs la bûcheronne débitait du ton le plus indifférent.

—«Alors, l'année n'est donc pas bonne, madame Mondu?

—Oh, non... Mais ça se maintient tout de même. Ici, on n'est pas mangé par le cabaret au moins. Les hommes votent pareil: ils ne se chamaillent pas. Puis j'ai mes gosses, ça court dans la taille... Roger, Marthe, venez ici, saligoins!... La petite est farouche... Les gosses, il n'y a pas plus embarras, mais on leur donne toujours du solide qu'on a, n'est-ce pas, madame?»

Yvonne a glissé 5 francs dans la main du petit Poucet qui accourait, tout ébouriffé. Mais elle m'a murmuré, les larmes aux yeux: «Sauvons-nous, sauvons-nous tout de suite: je ne veux pas que cet enfant me regarde...»

Une autre fois, nous fûmes à pied jusqu'à l'antique maison de Commelle, dont Yvonne avait aimé naguère les portes en ogive et les chambres voûtées. Le garde Laribout habitait ce logis séculaire et planté comme un vieux soldat inébranlable à la pointe des étangs, le long du bois.

La belle-mère de Laribout, nommée Mme Chevallier, avait toujours éprouvé de l'humiliation parce que sa fille Paula ne s'était alliée qu'à un simple garde: car Mme Chevallier avait de l'instruction, et elle parlait en souriant d'un air tout à fait comme il faut.

—«Ah, madame, fit-elle, c'est malheureux que ma fille ne soye justement pas là. Assoyez-vous donc, madame. Si monsieur l'inspecteur veut bien prendre une chaise aussi... Vous devez trouver que c'est bien petit, ici. C'est quasi branlant, par le fait. Il faut vous dire que Laribout ne gagne pas des mille et des cent, n'est-ce pas: si ma fille m'aurait écouté, elle n'aurait jamais fait ça. Enfin, on passe le temps tout de même, nous trois et les moutards...»

Puis, affûtant ses lèvres, et très femme du monde, Mme Chevallier ajouta:

—«A propos, madame, et votre petite fille, elle va toujours bien?... Voilà un beau bébé!...»

Je tenais par le bras Yvonne toute en larmes, pour revenir vers Chantilly, à travers la forêt où le jour déjà baissait. Je guidais une femme défaite, à demi folle de désespoir, et qui titubait, qui se traînait.

—«Yvonne, aie pitié aussi de moi: tu me fais mal, enfin, je souffre également... Yvonne!

—C'est vrai, mais je n'en peux plus... je n'en peux plus...»

Éperdu, j'eus spontanément l'idée, une fois rentré au logis, de courir chez M. l'abbé Duregard, premier vicaire de la paroisse.

—«Monsieur l'abbé, suppliai-je, je vous demande instamment de venir à mon secours! Il n'y a plus à espérer qu'en vous. Ma femme est chez elle, anéantie par le chagrin: aujourd'hui, une circonstance malheureuse lui a rappelé cruellement notre deuil. Je suis moi-même trop à plaindre, je ne trouve que lui dire, et me sens impuissant, terrassé... Voulez-vous aller la voir, vous, et lui parler?

—Monsieur, j'appartiens à tous ceux qui m'appellent, et me rends de ce pas auprès de Mme Simonin. Mais je ne saurai que prier pour elle: je n'obtiendrai pas beaucoup de calme, sans doute, alors que votre affection y échoue.

—Yvonne est très pieuse, vous l'exhorterez au nom de Dieu, avec toute l'autorité qu'un prêtre seul peut avoir à ses yeux, vous l'apaiserez, j'en suis certain, monsieur l'abbé; je le sais... Venez vite!»

Moins d'une heure après, en effet, M. l'abbé Duregard, quittant Yvonne dont la douleur s'endormait peut-être, demandait à me voir.

—«Je crois, me dit-il, que Mme Simonin aurait besoin de n'être jamais seule. Elle se ronge dans la solitude.

—Hélas! je fais de mon mieux: cependant, ma profession me prend du temps. Puis je dois aller souvent à Paris: elle ne veut bouger d'ici... Du reste, dans l'état de tristesse où je me trouve moi-même...

—Assurément, il lui faudrait une sorte de dame de compagnie. N'avait-elle pas une parente, dont elle n'eut qu'à se louer récemment, à ce qu'elle m'a dit, lors de sa longue maladie?

—Thérèse Gervonier, sa cousine et garde-malade. Voici deux semaines qu'elle nous a quittés. Mais je la rappellerai, vous avez raison, Yvonne ne doit pas demeurer seule un instant.»

Évidemment, il n'y a que trop sujet parfois de songer à l'argent. Nous n'étions pas riches, Yvonne et moi, au point de prendre sans compter une dame de compagnie. D'autre part, comment priver Thérèse du profit qu'elle eût trouvé ailleurs? Il est vrai que nous n'avions pas d'enfant—que nous n'en aurions plus jamais...

Je décidai d'envoyer aussitôt une dépêche à Thérèse, et remerciai vivement l'abbé.

Celui-ci toutefois ne partait pas encore. Il se leva, prit son chapeau, le tourna une fois entre ses doigts, et ajouta, la main déjà sur la porte:

—«Mme Simonin se trouvera bien d'avoir auprès d'elle une personne qui l'encourage à prier en toute confiance...»

Ah, bon! M. l'abbé Duregard désirait savoir si Thérèse était bonne chrétienne. Désir trop légitime... Ne l'avait-il donc pas distinguée à l'église? Je le rassurai en lui apprenant l'histoire de notre humble cousine, et sa vocation religieuse toujours contrariée. Nous nous quittâmes très bons amis.

Je montai quatre à quatre pour dire à Yvonne que nous allions décidément rappeler sa cousine. Je savais lui faire plaisir... Cependant, je dus attendre un peu, car elle était en prière. Je me tus. Je devins morne et froid, et vraiment je savais à peine pourquoi.


La bonne Thérèse Gervonier se réinstalla donc parmi nous, et y demeura pour des appointements minimes... Et puis la vie coula, coula, comme un fleuve pâle entre des rives unies. L'hiver s'est avancé tristement.

Peu à peu, Yvonne reprit l'habitude d'aller presque chaque jour à Paris visiter l'une ou l'autre de ses cousines innombrables: elle jouait au bridge inlassablement, soit ici, soit là. De retour au logis, elle trouvait Thérèse et ses propos tranquilles. Ces dames disaient le Benedicite, l'on se mettait à table, et il arrivait parfois qu'Yvonne sourît devant son assiette fumante, le dos au feu. J'attendais ces minces sourires, ainsi qu'on guette en février les perce-neige.

Nous faisions scrupuleusement maigre le vendredi, et l'observâmes aussi la veille de Noël. Toute la vie, chez nous, devint réglée, et comme liturgique. Cependant que les mauvaises pluies, la neige et les gelées consternaient la terre, je sentais passer le temps d'après le calendrier: ainsi ai-je su que l'Avent s'achevait, que l'Épiphanie était proche, et bientôt la Chandeleur. J'apprenais du même coup qu'Yvonne avait gagné quelque morne tournoi de bridge chez les Quériou d'Auteuil, ou réussi chez la marraine Stéphanie l'un de ces «sans-atout» dont on parle longtemps... Ah! bienheureux ces jeux de cartes, et bénis, doublement bénis soient ces offices et ces pieuses pratiques, qui ont distrait Yvonne! La Noël, le jour de l'An, ce sont pour chacun des fêtes; pour ma femme et pour moi, qu'évoquaient donc ces tristes dates, sinon le souvenir atroce de quelques jouets que nous n'avions pas achetés, et d'un rire adorablement frais que nous n'avions pas entendu, que nous n'entendrions plus jamais!

Grâce au murmure monotone et si doux de la dévotion, grâce à l'indulgence inaltérable d'Yvonne envers ce Dieu qui pourtant l'avait si affreusement châtiée, et grâce au train-train des jours enfin, elle parlait, elle répondait à ce qu'on lui disait: elle vivait un peu, au moins. Il me parut que ce fût un miracle. Je fis présent à ma femme d'un très beau chapelet, et j'eus plaisir à dîner une fois la semaine avec M. l'abbé Duregard. C'était un homme intelligent et adroit: il discutait de politique extérieure avec une invincible logique, et de politique intérieure sans obstination, bien qu'il fût officiellement réactionnaire. Puis il aimait les jardins, et m'en eût remontré touchant la faune des parcs.

Qu'écrirais-je à mon sujet, durant tout ce temps? Rien, sinon que ce fut bien l'un des plus interminables hivers de ma vie. Yvonne était peut-être un peu moins malheureuse, et certes nul ne s'en est plus profondément réjoui que moi, on n'en doutera pas. Cependant, nous sommes doubles ou triples, probablement: il y a toujours on ne sait quel monstre qui fait en nous des gestes étranges. Ce monstre indomptable et sournois, une vraie bête, et dangereuse, m'a plus d'une fois chuchoté tout bas: «Il n'y a pas à dire que tu sois pour quelque chose dans cette détente de ta femme... La religion, oui, la religion que tu ne partages pas; les prières, en dehors desquelles tu te trouves; les cousines, les perpétuelles tantes, marraines, amies vénérables qui, par contre, t'ennuient jusqu'à la torture, et que tu ne vois guère; le bridge au besoin, que tu ignores... Quant à toi-même, quant à ta présence, ton action, ton bon vouloir—néant, mon ami, néant! Ta femme t'aime bien, cela va de soi, et, j'y consens, elle t'aime encore davantage. Mais tout ce qu'il y a de vraiment tendre en son cœur est réservé pour Dieu, et ne se dévoile qu'à l'église...»

Bah! je haussais l'épaule, et eusse voulu chasser hors de moi, à coups de fouet, l'obscur démon qui pensait ainsi.

Cependant je fuyais autant que possible mon logis et mon propre deuil: ma petite enfant perdue, Hélène, ma fille... Je courus les routes comme un chemineau lamentable: gardes, cantonniers et bûcherons me voyaient surgir de tous côtés, à l'improviste. Jamais forêt ne fut mieux surveillée.

Puis je gagnais Paris sous le moindre prétexte. Je retrouvais d'anciens amis. On me revit à la salle d'armes: je me brisais de fatigue, mes nerfs s'en trouvaient bien.

Février vint enfin, presque tiède... Et puis, je crois que La Fontaine me débaucha. Je m'étais repris à lire avec passion, et j'adorais le dix-septième siècle: Chantilly m'y ramenait sans cesse. Or La Fontaine avait été jadis maître des eaux, et même capitaine des chasses: autant dire que le «bonhomme» exerçait à Château-Thierry ce même métier que je faisais à Chantilly. Il siégeait à l'audience une fois la semaine, l'épée au côté—n'avons-nous pas aussi le sabre et l'uniforme?—il expédiait des rapports, surveillait les sergents des forêts, avait soin des coupes, visitait les rivières et les étangs, faisait appliquer les règles de chasse et de pêche. Travail énorme, et perpétuelles randonnées: et pourtant, n'a-t-il pas bien flâné, notre poète exquis, occupé à tourner des contes ou à polir des fables tout en présidant à des ventes de glandée, et rêvant de Psyché dans le temps qu'il gourmandait les manants pris en maraude sous futaie?

Je fus toujours, en ce qui me concerne, fort scrupuleux touchant les devoirs de ma charge. Néanmoins, comment ne me fussé-je pas dit qu'il y eût bonne grâce à flâner, de même qu'avait fait M. de La Fontaine en ses garderies de Champagne? Me suis-je proposé d'imiter celui-ci, révérence parler? Un tel rapprochement serait encore plus sot qu'impertinent... Pourtant, d'avoir songé seulement à la vie si molle de Jean de La Fontaine, maître des Eaux et «courtisan des Muses» à travers bois, c'était déjà une tentation, ou quelque piège du renouveau en ce mois de mars traître et fiévreux, tour à tour glacial et plein de douceurs bizarres.

A la fin de ces jours plus longs, je rentrais sans me presser, au pas de mon cheval: et ce fut ainsi que le souvenir de Marie-Dorothée renaquit tout doucement en moi, à cette époque même où partout déjà les branches se dressaient, charmantes.


Marie-Dorothée, lors de mon deuil, m'avait envoyé d'Italie un long télégramme, suivi d'une lettre très affectueuse. Qu'eussé-je répondu dans l'état où je me trouvais? C'était à moi d'écrire sans doute: mais rien que la pensée d'avoir à me rappeler des images de luxe et de grâce m'était pénible, et pis, impossible. Je ne songeais qu'à Yvonne écrasée de peine, et je n'étais qu'à mon chagrin.

Je n'en aimais pas moins le souvenir de Marie-Dorothée, cependant. Toutefois un ouragan m'avait emporté, la vague m'avait roulé comme un fétu. Il me fallait d'abord revenir à la surface, puis nager longtemps sur la mer calmée, avant que de retrouver le sens d'abord, ensuite mes rêves. Ce n'est pas dans la tempête que l'on entend chanter les Sirènes.

Donc, pendant de longs mois, le silence... Après quoi, le 16 mars exactement, au courrier de onze heures, je tressaillis en apercevant l'écriture harmonieuse et droite de Marie-Dorothée sur une enveloppe timbrée de Paris. J'ouvris—je tremblais déjà—et je lus ceci:

«Mon camarade, voulez-vous me rendre visite à l'hôtel Marceau, où j'habite? Si vous pensez encore un peu à moi, venez, car je suis bien malheureuse, et me sens très seule. Avant sept heures, vous me trouverez.»

Dès le lendemain, comme sonnaient cinq heures, je me présentais avenue Marceau, à l'adresse indiquée: je n'ai pas pu attendre davantage, et pourquoi l'eussé-je fait, d'ailleurs? Si Marie-Dorothée éprouvait quelque peine, allais-je lui mesurer mes humbles consolations? C'eût été les mettre à bien haut prix. Puis, il me tardait de la revoir, et le cœur me manquait presque en demandant que l'on m'annonçât auprès d'elle.

L'on vint m'appeler, enfin, on me guida... La marquise Gianelli occupait un petit appartement dans l'hôtel. Salon-boudoir Empire, vert et or, tout battant neuf. Mais sur tous ces meubles «acajou de palace» vivaient doucement des violettes... et le parfum, l'irrésistible parfum flottait, comme à la villa Médicis, voilà dix mois, comme au Transtévère, comme dans Rome tout entière, le puissant, le beau parfum de Marie-Dorothée!

La porte s'ouvrit, et ce fut le chant, après le parfum:

—«Enfin, je vous revois donc!... Vous avez été bien cruellement frappé, et j'ai pensé à vous de tout cœur, vous n'en doutez pas, n'est-ce pas, cher, vous n'en doutez pas?... N'est-ce pas?... Maintenant, vous me voyez bien à plaindre aussi.»

J'étais si ému que je ne pris même point sa main tendue vers moi.

—«Eh bien, fit-elle, vous voici fâché? Vous ne voulez pas me donner la main?

—Oh! pardon...

—J'aurais voulu me trouver près de vous. Je l'ai été par l'affection.

—Laissons cela, n'en parlons pas... Je vous remercie profondément. Mais faisons le silence, hélas! sur la grande douleur de ma vie... Et puis ce n'est pas moi qui dois être en cause: c'est vous... Eh bien, allons, dites-moi... Qu'est devenue Rome? Enfin, que vous a-t-on fait?

—Beaucoup de peine, mon ami.

—Le poète?»

Déjà les yeux de Marie-Dorothée se remplissaient de larmes: ces aigues-marines défaillaient, s'enfonçaient, se noyaient. J'en éprouvai comme un vertige.

—«Vous a-t-il quittée?... Où est-il?

—Il vogue sur la mer Égée, il erre autour de Chypre, de Samos, de Rhodes... La Clarke, vous savez, cette infâme Pia, cette milliardaire intrigante, cette Pia me l'a pris, enlevé sur son yacht...

—Comme cela, enlevé? On n'enlève plus, du moins on n'enlève pas un homme.

—Cher, un homme ordinaire, non. Mais Stéphane est une proie. Un tel poète, et tout le rêve, toutes les splendeurs qui sont sous son front, toute la gloire qu'il représente: c'est une proie, cela, et un butin magnifique... De même que s'il s'agissait, pour vous, de la plus belle femme de la terre, et de la plus universellement admirée!... Eh bien, moi, au prix d'un dévouement d'esclave, je gardais tout ce trésor, qui m'appartenait... La Pia me l'a volé! Elle a enlevé le magicien sur son yacht, mais oui, vous dis-je, enlevé, comme une pirate! Cette femme est un vrai chef de pirates. On devrait lui donner la chasse, et couler son bateau!...»

Colère et haine! Marie-Dorothée tuait mille fois du regard le spectre de l'infante, maintenant. Elle ne pleurait plus, mais un pli furieux coupait son front du haut en bas, et ses yeux étincelants luisaient terriblement sous ses sourcils joints. Vous eussiez dit Bonaparte menaçant le roi d'Angleterre.

Ce fut moi qui tentai de la faire sourire un peu, cette Amazone. Je lui remontrai que sans doute la Pia se lasserait, et le poète plus vite encore:

—«On s'en va tout confiant, on part pour une longue croisière. Celle-ci, pense-t-on, durera trois mois, six mois. Et puis, un beau matin, l'on n'en peut plus, d'entendre sans cesse la même voix qui s'exclame toujours de la même façon devant les paysages. On est ennuyé d'avoir en face de soi ce visage d'hôte milliardaire, visage pas toujours avenant, qui sait? ni de bonne humeur. Une femme qui est fatiguée quand il faut sortir, qui a soif alors qu'il n'y a rien à boire, qui a des lubies, des caprices, probablement... Alors on abandonne tout à coup cette nouvelle Ariane à la prochaine escale. On la plante là, elle et son bateau, et l'on revient par le premier train ou le premier paquebot. Croyez-vous que la conversation de l'infante Pia soit si nourrie? Je ne l'ai jamais approchée, mais c'est peut-être une Américaine comme tant d'autres, et qui ne songe qu'à déplacer le plus d'eau possible en arrivant dans un port?...»

Je voulais flatter Marie-Dorothée en supposant qu'aucune rivale ne pouvait l'égaler, au moins quant à la culture: et d'ailleurs, c'était vrai, apparemment.

Elle ne m'a point dit: «Vous êtes charitable et gentil. Cela me fait du bien d'entendre des paroles affectueuses.» Mais en me rendant compliment pour flatterie: «Vous avez toujours la même voix si nette. J'aime à ce qu'on me parle ainsi français.» Et les yeux d'acier s'éclairaient. J'étais ému, elle aussi... Cependant nous insistions sur nos mérites, et le ridicule fût venu. Je changeai d'entretien—elle savait bien pourquoi—et lui posai cent questions:

—«Où en est le monument de Victor-Emmanuel, à Rome? Qu'avez-vous fait depuis un an? Votre suisse magnifique règne-t-il toujours dans l'antichambre? Et la petite camériste à l'accent anglo-mondial? Comme elle doit se trouver chez elle, à l'hôtel Marceau!... Et le grand cyprès que l'on voit de votre boudoir: quelle pièce de feu d'artifice, à chaque soleil couchant!»

Notre conversation s'anima, s'égaya. Le beau rire qu'avait Marie-Dorothée! Elle me raconta mille anecdotes irrévérentes et comiques touchant l'illustre professeur Gatti, orgueilleux et rude comme Diogène, «Gatti le Chien», ainsi qu'elle l'appelait. On apporta du thé, du porto.

—«Mais où est l'asti d'antan!...

—Ah! vous vous rappelez?

—Je me rappelle jusqu'à la moindre chose qui vous concerne. Je sais comment vous étiez habillée tel jour, à telle heure...

—Si je vous faisais passer un examen, nous verrions ça.

—Chiche, madame!»

L'examen eut lieu. J'y triomphai. D'une certaine robe, j'ai dit: «Cette toilette-ci, que vous portiez à la villa Borghèse, était joyeusement bariolée de blanc, de noir et de vert cru: un très joli Arlequin pour amuser les enfants.

—J'aurais tant aimé cela! me répondit-elle... Mon cher François, laissez-moi vous confier une chose: vous qui savez si cruellement, pauvre ami, ce qu'est l'amour paternel, vous ne vous figurez pas quelle mère j'aurais faite! Vous comprenez, pour moi, avoir un petit... Mais c'est, ce fut le rêve de toute ma vie! Si le colonel... oui, le marquis Gianelli, enfin, mon mari, m'avait donné un fils, je crois que je serais actuellement à Turin, et je présiderais des bals pour la garnison. Quant à Stéphane...

—Eh bien, en effet, pourquoi non?...

—Cher, je ne suis peut-être pas élue. Ce n'est pas mon destin. D'ailleurs Stéphane ne veut pas. Il craint le scandale. Oui, cet homme qui est parti, mêlé en vrai bouffon à la cour impure de la Pia, cet homme-là craint le scandale... Mais comme je l'aurais élevé, soigné, amusé, embelli, mon petit, ou ma petite!... Voyez-vous, François, celui qui aurait été son père m'eût paru un être sacré.

—Le poète, justement.

—Certes!... Est-ce que vous croyez à l'hérédité? Moi, j'y crois. Il n'y a pas de père au monde qui m'eût paru plus admirable que le poète Stéphane Courrière. Songez donc, s'il avait seulement légué à son descendant une parcelle de lui-même! J'aurais cru à cet enfant-là comme la Vierge à son fils. Je me fusse dévouée à lui, corps et âme. Ses nuits auraient été mes nuits, je n'aurais plus vécu qu'afin qu'il eût bonne mine... A défaut du poète, j'aurais du moins voulu un homme bien dessiné.»

L'impudeur de Marie-Dorothée était prodigieuse et particulière. Non que ses propos fussent jamais regrettables, ni que sa tenue prêtât au moindre reproche. Cependant elle vous avait une manière de parler du genre humain, parfois, en le traitant tellement à la façon d'un bétail qu'on prend ou qu'on laisse, dont on usera, si le modèle est bon, mais qui peut aller à la boucherie, si la ligne est fâcheuse ou les aplombs suspects; elle jugeait si paisiblement autrui selon qu'un aficionado estime le taureau, ou un homme de courses le «deux ans» qui débute; puis elle s'exprimait si gravement, si posément sur les sujets les plus délicats, qu'elle dépassait d'un seul coup, de bien loin et sans même s'en douter, toutes les bornes de la décence. Elle atteignait à une sorte de chaste effronterie, et de cynisme sans péché.

En homme vulgaire, moi, en vrai plébéien, je me sentis un peu gêné.

Elle me regarda, surprise, et fit:

—«Certes, un homme régulier, un bon modèle. Vous souvient-il d'un dîner, chez moi, où le député Fata parlait de fonder une Société d'encouragement pour l'amélioration de la race humaine?... A propos de ce dîner, que devient Maurice Chennevière? La dernière fois que je l'ai vu, il ne se proposait rien de moins que d'aller au Pôle.

—Lui? N'en croyez rien. Tout l'hiver, il a bien tranquillement chassé avec l'équipage de Chantilly; je l'ai vu deux ou trois fois: il n'avait pas l'air d'un homme qui va faire des choses plus héroïques.»

Bref, nous avons bavardé très tard ainsi. Tout à coup, j'ai sursauté:

—«Une heure et demie que je suis là!... Mon train est manqué.

—Vous prendrez le suivant.

—Si je veux l'avoir, il faut que je parte.»

Mais depuis que je m'étais ainsi brusquement dit: «Eh! c'est l'heure: tu vas t'en aller...» une sorte de tremblement intérieur m'avait saisi. Blotti dans la tiédeur et la douceur, je devais donc maintenant retrouver la rue, le bruit, le chemin de fer? Je sentis soudain le désir violent et presque furieux, irrésistible en tout cas, de m'attacher plus étroitement à Marie-Dorothée, et vraiment une sorte d'incantation m'enivrait tout bas: «Mais dis-lui, me faisait une voix secrète, mais dis-lui donc que tu l'aimes, mais dis-lui, allons, puisque c'est vrai, puisque c'est fou, comme tu l'aimes!» Je n'éprouvai aucune peine à parler, mes lèvres s'ouvrirent toutes seules:

—«Vous savez que je vous aime toujours, comme là-bas.

—Là-bas, je n'en étais pas sûre...

—Mais si, vous le saviez, vous l'aviez bien vu.

—Pourquoi êtes-vous si pâle?... François, je suis contente de vous retrouver.

—Vous auriez dû m'appeler plus tôt.

—Je n'osais pas, vous étiez si malheureux!

—Nous nous consolerons l'un l'autre désormais...

—Ah! cher... Allez-vous-en, maintenant. Allez, vous me plaisez, François. J'ai confiance en vous.

—Quand reviendrai-je?

—Quand vous voudrez. Téléphonez-moi demain. Téléphonez, ou écrivez, ou venez, donnez-moi des nouvelles tous les jours. J'ai besoin d'un ami plus que jamais... Non, pas les lèvres: les mains, tenez... Demain, à demain.»

Je me suis presque sauvé, mais en riant, et vraiment éperdu de joie, d'émotion! Toute la poésie et la grâce du monde me semblaient écloses en cette pièce où vivait Marie. Car je l'appelai dorénavant Marie, à la française.

Quand je revins à Chantilly, je dis à Yvonne:

—«J'ai manqué le train. Je rendais visite à la marquise Gianelli, tu sais, cette dame qui a si grand air, et chez qui j'ai dîné à Rome: une amie de Fernand Luzot, je t'en ai parlé. Stéphane Courrière, son seigneur et maître, l'a quittée pour l'infante Pia... Comme elle me racontait tout ce drame, j'ai laissé passer l'heure.»

Ma femme répliqua sans humeur:

—«J'ai dîné sans t'attendre, avec Thérèse.

—Il ne faut jamais m'attendre... La marquise Gianelli viendra un jour ici. Tu verras qu'elle est très belle.

—Qu'elle ne vienne toujours pas avant la semaine prochaine: je ne serais pas là. J'ai trois bridges, mardi, mercredi et samedi.

—Vendredi, alors?

—Non, je vais au sermon de Mgr Bardin, l'ami de l'abbé Duregard.

—Et jeudi?

—Je peux moins que jamais.

—Où vas-tu donc?

—Au cimetière, puis à l'église. Hélène est morte un jeudi, tu le sais bien.»


Marie vint en effet...

Marie, ma chère Marie! A Rome, pour la première fois, elle m'avait promis de n'être plus pour moi que Marie, si je consentais à me rendre le lendemain à la villa d'Este: hélas! le soir même j'avais dû partir.

Puis, à Paris, dès ma seconde visite, qui fut tendre, gaie, délicieuse, j'avais ainsi nommé ma grande et somptueuse amie.

—«Pour Stéphane, m'avait-elle répondu, j'étais en dernier lieu la reine Bérénice.

Invitam dimisit!»

Je m'attendais à ce qu'elle ajoutât: «Sed non invitus!» Ne savait-elle pas le latin? J'étais surpris qu'elle ignorât quoi que ce fût: je la croyais non pas une femme savante, mais une fée capable de tout. Il me semble que j'avais entièrement perdu la tête... Marie! Nom commun, nom de campagne, nom de la servante qui va rentrer les poules ou porter un billet chez la voisine, nom de chez nous, combien il m'a paru sentir la rosée, la fumée des villages, la menthe et le muguet, ce joli nom de rien qui ne servait qu'à moi!

Car pour tout autre, pensais-je, la marquise Gianelli ne s'avançait qu'entourée de scandale et de légende, comme une courtisane chargée de panaches, de joyaux et d'orfroi. Pour Yvonne elle-même, je me figurais que l'aspect seul de mon amie eût évoqué à la fois le sang des Napoléonides, la slave indolence des Doneff, la noblesse pontificale et romanesque des Gianelli, le glorieux reflet du grand poète Courrière enfin... Je doute cependant que Marie-Dorothée, que Marie, soit apparue si ornée devant les yeux de la froide Yvonne.

—«Cette dame viendra à la maison? m'avait demandé celle-ci.

—Mais oui... Pourquoi non? Elle désire t'être présentée. Cela te contrarie?

—Du tout.

—Elle connaît à peine Chantilly. Je lui ai promis de la guider aux étangs; elle veut y faire une promenade, voir Senlis et revenir par la forêt d'Halatte.

—C'est toi qui lui as dessiné cette excursion? Était-il indispensable qu'elle passât par notre logis?

—Si cela t'ennuie en quoi que ce soit, Yvonne, je dirai que tu es souffrante.

—Non, non, inutile. Cela ne m'ennuie en rien. Mon crêpe n'égaiera pas Mme Gianelli, voilà tout.»

Cependant Yvonne se contraignait à merveille, dès qu'il le fallait. Elle n'aimait guère les étrangers, enclins à troubler sa tristesse. Pourtant son rang d'épouse l'engageait à recevoir en souriant quiconque était amené par moi chez elle: et aussitôt que son devoir matrimonial pouvait, comme en cette circonstance, être nettement défini, elle n'y eût point failli pour tout au monde. Était-ce, d'ailleurs, seulement par crainte de pécher ainsi contre ses obligations chrétiennes? Était-ce par un scrupule secret d'affection? Mystère.

Elle accueillit donc fort bien la marquise Gianelli, qui arriva de très bonne heure, après le déjeuner. Il est vrai qu'aussitôt entrée, celle-ci parut incroyablement à son aise, dégagée, gracieuse, se mit incontinent à causer sans effort ni contrainte, bref eut l'air de recevoir Yvonne chez Yvonne elle-même. Et moi, en tout ceci? J'étais horriblement gêné. Je craignais que l'une ne s'ennuyât, que l'autre ne gardât le silence... que sais-je?

Je crois du reste que j'eus grand tort. A propos de l'hiver en forêt et de la neige, la marquise Gianelli décrivit les domaines immenses de son frère Serge en Crimée; elle nous dépeignit sa mère vénérable, Sophie Doneff, la majesté que dégageait cette vieille extravagante en chacun de ses gestes, et puis ses traîneaux, ses serviteurs tremblants, encore presque esclaves. Les courses de Chantilly lui rappelèrent la figure souriante de son père, le millionnaire banquier, qui avait eu des chevaux illustres, une casaque souvent victorieuse. Au sujet de la garnison de Senlis, elle disserta sur les innombrables uniformes militaires qu'elle avait vus à travers toute l'Europe.

—«Les bersagliers du colonel Gianelli, fit-elle, ont bonne allure. Leurs sombres plumes de coq se jouent avec une grâce sévère, guerrière, quand le vent souffle tout à coup, dans Turin, à l'angle d'un palais de marbre, flambant neuf. C'est la force austère de la jeune Italie.»

Car elle parlait volontiers de son mari, sans nul embarras, avec une courtoise tranquillité. «Le colonel», ainsi qu'elle le nommait.

Les Condé du château, les d'Orléans, le duc d'Aumale l'amenèrent à évoquer l'Empereur et le maréchal Rimbourg, Wagram, Austerlitz, victoires dont celui-ci prit sa part.

—«J'ai visité l'île de Malte et La Canée, où mon aïeul entra aux côtés du général Bonaparte, alors maigriot, noir et pointu, comme un jeune aigle. Le futur prince de La Canée n'était en ce temps qu'un mince sergent brûlé par le soleil, et non moins anguleux que son petit compagnon Bonaparte. Un Marseillais, le soldat Rimbourg. Il y eut tout un vol de faucons méditerranéens qui s'est abattu sur l'Europe à la suite du grand Aigle. Ils avaient tous des regards d'oiseau de proie. J'ai fait voler des autours et des faucons sur des perdrix en Algérie, lorsque mes parents m'y emmenèrent en voyage autrefois: j'étais toute enfant, et les terribles yeux de ces oiseaux pirates me faisaient peur.»

Comme je nommais ensuite par hasard La Bruyère et Théophile de Viau, qui vécurent à Chantilly, puis lord Seymour et les dandys des premiers derbys, aux élégances un peu laborieuses, la marquise Gianelli se prit à juger nos grâces d'aujourd'hui, la presse qui les cultive, les mœurs des gens de lettres et des journaux, le courrier des théâtres, la vie des coulisses, tout ce que lui avait appris sur ce point l'expérience combinée de deux Courrière. Du théâtre, elle glissa vers la politique, toucha au Parlement, à la rupture du Concordat, cita des cardinaux, dit qu'elle avait vu le Pape.

—«Ce n'est pas, fit-elle, une aussi belle figure que Léon XIII. Le dessin de sa bouche a moins de caractère, et son front moins d'intelligence. Il eût fait un bon prélat dans une petite ville. N'est-ce pas qu'il ne semble nullement de la même race?»

Pour excuser sans doute des propos si hardis, Yvonne priait tout bas, sans remuer les lèvres, je le voyais fort bien dans ses yeux. Quand la marquise Gianelli eut posé sa question, Yvonne répondit simplement:

—«Il est le Pape.»

Rien de plus uni que le son de sa voix: mais par sa netteté même et sa brève simplicité, cette réplique détonna au point que Marie-Dorothée, si sensible, s'arrêta net.

Dix minutes après, elle se levait.

—«Vous ne voulez pas nous accompagner, madame? Nous ferons un tour dans Senlis, où je ne suis jamais allée. Avant six heures, vous serez rentrée. Avec l'auto, nous irons vite.»

Mais Yvonne se rendait à Paris. Elle ne pouvait s'en dispenser.

—«Votre femme est très jolie, fit la marquise Gianelli, quand nous fûmes tous deux, côte à côte, dans l'auto bien close.

—Oui, répondis-je, très jolie.

—Elle est extrêmement pieuse, n'est-ce pas? Elle pratique?

—Davantage encore depuis la mort de notre petite: et rien de plus profond, ni de plus sincère que sa dévotion. Rien de plus noble.

—Eh! sans doute... Vous l'aimez beaucoup?

—Je la place très haut, je la chéris, et la plains de toute mon âme.

—Mais vous l'aimez d'amour?

—Marie!...»

Oh! j'étais choqué, humilié, fâché! Quoi? encore une fois, Marie se montrait coquette? Elle savait parfaitement qui je préférais, qui j'aimais d'amour, et de quel amour irrésistible: et elle voulait de nouveau se l'entendre dire, aux dépens de la pauvre Yvonne? Elle prétendait par conséquent triompher insolemment et brutalement?... Peuh! Dorothée Rimbourg, petite-fille de soudards et de cosaques, quel grossier trophée avez-vous donc cherché là? Fi donc!

Cependant elle a deviné sa faute, car voici qu'elle s'est penchée sur moi, contre mon épaule, et m'a supplié tout à coup, d'une voix bouleversée:

—«Excusez-moi, François. Je viens d'être si bête! Mais voyez-vous, il ne faut pas m'en vouloir. La vue de votre femme, si jolie, si douce et si triste, et puis votre maison arrangée pour le bien-être et l'intimité, vos papiers sur la table, vos chiens, les cannes et le fouet dans l'antichambre, toute cette vie de famille dont je ne fais pas partie, moi, moi qui suis si seule, et si malheureuse... François!...»

C'est vrai qu'elle était toute seule au monde, maintenant. Elle entretenait quelques relations à Paris, rendait certaines visites et dînait en ville; mais son abandon néanmoins faisait pitié, et fors mon amitié, nulle tendresse ne se tendait vers elle. Lui fallait-il retourner près de sa mère imposante, théâtrale et toquée, chez ce frère Serge qui la méprisait et l'exécrait? Allait-elle implorer le pardon du colonel?... Non, Stéphane Courrière parti, le dieu envolé, il ne lui restait plus que moi.

Pourtant, elle m'avait froissé. Je le lui fis entendre:

—«Vous n'êtes pas heureuse, et je n'ai pas cette vanité de croire que je vous consolerai. Toutefois, je vous aime à en mourir, Marie: seulement pas une de nos paroles ne doit même offenser de loin le souvenir si douloureux d'Yvonne. Vous me parliez de ma maison, d'une vie de famille: avez-vous oublié qu'il y avait un enfant l'année dernière chez moi? Personne au monde...

—Mais, François, voilà justement ce qui me fait si mal, à moi aussi! Vous avez cet immense chagrin en commun, votre femme et vous. Vous vous rejoindrez toujours dans ce deuil. Vous êtes unis par cette plaie, la même blessure saigne au fond de vous deux: tandis que moi, ah! qui donc se soucie de ce que mon rêve est en miettes, mon passé inutile, mon avenir lamentable? Est-ce que j'ai la consolation d'un petit, moi, dites?... Seule, seule, toute seule...»

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