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Le fourbe

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Comme elle pleurait, maintenant! Mon Dieu, cette femme dont je m'étais autrefois tant méfié, et que j'avais supposée si comédienne, elle était là, défaite et toute en larmes sur mon épaule, à présent: et quelle humilité dans ses sanglots d'amante dédaignée! Je frissonnais de passion et de charité.

Tout près, tout près, joue contre joue, j'ai tâché de l'apaiser, tout à fait comme une pauvre enfant. Hélas! je savais encore comment parler aux enfants... Je lui ai promis—avec quelle ardente foi!—de lui consacrer ma vie, du moins presque entière, de l'entourer de précautions, d'amour infini, de soins, de lui faire oublier peut-être que le grand poète vivait, qu'il était ailleurs. Je jurai de n'évoquer le passé qu'à son gré, et avec respect... Je lui répétai mille fois qu'elle était le plus grand et vraiment l'unique émerveillement de ma vie... Puis, de la joue, nous avons fini par glisser aux lèvres l'un de l'autre.

Nous ne sommes point allés visiter Senlis, ce jour-là. L'auto avait passé la chaussée des étangs, et roulait doucement par la forêt, sur de mauvais chemins. En un carrefour, nous descendîmes, et marchâmes longtemps sous bois: le ciel gris et doux rendait, par contraste, plus aigus encore les bourgeons, comme plus délicate la verdure d'hier.

—«Il faut rentrer, François.

—Déjà... Vous me reconduisez à Chantilly, du moins?

—Certes, mais je vous poserai aux premières maisons. Je ne veux plus entrer chez vous, ni même passer devant votre porte. Cela me fait trop de peine, de m'en retourner toute seule en vous laissant là.

—Oh! voyons, je vous ai dit... Pourquoi...

—François, c'est parce que je vous aimerai.»

Jusqu'à ce qu'elle s'éloignât sur la route de Paris, après cela, nous n'avons plus prononcé une seule parole. Quant à moi, je ne l'aurais pas pu: tout vacillait, les arbres tournaient.

Lorsque j'ai revu Yvonne, le soir:

—«Comment as-tu trouvé la marquise Gianelli? lui demandai-je.

—Belle, et mise à ravir.

—N'est-ce pas?... Nous avons fait un grand tour: nous avons passé par la Table, les étangs, Orry, Montgrésin, Pontarmé... Devine à quelle heure...»

Mais Yvonne est sortie de la pièce. Elle n'a point claqué la porte. Elle n'a ni haussé les épaules, ni pincé les lèvres, ni boudé, ni rien autre. Quand elle rentra, même, elle souriait. Seulement, me laissant au beau milieu de mon récit, elle est paisiblement sortie de la pièce, voilà.


Trois semaines après, j'arrivai un beau jour à l'Hôtel Marceau, décidé à faire un coup d'éclat. Une farouche intrépidité se lisait sur mon visage, et j'admirai ma contenance énergique, reflétée par les glaces dans le hall d'entrée.

Marie logeait toujours en ce palace. En vérité, elle ne savait où habiter, hésitant à vendre ou démeubler son palais du Transtévère, afin de s'installer dans Paris, et répugnant d'autre part à regagner Rome, car trop de souvenirs cruels l'y attendaient, sans parler peut-être de ce qu'elle eût laissé ici, de moi enfin... Qui peut dire?... En tout cas, l'on allait bien voir! J'étais un homme qui étouffait d'amour, et non un soupirant que l'on amuse!

Quand je pénétrai, froidement résolu, dans le boudoir d'acajou, Marie écrivait—en russe!—à sa mère vénérable. Sa robe tailleur orange et noire, telle une grande orchidée, rehaussait tous les tons de la pièce: et ses mèches brunes tombaient sur ses joues et son front, jusqu'à lui cacher presque les yeux, clairs comme des turquoises parmi tant d'ombre. En m'apercevant, elle posa sa plume et sourit:

—«Comme vous voilà sévère! fit-elle.

—Sévère, non, mais déterminé.

—Mon Dieu, qu'y a-t-il donc?

—Je viens vous annoncer une grande nouvelle: j'ai découvert, vous ne l'ignorez pas, quatre pièces charmantes, dont trois ont vue sur le Palais-Royal. Et c'est un jardin délicieux que ce calme et doux Palais-Royal, pour qui le contemple de sa fenêtre.

—Ah! certes. C'est la place Saint-Marc à Paris, M. de Régnier l'a dit. Elle rappelle aussi d'innombrables palais romains, et un peu la place de la Carrière à Nancy, vous rappelez-vous? On peut encore songer à des coins de Versailles, si l'on y tient.

—Eh bien, le logis que j'ai déniché s'ouvre sur le magnifique balcon à pilastres qui court au quatrième étage, tout le long du Palais-Royal. Un grand vase de pierre sculptée s'y profile dans le ciel. En bas les charmilles du jardin sont pleines d'oiseaux. Des pigeons volent çà et là autour des arbres taillés et du panache d'eau, parmi les festons et les astragales des façades.

—Ce doit être très joli, au moindre rayon de soleil.

—Mais sous la pluie aussi! Il n'y a ni bruit, ni poussière, point de voitures qui passent, aucun cri de la rue. Seulement quelques jeux d'enfants... Le soir enfin, vient la paix exquise, et la nuit, c'est le silence: un parc... Au petit matin, du silence encore, mais avec le jour tout neuf, les pierrots, les fauvettes, et la gerbe d'eau qui chante, épanouie dans la solitude...

—Rien de si ravissant, du moins en plein Paris. Pourquoi me dire tout cela, pourtant, d'un ton si menaçant?

—Ces quatre pièces sont meublées, Marie. Leur arrangement est très simple, mais gentil; je n'ai pu mieux faire.

—Bon, je suis sûre que vous y avez apporté beaucoup de goût.»

Elle se moquait sous cape, et je le sentais bien. Presque furieux, je repris:

—«Vous le saurez!

—Eh! quoi donc?

—Si je fus un tapissier adroit, parbleu! Car vous allez venir dans cet appartement minuscule, qui est le vôtre. Ici, je ne puis me présenter sans quelque apparat, non plus qu'éviter les commentaires d'autrui. Au lieu que là-bas, vous seriez chez vous, Marie, et je pourrais vous y rendre visite sans mettre le concierge, les chasseurs et tout l'hôtel dans la confidence... Songez que, depuis des semaines déjà, nous n'avons pas causé si doucement qu'à Chantilly, dans votre auto.

—En effet.

—Et j'attends, si vous saviez comme j'attends que cette intimité se renouvelle!... Aujourd'hui, c'est dit, j'ai juré de parler net, et de vous supplier enfin... Marie!...

—Allons, c'est dit.»

Je pensai tomber de mon haut.

—«Mais, repris-je tout interdit, ai-je bien compris?... C'est irrévocable? Vous viendrez?

—Oui.

—Sans faute?... Mon Dieu!... Quand viendrez-vous?

—Demain.

—Demain!»

Elle me fixait en riant sans détour, maintenant.

—«Demain, murmurai-je stupéfait, à trois heures, à quatre heures?

—A trois heures.»

Sur quoi, elle s'égaya plus franchement encore, et il y avait de quoi: car j'étais ridicule, et tout semblable à quiconque, s'étant rué contre une porte avec un grand fracas, l'aurait précisément trouvée ouverte, bien simplement.


Je ne me suis jamais négligé. Cela s'est trouvé ainsi: je n'y eus aucun mérite. Mon père était le régisseur d'un grand domaine en Champagne. Il occupait quelques pièces dans l'aile du château commandant les terres, les bois et les vignes. Les maîtres de ce château n'y venaient guère, et j'ai passé mes primes années à vagabonder parmi les allées du parc splendide, comme à travers les vestibules et les galeries magnifiques, aux volets clos, de la demeure princière. J'avais perdu ma mère encore enfant, tout juste après qu'elle m'eût appris à lire: et je me trouvai seul, bien jeune, occupé à me rouler dans la boue avec des galopins, en revenant de l'école voisine, à marauder par les sentes et les chemins de ferme, les semis et les potagers, les sillons et les boqueteaux. Après quoi, je passais sous une grille imposante, suivais une avenue taillée pour les carrosses, franchissais des douves, et j'étais chez moi.

Ou du moins, je me figurais être chez moi. Mon père me défendait de vaguer dans les pièces du château: mais l'excellent homme était très occupé. Allez donc surveiller un gamin qui rôde! Les salons, les chambres étaient fermés à clef: bon! je volais les clefs, et me croyais à la fois le prince Charmant et Ali-Baba en cette énorme maison où les tapisseries, les moulures dorées, les serrures trop hautes, les vieux cadres luisaient mystérieusement dans le demi-jour que filtraient les persiennes cadenassées. Je m'aventurais comme un voleur sur les parquets infinis, qui me faisaient peur en gémissant affreusement. Et c'est la tête pleine de fantasmagories qu'ensuite je m'en retournais dénicher des merles.

De toutes ces clefs défendues, celles dont je m'emparai le plus assidûment, le plus passionnément, plus tard, furent les clefs de la bibliothèque. J'étais alors pensionnaire au collège de Reims; j'emportais les livres en cachette, et combien de centaines de volumes n'ai-je point lus ainsi, tant à l'abri de mes dictionnaires, en étude, que pendant mes jours de vacances! Les châtelains possédaient là une considérable quantité d'ouvrages classiques bien reliés, des traductions, des mélanges, des «ana», et tout un amas d'ouvrages modernes, depuis Hugo jusqu'à Renan, depuis Musset et Dumas père jusqu'à Stendhal, jusqu'à Mérimée et Daudet, et même jusqu'aux Goncourt. La collection s'arrêtait vers 1885.

Les maîtres du logis savaient-ils seulement qu'ils possédassent tant de livres? Si parfois ils venaient camper au château avec un grand fracas, ils ne songeaient qu'aux lièvres, aux perdreaux, et se fussent bien gardés de jamais ouvrir ces armoires vitrées, devant lesquelles courait une haute échelle à roulettes. Mais je m'en avisais pour eux, dès qu'ils étaient repartis. Je pus m'acheter même quelques-uns des volumes qui manquaient: et je ne sais si mon père, ancien sous-officier, me fit plus de plaisir quand il me donna une paire d'éperons, dès que je fus capable de monter un poney rétif et difficile, laissé là au dressage par les châtelains, ou bien en ce jour où, sur ma demande, il m'ouvrit un crédit de vingt francs chez un bouquiniste de Reims. Car j'acquis, pour mes vingt francs, certains romans qui m'ont grisé: je faisais figure alors, il faut le dire, d'un béjaune plein de fatuité, et ce n'était pas sans coquetterie que je serrais ma ceinture, et plantais sur l'oreille mon képi de collégien.

En outre, ayant été élevé en plein air, aux champs, un sang bien rouge coulait en moi, j'avais des poumons et des muscles, je connus la gloire athlétique sur les pelouses du football, non moins que l'aviron en main ou l'épée au poing. Bref, à dix-sept ans, j'avais rang de champion, tout autant que de dilettante, au milieu de trente bacheliers provinciaux. Plaisante qui voudra, c'était un succès.

Quand mourut mon pauvre père, je préparais déjà l'École forestière; je m'y trouvais encore alors que l'héritage, pourtant mince, d'une tante me permit de vivre sans gêne à Nancy. Était-ce le moment de tout laisser aller? Au contraire, et par élégance, je prétendis d'autant mieux demeurer l'un de ceux-là dont les intellectuels disent en fronçant le sourcil: «C'est un gymnaste», tandis que les hobereaux murmurent avec mépris: «Il lit beaucoup».

Néanmoins cette humble prétention n'allait pas loin. Je me suis seulement applaudi de n'avoir jamais vécu trop inculte, lorsque j'ai rencontré sur ma route la marquise Gianelli. Il me parut en effet que je l'adorais notamment à cause de son bel esprit et de ses paroles fleuries, reflet évident de cette éloquence dont Adolphe Courrière lui avait montré l'exemple et laissé le secret. Je savais donc apprécier cette intelligence inaccoutumée, vivace et presque déconcertante: Marie, pour moi, c'était la radieuse courtisane Imperia, trônant parmi les humanistes, les mécènes romains du quattrocento. Je me répétais complaisamment: «Je la suis pas à pas ainsi que je me fusse jadis attaché au cortège d'Imperia!» Et je m'échauffais, me félicitais. J'allais même jusqu'à m'inquiéter parfois: «Ne l'aimerais-je que de tête, par hasard?...»

O le plaisant scrupule! Il ne dura pas longtemps, après que Marie fut deux ou trois fois venue, simple et souriante, en ce petit logis du Palais-Royal... Mais je ne sais comment indiquer cela... Enfin la plus belle statue d'Aphrodite égalait à peine Marie, car celle-ci révélait une pureté plus suave encore en sa jambe si longue, si fine, si douce, et le contour de sa hanche s'élevait ainsi que gonfle une jeune fleur, au-dessus de sa tige: et tout était parfait en ce chef-d'œuvre.

Toutefois, c'eût été peu que sa beauté. Il y avait son approche... La moindre dentelle qu'elle portait semblait vivre de plaisir. L'air n'était que parfum, s'il l'avait touchée. Sa chair soyeuse et veloutée ensorcelait la main. Chacun de ses adroits mouvements caressait tout d'abord. Surpris, intimidé, envoûté, j'en vins au point de souffrir, si je devais passer une journée seulement loin d'elle, de même qu'un pauvre morphinomane ne peut se priver de son cher poison, sous peine de mort, pense-t-il. J'eus bientôt besoin de voir et d'entendre ma compagne Marie, comme une plante a besoin d'eau. Absente, elle était là encore près de moi, les cheveux en désordre. Je refermais mes doigts vides sur l'épaule délicate qui me manquait... Certes non, ce n'était pas, ce n'était plus un amour de tête.

Il me semble même qu'avant ce premier rendez-vous j'ignorais encore tout d'elle, et je fus bien la proie d'une seconde passion, étrangement méticuleuse et maniaque, cette fois. Gorgé d'amour, mais non rassasié, je questionnais souvent Marie:

—«Tu es heureuse?»

Elle répliquait en riant: «Mais oui!» Et sans nul doute, c'était de bonne foi. Marie-Dorothée, marquise Gianelli, n'eût pas fait semblant d'être satisfaite, comme une petite bourgeoise.


Et cela dura des semaines, des mois. L'été fut triste et mouillé, les charmilles du Palais-Royal se dressaient sous la pluie, coquettes et solitaires, ou frissonnaient au vent d'un juillet sournois, qui déjà se préparait à l'automne. Marie voulut aller sur une plage pour quelque dix jours: je l'y suivis. Après quoi, elle gagna Pierrefonds: j'y fus à chaque instant.

Un beau jour d'août—le seul peut-être qui fut beau, cette saison, et je me rappelle encore le visage exalté, illuminé qu'avait Marie!—on me pria d'attendre un instant dans la villa. Marie arriva bientôt de la forêt, conduisant elle-même un cheval très ardent, attelé à sa voiture légère. Elle entra au salon, radieuse.

—«Ah! François!... J'ai dû sortir, je ne pouvais tenir en place, et j'ai fait atteler cette bête qui me fatigue: j'avais besoin de mouvement et d'efforts, pour me dépenser joyeusement, je suis trop contente... François, vous savez... il n'y a plus de doute, maintenant... Enfin!

—Mais quoi?

—Eh bien, mais je suis enceinte donc!»

Une bouffée d'émotion violente m'envahit, le sang me sauta aux joues! Marie me tomba dans les bras: ce fut l'un des plus poignants baisers que nous échangeâmes.

Presque aussitôt dégrisé, d'ailleurs, le souvenir d'Yvonne en deuil me remplit de pitié. J'eus peur... Marie l'a-t-elle senti?

—«Qu'y a-t-il? interrogea-t-elle... Tu n'es plus heureux? Tu as des regrets?»

Tout bas, je me suis lâchement dit: «Bah! Yvonne n'en saura rien, après tout.» Et voulant trouver une excuse à cette angoisse qui m'avait soudain crispé les traits, je demandai, du reste assez lourdement:

—«Que pensera de cela le poète, Marie?»

Mais l'effet de cette simple question fut prodigieux! Marie bondit, puis, éclatant du plus beau rire, elle me répliqua tout d'un trait, la voix haletante et triomphale, la tête renversée, la poitrine soulevée, Ménade victorieuse ou Amazone étouffant d'insolence et d'orgueil:

—«Stéphane?... Stéphane peut bien encore répandre trente chefs-d'œuvre par le monde, il n'aura toujours pas fait celui-là! Non, il ne m'a pas donné d'enfant, lui!... Et puis, Stéphane, peuh! il contemple aujourd'hui la mer à Biarritz, toujours à la suite de son infante yankee... Écoute, François, je dis la vérité des vérités, je te révèle tout, absolument tout, en cet instant: tu me plais depuis que je t'ai vu à Rome, ton amour m'a profondément touchée. Peut-être Stéphane m'aurait-il encore reconquise, cependant—oui, j'ai l'audace de te l'avouer, tu vois!—s'il fût venu m'implorer... Mais depuis que je suis sûre, à présent, d'avoir cet enfant-là, il n'y a plus que ce gosse au monde qui compte, tout le reste est fini, enterré, aboli! C'est comme si je n'avais pas seulement vécu jusqu'à ce jour... Je ne te dis même pas que je n'aime plus Stéphane: il n'existe plus désormais, rien n'existe que mon petit, mon beau petit!...»

Puis, se calmant, elle reprit gentiment, poliment: «Notre petit.»

Elle eut même la bonté d'ajouter: «Cette naissance ne pourra rien te faire oublier, mon pauvre et cher François. Tu as eu déjà—hélas!—une fille. C'est un autre bébé qui t'arrive, voilà tout: tu lui réserveras bon accueil, cependant, n'est-ce pas?

—Oh! Marie, en doutes-tu?

—Enfin, tu es encore triste, ou fâché?

—Non pas. Seulement, je songe un peu... Tu m'as dit qu'il n'y aurait plus rien ici-bas que ce petit, ou cette petite... Parole pleine de mélancolie pour moi... Dame!»

Marie se mit à rire:

—«Oh! toi, tu es le père».

Oui...

Mais, tout de même, «le» père... Je me rappelai certains de ses regards qui parfois m'avaient mesuré des pieds à la tête, regards d'éleveur plutôt que d'amie, et j'en souffris... Bah! je souffrais de tout, ce jour-là.

Quand Marie revint à Paris, l'automne était fait. Parmi les arbres rouillés et dépouillés du Palais-Royal, les pigeons ne savaient où percher: ils voletaient comme des oiseaux perdus. Ce jardin, ce cloître plutôt, parut d'ailleurs trop mélancolique à la marquise Gianelli, qui, exultante et rajeunie, finit par louer un petit hôtel blotti dans le fond d'un jardin, à Auteuil: elle le meubla très gaîment, à la Groult, sans négliger d'en faire peinturlurer les pièces minuscules, selon la mode, en vert épinard, jaune papier d'épicier, rose corail et bleu terrible. Elle ne songeait qu'à rire.

Dès ce jour, Marie se soucia de layettes et de berceau, elle se soigna, se surveilla comme une fleur rare, comme un phénomène prodigieux, s'écouta vivre. Tout l'amusait: elle était d'une humeur bienheureuse, d'une bienveillance universelle. Ayant lu dans les journaux italiens que le régiment de Gianelli, revenant de Tripolitaine, avait été reçu en grande pompe à Turin, n'écrivit-elle pas au colonel pour le féliciter de s'être couvert de gloire sous le soleil d'Afrique? Elle ne rêvait que de réconciliations et d'embrassades.

Le colonel répondit par une carte digne et très froide. Heureusement, car ses effusions, en un tel cas, eussent gêné quiconque: mais non pas Marie.


Comment Yvonne a-t-elle connu ma liaison avec la marquise Gianelli?

Hélas! on détourne, on distrait une femme affairée, ou passionnée, ou frivole, une femme enfin qu'assiègent mille soucis de plaisir ou des entreprises mondaines. Une jeune mère a ses enfants, elle dit: «Les cours... fraulein... brevet supérieur... gymnastique suédoise... le professeur de mon petit garçon...» Tout le reste peut faire sourire ce gracieux chef d'état-major.

Mais Yvonne, qu'avait-elle qui l'occupât? Plus rien. Son pauvre cœur était en miettes: morte l'enfant, perdu le mari... Oh! non, cependant, il ne fallait pas dire: perdu. J'aimais infiniment ma femme délicate: elle le savait sans doute. Mais depuis si longtemps nous avions secrètement divorcé, elle et moi. Un baiser nous eût presque choqués, c'était bien trop intime: et puis y tenait-elle? Si l'on veut, nous habitions la même maison: mais supposez que nous y avions chacun notre jardin, le sien menant à l'église, comme un clos de curé, le mien dévalant, bien loin de là, jusqu'à Auteuil en pente folle!... Ce qu'Yvonne, encore une fois, n'ignorait pas.

Eussé-je pu le lui cacher?... Et par quel miracle d'habileté, donc?

Voici qu'Yvonne rentre au logis. Elle revient de Paris. En chemin de fer, elle aura lu quelque roman, et notez que son goût la porte aux plus prudents comme aux mieux déduits. Toute œuvre fougueuse, toute escapade de l'esprit lui déplaît: une livre de rêveries lui tomberait aussitôt des mains. Car elle est réfléchie, modeste, et poursuit sa pensée au petit point, si l'on peut dire, ainsi qu'on brode.

A Paris, qu'aura-t-elle fait? Des courses, peut-être, mais sûrement elle aura pris le thé avec les Quériou, sinon telles ou telles de ses parentes et amies d'enfance: jugez des commérages! Yvonne n'est ni méchante, ni niaisement crédule: toutefois elle répond, puisqu'on lui parle, et par conséquent elle examine, pèse et juge—un peu vite, sans doute—tant de scandales dont on l'entretient.

Au lieu d'apprécier autrui, aura-t-elle, selon sa coutume, joué longuement au poker ou au bridge? On dit que ce ne sont point là des jeux de hasard: mettons que l'un enseigne à pressentir le mensonge, quand l'autre apprend à se souvenir des moindres choses.

S'agit-il du matin, passé à Chantilly? Yvonne se sera promenée sur la pelouse, au parc ou dans la forêt: seule, en ce cas, puisqu'elle ne voit personne, et ne tolère que sa cousine Thérèse Gervonier. Or, seule, elle aura supputé, retourné sans trêve ses chagrins, tous ses chagrins; de même avec Thérèse, probablement, et je voudrais être plus assuré que si mon nom fut alors prononcé, cette Thérèse l'entoura de commentaires sympathiques et rassurants. Vingt fois, en effet, la vieille fille s'est trahie: elle exècre et méprise la marquise Gianelli, qu'elle nomme évidemment «mon adultère», sinon pis.

Reste l'église. Là, Yvonne songe à son salut: entendez qu'elle médite sur ses péchés—hélas! quels sont-ils?... ils n'ont guère de nom, sans doute. Veut-on qu'elle se défende aussi de méditer touchant les fautes du prochain, celles notamment qui la concernent, et entre toutes, touchant les miennes? Pour peu qu'elle y ait apporté le soin qu'elle met à débrouiller ses propres scrupules, voilà toutes mes précautions bien inutiles!

A cette femme attentive et fine, rendue plus frémissante encore par la douleur, par la solitude, par la piété, pouvais-je, on le voit, cacher le but de mes voyages à Paris, devenus de plus en plus fréquents, et voire quotidiens, si mon service le permettait? Souvent j'y passais la nuit. Pourquoi donc? Yvonne n'insistait pas.

De quelle façon, aussi, contraindre mon visage à quelque expression d'intérêt, chez moi, lorsque Thérèse parlait ou qu'Yvonne m'observait? J'étais fréquemment la proie des diables bleus, et surtout des roses: je m'abandonnais à ceux-ci, une ivresse irrésistible me faisait plus d'une fois—comme on dit—sourire aux anges... Ce sourire s'éteignait sous le regard d'Yvonne.

Il m'arrivait de décrire ceci ou cela que j'avais vu avec la marquise Gianelli, et l'on sentait bien en mes paroles qu'un compagnon mystérieux manquait à soutenir le récit, en affirmant: «Mais parfaitement. Nous étions là, telle chose nous advint...»

Enfin—et ceci fut certes le plus grave—le nom de «l'absente» disparut entièrement de nos entretiens. D'un commun accord, nous n'avons plus cité, à mon foyer, ni Marie, ni Marie-Dorothée, ni la marquise Gianelli, ni même la maîtresse illustre de Stéphane Courrière. Ce fut comme si elle eût été morte. Mieux encore, nous n'avons plus soufflé mot de ce qui, près ou loin, la touchait: la Tripolitaine cessa de nous intéresser, les troupes italiennes furent comme abolies; mon voyage à Rome... mais avais-je donc été à Rome? Et dans la Ville Éternelle, y avait-il un «monde noir», un quartier nommé le Transtévère, un certain palais dans ce quartier? Au besoin, ce vocable suspect, «un palais», ne fut plus prononcé. Le professeur Gatti, la comtesse Alessandri, mon camarade Fernand Luzot, existaient-ils en vérité, les avais-je positivement rencontrés? Il n'y eut pas jusqu'à Stéphane Courrière, sa personne, ses pièces, mais surtout sa vie, qui ne se fussent changés en sujets brûlants, et tout aussitôt prohibés, de conversation.

Un jour, le vieil Adolphe Courrière vint sonner à ma porte, vers onze heures du matin. Il m'avait fait prévenir la veille par téléphone: je l'attendais. Une visite d'Adolphe Courrière, dans ma maison! Quoi! ce vieillard fameux autant qu'omnipotent, le directeur sérénissime de la Journée, cet homme considérable sur le boulevard, au Parlement, partout, le grand consolideur de ministères, l'un des révérends augures de notre Bourse, ce potentat secret, ou plutôt discret, ce conseiller, ce chanoine de la République—chez moi!... Il fallait que l'affaire fût d'importance.

Or, point du tout. Il s'en venait bonnement me consulter, m'a-t-il déclaré tout d'abord.

—«Il y a dans les papiers de Lovenjoul, encore non classés, près de trente ou quarante lettres que j'adressai vers 1861, alors jeune reporter, à M. de Girardin, mon patron. J'étais curieux de revoir ces chiffons de jeunesse, dont le conservateur—cela se comprend assez—ne peut se séparer... Ah! monsieur, que d'impétuosité dans ma vertu politique en 1861! La mauvaise humeur des jeunes gens est bien entreprenante. Puis, avec le premier rhumatisme, naît la modestie.»

M. Courrière parlait d'un ton paisible, en puissant chef, et tout en prêtant à ses phrases un tour perpétuellement et, en quelque sorte, gravement espiègle: il s'y croyait forcé, comme tant d'hommes notoires de cette génération pour qui Gambetta fut un espoir de jeunesse, le général Boulanger une gaîté de l'âge mûr, et Renan l'enchantement, le délice et le maître de toute la vie.

—«Me trouvant à Chantilly, poursuivit-il, j'ai souhaité d'avoir recours à vos lumières...»

Protestations, compliments, politesses... Bref, M. Courrière m'apprit que la Journée s'aviserait peut-être d'entreprendre une campagne: le testament du duc d'Aumale était absurdement conçu; toute une partie infiniment vaste de la forêt pouvait être vendue par l'Institut; tant que celui-ci vendrait à de grands propriétaires qui traceraient des parcs, il n'y aurait rien de gâté dans le paysage, mais que penser des menues concessions et des villas du genre Le Pecq ou Asnières, toujours à craindre? Dès lors, il s'agissait de demander que l'État, ou à son défaut une entreprise particulière, prît à bail ou achetât d'un coup, si c'était possible, l'immense partie de forêt en question... Or, quel en était le rendement, l'avenir, que pensais-je d'un tel projet?

—«Il est absurde, concluait M. Courrière, comme tous les projets. Mais quel est son degré d'extravagance?»

D'ailleurs il s'en moquait bien, je l'ai déduit par la suite: son seul but ayant été, sans aucun doute, de me citer l'Institut, puis tout naturellement l'Académie française, et par là son frère Stéphane. A ce nom, le badinage du vieillard se fit encore plus diligent, mais aussi plus bourru, c'est-à-dire plus tendre.

—«Figurez-vous, me dit-il d'une voix à la bonhomme, que le cher garçon va se marier.»

Réprimai-je mal quelque mouvement? Il est possible. M. Courrière reprit en souriant de plus belle:

—«Oui... La nouvelle n'est pas officielle encore, loin de là. Toutefois il n'y a plus nul secret, Stéphane épousera l'infante Pia. Elle a bien de la grâce, il l'aime... La cour d'Espagne tergiverse encore, mais elle cédera. Il ne s'agit que de savoir si ma future belle-sœur gardera son titre d'altesse. Quant à Stéphane, étant déjà prince des poètes français, il ne peut recevoir d'avancement... Négociations compliquées, cependant, et qu'un rien peut troubler!»

Ah! bien, j'avais compris, maintenant. Peut-être flatté—il faut tout prévoir—ou peut-être intéressé pour quelque autre raison moins simple, le directeur de la Journée tenait à ce que son frère épousât l'infante, née Clarke et milliardaire: il était venu me prier indirectement d'agir auprès de la marquise Gianelli—notre liaison, hélas! n'étant plus un secret pour personne—afin que celle-ci ne causât ni catastrophe, ni scandale...

Bientôt M. Courrière se leva, me dit au revoir, me prit les mains affectueusement.

—«Envoyez-moi votre avis à la Journée, touchant cette affaire du testament d'Aumale. Nous en recauserons. J'en conférerai pareillement avec l'Institut, où Stéphane n'est pas sans crédit, ni moi sans amitiés, ainsi qu'avec le petit Malestan, votre ministre à l'Agriculture: c'est moi, savez-vous bien, qui ai lancé cet enfant-là!»

Parfait. De plus en plus clair. Si la marquise Gianelli faisait du tapage, je risquais ma place. Bah! je crois, heureusement, qu'elle n'y songeait guère. Je lui dirais demain: «Stéphane se marie.» Et elle me répondrait, en extase: «Vous savez, François, notre fils a remué.

—Stéphane, vous dis-je, épouse l'infante.

—Car c'est un fils, j'en suis sûre...»

Oui, M. Courrière pouvait être bien tranquille. Force m'était, par galanterie, de ne rien lui confier qui le rassurât, mais il dut lire sur mon visage que je n'éprouvais nulle inquiétude. Nous nous quittâmes, lui et moi, comme des amis de vingt ans.

Au déjeuner, j'ai tenté de raconter à Yvonne cette émouvante visite:

—«Devineras-tu, fis-je, qui sort d'ici?... Adolphe Courrière, oui, Adolphe Courrière en personne, le directeur de la Journée. Au cours d'un entretien à propos de la forêt et du testament d'Aumale, il m'a appris une nouvelle sensationnelle, un mariage curieux, oui, très curieux: celui du poète Stéphane, son frère, avec l'infante Pia...»

Pourtant je n'allai pas plus avant, car la mine d'Yvonne était telle que je craignis de l'entendre me dire: «Cela m'est égal. Garde pour toi ces histoires-là.» Une gêne extrêmement pénible s'ensuivit, et dès lors l'infante, la Journée, Adolphe Courrière, l'Académie, devinrent à leur tour des sujets défendus.

C'est ainsi que nous avons pris, peu à peu, l'habitude de nous taire.


Ai-je assez souffert!

Pendant des mois et des mois, déjeuner, dîner, vivre en face d'un fantôme muet, ou presque, quand chaque regard, chaque minute et chaque seconde de silence forment autant de reproches!

J'arrivais, la tête ivre de Marie, de sa voix musicale, de son accent tout-puissant, de sa maternité, de sa fougue, de ses richesses d'âme—puis me trouvais soudain en face d'une femme serrée, murée, douloureuse, que je plaignais, que j'aimais avec pitié, et dont l'attitude me disait si net: «Tu la quittes, n'est-ce pas? Son odeur traîne encore sur toi... Si j'avais, non plus même mon enfant pour me consoler, mais seulement l'espoir d'en revoir quelque jour un autre... Or, ma fraîche petite fille, c'est fini... et plus jamais, maintenant... Cependant, toi, d'où viens-tu?»

Allais-je parfois éclater, m'accuser, et plaider au moins pour moi?... Inutile. Yvonne déjà murmurait une prière, ou partait pour l'église. La leçon était complète: «Tu vois, semblait-elle ainsi me déclarer, tu vois comment je daigne te répondre, et où je me réfugie; laisse-moi, allons, ne prononce même pas un mot, et retourne là-bas, puisque tu oublies tout.»

Quelle torture, mon Dieu!

Or Yvonne souffrait peut-être davantage encore. Non débridée, sa plaie l'empoisonnait. Un jour, j'entrai par mégarde dans une pièce, où elle se trouvait seule: elle pleurait.

—«Eh bien, Yvonne?... Mais qu'y a-t-il?... Tu es mal...?»

Je voulais dire: «Tu es malheureuse?» Je n'ai même pas pu.

Mon lévrier Marsyas m'avait suivi dans la chambre: meilleur et plus simple, il est allé poser tout doucement sa fine tête sur les genoux d'Yvonne. Il n'en fallait guère plus, peut-être... Seulement, moi, j'ai craint la gêne, l'incertitude, une maladresse, l'air sournois: enfin, j'ai craint... Et ces larmes pourtant, il me parut qu'elles eussent coulé sur mon propre visage, et l'eussent brûlé comme du feu!

Le soir, Thérèse Gervonier vint à ma rencontre sur la pelouse de Chantilly. Telle n'était point sa coutume, certes, et je me sentis encore plus inquiet que surpris:

—«Rien de fâcheux à la maison? m'écriai-je du plus loin qu'elle put m'entendre... Yvonne n'est pas malade?»

Elle accourait aussi vite que le lui permettait sa corpulence. J'aperçus bientôt une expression d'embarras maussade sur ses traits:

—«Écoutez... euh... voici, je voulais vous dire... Bref, dans l'antichambre, j'ai ramassé cette lettre qui traînait sur les dalles... Elle se trouve encore dans son enveloppe, quoique celle-ci ait été ouverte. Je ne l'ai pas lue!.. Elle sera tombée de votre poche.»

Je devins assez rouge, encore que l'on ne me déconcerte pas très facilement: car c'était une lettre de Marie, lettre bien familière, hélas!

—«Mais, Thérèse, il n'y avait qu'à remettre cette missive sur mon bureau, et voilà tout.

—Oh! non... Pensez donc... Enfin, quelque autre aurait pu la prendre.

—Pourquoi supposez-vous?... Vous l'avez lue!

—Pas du tout. Je ne lirais jamais, même par mégarde, un papier couvert de cette écriture, Dieu m'en garde!

—Vous la connaissez, Thérèse, cette fameuse écriture?

—Ah! Sainte Vierge, oui!... Et je serais bien la seule, à la maison, qui l'ignorerais.»

Bon gré, mal gré, il me fallut remercier Thérèse Gervonier. Je songeais cependant aux larmes d'Yvonne: le motif en était trop clair, parbleu!


Revenant de Paris avec M. l'abbé Duregard, nous parlions un jour des divorces. M. l'abbé Duregard est un homme jeune encore, quarante ans peut-être, que l'on verra sous peu curé d'une grosse paroisse, bientôt évêque, et tout à l'heure archevêque, sinon cardinal: j'ai confiance en son avenir. Il n'y a rien en effet de si dispos, ni de si sain, ni de mieux agencé que son intelligence, où les moindres ressorts jouent sans faute comme sans bruit.

—«L'Église, monsieur l'abbé, condamne les divorces, et elle est trop sage pour s'être trompée. Avouez cependant que les annulations en tiennent lieu.

—Mais non, parce qu'elles sont très rares.

—Vous voulez dire qu'on les compte par centaines.

—Mettons cent cas de conscience, très délicats à débrouiller. Vous avez par contre des milliers de divorces: je rends hommage aux magistrats, néanmoins ils ont tant d'affaires!

—Où est la différence, quant aux jugements rendus? Les annulations pourraient devenir aussi fréquentes, et non moins étranges, que nos divorces: elles ont déjà débuté dans cette mauvaise voie. Sans manquer à la déférence, je crois, mon cher abbé, qu'on peut en convenir.»

Et notre discussion, pour cordiale et courtoise qu'elle fût demeurée, s'anima beaucoup. En riant, nous nous jetions mutuellement à la tête, d'un côté tant d'annulations scandaleuses, et par ailleurs tant de divorces bouffons. Soudain, et comme l'abbé disputait avec la plus gaillarde âpreté, je lui dis:

—«Voyez en Italie: ils n'ont pas le divorce, mais comme ils s'en passent bien! Le code italien n'admet qu'un seul cas de dissolution d'un mariage, à savoir la mort d'un des conjoints. Cependant, là-bas, quand le problème est trop difficile, voici tout justement l'annulation à quoi l'on songe aussitôt.

—Nos tribunaux ecclésiastiques s'occupent de cas bien définis.

—Allons donc!... Tenez, prenons un exemple: une femme, très riche, a épousé, outre les Alpes, un homme pauvre, ou qui du moins n'a pour vivre que sa solde, que son traitement, si vous voulez. Or, depuis six, sept ans ou davantage, ils n'habitent plus ensemble...»

Eh! mais ici, avec quelle adresse et quelle preste autorité M. l'abbé ne m'a-t-il pas tout net coupé la parole!

—«Mon Dieu, vous savez, comme disait l'hôtelier Madei, que j'ai connu à Rome: «Plus de roses, point de sécateur...» Vous ai-je déjà parlé de cet étonnant et charmant Madei? Figurez-vous qu'en plein carême...»

Et les anecdotes de se succéder l'une à l'autre, vivement, allègrement. Il n'y avait pas à s'y méprendre: malgré toute l'agitation de notre entretien, l'abbé avait immédiatement rompu les chiens, dès que j'avais voulu faire allusion à Marie et au colonel Gianelli. Donc, M. Duregard, confident et confesseur d'Yvonne, se trouvait au courant de ma liaison.

Bien mieux, je me rappelai cette autre fois où, tandis que nous devisions de la détestable invasion étrangère en France, j'avais entrepris de défendre les femmes cosmopolites, qui unissent en elles plusieurs races: «Les métèques simples, déclarais-je, sont bien plus néfastes, à cause de leurs âmes plus différentes de la nôtre, plus marquées et moins souples. Ainsi une femme un peu russe, un peu italienne, un peu française aussi...»

Or, juste à ce moment, M. l'abbé Duregard m'avait interrompu.

—«Ma grand'tante, fit-il, était Danoise. C'est à elle que je dois les quelques mots de cette langue dont je connais le sens et la prononciation. Avez-vous entendu un dialogue en danois?»

Et comme Yvonne entrait dans la pièce:

—«De quoi parliez-vous? avait-elle demandé.

—Du Danemark», s'était hâté de répliquer l'abbé.

Point de doute, il savait à merveille. Tout le monde savait. Et Yvonne?... Je l'offensais, je la peinais, je l'humiliais, elle gravissait un long calvaire... Mais pourquoi jamais un mot, sinon une plainte, une effusion?...

—«Yvonne est la discrétion même», me répétait continuellement, avec admiration, Thérèse Gervonier.

—«Elle est excessivement fragile, me confia un jour son médecin... Je la trouve usée, minée, consumée, et ses nerfs me semblent à bout. Un rien lui ferait bien du mal.»


Le Bois de Boulogne, qui n'est plus qu'un pauvre square entre des maisons, s'émeut dès le premier printemps. A peine fait-il un peu moins froid qu'il laisse aller ses bourgeons, si mous, si pâles, et voici déjà qu'il apparaît tout fardé, quand nos forêts n'en sont encore qu'à s'alanguir, et nos bosquets des champs qu'à nous donner des fleurs. Marie aimait beaucoup l'émoi de Paris, à cet instant qui ne dure guère: elle se couvrait de fourrures, et allait voir au Ranelagh, ou tout autour du champ de courses d'Auteuil, comment les jeunes feuilles se dépliaient en grelottant sous le soleil de mars. Elle recherchait la solitude, craignant de se montrer, elle naguère si svelte; car son bébé allait venir sous peu, dans une semaine peut-être. Et tout en marchant, elle souriait et faisait des rêves.

Je l'accompagnais dans ses promenades aussi souvent qu'il m'était possible. Un jour nous cheminions ainsi le long de cette mare d'Auteuil, fameuse jadis, mais inconnue aujourd'hui, sinon des convalescents, de quelques amoureux, et de certains provinciaux des villages voisins, La Muette, Boulainvilliers, etc.

—«Il faut, François, me disait Marie, que ce petit, ou cette petite sache plus tard plusieurs langues: nous autres Russes, nous sommes donc tous polyglottes, vraiment, et cela vient de ce que l'on nous habitue au français, puis à l'allemand, à l'italien, à l'anglais, dès l'enfance. Quand j'étais une bambine, ma mère me faisait offrir absolument du pain sec pour mon dessert, dès que je bégayais en russe; mais j'avais des gâteaux et des fruits, si je les demandais en français, en italien ou en allemand: tu penses si j'ai vite connu ces phrases-là! Un jour, j'ai demandé à table: «Mami, je veux, s'il vous plaît, que vous me donniez un peu de café.» Et j'ai ajouté: «Bougre!» ainsi que je l'entendais dire au valet de chambre, qui venait de Paris. Ma mère vénérable ignorait ce mot: mais elle fut enchantée, parce qu'il était français: et j'ai eu mon café. Une autre fois, je voulais une goutte de cognac: si tu savais ce que j'ai dit à ma maman ravie, pour l'obtenir! Je fis donc ainsi défiler tous les gros mots du valet de chambre, par gourmandise, et c'est pourquoi aujourd'hui encore le langage des voyous, cher, me rappelle des souvenirs de confitures.

—Avec le jeune personnage qu'on attend, l'on devra se méfier, s'il emploie la même méthode, diable!

—Oh! je sais donc maintenant comment on dit tous les vilains mots en italien, en russe et en français.

—Pas seulement les vilains, Marie charmante.

—Oui, j'ai été très bien élevée.

—On a eu tant de peine!

—On a fait ce qu'on a pu.»

Nous plaisantions, nous étions très gais. Marie s'appuyait un peu lourdement à mon bras, et je veillais comme un jeune époux sur sa démarche ralentie et sur son corps deux fois précieux. Soudain, rompant une de ses phrases chantantes, elle m'a dit:

—«Mais, quoi donc?... Tu es tout pâle... Qu'est-ce qu'il y a?»

Il y avait que dans l'allée menant au petit lac, j'apercevais Yvonne, là, devant nous, s'avançant à notre rencontre, entre Thérèse Gervonier et l'une des cousines Quériou, d'Auteuil! Elle nous avait certainement vus, car elle était devenue plus blanche que moi-même, en même temps qu'elle avait saisi la manche de Thérèse, comme pour se cramponner avant de tomber.

Reculer n'était pas possible: il fallait s'affronter, et que devais-je faire? M'arrêter, évidemment, expliquer que la marquise Gianelli se trouvait un peu souffrante, que je lui donnais le bras afin de l'aider à marcher: mais Marie avait-elle l'air d'une femme malade, avec cette physionomie heureuse et ce rire mal éteint? Puis, comment allait se comporter Yvonne?... Et si elle se trouvait mal, car elle était réellement livide, elle me faisait peur. Elle s'était infailliblement aperçue de l'état de Marie: et alors, le souvenir d'Hélène... Mon Dieu, que j'eusse voulu disparaître à l'instant, écrasé, en cette minute horrible!

Quant à Marie, elle était bien tranquille. Voici qu'elle allait déjà vers Yvonne, résolue à la plus paisible cordialité. Sans doute elle s'apprêtait à dire tout uniment, en son incroyable, innocente et déconcertante impudence: «Bonjour, chère madame. Votre mari a la bonté d'accompagner jusqu'en ces lieux sauvages une femme qui se cache, et se cachera pendant une semaine encore...»

Cependant Yvonne coupa court à tout cela. J'ai vu la pauvre femme, plus morte que vive, étreignant follement le poignet de Thérèse, je l'ai vue passer devant nous en baissant la tête, sans saluer, sans reconnaître—et son frêle dos, tout courbé, semblait au point de se briser, quand je me retournai sur elle, tandis qu'elle s'éloignait. J'étais dans une espèce d'épouvante!

Ma chère Marie saisit ma main. Certes, elle fut très belle, en cette minute, et l'on pourrait même dire très bonne.

—«Je comprends fort bien, me dit-elle, que Mme Simonin ait voulu ne pas me voir. Je serai bientôt mère, alors qu'elle a perdu cruellement son enfant. Va au plus vite la retrouver, François, et la consoler. Ne lui dis pas que je suis fâchée, ce ne serait pas vrai. Ne lui laisse même pas croire que je l'ai remarquée. A moins qu'elle n'ait voulu positivement m'offenser... Mais je lui pardonne. Je conçois, certes, combien elle doit souffrir.»

Que de magnanimité! C'en était un peu trop, peut-être, et Marie ne me jouait-elle pas quelque comédie de noblesse? Mais non, pourtant, sa voix trahissait tant de sérénité radieuse et béatement hautaine!

Lorsque, de retour à Chantilly, je demandai Yvonne, Thérèse me dit d'un air outragé que sa cousine était au lit, malade, qu'elle avait condamné sa porte, ne sortirait de sa chambre ni pour dîner, ni pour déjeuner, et qu'elle ne consentait à admettre personne—«personne»!—auprès d'elle.

Après tout, je suis son mari: j'aurais bien eu le droit de renvoyer cette Thérèse à ses potions ou à son crochet, et d'entrer quand même. Je ne l'ai point osé, pourtant: j'avais honte!

Le lendemain, même consigne, le surlendemain pareillement. Trois jours, quatre jours se passèrent: Yvonne se cloîtrait. Le médecin me confia: «Ce n'est pas qu'elle ait grand'chose: tout son organisme se trouve comme surmené. Ne la contrariez pas. Elle fait une fièvre nerveuse, qui s'éteindra.»

A la sixième rebuffade, néanmoins, n'y tenant plus, je répliquai brutalement à Thérèse:

—«Assez, maintenant! Je suis chez moi, je pense, et j'entrerai.»

Or, Yvonne n'était point au lit, comme je croyais, mais étendue sur sa chaise longue, en peignoir: ses yeux marron avaient envahi tout son visage émacié, si bien qu'on les distinguait seuls, au premier abord, et qu'ils semblaient immenses, fixes et presque insoutenables.

A peine si j'eus le cœur de parler:

—«Yvonne... je ne t'ai pas revue, depuis... enfin, tu sais, depuis le jour... au Bois...»

Elle fronça douloureusement les sourcils:

—«Qui te parle de ce jour?... T'ai-je demandé la moindre explication?

—Je veux pourtant te la donner. C'est si simple... La marquise Gianelli est enceinte, elle aura revu malgré tout son poète...»

Yvonne bondit, se leva presque.

—«Ne mens pas! Pourquoi mentir? Qui t'interroge? C'est stupide!...»

Puis, se laissant aller sur les coussins:

—«C'est stupide, oui... Et cela me fait encore plus de peine... Je ne te prie pas de me dire tes secrets. D'ailleurs, tu n'as pas de secrets. Je devine toute ton existence, et tu le sais bien: tu m'as trompée et abandonnée à l'époque la plus atroce de ma vie...

—Non, Yvonne, oh! non, pas cela: je ne t'ai pas abandonnée! Je n'aurais demandé qu'à demeurer ce que je fus pour toi, un instant, quand nous nous sommes mariés, en Bretagne. T'en souviens-tu seulement?... Mais c'est toi qui m'as éloigné par ta froideur inouïe.

—Je me suis toujours montrée bonne épouse.

—Oui, mais... évidemment, ce n'est pas de ta faute... tu ne sais pas aimer, ma petite Yvonne, tu n'as jamais une tendresse, une caresse... Tu ne t'es jamais épanchée que tout bas, à l'église et sur ton prie-Dieu!»

Elle se cacha la figure dans les mains. Quelle brute j'étais, pourtant! Venu pour m'approcher d'elle, pour l'apaiser un peu, s'il était possible, voici que je la tourmentais davantage. Je m'assis contre sa chaise longue:

—«Mais tout cela ne fait rien. Écoute, Yvonne... Tu es organisée d'une certaine manière, moi d'une autre. J'ai pu rencontrer des amitiés plus... semblables à moi-même... ou moins discrètes... Mais je te le jure devant ton Dieu, à qui tu t'es remise, je n'ai pas un seul moment cessé de te chérir profondément. Ah! tu peux me croire. Je pèse mes mots, en honnête homme!»

Ma voix s'est-elle altérée? Ai-je frémi, tant la vérité me sortait par tous les pores: car si, d'une part, j'idolâtrais Marie, d'autre part ma femme délicate et blessée m'était en effet si chère, et me tenait tellement au cœur—oui, certes!—ainsi qu'un autre cœur saignant et palpitant!... Bref, Yvonne s'est sentie touchée, ou bien elle a puisé quelque calme dans l'invocation qu'elle venait de prononcer là, les mains sur ses yeux. Elle reprit plus doucement:

—«Oui, tu es de bonne foi, je le crois... D'ailleurs je ne te ferai pas de reproches. La Providence est juste. J'ai dû mériter un peu de ces épreuves... Il y a des femmes qui aiment sans doute avec une frénésie... Cela m'échappe. On ne parle pas comme on veut: moi, les mots... certains mots... ils m'intimident... ils se gonflent dans ma gorge, et ils y restent. Ils seraient pourtant bien montés de mon âme tout de même... Tu as l'air de me reprocher ma piété...

—Non, Yvonne, mais non! Au contraire, et souvent je l'envie.

—Tu ne comprends pas ce que nous appelons l'oraison, nous autres, les tristes: ce sont des phrases toujours pareilles, qu'on répète machinalement, mais si tu savais comme on se laisse aller, sans qu'il soit besoin de paroles, et comme on se jette aux bras du bon Dieu, pour le remercier... de tout, de tout ce qu'il nous envoie, et pour crier qu'on a confiance, qu'on le sait là! Ah! c'est de l'amour, cela!...»

Parbleu! la froide Yvonne ignorait presque tout de l'autre amour, celui qui est puissant, aventureux et sublime! Il n'y avait rien à lui répondre, je me suis tu. Elle poursuivit:

—«Du reste, à quoi bon ces vieilles choses? Il faut me laisser, François. Je ne vais pas causer un drame: ce n'est pas de mon goût. Il ne saurait être question de divorce, car je suis bonne chrétienne, ni même de séparation: je continuerai d'habiter ici. Seulement je ne veux plus te voir, ni te parler. Nous ne prendrons plus nos repas ensemble.

—Tu es bien dure!... Enfin, pourquoi...

—Tu me demandes vraiment pourquoi?

—Sans doute. Tu disais tout à l'heure avoir deviné ma vie, et jusqu'ici tu ne m'avais pas habitué...»

Elle s'est tout à coup dressée, à ces mots:

—«Est-ce la même souffrance pour moi, maintenant? Tout récemment encore, je savais ta liaison, oui... Mais à présent je verrai toujours une figure d'enfant auprès de toi, puisque la marquise Gianelli... Tais-toi! Pas de mensonges!... Cet enfant, ce sera le tien, le tien—et pas le mien, car je l'ai perdue, moi, ma petite fille! Je n'avais qu'une pauvre petite, ma toute jolie petite, et elle m'a été reprise. Tu pourras regarder un autre enfant. Il te consolera. Mais jamais plus, moi... Et cela, je ne peux pas, je ne peux pas... Il me semblera toujours que tu m'apportes le babil d'un autre bébé, et ses rires. Il faut m'épargner cela, qui est au-dessus de mes forces...»

Elle pleurait misérablement. Et j'étais comme à l'agonie: je ne ramenais de toutes parts, sur moi, qu'un vrai manteau de glace. Tout se perdait dans la nuit: Hélène morte, l'enfant nouveau, l'horreur de torturer la mère douloureuse, la femme si fragile, ensuite mon bel amour, Marie et sa joie provocante... Yvonne leva les yeux un instant:

—«Et puis cette femme, qui t'aura donné un fruit de ton sang, ton propre sang! Un enfant, qui vient de toi!»

Le silence—atroce!

—«Moi, ajouta-t-elle, maintenant, je suis infirme.»

Elle retomba, les mains jointes, priant de toute son âme.


A deux jours de là, on m'appelait au téléphone:

—«C'est un garçon!... Venez vite.»

J'arrivai chez Marie, en proie au plus singulier mélange de malaise et d'émotion. Après des années de soins et de soucis, après qu'on a pris mille peines afin de parfaire, autant qu'il est possible, le corps et l'âme d'un jeune éphèbe, ou voire d'un simple galopin qui déjà traîne ses culottes à l'école, certes l'on peut déclarer fièrement: «Je contemple mon héritier, mon propre enfant.» Mais on ne se sent pas au même degré le père d'un bébé, et surtout qui vient de naître. On se trouve au plus l'associé de la maman, et encore un associé qui ne travaille guère, une sorte de simple commanditaire.

Ajoutons qu'ici mon cas était pire, car enfin, ne passant même point franchement pour l'auteur responsable et avoué de l'enfant, je jouais bien plutôt le rôle d'un complice à demi caché... Ce qui ne m'empêchait point d'avoir le cœur bouleversé, et de l'aimer d'avance, ce petit. Je souriais, je défaillais presque à la pensée du premier cri que j'entendrais—et tout bas, humble et déchiré, je demandais pardon de ma joie au souvenir de ma petite Hélène et à Yvonne, que je n'avais pas revue.

Dès le vestibule, Romilda, la femme de chambre, me dit d'un air radieux:

—«Il est souperbe

Je montai quatre à quatre. La garde vint me chercher.

—«Tout s'est passé à merveille, et le docteur est enchanté.»

J'entrai enfin. Marie était couchée, et riait doucement. Elle avait vraiment l'aspect d'une belle idole, au milieu de ses dentelles, une merveilleuse idole de cire pâle, aux yeux éblouissants toutefois et comme en extase.

La garde s'était retirée, nous étions seuls. Je me penchai sur les fines lèvres exsangues.

—«Il est à côté, fit Marie. Va le voir.»

La petite chose rougeaude, grimaçante et fragile reposait dans son berceau, que surveillait une fraîche nourrice. Voilà donc mon fils!... J'eusse tant voulu oublier qu'une fois déjà je m'étais dit, devant un autre berceau tout pareil: «Et c'est là ma fille!...»

Un moment, cet être minuscule déplissa un peu la peau de son visage boursouflé: alors apparurent des prunelles plutôt obscures et quelques cils foncés, ainsi que sont les miens!

—«Tu as remarqué? me demanda Marie. Il a tes yeux.»

Je crois qu'elle mit vraiment beaucoup d'amour dans cette phrase. Il s'y trouvait du moins une douceur immense, et les larmes les plus exquises de ma vie, peut-être, me sont venues sous les paupières.

De ces larmes aussi, j'ai bien demandé pardon, secrètement, à Yvonne en deuil, qui souffrait, là-bas.

Et pourtant...


Les devoirs s'affrontent et se combattent, on le sait. «Fais ceci», dit l'un. «Au contraire, fais cela!» ordonne l'autre aussitôt. Il en est un, le plus urgent peut-être, en tout cas le plus doux: «Cause le moins de peine possible à ceux qui t'entourent...» Combien de fois me suis-je répété, dans ma détresse, ces paroles toutes frissonnantes de pitié?

Yvonne se tenait parole: pendant un mois et plus, je ne l'ai pas vue. Elle prenait ses repas dans sa chambre: nulle surprise, d'ailleurs, n'en pouvait venir aux domestiques, car ceux-ci n'ignoraient point que leur maîtresse, de santé très délicate, eût besoin de grandes précautions. Or je travaillais le matin, ou courais les bois; je déjeunais à tout moment, en deux minutes, d'un œuf à la coque et d'une côtelette; et je dînais à neuf heures, en arrivant de Paris—quand je rentrais pour dîner. Un tel régime était bizarre autant qu'incommode, si bien que je prenais mes repas tout seul. Voilà du moins ce qu'autrui devait penser, ou ce qu'il lui eût été permis de penser, s'il se fût trouvé bienveillant.

Mais il ne l'était point. Chantilly est un bourg élégant, situé dans le plus gracieux pays de France. Toutefois, on y a établi un golf, où viennent chaque jour se désennuyer les hobereaux de Senlis, qui étouffent de niaiserie, et les propriétaires des belles demeures élevées parmi ces bois charmants. Ces derniers n'ont pas une conversation fort abondante, si bien qu'il y a pour eux une grande consolation à pouvoir relever de quelques fermes jugements, touchant la conduite du prochain, leurs propos habituels sur les cousinages, les mariages et le malheur des temps. Du golf et des châteaux, les calomnies vont tout naturellement à la cuisine, puis chez l'épicier, la mercière et le sacristain: c'est là sans doute que Thérèse Gervonier les recueillait.

Car j'étais dorénavant un objet de honte et de scandale pour la pauvre fille: le dégoût éclatait dans ses yeux, dès qu'elle m'apercevait. Quelles horreurs ne débitait-on pas sur mon compte, sans nul doute, «dans le pays», ainsi que disaient les commères!

Puis j'étais fonctionnaire, et fonctionnaire envié: point encore quadragénaire, et déjà inspecteur adjoint, trois galons d'argent sur mon uniforme, s'il vous plaît; une place privilégiée à quarante minutes de Paris... Il ne faut pas tenter le diable: il est trop piquant, pour plus d'un, de relater les coquineries et voire les crimes qualifiés d'un intendant de la République et d'un officier de l'Institut de France. Ce sont là de jolies anecdotes, qu'il suffit de conter sur un certain ton amer et résigné pour paraître finement fronder l'État.

Enfin l'une des cousines Quériou jouait au golf. Elle entraînait souvent Yvonne à prendre le thé devant les links de Vineuil, où les dames de Chantilly tenaient leurs parlements. La grande réserve d'Yvonne et son bon esprit lui valaient l'absolution—millionnaire ou titrée, elle eût atteint l'estime—de quelques hautes matrones. Mais si l'on voulait bien oublier ainsi, avec une extrême bonne grâce, qu'Yvonne ne fût qu'une pauvre petite dame, assez triste et pas trop riche, de quelles poignées de mains trop chaleureuses et impitoyablement compatissantes ne devait-elle pas, la malheureuse, payer cette terrible bienveillance! Au golf comme partout, n'est-ce pas, on n'a rien pour rien.

Bref, par ma faute, que je fusse présent ou absent, que l'on fît indirectement allusion à ma personne et à la passion radieuse qui ensorcelait ma vie, ou que l'on en parlât tout cru, Yvonne souffrait toujours davantage—et je n'y pouvais rien.

Non!... Car enfin, devais-je rompre avec Marie?

Ah! peut-être... Un rigoriste, une «tête ronde» dira qu'il l'eût fallu. Je me le disais à moi-même tout le jour. Je me déclarais: «Marie n'a plus besoin de toi: elle a son fils, maintenant. Tu as accompli ta besogne auprès d'elle, ton rôle est terminé. Le petit sera riche et bien soigné... Tu peux à présent te retirer, mon garçon, et rentrer dans ta maison dévastée.»

Bon, mais qu'eût pensé de moi la belle marquise Gianelli, pour qui toutes les gênes entravant le commun des mortels étaient comme abolies? Je me fusse donc un jour présenté devant elle, et je lui eusse adressé la parole en ces termes: «Madame, vous êtes pour moi ce qu'il y a sur terre de plus noble, de plus tendre et de plus charmant. A mes yeux, vous planez au-dessus du monde. En outre vous m'avez fait l'honneur de me donner un fils de votre sang, et vous voulez même bien me témoigner avec sincérité, je le crois, à moi forestier obscur et infime, un peu de cet amour qui combla naguère les vœux d'un poète illustre. Il ne serait pas un homme, d'âme un peu relevée, pas un artiste digne de ce nom, pas un délicat qui n'enviât mon bonheur... Néanmoins, je vous quitte, je vous abandonne, vous et notre enfant.

—Mais, me répondrait-elle, vous ai-je fourni quelque sujet de plainte?

—Pas le moindre, bien au contraire... N'importe, je vous laisse, à cause d'Yvonne, ma femme.

—Pourtant, ai-je jamais parlé d'elle, sinon en sa faveur, alors que je vous aime, et qu'elle n'en a pas moins, malgré tout, la meilleure part, puisqu'elle habite sans cesse à tes côtés, ingrat, puisqu'elle porte ton nom, et puisque tu la chéris profondément, je ne l'ignore pas...

—Certes. Toutefois, je te laisserai, ainsi que notre enfant.

—Tu nous sacrifieras!... Mais quelle femme irrésistible me préfères-tu donc là? Elle t'aura prodigué des marques bien éclatantes d'amour?

—Rien de cela. C'est un être malheureux et contracté, incapable d'une caresse. Elle vit, elle a vécu entourée de dévotes et de femmes sans prix.

—Alors, il faut que tu ne m'aimes plus.»

Moi?... Ne plus aimer Marie! Jamais au contraire je ne l'avais aussi parfaitement idolâtrée! Il y avait un air, autour d'elle, qui m'était plus indispensable que l'atmosphère voluptueuse des belles îles pour les bêtes de ces terres lointaines.

Enfin, après avoir longtemps tenu de tels dialogues imaginaires, je prenais le train pour Auteuil. Je n'étais pas plus tôt entré chez Marie, au fond de son jardin grand comme un mouchoir et brodé de mille tulipes, que je tombais en pleine joie. La cuisinière, la femme de chambre Romilda, le valet de chambre, l'homme d'écurie et la nourrice formaient un parti dans lequel on prétendait, non sans s'attendrir, que le bébé ressemblait incroyablement à sa mère. Une autre faction, composée du chauffeur et de la jeune miss anglaise, affirmait que le petit avait sans doute certain air de famille, rappelant fort la marquise Gianelli, mais qu'à première vue pourtant l'on songeait surtout au père: et le piquant, c'était que ce père, on ne le nommait point, par une sorte de convenance.

—«N'est-ce pas, monsieur, me disait la miss, que c'est tout le portrait du père?

—Mon Dieu, ma chère Frida, il a peut-être les yeux noirs, voilà tout: en quoi il a bien tort, d'ailleurs.

—Je ne trouve pas, répondait-elle. Mon fiancé aussi avait les yeux comme le charbon.»

Frida, la miss, était Wurtembergeoise, et se trouvait douée de cet accent «palace», qui se transforme si aisément en tout ce que l'on peut souhaiter de plus sympathiquement anglais. Elle évoquait sans cesse la mémoire de son fiancé, mort au Cameroun, «dans une exploration», disait-elle fièrement: mais entendez dans l'armée prussienne, enfin sous le casque à pointe. Frida, mince, menue et vive, semblait extraordinairement jeune: néanmoins, vêtue désormais en nurse, elle était devenue la gouvernante du petit, et surveillait la nourrice, solide et austère gaillarde qui semblait avoir, en réalité, presque deux fois l'âge de cette nurse pour rire.

Quant à Marie elle-même, posée entre les deux partis en lutte, elle trahissait tantôt celui-ci, tantôt celui-là, selon son humeur du moment: mais tout son cœur était avec le camp de Frida.

—«Et pourtant, affirmait la femme de chambre Romilda, le bambino, quand il veut téter, se fâche déjà comme madame quand elle attend!

—Je ne crie cependant pas, Romilda, ni ne pleure, que je sache.

—Madame croit cela.»

Cette Romilda était familière, et souriait toujours: Marie l'aimait beaucoup, et la destinait, elle aussi, au service particulier du bébé, car un enfant ne doit avoir autour de son berceau que des visages heureux. Elle considérait avec effroi l'air si grave de la nourrice: et j'en venais à prendre celle-ci presque en grippe, moi aussi.

Enfin, tout l'hôtel charmant d'Auteuil ressemblait maintenant assez bien à une nursery: il n'était plein que de hautes chaises, de voitures à bras, de «moïses», de jouets et de hochets. Quatre pièces au moins en avaient été repeintes des plus fraîches couleurs: des frises puériles et ravissantes, représentant des bergeries et des soldats de bois, couraient sur les murs. Il n'était question que d'antisepsie, de laitages, de promenades savamment réglées, et l'on n'entendait que gazouillements divers, roulades imprévues, voix caressantes qui s'efforçaient d'égayer le précieux petit être enrubanné et couvert de dentelles.

Le baptême prochain prenait les proportions d'un événement immense. Devant la loi, l'enfant devait, vaille que vaille, se nommer Gianelli, les parents n'étant pas divorcés: mais quel serait le prénom?

—«Mon grand-père, disait Marie, s'appelait Tiberge, ainsi que le maréchal, prince de La Canée. C'est là un nom légendaire dans ma famille. Je veux que mon fils le porte: il en est digne.

—Déjà!

—Je sais donc ce que je dis. Mon fils s'appellera Tiberge. Mais je veux aussi qu'il s'appelle François.

—Une fantaisie.

—Caprice. Il faut me passer ça.

—Passons... Par conséquent Tiberge-François.

—Ce n'est vraiment pas tout. Il s'appellera encore Marie, comme sa mère.

—Marie-Dorothée, en ce cas.

—Inutile de plaisanter... Marie, voilà, Marie tout court. C'est un nom qui me fait songer à beaucoup de tendresse, cher, Marie-Dorothée n'évoque pour moi rien d'aussi doux.»

Que pouvais-je répondre, quand mon cœur se gonflait comme un fruit gorgé de sève? Marie, ma compagne, ma femme, ma vraie femme, certainement!

Et bientôt elle reprenait:

—«Puis, dans un an ou deux, je mènerai notre Tiberge en Russie, afin de montrer à sa grand'mère combien il sera beau!»


Eh bien donc, me fallait-il détruire d'un coup tout ce bonheur?

Et comment, d'ailleurs, qu'eussé-je dit? Ceci, peut-être: «Adieu, je ne t'aime plus, ma chère, je ne suis plus en goût.»

Outre l'atroce mensonge, la goujaterie n'eût pas été trop laide, en effet.


Vers le temps où l'on commença de promener plus longuement Tiberge-François-Marie Gianelli, mon fils, voici ce qui arriva.

Yvonne avait un jour pris le parti de reparaître à table. Je ne sais pourquoi, et l'on pense bien qu'elle ne me l'a pas dit. Il ne m'est permis que de supposer, mais j'imagine qu'une si longue retraite aura semblé un peu «théâtre» à son goût très pur. Elle avait un cœur étrangement susceptible, que le romanesque blessait.

Il se peut aussi qu'elle ait une bonne fois haussé pieusement les épaules, en songeant que toutes ces fadaises n'importent guère au salut, en somme, et que les pires contraintes sont des mortifications particulières, dont une bonne chrétienne doit plutôt remercier le ciel que d'en témoigner à autrui une rancune exagérée. Encore une fois, cela m'échappe. J'ai toujours presque tout ignoré d'Yvonne, hélas!

Quoi qu'il en fût, je vis un matin trois couverts dans la salle à manger.

—«Il y a du monde? ai-je demandé à la femme de chambre.

—Madame a dit de mettre son couvert et celui de Mlle Gervonier.

—Ah?... Bien.»

Et peu après Yvonne est entrée, suivie de Thérèse. Mon premier mouvement eût été de me jeter vers elle, et de lui crier: «Merci!...» Je crois que j'avais la voix étranglée et les lèvres tremblantes... Mais je me sentis tellement saisi de voir ma femme si pâle et si vieillie—elle n'avait pas vingt-sept ans!—que je demeurai muet sur place.

Elle me dit légèrement, en détournant les yeux: «Bonjour, François», et s'assit sans plus attendre. Puis nous parlâmes du temps, de la forêt, des gardes, des maisons que l'on bâtissait près de la gare. Ce fut seulement après dix minutes, peut-être, qu'elle fit, en enchaînant deux phrases: «Il valait mieux déjeuner et dîner à table. C'était trop incommode pour le service.» Et rien de plus.

Vers le dessert, je signalais d'imbéciles coupes d'arbres, que la commune de Lamorlaye ne cessait d'ordonner çà et là.

—«Il y a, disais-je, tout un rang de saules charmants et de peupliers qui est vendu. Ils vont y mettre la cognée. Vous devriez aller voir ce pré une dernière fois, avant ses funérailles.

—Nous irons. Tu photographieras les condamnés, Thérèse: c'est un souvenir.»

A ce mot de photographie, je dressai l'oreille. Il me parut d'ailleurs qu'il régnât un peu d'embarras autour de la table. Ainsi, Thérèse faisait maintenant de la photographie? Elle possédait un appareil?... Rien de si naturel, assurément. Toutefois je n'en avais encore jamais entendu parler.

N'importe, le fait ne présentait nulle gravité, et presque aussitôt je n'y songeai plus. Nous causâmes ensuite d'une route neuve, des incendies de Chantilly, des pompiers, que sais-je?... Après quoi, Yvonne me quitta, toujours calme, toujours froide—et bientôt je roulais vers Auteuil.

Là je trouvai Marie en contemplation: assise sur un fauteuil bas, elle regardait, émerveillée, le poupon Tiberge qui pleurnichait doucement sur les bras de sa nourrice. Vêtue d'un peignoir cerise brodé et doublé de violet évêque, elle étincelait dans cette chambre jaune et blanche, elle avait l'air d'un Roi Mage en prière.

—«Je suis donc si contente, me dit-elle, parce que Tiberge sera certainement beau. Mais oui, il sera beau! Je l'ai tant voulu, d'ailleurs, qu'il soit splendide! Vous verrez, cher—à cause de la nourrice, elle ne me tutoyait pas—vous verrez quelle merveille, et chacun verra, plus tard. Il sera de ceux qu'il faut aimer aussitôt qu'ils paraissent: car l'âme des humains s'inscrit très clairement sur leur visage, et il faut être bien étourdi, ou regarder bien mal, pour prétendre qu'on ne doit pas juger les gens sur la mine... Tiberge ressemblera peut-être à son aïeul le grand maréchal—ou à l'Empereur! Dès maintenant, d'ailleurs, on le remarque.

—Je n'en suis pas surpris.

—Vous prononcez cela avec votre insupportable petit ton démodé... Oui, M. Adolphe Courrière aussi, qui est très vieux, se moque toujours... Mais interrogez nounou que voici, tenez! Demandez-lui si, pas plus tard qu'avant-hier, une dame n'a pas sollicité qu'on lui laissât faire la photographie de Tiberge. Répondez, nounou.»

De nouveau, ce mot me frappa singulièrement: voici donc la seconde fois qu'il me surprenait ainsi, aujourd'hui même.

La nourrice offensée me regarda sévèrement:

—«Pourquoi donc que Monsieur ne veut pas croire ce que Madame lui dit? C'est vrai comme le bon Dieu que sur une pelouse de la Muette, au Bois, une dame était en train de prendre des photos, avec un kodak, et que moi, je marchais de long en large avec bébé, dans sa voiture, et Mlle Frida. Et comme nous regardions la dame, qui venait d'arriver là derrière, elle s'est présentée devers nous, très poliment: «Mademoiselle, qu'elle a fait à la miss, voici un beau bébé. Voulez-vous que je le photographie?» Mlle Frida, du premier coup, était interloquée. Mais moi, j'ai jugé qu'on trouvait le petit tout beau, et que Madame serait contente, et je lui ai arrangé son voile pour qu'on tire bien ses veux, vu que c'est ce qu'il a de mieux.»

J'étais bouleversé par un étrange soupçon.

—«Tout de même, nounou, vous n'auriez pas dû. Quelqu'un, en somme, que vous ne connaissiez pas... Et comment était-elle, cette personne? Décrivez-la-moi.

—Monsieur, c'était une bonne dame très bien. Ah! bien sûr, pas mise comme Madame, ni aussi plaisante... Mais très bien.

—Grosse?

—Pas une astèque non plus. Elle était comme qui dirait trois fois moi. Une femme d'âge, ainsi qu'elle, enfin dans les cinquante, ne peut pas avoir des côtes à ce qu'on lui voie les foies, Monsieur doit bien le comprendre.»

Semblais-je donc à ce point troublé, que Marie me demanda gaîment si, à mon tour, je craignais que l'on n'enlevât déjà Tiberge, par amour?

Ma première course, le lendemain matin, fut de descendre chez le plus proche photographe de Chantilly, qui demeurait à côté de mon logis. Je pris un air bien détaché:

—«C'est vous, lui demandai-je, qui développez les clichés de Mlle Gervonier?»

Je tremblais qu'il ne me répondît négativement, ou qu'il n'éludât la question. Or, à mon grand soulagement, il sourit avec complaisance:

—«Mais oui, monsieur l'inspecteur, certainement.

—Je voudrais une épreuve de ce cliché fait tout récemment, et qui représente un bébé dans sa voiture. Vous avez encore la pellicule? Montrez-la-moi, je vous dirai si c'est bien celle-là.

—Je viens d'en tirer plusieurs pour Mlle Gervonier. Veuillez attendre un moment...»

Il était parti vers son laboratoire. Certes, Thérèse connaîtrait ma démarche: eh bien! je la prierais une bonne fois de cesser ses besognes de police privée, et voilà tout! Son intérêt n'était pas d'insister, non plus que celui d'Yvonne: pourquoi risquer un éclat, ou quelque scandale?

Le photographe revint bientôt, me tendant le cliché: en effet, voici Tiberge parmi ses dentelles, je reconnaissais ses yeux clignotants sous son front surpris, sa minuscule bouche ouverte...

Tout à coup, je me suis sauvé, laissant une vague commande au photographe: j'aurais sangloté sous ses yeux! Ainsi donc, secrètement, humblement, lamentablement, la pauvre Yvonne envoyait faire par fraude le portrait de ce petit, afin de le voir au moins, et qui sait? de chercher sans doute quelque douloureuse ressemblance...

Une fois de plus, le chagrin m'étouffait. Je me sentais comme écartelé. Je souffrais trop.

Ce fut, je crois, ce jour-là que je me résolus bien fermement à mettre un terme à ce douloureux martyre. Le calvaire d'Yvonne n'avait que trop duré: et moi-même, je n'en pouvais plus. Mais d'autre part, il eût été indigne que Marie se vît abandonnée, ou injustement offensée... Que faire, enfin?

—«Une ruse, m'eût peut-être répondu mon brutal ami Denis Claudion, une belle ruse, une terrible et cruelle ruse... s'il le faut!»


J'assistai le lendemain au baptême de Tiberge, mon fils. J'y assistai en invité, car je ne m'y trouvais ni comme père, ni même—par décence—comme parrain. Le député Fata, de passage à Paris, et grand ami de la marquise Gianelli, avait accepté de remplir cet office. Quant à la marraine, elle n'était autre qu'Isabelle Rameau, la créatrice inoubliable de la Solange des Sabots: elle et Marie s'aimaient extrêmement.

Mme Isabelle, charmée de jouer un vrai rôle ailleurs qu'à la scène, s'était honnêtement vêtue de violet et d'amarante, et souriait de toutes ses dents si fraîches sous un petit pétase de tulle également violet, qu'ornait une rose Jacqueminot. Mme Isabelle apportait une bonhomie joyeuse à contrefaire la maman, donnant des avis à la nurse et plaisantant avec la nourrice, ce qui ne l'empêcha point de réciter son credo avec une gravité saisissante pendant la cérémonie.

Par contre, le député Fata se fût trouvé fort empêché d'en faire autant, n'ayant eu que trop loisir d'oublier les textes sacrés durant les cinq ou six années qu'il avait consacrées à une politique terriblement anticléricale au Parlement italien. Néanmoins, un peu ému de se voir debout et tête nue dans une église, il tint à y surprendre quiconque par son recueillement, et ce fut même à grand'peine qu'il ne pleura point par moments. En somme, pleurer n'est pas voter.

Quant à Marie, elle avait retrouvé sa démarche de déesse qui danse, et la ligne admirablement heureuse et svelte de ses hanches qu'étreignait et soulignait une ceinture blanche, serrant sa robe à fines rayures. Autour de son cou charmant, elle avait noué un foulard rouge, qui lui servait de col: une cow-girl.

Faut-il aussi décrire Tiberge-François-Marie Gianelli, mon fils? C'était bien l'enfant Jésus tel qu'on le promènerait dans une procession à Séville ou à Tolède: dentelles, guipures et festons, un vrai reposoir! Pauvre petit! il ne cria seulement pas une fois, mais se montra paisible en ses atours splendides. Je crois, oui, je crois avoir rencontré plusieurs fois le regard stupéfait de ses yeux mobiles, ses yeux décidément bien noirs à présent... Me suis-je trompé, mais il m'a semblé même qu'il me regardait volontiers: il est vrai que je guettais si jalousement la moindre trace d'attention au fond de ces pupilles légères!

—«Un bien beau jour! murmura, tout attendri, le parrain à mon oreille... Ces cérémonies me touchent jusqu'au fond du cœur.

—Ce qui ne vous empêche pas, monsieur Fata, de parler contre elles.

—Non pas, non pas!... Je veux seulement que le Saint-Père vienne voter, à Rome, comme le premier citoyen de son quartier, voyez-vous. Je suis un esprit évangélique, au contraire: or il faut rendre à César tout ce qui est à César. Mais le son d'une cloche me donne les larmes, et si je me rappelais toutes les prières, je les réciterais avec les bonnes femmes de l'Agro. Ce serait pour le plaisir.»

Après le baptême, il y eut un goûter à Auteuil. Marie avait orné sa table avec des fleurs corail et blanches. D'un bout à l'autre couraient des guirlandes de cerises, et sur la nappe des branches d'orchidées candides semblaient s'élever au milieu de pivoines pressées, puis retomber et neiger mollement en ces coupes écarlates. Je prétendis rappeler poliment à Mme Isabelle son fameux costume incarnat du premier acte des Sabots. Mais elle poussa de véritables cris d'horreur, et sa figure se bouleversa:

—«Oh! surtout, n'allez pas me parler théâtre!»

Et ce fut avec une sorte de passion qu'elle se lança dans une appréciation fiévreuse de différents modèles pour les voitures d'enfant.

Cependant la vue de tout ce rouge, marié triomphalement à tant de blanc, excitait beaucoup l'esprit ardent du député Fata:

—«Ce sont les couleurs mêmes qui déshonoraient le visage de Sylla, quand ce dernier faisait le siège d'Athènes. Tous ces greculi montaient sur les murailles, et insultaient le terrible général en le comparant à une mûre roulée dans la farine... Lui, cependant, prit la ville, et fit bien.»

Fata nourrissait en effet une haine furieuse contre les Grecs, avec lesquels il déclarait que l'Italie devait en finir une bonne fois. «Des schismatiques!» répétait-il avec mépris.

Quand Fata m'eut exposé tout ce qu'il souhaitait pour le remaniement de la Méditerranée—je crois qu'il voulait Nice, entre autres, et peut-être Marseille,—et que Mme Isabelle eut dit à Marie tout ce qu'elle savait touchant les voitures d'enfant, les bouillies, les premiers pas et les premières dents, le moment vint de se séparer: ce ne fut pas toutefois sans avoir admiré une fois de plus les cadeaux offerts à Tiberge au sujet de son baptême. La marraine et le parrain s'étaient montrés généreux, et j'avais fait de mon mieux. Toutefois un détail intrigua beaucoup: quelque anonyme avait envoyé une timbale et un coquetier d'or; les deux précieux bibelots reposaient mystérieusement sur un coin de la table. Et chacun de se récrier: «Mais quelle merveille!»

—«Cela vient d'Italie», répondit simplement Marie.

Ces mots m'ont beaucoup troublé. Ayant laissé partir Mme Isabelle avec le député, j'interrogeai Marie:

—«Ce n'est pas un envoi de Turin, apparemment? Y a-t-il un secret?

—Pas le moindre. C'est moi qui ai apporté ici ces deux brimborions. Seulement, si quelqu'un veut croire à un don du colonel Gianelli, eh bien... que ce quelqu'un y croie! Je ne dirai pas le contraire. Je ne dirai rien.

—Enfin, ni Mme Isabelle Rameau, ni Fata ne vont pourtant s'imaginer que le colonel est le père de leur filleul.

—Ils savent bien la vérité. Je leur ai dit: «Je vis séparée de mon mari, vous ne l'ignorez pas, mais je m'adresse à votre amitié pour baptiser un fils, qui s'appellera Gianelli, puisque je n'ai pu divorcer, selon la loi. Ne me posez aucune autre question.» Ils se sont montrés discrets et affectueux. Je leur en suis profondément reconnaissante.

—N'empêche que cette timbale, que ce coquetier...

—Mon Dieu, François, combien tu es modeste pour Tiberge! Moi, je veux qu'il ait tout ce qu'il peut avoir au monde. Et il aura en effet tout ce qui dépendra de moi. Je suis, grâce à mon bien-aimé père, déjà riche: alors je vais tâcher de devenir encore plus riche, pour Tiberge. Je lui donnerai plus tard tous les maîtres possibles, et les plus habiles: il acquerra toutes les sciences, tous les talents. Je m'efforcerai qu'il connaisse aussi tous les bonheurs, mon fils admirable!... Et afin que sa naissance même ne lui soit reprochée, tu vois que je cherche déjà à laisser entendre—au hasard, tant pis!—que le colonel le verrait sans colère, puisqu'il adresse de Turin un cadeau... ou du moins je permets qu'on le croie... Mais, tiens, son baptême!... Tu me sais libérée de toute croyance. Je m'étonne devant quiconque a la foi: cela ne me semble pas concevable. Pourtant voici mon fils baptisé chrétiennement, afin qu'il ne puisse même pas me faire grief plus tard de lui avoir épargné cette cérémonie, si un jour il y tient... s'il veut aller à l'église...

—Et ce que Tiberge voudra, Dieu le voudra?

—Ah!... peut-être. Je mènerai Tiberge à la messe, comme je le conduirai en Sorbonne, et comme aussi aux courses et au stade, à Rome et en Sicile, que sais-je!... Je le ferai exactement heureux: et je désire qu'il choisisse la façon dont il préférera être heureux, donc, cher François... Eh bien, qu'as-tu, maintenant?»

Ce que j'avais? Un grand malaise, un grand chagrin, ou plutôt un découragement immense. Je me sentais si loin de ce petit, mon fils, à qui l'on préparait une vie nomade, éclatante! Tout cela m'échapperait, passerait bien au-dessus de moi, et s'envolerait au delà de mon pauvre coin de France. Je flairais de nouveau, parmi les rêves que faisait Marie pour l'avenir, cette bouffée de «bon plaisir» russe, d'art cosmopolite et de luxe raffiné, qui eussent bien mieux convenu au fils du poète mondial Stéphane Courrière, qu'à celui d'un forestier obscur et modeste... Et cependant, mon premier enfant étant mort, celui-ci, un jour... le second... Hélas! on me le prendra sans cesse. Il ne pourra même pas me nommer.

Et Marie?... Marie-Dorothée, Marie, mon souvenir éblouissant, ma compagne merveilleuse, mon amie de prix, ma femme, ma seule femme... car l'autre!... Avec quel enchantement je m'abandonnais à la musique adorable de ses donc, de ses exactement, de ses cher, au bercement de son accent, à sa fantaisie, à ses belles mains... Mais, qu'espérer d'elle, à présent que Tiberge était né, sinon son affection parfaite et quelques riantes caresses, quand son caprice le voudrait? J'allais par conséquent passer ma vie agenouillé devant cette insoucieuse idole—alors qu'Yvonne douloureuse pleurait, pleurait, par notre faute, et à chaque minute, par notre faute encore, évoquait le deuil irréparable...

Allons! assez, maintenant! Je me rappelai encore les paroles de cette sympathique brute de Denis Claudion: «Agis! N'hésite pas, commence immédiatement, lève-toi, et au travail!...» Et puis ces mots également: «Une belle ruse, une audacieuse ruse de guerre... le courage indomptable qu'il faut pour la poursuivre jusqu'au bout, et la mener à bien!...»

Puisque je ne pouvais, sous peine de vilenie, quitter Marie, et puisque, d'autre part, il m'était intolérable de torturer davantage Yvonne—eh bien! il me fallait donc prendre mon parti. Marie, profondément aimée, me tenait par toutes les fibres de l'âme et toutes les papilles de la peau. Et il y avait Tiberge... Bon! le sacrifice serait atroce, et j'en mourrais, à la longue... Mais je n'avais qu'à revoir un instant les yeux flétris d'Yvonne et ses traits de martyre, sa silhouette déjà cassée, son pas furtif sur le chemin du cimetière... Marie, d'autre part, berçait son fils—notre fils—entre ses bras, elle n'avait plus besoin de moi: mon devoir était auprès d'Yvonne... «Agis, lève-toi!...» Mais oui. Le temps de m'essuyer les yeux, et me voici.

Pourtant, Yvonne ne m'aime plus d'amour, depuis longtemps, et ma tendresse pour elle s'est changée en pitié. J'ai prononcé le mot abominable: «C'est mon devoir...» En outre, elle est fine: elle va hausser l'épaule, ou se méfier.

Oui, mais elle est pieuse aussi. Et nous verrons bien.

Et Marie, il faudra donc la quitter, malgré la vilenie?...

A moins cependant qu'elle ne me chasse elle-même, ou ne s'en aille la première, railleuse, en détournant la tête...

Et Tiberge?

Mon petit enfant!... Ah! sa mère l'emmènera, il vivra très heureux, très riche... Au lieu que l'aînée, hélas!... toute pâle et menue entre deux brassées de fleurs...

Allons, c'est dit, à la besogne! Sans témoin, devant ma seule conscience, pour cette douloureuse et close Yvonne, je renonce à tout ce que je préfère ici-bas, je me barre sur la liste des heureux, je m'exécute de ma propre main. Ma volonté est forte et affûtée, comme une épée. Je vais faire, avec cette arme-là, tout ce que je dois faire. Et je commence sur-le-champ.

Je marque la date: 18 juin, au soir. Aussitôt rentré à Chantilly, j'ai pris dans ma bibliothèque un excellent ouvrage, paru cette semaine, sur les jardins à la française, et l'ai fait porter à M. l'abbé Duregard, avec un mot pour engager celui-ci à lire en ses moments perdus ce volume traitant d'une matière qu'il entendait parfaitement. De fait, M. Duregard, premier vicaire de Chantilly, connaissait mieux que quiconque les plantes de parc et la décoration des parterres: il m'avait vingt fois surpris à ce sujet.


L'abbé Duregard me remercia cordialement. Il eut bientôt lu ce livre, dont nous parlâmes avec plaisir, en nous promenant de long en large sur la pelouse de Chantilly, en vue du parc. Fils d'un entrepreneur, l'abbé eût à merveille transformé tout un canton en parc, établi des terrasses, creusé des tranchées, fait courir partout sous le sol un subtil réseau d'eaux, et quant aux plantations, c'eût été son triomphe. Hâtons-nous d'ajouter qu'il eût joui de ce triomphe avec modestie. L'abbé était un très bon prêtre, qui mettait tout à son rang: les choses divines d'abord, puis la charité, la politique, les personnalités, puis les jardins et les forêts, les animaux, et lui-même enfin. Malgré cette parfaite humilité, cependant, il ne levait pas les yeux au ciel afin de proclamer son indignité. Non, tenez l'abbé Duregard pour un homme doué de qualités simples et fortes. Il avait trente-cinq ans à peu près, une carrure et des yeux perçants. Ajoutons qu'il s'en servait, et regardait bien.

Je n'eus pas à faire connaissance avec lui. Tant à table, chez moi, qu'au cours de plusieurs rencontres, nous avions fréquemment traité à cœur ouvert, et gaîment, maintes questions inoffensives, telles que sylviculture, fantaisies d'autrui, carrières, fortunes, et politique surtout: tous entretiens sans danger, même le dernier, entre interlocuteurs qui font attention aux paroles dont ils usent, ce qui n'est point si difficile.

Néanmoins deux sujets demeuraient réservés, à savoir la charité, que l'abbé pratiquait à merveille, mais dont il ne soufflait mot; et la religion, touchant laquelle il n'eût toléré qu'à regret la moindre retenue dans ses propos. Or il savait que je n'avais pas la foi. Je n'éprouvais seulement pas un soupçon de curiosité envers ceux qui croyaient. Ils me semblaient des manières de dilettantes, peut-être un peu aigris, dont il n'eût pas été convenable de constater l'obstination, devenue vénérable par la force des siècles et une immémoriale poésie; ou plutôt ils me produisaient l'effet de byzantins qui conservaient un intéressant trésor de traditions; ou encore je les voyais comme des puristes, en quelque sorte, parlant une langue savante, mais d'une syntaxe assez archaïque et vainement compliquée. D'autres fois aussi, ils me représentaient un parti politique, et une force dans l'État.

Quant à moi, je n'aurais jamais pu réciter un Credo qui durait si longtemps, voilà tout. Il y avait trop d'articles de foi, trop de noms propres, trop d'histoires saintes. Cette Providence était méticuleuse à mon gré, elle établissait son compte, elle demandait des arrhes... D'autre part, j'admirais si humblement la bonté, le courage et la patience—les trois vertus sublimes des héros—que je me révoltais, indigné, contre la vile notion du Paradis. Eh quoi! une récompense, une si exacte récompense, un prix d'excellence payable en béatitudes et en contemplations?... Comme s'il y avait rien de plus noble au monde qu'un acte d'abnégation accompli par volonté pure, et devant le seul tribunal de sa fierté!... Mais un Paradis? Pauvre idéal de salariés ou de prêteurs à la petite semaine.

Joignez que la nécessité d'une religion révélée ne me semblait pas indispensable à ce que le monde vivant pût aller son train... Aussi bien, vais-je ici contrefaire le penseur? Non, justes dieux! Est-ce que ça compte, l'intelligence, en face de l'émotion toute-puissante? Est-ce qu'un raisonnement a la moindre importance, quand le cœur sursaute et frissonne? Si, l'espace d'un instant seulement, j'eusse soudain frémi d'amour ou de charité dans le silence d'une chapelle, j'aurais ensuite trouvé cent raisons pour une, parbleu! de m'expliquer l'intervention divine, et son rôle, fût-ce le plus personnel, dans nos affaires d'ici-bas: l'esprit est un bon serviteur, dès que le cœur a parlé.

Mais jamais, à aucune époque de ma vie, je n'avais ressenti apparence d'émotion ni devant un autel, ni sous la voûte d'une église. Bien pis, je n'aimais pas les églises: entendez que je ne les aimais point d'amour, bien que je comprisse leur beauté. J'aurais pu définir ce qu'il est juste et raisonnable d'admirer dans une cathédrale: mais cette beauté ne m'était pas agréable. L'ayant saluée respectueusement, je n'y revenais pas. Je n'avais nul plaisir à voir une ogive: il faut bien appeler les choses par leur nom.

Assurément les clochers de campagne chantent leurs prières avec des voix d'anges dans les parfums du crépuscule. Et d'ailleurs les clochers font partie des arbres, de la brume, des champs, du ciel: ils jouent avec les nuages et les hirondelles, ils sont divins. Mais à l'intérieur de l'église, sous le clocher, quelle tristesse, et que de contraintes!

Il me souvenait encore de certaines minutes, tant à Rome qu'en Sicile ou à Pestum, et à Ostie, ailleurs encore: devant ces poignants vestiges, devant des marbres où souriait et s'élevait depuis des siècles, et pour l'éternité, toute la beauté du monde, comme je me sentis trembler, en proie au démon de la perfection, la gorge contractée, les artères battantes!... Un rien, une nuance seulement de cette fièvre sacrée, que j'eusse éprouvée un jour devant un autel, et le lendemain peut-être, j'entendais la messe.

Toutefois un tel miracle ne s'était pas produit. L'odeur des églises, les saints de plâtre, les dévotes et leurs yeux furieux, tout me repoussait. Et la religion ne m'apportait rien que langueur, ennui, légendes monotones, étrangetés. L'abbé Duregard, répétons-le, était très avisé: il avait deviné sans peine mon déplaisir. D'autre part, il n'eût point aisément consenti à parler des choses divines avec réserve: de sorte que par courtoisie, nous n'abordions aucun sujet qui pût nous amener à cette extrémité. Si jusqu'à présent je m'étais félicité de cette double prudence, il m'en coûtait à cette heure. Comment donc engager l'abbé dans l'entretien que je souhaitais?

Nous regardions le petit château, celui du seizième siècle, si délicatement découpé, et posé sur l'eau comme un coffret:

—«Joli bibelot, n'est-ce pas, monsieur l'abbé?

—Dommage qu'il ne se trouve pas au milieu du parc.

—Ah! oui, la symétrie, l'ordre, la règle, l'imitation de Notre-Maître Le Nôtre... Vous avez bien raison, d'ailleurs, et Le Nôtre est le dieu des jardins. Mais lui-même a dessiné celui-ci.

—Il ne pouvait mieux faire.

—Certes. Et puis, le grand gala des parterres et des façades, le bal des statues, la procession des charmilles, le carrousel des bosquets, il faut laisser toutes ces splendeurs à Versailles. Dans notre Valois, un peu de laisser-aller ne nuit pas: le pays porte volontiers ses parcs de guingois sur les collines, et ses châteaux négligemment piqués parmi les bois. C'est une contrée ombreuse et gracieuse, où l'apparat ne convient guère. De même la Bretagne, tenez... Monsieur l'abbé, connaissez-vous la Bretagne?

—J'avais un oncle à Saint-Brieuc. J'ai parfois été le voir, quand j'étais gamin, avant d'entrer au séminaire.

—La côte admirable! A droite, Saint-Malo, Cancale! A gauche, Bréhat, Ploumanach, Trégastel, le fouillis des îles et des rochers, entre lesquels s'est si adroitement glissée la mer!... J'ai naguère longé cette côte déchiquetée, autour de Lannion et de Tréguier. Mélancolique Tréguier, blottie à l'ombre de sa petite cathédrale rose, qui est «pauvrette et ancienne»... Mais quel burlesque monument l'on a élevé au pauvre Renan! Le malheureux s'affaisse, obèse et fatigué, sous une Athènè de bronze, raide comme un lampadaire. Mieux eût valu ne laisser, comme témoin de son passé breton, que sa petite et simple villa de Perros-Guirec... Je souhaite que les circonstances vous envoient un jour dans ce coin de Bretagne; il est varié, fin et doux, comme notre Valois, mais bien plus triste pourtant.

—Je le souhaite également, vous m'en donnez l'envie. Souffrez cependant que je ne vous promette pas d'éprouver la même émotion que vous en évoquant les souvenirs d'un des plus grands ennemis qu'ait eus l'Église.»

Déjà l'abbé se fâchait un peu, ou du moins il se mettait en garde: mais n'ayant amené le nom de Renan qu'afin de me faire contredire, tout s'ensuivait selon mes vœux, et je repris en souriant:

—«Il est vrai que le grand exégète argumenta très adroitement. Mais que vous importe, monsieur l'abbé? Renan est mort, et sa pensée s'affaiblira—comme toute pensée humaine—sinon son charme. Or l'Église est éternelle, ne l'enseignez-vous pas?... Je crois que tout en condamnant son œuvre, le meilleur chrétien peut rendre hommage à son talent. Puis n'a-t-il pas des circonstances atténuantes? Nous savons de lui plus d'une page qu'un évêque ne renierait pas. Rappelez-vous ce capucin qui disait de Renan, comme celui-ci le raconte lui-même: «Il a écrit sur Jésus autrement qu'on ne doit; mais il a bien parlé de saint François d'Assise. Saint François le sauvera.»

Cependant je m'embrouillais, je faisais fausse route. L'abbé retenait visiblement ses paroles. Je l'entendis seulement murmurer—et ce murmure n'était dicté que par la politesse, afin d'éviter un silence désobligeant:

—«De mauvais jeux intellectuels.»

Depuis peu d'années, le mot «intellectuel» s'est transformé en blâme, presque en offense: l'on en use pour qualifier plus que sévèrement l'intelligence, aussitôt que celle-ci n'aboutit pas aux conclusions que l'on préférerait.

Allons! l'abbé se méfiait décidément de moi: j'avais une détestable note dans sa pensée, et si j'eusse persisté à le vouloir entretenir, dès le début, des plus hautes inquiétudes humaines, il m'eût instinctivement traité en adversaire; ce qu'il ne fallait précisément pas.

Aussi ai-je changé de route, pour m'approcher de lui. J'ai pris un chemin bien plus court, et le bon. Sans insister, laissant là tous les livres, j'en revins aux voyages. Je lui dis que j'avais visité Auray, un jour de pèlerinage. C'était le conduire à me citer Lourdes, où je n'ignorais point qu'il s'était rendu, voici deux ou trois ans. Il me décrivit très volontiers la basilique, la grotte, les hôtels, la foule des pèlerins, les malades.

L'abbé m'observait sans qu'il y parût, tout en discourant.

—«J'ai vu, me dit-il, une jeune fille laisser là ses béquilles. Son père pleurait de joie. C'était un spectacle extrêmement émouvant.»

Or mon visage se révélait à cette minute comme éperdu d'attention: j'écoutais l'abbé, sinon de toutes mes oreilles, au moins de tous mes yeux.

Nous convînmes de faire ensemble, assez souvent, un tour en forêt.


On me dira: «Mais voilà bien des histoires. Quoi! faut-il tant de préparatifs pour se convertir? Il en va plus simplement. Sans s'estimer à si haut prix, un chrétien qui revient à la foi de son enfance, s'agenouille tout bonnement, un beau jour, dans la plus humble des chapelles, puis demande au prêtre le plus proche de l'entendre en confession, et c'est tout. Pas tant de finesses ni de cérémonies. Un directeur, attentif et expérimenté, un pénitent modeste non moins que repentant, et l'œuvre de salut commence. La porte de l'église est sans verrous, il n'y a qu'à la pousser, elle s'ouvre aussitôt, et ne fait aucun bruit.»

Oui, certes. Toutefois je voulais justement que mon retour au bercail—l'on s'exprimerait ainsi—ne se fît pas avec une telle bonhomie. Tant d'innocence, ici, n'était pas mon fait. Je sentais que si je fusse allé sans plus d'ambages trouver l'abbé Duregard en lui disant: «J'éprouve un grand trouble, et l'église m'attire», il eût paisiblement classé mon cas parmi les heureuses nouvelles, et après en avoir rendu grâces à la Providence, eût observé sur ce point la discrétion ecclésiastique, qui est si parfaite, si aisée, si élégante même, à force de naturel. Ce qui venait à l'encontre de tous mes souhaits.

Au lieu que l'abbé allait me porter aux nues, s'il avait assisté, heure par heure, aux étapes de ma conversion. Non afin de s'en attribuer le mérite, assurément: l'abbé Duregard avait l'âme trop haute, encore une fois, pour s'attarder aux pauvres mouvements de la vanité, celle-ci fût-elle la moins frivole et la plus justifiée. Mais sans doute penserait-il voir la main divine qui me poussait petit à petit vers le port: et ce serait, de sa part, faire œuvre pie que de constater cette merveille, et que de s'en féliciter. Ce serait seconder les desseins de Dieu que de suivre avec ferveur le beau travail spirituel qui allait s'accomplir en moi, jour après jour. Le coup de théâtre se fût-il produit en quelques heures? Bon, le lendemain déjà, l'on n'y songeait plus guère: tandis que l'abbé devrait trembler longtemps pour la conversion du pécheur, en observant celle-ci qui germait peu à peu, jusqu'à éclater enfin sous ses yeux. Certainement il ne croirait pas que ses prières seules pussent secourir ma faiblesse. Dès lors, ne recommanderait-il pas aussi l'égaré que j'étais aux oraisons de Thérèse Gervonier, par exemple? Et Thérèse, que ne serait-elle pas capable de confier ensuite à Yvonne, sous le sceau du secret?

En un mot, quelque brusque événement frappe, s'impose, c'est un fait accompli, on l'enregistre, et l'on attend du nouveau. Par contre, l'on s'émeut devant ce qui monte à l'horizon et s'y colore doucement: ainsi la buée dont naîtra tout le crépuscule, d'où sortiront l'orage et son fracas, ou qui nous donnera le frisson de l'aube, suivi du jour en sa fleur.

C'est au cours de nos promenades avec l'abbé Duregard que j'ai surtout tâché d'amener ce dernier à deviner mes inquiétudes. Il me souvient du Voyage autour de ma chambre, comme de tant d'autres «voyages» analogues, ceux-ci autour d'un fauteuil, ceux-là autour d'une table ou d'un encrier: les auteurs de ces récits y font mention de toutes choses, et philosophent de la sorte sur Dieu, l'homme et le monde à propos d'une mouche, d'un crayon, d'un verre d'eau ou d'un bâton de cire à cacheter. Ce genre est usé; cependant j'intitulerais volontiers «Voyage autour du champ de courses»—à Chantilly, on dit «la pelouse»—les péripéties de ma conversion; j'entends les péripéties morales, toutes celles enfin qui ne pouvaient échapper à l'abbé, et non seulement ne le pouvaient, mais encore ne le devaient.

Le voyage autour de la pelouse... que de littérature, et que d'apprêts! Ah! soit, mais y avait-il ombre de sincérité en ce que je tentais là?... Oui, pourtant, car il y avait ma fatigue et ma tristesse, quand je rentrais au logis. Il y avait mon bel amour compromis et souillé par des fourberies. Il y avait mon petit Tiberge perdu, et mes larmes secrètes, ma douleur inavouable... O ma conscience et ma fierté, je vous offre tout cela, tout cela!

Le 27 juin, j'ai ramassé sur la pelouse une rose encore fraîche. Elle avait dû choir tout à l'heure d'un corsage ou d'une main gantée: elle embaumait. Je la fis voir à l'abbé:

—«Voici la parure du pays, monsieur l'abbé. Je ne dis pas cela parce que c'est une rose. Un nénufar ou un œillet m'inspireraient la même pensée: mais j'appelle cette fleur ainsi, à cause de la grâce qu'elle avait là, sur notre chemin, toute seule. Il ne faut rien de plus sous le ciel du Valois. Que les cascades de plantes folles retombent et bondissent au soleil d'Espagne, de l'Orient ou des Tropiques! Qu'il y ait des palais surchargés de pierraille à Naples, et des Himalayas dans les grandes Indes! Mais ici nos paysans sont plus délicats: le décor d'une campagne toujours fine a dû leur aiguiser le goût. Voyez leurs maisons, aux alentours, à Montgrésin, à Pontarmé, à Saint-Nicolas, comme c'est simple! Quatre murs, et un rosier qui grimpe au portail, voilà tout. Sinon un rosier, mettez une glycine, ou un cep de vigne. Même à Senlis, les vieux hôtels ne sont ainsi parés que d'un bout de dentelle, leur balcon. Au loin les prés ondulent, le ruisseau serpente sous les saules, et la forêt bleue s'arrête courtoisement devant l'herbe ou le blé. L'on ne peut orner une telle contrée, sinon avec une fleur de place en place—par exemple cette rose, tenez, tombée d'aventure à nos pieds, sur la pelouse.»

L'abbé me fit remarquer qu'il y avait des horreurs dans Chantilly.

—«On bâtit des villages, des maisons à étages. On laisse des papiers gras dans la forêt. L'hôtel Condé a déshonoré la pelouse.

—Bon! un grossier maçon nous a infligé ce palace, et de la canaille touriste se croit tout permis chez nous, j'en conviens: mais avant de gâter tout à fait le domaine, bien du temps passera, cependant! Et puis, si vous voulez humer le vrai parfum du pays, il faut surtout errer dans les villages, et suivre les lisières des bois, enjamber la Thève et la Nonette sur les ponts ébréchés... Connaissez-vous Loisy?

—Loisy, près d'Ermenonville? Non pas. Je ne connais que Chantilly. Pour nous autres, l'univers s'arrête aux potagers de nos paroissiens.

—Loisy est un hameau de vingt bicoques. Gérard de Nerval y fait vivre sa paysanne invraisemblable, nommée Sylvie, en même temps qu'il dépeint le pays avec une poétique inexactitude. Mais elles sont néanmoins charmantes, les vingt bicoques de Loisy: chacune porte sa rose, sa vigne ou sa glycine. Et je pense que certaines aussi, l'automne venu, arborent un jabot d'écarlate, j'entends de vigne vierge... Eh bien, monsieur l'abbé, j'admire toute cette harmonie. Il y a pourtant un bel ordre dans le monde, et les rustres «coupeurs de terre» s'y soumettent eux-mêmes, sans y prendre garde, quand ils construisent leurs cabanes dans le style de leur terroir...»

Mon compagnon ne me répondit point qu'il estimât juste et raisonnable de penser ainsi: mais je voyais son visage approuver à la muette. Il semblait content, sans même que le soleil léger de ce jour y fût pour rien. Au bout d'un instant, j'ai repris gaîment:

—«La marquise de M. de Fontenelle lui déclarait jadis qu'il y avait trop d'affectation à vouloir, comme certains astrologues de ce temps-là, exempter la terre de tourner autour du soleil. De l'affectation... Je n'en trouve pas moins, aujourd'hui, à prétendre exempter cette même planète d'être vraiment fort bien organisée. Le bon Dieu est très artiste.»

Bel esprit. Mais du même coup, bon esprit, en somme, devait également juger l'abbé.

Le mois de juillet n'arrivait pas encore en son milieu, qu'un soir, avant l'angélus, j'en venais à dire en présence de M. Duregard:

—«Il faut, voyez-vous, nourrir une indulgence profonde pour les attachements coupables. Le premier mouvement poussant quiconque aux genoux d'une femme peut être blâmé, certes. Mais ensuite, par quels liens noués et renoués ne se trouve-t-on pas engagé! Un homme voudrait parfois rompre: il ne saurait le faire sans briser une âme qui ne comprendra rien à ce châtiment. Certaines brutalités semblent bien hasardeuses pour une conscience un peu réfléchie. Il y a parfois la tendre innocence des enfants, dont on se voit responsable, et leur sourire, qui arrête tout. Le devoir n'est pas aisé à discerner. Vous avez dû parfois connaître, en confession, combien on souffre parmi de telles angoisses, et comme le plus orgueilleux ou le plus sage a souvent besoin d'un conseil et d'un ami!»

Pouvais-je parler plus clairement? D'autant que ma peine, hélas! n'était que trop certaine, et que l'émotion dont tremblait ma voix ne mentait pas, cette fois!

D'autre part, il eût été gênant que je me fusse montré plus explicite devant M. l'abbé Duregard, qui venait familièrement chez moi, et dînait à ma table sous le regard toujours triste d'Yvonne. Il ne m'eût même point permis de pousser davantage ma confidence: car le prêtre seul, ici, pouvait dorénavant m'écouter dans le mystère du confessionnal, et si j'éprouvais tellement le besoin d'un conseil... Les prières toutefois nous séparaient—du moins, l'abbé le croyait.

Comme l'août naissait, je nommais déjà celui-ci «mon cher ami». Lui-même me convoquait à nos promenades. Je crois qu'il eût alors volontiers tenté de me convertir. Peut-être impatienté que je fisse grand état de connaissances artistiques ou littéraires qu'il était loin d'avoir, ou peut-être afin de me convaincre—car tout arrive—par le prestige de l'esprit, il me conseillait certaines lectures des maîtres de l'Église: ce qui se nomme des lectures pieuses.

Or, pour tout avouer, je ne faisais qu'entr'ouvrir les livres qu'il m'apportait ainsi. Rien au monde ne m'ennuie, ne m'est plus indifférent, et au besoin ne m'irrite comme une lecture de ce genre. La théologie m'échappe, la piété ne s'adresse pas à moi, et tout le reste me semble vague. Après un instant de plaisir très vif que m'auront causé le ton inimitable des écrivains religieux, leur allure sublime, leur éloquence nombreuse, leurs précautions et leur exquise politesse—je parle des meilleurs—je me fâche presque aussitôt à ne rencontrer rien de précis en tant de pages. Ne fût le respect, je laisserais là l'ouvrage sans en tourner seulement deux feuillets. Cependant j'en parcourais au moins un chapitre, et nous en causions, l'abbé et moi. Nous feignions—lui moins que moi, mais n'ayant pas goûté aux plaisirs adorables des Muses, connaissait-il bien toute son illusion?—nous feignions donc tous deux une gratitude confidentiellement attendrie envers l'écrivain sacré, et une sorte de dilection supérieure, inaccessible aux esprits hâtifs, brusques ou futiles.

Une fois, tout en marchant dans l'étroite sente d'Avilly, entre deux cloisons de verdure, je m'arrêtai net, et déclarai soudain à l'abbé:

—«Je ne suis séduit que par les jansénistes. Convenons-en, je me sens près d'eux, près d'eux seuls.»

M. l'abbé Duregard était un gaillard solide et carré, comme les ouvriers dont il descendait. Seule, la vive lumière de ses yeux si intelligents purifiait son visage rustique. Il me souvient qu'il a croisé tout à coup derrière le dos ses mains mal équarries, en m'entendant parler ainsi des sombres jansénistes, moi, un homme dissipé, après tout, et dont la vie offrait certain scandale, si l'on voulait se montrer austère.

La sente que nous suivions côtoyait un parc français, jalousement clos: à travers les grilles moussues, l'on apercevait des charmilles, des ronds-points, des statues bocagères, une vallée pour nymphes et sylvains. C'était un lieu précisément où évoquer très bien, par un crochet de la pensée, Port-Royal et les grands Messieurs: mais je ne sais si l'abbé saisit cette réminiscence fugace et, avouons-le, historique plutôt que naturelle. Il paraissait seulement surpris, et même frappé:

—«Vraiment, observa-t-il, je n'aurais pas cru qu'une doctrine si hautaine, quoiqu'elle eût été soutenue par des saints, eût de quoi séduire...

—Un mécréant frivole.

—Pourquoi frivole?... Enfin vous me voyez un peu étonné.

—A tort. Il y a dans la foi janséniste un grand attrait de beauté. Se proclamer si fort aux pieds de Dieu, que les œuvres mêmes, celles-ci fussent-elles les plus hautes, ne seront rien pour le salut, hors de la grâce—quelle sublime attitude dans l'humilité chrétienne, mon cher abbé! C'est une doctrine héroïque et princière, c'est la foi dangereuse, la religion périlleuse et altière du risque!

—Et de l'orgueil, peut-être.

—Oui, peut-être... Aussi bien, ce qui m'attire, dans le jansénisme, vous le confierai-je? c'est le rôle tout-puissant qu'y joue la grâce divine. Mon cher abbé, je suis non seulement préoccupé, mais positivement hanté par cette question de la grâce. Il y a là une puissance qui écrase. La grâce qui brusquement et irrésistiblement se manifeste... Mystère admirable!»

Je ne gagerais pas que l'abbé n'eût point prié pour moi tout particulièrement, ce soir-là.

Je ne dis pas non plus qu'il n'ait jamais pressenti quelque soupçon d'énigme, parfois, dans mon cas. Encore un coup, l'abbé Duregard était très clairvoyant et d'imagination courte, donc difficile à abuser. Mais quoi! il était aussi grandement pieux. Les bonnes volontés, a-t-il sans doute pensé, viennent à Dieu par toutes les voies, et même par les pires: prenons toujours cette âme-ci, la Providence y verra clair.

Admettons que ma conversion eût paru miraculeuse à cet esprit paisible. Et supposons qu'il se soit rappelé en secret le grand mot de Montaigne: «Quant aux miracles, je n'y touche jamais...»


Une après-midi, ma surprise fut grande en arrivant chez la marquise Gianelli. Depuis quelque temps, je m'imposais de m'y montrer un peu moins assidu. Chaque matin, je m'éveillais abattu et contraint: le jour me pesait. Quelque chose, ou plutôt quelqu'un me manquait: Marie... J'aurais voulu l'avoir là sans cesse, m'asseoir contre elle, dans l'ombre savoureuse et comme précieuse, qui s'allongeait à ses pieds ainsi qu'un grand lévrier bleu. J'eusse tremblé de joie à l'espoir de sentir, au cours des nuits silencieuses, s'élever son souffle léger tout près de mon bras. Quel émoi, si je l'eusse rencontrée en sa chambre ou la mienne, dans le désordre du saut de lit, les cheveux en tempête sur les yeux, pareille au jeune Bonaparte après le passage d'Arcole! J'imaginais le toucher si doux de son épaule ou de son cou, sur quoi fût au hasard tombée ma main, ainsi, en rêvant, le matin...

Or, dans la minute même où mon tourment était le pire, il me fallait songer aux discours que je tiendrais afin justement de sembler moins irréfléchi dans ma tendresse, aux gestes de prudence dont je ferais à mon amie la mélancolique surprise... Comme si j'eusse exprès taché d'encre ou de poussière mon pourpoint de cavalier servant!

Marie n'était-elle pas également la mère de notre enfant?... Et avec quelle passion elle le soignait et l'adorait, mon fils!... Pourtant j'habituais mes lèvres à prononcer déjà: «Mon fils illégitime.» Je dirais un jour, et peut-être devant elle: «Mon bâtard.» Je parlerais d'adultère, de scandale et de communion pascale. Peu à peu, je m'entraînais à bien penser. C'est de cela encore que je souffrais, sitôt les yeux ouverts, dans l'accablement de chaque réveil, le regard envolé vers le riant souvenir de Tiberge—et fixé sur le portrait de la petite absente qui, du fond de son cadre couronné de buis, me faisait signe, elle aussi, avec ses pauvres lèvres au fusain et ses yeux de papier.

Une après-midi, donc, alors que sous des prétextes—mais on a vu pourquoi—je n'avais pas sonné depuis trois jours, sinon quatre, à la porte de la marquise Gianelli, je demeurai fort étonné en pénétrant dans le jardin de poupée qui cachait cette demeure en miniature. Un son de mandoline, en effet, sortait de la maison par les fenêtres ouvertes... Bizarre!

Mais plus étrange encore que ce concert imprévu fut le spectacle qui m'attendait au salon. Tiberge était là, rose et ahuri, ornant les genoux de la nourrice. A côté de celle-ci, sur une chaise basse, se tenait la petite nurse, Frida, ses mains gentiment croisées sur sa jupe d'alpaga beige, et semblable, avec son col et ses manchettes rabattus, à la plus sage élève du couvent, dans la classe des grandes. En face, un guitariste et un mandoliniste bourdonnaient d'accord. Près d'eux se tenait un mince éphèbe rasé, aux cheveux comme laqués et rejetés en arrière, et au teint mi-bronzé, mi-verdâtre: celui d'un jeune conquistador qui se fût perdu l'estomac dans les grands bars. Ce jeune homme était mis avec une recherche singulière: un vrai compère de revue. Enfin, au milieu de la pièce, Marie-Dorothée en personne, vêtue d'une exquise robe blanche, brodée de fleurs orangées, dansait le tango avec un monsieur qui souriait sous ses deux centimètres réglementaires de moustache: et je reconnus sans peine en ce dernier le visage populaire de M. Henri Berri du Jonc, notre dandy national.

Qui ne connaît Henri Berri du Jonc? On demandera peut-être ce que c'est qu'un dandy. On ne sait pas. Ce mot-là court les journaux. Quand un monsieur s'habille avec étude, et n'est cependant pas très riche, quand il n'a ni chevaux de course, ni chevaux de polo, ni yacht, ni grandes chasses à tir, ni grosses automobiles, quand il s'adonne seulement aux sports pas trop chers, qu'il ne craint pas de faire des visites, et qu'avec cela il lit un livre de temps en temps, on déclare que c'est un dandy. Les gens de lettres se donnent un grand air de désinvolture en usant de ce terme qui, imprimé, ne fait pas si mal, mais qui dans la réalité ne correspond à rien que de vague. Ainsi, l'on qualifiait de la sorte Henri Berri du Jonc, parce qu'on le rencontrait toujours ganté. Avec cela il était on ne peut plus «ancienne France». Par goût de la plus vieille tradition, il avait effacé les deux y de son nom, Henry Berry, et les avait remplacés par des i. On l'entendait fredonner Pauvre Jacques, et des couplets de Béranger... Quel dandy!

Néanmoins il était légendaire dans les revues de fin d'année, où il personnifiait l'élégance et le bon ton. Marie, en m'apercevant, cessa de danser, se mit à rire, et fit les présentations:

—«Je n'ai donc pas besoin, n'est-ce pas, cher, de vous nommer M. Henri Berri du Jonc? Il a la bonté de me faire répéter le tango, que vient de m'apprendre en quatre journées M. Torrez ici présent, mon professeur.»

Adolfo Torrez inclina froidement, et à peine, son visage aux cheveux bleus: se figure-t-on qu'un homme aussi considérable, dont le temps valait un prix fou, allait imprimer des plis à son étui-jaquette en commettant des gestes empressés ou précipités? Adolfo Torrez, professeur de tango, maxixe et autres danses du jour, donnait les leçons les plus chères de Paris: c'est dire qu'il n'avait pas de saluts à perdre.

Tout au contraire, Henri Berri du Jonc m'avait déjà serré la main avec une chaleur affectueuse: la cordialité a beaucoup d'allure, ainsi qu'en témoignent les plus grands seigneurs. L'œil étincelant—le panache, le sang!—il me disait d'une voix de théâtre, aussi bien timbrée que brillamment insignifiante:

—«Vous le voyez, monsieur, nous travaillons notre menuet. Car danser le tango comme la marquise Gianelli, c'est véritablement danser un menuet, un de ces menuets pimpants que nos spirituelles aïeules savaient rendre si ravissant, si fringant, si...

—M. Berri du Jonc est un poète, fit gaiement Marie.

—Oh! madame, quelle ironie! Je ne suis, malheureusement, qu'un pauvre diable: mais j'avoue que j'adore la danse, à condition qu'elle conserve cette élégance, ce cachet, ce... comment dire cela?...

—Ce je ne sais quoi.

—Voilà! Vous avez trouvé le mot: ce je ne sais quoi du temps jadis, qui avait tant de charme à Versailles, au Louvre, dans les Trianon... Ah! le je ne sais quoi de France—et Henri Berri du Jonc faisait claquer ses doigts—voilà le trésor que nous ne devons pas laisser perdre! Or le tango me semble une danse triste...

—C'est une danse volouttoueuse, corrigea sévèrement le jeune professeur, mais volouttoueuse pas dans les gestes, jamais dans les gestes: dans l'intention seulement elle est, si on y pense, et on ne doit pas y penser. Le tango n'est pas triste. D'ailleurs, on vient de le recevoir en Angleterre. Lady Fonsburn et lord Perham le dansent aussi bien que moi. Et tout Londres veut maintenant l'apprendre.»

Argument sans réplique, on le sentait, dans l'opinion du petit Argentin... Berri du Jonc, avec un air de galanterie éclatante, répliqua en affirmant que la marquise Gianelli seule, ou l'une des seules, avait rendu au pauvre tango ce... ce je ne sais quoi, décidément, dont nos pères, moins sombres que nous...

Etc!... Les deux jeunes gens enfin partis, après le thé, et Tiberge remporté dans sa chambre, je demandai à Marie depuis quand elle avait appris le tango.

—«Mais depuis que je ne vous ai vu, c'est-à-dire depuis quatre grands jours.

—Trois.

—Quatre, François. Je les ai donc fort bien comptés.

—Et fort bien employés.

—Oui, le tango en quatre jours, ce n'est pas trop mal. Tout dépend pourtant de la façon dont on s'y prend. S'il ne s'agit que de chalouper... Adolfo Torrez dit «chalouper», cher, avec tant de mépris!... s'il ne s'agit donc que de chalouper ça sans cérémonie, ce n'est pas difficile, bien sûr. Guère compliqué non plus, de l'esquisser à la façon des gens si empesés, vous savez, et qui dansent sans danser... Moi, j'ai voulu arriver à la perfection, en quatre journées. Aussi ai-je travaillé sans repos avec Torrez. Et j'ai fait demander à ce fameux Berri du Jonc qu'il vînt m'essayer. Il est venu. Je donnerai un dîner pour le remercier.

—Pour le payer.

—Oh! il ne faut pas faire des mots cruels sur lui. D'abord, c'est à la vieille mode, les mots cruels. On se moque tout doucement, maintenant. Et puis il danse bien, ce Berri du Jonc. N'est-ce pas que cela n'allait pas mal, avec lui? Et avec Torrez? Il fait mieux valoir la danseuse, il est le plus merveilleux tangueur du monde: et il le sait! Notre travail n'était-il pas bon?»

Certes, il m'avait paru délicieux, leur travail! Que d'aisance, que de souplesse, quelle lenteur légère, quel rythme puissant et néanmoins si discret, quelle langoureuse précision, quelle espèce de modération passionnée! J'en voulais au tango de ce que je l'ignorais, et de ce qu'il m'eût fallu l'apprendre, ce qui représentait une embarrassante et fastidieuse étude, pour quiconque n'a plus dix-sept ans; mais j'y reconnaissais toutefois une grâce assez étrange, ni trop, ni trop peu inaccessible, qui convenait admirablement à nos contemporains entreprenants et pressés. Or il est certain que Marie se jouait parmi toutes ces figures chorégraphiques comme une allégorie de la Danse en personne...

Cependant, je me scellai les lèvres, et me jurai de ne point le lui dire. Il entrait dans mon caractère nouveau de haïr toute fantaisie, non moins que tout mouvement de jeunesse: et je déclarerais dorénavant avec un sourire châtié que le tango, par exemple, était une manière de frénésie à laquelle, en Argentine, on se livre après boire... Aussi bien étais-je à demi sincère, ayant le cœur douloureusement serré en constatant que peu à peu l'étranger, qu'autrui, que «l'ennemi» enfin, semblait investir la marquise Gianelli, et la maison où reposait mon fils—et le sien.

—«L'important, poursuivit-elle, c'est de ne point se tortiller comme une grosse gitane, et en même temps de ne pas circuler niaisement, presque sans bouger... Mais cela ne t'intéresse pas, tout cela, homme des bois, homme sauvage.»

Je fis ici mon sourire châtié.

—«J'avoue qu'une femme intelligente, cultivée, raisonnable...

—Une femme de mon âge...

—Enfin, une vraie femme, me paraît, au premier abord, devoir connaître des soucis plus intéressants... Apprendrez-vous aussi la maxixe et la «Très moutarde»?

—Ne boudez pas, François. Ne boude pas... Je ne me suis pas mise au tango comme cela, tout d'un coup, et sans nulle cause. J'avais une raison.

—Bah!

—C'était pour amuser Tiberge... Oui, nous avons remarqué, la nourrice, la nurse et moi, qu'il adorait voir danser, et surtout me voir danser. Tu as remarqué, tout à l'heure: pas un cri, pas un pleur, pendant toute la leçon. C'est chaque fois ainsi. On l'amène là, il écoute la musique, il me regarde, et il est très content. Je danse pour lui. Salomé en fit autant sous les yeux d'Hérode. Tiberge vaut bien ce vieux roi de la Bible, je suppose.»

Je demeurai muet. Qui eût songé à cela? Et si Marie dansait devant son fils afin de le divertir, que pouvais-je dès lors y trouver à reprendre? Je sentais bien qu'il en serait toujours ainsi, et qu'elle lui donnerait le bal et les violons durant toute sa vie. Allons, rien de mieux, je n'allais pas lui reprocher de distraire notre petit. Force me fut de trouver quelque autre sujet de déplaisir.

—«D'où connaissez-vous ce Berri du Jonc? De partout? Oui, oui, je sais bien, c'est une relation de «season» parisienne... Encore, passe pour lui... Mais ce petit Argentin de Montmartre, qui doit priser la cocaïne, à voir la mine qu'il a..

—C'est le plus réputé des maîtres à danser.

—Sans doute: il n'en est pas moins curieux de rencontrer autour de la marquise Gianelli, qui inspira les rêves d'un grand poète, cette écume des restaurants de nuit. Il semblerait à peine plus étrange que l'on se mît à jouer du mirliton comme à lancer des serpentins dans votre salon.

—Croyez-vous que cela ferait rire Tiberge?

—J'y songerai.

—Comme vous êtes amer et lugubre, cher! C'est un peu ennuyeux. Cela ne vous réussit guère de ne pas me voir. Entrerez-vous en religion bientôt, donc?»

Cette fois, l'occasion m'était cruellement offerte: je la saisis, les yeux fermés, comme un martyr se fût jeté au feu.

—«Mais, Marie, pourquoi riez-vous?... Entrer en religion, évidemment, je n'y songe point: je n'en serais pas digne. Cependant je mentirais si je disais que j'évoque aussi distraitement que par le passé mes souvenirs de catéchisme, voilà.

—Oh! voilà... vraiment, voilà tout? Il n'y a rien d'autre que vous me cachiez? Quelle humeur affreuse! Vous avez la migraine ou les diables bleus, ou bien vous aurez éprouvé une contrariété, une déception, certainement... Seriez-vous fâché parce que vous ne savez pas le tango, par hasard?

—Non pas fâché, et votre tango n'est pas mon fait... Mon inquiétude vient de plus loin, hélas!... Eh bien, oui, je vous confesse que je me sens triste à mourir, et surtout bouleversé par une obscure voix dont je n'entends que trop les questions. J'éprouve certains doutes, je suis très malheureux...»

Marie me regarda bien en face, entre les deux yeux:

—«François, tu m'aimes moins! Avoue-le, dis-le, j'aime mieux cela.»

Grands dieux! Je lui criai la vérité:

—«Je t'aime éperdument, profondément, de toutes les forces de mon cœur, Marie!»

Après quoi, par le plus grand effort d'énergie dont je fusse capable, je me suis violemment rappelé mon devoir, et j'ai ajouté:

—«Seulement, je suis tourmenté, en ce moment, par une crise...

—De regrets, peut-être?

—Non, de conscience.»

Marie se leva brusquement, à ces mots. J'eus peur soudain de ce qu'elle allait faire ou dire:

—«Mon amie, qu'est-ce qu'il y a?... Où vas-tu?»

Elle me répondit en quittant la pièce:

—«Il est cinq heures moins cinq. On doit donner le bain de Tiberge à cinq heures. Je vais voir si la nourrice est bien exacte.»

Et elle ajouta en riant de ses belles dents saines:

—«A chacun sa conscience, n'est-ce pas?»

Bientôt grisonnant que j'étais, j'eus la honte, cette nuit-là, d'étouffer des sanglots dans mon oreiller—d'humbles sanglots d'amour, de vrais sanglots d'écolier!


Cependant je m'étais rendu à la messe.

Un dimanche matin, j'ai vu Yvonne descendre au jardin, gantée, et comme d'habitude ce jour-là, habillée un peu plus mélancoliquement encore. Car telle est sa tristesse que, voulant faire honneur à Dieu, elle met ses robes les plus mornes, comme pour dire: «Vous m'avez infligé cette croix, ô mon Dieu qui m'avez repris tout ce que j'aimais. Vous m'avez rendue misérable et lamentable. Or en ce dimanche où je vous glorifie solennellement, je me pare de tout mon chagrin, et je l'apporte au pied de vos autels. Regardez-moi, mon Dieu, irréparablement malheureuse ainsi que vous m'avez faite. Je présente à tous les yeux mon deuil immense et soumis, comme un exemple bien chétif, mais hautement affirmé, d'humilité et de résignation.»

Il se peut qu'Yvonne forme cette pensée d'adoration et de douceur infinies. De même se peut-il qu'elle se soit machinalement revêtue de n'importe quelle toilette, pourvu que celle-ci se fût trouvée moins riante que les autres, ainsi qu'il sied à une sage chrétienne allant à l'église: on le sait, les yeux châtains d'Yvonne étaient impénétrables. Au fond de leur chagrin couvait soit un incendie, soit à peine une étincelle.

Elle traversa donc notre petit jardin. Thérèse Gervonier la suivait, pareille à une grosse bonne d'enfant. Ah! la pauvre Yvonne, combien elle semblait vacillante, avec ses épaules minces, combien elle marchait débile et penchée entre les deux chiens, Marsyas et Marion, qui l'accompagnaient gaîment, en bondissant, jusqu'à la porte de la rue! Et je savais, moi, que quiconque l'eût regardée au visage, se fût arrêté sur place, stupéfait: car cette jeune femme accusait l'âge mûr, et au delà, l'âge flétri.

Enfin la porte de la rue s'ouvrit, puis se referma au nez de Marsyas et de Marion qui, désappointés, les oreilles couchées, et les yeux mi-clos, demeurèrent longtemps immobiles: «Comme c'est stupide et malveillant, semblaient-ils penser, de ne pas nous avoir emmenés! A quoi cela sert-il? Où ont-elles pu aller, avec leurs gants, leurs petits livres, et leurs jupes qu'il ne fallait pas salir? En voilà des histoires, et des puérilités!»

Au bout de quelque temps cependant, Marsyas et Marion se retournèrent subitement, de même que touchés par une baguette de magicien: je venais de paraître au jardin, et déjà ils me sautaient presque aux épaules, se poursuivaient en rond dans l'étroit espace, gambadaient, aboyaient:

—«Ah! te voilà! exprimaient-ils. Te voilà, enfin! Avec toi, au moins, c'est sérieux, on va faire des choses intéressantes, on va sortir. Tu n'as pas les colliers ni la laisse dans les mains, mais tu vas aller les chercher, nous avons confiance. Quelles courses, tout à l'heure, sur la pelouse! On boulera les fox, on rattrapera tout ce qui se sauvera! Et puis, dans la forêt, il y aura de l'écureuil, de l'oiseau, du lièvre. Quelle ivresse! Et qui sait, malgré cette laisse idiote... Mais quoi, qu'est-ce qui te prend aussi, toi? Tu ne nous emmènes pas non plus? Qu'est-ce qu'il y a donc, ce matin?»

Infortunés Marsyas et Marion, il y avait la messe, il y aurait dorénavant la messe tous les dimanches, à la même heure, il faudrait vous y faire. Les hommes fantasques allaient prier, ce matin-là: et encore votre patronne s'y rendait-elle de bonne foi, poussée par la ferveur de son âme croyante. Mais votre maître, ô bons et simples chiens, qu'eussiez-vous pensé de votre maître vénérable, dispensateur souverain des pâtées et des sorties, si vous aviez pu deviner qu'il vous laissait cruellement au jardin dans l'unique intention d'aller contrefaire le repenti, et se donner en spectacle? O jolis êtres ingénus, vous lui ferez accueil sans rancune, à votre maître difficile à comprendre, quand il reviendra de sa messe: vous le bousculerez joyeusement, vous le regarderez de vos yeux tendres, et en vérité il aura malgré tout mérité ce regard-là, bien que vous ignoriez pourquoi, ô cœurs honnêtes, ô bêtes charmantes!

Dans l'église, je me suis placé en l'un des bas-côtés, près de la porte. Yvonne ne tourna pas une fois la tête: eût-elle été seule, qu'elle ne m'eût pas seulement vu. Mais Thérèse passait l'inspection, en revanche: elle prétendait apparemment savoir si chacune ou chacun suivait bien l'office, et si quelque impertinente ne serait pas venue, par hasard, avec un chapeau trop simple, une robe d'un ton trop net ou une figure d'une beauté trop indécente. Il y a en effet un protocole pour le dimanche matin, auquel il ne s'agit pas de manquer: Thérèse en connaissait les moindres nuances.

Or je n'étais pas arrivé depuis cinq minutes que cette vigilante fidèle m'avait aperçu.

Hâtons-nous d'ajouter que tout en surveillant l'église, Thérèse écoutait pourtant la messe avec piété, et ne se fût pas scandaleusement retournée pour constater jusqu'à quel point je m'inclinais au moment de l'élévation: mais bientôt après, en s'asseyant de nouveau, elle s'assurait rapidement de ma contenance, et je dus lui causer un extrême dépit en me retirant un peu avant l'Ite, missa est, car elle eût probablement observé avec dilection si je me signais ou non, si je prenais de l'eau bénite, et de quel air, et si j'avais enfin, en descendant les marches du perron devant l'église, cette physionomie correctement paisible, non moins que discrètement allègre, qui a sa place aussi dans le protocole du dimanche matin. Prétendais-je par hasard faire de la fantaisie, tout nouveau et jeune paroissien que j'étais?... Oh! non.

Je suppose que la surprise de Thérèse fut extraordinaire, et qu'elle dut, après la messe, se répandre en commentaires sans fin. Yvonne l'a-t-elle écoutée distraitement, ou en proie à quelque espoir secret, sinon à de la méfiance au contraire? Je ne sais, et rien n'a pu me le laisser soupçonner, ce jour-là ni les suivants. Au déjeuner, elle se montra indifférente et lointaine, comme à son ordinaire. Elle ne fit même pas semblant de ne pas m'avoir vu à l'église.

—«Tu as entendu, me dit-elle tranquillement, le sermon de M. le curé. C'est un saint homme, mais il n'a pas le don de la parole. Il se répète, et sa phrase a souvent bien du mal à venir au bout. J'espère qu'une autre fois tu entendras M. l'abbé Duregard. Notre ami prêche très bien, c'est l'avis général.

—J'irai tout exprès.»

Sur quoi, un silence, et l'on parla d'autre chose. Thérèse elle-même n'ajouta rien: elle réprimait cependant cent allusions diverses. La curiosité l'eût tuée. Sa figure informe brillait de satisfaction comme d'étonnement: mais la réserve, la froideur d'Yvonne la glaçaient.

Le dimanche suivant, je fus encore à la messe, pris fort bien l'eau bénite, et fis parfaitement tout ce que je devais faire. Le regard de Thérèse changea dans la semaine: il s'éclaircit positivement. Je m'en sentais même touché. Il s'en fallait pourtant qu'Yvonne s'apprivoisât; mais quoi! allais-je manquer de patience, ainsi qu'une femmelette nerveuse, au début à peine de mon entreprise? Allons donc, j'étais plus robuste.

Un jour, je rencontrai Thérèse seule au jardin. Elle caressait Marsyas, et même—malgré ma défense—lui avait apporté des friandises. Le beau chien cependant, ayant savouré ces miettes délectables, agitait fort négligemment sa longue queue: cette dame peu agile, qui jamais ne le menait en forêt non plus que jouer sur la pelouse, lui inspirait une sympathie toute alimentaire, et pleine d'un secret mépris. Quant à moi, il en allait bien autrement, et Marsyas s'arrondit à ma vue, appelant aussitôt Marion qui sortit du chenil:

—«Comme ils vous aiment! fit Thérèse gracieusement.

—Pourtant je leur impose souvent d'affreuses déceptions. Je les abandonne, je sors sans eux. Dimanche matin, ils ont hurlé pendant un quart d'heure. A cent mètres d'ici, je les entendais encore.»

Si Thérèse n'eût été qu'une enfant de seize ans, toute frêle et effarouchée, j'écrirais qu'elle rougit d'émoi en même temps que de plaisir à ces mots. Du moins baissa-t-elle les yeux, et me dit:

—«C'est quand vous avez été à la messe?»

Après quoi, elle ajouta, craintive:

—«Est-ce que vous irez aussi dimanche prochain?

—Mais oui.»

Toutefois elle avait si évidemment quelque chose à exprimer encore, quelque chose qui lui semblait embarrassant, ou intimidant à l'excès... Je l'aidai.

—«Eh bien, voyons, Thérèse, qu'y a-t-il donc? Parlez. Est-ce que je vous fais peur?

—Mon Dieu... c'est que dimanche prochain, voilà... nous avons une grande fête.

—Oui, c'est l'Assomption, je le sais.

—Et alors, puisque vous irez à la messe... ah! c'est vous-même qui l'avez annoncé...

—Allons, c'est entendu. Cela vous contrarie, peut-être?

—Non, juste ciel!... Seulement, est-ce que... oh! pour ce jour-là seulement!... est-ce que vous ne pourriez pas... revêtir votre uniforme... oui, enfin, venir en tenue à la grand'messe de l'Assomption?...»

Thérèse s'arrêta, interdite et sans voix. Quant à moi, je lui promis ce qu'elle voulut. Les dévotes virent mon uniforme vert et gris, et en jasèrent longuement. Il me faut même noter que je surpris une ou deux fois, pendant le déjeuner, les yeux d'Yvonne arrêtés, furtifs et un peu effarés, sur ce costume inaccoutumé. Certes elle ne me posa, à moi, nulle question: mais elle s'interrogea beaucoup, à ce qu'il me parut.


Tiberge passait toutes ses journées au Bois de Boulogne, entouré de sa cour, entendez sa mère, la petite nurse, la nourrice, le chauffeur, l'auto, la voiture pliante, un matériel considérable de campement, et moi-même enfin, qui venais parfois vers quatre heures. Si j'avais payé de mes deniers tout ce luxe—et comment l'eussé-je fait?—j'aurais peut-être pu me prendre, à la rigueur, pour une manière de consort: mais à la vérité, c'était plutôt le chauffeur qui eût figuré dans ce rôle. On le consultait touchant certaines difficultés d'ordre topographique; il représentait, au moins durant les trajets, le pouvoir exécutif, il logeait dans la place, portait un dolman d'une coupe «militaire fantaisie». Ajoutons qu'il était paisible et jovial. Au contraire, j'arrivais de loin, moi, pressé, hâtif, plus ou moins soucieux, je ne servais à rien. La marquise Gianelli m'accueillait avec une sereine négligence: quand Tiberge était là, il n'y avait d'important que les mouches, qui eussent pu le gêner.

Toutefois, le petit ne se trouvait pas toujours présent. On le rentrait, on l'endormait, et parfois le soir d'été venait, au son monotone et voluptueux de la pluie sur les branches, ou dans le muet cantique du crépuscule, déjà trop court. C'était l'heure du dîner: de loin en loin, dans Paris déserté, les fenêtres ouvertes s'éclairaient. Je baisais la main de Marie:

—«Au revoir, amie heureuse.

—Au revoir. A demain!»

A ces mots, je parlais de téléphone, d'affaires à régler, d'une tournée en quelque canton lointain, des nouvelles du petit.

—«Bon, disait Marie, entendu. Tu vas manquer ton train. C'est la vie...

—Que veux-tu dire?

—Pas grand'chose, va... Tu auras les nouvelles. Au revoir.»

«Pas grand'chose»!... Cela signifiait, et je le savais bien: «Tu ne m'aimes plus, tu te lasses...» Mais pouvait-elle savoir que je me mettais presque le couteau sous la gorge pour lui témoigner tant de froideur?

En outre, ce «pas grand'chose» exprimait, à la russe cette fois, et je ne l'entendais pas moins: «Oui, tu ne m'aimes plus, mais qu'est-ce que ça fait, après tout? Tu m'as donné un fils, je ne voulais que cela. Je t'ai choisi parce que tu étais sympathique et d'un bon modèle. Maintenant, tu peux bien t'en aller, François Simonin, je n'ai plus besoin de toi. Quand j'aimerai à être aimée, je pourrai trouver ailleurs des athlètes bien réguliers, ou, si j'ai ce caprice, de grands artistes m'adoreront, quand ce ne serait que mon poète, un jour, qui sait?... D'ailleurs, j'ai Tiberge, et je suis riche. Non, tu ne représentes pas grand'chose, mon petit forestier français. Le maréchal mon aïeul m'eût bien grondée peut-être, de t'avoir choisi, ainsi que l'Empereur grondait sa sœur merveilleuse Pauline Borghèse, lorsqu'elle s'était laissée aller à quelque nouvelle escapade...»

Mon Dieu, Marie eût-elle soupçonné que je pressentais ces paroles, comme si elle les eût effectivement prononcées devant moi, et que j'en demeurais tout palpitant de désespoir et d'angoisse, une fois sa porte fermée?

Je demeurais assez rarement auprès d'elle, maintenant, passé huit heures du soir. Une fois pourtant, le crépuscule était si mauve, si moelleux et si chaud, que Marie me demanda: «Reste. Tu t'excuseras.»

Le moyen de refuser toujours? Je l'eusse blessée, à la fin, ce que surtout je voulais éviter. Je suis donc demeuré, et nous dînâmes au Bois. Nous avions choisi le coin le plus secret, presque un bosquet, dans un restaurant à tziganes: mais à peine si l'on entendait ceux-ci, et dès qu'ils se taisaient, la brise chuchotait en retournant doucement les feuilles. Nous avons commandé des mets légers, et un joli vin d'or: notre fête galante commença très bien.

Nous ne parlions pas volontiers, ordinairement, de Stéphane Courrière: il le fallut pourtant, ce soir-là, car les journaux annonçaient la mise en répétition de sa Bérénice.

—«Ah! Bérénice! modula Marie... Je l'ai tant aimée, cher, cette belle princesse des Juifs. Stéphane en parlait avec une tendresse merveilleuse. Souvent, j'ai cru la voir, portée en litière sur la Voie Sacrée: un cortège d'esclaves hébreux l'entourait, et elle avait les yeux fardés depuis le nez jusqu'aux tempes. Mais ses épaules étaient un peu voûtées, et elle ployait comme un iris. Stéphane dit qu'elle eût été bien redoutable dans un harem.

—Mais je croyais que l'héroïne de la pièce était Madame Henriette, la belle-sœur du Grand Roi?

—Sans doute, la scène se trouve à Versailles, et la vraie Bérénice n'a que faire ici. Elle n'est qu'un symbole. Pourtant, on verra Corneille et Racine, et aussi des nymphes et des bergers, des précieuses et des guerriers, que sais-je encore! Du moins en était-il ainsi naguère. Ce n'est d'ailleurs pas mon secret, et je ne dois souffler mot de cette Bérénice, sinon pour souhaiter son succès... Et donc, tu le souhaites aussi, n'est-il pas vrai? Tu n'es pas jaloux, maintenant? Cher, un jaloux, ah!...»

Et elle chassait de sa main déliée, semblait-il, des vapeurs offensantes, une fumée horrible.

—«En effet, pourquoi jaloux, répondis-je? Le passé est mort, et moi-même n'ai que trop d'autres sujets de trouble. L'apothéose de Bérénice n'a d'ailleurs pas besoin de mes vœux, que je forme de grand cœur: le succès ne fait pas question.

—Stéphane a de grands ennemis. Son mariage manqué avec la Clarke lui cause du tort.

—Il n'épouse plus l'infante?

—Euh... cela traîne et languit, cela échouera, et l'on se moque. Isabelle Rameau et Henri Berri du Jonc, qui étaient à Deauville et à Dieppe, m'ont dit que l'on se moquait. Si Stéphane avait réussi, ce serait une alliance diplomatique et adorable, cher. Comme il n'aboutit à rien, c'est un projet ridicule, maladroit, et même déshonorant. Il est du reste réellement affreux, ce projet... Mais Bérénice contient des mots qui arrêtent le cœur.»

Un silence. La brise, les feuilles: l'orage montait. Marie leva sa coupe, et but.

—«Il fait chaud, François, donne-moi la main. Tu trembles?... Sais-tu ce que nous devrions faire? Isabelle Rameau a invité Tiberge à venir chez elle, dans son château de Grainville, près de Louviers.

—Avec toi, Marie, peut-être?

—Avec nous, si tu veux. Installe-toi pour huit jours, quinze jours à Grainville. Ne devais-tu pas prendre tes vacances en septembre, justement? Isabelle sera contente. Nous verrons là poindre l'automne. Nous chasserons, nous passerons ensemble toutes les journées... Dieux! ce coup de vent! Nous reviendrons sous une trombe d'eau, tout à l'heure, heureusement que nous avons l'auto... Allons, est-ce convenu? J'écris à Isabelle?»

Hélas! il me fallait donc encore refuser. Coûte que coûte, je fournis la plus pauvre excuse, et tandis que Marie tenait encore ma main frémissante:

—«Je ne puis quitter Chantilly, cette année. Non, en vérité. Je suis trop patraque, trop mal en point.

—En voici la première nouvelle.

—Je ne t'en ai rien dit jusqu'ici, par gêne et par discrétion. Mais chaque matin, comme chaque nuit, je suis saisi de vertiges et d'angoisse, de fièvre, de maux de tête insoutenables. Un rien m'attriste pendant des heures et me hante. J'ai vu mon ami le docteur Marbois: il a parlé de neurasthénie et de soins urgents, dont le premier serait d'éviter le surmenage, et jusqu'à la plus légère fatigue. Dans ces conditions, le déplacement de Grainville, non: faire des frais continuels d'amabilité, d'esprit, une conversation perpétuelle avec la maîtresse de maison, non, non!»

A la lueur des petits abat-jour roses, Marie me regardait avec beaucoup plus de dédain encore que de dépit. Un vague éclair qui eut lieu très loin, on ne savait où, peut-être en rêve, parut cependant délivrer en elle la bête captive. Je n'entrevis celle-ci qu'un instant, mais face à face:

—«Je te plains, fit-elle d'une voix qui ne chantait presque plus. Il est fâcheux d'être malade, et plus fâcheux encore de se sentir déchu. Stéphane, tiens, malgré ses cheveux gris, sait toute l'année tenir à jour une correspondance immense, faire ses visites, poursuivre de longs projets très nuancés, courir de tous côtés, parler, lancer mille épigrammes, se maintenir léger et pimpant, et nous donner ses chefs-d'œuvre en même temps. Il est doué.»

Elle agitait ses doigts pointus, ses griffes.

Me regardant aux yeux, elle déclara encore: «C'est vrai que tu n'as plus bonne mine.»

Autrement dit: «Tu as baissé de valeur, mon garçon. S'il fallait te revendre, j'y perdrais.»

Mais n'importe, je pardonnais à Marie ses paroles cruelles: ne les avais-je pas provoquées? N'avais-je point déçu et joué vilainement cette maîtresse tant aimée, devant qui j'eusse voulu vivre prosterné? Ainsi le lazzarone des quais de Naples qui, ayant donné des sous faux à la «Santissime» qu'il adore, lui pardonne secrètement ensuite tous les fléaux dont elle l'accable, la maudite!


L'automne n'est d'abord qu'un sourire un peu plus triste du ciel. Puis tout s'attendrit, et la nature s'abandonne, comme Phèdre frappée d'amour. Une feuille se détache et tournoie, les autres suivront...

—«Voici la mauvaise saison, dit l'abbé Duregard.

—Pourquoi mauvaise? L'automne produit des fruits, des crépuscules et des émotions: nous inaugurons la période des troubles. Quand les bois se rouillent, les cœurs battent plus vite, et vous savez bien, vous qui avez des pénitentes, que les chemins tapissés d'or mènent à la perdition. C'est-à-dire que tous les confessionnaux devraient être enguirlandés de feuilles mortes et de vigne vierge.

—Dans les paroisses riches, il est vrai que l'automne met les âmes en péril, et je ne sais pourquoi.

—On fait de la langueur, comme on fait en hiver de la bronchite.

—A condition pourtant qu'on ait des rentes. Votre langueur est un luxe, que les petites gens ne se permettent pas. Tenez, voici, de l'autre côté de ce mur, la maison du garde Fary, qui a six enfants et dont le beau-père a filé, emportant le magot du ménage: allez donc demander à ce brave garçon s'il est sensible à la ronde des feuilles, ainsi qu'on dit. Mme Fary mouche ses mioches et leur distribue des taloches, avant de regarder si la brume est grise ou bleue sur son potager. Et le père Duche, qui couche dans la forêt, le croyez-vous occupé d'autre chose que de savoir s'il fera froid et s'il y aura de la boue, le soir venu, sous le viaduc où il a établi son domicile en plein vent?

—Ce vieux faune n'est pas un être humain: c'est une bête du bois, et presque un arbre.

—Pas plus que le père Duche, aucun paysan, croyez-moi, n'est sensible à ce fameux charme de septembre ou d'octobre. On n'éprouve ces sentiments de première qualité qu'à partir de 6.000 francs de rentes minimum.

—Vous n'aurez donc jamais eu à confesser de pauvres filles que les vendanges auront troublées?

—Oh! les vendanges! Pourquoi pas aussi les premiers labours? Non, allez, il n'y a pas aux champs de défaillances si compliquées. Tant qu'on ne songe pas à faire des bouquets en mariant des fleurs aux feuilles mortes, la faute peut être grave, mais la malice petite.

—Bref, le péché commence à la rose d'automne.

—Apparemment. Et je vous assure qu'hors certains arrondissements de Paris et quelques lieux de villégiatures, la somme des tristesses, des inquiétudes et des fautes demeure égale—hélas!—en toute saison.

—Vous m'en voyez plus que surpris.»

Nous devisions ainsi dans le parc, et à ces mots nous traversions, l'abbé Duregard et moi, un vaste et rond carrefour que surveillaient, du fond de leurs niches, quelques bustes de marbre. Les bosquets n'étaient plus verts, mais tigrés, sinon tout à fait roux, et ces têtes de marbre et de mousse semblaient me dire: «Eh bien, nous t'écoutons, nous te guettons... Sans doute, nous garderons ton secret, mais oseras-tu bien parler comme tu veux le faire?...»

Je repris: «Certes, mon cher abbé, vous m'en voyez très surpris. J'aurais cru que l'automne eût jeté chacun en toutes les tentations, et au besoin dans l'angoisse. Mais c'est probablement raisonner comme ces enfants qui jugent le monde en faiblesse, parce qu'eux-mêmes ont un rhume ou mal à la tête.»

L'abbé me parut hésiter un instant. Puis je pense qu'il prit son parti, et me regardant bien en face, de ses yeux intelligents et rudes:

«—Vous souffrez donc beaucoup, mon ami?

—Oui... beaucoup.

—Vous parliez d'angoisse...

—Elle m'étreint! Je me sens comme déchiré. D'une part il y a tout ce que j'aime, d'autre part tout ce que j'ai aimé. Cette torture devient au-dessus de mes forces.

—Il y aurait un refuge. Je vous dirais: Celui qui console toujours ne s'est jamais refusé à qui l'appelait de toute son âme... Mais vous n'avez pas la foi.

—Je n'en sais rien!»

L'abbé s'arrêta, presque tremblant. Son regard me perçait, me fouillait, me brûlait comme une flamme, comme le regard même de ma propre conscience. Je me raidis sous ce feu ennemi, et ces mots ne me sont pas sortis spontanément des lèvres, mais je les y amenai un par un, ainsi que des captifs à peine liés et encore frémissants du combat:

—«Je n'en sais rien!... Le doute le plus poignant m'assiège depuis un mois. Vingt fois j'ai cru que Dieu m'avait parlé. Vingt fois une voix de l'enfance m'a crié tout bas: Agenouille-toi, le salut est là!... J'éprouve souvent une émotion puissante, immense, il me semble que la Grâce m'environne, sinon qu'elle m'ait touché...»

Mon ami se taisait. Il avait maintenant la tête penchée et les mains dans les manches: il était le prêtre, et il méditait.

Au bout d'un instant: «Voici, fit-il, il n'est qu'une voie qui s'ouvre à vous, et même il faut dire: à nous. Je peux bien vous l'avouer maintenant: depuis nombre de semaines, votre salut est le sujet quotidien, et mieux, continuel, de mes pensées et de mes prières. Je connais, ou je prévois peut-être quelque infime partie de vos chagrins, que je devine cruellement lourds, mon pauvre ami; je crois aussi discerner assez, avec l'aide de Dieu, quel est votre devoir, redoutable, et qui sait? déchirant... N'en doutez pas, la Providence prendra pitié d'une épreuve si longue. D'autre part, je sens—et avec quelle pieuse et tendre terreur!—que Dieu vous sollicite: c'est donc que déjà vous l'avez retrouvé... Les mots me manquent ici pour exprimer mon attente, mon espoir: j'ai tant demandé au ciel que votre cœur s'ouvre tout grand à la belle lumière!... Mais je ne saurais vous parler dans ce parc et parmi ces statues, vous parler du moins comme je veux, ni comme je dois le faire. Quant aux douloureuses vicissitudes parmi lesquelles vous vous débattez, il en est, vous le savez, que je ne puis entendre qu'en confession... Eh bien, voulez-vous que nous nous séparions à cette place? Nous irons chacun de notre côté, moi priant pour vous avec plus de ferveur que jamais, et vous restant avec vous-même, et avec Dieu: puis, demain ou après-demain, vous viendrez me trouver à l'église, et c'est le pasteur spirituel alors qui vous écoutera... Vous vous serez longuement interrogé, et vous aurez déjà—qui sait?—fléchi sous la Grâce divine... Eh bien, le voulez-vous?...»

Une émotion réelle m'avait saisi, à voir l'abbé vraiment frissonner d'anxiété. Une fois de plus j'admirai cet homme modeste et fort, tout embrasé de piété, et qui tendait si ardemment vers son idéal, très saint, très haut... Quant à moi, je visais aussi le mien, très pur et très net: et je voulais l'atteindre!

Je pris la main de l'abbé Duregard, et la serrai avec une gratitude infiniment affectueuse: et nous nous quittâmes, ainsi qu'il le voulait, au milieu du grand parc.

—«Au revoir, fit-il, je vous attends là-bas.»

Il suffisait. Qu'était-il besoin d'ajouter la question que je posai alors? Ne savais-je pas ce qu'allait répondre l'abbé?... A merveille, au contraire, et j'imagine que seul un dernier sursaut d'orgueil, sinon de sottise, me contraignit, vraiment presque malgré moi, à demander puérilement:

—«Je devrai, n'est-ce pas, réciter le Confiteor, avec... avec tous ses articles de foi?»

A cette phrase, l'abbé tressaillit. Puis, de sa voix un peu rauque, impérieuse et grave, il prononça:

—«Certainement, et de tout votre cœur.»

Pourquoi n'a-t-il pas dit: «Comme de tout votre esprit»?... Il n'y songea point, sans doute, ceci suivant cela.

Après quoi, je le vis s'en aller, les épaules carrées, le pas sonore, de la démarche d'un soldat sans reproche qui s'est bien conduit. Son visage seulement se tournait vers le sol: c'est qu'il priait.

Et je demeurai...

Mais le long de ces charmilles où le mol automne chantait, je ne pensai qu'à Marie, qu'à Tiberge, qu'à Rome, qu'aux jardins d'Este ou de Frascati, orfévris par septembre, octobre... Je rêvais à mon petit: «Aura-t-il plus tard, pensais-je, l'accent bien français?»

Et ma confession prochaine, et ce Confiteor?... Bah! c'était depuis longtemps tout réfléchi.


Quand la reine de Saba s'en fut trouver l'ermite Antoine, des parfums la précédaient, puis des coureurs, tout un cortège.

Lorsque Stéphane Courrière revint à Paris, après sa longue absence, il eut des coureurs innombrables qui l'annoncèrent en tous lieux, à savoir les journalistes; et son escorte était le souvenir sonore de mille et mille vers, et sa gloire chatoyante, et son prestige bigarré.

Il avait laissé l'infante Pia regagner l'Espagne. L'épouserait-il décidément? Ou bien, après la première de Bérénice, retournerait-il se mettre à ses pieds comme le premier de ses courtisans? Ou encore, dédaignant à présent l'alliance auguste, mais indigne des Muses, allait-il reprendre dans Paris son rang de poète national et de charmeur indiscuté, quitte à jeter bien loin de lui le diadème doré de l'Altesse Royale, pareil au dieu Bacchus alors que celui-ci, en riant, lança jusqu'au ciel, parmi les étoiles, la couronne de la pauvre Ariane? Ainsi naquit jadis une constellation... Or, que deviendrait à son tour, aujourd'hui, l'aventure de l'infante? Des vers, sans doute? Ou quelque pièce éclatante? Ou simplement un mot, un petit mot, à colporter sous le manteau?

Les journaux, par allusions plus ou moins claires, posaient ces questions, et bien d'autres. Dès que l'on eut annoncé la mise en répétitions de la Princesse Bérénice—car tel était le titre véritable de la pièce—l'on commença dans les feuilles à publier des notes, des informations, des articles, des photographies: et celles-ci, d'ailleurs maquillées, foisonnaient, de même que les articles passaient toute mesure, soit en bien, soit en mal, de même que les informations ne tenaient pas debout, de même que les notes accusaient la plus ingénieuse fantaisie.

Tantôt l'on voyait, sur les feuilles ou dans les magazines, Stéphane Courrière en manteau de voyage, débarquant à Paris: un nègre portait sa valise, onze chiens l'accompagnaient, et il était déjà reconnu ainsi qu'acclamé dans la gare même par une compagnie de joueurs de football, partant en déplacement. Tantôt on le montrait chez lui, en costume d'intérieur, un faucon familier sur le poing. Il était figuré ici de profil, là de face, ailleurs de trois quarts, ailleurs encore de dos. On le faisait parler sans trêve et sans fin. L'on décrivait ses costumes innombrables—un «incroyable», un muscadin!—son service de table, son bureau, ses cigarettes. Des interviews relataient ses opinions, toutes paradoxales, bien entendu, à propos de danse ou de service en campagne, des couturiers ou de la République, de Mistinguett ou de la tombe de Shelley, du prolongement de la rue de Rennes ou des candidatures académiques. On révélait qu'il allait repartir pour régler un ballet à Saint-Pétersbourg ou diriger les fouilles d'Olympie, qu'il serait nommé directeur du Théâtre-Français ou secrétaire d'État aux Beaux-Arts... et que ne savait-on encore!

Le Théâtre de la Madeleine, qui montait la Bérénice avec un luxe inouï, et avait engagé, en vue de cette pièce, des sommes considérables, exploitait à son gré—comme il est juste—le nom de son auteur, et organisait une publicité non moins considérable que retorse et variée. Le poète n'y pouvait rien, et du reste s'en souciait peu, habitué qu'il était à ce que sa personne soulevât en tous lieux un émoi véritable et la rumeur publique: il répandait partout autour de lui un peu de scandale, en effet, et toutes les nuances du sourire, depuis celui qui s'empresse jusqu'à celui qui raille. Marie m'a toujours dit qu'il haussait les épaules, et consentait à parcourir jusqu'au bout les seuls articles qui fussent très bien écrits: en somme, il lisait peu les journaux.

Marie aussi prétendait regarder fort négligemment les gazettes: elle avait appris jadis de Courrière lui-même la grâce de ces nonchalances, et il est vrai que, surtout depuis la venue de Tiberge, plus d'une fois les feuilles du jour demeuraient intactes, et point même dépliées sur les tables. Cependant elles étaient innombrables, ces feuilles: la marquise Gianelli en recevait dix, vingt, illustrées ou non, italiennes ou françaises, russes même, de tous formats et de tout genre, sans préjudice des revues et des périodiques. Pourquoi donc cet attachement à des journaux bien inutiles, si l'on ne daignait même pas les ouvrir?... Mais depuis quelque temps, l'on daignait: les gazettes, mieux que dépliées, chiffonnées, jonchaient les meubles, et Marie-Dorothée Gianelli, jadis l'amie avenante, bien-disante et notoire de Stéphane Courrière, apprenait assidûment que son poète avait—dans la ville même où elle vivait—dîné en telle ou telle maison, qu'il s'était rendu dans un «thé-tango», qu'il avait offert un goûter ici, en telle circonstance, un souper là, en telle compagnie... Et ceci chaque jour.

Ce n'était pas que Marie fît grand cas de ces paperasses. Elle plaisantait au contraire, prenait Tiberge dans ses bras, le berçait, et cherchait à le faire jouer avec les gazettes:

—«Toi, mon petit, disait-elle, tu t'en moques, hein, des théâtres et des répétitions sensationnelles? Et tu as donc bien raison, va, car tout ça, c'est des histoires de grandes personnes. Ne les écoute jamais, plus tard, elles te rendraient un peu bêta, mon joli tout petit.»

Après quoi, elle confectionnait pour notre fils des cocotes et des bateaux pointus. Toutefois les magazines illustrés—où se trouvaient si souvent reproduits les portraits du poète—ne servaient point à fabriquer ces joujoux d'une minute, vu le papier qui en était trop épais, déclarait Marie, et collait aux doigts.

—«La Bérénice, faisait-elle, c'est une belle jeune femme que j'ai connue grande comme une bambine, et encore mieux, avant même qu'elle ne fût née, pendant qu'on la concevait. Elle m'intéresse. Mon Tiberge admirable est mon enfant: mais j'ai veillé sur les premiers pas vacillants de Bérénice

Un jour, la marquise Gianelli me demanda: «Iras-tu cette semaine, en tant qu'officier de l'Institut et notabilité du pays de Sylvie, à l'inauguration du musée de Chaalis?»

En effet, le château de Chaalis, légué récemment à l'Institut, allait être ouvert au public, et une cérémonie d'inauguration devait avoir lieu bientôt. Chaalis ne se trouvait qu'à quelques lieues de Chantilly, il était naturel que je m'y rendisse. Fête presque intime d'ailleurs, autant que l'on puisse ainsi qualifier une telle journée: les invités de l'Institut seraient, paraît-il, choisis et peu nombreux; Mme Isabelle Rameau, de la Comédie-Française, dirait des vers; et M. Stéphane Courrière, parlant au nom de l'Académie, ferait un discours. Ses collègues l'avaient dès longtemps pressenti: or, malgré le souci de ses répétitions, et bien qu'en outre il dînât en ville chaque soir, il avait eu la coquetterie de ne pas refuser. Qu'était-ce pour lui qu'un discours? Presque rien, des fariboles, une causerie: du moins voulait-il qu'on le crût.

—«Je serais contente, ajouta Marie, d'entendre Isabelle, qui m'offre une place. Et cela m'amusera d'écouter, perdue dans la foule, la voix de Stéphane s'élever, solennelle... Iras-tu seul à Chaalis, François?

—Mais... oui. Pourquoi?

—Parce qu'aussitôt après la cérémonie, nous pourrons nous sauver incognito, à la manière de Cendrillon quittant le bal, et je te reconduirai jusqu'aux portes de Chantilly... Donc, cher, cela est-il convenu ainsi?»

C'était me donner à comprendre: «Je ne parlerai pas à Stéphane Courrière, il ne me verra même pas.» Elle avait réponse à tout, même à ce qui n'était pas seulement formulé. Bref, nous décidâmes d'aller à Chaalis: quant à moi, du reste, j'y étais en quelque manière obligé.

La réunion fut assez jolie. Il y avait un buffet, l'Institut recevait en son nouveau château. Devant des petites dames et des douairières empanachées, mélangées à des professeurs gantés, à des historiens du «faubourg» et à des dilettantes genre «seizième arrondissement», Isabelle Rameau récita, non sans pompe, un poème d'une froide emphase, dans lequel étaient chantés, selon le goût du jour, la décentralisation, la province, l'inaltérable attachement aux traditions du foyer, l'escadron de Saint-Georges, l'aviation, la grande mémoire de la testatrice, et même aussi la majesté des bois. On applaudit beaucoup cet à-propos dû à l'un des poètes officiels de l'État: mais l'on se réservait avec émoi pour le discours de Stéphane Courrière.

Enfin le poète parut dans la galerie noire de monde. Son habit d'académicien, cambré coquettement et pincé à miracle, lui prêtait l'air charmant d'un jeune premier aux cheveux légèrement couverts de poudre, afin qu'ils rendissent un peu moins étrange cette tenue charmante et surannée, dont l'épée, ceignant une taille si svelte, semblait pouvoir être au besoin tirée, pour défendre une dame.

Son visage subtil riait à tous au-dessus de la rouge cravate de commandeur, qu'un costumier, plutôt que la Chancellerie, devait lui avoir livrée, tant elle lui seyait bien. Jamais encore je n'avais ainsi vu Stéphane Courrière en tous ses atours, sinon sur les photographies et les gravures des journaux qui, privées de couleur et de vie, étonnent moins. Non sans cuisante jalousie—cuisante et peu digne, avouons-le—je me comparai à ce gracieux seigneur: il me sembla que je ne fusse vraiment rien, sauf un fonctionnaire triste... Allons, en somme, n'était-ce pas justement cela qu'il fallait?

Quand le poète, arrivé à l'instant en automobile, se montra, toute l'assistance frissonna d'aise. Quelques railleries coururent çà et là, mais elles étaient affectueuses: une fois de plus, la popularité de Stéphane Courrière se témoignait par une tendre malveillance.

—«Quoi! fit quelqu'un près de moi, le bicorne et l'épée, pour une réunion à la campagne? Le grand gala aux champs?

—Comme le paon.

—Ou le coq du village. Va-t-il se marier tout à l'heure?

—Peut-être se remarier, en tout cas... Dame! regardez donc là-bas cette belle personne qui cause avec Isabelle Rameau: vous ne reconnaissez pas la marquise Gianelli?»

Je changeai de place.

Stéphane Courrière, très disert, parlait à merveille, je ne le savais que trop. Il se plaisait à commencer de longues périodes, d'où il s'évadait avec grâce: à peine s'il consultait son papier, comme négligemment oublié sur la table, devant lui, et dès que l'enthousiasme le saisissait, l'on eût cru qu'il improvisât en réalité. On l'applaudissait avec délire: il eût peut-être, nouveau Lamartine, soulevé le peuple, s'il l'eût voulu. Mais il visait à des suffrages moins impurs, disait-il.

Son discours fut adroit, lumineux et caressant. Sa parole ailée, diaprée, effleura toutes choses: elle papillonnait.

Après le juste tribut d'hommages à la défunte châtelaine, Stéphane Courrière exprima l'enchantement de ce Chaalis au Bois dormant, le rêve perpétuel des étangs, la grandiose horreur des sables et des landes où jadis le fol Charles VI a sans doute vu, tel un affreux présage, le cerf au collier d'or bondir par la bruyère désolée.

Il traça le plus suave tableau de la vie monacale dans l'abbaye, au moyen âge. Les ruines admirables de l'église et les débris des monuments conventuels lui inspirèrent, touchant le progrès, d'heureuses pensées: «Qui donc à cette heure, en France, pourrait ne pas porter ses yeux, et en souriant, vers l'avenir? Même naguère blessé, même déchiré, il est d'un peuple sain qu'il s'avance toujours! Ne se montrèrent-ils pas bien dignes de demeurer esclaves, ces antiques prisonniers Grecs autrefois mutilés par les Perses, et qui, par crainte d'exciter une injurieuse pitié, par lassitude peut-être, refusèrent de suivre Alexandre, et sont ignominieusement demeurés dans leurs mauvais petits champs d'Asie?

«C'est affaire à quelques curieux, bien rares et bien pervers, s'ils sont exquis, de contempler sans cesse l'ensorcelant passé, de s'en griser, d'errer parmi les ruines où ils cherchent et trouvent des fleurs, ainsi que de se détourner avec ennui au passage des paquebots dans leurs Venises idéales. Bien plutôt ces chimériques armeraient-ils quelque lente galère ou une caravelle, à défaut du Bucentaure, et l'on verrait s'incliner doucement leurs nefs oisives vers les ports que nul trafic n'éveille, heureux encore si partout les Sirènes ne repoussent loin de terre ces bateaux lourds seulement de rêves, comme elles éloignèrent, chanta Camoëns, les vaisseaux portugais du havre où veillait la trahison, au moyen de leurs beaux seins qu'elles appuyaient contre la proue!»

Après quoi, et non sans un ravissant illogisme, le poète, parlant des abbés de Chaalis, se complut à tracer le portrait du plus fameux entre tous, de ce cardinal de Ferrare, Hippolyte d'Este, qui déploya ses grâces aux cours de François Ier, d'Henri II et de ses fils. Ce fut avec amour qu'il dépeignit cette figure si séduisante et si fine d'humaniste, de politique délié, de dilettante. En quels termes presque pieux n'évoqua-t-il point ce prélat tout enivré d'art indiquant de la main à Mme d'Étampes, maîtresse royale, combien divinement s'élevait le cou de la Vénus de Cnide, apportée en France par le Primatice!

—«Le cardinal d'Este nous était venu de cette Italie où la vue seule d'un noble visage, en ce temps-là, emportait l'estime, où le Pape proclamait sa confiance en Benvenuto Cellini à cause de l'heureuse physionomie qu'avait celui-ci et de son glorieux aspect. Avant que d'aller achever son âge à Tivoli, devant les terrasses sublimes de sa belle villa, n'imaginerons-nous pas le cardinal d'Este faisant un jour collation parmi ses moines de Chaalis, au bord des étangs? Le voici, numismate, grammairien, bibliophile, amateur d'art, homme de cour, homme de luxe, devisant de Platon ou de Sénèque avec ces bonnes gens, qui n'y entendaient guère, ou bien, tout en partageant quelque figue, laissant luire un camée de Sicile à son doigt... On l'a dit d'un autre humaniste:

A vederlo a tavola, cosi antico comme era, era una gentilezza[1].

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