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Le gibet

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The Project Gutenberg eBook of Le gibet

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Title: Le gibet

Author: H. Emile Chevalier

Release date: May 16, 2006 [eBook #18404]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GIBET ***

Produced by Rénald Lévesque

COLLECTION MICHEL LÉVY

LE GIBET

PAR
EMILE CHEVALIER

CALMANN LÉVY, ÉDITEURS ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

A

MON CHER E. FILLASTBE,

La nouvelle édition de ce livre dont Victor Hugo avait daigné prédire le succès vous est due.

N'est-ce point vous, en effet, cher ami, penseur profond, physiologiste éclairé, médecin de haute distinction, qui nous avez appris que le mot si terriblement cru de Bichat: «Le coeur est un muscle creux», trouvait son application, non seulement dans la chirurgie, mais souvent dans la pensée intime des êtres humains les plus aimant et dans la rigoureuse acceptation des faits des peuples les mieux doués pour éclairer le monde au flambeau de la liberté, de la philanthropie, de la fraternité.

Cordialement à vous,

H.-E. CHEVALIER.

Paris, le 4 décembre 1878.

LE GIBET

I

LES FIANCÉS

Par une glace, placée au-dessus du piano, Rebecca vit entrer Edwin dans le parloir.

Son coeur battit avec force; un éclair traversa ses yeux; elle rougit beaucoup, mais son corps ne fit aucun mouvement, et elle continua de déchiffrer sa partition comme si rien de nouveau ne lui fût arrivé.

Sans remarquer l'émotion qui l'avait agitée, Edwin courut à elle en s'écriant d'une voix troublée:

—Rebecca! ma chère Rebecca!

Les doigts de la jeune fille ne quittèrent point les touches de son instrument; cependant elle tourna lentement la tête, et, d'un ton froid:

—Ah! c'est vous, Edwin! dit-elle.

Frappé par la sécheresse de cette réception, il s'arrêta court au milieu de la pièce.

—Je croyais, miss Rebecca… balbutia-t-il.

Mais elle l'interrompt avec une vivacité fiévreuse:

—Vous pouvez retourner d'où vous venez, monsieur!

Edwin pâlit; un frisson parcourut ses membres. Sentant qu'il chancelait, il s'appuya à un guéridon.

Rebecca semblait avoir oublié sa présence, et elle tracassait son piano avec plus d'ardeur que jamais.

Pendant quelques minutes, nulle parole ne tomba de leurs lèvres: la jeune fille jouait un morceau du célèbre opéra de Balfe, Bohemian Girl. Le jeune homme se demandait s'il devait se retirer ou rester.

Mais, fiancé depuis sa plus tendre enfance à Rebecca, élevé près d'elle, connaissant la fougue de son tempérament et la bonté de son coeur, il ne pouvait croire qu'elle fût à jamais fâchée contre lui, bien qu'elle eût des motifs pour lui en vouloir. Aussi, surmontant sa douleur, il brusqua une explication.

—Je vous prie de m'entendre, dit-il.

Elle ne répondit point.

Edwin continua:

—Des affaires d'une grande importance m'ont forcé d'être absent plus longtemps que je ne supposais…

—Et quelles affaires? demanda Rebecca d'un ton ironique.

Sans doute il ne s'attendait pas à cette question soudaine, car il demeura muet.

De nouveau, Rebecca s'était retournée aux trois quarts, et, la main gauche frémissante encore sur son piano, la droite occupée à relever une boucle de cheveux, elle répétait:

—Quelles affaires?

—Des affaires sérieuses, je vous l'ai dit, ma chère, fit-il à la fin.

Elle sourit dédaigneusement.

—Il s'agissait, reprit Edwin, d'une transaction fort grave.

—Ne pourrait-on savoir quelle était la nature de cette transaction fort grave?

—Oh! je n'ai rien de caché pour vous, dit-il en baissant les yeux.

—Alors, parlez.

—J'ai été chargé d'accompagner des marchandises très précieuses au
Canada.

—Très précieuses, en vérité! dit-elle en haussant les épaules.

—Je vous assure, ma chère Rebecca…

—Ne mentez pas, Edwin! s'exclama-t-elle en se levant tout d'un coup; ne mentez pas! Malgré l'amour que vous prétendez avoir pour moi et malgré vos serments, au lieu de songer à votre avenir, à amasser quelque bien pour vous établir, vous avez encore travaillé pour ce parti abolitionniste que je déteste!

A ces mots, Edwin changea de couleur. Il ouvrit la bouche pour protester; mais l'impérieuse jeune fille s'écria aussitôt:

—N'essayez point de nier; votre conduite infâme nous est connue. Et souvenez-vous que je ne serai point la femme d'un homme qui cherche à semer la division dans l'Union américaine.

—Qui donc vous a appris?… murmura Edwin confus.

—Tenez, lisez ce journal; il vous édifiera sur votre propre compte.

Et Rebecca indiqua par un geste, le Saturday Visitor, étalé sur le guéridon près duquel se tenait son fiancé.

Celui-ci prit le journal et lut ce qui suit:

«Par une froide et sombre soirée du mois passé, on frappa à coups redoublés à la porte d'une maison habitée par M. Edwin Coppie et sa mère, dont l'habitation est située sur la limite de l'Iowa et du Missouri. Mme Coppie fut ouvrir.

Un homme noir, robuste, d'une haute taille, entra; puis après lui, un second, un troisième; enfin, huit nègres se trouvèrent presque subitement dans cette demeure isolée. Mme Coppie était glacée de frayeur. Ce ne fut qu'au bout de quelques instants que son fils parvint à la rassurer. Pendant ce temps-là, les noirs, qui n'étaient autres que des esclaves fugitifs, restèrent immobiles et silencieux. L'effroi de la vieille dame s'étant dissipé ils demandèrent si M. Edwin Coppie, sur l'assistance et l'hospitalité duquel on leur avait dit qu'ils pourraient compter, n'était pas là?

»—C'est moi, dit Edwin, et je ne tromperai pas vos espérances.

»Puis il les conduisit dans une chambre confortable, où il leur apporta du pain, de la viande et du café. Les nègres se restaurèrent, et, quelques minutes après, tous, excepté leur guide, un mulâtre, dormaient d'un profond sommeil, étendus sur le plancher.

»Cet homme raconta les aventures de sa petite caravane, composée d'esclaves du Bas-Missouri. Ses compagnons et lui arrivaient, dit-il, après avoir voyagé toutes les nuits pendant deux semaines. La veille, ils avaient traversé une petite rivière qui charriait des glaçons, et dont les eaux étaient tellement accrues qu'elles étaient devenues presque un fleuve.

»—Quand nous nous sommes enfuis, continua-t-il, nous venions d'être vendus, j'allais être emmené loin de l'État du Missouri, alors que j'étais sur le point de me marier et que ma prétendue était condamnée à rester dans cet État.

»—Mais, observa Coppie, vous vous êtes séparé de votre fiancée pour vous sauver?

»—J'espère bien, répondit-il, qu'elle sera avec moi aussitôt que je le voudrai.

»Et son visage s'anima d'une expression singulière.

»Les fugitifs ayant pris quelque repos, le guide, qui se nommait Shield Green, les éveilla pour qu'ils continuassent leur route. On était à leur poursuite. Edwin Coppie leur donna une voiture, et ils s'acheminèrent vers le Canada. Peu de temps après leur départ arrivèrent huit hommes à cheval. Ils étaient armés de carabines, pistolets, couteaux, et suivis d'un limier qui avait traqué les pauvres évadés jusqu'à cette distance. Il n'était pas encore jour quand ces chasseurs de chair humaine firent halte chez Coppie et reprirent la trace des fuyards. Un domestique de la maison, qui connaissait mieux le pays que les premiers, fut dépêché en toute hâte, par Edwin, afin de prévenir les malheureux nègres.

»Pour ceux qui se figureraient la position des poursuivants et des poursuivis, ce fut une journée d'inquiétude et de souhaits fervents. On craignait que les fugitifs ne fussent rattrapés. Ces pauvres gens ignoraient que les traqueurs fussent si près d'eux. Vers midi, ils s'arrêtèrent pour dîner. Mais, comme ils se mettaient à table, le messager, qui devait leur donner l'alarme, atteignit l'auberge où ils s'étaient arrêtés.

»Aussitôt, ils se remirent en marche. Vers deux heures, Coppie les rejoignit lui-même, par des chemins détournés, et leur proposa de les mener au Canada. Les nègres acceptèrent avec joie cette obligeante proposition. Et Edwin se mit en tête de la bande qui se composait de toute une famille, nommée Coppeland, et du mulâtre Green.

»Cependant leurs persécuteurs étaient toujours sur la piste. Descendant devant une maison suspecte, ils la forcèrent et la fouillèrent de la cave aux combles. Heureusement pour les noirs que là, ces ennemis de leur race firent une sieste, et rafraîchirent leurs chevaux.

»Les fugitifs gagnèrent de l'avance: ils se réfugièrent, vers le soir, dans une forêt de pins.

»Le limier flairant l'empreinte de leurs pas n'en reprit pas moins la piste. Déjà il s'approchait de la retraite où ces infortunées créatures se tenaient tapies; ses aboiements féroces faisaient retentir tous les échos de la forêt et déjà on entendait le galop des chevaux des chasseurs, quand Edwin, poussé par son ardent amour de l'humanité, se jeta sur le chien et lui enfonça un couteau dans le coeur.

»La nuit était venue; étrangers à la contrée, les esclavagistes, n'entendant plus la voix de leur limier qui avait roulé mort sur le sol, craignirent de tomber dans une embuscade et tournèrent bride.

»Le lendemain et les jours suivants, ils recommencèrent la chasse avec un autre chien. Mais ce fut en vain. Conduits par le brave Edwin Coppie, les nègres parvinrent à gagner le Canada, où ils sont maintenant en sûreté.

»Au nombre des fugitifs, il en était un qui se faisait remarquer par sa réserve et la délicatesse de ses formes; l'étoffe de ses vêtements d'homme n'était pas d'une qualité ordinaire. Cet esclave était une femme. Certaines gens prétendent, et c'est notre avis positif, que c'était la fiancée du mulâtre Shield Green, s'enfuyant au Canada pour s'y marier religieusement avec l'époux de son choix; mais les journaux du Sud et tous les partisans de l'esclavage voudraient faire croire que cette négresse, connue sous le nom de Bess Coppeland, entretenait des relations intimes avec Coppie. Cette odieuse calomnie retombera bientôt sur ceux qui l'ont forgée Nous engageons toutefois, nous qui avons le bonheur de parler dans un État libre, nous engageons l'excellent et courageux jeune homme à prendre des mesures pour échapper au ressentiment des odieux propriétaires d'esclaves. [1]»

[Note 1: Historique.]

Tandis que Coppie parcourait des yeux l'article du Saturday Visitor,
Rebecca étudiait sa physionomie.

Il était de taille moyenne, de mine énergique, audacieuse. La franchise accentuait ses traits; l'enthousiasme leur prêtait son coloris. Il ignorait l'art de dissimuler ses impressions; car, à chaque moment, il s'agitait, faisait un mouvement de la tête ou du corps, comme pour dire: ceci est juste, cela est faux.

Parvenu au dernier paragraphe, ses sourcils se froncèrent; il frappa du pied avec violence et murmura:

—Les imbéciles! les menteurs!

Puis, il rejeta le journal sur le guéridon.

Rebecca s'était remise au piano. Mais sa pensée vaguait ailleurs. Elle promenait distraitement ses doigts sur le clavier.

A son tour, Edwin Coppie la contempla quelque temps en silence.

Type de l'Américaine du Sud, Rebecca Sherrington avait le teint olivâtre, légèrement empourpré sur les joues, une de ces carnations voluptueuses comme les aimait le pinceau prométhéen de Murillo: cheveux noirs, luisants ainsi qu'une grappe de raisin de Corinthe aux rayons du soleil; yeux plus noirs, plus brillants encore; front étroit, quoique bombé et agréable, mais dénotant une fermeté poussée jusqu'à l'entêtement; nez droit, un peu sec dans ses lignes, lèvres petites, méprisantes, ensemble du visage dur quand une pensée aimable n'en adoucissait pas l'expression ordinaire.

Le buste était de formes grêles; les extrémités fines, souples, annonçaient une souche aristocratique.

Rebecca descendait effectivement d'une famille de lords anglais, qui avait émigré en Amérique, quelques années avant la révolution de 1776.

Son grand-père, frère cadet de lord Sherrington, avait jadis possédé un grand nombre d'esclaves dans la Virginie. Lors du soulèvement des Bostonnais, il se rangea du côté des sujets restés fidèles à la couronne de la Grande-Bretagne. Le triomphe des républicains et la proclamation de l'Indépendance à Philadelphie, l'ayant ruiné, il se réfugia dans le désert et fut un des premiers pionniers qui défrichèrent le Haut-Mississipi.

C'était un homme fier, confit en morgue et qui inculqua à son fila unique, Henry Sherrington, ses fausses doctrines sur les rapports des hommes entre eux.

Quoique la fortune ne lui eût pas souri, celui-ci éleva sa fille Rebecca dans les mêmes principes. Et, lorsqu'on 1846 le territoire sur lequel il s'était établi, après son père, comme fermier, fut admis parmi les États de l'Union sous le nom de d'Iowa, il fit tous ses efforts pour y faire reconnaître et sanctionner l'esclavage des nègres.

Si les tentatives d'Henry Sherrington échouèrent, il n'en demeura pas moins un négrophobe fanatique. Sa femme et sa fille partageaient tous ses sentiments à cet égard. Ils habitaient Dubuque, la plus vieille ville de l'Iowa, fondée en 1786 par les Français qui ont, comme on le sait, découvert et colonisé,—malheureusement sans profit,—la plus vaste partie de l'Amérique septentrionale.

De bonne heure,—et suivant l'usage du pays,—on avait fiancé Rebecca à Edwin Coppie, jeune homme de bonne famille, dont les parents résidaient dans un village voisin.

Mais le père d'Edwin étant mort, sa mère alla se fixer sur une propriété qu'ils possédaient près de l'État de Missouri.

C'était à l'époque où recommençait le différend entre les abolitionnistes du Nord et les esclavagistes du Sud.

Edwin prit parti pour les premiers. Rebecca en fut informée; elle lui fit de vifs reproches. Emporté par un amour que la séparation avait attisé, le jeune homme pensa d'abord qu'il pourrait faire bon marché de ses convictions et promit à sa fiancée de s'éloigner de la lutte politique. Mais il comptait sans la générosité de son âme; et, au mois de février 1854, il arrachait,—comme on l'a vu par l'article du Saturday Visitor, toute une bande de nègres, aux fers et aux infamies de la servitude. Cette action héroïque, il l'avait accomplie, non seulement en dépit de sa tendresse pour Rebecca, mais au péril de ses jours; car, outre qu'il est défendu dans la république fédérale, même par la Constitution des États libres, de donner aide et secours aux esclaves marrons, les propriétaires de nègres usent fréquemment de sanglantes représailles contre ceux qui fournissent à leur bétail humain les moyens de s'échapper.

Au moment où nous le présentons à nos lecteurs, Edwin Coppie arrivait du Canada, où il avait réussi à conduire ses protégés, et où ils étaient à l'abri de leurs bourreaux:—le traité d'Ashburton, conclu entre l'Angleterre et les États-Unis; s'opposant à l'extradition des esclaves qui sont parvenus à passer dans les possessions britanniques de l'Amérique septentrionale.

Comme l'affaire avait eu lieu loin de Dubuque, notre bon jeune homme ne soupçonnait pas qu'elle y fût déjà divulguée, et il se flattait, en prévenant cette révélation, d'atténuer l'effet qu'elle produirait dans l'esprit de miss Sherrington et de ses parents.

Malheureusement pour lui, les journaux publics l'avaient devancé.

Il ne lui restait donc plus qu'à confesser bravement son crime et à en demander pardon. Aussi se disposait-il à le faire avec la candeur qui lui était habituelle, quand M. Sherrington entra dans le parloir.

II

LA VENGEANCE DES ESCLAVAGISTES

M. Henry Sherrington était un homme d'une stature élevée, mince, quoique sanguin. Dans sa fille, il retrouvait son image exacte, morale aussi bien que physique: même hauteur, même dureté, même emportement.

—Bonjour, master Edwin, dit-il en s'avançant vers Coppie.

Le jeune homme lui tendit la main. Mais le père de Rebecca feignit de ne pas remarquer son mouvement.

—Nous avons donc fait encore une équipée, continua-t-il en se laissant tomber dans un rocking chair.

La jeune fille cessa de tourmenter son piano et se mit à feuilleter des cahiers de musique.

—Je confesse, dit humblement Edwin, que je me suis laissé entraîner…

—Par votre goût pour les princesses d'ébène! s'écria sèchement Rebecca.

—Oh! miss Sherrington! miss Sherrington! supplia Coppie.

—Vous nous avez cependant donné votre parole, master Edwin, reprit sévèrement le nouveau venu.

—C'est vrai, monsieur; mais…

—Mais monsieur s'est entiché d'une peau noire, insinua Rebecca avec plus de dépit peut-être qu'elle n'en aurait voulu montrer.

—Pouvez-vous supposer, miss?…

—Je ne suppose rien. Les faits sont là.

Et de son index, la jeune fille désigna le journal.

—Mais cette gazette n'affirme point; au contraire. D'ailleurs…

—Oh! je sais bien que vous n'êtes pas embarrassé pour trouver une excuse, dit Rebecca. Enfin, vous êtes libre, M. Coppie, je ne vous blâme point de mettre vos dispositions chevaleresques au service des négresses. Mais alors, monsieur, vous devriez avoir la discrétion de ne vous pas présenter dans les maisons honorables et honnêtes.

Ces mots furent prononcés avec une amertume qui déconcerta tout à fait le jeune homme.

—Oui, honorables et honnêtes, ma fille a raison, répéta M. Sherrington en se balançant dans sa berceuse.

—C'est donc un congé? murmura Edwin.

Rebecca ne répondit point. Mais son père prit la parole pour elle:

—Je crois, dit-il, que vous devez le considérer comme tel.

—Mais, monsieur! mais, mademoiselle! s'écria Edwin d'un ton profondément ému, je vous jure qu'à ma place vous en eussiez fait tout autant. Ils étaient si malheureux ces pauvres gens… la jeune fille surtout…

Cette dernière réflexion arrivait mal à propos. Elle acheva d'exaspérer la bouillante Rebecca.

—Osez-vous bien, s'écria-t-elle impétueusement, osez-vous bien défendre cette créature en ma présence! Avez-vous le dessein de m'insulter?

—Moi! moi, vous insulter! O Rebecca, vous êtes injuste! proféra Edwin en tombant aux pieds de la jeune fille. Ignorez-vous que je vous aime depuis l'enfance, que je vous respecte comme la plus belle, la plus pieuse, la meilleure des femmes; que je donnerais gaiement ma vie pour vous éviter le plus léger chagrin…

—Vous le prouvez joliment! dit-elle avec aigreur et en se levant.

—Prenez, s'il vous plaît, une autre position, master Edwin, dit M.
Sherrington. Vos procédés sont messeyants.

—Monsieur s'imagine sans doute être dans une société africaine, reprit
Rebecca de sa voix cruellement railleuse.

—Vous ne voulez donc pas m'entendre? dit Coppie en l'arrêtant par le bras, après s'être relevé.

—Non.

—Quoi! Rebecca…

—Monsieur! fit-elle avec un geste de superbe intraduisible.

Un nuage couvrit le front du jeune homme.

—Ne vous souvient-il plus, Rebecca, que je vous ai sauvé la vie ce jour où vous patiniez sur le Mississipi, et où la glace se brisa sous vos pieds? Dois-je vous le rappeler? s'écria-t-il sourdement.

La jeune fille baissa la tête et demeura comme clouée sur place.

—Bon, bon, s'interposa M. Sherrington. Si nous sommes vos débiteurs, nous saurons nous acquitter envers vous, master Edwin.

Déjà celui-ci se reprochait la vivacité de son apostrophe.

—Pardonnez-moi, dit-il, un cri involontaire; mais croyez que l'excès de mon amour pour miss Rebecca seul l'a arraché. Depuis mon bas âge ne me suis-je pas habitué à la considérer comme ma prétendue? N'ai-je point appris à estimer les mille qualités qui la distinguent et en font l'ornement de son sexe? Aujourd'hui j'arrive; j'accours plutôt, après avoir accompli un acte que je juge bon avec la plupart des hommes, quoique vous le considériez mauvais avec beaucoup de gens fort sensés et fort recommandables; je rêve au bonheur de revoir ma fiancée; je forme cent projets de félicité pour elle et pour moi, et voilà que subitement, violemment, vous glacez ma joie par votre froideur, vous me précipitez du paradis dans l'enfer…

Ce disant, la voix de Coppie s'était attendrie; des larmes coulaient lentement de ses yeux et tombaient, brûlantes, sur la main de Rebecca qu'il avait prise dans la sienne.

Cette main, la jeune fille la retira en tremblant; et, avec un effort pour dissimuler l'émotion qui la gagnait, elle dit à Edwin:

—Si mon père veut vous pardonner?…

—Eh bien? fit-il passionnément.

—Je suis, répondit-elle, soumise à sa volonté.

—Vous me pardonnerez aussi!

—Je ferai suivant ses désirs, repartit quelque peu sournoisement
Rebecca en sortant du parloir, dont elle referma la porte sur elle.

Les jambes croisées l'une sur l'autre, le haut du corps penché en arrière, M. Sherrington avait assisté à la fin de cette scène en contemplant attentivement le plafond.

Le brave esclavagiste préparait un discours en trois points, pour prouver à son gendre futur l'excellence de ses doctrines.

—Voyons, maître Edwin, asseyez-vous là et causons un peu, dit-il, quand
Rebecca fut partie.

Coppie prit le siège qui lui était indiqué, et son interlocuteur poursuivit:

—Je vous réitérerai d'abord ce que je vous ai dit plus d'une fois: je ne donnerai jamais ma fille à un de ces misérables abolitionnistes du Nord, pour plusieurs raisons, maître Edwin. Je n'aime ni les républicains, ni les démocrates; petit-fils d'un lord d'Angleterre, d'un membre de la Chambre haute, je mentirais à mon sang, à mes traditions de famille, si je mésalliais mes enfants. Quoique vous ne soyez pas d'aussi bonne maison que nous, j'ai jadis jeté les yeux sur vous, parce que vous compter des gentilshommes parmi vos aïeux; puis enfin parce que, sans vous, ma fille…

—Passons, monsieur, passons, je vous prie, dit modestement Edwin.

—Bien, mon ami. Cependant, malgré ce service inappréciable que vous nous avez rendu, je vous déclare que si vous ne changez pas complètement vos opinions, Rebecca ne sera point à vous.

Coppie tressaillit, et, pour se donner une contenance, se mit à examiner les dessina du tapis étendu sur leurs pieds.

—Oui, continua M. Sherrington, je l'aimerais mieux morte que mariée à un abolitionniste. Ce sont les abolitionnistes qui ont provoqué la séparation de ce pays d'avec la mère patrie. Ce sont eux qui l'infectent de théories fausses, perverses, funestes au sens moral, subversives de l'ordre public; eux qui le pousseront à sa perte, malgré les apparences d'une prospérité trompeuse, si on n'arrête à temps leurs exécrables progrès. Qu'avez-vous à dire d'ailleurs contre l'esclavage? N'a-t-il pas toujours existé chez tous les peuples du monde? Dieu ne l'a-t-il pas consacré? La Bible ne vous l'apprend-elle pas? La religion catholique l'approuve comme la religion protestante. Les Espagnols, et après eux les Portugais, firent des esclaves dans l'Amérique méridionale. Si notre glorieuse Elisabeth d'Angleterre arma le premier navire chargé de faire la traite des noirs, le pape qui trônait alors ai Rome bénit l'expédition, et il n'y eut pas, depuis jusqu'à ce fauteur de troubles, ce George Washington…

—Ah! monsieur, respectez au moins la mémoire du plus vertueux, du plus sage des hommes, s'écria Coppie, incapable de se contenir davantage.

—Eh bien, master Edwin, ce sage, ce vertueux George Washington, comme vous le qualifiez, était propriétaire d'esclaves. Non seulement ce grand émancipateur se garda bien d'en affranchir un seul, mais il sanctionna l'esclavage des nègres par un article de sa trop fameuse constitution.

—Mais, monsieur, vous vous trompez!

—Que je me trompe ou non, répliqua hautainement M. Sherrington, votre Washington conserva tous ses esclaves après la proclamation de la constitution. A ses yeux, le nègre était un être inférieur, peu au-dessus de l'animal. Il pensait qu'on le pouvait donner, troquer ou vendre, et, pardieu, il avait raison! Qui est-ce donc qui me contredira?

Coppie avait grande envie de répondre; mais l'intérêt de son amour lui commanda le silence. Il se tut, et Sherrington reprit après une pause:

—Revenons à vous, master Edwin. Je veux bien admettre que la jalousie de ma fille à l'égard de cette négresse est puérile; je veux bien aussi ne voir dans votre échauffourée qu'une folie déjeune homme; je me plais à croire que l'expérience, aidée de mes raisonnements, finirait par refroidir votre cerveau brûlé; je ne vous donne même pas deux ans de séjour dans un État à esclaves pour être tout à fait de mon avis, car vous remarquerez que les nègres sont cent fois plus heureux que les domestiques blancs, et que les premiers, confortablement nourris, chaudement vêtus et abrités maintenant, mourraient de faim ou de froid ai on leur rendait la liberté. Faits pour servir, ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes. Ce sont des brutes sur le sort desquels l'Europe s'apitoie sottement et sans connaissance de cause.

—Cependant, hasarda timidement Edwin, l'ouvrage de madame Beecher Stow, traduit dans toutes les langues…

—Case du père Tom! riposta véhémentement M. Sherrington; une exagération greffée sur un mensonge!

—Néanmoins, objecta encore Coppie….

—Brisons là ou je me fâche! tonna son interlocuteur.

Un moment après, il dit d'un air plus calme:

—Vous renoncez à vos idées absurdes, n'est-ce pas, master Edwin? J'en exige le serment sur les Saints Évangiles. Puis, à cette condition, vous pourrez espérer la main de Rebecca. Mais avant, mon jeune ami, occupons-nous de votre situation. Vous n'êtes pas riche, bien qu'intelligent, actif et vigoureux. On ne se met pas en ménage sans avoir une somme suffisante pour satisfaire aux besoins de celle qu'on épouse. Jusqu'à présent, vous vous êtes fort peu occupé de votre avenir. Il est temps d'y songer. Que comptez-vous faire?

—Monsieur, répondit Coppie, je me propose d'aller au Kansas.

—Bien, et dans quel but?

—Le pays est neuf; je pense qu'en m'avançant vers le territoire indien, et jusqu'au Mexique, je gagnerai de l'argent dans la traite de pelleteries.

—Hum! commerce bien usé, fit M. Sherrington en hochant la tête.

—J'ai, continua Edwin, un millier de dollars en espèces. Avec cette somme, j'achèterai de la bimbeloterie….

—Et combien présumez-vous que rapportera ce commerce?

—Il y a des chances à courir, dit le jeune homme; mais si la fortune m'est favorable, j'espère porter mon capital à dix ou douze mille piastres dans deux ou trois ans.

—Dans trois ans donc, dit M. Sherrington. Mais vous répudierez vos rêves abolitionnistes?

Coppie éluda la réponse par une nouvelle question:

—Me sera-t-il permis de voir miss Rebecca avant mon départ?

—Non, dit son interlocuteur, elle est indisposée contre vous. Je lui offrirai vos excuses. Partez, jeune homme; vous avez ma parole, je compte sur la vôtre; dans trois ans vous nous revenez avec dix mille dollars, un esprit plus rassis, la ferme résolution de soutenir le grand parti du Sud, et vous épousez ma fille.

Là-dessus le père de Rebecca se leva et tendit la main à Coppie.

Cette façon sommaire de le renvoyer était trop dans les usages américains pour que celui-ci songeât à s'en offenser. Saisissant donc cordialement la main de M. Sherrington, il la serra avec effusion, et sortit de la maison.

On était à la fin de mars. Il faisait un temps doux et humide. Des toits des maisons, chargés de neige, l'eau dégouttait avec un bruit monotone et, par intervalle, un son sourd et prolongé se faisait entendre: c'était une avalanche arrachée, par le dégel, au faîte de quelque édifice qui venait s'abattre dans la rue en s'éparpillant en un tourbillon de poussière nacrée.

La moiteur de l'atmosphère avait revêtu les murailles et les arbres d'une couche de givre aussi blanche que l'albâtre. On eût dit que la cité tout entière était construite en stuc.

Cependant, depuis quelques jours, le Mississipi avait rompu sa prison de glace, et il roulait avec fracas ses eaux jaunâtres chargées de banquises.

La navigation était rouverte de Dubuque à l'embouchure du fleuve.

Edwin Coppie acheta une pacotille de couteaux, haches, fusils, couvertures, verroteries, etc., chez divers importateurs de la ville, embarqua le tout sur le Columbia, magnifique bateau à vapeur qui desservait les rives du Mississipi entre Dubuque et Saint-Louis; puis il prit, le soir même, passage à son bord pour Burlington, bourgade assez importante, non loin de la frontière des États de l'Iowa et du Missouri.

La traversée s'opéra sans encombre; le lendemain matin, il arrivait à
Burlington.

L'eau était toujours tiède et le soleil brillait d'un pur éclat.

Aussitôt qu'il eut mis pied à terre, Coppie loua un traîneau et ordonna au charretier de le conduire chez sa mère, qui résidait à trente milles de là, sur la rivière des Moines.

Quoiqu'une épaisse croûte de neige s'étendît à la surface de la terre, les chemins étaient mauvais, défoncés, parsemés de cahots, comme disent les Canadiens-Français. Aussi, le véhicule marchait-il avec une lenteur désespérante pour Edwin, qui avait hâte d'embrasser son excellente mère, dont il était séparé; depuis plus d'un mois.

La nuit vint, déployant son linceul sur les campagnes. L'attelage et le cocher étaient fatigués; celui-ci maugréait entre ses dents et jurait à tout instant qu'il n'irait pas plus loin; celui-là bronchait à chaque pas et refusait d'avancer.

Tout à coup, au détour d'un bois, une clarté immense déchira les ténèbres.

—Mon Dieu! fit Edwin en fouillant l'horizon du regard; mon Dieu! on dirait que c'est un incendie… que notre maison est en feu!

Et s'adressant à l'automédon;

—Fouettez vos chevaux! il y a cinq dollars pour vous!

Dix minutes après, le traîneau arrivait sur le théâtre de l'embrasement.

Coppie ne s'était pas trompé: la métairie qu'il occupait avec sa mère achevait de s'abîmer dans un océan de flammes.

Sur un pin gigantesque, devant la porte de l'habitation, on avait cloué un écriteau.

Aux lueurs rougeâtres de la conflagration, le jeune homme y lut ces mots tracés en caractères sanglants:

AINSI SERONT PUNIS LES TRAITRES A LA
CAUSE DU SUD.
EDWIN COPPIE, PRENDS GARDE A TOI!

L'amant de Rebecca Sherrington, après s'être assuré que sa mère n'avait pas été la proie du fléau destructeur et qu'elle était réfugiée au fort des Moines, à quelques lieues de distance, grimpa sur le pin, décrocha l'écriteau, le retourna, le fixa à la même place, et avec un morceau de charbon arraché aux décombres de la ferme, il écrivit:

QUE LES TRAITRES A LA CAUSE DU NORD
PRENNENT GARDE A EDWIN COPPIE!

III

FORMATION D'UN ÉTAT AMÉRICAIN

On sait assez, en Europe, avec quelle rapidité fabuleuse augmente la population dans la plupart des cités des États-Unis; ainsi celle de New-York a plus que doublé durant les dix dernières années; aujourd'hui, en y joignant Brooklyn, son faubourg naturel, on peut, sans exagération, la porter à près d'un million d'âmes; Buffalo, qui n'existait pas au commencement de ce siècle, en compte actuellement plus de cent mille; et Chicago, simple poste de commerce indien en 1831, devenu ville et possédant cinq mille habitants en 1840, en renferme à présent deux cent mille environ dans son enceinte. Et ce ne sont pas là des exceptions: presque toutes les métropoles de l'Amérique septentrionale peuvent s'enorgueillir de progrès aussi remarquables.

Mais ce que l'on sait généralement moins, c'est la merveilleuse activité qui change, dans cinq ou six ans, une portion considérable,—disons grande comme la France, par exemple,—du désert américain eu une contrée fertile, sillonnée de chemins de fer, de routes, de canaux et parsemée de villages florissants. La transformation tient du prodige. D'un été à l'autre, ce territoire de chasse inculte, que seul le mocassin de l'Indien ou du trappeur blanc avait foulé jusque-là, ce territoire, hérissé de forêts vierges ou perdu sous d'interminables prairies mouvantes (rolling prairies),—semblables aux ondes de la mer,—est devenu méconnaissable. Les arbres centenaires sont tombés sous la hache du bûcheron; le feu a nivelé le sol; avec le mélancolique Peau-Rouge, les bêtes fauves ont fui vers le Nord, pour faire place à l'envahissante civilisation de l'homme blanc; plus de wigwam en cuir; peu de huttes en branchages; mais partout des cabanes en troncs d'arbres croisés les uns sur les autres; partout des constructions naissantes; partout la propriété individuelle qui se substitue à la propriété commune; voici des bornes, voici des clôtures de rameaux; ici commence à pousser une haie; un mur s'élève là-bas! Déjà, au milieu de ce groupe de maisonnettes, blanchies à la chaux, et sur le bord de cette belle rivière où fume et ronfle un bateau à vapeur, amarré à une grossière charpente, quai provisoire, déjà j'aperçois monter vers le ciel un bâtiment de grave et simple physionomie. C'est un temple chrétien; chaque dimanche, les hommes y viendront prier et remercier l'Être suprême; chaque soir les enfants y viendront apprendre à être hommes. Le village est au berceau encore, mais demain il sera formé; il aura son école, son académie, son institut; je ne parie pas de son commerce, car il est très prospère. Les enseignes, que je vois au front des maisons, ce bruit de forge, ce mouvement près du steamboat, cette gare de railway que l'on construit à côté, l'annoncent éloquemment. Mais après-demain, le village aura reçu son incorporation. Il prendra le nom de cité, et cité complète, ma foi: vous y trouverez dix hôtels de premier ordre, vingt journaux, deux ou trois banques, des églises pour divers cultes, des salles de lecture, des collèges, des promenades, des édifices publics, toutes les choses nécessaires à la vie policée, sans parler d'une foule de lignes télégraphiques, qui vous mettront en rapport immédiat avec toutes les parties habitées du Nouveau Monde.

Nouveau; oui, il l'est, car là s'établit, s'agrandit une société nouvelle, qui n'a rien de nos préjugés, rien de nos conventions, et que vainement nous cherchons à prendre pour modèle de nos théories politiques. Le Nouveau Monde suit sa destinée. Il a une civilisation complètement différente de la civilisation européenne, parce qu'il n'en a ni le passé, ni les traditions indéracinables.

Ici, l'homme repose sur la famille; là, il n'a d'appui qu'en Dieu et en lui-même. Ses liens de parenté il les a brisés, il les brise en émigrant. Aussi a-t-il, en général, une croyance plus sincère, plus absolue dans l'Éternel. Seul, à qui demanderait-il du courage, des consolations, sinon au Créateur de toutes choses? Sa foi politique, qu'on ne l'oublie pas, il la puise dans sa foi religieuse. C'est ce qui fait la force de la première; c'est ce qui fait que tous les ébranlements donnés, dans les États du Nord, au moins au gouvernement républicain, ne parviendront pas à le renverser. L'égalité règne sans partage, parce que, indépendamment du manque d'ascendants, chaque colon a eu, et a, sur cette terre neuve, besoin, en arrivant, de confondre son intelligence, ses forces et ses travaux avec ceux de ses voisins.

Ceci me ramenant sur mes pas, je me permettrai quelques pages d'observations sur la colonisation dans l'Amérique septentrionale; aussi bien pourront-elles être de quelque utilité à certains esprits inquiets que pousse le désir d'aller tenter fortune dans l'autre hémisphère.

Je le dis tout d'abord: en principe, je ne suis pas opposé à l'émigration. D'ailleurs, elle est une nécessité ou une fatalité, comme il plaira. La surabondance de la population, sur un point quelconque du globe, amène le débordement. C'est une règle de physique élémentaire. En outre l'histoire des races humaines et des civilisations nous apprend que l'homme marche sans cesse à la conquête du sol; car, comme toute chose, le sol est soumis à la triple loi de Jeunesse, Maturité, Vieillesse. Après avoir longtemps fécondé la végétation, l'humus s'épuise et cesse de produire. Il faut des siècles pour qu'il recouvre ses puissances premières. Les steppes de l'Asie, les déserts de l'Afrique l'attestent, sans mentionner la campagne de Rome et les environs de Madrid, jadis si fertiles, aujourd'hui peu productifs, surtout les derniers, devenus presque un désert.

Aussi, quand le rendement de sa terre n'est plus en rapport avec ses besoins, l'homme la quitte, il en va chercher une autre. On vient réclamer à l'Amérique le suc nourricier de ses immenses territoires. Il faut avouer qu'elle est prête à recevoir des millions de nouveaux individus et à leur accorder un bien-être matériel dont ils ne jouissent pas toujours en Europe. Mais à quel prix?

Voyous un peu. Un homme seul fera peu ou rien en Amérique; je parle du cultivateur, car c'est à lui que je m'intéresse. Les artisans ont des chances plus ou moins heureuses. Le tailleur de pierre, le maçon, le serrurier, le mécanicien, le fondeur peuvent se tirer d'affaires, et, avec de l'économie, amasser, en quelques années, un joli pécule; mais, s'ils ne connaissent pas l'anglais, ils courent grand risque de végéter misérablement. C'est le lot à peu près inévitable des gens ayant des professions dites libérales. Quant au Canada, où la langue française est partiellement en usage, il offre si peu de ressources que les habitants passent chaque année par milliers aux États-Unis, où ils trouvent de meilleurs salaires et une liberté d'action plus large. La désertion est telle, dans les rangs de la race franco-canadienne, que la législature en a pris de l'inquiétude et s'occupe de trouver un remède à ce mal incurable, suivant moi, tant que la forme du gouvernement n'aura pas subi de modifications radicales. La dette publique frappe de près de 2,000 francs, chaque tête d'habitant. Les droits sur les importations sont de 58 à 100 pour cent. Les vins, eau-de-vie, par exemple, sont cotés 100 pour cent à la douane. Les taxes municipales sont en proportion. A Montréal, une simple chambre, recevant l'eau par des tuyaux de l'aqueduc, paie au delà de 35 francs par an au trésor de la ville. Je laisse à juger!

Revenant au cultivateur, répétons qu'un homme seul n'a que faire en Amérique. S'il est décidé à émigrer, ce doit être avec sa famille. Plus cette famille sera nombreuse, plus il sera en état de prospérer. Mais, avant de partir, avant de dire adieu à ce cher foyer dont nous ne nous éloignons jamais sans un profond serrement du coeur il aura dû compter ses forces, calculer ses capacités, soumettre à un examen sévère ses facultés physiques, morales et celles des êtres destinés à l'accompagner. Il ne va point à une terre de Chanaan, qu'il y songe, et l'exode une fois ouvert ne devra plus se fermer pour lui! S'il n'est pas doué d'une constitution robuste, pouvant résister à toutes les intempéries; s'il ne sait commander à la faim, à la soif; s'il n'est prêt à accepter gaiement les plus rudes fatigues du corps, à exposer un coeur inaccessible aux plus foudroyantes émotions, si, en un mot, il ne porte sur sa poitrine le triple airain dont parle le poète, qu'il se garde de franchir l'Atlantique! Le dénûment, la mort l'attendent au delà.

J'irai plus loin, et dirai franchement au cultivateur alléché par les récits des pseudo-trésors que l'on trouve à chaque pas en Amérique:—Si voulant venir ici vous y vouliez venir avec l'idée de retourner quelque jour en Europe, croyez-moi, n'abandonnez pas le toit de vos pères, votre champ, vos amis. Vous lâcheriez la proie pour l'ombre j'ai personnellement exploré le pays du 30° latitude jusqu'au 65°, c'est-à-dire depuis la Nouvelle-Orléans jusqu'au delà du lac d'Arthabaska, sur le territoire de la compagnie de la baie d'Hudson, et j'ai vu beaucoup de Français, beaucoup de malheureux:—malheureux, parce qu'ils songeaient constamment à rentrer dans leur patrie. Cette pensée, cette aspiration les paralysait.

En Amérique, pour réussir, vous êtes tenu d'apporter une santé à toute épreuve, une invincible ardeur au travail, des muscles d'acier, un esprit inflexible comme le bronze, une volonté qui ne s'oublie jamais. Sachez que vos habitudes, vos usages, votre nourriture, votre habillement changeront complètement. Vous renoncerez au vin, à la bière et aux spiritueux, à moins que vous ne vouliez vous empoisonner avec cet extrait d'orge étiqueté whiskey, ou ce composé délétère baptisé gin, qui l'un et l'autre renferment des quantités considérables de strychnine. Ces horribles breuvages sont un fléau pour l'Amérique Aussi les effroyables calamités qu'ils engendrent à toute heure ont-elles provoqué des mesures législatives, comme les lois de tempérance et d'abstinence. Le malheureux adonné à ces boissons est bientôt atteint du delirium tremens qui l'emporte avec la rapidité de l'éclair. Fortuné est-il quand, dans un accès de surexcitation nerveuse, il ne s'est pas déshonoré par un crime. Gens de la campagne, qui venez défricher les plaines de l'Amérique, condamnez-vous à l'eau et commencez une réforme en mettant le pied sur le paquebot transocéanique. Vous ne sauriez vous habituer trop tôt aux privations.

On peut s'embarquer dans les ports de France, mais il vaut mieux se rendre d'abord à Liverpool où, pour 160 francs, un vapeur transporte et nourrit un passager jusqu'à New-York ou Québec. La compagnie des bateaux de la ligne anglo-américaine fournit tout, à l'exception de la literie… Si vous prenez la ligne canadienne, la meilleur marché, en débarquant à, Québec, un steamboat conduit pour cinq francs à Montréal; de là il est facile de gagner, à un prix très modique, la partie du Canada ou des États-Unis où l'on désire planter sa tente. Ce n'est pas une métaphore. La tente, puis la hutte, sont les demeures premières du colon, car du séjour dans les villes ou même dans les villages, il n'en faut pas parler, à moins que l'on n'apporte avec soi de gros capitaux.

Mais j'imagine que vous ayez acheté pour quelques francs une étendue de terrain cent fois plus grande que votre village de France et que vous soyez entré en jouissance de ce superbe domaine[2]; c'est ordinairement une forêt vierge, ce que l'on appelle terre en bois debout, ou une savane.

[Note 2: Les forêts, terres on bois debout, valent de 10 à 15 francs l'acre (environ un arpent). Celles qui font partie du domaine public, et les terres incultes en font presque toutes partie, sont vendues à prix réduits et presque nominaux, depuis 1 fr. 25 c. jusqu'à 3, 6 et 8 fr. l'acre. La vente de ces terres se fait avec des conditions de paiement raisonnables. Le gouvernement accorde jusqu'à huit et dix années pour ce paiement.]

Commencez par construire votre cabane. Elle formera un carré. Les murailles seront composées de troncs d'arbres couchés horizontalement les uns sur les autres, avec des entailles à chaque bout pour les emboîter. La glaise remplira les interstices. Quelques voliges constitueront le toit. A défaut de plancher, ce seront des branchages. Le sol à l'intérieur sera battu comme l'aire d'une grange. Une petite fenêtre à quatre carreaux en parchemin, puis en verre, l'éclairera. Avec des ais ou des rameaux de sapin vous ferez votre lit. Un poêle en fonte, une marmite, des écuelles, un banc, vos malles, voilà le mobilier. La farine de maïs, le porc, le boeuf salé, les pommes de terre (patates) sont chargés de vous sustenter, pendant les premières années au moins. A peine organisé, vous vous mettrez au travail. Il faut faire la guerre à la forêt On y porte le feu. En détruisant les herbes, les lichens, les plantes de toutes espèces, les arbustes, l'incendie amoncelle sur le sol des couches de cendre qui en stimuleront les capacités productives, dès qu'il aura reçu des semences. Mais ce ne sera guère que dans CINQ ANS qu'il paiera le colon de ses labeurs et de ses déboursés.

Suivons pas à pas les progrès de celui-ci.

Notre homme prend possession de sa terre le 1er mai 1864, par exemple. Le 24 juin il pourra avoir défriché, c'est-à-dire abattu avec sa cognée tous les arbres demeurés debout après l'incendie, et planté de pommes de terre deux acres. Le 24 août, il aura découvert six autres acres. Il mettra autant de temps pour empiler le bois, afin de le brûler. Mais, comme l'entassement (loggins) s'opère ordinairement en un jour, en faisant un bee (prononcez bie), ce qui consiste à appeler à son aide tous les voisins, et comme il doit naturellement rendre à chacun d'eux un jour pour semblable assistance, cet échange de travail le mènera jusque vers le 24 octobre. Je lui accorde ensuite jusqu'au 1er décembre pour couper son bois de chauffage, et le laisse passer l'hiver, saison qu'il emploiera à préparer du bois de construction en un chantier au milieu de la forêt, dans un rayon de 30 à 40 lieues ou même plus de chez lui. Son travail lui sera payé sur le pied de 60 fr. par mois, nourriture comprise. Au chantier, il demeurera jusqu'à la fin de mars. Ainsi, il aura gagné 240 fr. Le bois de ses huit acres de terre aura produit 480 boisseaux de cendre, et, en admettant qu'il n'ait ni le temps ni les ustensiles nécessaires pour transformer ses cendres en potasse, il pourra les vendre de 2 1/2 à 3 sous le boisseau, et réalisera ainsi de 60 à 70 fr. Or, en ajoutant ces 60 aux 240 fr. déjà gagnés au chantier, il sera possesseur de 300 fr., somme suffisante pour payer le porc, la farine et le thé (boisson en usage), dont il aura besoin pendant les sept mois finissant au 1er mai 1865, sans mettre en ligne de compte les économies de farine qu'il lui sera facile de faire au moyen de ses pommes de terre. En revenant de son chantier, le 1er avril 1865, il pourra, dans les parties tempérées de l'Amérique septentrionale; défricher 2 acres, lesquels, avec les 2 acres défrichés le printemps précédent et les 6 acres défrichés pendant l'été, lui donneront 10 acres de terre propre à la culture et environ 120 boisseaux de cendre, valant de 15 à 17 fr. Il sèmera sur cette terre trois acres de blé, cinq d'avoine et deux de pommes de terre. Son blé lui donnera en moyenne, 20 boisseaux par acre, desquels il tirera aisément 12 quarts ou barils de farine. En défalquant de cette quantité 6 quarts qui, avec les pommes de terre, seront consacrés à son usage personnel, il aura un surplus de six quarts. Chaque quart vaut, à bas prix, 35 fr. Le colon se fera donc environ 210 fr. avec les 6. En retranchant de cette somme 80 fr. pour le porc, il lui restera autant que je lui ai alloué pour la première année. Maintenant, le voici approvisionné pour jusqu'à novembre 1865, et il a en caisse 175 fr. Les cinq acres d'orge produisent 175 boisseaux, valant, disons 2 fr. chacun, ce qui lui donne 350 fr. pour le tout. Le rendement de ses quatre acres de pommes de terre, ou deux acres chaque année, devra être d'environ 800 boisseaux. Nous lui en céderons la moitié pour la consommation domestique et l'élevage de deux ou trois porcs. Il aura donc un excédant de 400 boisseaux. En les mettant au minimum à 1 fr. le boisseau, sa récolte lui rapportera 400 fr.

Ainsi, avec les cendres, la farine, l'avoine et les pommes de terre, il se sera fait 925 fr. Déduisons à présent, de cette somme, 165 fr. pour le sel, le poisson fumé, le thé et la semence, et on trouvera encore, au crédit de notre colon, une balance de 760 fr.; voilà assurément un beau résultat, mais nous avons compté avec le beau temps et tous les avantages possibles, qu'on ne l'oublie pas!

Admettons que l'été de 1865 ait été passé aussi industrieusement et aussi favorablement que celui de 1864. Le colon ne peut plus retourner au chantier. Il faut qu'il batte, fasse moudre son grain et défriche encore. Il devra avoir, au mois de juin suivant, vingt acres prêts à recevoir la semence.

Sa terre exigera le labour, sa petite famille une vache. Une paire de boeufs lui coûtera 400 fr., une charrue avec la chaîne 80 fr., la vache 100 fr., ce qui réduira ses 760 à 180 fr., somme affectée aux dépenses accidentelles. Je n'alloue rien pour le savon et la chandelle, parce que le premier se fabrique habituellement à la ferme avec les cendres et les rebuts de graisse. Quant à l'éclairage, on peut, en commençant, se servir de torches de pin sec ou de cèdre; rarement les colons achètent du sucre. Ils en font eux-mêmes, l'érable leur fournissant, en abondance, les matières saccharines nécessaires. Je puis affirmer, par expérience et sans crainte d'être démenti, que le sucre d'érable est meilleur et plus hygiénique que le sucre de canne ou de betterave. Le sirop qui découle de cet arbre si précieux, forme une boisson très agréable; c'est aussi un remède contre une foule de maladies. La préparation du sucre est d'une simplicité patriarcale et n'entraîne presque aucun déboursé. Chaque habitant peut faire le sien. Il est des gens qui exploitent en grand cette industrie et réalisent des bénéfices considérables.

La troisième année, le colon ou squatter, comme on l'appelle, fera naturellement de plus gros profits. A son fonds il ajoutera quelques moutons; un cheval et quelques têtes de gros bétail. En 1867, il sera, Dieu aidant, en état de payer, avec intérêt et sans gêne, le capital qui lui aura été prêté en 1864, ou de rentrer dans ses avances. Sans doute cet aperçu a un côté séduisant. Mais je n'ai point fait la part de la grêle, de la gelée, des pluies continues, de la sécheresse, de la mouche hessoise qui, depuis quelques années, fait d'affreux ravages dans l'Amérique du nord. Et la maladie de la pomme de terre; et la concurrence; et la difficulté des voies de communication et six mois d'hiver avec des froids de 20° à 30° Réaumur; et des chaleurs tropicales en été; et des bouleversements atmosphériques qui, en quelques heures, quelques minutes parfois, font varier le thermomètre de 10 à 20 degrés et les mille incommodités qui assaillissent l'émigrant sur la terre étrangère!

Je terminerai cette exposition en répétant à mes compatriotes de ne pas se laisser prendre aux promesses décevantes des agents d'émigration qui parcourent la France pour racoler nos bons et laborieux campagnards. L'Amérique est incontestablement un beau pays, très productif. Quelques Européens y ont promptement acquis des richesses énormes. Mais sur cent Français qui cherchent à en faire le théâtre de leur fortune, il y en a quatre-vingts qui meurent littéralement de besoin, ou repassent à la mère patrie, quinze qui végètent, trois qui se tirent d'affaire et deux qui réussissent… quelquefois.

Tous ces malheureux contribuent puissamment, néanmoins, à la colonisation du Nouveau-Monde. Ils en furent les premiers pionniers, depuis la découverte du Saint-Laurent par Jacques Cartier, en 1534; aujourd'hui encore on les voit marcher à la tête de la civilisation, au défrichement du désert américain. Partout ils ont transplanté dans les États de l'Ouest notre gaieté, notre esprit d'aventures, nos dénominations de localités. Ils s'étaient établis dans le Michigan, le Wisconsin, l'Ohio, l'Illinois, le Mississipi, le Missouri, la Californie, le Minnesota, bien avant l'arrivée des Anglo-Saxons; dès 1851, ils se jetaient en nombreuses caravanes dans le Kansas! Et quels singuliers colons que ceux-là! Il y avait des médecins, des avocats, des notaires, des professeurs, des gens de lettres, des hommes de cape et d'épée, jusqu'à des prêtres qui avaient jeté le froc aux orties! Un des premiers journaux fut rédigé en français et publié à Leavenworth, capitale en espérance, riche à l'heure qu'il est de sept ou huit mille habitants, appelée à en avoir cent dans un quart de siècle! L'intéressant tableau qu'il y aurait à peindre!… Mais nous devons nous arrêter pour reprendre le fil de notre récit.

IV

LE KANSAS ET LES BROWNISTES

Le Kansas est, présentement, l'État le plus occidental de l'Union américaine. Sa superficie atteint 250,000 kilomètres carrés. Il a pour bornes, au nord le Nebraska, à l'est les États de Missouri et d'Arkansas, au sud et à l'ouest les montagnes Rocheuses et le Nouveau-Mexique.

Un Français, nommé Dustine, remonta le premier, en 1720, la rivière qui lui donne son nom. Ce pays faisait partie de nos possessions louisianaises. Il fut cédé, en 1803, avec elles, aux États-Unis par Napoléon Bonaparte, qui commit alors une des plus grandes fautes de son règne.

«Abandonné aux tribus indigènes qui venaient mettre leur indépendance sous la protection de ses vastes solitudes, rarement visitées par les voyageurs, ce n'est que dans ces derniers temps que le pionnier américain, précurseur des immigrants, est venu y planter sa tente.»

Composées de grasses et fécondes vallées qu'arrosent des cours d'eau superbes, comme le Kansas, l'Arkansas, la Plata et une foule de petites rivières, favorisées par un climat tempéré, traversées par les deux grandes voies de communication qui sont habituellement fréquentées pour aller, par terre, de l'Atlantique au Pacifique, on s'étonne que cette région n'ait pas été plus tôt ouverte à l'industrie.

Il est difficile de concevoir, s'écrie un touriste, que pendant des milliers d'années cette contrée ait été un désert inculte et solitaire[3].

[Note 3: Le Kansas, sa vie intérieure et extérieure, par Sara T. L.
Robinson.]

En 1855, elle n'avait cependant pas encore été admise à la dignité d'État et n'était qu'un simple territoire, sans législature particulière. Ce qui ne l'empêchait pas d'être le théâtre du mouvement politique dont tout le reste de la république fédérale ressentait le contre-coup. Deux partis considérables s'y disputaient, avec acharnement, la suprématie: celui-ci défendait l'esclavage de toutes ses forces, celui-là le repoussait avec énergie; et l'on sait que telle est la cause du différend qui existe depuis plus d'un demi-siècle entre les Américains du Nord et les Américains du Sud.

Durant l'exercice législatif de 1853-54, M. Douglass, sénateur au congrès pour l'Illinois, était parvenu à faire voter un bill, lequel, abrogeant un acte antérieur, célèbre sous le titre de compromis du Missouri, autorisait l'introduction de l'esclavage dans le Kansas.

L'adoption de ce bill poussa à son comble l'animosité des deux partis. Ils rivalisèrent d'efforts pour s'emparer du pays, en y établissant des défenseurs de leurs opinions respectives. Ainsi, sous le prétexte d'une immigration légitime parfois, et parfois sans déguisement aucun, on érigea, dans la Nouvelle-Angleterre et les autres sections du Nord, un système de propagande auquel, par des moyens analogues, le Sud opposa une résistance déterminée. Il en résulta d'abord un développement aussi soudain qu'inouï de la population du Kansas; puisque, quand cette population fut assez nombreuse pour justifier une organisation politique, et que les adversaires (les uns réclamant l'abolition de l'esclavage, les autres son introduction) vinrent éprouver leurs forces au scrutin, il s'éleva des rixes, des combats qui prirent le caractère de la guerre civile avec toutes ses horreurs. La querelle s'envenima bientôt. Et les factions se servirent de tous les moyens bons ou mauvais pour obtenir gain de cause.

En 1855, leur irritation, leur fureur, étaient à leur comble.

A cette époque, dans une ferme sur la frontière du territoire et du
Missouri, vivait un homme avec ses sept fils.

Cet homme était dans la force de l'âge. Il avait cinquante-cinq ans. Sa physionomie était hardie: elle respirait l'intelligence, mais dénotait l'opiniâtreté. Doué d'une constitution musculeuse, d'un esprit solidement trempé, il était propre aux grandes fatigues physiques et morales. Son regard sombre et triste s'éclairait parfois d'une mansuétude infinie. Mais, ordinairement, il inquiétait et fatiguait.

Assurément, une pensée dominante, pensée de tous les instants, de toute l'existence, absorbait cet homme.

Il se nommait John Brown mais on l'appelai communément le capitaine
Brown ou le père Brown (old Brown).

Le capitaine Brown était la terreur des esclavagistes, l'espoir de abolitionnistes.

Depuis bien des années, il combattait de la voix et des bras pour l'émancipation des nègres.

«Celui qui dérobera, un homme et le vendra, sera mis à mort,» répétait-il fréquemment,—d'après Moïse,—à ses enfants.

Sa vie avait été un roman en action. Il la devait terminer en héros de l'antiquité.

Né en 1800 à Torringhton, petit village du Connecticut, il descendait en droite ligne de ces Pères Pèlerins (Pilgrims Fathers) qui vinrent, en 1620, chercher dans l'Amérique du Nord un refuge contre les persécutions auxquelles leur secte était en butte dans la Grande-Bretagne.

John Brown était âgé de six ans quand son père quitta le Connecticut pour se fixer dans l'Ohio. Là, il reçut une éducation sévère, dont les pratiques de la religion protestante constituèrent la base principale.

A seize ans, il se fit recevoir membre de l'Église congrégationaliste d'Hudson.

«A dix-sept ans, dit un de ses biographes, nous le trouvons faisant ses études pour le ministère académique de Morris Academy. Une inflammation chronique des yeux le força à abandonner cette carrière. Son précepteur, le révérend H. Vaille, dit que c'était le plus noble coeur qu'il eût jamais rencontré.

»A vingt et un ans, John Brown épousa, en premières noces, Dianthe, fille du capitaine Amos Lusk.

»En 1827 ou 28, il alla s'établir à Richmond, comté de Crawford[4]. En 1831, il eut le malheur de perdre sa femme.

[Note 4: John Brown, sa vie, etc., par H. Marquand.]

»Ce fut à partir de cette époque que ses idées commencèrent à se fixer sur les horreurs de l'esclavage et à chercher les moyens d'y mettre un terme.

»Son fils John dit, dans une lettre écrite le 3 décembre 1859, le lendemain du martyre de son père: «Ce fut immédiatement après la mort de ma mère que j'entendis mon père dire pour la première fois, qu'il était résolu à vivre four venir en, aide aux opprimés.»

Ces paroles semblent indiquer que Brown fut profondément affecté par la mort de sa femme, et qu'il pensa un instant ne lui point survivre.

Quoi qu'il en soit, à Richmond, capitale de la Virginie, au foyer de l'esclavage, il apprit à juger cette détestable institution; jura de consacrer le reste de ses jours à son anéantissement.

Dès lors, il prêche l'émancipation; mais il prêche dans le désert. On ne l'écoute pas, ou bien on lui impose silence, on le menace; sa vie est en péril.

Sans se laisser intimider, il sonde plus avant la question et découvre que l'abaissement du niveau intellectuel chez les nègres, tout autant que la cupidité et la perversion du sens moral chez les propriétaires, sont les aliments de la servitude.

Et le voici qui formule les aphorismes suivants, dont la vérité perce en traits de feu:

1° Les droits de l'esclave à la liberté ne seront jamais respectés, encore bien moins reconnus, tant qu'il ne se montrera pas capable de maintenir ses droits contre l'homme blanc.

2º Les qualités nécessaires pour maintenir ses droits sont l'énergie, le courage, le respect de soi-même, la fermeté, la foi en sa force et en sa dignité; mais ces qualités ne peuvent être acquises par l'esclave que dans une lutte armée pour rentrer dans ses droits.

3° Lorsqu'un peuple, tombé entre les mains de brigands, a, par suite de plusieurs années d'oppression, perdu ces qualités, il est non seulement du droit, mais du devoir de l'homme blanc de travailler en faveur de ce peuple, de verser le baume et l'huile dans ses plaies et de le soutenir jusqu'à ce qu'il puisse marcher tout seul.

«Depuis 1831, jusqu'en 1854, dit encore M. Marquand, nous trouvons John Brown occupé à réaliser sa grande idée. Quoique à peu près seul à l'oeuvre, rien ne le rebute; il arrache à l'esclavage un grand nombre de nègres et brave tous les dangers pour les assister dans leur fuite.»

Le bruit des troubles qui ont éclaté dans le Kansas parvient à ses oreilles. Il voit là, une excellente occasion de faire prévaloir ses doctrines, et abandonnant immédiatement la Virginie, il vole offrir son grand coeur aux abolitionnistes.

C'est pourquoi, dès 1855, il apparaît avec ses sept garçons sur les bords du Missouri, où l'a précédé une réputation colossale.

En arrivant dans le Kansas, il acheta une ferme, puis monta une scierie et en commença l'exploitation.

Mais il ne tarda guère à essuyer les violences des esclavagistes.

Un soir, entouré de sa robuste famille, il faisait, suivant son habitude, la lecture d'un passage de la Bible, lorsqu'on heurta brusquement à la porte de l'habitation.

—Entrez, dit Brown, de sa voix calme et ferme.

La porte s'ouvrit pour donner accès à Edwin Coppie.

Le jeune homme était essoufflé, hors d'haleine.

Les fils de Brown l'interrogèrent d'un regard anxieux. Mais le père continua froidement sa lecture:

«Ils immolent des boeufs en mon honneur et ils se rendent homicides; ils font couler le sang des agneaux et ils offrent des chiens en sacrifice, vos offrandes sont pour moi comme des animaux immondes, votre encens comme l'encens des idoles. Vous n'avez pas abandonné vos vices, et votre âme s'est réjouie dans vos abominations.

»Je choisirai des maux pour vous; je ferai tomber sur vos têtes les fléaux que vous craignez. J'ai appelé, nul ne m'a répondu. J'ai parlé, qui m'a entendu? Ils ont fait le mal en ma présence; ils ont choisi ce que je n'ai pas voulu.»

Pendant ce temps, Edwin s'était remis.

—Capitaine, dit-il en s'approchant de Brown.

—Je t'écoute, mon fils, répondit celui-ci en fermant le livre sacré et en posant un signet à la place où il avait suspendu sa lecture.

—Capitaine, reprit Coppie, les esclavagistes ont dévasté les terres que vous possédiez près de Lexington, brûlé les récoltes, enlevé les troupeaux et égorgé les bergers.

A ces mots, les fils de Brown se levèrent tous ensemble et se précipitèrent sur des armes pendues aux parois de la chambre où se passait cette scène.

—Paix, mes enfants, paix, fit-il avec un geste de la main pour modérer leur fougue; paix! Le juste a dit:

«La patience est une grande sagesse: l'homme emporté manifeste sa folie.»

Puis, s'adressant à Coppie:

—Combien y a-t-il de temps que cela s'est passé?

—Dans la nuit d'hier je chassais avec Cox aux environs; j'ai pu voir nos ennemis qui se retiraient en emmenant leur butin. Hamilton les commandait.

—Cet Hamilton!… Ah! qu'il ne tombe jamais à portée de ma carabine ou de mon couteau-bowie s'écria le fils aîné de Brown.

—Silence! lui commanda sévèrement son père; c'est la justice et non la vengeance que nous devons exercer. «Ne dis point je me vengerai, attends le Seigneur, et il te délivrera.»

Le jeune homme baissa respectueusement la tête, et Brown continua:

—Dites-moi, Coppie, de quel côté sont-ils allés?

—Ils se sont réfugiés vers la rivière Kansas.

—Étaient-ils nombreux?

—Vingt-cinq ou trente.

—Vingt-cinq ou trente, répéta le capitaine d'un ton rêveur.

Il réfléchit pendant une minute; puis, promenant un coup d'oeil satisfait sur les sept hercules que la nature lui avait donnés:

—Mes enfants, demanda-t-il, vous sentez-vous de taille, en y joignant nos amis Coppie, Cox, Haziett, Stevens et Joe, à vous mesurer avec les vingt-cinq bandits qui ont saccagé nos biens, massacré nos serviteurs?

—A l'instant, père! clamèrent-ils à l'envi.

—Que le Dieu d'Israël vous bénisse, et qu'il vous protège contre nos ennemis, car nous allons sans tarder marcher sur eux, dit le vieux Brown en levant les yeux au ciel.

—Amen! répondirent les assistants.

—Mais où sont les autres? interrogea encore le capitaine.

—Cox et Hanlett sont restés près de Lexington pour surveiller les esclavagistes; Stevens et Joe m'accompagnent. J'ai couru un peu, afin de vous prévenir plus tôt. Sans cela, ils seraient arrivés avec moi.

—En route donc! dit Brown en examinant les amorces de sa carabine.

Chacun de ses fils s'arma d'un fusil à deux coups, d'une paire de revolvers, d'un couteau à double tranchant, d'une hache; chacun remplit de munitions et de provisions de bouche une gibecière en peau de daim, et la petite troupe sortit de la ferme, le vieux Brown en tête.

La porte de l'habitation ne fut pas fermée, car on savait que l'on n'y reviendrait pas et qu'avant deux jours l'ennemi l'aurait brûlée.

Au moment du départ, le soleil se couchait sous un épais rideau de nuages noirs avec de larges franges orangées; le vent soufflait par rafales bruyantes; du sud-ouest, comme un écho de l'Océan courroucé, montaient les grondements de la foudre; tout faisait présager une nuit sombre, tempétueuse.

V

L'EXPÉDITION[5]

Presque au sortir de la ferme, la bande s'engagea dans un chemin creux, qui courait le long d'une petite rivière. Des rochers énormes, tantôt à pic, tantôt surplombant le sentier, et tantôt fuyant en arrière par un angle aigu, bastionnaient la passe d'un côté, tandis qu'une immense prairie, dont les herbes dépassaient de plusieurs pieds la tête des voyageurs, l'encaissait de l'autre côté.

[Note 5: Quoique les campagnes de John Brown, dans le Kansas, aient donné lieu à une foule de rapports, ces rapports sont tellement succincts et contradictoires que nous avouons volontiers avoir plus d'une fois tâché de suppléer par l'imagination aux renseignements qui nous manquaient. Cependant les faits principaux sont authentiques.]

Cette passe, connue de John Brown et de ses fils seulement, menait à la rivière Kansas; mais elle se bifurquait plusieurs fois avant d'y aboutir.

Quoiqu'elle fût au ras du sol de la prairie, on se serait cru à vingt mètres sous terre, tant les sons d'en haut descendaient sourds et profonds.

Les mugissements du vent y parvenaient à peine; les cimes des longues tiges herbacées frémissaient, grésillaient avec un bruit monotone, irritant et fouettaient les piétons à la face. Mais les roulements du tonnerre se faisaient plus imposants dans l'étroit sentier. Son rempart de granit en tremblait. On eût pu craindre qu'il ne s'écroulât sur les audacieux qui bravaient ainsi les fureurs de l'ouragan.

A ces voix lugubres, ajoutez, d'intervalle en intervalle, la plainte aiguë de quelque nocturne habitant des airs, ou un rugissement qui glace les bêtes d'épouvante et fait frissonner les hommes les plus hardis, le rugissement du carcajou; l'animal sanguinaire s'il en fût, l'ennemi caché qui peut à chaque pas fondre sur vous et vous trancher l'artère jugulaire avant que vous ayez même songé à vous défendre,—le tigre du désert américain, en un mot.

Dans la gorge on ne distinguait ni ciel ni terre.

Le vieux Brown n'en marchait pas moins d'un pas assuré.

Ses compagnons, auxquels s'étaient joints deux autres hommes, Hanlett et
Cox, les suivaient deux à deux.

Près d'Edwin Coppie se tenait un des fils du capitaine.

Ce jeune homme, nommé Frederick, mais que par abréviation on appelait familièrement Fred, était l'ami intime de l'amant de Rebecca Sherrington.

Quoiqu'ils se connaissaient depuis quelques mois seulement, le partage d'une vie de travaux, fatigues et dangers communs, plus encore peut-être que la convenance des humeurs et la similitude des goûts, les avait promptement amenés à des confidences mutuelles.

Ils ne gardaient rien de caché l'un pour l'autre.

—Enfin, dit Edwin à Frederick, j'éprouve un instant de joie sans mélange.

—Vraiment! fit celui-ci, je croyais que loin de miss Sherrin…

—Ne parlons pas d'elle, ne parlons pas d'elle, interrompit Coppie; vous gâteriez tout mon plaisir.

—Alors, je ne vous comprends pas!

—Vous ne comprenez pas que je vois arriver avec bonheur le moment de me venger des scélérats qui m'ont ruiné!

—Vous connaissez les idées de mon père sur la vengeance.

—Sans doute, Fred, sans doute; mais lui-même n'en cède pas moins en cet instant à un désir de se venger du mal qu'on lui a fait.

—Pas si haut, mon cher, je ne voudrais pas qu'il nous entendît.

—Pour moi, reprit Edwin, je hais l'esclavage, vous le savez; j'ai appuyé mes opinions par des actes, je les appuierai encore; mais…

—Miss Sherrington en épousera un autre, dit gaiement Frederick.

Coppie tressaillit.

—Laissons miss Sherrington, je vous en prie: dit-il.

—Du tout, du tout; j'en veux causer avec vous, répondit son interlocuteur qui prenait plaisir à le taquiner.

—C'est un sujet qui ne me plaît point à cette heure, répliqua Edwin d'un ton brusque.

—Auriez-vous fait le serment que son père exigeait de vous?

—Jamais!

—Alors….

—Chut! fit Coppie.

—Qu'y a-t-il?

—J'entends du bruit. On dirait des cavaliers….

—Vous vous trompez, dit Frederick, ce ne sont pas des cavaliers, mais nos chevaux.

—Vos chevaux?

—Oui, une dizaine de chevaux que mon père a parqués ici dans une clairière et où ils sont en sûreté contre l'ennemi.

—Challenge (qui vive)! cria tout à coup une voix forte dans l'obscurité.

—Brown, répondit le capitaine en s'arrêtant.

—Le reste de la bande imita ce mouvement.

—Le mot d'ordre? demanda-t-on encore.

—Esclave, dit Brown.

—Émancipation, ajouta le premier.

Une lanterne brilla dans les ténèbres et un nègre, d'une taille gigantesque, parut à l'entrée d'une grotte naturelle, formée par les rochers.

Cet individu, qui mesurait près de sept pieds de haut, était hideusement défiguré.

Il avait le corps énorme en proportion de sa taille, et la moitié du visage bouffi; mais l'autre moitié sèche, ridée, laissait percer les os; une partie de la mâchoire paraissait à nu, et pour surcroît de hideur, l'orbite de l'oeil était vide.

Ces mutilations, ces cicatrices affreuses, le nègre les devait à son évasion.

Esclave chez un planteur, à l'embouchure du Mississipi, il brisa ses fers et s'enfuit. Mais poursuivi et serré de près, il ne vit d'autre moyen d'échapper à ses bourreaux qu'en se jetant dans un marais.

La fange était si profonde, si épaisse que le pauvre Africain enfonça jusque au-dessus des aisselles; il ne put sortir du bourbier.

Il resta pendant deux jours dans cette horrible position, sans boire ni manger, exposé à un soleil tropical qui lui brûlait le crâne.

Ce n'était pas assez; un crabe monstrueux s'attaqua à cette victime sans défense et lui rongea tout un côté de la face. Il lui eût dévoré la tête entière, si un autre esclave marron n'était venu au secours de son camarade.

Arraché à l'abîme, à une mort atroce, le premier guérit, et finit, après mille nouveaux périls, par atteindre le Kansas, où Brown le prit à son service. C'était une nature bonne, dévouée, mais grossière, peu intelligente et faite pour obéir.

—Qu'y a-t-il de nouveau, César? questionna Brown.

—Rien, massa; chevaux bonne santé, César aussi; li ben content de voir vous.

Et il se prit à rire.

Les contractions de ce rire, en étirant son faciès, le rendirent plus repoussant encore.

—Vous allez seller les chevaux, continua le capitaine, et, quand ce sera fait, vous vous dis-poserez à nous accompagner.

Les rires du nègre redoublèrent. Il sauta d'allégresse.

—Dépêchez-vous, car nous sommes pressés mon ami, lui dit doucement
Brown.

César s'élança aussitôt vers un parc, qu'à la lueur de la lanterne, on apercevait à une faible distance.

Coppie remarqua qu'il était dans une éclaircie dont les limites se perdaient au sein des ombres, mais qui s'appuyait à la barrière rocheuse de la petite rivière.

—Mes enfants, dit Brown, je vous engage à vous restaurer, car nous ignorons quand et où nous pourrons prendre un repas demain.

Les jeunes gens avaient emportés dans leurs gibecières quelques morceaux de venaison fumée.

Ils s'assirent à l'entrée de la grotte et se mirent à manger de bon appétit.

Quant à leur père, il refusa de prendre de la nourriture. Mais, se plaçant sur un quartier de roche, il approcha de lui la lanterne que César avait laissée à leur disposition, ouvrit sa Bible qui ne le quittait jamais, et lut à voix haute le chapitre LX d'Isaïe:

«Lève-toi, Jérusalem, ouvre les yeux à la lumière; elle s'avance la gloire du Seigneur; elle a brillé sur toi.»

On l'écouta dans un religieux silence.

Quelle peinture que celle de ces jeunes gens vêtus et armés comme des brigands, adossés à des falaises abruptes, dans un lieu effroyablement sauvage et dans une nuit orageuse, à peine trouée par les faibles rayons d'une lanterne, prêtant,—tout en soupant sans bruit,—une oreille pieuse à la parole de Dieu transmise par un homme à l'air noble et sévère, mais dont l'équipement annonce des intentions aussi meurtrières que les leurs.

Au bout d'une demi-heure, César revint avec dix chevaux sellés. Brown et chacun de ses enfants les montèrent aussitôt.

Les quatre hommes, demeurés à pied, sautèrent en croupe derrière ceux des fils du capitaine avec qui ils étaient le plus liés.

—César, dit le chef au nègre, prends aussi place sur ma jument.

—Non, massa, pas m'asseoir à, côté de vous, courir devant, avec lanterne, répondit-il.

Et, saisissant le falot, il partit à toutes jambes en avant de la caravane.

—Mon coeur bat comme si j'allais à un rendez-vous d'amour, dit Coppie à
Frederick, dont il avait enfourché le cheval.

—Si miss Rebecca vous entendait! fit celui-ci en riant.

—Ah! je ne pense plus à elle.

—Ni à votre mariage?

—Non; depuis que je me suis joint à vous pour combattre les partisans de l'esclavage, je n'ai plus qu'un désir, plus qu'une passion.

—Votre vengeance!

—Peut-être, repartit-il d'un ton rêveur.

—Taisez-vous dans les rangs! ordonna Brown.

On lui obéit.

Durant plus de trois heures, les cavaliers continuèrent d'avancer au petit trot sans échanger une parole et sans que cette course prolongée parût fatiguer César.

Ce fut lui qui le premier rompit le silence.

—Massa, nous arriver près rivière Kansas, dit-il, en éteignant sa lanterne.

Une zone blanchâtre apparaissait à l'orient; les caps diminuaient en élévation, les herbes de la prairie devenaient plus courtes, plus drues et la route ondulait sur un coteau doucement incliné.

Brown appela Coppie près de lui.

—Vous connaissez, lui dit-il, le lieu où nous sommes.

—Oui; Lexington doit se trouver à cinq ou six milles à notre gauche, sur l'autre rive du Kansas.

—C'est cela. Alors, Stevens et Joe sont près de nous.

—Je le crois.

—Êtes-vous convenu avec eux d'un signal particulier de ralliement?

—Il a été convenu entre nous que je les avertirais de votre venue en imitant le cri du coq de prairie.

—Faisons une halte et voyons s'ils sont toujours à leur poste.

On arrêta les chevaux; Edwin se mit à glousser avec tant de perfection qu'on eût juré qu'un tétras saluait le réveil de l'aurore.

Des gloussements semblables lui répondirent tout de suite, et, peu après, deux hommes s'approchèrent des cavaliers.

C'étaient ceux que l'on attendait.

Toute la journée, ils avaient surveillé le parti esclavagiste. Il était campé sur la rive opposée du Kansas et plongé, sans doute, dans l'ivresse, car il avait passé la plus grande partie de la nuit à boire et à chanter.

Brown décida qu'il fallait profiter de cette circonstance pour l'assaillir à l'improviste.

S'étant fait préciser le lieu exact où ses ennemis avaient bivouaqué, il remonta le cours du Kansas à un quart de mille plus haut.

Stevens et Joe enfourchèrent deux des chevaux qui ne portaient qu'un seul cavalier, et la troupe se précipita dans les eaux de la rivière.

Les montures étaient vigoureuses. Il ne leur fallut pas plus d'un quart-d'heure pour les franchir, malgré la rapidité du courant.

Le jour se levait lorsque les brownistes atteignirent le bord méridional.

Ayant renouvelé les amorces de leurs armes, ils tournèrent lentement et avec précaution un bouquet de bois, derrière lequel leurs adversaires avaient campé.

Coppie, Cox, Hanlett, Stevens, Joe, mirent pied à terre et coupèrent à travers le bois, afin d'attaquer l'ennemi sur les deux flancs.

Mais cette tactique était superflue.

Fatigués par la veille et gorgés de whiskey, les esclavagistes dormaient si profondément qu'un bon nombre ne s'éveillèrent qu'aux premiers coups de fusil.

Une dizaine furent tués sur-le-champ; les autres s'enfuirent et se dispersèrent dans la campagne, sans avoir même riposté aux agresseurs.

Les jeunes gens voulaient les poursuivre, mais le chef s'y opposa.

—Ne frappez pas un ennemi vaincu! leur dit-il.

Cette victoire avait été l'affaire de quelques minutes.

Dans le camp, on trouva les bestiaux que les esclavagistes avaient enlevés à Brown; et, de plus, une quantité d'armes considérable, ce qui fit présumer que le parti défait attendait des renforts pour les équiper.

Le capitaine interrogea un nègre qui n'avait été que légèrement blessé.

D'abord ce nègre refusa de répondre; mais, menacé d'être fusillé s'il persistait dans son mutisme, il déclara que les troupes commandées par le capitaine Hamilton en personne, comptaient sur une centaine d'auxiliaires qu'on devait lui dépêcher du Missouri pour investir la ville de Lawrence, quartier général des abolitionnistes.

—Enfants, cria alors Brown d'une voix prophétique à ceux qui l'entouraient, je vous le répète, l'épée est tirée du fourreau, elle n'y rentrera que quand le droit des noirs aux mêmes libertés que celles dont jouissent les blancs aura été reconnu dans le monde!

Comme il achevait ces mots, les notes stridentes du clairon retentirent.

Tous les regards se portèrent vers l'ouest.

Un fort détachement de cavalerie descendait bride abattue, sabre en main, la rive droite du Kansas.

VI

A LAWRENCE

La vue de cette troupe, dix fois plus nombreuse que la leur, inspira un certain émoi aux jeunes gens.

—Ce sont les esclavagistes, s'écria Coppie avec exaltation; nous ne pouvons leur échapper, mais il faut leur faire payer chèrement notre vie.

—Bien parlé, mon fila, dit le vieux Brown, en lui serrant affectueusement la main. Délibérons vite, car le Seigneur a dit: «Les pensées s'affermissent par le conseil et la guerre doit être dirigée par la prudence.» Quel est ton avis?

—Mon avis, répondit Edwin, c'est qu'il faut nous embusquer tous dans le bois, et attendre ces misérables sous son couvert.

—Mais, objecta Aaron Brown, nous serons obligés de descendre de cheval.

—Sans doute, reprit Coppie.

Hanlett secoua la tête.

Edwin poursuivit rapidement;

—Les vaincus ont laissé ici la plupart de leurs armes toutes chargées; ramassons-les, nous nous les partagerons, et avec les carabines, les pistolets, chacun de nous pourra aisément tenir tête à dix hommes.

—Ce plan est sage, dit Brown le père.

Il appela César.

—Tu tiendras nos chevaux en main, lui dit-il, et tu resteras sans bouger derrière le bois.

—Nègre faire ça, répondit l'Africain en dansant.

—A l'oeuvre donc! fit Cox, sautant à terre.

—Tous allaient imiter son exemple, quand Stevens qui, posté derrière un arbre, examinait la troupe à l'aide d'une lunette, cria:

—Rassurez-vous, rassurez-vous, ce sont nos amis!

—Quels amis? demanda Brown.

—Nos amis de Lawrence, le gouverneur Robinson à leur tête.

La plupart des auditeurs poussèrent une exclamation de surprise et de joie, en se précipitant vers Cox, afin de vérifier la nouvelle.

Mais le vieux Brown ne parut point partager leur contentement. Les rides de son front se rapprochèrent. Un éclair traversa ses yeux; il murmura d'un ton sombre:

—Un ami! le gouverneur Robinson; un envieux! qui met la plus noble des causes au service de son ambition! J'aimerais autant l'arrivée des esclavagistes que la sienne.

—Si massa voulait? disait César qui, demeuré derrière son maître, avait entendu ces paroles.

Et il porta, avec un geste significatif, la main sur un long coutelas pendu à sa ceinture.

Brown ne le comprit que trop, car il entra dans une colère terrible:

—Va-t-en! démon, fils de Bélial, lui cria-t-il; va-t'en! tu es indigne des sacrifices que l'on fait pour arracher ta race à la servitude. Si jamais tu te permets de pareilles propositions, je te ferai punir comme assassin: «Celui qui veut se venger rencontrera la vengeance du Seigneur, et le Seigneur tiendra en réserve ses péchés.»

Effrayé par l'orage qu'il avait attiré sur sa tête, César se jeta dans les broussailles.

—Mon père, demanda Aaron au capitaine, les cavaliers là-bas apprêtent leurs armes. Il ne nous reconnaissent pas, sans doute; faut-il aller à leur rencontre?

—Non, mon fils, prends seulement ta cravate et noue-la au bout de ta carabine en signe d'amitié.

Le jeune homme obéit, et bientôt la nouvelle bande fut sur le champ de bataille.

Elle se composait d'une centaine d'hommes, montés sur des mustangs, grossièrement vêtus de pelleteries et armés jusqu'aux dents.

—Hourrah! hourrah! hourrah pour Brown! hip! hip! hip! hourrah! hurlèrent-ils en choeur, dès qu'ils aperçurent le capitaine.

—Hourrah! hourrah pour l'émancipation des esclaves! répondirent ses fila.

—Hourrah pour le gouverneur Robinson! essaya une voix dans la foule.

Mais cette voix ne trouva point d'écho; et, pendant cinq minutes, il y eut une confusion d'apostrophes, de questions, de bruyantes poignées de main, qui empêcha les deux chefs de se communiquer leurs rapports.

Enfin, le gouverneur Robinson, impatienté de l'ovation que ses gens faisaient à Brown, commanda à un clairon de sonner l'appel.

Aussitôt le tumulte s'apaisa et les cavaliers se rangèrent en assez bon ordre.

Le gouverneur, dissimulant son dépit, s'avança alors vers Brown qui semblait insensible à l'enthousiasme dont il était l'objet.

—Je vois, capitaine, dit-il en saluant légèrement, que vous avez eu le bonheur de nous prévenir, et je vous félicite d'un triomphe…

—C'est à Dieu, protecteur de notre entreprise, qu'il faut adresser vos félicitations, monsieur, répondit Brown d'un ton froid.

Le gouverneur grimaça un sourire.

—Et à votre bras, capitaine, et à votre bras, dit-il; combien étaient-ils?

—Une vingtaine, je crois.

—Vous ne les avez pas poursuivis?

—Non.

—C'est un tort, capitaine, il fallait les tuer tous.

—Le sang versé inutilement retombe sur celui qui l'a répandu.

—Je ne partage pas votre avis. Quand je trouve une vipère sur mon chemin, je l'écrase; si j'en rencontre deux, j'écrase les deux; si j'en rencontre cent, mille, je tâche que pas une ne m'échappe.

—Les hommes sont frères quelle que soit, d'ailleurs, la différence de leurs opinions, répliqua sentencieusement Brown.

—Frères! dit Robinson en haussant les épaules; cela peut être bon en théorie, mais en pratique!… vous ne ferez jamais que les abolitionnistes de l'Union soient les frères des esclavagistes.

Brown garda le silence. Son interlocuteur reprit bientôt.

—Vous saviez qu'ils se proposaient d'attaquer Lawrence?

—Je viens de l'apprendre.

—Mais, ajouta vaniteusement Robinson, si vous ne nous aviez précédés, Hamilton et toute sa bande prêcheraient, en ce moment, l'esclavage chez le diable. Je le répète, capitaine, vous auriez dû les tuer tous, jusqu'au dernier, comme je tue cette vermine!

Et il déchargea son revolver sur un blessé qui gémissait à leurs pieds.

—Ce que vous faites là est indigne! s'écria Brown en se jetant sur le gouverneur qui se disposait à assassiner de même un autre blessé.

—Capitaine, dit celui-ci avec hauteur, vous vous oubliez!

—On ne s'oublie jamais quand on empêche un homme de se déshonorer, répliqua Brown, en arrêtant le bras de Robinson.

—Je suis votre supérieur; moi seul ici ai le droit de commander.

—Il y a plus élevé que vous ici, monsieur le gouverneur, riposta Brown, c'est Dieu qui vous voit, Dieu, qui vous défend le meurtre!

—Capitaine, dit Robinson en frémissant de rage, vous avez levé la main sur moi. C'est bien; je vous ordonne de me suivre à Lawrence, pour y rendre compte de votre conduite.

—C'était mon intention, dit simplement Brown.

Ses compagnons s'étaient groupés autour de lui, et avaient assisté à la dernière partie de cette scène.

—Capitaine, s'écria le fougueux Edwin en lançant un coup d'oeil de défi au gouverneur, capitaine, subirez-vous les insultes?…

—Silence, mon fils! interrompit Brown.

Et s'adressant à sa troupe:

—Enfants, creusez une tombe pour les morts; puis vous placerez les blessés dans ce chariot, et les armes que nos adversaires ont abandonnées.

—Vive le capitaine Brown! crièrent unanimement les soldats de Robinson, alors que celui-ci revenait, furieux, devant leur front de bataille.

—Du silence dans les rangs, ou je vous casse la tête, tas de braillards! dit-il en parcourant la ligne au galop.

Sa menace n'eut aucun effet.

La troupe répéta de nouveau:

—Vive le capitaine Brown!

Robinson écumait; mais il était le plus faible; il résolut de dissimuler son ressentiment.

Après avoir enseveli les victimes de l'attaque et exécuté les ordres de leur père, par rapport aux blessés et aux armes, les fils de Brown entourèrent le chariot.

C'était un de ces énormes wagons, comme s'en servent les émigrants et les voyageurs dans le nord-ouest de l'Amérique septentrionale. Quoique plus solides et plus durables que nos voitures, il n'entre pas un seul clou, pas un seul morceau de fer dans leur fabrication. Une bande de cuir de boeuf sauvage, appliquée fraîche sur les roues, et qui se resserre en séchant, tient lieu de cercle de métal pour assujettir les jantes ou la tablette de bois arrondie qui forme quelquefois ces roues. Le véhicule était recouvert de cerceaux, sur lesquels on avait étendu des peaux. Pour la forme—mais avec des dimensions bien autrement considérables—il ressemblait assez à ces charretins employés par nos paysans pour conduire leurs denrées au marché. Sur le devant de la voiture, attelée de quatre vigoureux chevaux, le gouverneur Robinson fit arborer le drapeau de sa troupe, comme si lui-même avait remporté la victoire, et l'on se mit en marche dans l'ordre suivant:

Un piquet de quatre hommes;

Le chariot escorté par les brownistes;

Le gouverneur Robinson;

Le gros de sa troupe.

S'il ne s'était pas placé en tête du convoi, ce n'était pas qu'il n'en eût l'ardent désir, mais il ne l'avait osé.

La division qui existait entre les deux chefs n'affectait en rien leur monde.

Toutes les dispositions étaient favorables à Brown, dont le nom était acclamé à chaque instant avec frénésie.

Dans l'après-midi, on atteignit Lawrence.

C'était une ville en embryon. L'herbe croissait dans les rues à peine percées. Des arbres touffus, des jardina ébauchés, des flaques d'eau où barbotaient soit des porcs, soit des canards; des broussailles, des champs de maïs ou de patates séparaient les habitations. Et quelles habitations! des log-houses pour la plupart!

Cependant, une population nombreuse et disparate se pressait devant les portes. On eût dit un congrès général où les diverses nations de l'Europe et de l'Amérique avaient envoyé des représentants.

Physionomie, habillement, langue, tout avait un cachet particulier. Yankees, Allemands, Anglais, Français, Italiens, Hollandais, Indiens, étaient confondus pêle-mêle, contraste saisissant qui n'avait de parallèle que dans la diversité des idiomes usités pour traduire l'allégresse générale.

Quand parut le cortège, un formidable vivat salua Brown comme un libérateur.

Les hommes agitèrent leurs coiffures en l'air, et tirèrent force coups de fusil.

Les quelques femmes que possédait la colonie s'avançant au-devant du héros, lui offrirent un magnifique bouquet de fleurs.

L'une d'elles, au nom des habitants de la ville, fit un discours approprié à la circonstance.

—Je vous remercie de tout mon coeur, pour votre bienveillant accueil, répondit Brown d'un ton grave; mais en faisant ce que j'ai fait je n'ai rempli que mon devoir. Je suis donc peu digne de tant d'éloges. Souvenez-vous, mes amis, de la maxime de l'Ecclésiaste: «Si tu suis la justice, tu l'obtiendras, et tu t'en couvriras comme d'un vêtement de gloire, et tu habiteras avec elle, et elle te protégera à jamais, et, au jour de la manifestation, tu trouveras un appui.»

Ces mots furent reçus par une salve d'applaudissements; puis, Brown et ses compagnons, enlevés de leurs chevaux, furent portés sur les épaules de la foule, à la place publique où l'on avait préparé à la hâte un banquet.

Banquet simple et frugal. Il se composait de venaison et poisson bouilli, rôti ou fumé, pommes de terre et épis de maïs.

Dressé sur des planches, que supportaient des barriques, le couvert était plus grossier encore. Rares se montraient les assiettes et les plats de faïence: des feuilles d'écorce, des écuelles de bois les remplaçaient.

De fourchette, de cuiller, point. Luxe encore inconnu au Kansas, le couteau de chaque convive lui en devait tenir lieu.

Pour boissons, pour liqueurs, quelques cruches en grès; celles-ci remplies d'eau, celles-là de whiskey ou de rhum. Au vin, à la bière, il ne fallait pas songer; absence complète.

Le gouverneur Robinson, invité à prendre part à ce festin, s'excusa en prétextant une indisposition.

On devina bien qu'un autre motif l'empêchait d'y assister; mais le repas n'en fut pas moins gai, cordial, d'un entrain charmant.

On y causa de la question à l'ordre du jour—de l'abolition de l'esclavage, et des mesures à prendre afin de résister au gouverneur Shannon qui faisait alors tous ses efforts pour mettre en vigueur le bill de M. Douglass; car, ainsi que nous l'avons dit, le Kansas était partagé en deux fractions bien distinctes, l'une pour le rejet du bill, sous les ordres de gouverneur Robinson, l'autre pour son application sous ceux du gouverneur Shannon.

A la fin du dîner plusieurs toasts furent portés.

—A Brown!

—A ses fils!

—A ses amis!

—A l'émancipation des nègres!

—A l'union américaine!

—A la liberté!

Brown répondit à tous avec à propos, énergie et sagesse.

On se leva de table, vers neuf heures du soir, et les habitants de Lawrence conduisirent leurs hôtes à une maison qui avait été disposée pour les recevoir.

Accablés de fatigue, Brown et ses compagnons s'endormirent promptement.

Pendant qu'ils reposaient, une bande d'hommes armés cerna la maison, et plusieurs militaires firent irruption dans la pièce occupée par le capitaine.

Ses fils s'étaient éveillés. Ils tentèrent de défendre leur père. Mais, écrasés par le nombre, ils se rendirent après une courte lutte.

On les garrotta, et on les laissa dans l'habitation dont les issues furent fermées avec soin et gardées par les troupes du gouverneur Robinson.

Celui-ci se vengeait. Jaloux de la renommée et de la gloire de Brown, il avait décidé de le faire passer en conseil de guerre, sous accusation de rébellion contre son chef, et il avait trouvé des créatures pour soutenir cette accusation.

VII

L'ÉVASION

La maison qu'occupaient Brown et ses compagnons, lors de leur arrestation, était un ancien moulin sur les bords du Kansas.

Il servait alors de manutention à la troupe.

Le gouverneur l'avait lui-même désigné pour logement des Brownistes.
Cette désignation n'avait pas été faite sans intention.

Le moulin Blanc, ainsi l'appelait-on parce qu'il avait été jadis blanchi à la chaux, était situé à une portée de fusil de la ville, à l'embouchure d'un ruisseau qui se versait dans le Kansas.

Cet isolement favorisait admirablement la perfidie que méditait
Robinson.

Il n'eut pas de peine, comme on l'a vu, à surprendre ses victimes et à les charger de liens.

Ailleurs, leur cris eussent pu être entendus, et la population de Lawrence entière aurait volé à leur secours; mais là ils furent étouffés comme dans un tombeau.

Se croyant sûr des officiers de son état-major, qui devaient juger Brown le lendemain, le gouverneur Robinson rentra chez lui, enchanté de son expédition.

Cependant un homme avait vu les soldats rôder autour du moulin Blanc, il les avait aussi vus entrer et le bruit de la résistance était arrivé à ses oreilles.

Cet homme, c'était César, le nègre.

Il n'avait pas osé prendre part au banquet, s'était tenu à une distance respectueuse de son maître pendant le dîner, l'avait suivi de même, quand les habitants de Lawrence le conduisaient au moulin, et puis, il s'était, ma foi, couché à la belle étoile, près du ruisseau, après leur départ.

Éveillé par la venue de la troupe, et craignant tout d'abord pour sa propre personne, César s'était tapi dans un buisson et avait fait le guet.

Voilà comment il avait été, en partie, témoin de la scène que nous avons rapportée dans le chapitre précédent.

Rassuré sur son compte, César s'ingénia à deviner ce qui s'était passé au-dedans du moulin, en rapprochant les faits auxquels il avait assisté, pour s'en faire un fil conducteur.

Mais il ne put arriver à une conclusion satisfaisante.

Les sentinelles restées en faction autour du moulin, après la retraite de la plus grande partie de la troupe, ne suffirent pas à éclairer cet esprit épais.

Cependant César était naturellement curieux,—curieux comme un nègre, c'est tout dire.

Après avoir, durant un quart d'heure, ruminé, opposé les dangers qui l'environnaient à la vivacité de son désir, il résolut de tâcher de le satisfaire.

—Moi vouloir voir ce qu'ils ont fait, moi verra, se dit-il.

Et, se mettant à quatre pattes, il se rapprocha du moulin, sans avoir été aperçu des factionnaires, quoique la nuit ne fût pas très sombre.

Derrière le bâtiment se trouvait un bief profond, mais tari depuis quelques mois.

Le lit en était tapissé de hautes herbes et de pariétaires.

César, s'étant traîné jusqu'à ce bief, y descendit, et masqué par les herbages, pouvant observer sans crainte d'attirer l'attention, il examina le moulin.

De ce côté, il n'y avait aucune porte; de la lumière brillait aux quatre fenêtres qui perçaient la muraille, mais elles étaient bien trop élevées pour qu'un homme réussît à les atteindre sans échelle.

—Haut! très haut! diablement haut! trop haut! murmura César en les mesurant de l'oeil.

Il réfléchit une minute et ajouta piteusement:

—Falloir des ailes pour monter là; mais noir, point d'ailes, non, point du tout.

Pourtant, il n'était pas tout à fait convaincu, car il se coula plus avant dans le bief.

Il avait remarqué que le tambour de la roue du moulin dépassait de cinq ou six pieds le niveau des digues du canal, et il espérait, en grimpant dessus, pouvoir atteindre une des fenêtres.

Mais alors, il découvrit une sentinelle, l'arme au bras, qui montait la garde à deux pas au delà.

C'était plus qu'il n'en fallait pour le faire renoncer à son projet.

En désespoir de cause, il allait abandonner la partie, quand il distingua, tout à coup, l'ouverture par laquelle passait l'arbre qui mettait autrefois la roue en communication avec les meules du moulin.

César bondit de joie.

Son imprudence faillit lui être funeste, car la sentinelle, entendant du bruit, cria aussitôt:

—Qui va là!

Plus mort que vif, le nègre s'enfonça sous la cage.

—Je me serai trompé, marmotta le factionnaire; c'est probablement quelque loutre qui rentrait dans son trou.

Rassuré par ces paroles, César s'accrocha aux aubes de la roue, gravit agilement jusqu'à l'arbre, et se glissa à l'intérieur du moulin.

De nouveaux embarras l'y attendaient.

On n'y voyait goutte, et chaque mouvement exposait notre homme à se rompre le cou dans quelque fosse.

A cheval sur son arbre, il en gagna, en tâtonnant, l'autre extrémité.

Puis, allant, venant, allongeant les bras de côté et d'autre, il finit par rencontrer une échelle.

Bientôt il fut au faîte.

Une trappe s'opposait à son passage; il la rabattit intérieurement d'un coup d'épaule.

D'abord, il se retrouva dans les ténèbres. Mais, en levant la tête, il vit la lumière qui filtrait au plafond.

On causait au-dessus de lui.

Il reconnut la voix du vieux Brown et de ses fils.

—Soyez sans inquiétude, mes enfants, disait le capitaine; justice se fera. Robinson lui-même ne tardera pas à reconnaître ses torts envers nous. Croyez-en ma parole et ne vous alarmez point comme des femmelettes. «Les yeux du Seigneur veillent sur ceux qui le craignent; il est la source de leur puissance, le soutien de leur force, leur abri contre la chaleur et leur ombre contre l'ardeur du jour.»

—Il n'en est pas moins cruel d'être ainsi méconnu des siens, répondit amèrement Frederick.

—Pourquoi murmurer? continua Brown avec douceur. L'homme n'est-il pas fait pour souffrir? Notre divin Rédempteur n'a-t-il pas souffert patiemment les outrages et la mort de ceux qu'il venait sauver?

Tandis qu'il s'entretenait ainsi, César, dont les yeux s'habituaient insensiblement à l'obscurité, étudiait le lieu où il s'était introduit.

C'était la chambre destinée aux meules.

En s'approchant d'un vieux blutoir, tout en guenilles, le nègre remarqua que le son des paroles arrivait plus distinctement à lui.

Il passa la tête par l'orifice de ce blutoir, et regarda en l'air.

Le cylindre montait jusqu'au plafond, et débouchait évidemment sous quelque meuble de la pièce supérieure; car un large, mais faible rayon de lumière oblique, obscurci par d'épaisses toiles d'araignée, s'épanouissait à l'autre bout du tamis.

César n'eut pas de peine à se hisser à ce trou.

Un bois de lit le recouvrait.

—Massa? cria le nègre.

Aussitôt les conversations cessèrent.

—Massa Brown? répéta l'Africain.

—Qui est-ce qui appelle? demanda le capitaine.

—C'est moi, César, nègre à vous.

—César? où êtes-vous?

—En effet, c'est lui, il n'y a pas à se méprendre sur sa voix; mais où est-il? dit un des fils de Brown.

—Ici, regardez sous lit, répondit le noir.

Et, plaçant ses coudes sur les bords du trou, il souleva la couchette avec sa tête, la déposa à quelques pieds, et montra sa face hideuse, souriante, toute barbouillée de farine, dans la pièce où se tenaient les prisonniers.

Malgré les dangers de leur situation, ceux-ci ne purent s'empêcher de rire.

La moitié du corps dans son trou, l'autre moitié au dehors, César les contemplait d'un air ébahi.

Il cherchait l'explication de ces liens qu'on leur avait mis aux mains et aux pieds.

La pauvre cervelle n'y comprenait rien.

Le premier, Edwin Coppie cessa de rire:

—Avez-vous un couteau? lui demanda-t-il.

—Oui, massa, un, deux, trois couteaux.

—Bien. Coupez ces cordes avec lesquelles on nous a liés, et indiquez-nous le chemin qui vous a conduit ici.

César s'élança dans la chambre et fit ce qu'on désirait de lui.

En moins de cinq minutes, tous les captifs avaient recouvré la liberté de leurs mouvements. César leur enseigna la route qu'il avait suivie pour arriver à eux, et, un à un, ils commencèrent à sortir de leur prison.

Tous les fils de Brown étaient déjà partis. Une restait plus dans la chambre que leur père avec Edwin Coppie, qui n'avaient pas voulu quitter la place avant que les autres fussent sauvés, quand la détonation d'une arme à feu et les cris:

»Aux armes! aux armes!» troublèrent le silence de la nuit.

Edwin, qui s'apprêtait à descendre, rentra dans la pièce en disant:

—Nous sommes perdus!

—Que la volonté de Dieu soit faite! dit froidement Brown.

—Il s'assit au pied du lit et attendit, avec calme, l'arrivée des soldats qui montaient, en vociférant, l'escalier de leur chambre.

Inutile de dire qu'ils n'épargnèrent pas aux deux captifs les reproches et les mauvais traitements.

Ils furent rattachés, puis enfermés dans une autre pièce sous la garde de quatre hommes.

Mais Brown eut le plaisir d'apprendre que ses enfants s'étaient échappés sains et saufs.

—Jeune homme, ne vous désespérez pas, dit-il à Edwin. Le jour de demain vous apportera une bonne nouvelle.

Il se trompait.

Traduits, le lendemain, devant un conseil de guerre, Georges Brown fut acquitté, il est vrai; mais il ne dut son acquittement qu'à l'attitude de la foule qui avait envahi la salle du prétoire.

Elle voulait la liberté de son héros, menaçant de lyncher ceux qui auraient l'imprudence de le retenir dans les fers.

Le gouverneur Robinson céda.

Cependant il lui fallait une victime. Son courroux retomba sur Edwin Coppie; il prétendit qu'il l'avait insulté, et le fit condamner à six mois de détention.

Satisfait de la concession qu'il avait obtenue, le peuple abandonna
Coppie à son malheureux destin.

Brown ne l'oublia point. Il le rassura par ces mots, prononcés à mi-voix, en le quittant:

—Jeune homme, aie courage, l'injustice t'inflige six mois de prison, la justice te rendra la liberté avant six jours. Au revoir, sois toujours fidèle à notre devise: Tout pour l'abolition de l'esclavage!

—Merci, capitaine, répondit fermement Edwin, j'ai foi en vous!

Une voiture, attelée de deux chevaux blancs enguirlandés de fleurs, attendait à la porte du tribunal.

Brown y fut porté au milieu des acclamations assourdissantes de ses partisans, qui hissèrent[6] le gouverneur Robinson, lorsqu'il sortit un peu après de la salle d'audience.

[Note 6: Ce terme très expressif, formant onomatopée, a été emprunté par les Franco-Américains aux Anglais. Il vient du verbe to hiss (siffler quelqu'un).]

VIII

LE CAMP DE BROWN

Trois ans se sont écoulés; nous sommes en 1858. Brown a senti que c'était au fer, non à la parole, à la plume, qu'il devait désormais demander la poursuite de sa noble entreprise. Il a fait un appel aux abolitionnistes. Ils sont accourus en foule se ranger sous le drapeau de l'intrépide capitaine.

De leur côté les esclavagistes, conduits par un nommé Hamilton, et appuyés de l'autorité du gouverneur Shannon ont fait une levée de boucliers pour imposer l'application du bill de Nebraska.

Les uns et les autres ravagent, à qui mieux mieux les frontières du Kansas et du Missouri. Ils se livrent journellement des combats acharnés.

Jusqu'à présent, la victoire a secondé les armes des Brownistes, et leur petite armée se grossit, chaque jour, de recrues nouvelles.

Le capitaine a tenu la parole donnée à Edwin Coppie: deux jours après l'incarcération du jeune homme, il ameutait les habitants de Lawrence.

On enfonçait les portes de la prison, et le captif était rendu à la liberté.

Brown en avait aussitôt fait son second lieutenant.

Devenus nombreux, les abolitionnistes s'élevèrent un camp fortifié dans les gorges des montagnes, à quelques lieues au sud-est de la rivière Kansas.

Ce camp était adossé à une forêt vierge, impénétrable, qui l'abritait en partie. Il avait la figure d'une hure de sanglier, dont le groin, formant bastion, était défendu par une haute palissade, surmontée d'une galerie, construite avec les abattis branchus des arbres.

Le front de bandière, reliant de chaque côté le bastion à la forêt, était composé de troncs de pins, inextricablement enchevêtrés, qui en faisaient une barrière infranchissable.

Le camp ainsi établi à l'ouest de la forêt commandait une plaine immense. Il eût été impossible à l'ennemi le plus rusé de s'en approcher sans être aperçu, à plusieurs milles de distance, par les sentinelles placées en vedette sur la galerie.

A l'intérieur, se dressaient des tentes de cuir, des huttes de feuillage.

Une vingtaine de lourds fourgons, semblables à celui que nous avons précédemment décrit, étaient rangés, bout à bout, le long des courtines et les fortifiaient encore.

Des troupeaux broutaient dans un parc au milieu du retranchement, dont la position paraissait inexpugnable; au dehors, le gibier abondait.

Aussi la sécurité la plus grande régnait-elle au milieu des Brownistes; et sans la sévérité ascétique de leur chef, ils eussent vraiment mené joyeuse vie aux moments de loisir.

Parmi, on trouvait des gens de tout pays, de toute origine, de tout état, nous le pouvons dire. Oubliant leurs dissensions nationales, leurs préjugés de race ou de caste, ils n'en vivaient pas moins en amis et souvent dans la plus grande intimité.

C'est ainsi qu'un Français avait noué avec Coppie une liaison fort étroite.

Ce Français se nommait Jules Moreau. C'était un homme jeune, que les luttes civiles de sa patrie avaient jeté sur le sol américain, l'esprit d'aventure conduit dans le Kansas.

Jules Moreau était né à Paris, rue de la Tonnellerie, en face cette maison qui porte le n° 3, et qui vit naître Molière. Ce voisinage décida de sa vocation: à seize ans, il caressait la Muse, comme il disait jovialement; à dix-sept, son père, indigné d'avoir pour fils un poète, le jetait à la porte de cette maison paternelle qui se glorifiait d'avoir illustré les piliers des Halles pendant trois siècles dans le commerce des cotonnades et des droguets.

Un souffle d'idées nouvelles faisait alors tressaillir toute la jeunesse française: c'était en 1848. Je n'ai point à rappeler ici les événements de cette époque encore trop près de nous pour être jugée; que l'on sache seulement que Moreau embrassa avec ardeur les doctrines du jour, et que proscrit, pour avoir pris part aux événements de juin, il passa aux États-Unis.

A son arrivée à New-York, il se fit professeur, puis journaliste. Il vécut de cette vie de l'exilé, la plus triste de toutes: il eut, comme tous ses compagnons, ses heures d'abattement. Mais sa nature virile reprit le dessus, et lorsque quelques années de séjour l'eurent mis au courant de la langue du pays, il se mêla franchement à cette population cosmopolite qui couvre les États-Unis de ses rameaux multiples, et se prit à aimer sa patrie adoptive.

Jules Moreau avait alors vingt-six ans: c'était un robuste garçon de taille moyenne, bien découplé, alerte; son oeil bleu était vif, et sa voix rieuse était sympathique. Le désir de faire fortune l'avait amené dans le Kansas, mais ses instincts vagabonds l'avaient détourné de sa route: il s'était jeté corps et âme dans le parti de Brown. Quant à la France, il y songeait fort peu: s'il pensait quelquefois à son père, le seul être vivant de sa famille, ce souvenir ne soulevait dans son âme nul regret, il savait que le père Moreau, boutiquier avant tout, avait son existence assurée, et que son esprit, commercialement occupé, ne souffrait nullement de son absence.

Parfois aussi, dans ses rêves, apparaissait une ravissante tête de jeune fille; il souriait à cette réflexion des journées amoureuses; puis, il secouait la tête comme pour en chasser le passé, et il rentrait dans la vie réelle avec une chanson sur les lèvres.

Jules avait en un mot toute l'insouciance qui nous caractérise: il était gai, aventureux, très tolérant, faisant le bien et le mal sans le savoir, se laissant aller à ses passions, voyant rarement le but qu'il voulait atteindre, et ne s'inquiétant pas toujours des moyens à employer pour y arriver: réussissait-il dans une entreprise, et s'il regardait en arrière, il était souvent tout étonné d'avoir froissé un ami, écrasé un coeur, commis un de ces mille crimes que la justice humaine ne qualifie pas, mais que l'honnêteté condamne sévèrement; alors, sa conscience se révoltait contre lui-même, et il tâchait de racheter la faute, commise par sa légèreté, en se vouant à quelqu'un de ces actes sublimes que les hommes de coeur seuls peuvent concevoir et accomplir.

Tel était Jules Moreau, ou plutôt le Frenchman, comme l'appelaient ses compagnons américains qui l'aimaient beaucoup.

Un soir, après une chaude journée, Edwin Coppie étant de garde à l'un des angles du camp, Jules Moreau fut le joindre pour l'aider à passer plus agréablement sa faction.

Le temps était beau, le ciel sans nuages, et le soleil s'en allait dormir, dans une majestueuse sérénité, aux savanes du Mexique.

Tout faisait silence. On eût dit que la nature s'était recueillie pour assister au coucher de l'astre diurne. La brise elle-même taisait ses harmonieux frémissements. Mais le spectacle n'en était pas moins admirable. S'il manquait de voix, de musique, il s'enrichissait des plus splendides décors; s'il ne parlait point à l'oreille, il enchantait les yeux.

Aux derniers rayons du céleste flambeau, l'immense prairie, déployée au pied des retranchements, apparaissait comme une mer de feu; et les arbres de la forêt, enflammés par ses lueurs ardentes, miroitant sur le glacis des feuillages, ressemblaient aux girandoles d'une féerique illumination a giorno.

Enivré par cette scène splendide, Edwin s'était laissé tomber dans une profonde rêverie.

Il pensait à son pays natal, à sa bonne mère, à sa fiancée qu'il aimait d'autant plus maintenant qu'il désespérait de l'épouser jamais. Il n'entendit point le pas de Moreau.

—Eh bien! camarade, dit celui-ci en mettant la main sur l'épaule de l'Américain; eh bien, à quoi diable songez-vous? vous avez l'air triste comme une perruche muette.

Brusquement arraché à sa préoccupation, Coppie tressaillit. D'une voix embarrassée, il balbutia:

—Ma foi, non, je ne suis pas triste, mais plutôt fatigué par la chasse que nous avons faite ce matin.

Jules se prit à rire.

—Vous? fatigué! s'écria-t-il, allons donc! vous l'homme aux jarrets d'acier! vous, le marcheur le plus intrépide des États. Laissez-moi me plaindre, moi, à la bonne heure, je n'avais jamais chassé que dans la plaine Saint-Denis, un désert semé de guinguettes et où l'on rencontre plus de gibiers en cornettes que de lièvres et de perdreaux.

—Toujours de bonne humeur, fit Edwin en souriant.

—La vie n'est-elle pas une vallée de larmes et ne faut-il pas rire pour la traverser? Tenez, ami, continua Moreau, je parierais que vous avez en ce moment la nostalgie, et que vous songez peut-être à quelque blonde fiancée qui vous attend, nouvelle Pénélope, dans un coin de l'Iowa.

—Vous pourriez dire vrai.

—Ah! c'est que je m'y connais, moi; parfois il m'arrive de rêvasser à la France, à Paris, aux boulevards, et à une certaine petite rue près le carré Saint-Martin, où demeure la plus ravissante houri que j'aie jamais aimée.

—Et vous l'aimez toujours? demanda l'Américain.

—Toujours… Paméla…

—Elle se nomme Paméla?

—Oui; lorsque je quittai Paris, toutes les femmes aimées se nommaient
Paméla, surtout si elles étaient modistes.

—Alors, c'est un nom universel.

—Universel, comme vous le dites; aussi, lorsqu'on a aimé une Paméla, on a aimé toutes les femmes.

—Et êtes-vous fidèle à cet amour?

—Fidèle! je le crois bien; j'ai pour Paméla un culte, une adoration, tels que toutes les fois que je rencontre une femme jeune, jolie, aimable, brune, blonde, ou noire…

—Eh bien?

—Eh bien! je l'aime… en souvenir de Paméla.

—Singulière théorie que la vôtre!

—C'est la théorie du rayonnement de l'amour; j'aime, comment puis-je prouver que j'aime, si ce n'est en aimant; et comment puis-je aimer…

—Oh! oh! fit Coppie. Cette théorie de l'amour me paraît insensée, pour ne pas dire immorale.

—De quelle manière aimez-vous donc, vous?

—De quelle manière nous aimons? mais, probablement comme vous; car, vous ne me faites pas l'effet d'avoir jamais été un amant bien épris.

—Ah! mon cher, dit Moreau, vous ne savez pas avec quelle fougue j'aime! Paméla ne m'a pas résisté, mais si elle m'eût résisté… je l'eusse poignardée, termina-t-il en riant et en faisant un geste tragi-comique.

—Vous plaisantez toujours, on ne peut même parler sérieusement avec vous.

—Ma théorie est très sérieuse, croyez-m'en; mais nous ne saurions discuter ensemble, mon cher puritain.

—Vous avez peut-être raison: d'ailleurs, l'amour dépend de la femme qui l'inspire.

—Sans doute, sans doute, et puis vous avez encore des fiancées et nous n'en avons plus; vous aimez probablement quelque fière créature, aux formes robustes et aux yeux mélancoliques comme en a peint Teniers.

—Vous vous trompez, dit Coppie, mais laissons cette discussion, asseyez-vous là; j'ai l'âme triste ce soir, et j'ai besoin de causer avec un ami.

Jules Moreau lui prit la main et la serra cordialement.

—Je vous remercie pour ce mot.

—Croyez-vous aux pressentiments?

—Quelquefois, répondit le Français!

—Eh bien, je ne sais ce qui se passe en moi, ce soir: je sens que ma vie va entrer dans une phase nouvelle; je ne puis prévoir les événements qui surgissent; mais j'ai le coeur serré, et malgré moi mon esprit se reporte vers le charmant cottage de Dubuque, où demeure Rebecca Sherrington; il me semble que je n'atteindrai jamais cette terre promise.

—Bah! ne vous laissez pas abattre ainsi, dit Moreau; vous êtes simplement en mauvaise disposition.

—Non, je vous le répète, j'ai de tristes pressentiments. Vous le savez, quoiqu'il y ait peu de temps que nous vivions côte à côte, l'entreprise dans laquelle nous sommes embarqués ne m'effraie nullement, la sainteté de la cause que nous défendons est telle qu'il faudrait douter de Dieu lui-même pour ne pas être sûr du triomphe. Mais en dehors des faits de la guerre, il me semble qu'il va surgir quelque événement imprévu qui me séparera pour l'éternité de celle que j'aime.

—Vision! vision, que tout cela! exclama Moreau.

—Si vous saviez combien j'aime Rebecca, mon ami, vous ne seriez pas aussi sceptique. Sa figure angélique est toujours devant mes yeux, mes pensées; elle préside à toutes mes actions; jusqu'à présent, ce souvenir m'était doux; je prévoyais le jour du retour, j'espérais me faire pardonner ce qu'elle appelle ma folie; aujourd'hui, rien! son image semble avoir pâli, et mon esprit si complaisant à se représenter ses joies futures, se refuse maintenant à broder une image de félicité pour l'avenir. Il me semble qu'un malheur plane sur ma tête.

—Enfantillage! dit gaiement Moreau, vous reverrez votre Rebecca, elle vous absoudra entre deux baisers, et moi je retrouverai dans quelque comté de votre Amérique une nouvelle Paméla.

A cet instant, Frederick Brown vint se mettre en tiers dans la conversation.

Frère, dit-il à Edwin, il y a un coup de main à faire.

—Expliquez-vous, dit celui-ci.

—Voici ce que c'est: Entraîné hier à la poursuite d'un élan, je m'éloignai de deux ou trois milles de notre parti, et j'arrivai à l'habitation d'un esclavagiste dur et cruel qui malmène des centaines de nègres.

—Qui vous a fourni ces détails?

—Ce sont des noirs de l'habitation avec lesquels j'ai pris langue; je leur ai promis notre concours pour les délivrer.

—Et tu as bien fait, mon fils, dit le vieux Brown en débouchant tout à coup de derrière un chariot.

A son approche, Edwin et Moreau s'étaient respectueusement levés.

—Oui, continua le capitaine, tu as bien fait. Ta découverte me cause un vrai plaisir, car nos hommes s'engourdissent depuis quelque temps dans l'inaction; et l'inaction conduit à la paresse, fléau de l'humanité. «Le paresseux a la main à la table du festin, il a de la peine à la porter à sa bouche.»

Après un instant de méditation, Brown reprit:

—Mais, dis-moi où est cette habitation?

—A vingt milles environ d'ici, dans l'État du Missouri.

—Est-elle gardée?

—Oui. Par une douzaine de domestiques blancs seulement?

—Et les nègres?

—Tous, repartit vivement Frederick, sont disposés à la révolte.

—Bien, dit Brown s'éloignant, je vais songer à cette affaire.

IX

LES MAÎTRES DE L'ESCLAVE

Battesville est une bourgade peu importante, qui s'élève à la frontière du Missouri et du Kansas, sur la branche septentrionale de la rivière Osage, non loin de son point de réunion à la branche sud.

Quelques familles de planteurs, avec leurs esclaves et des chasseurs nord-ouestiers forment le noyau de la population.

A l'époque de notre récit, cette bourgade était comme une sentinelle perdue de la civilisation vers le désert.

Les moeurs y avaient un caractère de dureté sauvage. Souvent exposés aux attaques des Indiens et des flibustiers qui infestaient le pays, les habitants se montraient toujours une amie à la main.

Ce régime de vie avait émoussé la sensibilité des plus compatissants, et poussé jusqu'à la cruauté les dispositions de ceux qui étaient naturellement violents.

Tous les propriétaires d'esclaves traitaient leurs nègres avec une sévérité excessive.

Leur rigueur, envers ces pauvres créatures, avait encore doublé, s'il était possible, depuis l'explosion des troubles du Kansas, car on tremblait que les noirs, excités par les abolitionnistes, ne se révoltassent dans le Missouri et ne missent la contrée à feu et à sang.

Des châtiments terribles, exceptionnels, étaient réservés à la moindre faute, au soupçon même d'insubordination.

La frayeur est aussi barbare qu'aveugle, et les planteurs cherchaient à étouffer leurs craintes sous les cris des misérables Africains qu'ils envoyaient journellement au supplice.

Les maîtres croyaient par là frapper d'épouvante leur bétail humain; ils ne faisaient que l'exaspérer, l'exciter à l'insurrection.

Le chien, rendu enragé par des flagellations continuelles, voulait mordre la main qu'il léchait hier.

Au nombre des planteurs, les mieux connus pour leur brutalité envers les esclaves, se trouvait le major Flogger.

Le major Flogger était Anglo-Saxon. Il prétendait descendre d'une des plus hautes familles de la Grande-Bretagne, compter des marquis et des ducs parmi les membres du Parlement, et déblatérait sans cesse contre les institutions américaines,—l'esclavage excepté, bien entendu.

Parent de M. Sherrington de l'Iowa, il entretenait avec lui des relations étroites.

Cependant, ces relations étaient tout épistolaires: souvent retenu chez lui par la goutte, le major n'aimait pas à se déranger, et M. Sherrington n'avait point assez de fortune pour se permettre des voyagea de plaisir. Quelquefois seulement Rebecca Sherrington allait passer un mois ou deux à Battesville, chez sa cousine, Ernestine Flogger.

L'habitation du major était située sur les bords de l'Osage, à un demi-mille du village.

Elle se composait d'un corps de logis fort admiré,—parce qu'elle affichait une mauvaise miniature de manoir gothique, avec tours, créneaux, bastions, mâchicoulis,—et de deux immenses bâtiments qui le flanquaient.

Une distance de cinquante mètres séparait ces bâtiments de la maison principale, précédée d'une cour qu'entourait une grille magnifique.

Des mura fort élevés reliaient et enserraient le tout.

De chaque côté du pavillon central, les bâtiments dont nous venons de parler se courbaient en fer à cheval, leur cintre pouvant avoir un demi-mille de développement.

Construits en bois et en briques, ils ne présentaient qu'un rez-de-chaussée et un grenier.

Ce rez-de-chaussée était percé, sur son entière étendue, d'une porte et de deux petites fenêtres grillées, ouvertes les unes et l'autre de vingt-cinq en vingt-cinq pieds d'intervalle; le grenier, construit sous le toit, circulait, sans interruption, entre les deux extrémités de l'édifice.

Il servait à l'emmagasinage des récoltes de blé et de tabac, qui se faisaient sur l'habitation.

Au rez-de-chaussée, les cases des nègres.

Une pièce à chacune de celles-ci: pièce commune pour toute la famille, souvent grosse de huit, dix personnes et même davantage.

Si tout le monde ne couche pas dans le même lit, vieillards, adultes, enfants, hommes et femmes, filles et garçons, peu s'en faut; car les lits, ou plutôt les grabats, se touchent.

Ainsi que chez les Indiens, ils sont placés à quelques pouces du sol, auteur de la chambre.

Deux planches de pin, une maigre paillasse, en feuilles de maïs, sur laquelle on a jeté une mauvaise couverture, en font tous les frais.

Au milieu de la salle, une table et des bancs grossiers; quelques escabeaux ça et là; des ustensiles de cuisine ébréchés, traînant avec des instruments aratoires en un coin; des faïences fêlées, plus ou moins enluminées, sur un évier; contre la muraille, une douzaine de gravures, aux couleurs provocantes, représentant le Juif-Errant, Washington, Napoléon, Franklin, quelques scènes de bataille ou de religion, voilà pour le mobilier.

L'âtre est vis-à-vis de la porte.

Des statuettes en cire; des brimborions; des pommes, des oranges, entremêlées de courges sèches ornent la cheminée, au-dessus de laquelle on voit parfois accroché un benjô ou quelque méchant violon.

Vous ai-je dit que les carreaux de la case sont fréquemment en parchemin ou remplacés par un chiffon, un vieux chapeau?

Et tel est le logis du nègre, celui où il naît, vit, meurt,—logis qui n'a guère changé depuis que l'esclavage existe, qui ne changera guère tant qu'il existera.

Le major Flogger était riche; le domicile de ses noirs passait pour luxueux. Sans sa sévérité bien connue, on l'eût peut-être accusé de les vouloir émanciper. Mais en leur donnant une demeure comparativement plus confortable que celle qui leur est ordinairement accordée, le major ne consultait que ses intérêts.

—Que je soigne mal mes chevaux ou mes boeufs, qui y perdra? moi, disait-il. De même pour mes nègres.

Ce raisonnement était juste.

Aussi, malgré la violence de son tempérament, et les châtiments qu'il infligeait sans pitié à ses esclaves, le major Flogger avait-il la réputation d'un philanthrope.

Les nègres des habitations voisines enviaient le sort des siens; car le noir est moins sensible aux coups qu'à la bonne chère.

Il se laissera volontiers battre, pourvu que vous augmentiez sa ration de nourriture ou de tafia. C'est un des tristes fruits de la servitude que de flétrir la dignité individuelle et d'aiguiser les appétits physiques.

Entrons dans l'habitation du major Flogger, malgré cette meute de chiens énormes et féroces, de chiens dressés pour la chasse à l'esclave,—qui hurlent à notre approche.

Un chant nous appelle dans la case, à droite du pavillon. Semblable aux autres, cette case s'en distingue cependant par un air de propreté qui flatte agréablement les sens.

Les meubles y sont aussi rares et aussi peu coûteux que dans les cabanes voisines, mais leur arrangement, leur netteté, leur luisant, plaisent à la vue.

Nous sommes au dimanche, jour du Seigneur, jour d'observance rigoureuse dans les États de l'Union, les esclaves ont suspendu les travaux, ils se reposent chez eux.

Dans la case en question, nous trouvons quatre personnes: un homme à son hiver, un dans la force de l'âge, un garçon de vingt-cinq ans, une fille de vingt.

Ils sont noirs comme l'ébène; pas une ligne, pas une nuance fugitive ne dénient leur origine. Vierge de tout mélange est aussi leur sang. La lubricité des blancs ne l'a pas encore altéré. Mais quoique ayant des traits généraux qui annoncent une même souche, ils diffèrent par l'expression du visage.

La face du vieillard, creuse, recroquevillée, lourde, annonce l'hébétement. Celle de l'homme mûr, son fils, plus ouverte, mais guindée, timide, parle de soumission. La figure des jeunes gens est toute différente: à les voir, on sent que l'intelligence circule avec la vie dans leurs artères.

Ils lisent le livre divin, la Bible, tandis que leur père fume en silence, et que le grand-père chantonne d'un ton dolent, sur un air lamentable:

              Si nègre était blanc,
              Li serait content;
              Li aurait bon femme,
              Li dirait madame,
              Si nègre était blanc.

              Au jour li travaille,
              A nuit li pleurer,
              Son maître li fouaille,
              Et li murmurer:

              Si nègre était blanc,
              Li serait content;
              Li aurait bon'femme,
              Li dirait madame,
              Si nègre était blanc.

              Mais li nègre esclave,
              Loin de son pays.
              Adieu, bon goyave;
              Adieu, bon cri-cri.

              Si nègre était blanc,
              Li serait content;
              Li aurait bon femme,
              Li dirait madame,
              Si nègre était blanc.

              Mais la délivrance
              Un jour li viendra,
              Li fera bombance
              Et li chantera:

              Bon noir vaut bien blanc,
              Et li ben content,
              Li dit à son femme:
              Eh! bonjour, madame,
              Libre comme blanc.

—Oui, libres comme blancs! répéta John Coppeland, ainsi se nommait le petit-fils du vieillard;—il serait bien à souhaiter!—Mais que loin encore est ce temps!

—Ah! mon frère, il nous faut espérer en la Providence, dit la jeune fille.

John haussa les épaules avec impatience.

—La Providence! la Providence! un mot creux! murmura-t-il entre ses dents.

—Ne blasphème pas! s'écria-t-elle, en lui posant sa main sur la bouche.

—Je dis la vérité, Bess, répondit John.

—Il dit la vérité, appuya son père. Ma fille verse-moi un verre de tafia.

—Vous buvez trop et cela vous fait mal, dit Elisabeth[7]. Vous savez que la liqueur vous trouble la tête.

[Note 7: On sait que Bess n'est que l'abréviation de ce nom.]

—Qu'importe! dit le nègre d'un ton sourd, quand on est malheureux, il faut oublier ses maux, et la boisson noie le chagrin.

En ce moment, comme pour approuver les paroles de son fils, le vieux
Coppeland disait de sa voix chevrotante:

              Pour chasser tristesse,
              Li pauvre paria,
              Li chercher ivresse
              Dans bon tafia.

—Ils ont raison, s'écria John, pendant que sa soeur servait leur père, ils ont raison. Moi aussi je veux ne plus me rappeler… je veux boire…

—Oh! non, non, mon bon frère; tu ne feras pas cela, dit Elisabeth en lui prenant tendrement les mains.

—Pourquoi! Notre vie n'est-elle pas intolérable?

—Dieu nous arrachera encore aux fers de l'ennemi.

—Dieu ne s'occupe pas des noirs! proféra le jeune homme avec une amertume indicible.

—Une fois pourtant il nous avait tirés de la servitude.

—Oui, pour nous y faire retomber plus cruellement.

—Sans notre pauvre mère… commença Bess.

—Ah! notre mère, interrompit John, c'est elle qui nous a tous perdus!

—Tous! répéta son père, en frappant du poing sur la table.

John continua avec vivacité:

—Quelle folie de l'avoir écoutée! d'avoir repassé du Canada aux États-Unis, de Chatam à Détroit, pour assister à cette fête du 4 juillet.

—Fête de l'Indépendance! bredouilla le vieillard.

—L'Indépendance des blancs et l'esclavage des noirs, repartit John avec colère. Nous étions sauvés, libres, et nous nous sommes fait reprendre, ce jour-là, par nos bourreaux. Ah! elle nous coûte cher la fantaisie de ma mère!

—Ne parle pas mal de celle qui nous a donné la vie, prononça Elisabeth avec un accent de doux reproche.

—Mieux eût valu, cent fois, que nous fussions à jamais restés dans le néant! s'exclama John d'un air farouche.

—A boire! Bess, à boire! je veux boire! balbutia le père en tendant son verre à demi plein.

Le septuagénaire avait repris son couplet.

              Pour chasser tristesse,
              Li pauvre paria,
              Li chercher….

En ce moment, la porte de la case s'ouvrit brusquement et un homme entra.

—Bess, dit-il en s'adressant à la jeune fille, le maître te demande.

Elle rougit et pâlit tour à tour.

—Que veut-il encore aujourd'hui? marmotta John.

—Sans doute un bouquet de fleurs pour mademoiselle, répondit Bess en essayant de vaincre l'émotion dont elle avait été saisie.

Puis, se tournant vers le nouveau venu:

—Je viens tout de suite, monsieur Pierre, dit-elle.

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