Le gibet
X
LES MAÎTRES DE L'ESCLAVE
(SUITE)
Quoique, en ses veines, coulât un sang pur de tout alliage, Elisabeth Coppeland avait dans son port et jusque dans sa physionomie un cachet de beauté peu commun surtout chez les négresses.
Son buste était élevé, large des épaules, mince à la taille, cambré, svelte dans ses proportions. Il accusait l'exubérance de la vie. La poitrine était élégamment ornée par la nature, mais sans cette embarrassante profusion dont elle se plaît à doter la gorge des Africaines. Fermes, rebondies, les hanches avaient ces lignes voluptueuses, ces frémissements qui, au dire du roi-prophète, doivent perdre les fils de l'homme.
La tête était noble, la figure sévère, mélancolique. Elle disait des mondes de souffrances morales, cette figure! Ovale et linéaments corrects, d'ailleurs, yeux magnifiques, véritables flambeaux pour éclairer la nuit profonde du visage. Ses dents, des perles enchâssées dans du corail.
Belle, vraiment, Elisabeth Coppeland. Sa vue titillait la concupiscence chez le sensuel. Elle faisait rêver le poète. Cependant, aux mains et aux pieds de la jeune fille, vous eussiez trouvé le stigmate de la servitude.
Ils étaient lourds, épais, palmés.
Ce qu'annonçait l'extérieur d'Elisabeth, son esprit et son coeur ne le démentaient pas. Haut placés l'un et l'autre, ils eussent fait honneur à la plus vertueuse des blanches.
—Je vous suis, monsieur, répéta-t-elle au nouveau venu, en faisant signe à son frère de se calmer, car maître Pierre, qui exerçait sur l'habitation les fonctions d'inspecteur ou de commandeur, roulait déjà autour de lui des regards menaçants.
—Allons, dépêche! fit-il rudement.
Elisabeth sortit aussitôt devant lui.
Il allait refermer la porte de la case; mais, se ravisant tout à coup, il dit à John Coppeland:
—Je crois que tu montres les dents, chien?
—Pardonnez-lui, mon brave monsieur Pierre, intervint le vieillard.
—Il recevra, tantôt, cinquante coups de fouet, répliqua sèchement le commandeur en s'éloignant.
—Ah! s'écria Elisabeth qui avait entendu; ah! vous ne ferez pas cela!
Pierre l'interrompit par un éclat de rire moqueur.
—Tu verras! tu verras, la fille! dit-il.
Puis, se rapprochant d'elle, il ajouta à mi-voix:
—Je puis lui pardonner…
—N'est-ce pas, monsieur?
—Oui…
—Vous lui pardonnerez?
—A une condition.
—Tout ce que vous voudrez, dit avec empressement la jeune fille.
Le commandeur enveloppa la séduisante esclave d'un regard luxurieux, qui lui fit baisser les yeux.
—Tu viendras chez moi après avoir quitté le major, dit-il.
Elisabeth recula avec effroi.
—Je te donnerai une robe de soie, dit Pierre, feignant de n'avoir pas remarqué ce mouvement de répulsion.
—Je vous remercie, monsieur, reprit la négresse; je n'ai pas besoin de robe.
—Ce sera un collier en perles, si tu veux.
Elle secoua négativement la tête.
—Et puis de la liqueur; j'en ai d'excellente, tu l'aimes, la liqueur, hein? continua-t-il.
—Pas du tout, dit-elle.
—Alors, tu refuses?
L'inspecteur prononça ces paroles d'un ton acerbe, qui fit frémir
Elisabeth.
—Que me voulez-vous? balbutia-t-elle, sans trop savoir ce qu'elle disait.
Un sourire méchamment railleur plissa les lèvres de Pierre.
—Fais ta sainte-n'y-touche, et demande-moi ce qu'un homme peut vouloir à une jolie fille, dit-il en lui posant familièrement la main sur l'épaule.
Au contact de cette main, la jeune fille tressaillit, avec un geste de dégoût, qui n'échappa point au commandeur.
Puis elle se mit à courir vers le pavillon habité par son maître.
—Bon, bon, cria Pierre en ricanant et lui montrant le poing, je me payerai sur le dos du frère des dédains de la soeur.
Elisabeth se retourna pour répondre, mais à ce moment deux jeunes misses, rieuses et babillardes, sortirent brusquement de la maison.
—Eh bien, après tout, disait l'une, j'aime mieux
ça, chère Rebecca; mon père a eu une bonne idée de ne pas nous accompagner au temple. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vues, et j'ai tant de choses à vous dire…
—Bonne Ernestine! répondit l'autre en pressant tendrement le bras de sa compagne, passé sous le sien.
—Tiens, continua la première en apercevant la négresse, voici justement miss Bess Coppeland, la belle que vous désirez tant connaître.
A ces mots, Rebecca fronça légèrement les sourcils. Son visage s'arma d'une expression dure. Elle darda sur Elisabeth un regard rapide et haineux; mais, refoulant ses émotions, elle répondit avec une sorte d'enjouement:
—Ah! c'est là cette esclave qui s'était échappée…
—Oui, dit Ernestine, vous savez, que toute la famille avait fui au Canada; je vous ai conté cette histoire dans une de mes lettres, quand nous avons racheté les Coppeland de leur premier propriétaire.
—Je me le rappelle parfaitement. Mais vous m'aviez fait de cette fille un portrait si attrayant que je la supposais une merveille, répondit Rebecca d'un ton songeur.
—Ne la trouvez-vous donc pas magnifique?
—Pour une esclave! fit Rebecca avec une moue méprisante.
—Tout le monde ici en est amoureux, continua gaiement Ernestine.
—Amoureux! répéta son interlocutrice d'un air distrait.
—Mais oui.
Et s'adressant à la négresse:
—Approche, Bess.
L'esclave obéit.
—N'a-t-elle pas des yeux superbes, des dents splendides? reprit
Ernestine en ouvrant avec son index les lèvres de l'Africaine.
Triste, résignée, celle-ci se laissait faire avec un sourire contraint.
—Et quelle taille! poursuivit Ernestine, rayonnante de cet orgueil qui apparaît sur la figure d'un propriétaire occupé à détailler les qualités ou les mérites de son bien.
—En effet, dit Rebecca en tournant le dos, cette fille n'a pas mauvaise mine. Mais venez, chère. L'heure du sermon approche.
Elles s'éloignèrent; et Elisabeth entra dans la maison.
Une domestique blanche l'introduisit dans un salon, en lui disant d'attendre.
Peu après, le major Flogger parut.
—Ah! c'est toi, fit-il en souriant. Viens dans mon cabinet.
Elisabeth était agitée d'une appréhension cruelle.
Tremblante, elle suivit son maître dans une pièce contiguë au salon.
Cette pièce était meublée avec luxe. Des nattes de la Chine tapissaient les murailles et le parquet. Ça et là des armes précieuses pendaient en faisceaux. On remarquait aussi une collection considérable de fouets de toute grosseur, de toute dimension.
Le major se jeta dans un fauteuil à bascule (rocking chair) et, lançant par une fenêtre entr'ouverte le cigare qu'il avait aux lèvres:
—Assieds-toi là, petite, dit-il à Elisabeth.
En même temps, il lui faisait signe de se placer sur ses genoux.
La négresse ne comprit point.
—Où? demanda-t-elle, avec un regard étonné.
—Mais là, parbleu! repartit-il, en frappant sur le bras de son fauteuil.
La jeune fille baissa les yeux et fit un pas en arrière.
—Ne m'entends-tu point! cria le major.
—Mais, monsieur… bégaya-t-elle.
—Je te dis de t'asseoir sur mes genoux.
—Je…
—Sais-tu que tu es fort appétissante, dit-il, eu allongeant la main pour la saisir.
Effarouchée, brûlante de honte, elle fit encore un pas en arrière.
—Ah ça! aurais-tu, peur de moi? dit le major Flogger, souriant complaisamment.
—Non, monsieur, mais…
—Mais, viens près de moi; je veux faire ton bonheur, Elisabeth.
Loin de l'écouter, elle se retirait de plus en plus.
—Qu'est-ce à dire? cria-t-il en se levant.
—Oh! monsieur, pardonnez-moi, j'ai peur…
—Peur! voyez-vous cette effrontée!
—Monsieur, vous savez bien que je ne m'appartiens pas!
—Si je le sais! Eh! qui le sait mieux que moi? Tu es mon esclave. J'ai le droit de faire de toi ce que bon me semble. Allons, pas tant de façons, ou je me fâche.
—Mais, monsieur, dit-elle d'un ton larmoyant, je suis fiancée devant
Dieu…
—Fiancée du diable! ricana-t-il.
Elisabeth fondit en larmes.
Le major Flogger s'avança vers elle, la prit rudement par le bras et dit:
—J'espère qu'on va cesser de pleurnicher ainsi. Ta me plais, petite; j'ai décidé que tu me servirais désormais de femme de chambre. Voyons, commence ton service. Donne-moi un baiser.
—Non, non, laissez-moi.
—Oh! la coquette. Elle veut se faire désirer, dit-il en l'attirant à lui.
—Finissez, monsieur, j'appelle!
—Ah! charmant, en vérité! Eh bien, appelle, ma belle enfant.
—Si vous me touchez encore! s'écria Elisabeth en se débattant.
—Eh que feras-tu, démon?
Elle tomba à ses genoux.
—Pour l'amour de Dieu, pour l'amour de mademoiselle votre fille, supplia-t-elle, oh! oui, pour l'amour de mademoiselle Ernestine, épargnez-moi!
—Très drôle! elle est très drôle, disait le major, en essayant de dégrafer la robe d'Elisabeth.
Mais elle se releva si subitement et avec tant de violence, qu'une partie du vêtement resta aux doigts de son persécuteur.
La colère et le désappointement se peignirent sur le visage de celui-ci.
—Ah! dit-il en serrant les poings et en changeant de ton; ah! c'est donc vrai; tu ne veux pas satisfaire mon caprice; tu oublies que tu n'es rien, que je suis tout; que d'un mot, je puis te faire mettre nue comme un ver et chasser par mes chiens…
—Pitié! pitié! oh! pitié, pour votre pauvre négresse! murmurait
Elisabeth affolée.
—Obéis, ou sinon! proféra-t-il avec un geste épouvantable.
—Mais, dit-elle, palpitante, j'ai juré à Dieu de n'être qu'à mon fiancé.
—Si tu prononces encore ce mot, je t'écrase! hurla-t-il, en frappant violemment du pied.
Et après une pause.
—Déshabille-toi.
—Me déshabiller!
Une terreur inexprimable mêlée de confusion éclatait dans tous les traits de l'infortunée.
—Oui, je t'ordonne de te déshabiller, dit-il, en scandant pour ainsi dire les syllabes de cette phrase.
—Non, répliqua résolument la négresse.
Sa fermeté surprit le major Flogger, jamais il ne s'était heurté à pareille résistance.
—Je te donne une minute pour te déterminer, reprit-il au bout d'un instant.
Réfugiée dans un angle du cabinet, Bess parut n'avoir pas entendu.
Sa montre à la main, le major comptait les secondes.
—C'est donc décidé; tu veux que j'emploie la force, dit-il quand le temps fut écoulé.
Elisabeth croisa ses mains, leva la tête au ciel et se mit à prier.
Son maître agita si vivement le cordon d'une sonnette, que le gland lui resta dans la main.
Un noir parut.
Qu'on fasse venir le commandeur, cria le major.
Pierre arriva promptement.
Déshabillez cette femme! lui dit Flogger.
A cette injonction, les yeux de l'inspecteur s'allumèrent.
—Tout de suite, monsieur, répondit-il, en marchant sur la malheureuse
Elisabeth.
XI
PAUVRES NÈGRES
Elle priait toujours.
Mais, sans pudeur pour sa, personne, sans respect pour l'oraison qu'elle adressait, en ce moment, à l'Éternel, Pierre se précipita sur la malheureuse négresse comme un tigre sur sa proie, et, d'un tour de main, mit en pièces le corsage de sa robe.
Aux lèvres du major Flogger errait un sourire cynique. De chaudes flammes coloraient son visage. Ses prunelles ardentes étincelaient.
Une ivresse non moins chaude brûlait Pierre, son inspecteur.
A la vue des charmes que sa brutalité avait mis à nu, ils frissonnèrent de volupté l'un et l'autre.
Oubliant la présence de son maître, Pierre recula pour mieux contempler ces charmes.
Le major était clairvoyant. Il saisit aussitôt le sens du mouvement de son commandeur.
—Ah ça! maître drôle, dit-il, est-ce que vous auriez, par hasard, envie de cette fille!
—Moi, monsieur, je ne me le permettrais pas.
—Eh bien, que faites-vous là?
—Mais, monsieur, je réfléchis et me dis que si, au lieu de donner à nos esclaves femelles des robes montant jusqu'au cou, nous leur donnions un simple jupon, comme la kalaquarte des Indiennes, nous ferions une économie…
—L'impudent! marmotta le major entre ses dents.
Et, à voix haute:
—Laissez là vos économies…
—Pourtant… objecta Pierre.
—Assez, interrompit le planteur. Achevez d'exécuter mes ordres.
Le commandeur se rapprocha d'Elisabeth, qui, toute à sa prière, n'avait pas fait un geste d'opposition, pas murmuré une parole.
Belle, froide, impassible, pour ainsi dire, elle ressemblait à une statue de bronze antique.
—Allons, l'ingénue, lui dit grossièrement le valet de son bourreau, il faut nous offrir une exhibition gratuite de tes attraits cachés.
Ce disant, ses doigts s'accrochèrent,—vraies griffes,—à la ceinture de la jeune fille.
Mais alors Bess tressaillit comme si elle eût reçu une secousse électrique.
Puis, avec la rapidité de l'éclair, après avoir détaché dans la poitrine du commandeur un coup de poing qui le renversa presque, elle se jeta sur une des panoplies, saisit un poignard.
—Arrêtez-la, arrêtez-la, Pierre, cria le major, en cherchant du regard une porte pour se sauver.
Mais il n'avait pas besoin de fuir, nulle raison de craindre pour ses jours, le lâche libertin.
Elisabeth Coppeland serait morte cent fois plutôt que de lever,—même à son corps défendant,—une arme meurtrière sur son prochain.
—Si vous me touchez, je me tue! se contenta-t-elle de dire.
Cette menace, faite d'un ton qui n'admettait pas de doute, changea instantanément les dispositions du major Flogger. En digne propriétaire, soigneux, rangé dans ses affaires, il tenait à son bien. Pour lui, un nègre valait,—quand il était jeune et vigoureux,—un bon cheval anglais. Aussi, ses esclaves malades recevaient-ils des soins tout particuliers. Inutile de dire qu'il déplorait amèrement leur perte et qu'il s'ingéniait, par tous les moyens possibles, à écarter ce qui la pouvait provoquer.
Par tempérament il aimait les femmes; par un intérêt bien entendu il préférait ses négresses à toutes les autres.
—J'y trouve même plaisir, disait-il, et parfois avant l'année révolue, un joli bénéfice. Ainsi je fais servir mes passions à l'augmentation de ma fortune. Si tous les hommes agissaient de même, il n'y aurait, assurément, pas autant de malheureux sur la terre.
Le brave major Flogger prenait pour de la sagesse ce raisonnement monstrueux, et, de fait, il avait la sanction de tous les possesseurs d'esclaves ses voisins, sans en excepter les pieux ecclésiastiques qui fréquentaient sa maison.
Ajoutons, pour l'acquit de notre conscience, que, dans les États du Sud, bien peu de gens eussent osé désapprouver ouvertement cet excellent M. Flogger.
Il se montrait donc rempli de sollicitude pour la prospérité et la multiplication de ses esclaves.
Aussi, rien d'étonnant que les paroles de Bess l'eussent bouleversé.
Outre sa beauté raie, Bess était fort intelligente.
Elle savait lire, écrire,—grande capacité,—faisait parfaitement la cuisine, cousait à merveille, blanchissait, repassait et brodait au besoin.
—Bess, c'est une fille qui n'a pas son égale dans l'Union, disait, avec satisfaction, le major Flogger.
Avait-on l'air d'en douter? il vous répondait péremptoirement:
—She is worth 3,000 dollars.
—Trois mille dollars une esclave! Mais les plus jolies, les meilleures, ne sont cotées que mille à douze cents sur les marchés de la Nouvelle-Orléans ou de Charlestown.
—Possible, possible, répliquait le major; mais Bess en vaut trois mille, et je ne la donnerais ni pour quatre ni pour cinq, quoique je ne l'aie payée que six cents avec toute sa famille, composée d'un vieux, un mûr (encore très bien), et d'un jeune, vigoureux, trop instruit par malheur, le vrai portrait de la soeur.
Pas d'objection nouvelle, ou le major entrait en fureur.
Il aimait les Coppeland, que voulez-vous? Il les aimait de cet amour qu'a le spéculateur pour les choses que, grâce à son habileté, il a achetées à vil prix et qui témoignent, par conséquent, de son aptitude au commerce.
Mais il aimait encore Bess à cause de la résistance qu'elle avait opposée à son libertinage, et de l'honnêteté—si peu commune chez les nègres,—qui faisait le fond du caractère de la jeune fille.
—Ça ferait une supérieure femme de charge à deux fins, se disait-il intérieurement.
Il se complaisait même à ajouter:
—Ma maison y gagnerait cent pour cent, car ma fille Ernestine est une péronnelle qui n'en tend absolument rien aux affaires du ménage.
Confessons-le, il était bon père autant que bon maître, M. le major
Flogger.
—Arrêtez-la! arrêtez-la, Pierre! cria-t-il à son commandeur.
—Mais, monsieur! fit celui-ci qui, n'ayant pas les mêmes raisons que le planteur pour redouter l'égarement d'Elisabeth, hésitait à se rapprocher d'elle.
—Arrêtez-la! vous dis-je.
—Elle me tuerait!
—S'il lui arrive un accident, prenez-garde à vous! poursuivit le major, exaspéré.
Pierre, timidement, se disposait à obéir. Il cherchait un moment favorable pour fondre sur Elisabeth et lui arracher son poignard, quand la porte du cabinet, qui communiquait avec le salon, s'ouvrit, et miss Flogger, suivie de sa cousine, entra en bondissant dans la pièce.
A l'aspect de la scène dont cette chambre était le théâtre, la jeune fille s'arrêta stupéfaite.
Rebecca Sherrington fit de même sur le seuil du cabinet. Puis, sentant que sa présence à cet instant ne pouvait qu'être indiscrète, elle repassa dans le salon.
—Qu'y a-t-il donc, papa? demanda Ernestine en promenant autour d'elle des regards surpris.
—Ah! miss, c'est le bon Dieu qui vous envoie! s'écria Elisabeth.
Elle laissa tomber l'arme qu'elle avait à la main et courut se prosterner devant la jeune fille, comme aux pieds d'un ange protecteur.
Mademoiselle Flogger allait d'étonnement en étonnement.
Le père, assez embarrassé, cherchait une réponse à la question qu'elle lui avait faite; le commandeur crut être agréable à son maître en intervenant:
—Veux-tu t'en aller d'ici, vilaine noiraude! dit-il à Bess, en la poussant du bout de sa botte.
—Sauvez-moi, miss! sauvez-moi! répétait la négresse éplorée.
—Mais qu'a-t-elle? interrogèrent les yeux d'Ernestine dirigés sur ceux de son père.
—Elle a désobéi et je l'ai condamnée au fouet, dit sèchement celui-ci pour éviter toute nouvelle question.
—Vous avez bien fait, répliqua froidement sa fille.
—Oh! miss, si vous saviez… reprit Elisabeth.
Pierre l'interrompit.
—Veux-tu te taire, gueuse! si tu souffles encore un mot, je lâche à tes jupes tous les chiens de l'habitation.
—Allons, lève-toi et va demander pardon à mon père, Bess, dit Ernestine en touchant du bout de son ombrelle l'épaule nue de l'esclave.
—Oui, dit le major d'un ton goguenard, si elle me demande pardon et me promet d'être docile à l'avenir, je lui serai clément, en faveur de vous, Ernestine.
Elisabeth, toujours à genoux, baissa douloureusement la tête sur sa poitrine.
—Est-ce que tu n'entends pas, fille du diable? fit le commandeur en lui allongeant, dans les reins, un coup de pied qui lui arracha une plainte, Rebecca voyait tout du salon où elle s'était assise.
A chaque outrage fait à l'Africaine, un éclair de joie cruelle sillonnait son visage.
—Ça n'a pas d'oreilles, ces brutes-là! murmura-t-elle assez haut pour qu'Ernestine l'entendît.
—Ah! ma cousine a bien raison, dit celle-ci. Laissez Bess, papa. Pierre se chargera de la punir, et venez entendre une romance nouvelle que Rebecca chante divinement.
—Avec le plus vif plaisir, mon enfant, dit le major.
—Alors, donnez-moi votre bras!
—Oh! miss! supplia encore Elisabeth…
Ernestine dédaigneusement lui tourna le dos et marcha vers son père.
—Dans une minute, ma fille, dit le major; dans une minute. Laisse-nous un moment seuls.
J'ai quelques ordres à donner à Pierre.
—Bess n'est pas méchante, qu'il ne la batte pas par trop! dit
Ernestine.
—Oh! soyez tranquille, repartit son père; il ne lui fera pas grand mal.
Une vingtaine de coups de fouet…
—Je m'en rapporte à votre indulgence, reprit-elle en rentrant dans le salon, dont elle ferma la porte sur elle.
—Cinglez-la vivement, mais sans l'éreinter, souffla le major à l'oreille de son régisseur quand Ernestine les eut quittés.
—Comptez sur ma dextérité, monsieur.
—Oui, j'y compte; mais j'ai une idée, continua Flogger sur le même ton; si après les premiers coups elle s'amendait, si elle consentait… vous m'entendez.
—Très bien, monsieur, très bien, répondit Pierre avec un sourire significatif.
—D'abord vous la déposerez dans la chambre noire, dit-il à voix haute.
Le commandeur s'inclina affirmativement.
—Elle y restera au pain et à l'eau.
—Oui, monsieur.
—Et chaque matin et chaque soir on lui administrera vingt coups de fouet.
Après ces mots, le major entra au salon où sa fille l'attendait avec
Rebecca Sherrington, qui commençait à chanter le doux hymne à la patrie:
Home! sweet home!
—Eh bien, la belle, dit maître Pierre à u as entendu, cette fois. Mais si tu voulais être aimable, on pourrait s'arranger.
Sans daigner lui répondre, elle se leva et se dirigea vers une porte ouvrant sur la cour.
—A ton aise, petite sotte! reprit le commandeur, mais, gare à nos tendres épaules! tu connais mon fouet à balles de plomb; il est un peu dur, celui-là, hein? Eh bien, je m'en vas d'abord le rafraîchir sur le dos de ton frère…
—Oh! monsieur Pierre, monsieur Pierre s'écria Bess avec un accent déchirant.
—Il n'y a pas de monsieur Pierre qui tienne.
—Mais, dit-elle, folle de désespoir, qu'exigez-vous?…
—Je te le dirai dans la chambre noire.
Elisabeth frissonna.
Le commandeur la fit alors entrer dans un corridor obscur qui, par une pente inclinée, conduisait à une cave.
Arrivé à l'extrémité de ce corridor, il ouvrit une lourde porte, en disant:
—Voici!
Une nuit impénétrable voilait tous les objets.
Pierre enlaça subitement dans ses bras la jeune fille et essaya de lui faire violence.
Mais elle se défendit si bien avec ses ongles, avec ses dents, que le misérable fut obligé de renoncer à son infâme projet.
—Ah! je me vengerai! je me vengerai! disait-il en verrouillant la porte du sombre cachot où il avait emprisonné Elisabeth.
Un quart d'heure s'était à peine écoulé depuis son départ, lorsque la pauvre fille, qui était tombée à demi évanouie sur le sol humide et visqueux entendit des cris perçants.
XII
ES LIBÉRATEURS
Je me garderai bien de dire que Pierre, l'inspecteur de l'habitation du major Flogger, était amoureux d'Elisabeth Coppeland. Ce serait stigmatiser ce mot divin, amour, sentiment trop noble, trop élevé, pour monter du bourreau à la victime.
Mais, par ce qui précède, on a vu que, comme son maître, Pierre n'avait su résister aux charmes fascinateurs de cette jeune fille. S'étant bravement mis en tête de lui imposer ses honteux désirs, il avait résolu de gagner par la terreur ce que Bess refusait à sa bienveillance.
—Je ne suis tout de même pas fâché de ce qui s'est passé, se disait-il, en se frottant les mains, après l'avoir quittée; le major croyait bien l'enlever le premier. Mais bernique! là où Pierre échoue, les autres perdent leurs droits. Si jamais quelqu'un peut se flatter d'avoir obtenu une préférence, ce sera moi. Je connais le secret pour attendrir les coeurs trop durs.
Il accentua ces derniers mots d'un sourire suffisant.
Puis il reprit, en se dirigeant vers la case des Coppeland:
—Oui, oui, je la connais cette panacée. Elle est infaillible. Il ne s'agit que de l'appliquer convenablement. Hé! hé! Pierre n'est pas tout à fait aussi niais qu'il en a l'air. Mettons-nous à l'ouvrage.
Il appela deux nègres qui traversaient la cour.
—Tom, Sam, venez-ici, vilaines têtes crépues.
Ceux-ci s'approchèrent d'un air timide.
—Suivez-moi, leur dit le commandeur, en ouvrant la porte de la case occupée par la famille Coppeland.
Ils obéirent sans se permettre une seule observation.
La case des Coppeland présentait alors un spectacle frappant qui exprimait éloquemment la misère morale de l'esclave à ses trois plus hautes périodes: le grand-père dormait ivre, la tête sur la table; c'était l'image du désespoir impuissant; le fils lisait la Bible d'un air distrait: celui-là n'avait pas encore désespéré; mais,—ver rongeur,—le Doute avait pris possession de son coeur; le petit-fils, John, le jeune homme au printemps de la vie, arpentait la chambre d'un pas fiévreux, en marmottant des blasphèmes. Cependant, tel qu'un éclair en un ciel chargé par la tempête, une pensée d'avenir, une pensée de liberté, flamboyait parfois dans ses yeux, illuminait parfois son sombre visage.
Alors, il allait à une fenêtre, plongeait ses regards vers l'ouest, où le soleil achevait d'éteindre son disque de feu, et il murmurait, l'ardent jeune homme:
—Prenons courage! ils viendront… bientôt… aujourd'hui, peut-être!… Leur promesse n'a pu être faite à la légère; j'y ai foi! Oui, ils nous délivreront, répétait-il pour la dixième fois, quand le commandeur entra, suivi de ses deux nègres:
—Attachez-moi solidement ces brigands-là, leur dit-il, en désignant du doigt les trois Coppeland.
Réveillé par le bruit, le grand-père souleva à grand'peine sa tête branlante, en fredonnant d'une voix éraillée:
Si nègre était blanc,
Li serait content….
Son fils l'interrompit et lut d'une voix menaçante ces mots du prophète
Jérémie:
«Voici ce que dit le Seigneur des armées: Les enfants d'Israël et les enfants de Juda souffrent l'oppression; tous ceux qui les ont pris les retiennent et ne veulent point les laisser aller.
»Leur Rédempteur est fort; son nom est: le Seigneur des armées; il défendra leur cause au jour du jugement, afin qu'il épouvante la terre et qu'il trouble les habitant» de Babylone.»
Pendant qu'il lisait, John était garrotté.
Un instant, le jeune homme songea à faire résistance; mais à quoi bon? Quelque volonté, quelque courage, quelque vigueur qu'il eût opposés, il aurait été vaincu, brutalisé, assassiné peut-être. Mieux valait subir patiemment encore sa mauvaise destinée et attendre, en silence, que l'heure de l'émancipation sonnât.
Néanmoins, lorsqu'on lui eut lié les mains derrière le dos, comme l'inspecteur Pierre frappait à coups de pieds son père, parce que celui-ci poursuivait la lecture de la Bible, John ne put s'empêcher de dire au premier:
—Lâche!
Cette injure fit sourire maître Pierre.
—Lâche! répéta John, vous n'oseriez pas… ce que notre seigneur
Jésus-Christ a souffert pour le rachat de nos péchés!
Soit que l'habitude de ces sortes de scènes l'y eût rendu insensible; soit que l'ivresse lui brouillât complètement le cerveau, le vieux Coppeland continuait sa chanson:
Mais la délivrance
Un jour viendra;
Li fera bombance.
Et li chantera:
—Silence, carcasse à cercueil! cria Pierre, en le poussant si rudement avec la main que le septuagénaire tomba lourdement sur le sol.
Par malheur, en faisant cette chute, sa tête porta contre le pied de la table, et il s'ouvrit le front.
Le sang coula à flots de sa blessure.
Aussitôt l'indignation de John éclata en un accès de rage inexprimable.
Ne pouvant faire usage de ses mains, il se précipita, tête baissée, sur le commandeur, et l'atteignit en pleine poitrine.
La violence du coup fut terrible: Pierre pâlit, chancela, s'affaissa sur lui-même.
Le croyant mort, les nègres qui l'avaient accompagné se mirent à pousser des cris de joie.
Mais, presque aussitôt il se releva et leur ordonna d'enchaîner aussi les deux autres Coppeland, en ajoutant:
—Ah! vous me payerez tout cela, racaille, et toi, John, ton compte est bon. Sois tranquille. Je vais faire expérimenter, sur ton échine, un nerf de boeuf plombé; tu m'en diras des nouvelles. En route, scélérats!
Les captifs furent entraînés dans la cour.
Sur l'injonction du commandeur, tous les nègres de l'habitation sortirent de leurs cases et se placèrent sur plusieurs rangs, les petits en avant, les grands derrière, autour de trois poteaux auxquels on avait fixé le malheureux Coppeland.
La nuit était arrivée.
Maître Pierre fit allumer des torches pour éclairer le drame dont il était l'ordonnateur.
Le major Flogger, sa fille, la douce Ernestine, et miss Rebecca Sherrington, qui venaient de prendre le thé, y assistaient, en devisant gaiement, sur un petit balcon élevé au-dessus de la porte d'entrée du pavillon.
Les autres spectateurs esclaves, hommes, femmes, enfants, au nombre de plus de deux cents, étaient, pour la plupart, apathiques, indifférents.
Toutefois, dans la foule, on eût pu remarquer quelques visages irrités ou anxieux, des yeux qui se dirigeaient avec colère vers le balcon, des têtes qui se penchaient du côté ou le soleil s'était couché et semblaient écouter attentivement.
Les impressions qui animaient les victimes se lisaient dans leur maintien: si John avait les traits contractés, la prunelle provocante, son père était calme, soumis, comme un martyr chrétien; son aïeul donnait des signes d'idiotisme.
Le crâne chauve, sanglant de ce dernier oscillait à droite, à gauche, son pied marquait machinalement la mesure, et sur ses lèvres errait le refrain:
Si nègre était blanc.
Li serait content.
Satisfait, sans doute, de sa mise en scène, le commandeur parcourut, d'un oeil triomphant, les lignes des esclaves, et, avisant trois nègres robustes, d'une taille colossale, il les appela.
Cette invitation ne parut point leur être agréable, car ils quittèrent les rangs avec répugnance.
Pierre leur remit à chacun un fouet énorme qu'il s'était fait apporter.
Ces fouets étaient formés d'un manche en bois, long de deux pieds, et d'une corde, en nerf d'animal, grosse comme le pouce, garnie, de distance en distance, de balles de plomb, en guise de noeuds.
—Commencez par le vieux, dit Pierre, qui s'arma lui-même d'un fouet, hérissé de fines pointes d'acier, et souvenez-vous, ajouta-t-il en montrant cet instrument à ceux qu'il condamnait à l'office de bourreaux, souvenez-vous que si vous ne vous acquittez pas convenablement de votre devoir, je saurai vous aiguillonner, moi.
Pour donner plus de poids à ses paroles, le commandeur fit claquer son fouet.
Les trois nègres échangèrent un regard morne où se peignait l'horreur du rôle auquel les contraignait la tyrannie de leurs maîtres.
—A l'oeuvre! qu'on cingle vivement, mais surtout qu'on se garde bien de briser les côtes! cria Pierre.
Les cordes plombées sifflèrent dans l'air, puis s'incrustèrent, en de profonds sillons, sur les épaules du vieux Coppeland.
Il chantonnait toujours:
Mais li nègre esclave,
Loin de son pays.
Bon nombre des noirs spectateurs frémirent; quelques femmes fondirent en larmes.
Mais sur le balcon, on ne cessait de causer avec un entrain charmant.
—Quelle délicieuse soirée, n'est-ce pas, ma cousine? disait miss
Flogger.
—Vraiment oui; elle est toute pleine de parfums, répondit Rebecca.
—Et comme le ciel est pur! poursuivit Ernestine.
—Sous ce dais d'un bleu sombre tout diamanté d'étoiles, la flamme pourpre des torches dans la cour fait un effet ravissant, ne trouvez-vous pas? reprit Rebecca.
—Ah! soupira la première, quelle nuit d'amour!
Trois nouveaux coups de fouet résonnèrent.
La douleur arracha une plainte au vieillard; à cette plainte, le sang de John bouillonna dans ses artères; l'impétueux jeune homme fit un effort pour briser ses liens et voler au secours de son grand-père; mais, n'y pouvant parvenir, il exhala, dans sa fureur, des cris perçants qui allèrent glacer d'effroi la pauvre Elisabeth, au fond de son cachot.
—Bravo! disait le commandeur; tapez, tapez dur, mes gaillards! il y aura un verre de tafia pour votre peine!
—J'espère, pensait le major Flogger en fumant tranquillement son cigare, que cette punition sera d'un exemple salutaire. Si seulement cette petite Bess était ici, ça adoucirait peut-être ses sentiments. C'est une idée, il faut que je la fasse venir.
Se penchant sur la balustrade du balcon:
—Pierre, cria-t-il au commandeur.
—Monsieur!
—Où avez-vous mis cette fille?…
—Dans la chambre noire.
—Bien, allez la chercher
—Mais, monsieur….
—Je veux qu'elle voie comment nous châtions les rebelles.
—J'y cours, répondit l'inspecteur.
Ni miss Flogger ni Rebecca Sherrington ne s'interposèrent pour prévenir cet excès de cruauté: elles babillaient chiffons.
Pierre remontait déjà avec Élisabeth le couloir du cachot, quand, soudain, plusieurs coups de sifflet retentirent aux environs de l'habitation.
Comme si c'était un signal convenu, une partie des nègres rompit immédiatement les rangs aux cris de:
—Vive la liberté! mort aux propriétaires d'esclaves!
Une voix éclatante domina toutes les autres.
—Vivent les Brownistes! disait-elle.
Cette voix, c'était celle de John Coppeland, dont les liens avaient été, sur-le-champ, tranchés par une main amie.
Un choeur immense répondit en écho:
—Vivent les Brownistes!
En ce moment, autour de la grille de l'habitation, apparaissait une troupe d'hommes blancs, à cheval.
Surpris, stupéfait, le major se demandait quel était le mot de cette énigme, en invitant, de la main, les jeunes filles à rentrer dans l'appartement.
Mais, tel était leur saisissement, qu'elles ne le comprirent pas.
La porte de la grille fut ouverte, et les cavaliers fondirent dans la cour.
A leur tête marchait un fier jeune homme, qui brandissait dans sa main droite un sabre nu.
—Edwin! murmura Rebecca Sherrington, en distinguant ce jeune homme.
—Que tous ceux qui veulent être libres nous suivent! dit-il, en s'adressant aux esclaves.
Alors, le major sembla recouvrer la parole.
—Fermez la porte! fermez la porte! et qu'on s'empare de ces misérables abolitionnistes, cria-t-il de toutes ses forces.
Quelques nègres voulurent lui obéir: d'autres se rangèrent du côté des nouveaux venus; d'autres parurent disposés à garder la neutralité.
Cela donna lieu à une bruyante confusion, plus facile à imaginer qu'à décrire.
Cependant, jusque-là, nul coup n'avait été frappé.
Le major s'était jeté dans son cabinet pour y prendre des armes.
Suivez-nous, amis, et ne répandons pas inutilement le sang de nos frères! répéta Edwin Coppie.
Comme il prononçait ces mots, Pierre déboucha du couloir, accompagné par
Elisabeth Coppeland.
Devinant au premier coup d'oeil ce qui se passait, il arma un revolver qui ne le quittait jamais, visa un des cavaliers et lâcha la détente.
—Le sacripant! proféra Jules Moreau en essuyant, contre le pommeau de sa selle, sa main que la balle du commandeur venait d'érafler; le sacripant! il a failli m'estropier pour le reste de mes jours.
—A mort le commandeur! à mort! à mort! hurlèrent les nègres.
D'une nouvelle balle, Pierre tua un de ceux-ci; mais, avant qu'il eût pu faire une autre victime, il était renversé, poignardé, écrasé par la foule de ses ennemis.
A la lueur d'une torche, Edwin reconnut Elisabeth.
—Montez en croupe derrière moi, lui dit-il rapidement.
Elle aussi l'avait reconnu.
Elle s'élança sur le cheval du jeune homme.
—Mais pourquoi restez-vous donc là, imprudentes! dit aux jeunes filles le major Flogger, en reparaissant sur le balcon muni de carabines et de pistolets. Vous voulez vous faire égorger? ajouta-t-il.
Et il les repoussa vivement vers la pièce voisine.
Rebecca Sherrington jeta un regard vindicatif sur Elisabeth, qui tenait
Coppie embrassé à la taille, puis elle murmura:
—Ah! je m'en doutais, je ne m'en doutais que trop; il aime cette négresse!
XIII
FUITE ET POURSUITE
Pour effectuer le coup qu'il projetait sur l'habitation du major Flogger, Brown n'avait dépêché que vingt-cinq cavaliers. Mais il comptait sur le concours des esclaves de cette habitation, que ses espions sondèrent et excitèrent à la révolte aussitôt que l'entreprise fut décidée.
Le détachement comptait deux des fils de Brown dans ses rangs.
La troupe était à peine partie que le capitaine se sentit agité de funèbres pressentiments. Très pieux de son naturel, très versé dans les saintes Écritures, Brown croyait fermement aux révélations d'en haut. Il avait même un certain penchant à la superstition.
Mais cette faiblesse, il s'efforçait de la céler au fond de son coeur, sachant bien que la moindre manifestation affaiblirait l'empire qu'il exerçait sur la bande sceptique et frondeuse dont il s'était entouré.
C'est pourquoi, malgré ses appréhensions, John Brown ne voulut point envoyer une troupe nouvelle, pour grossir le parti chargé de l'expédition de Battesville. Mais il résolut d'aller lui-même surveiller l'opération.
Sous prétexte d'une chasse, il confia la garde du camp à Cox, monta à cheval, après avoir renfermé dans son portemanteau un costume de trappeur nord-ouestier, et se dirigea vers la rivière Osage.
Quand il fut hors de vue des retranchements, John Brown endossa son déguisement.
Cela fait, il poussa vivement sur Battesville.
La nuit était venue quand il arriva dans le village.
Brown mit pied à terre pour rafraîchir son cheval et se faire indiquer la maison du major.
Mais comme il buvait lui-même un verre d'eau—seule boisson qu'avec le lait il se permît jamais—les accents lugubres du tocsin tombèrent lentement dans l'espace.
Et presque aussitôt retentirent les cris de:
—Fire! Fire! (Au feu! au feu!)
Ces cria étaient accompagnés d'un roulement de voix et d'un tintement de clochettes qui attirèrent hors de la bar[8] de l'hôtel tous les voyageurs.
[Note 8: On sait que c'est, en Amérique, la pièce où se tient dans les hôtels le débit de liqueurs et de cigares. Elle est généralement de plain-pied avec la rue.]
Une légion d'hommes, couverts de casques en cuir bouilli et de chemises rouges, serrées à la taille par un pantalon en gros coutil, couraient, en traînant derrière eux une de ces magnifiques pompes à feu comme l'on n'en voit qu'aux États-Unis.
Ils étaient précédés et éclairés par deux coureurs munis de torches de résine, dont les lueurs sanglantes déchiraient les ténèbres de la nuit.
—Fire! Fire! hurlaient-ils de toute la force de leurs poumons.
—Où est le feu? demanda quelqu'un.
—Chez le major Flogger, fut-il répondu.
—Chez le major Flogger! Ah! pensa Brown, l'affaire est déjà faite.
Encore une fois, j'ai été la victime de mes folles terreurs.
Il se hâta de payer son écot, sauta sur son et suivit la multitude.
Après avoir tourné deux ou trois rues, il déboucha dans une plaine où une illumination immense, réfléchie dans le ciel, derrière un bouquet d'arbres, lui apprit qu'il approchait du théâtre de l'incendie.
Brown marcha jusqu'au bout de ces arbres.
Et là, aux clartés de la conflagration, il aperçut des gens à cheval qui montaient, à toute bride, le cours de l'Osage. Le capitaine, pensant que c'était les siens, lança sa monture à travers champs, et tâcha de rejoindre la troupe.
Mais elle avait plus d'un mille d'avance, et durant cinq heures, Brown ne réussit pas à gagner sur elle, quoique, grâce aux rayons de la lune, il pût aisément marcher sur sa piste.
Comme l'aurore se levait, il remarqua, en atteignant le faîte d'une colline, que les cavaliers avaient fait halte dans le fond de la vallée.
Quoique son cheval fût considérablement fatigué, Brown pressa le pas; et, bientôt, il rejoignit ceux qu'il cherchait.
Une cinquantaine de nègres les avaient suivis.
A l'arrivée de Brown, un hymne d'allégresse fut entonné par ces pauvres esclaves en son honneur. Chacun d'eux voulait le voir, le toucher, baiser un coin de son vêtement.
Quand leur enthousiasme se fut un peu calmé, le capitaine, rassuré sur le sort de ses fils, s'entretint avec Edwin.
—Comment cela s'est-il passé? lui demanda-t-il.
—Oh! fort bien.
—Mais vous avez eu tort de mettre le feu à l'habitation. Celui qui détruit le bien du Seigneur sans motif légitime, sera puni tôt ou tard.
—Ce n'est pas ma faute, répliqua Coppie. Une partie des esclaves voulait fuir avec nous. La majorité refusait la liberté que nous lui offrions; les premiers ont cru qu'en incendiant la maison, ils décideraient le reste.
—Vous auriez dû veiller à ce qu'ils ne commissent pas ce crime inutile, dit sévèrement Brown.
—Il m'a été impossible de les en empêcher, repartit Edwin. Après s'être emparés des chevaux qu'il y avait sur l'habitation, ils voulaient même assassiner leur maître, je les ai retenus.
—Vous avez eu raison, dit Brown. Mais il faut aviser à ce que nous ferons de ces noirs.
—Ne les conduirons-nous pas au camp?
—Au camp! Voulez-vous donc en faire un lieu de perdition?
—Je ne vous comprends pas, capitaine.
—Mon fils tu es insensé. Quoi! tu mènerais ces femmes au milieu de nos hommes! Ne serait-ce pas y apporter la luxure et l'impureté? Souviens-toi que la tempérance est la mère de la force, comme la chasteté est la mère des saines décisions.
Coppie ne répondit pas. Après une courte pause, Brown reprit:
—Combien y a-t-il de femmes, parmi ces nègres?
—Une douzaine.
—C'est beaucoup, fit-il soucieusement. Nous garderons les hommes avec nous; mais ces femmes…
Ayant réfléchi un moment, il ajouta:
—Il les faudrait diriger sur le Canada. Mais nous n'avons maintenant ni le temps ni le monde nécessaire pour cela. Je verrai plus tard. En tout cas, ne demeurez pas davantage ici. Les esclavagistes doivent être sur notre piste. Remettez-vous en selle et prenez le chemin d'Ossawatamie.
—Ne viendrez-vous pas avec nous? s'enquit Edwin.
—Pas à présent. Mon cheval est exténué.
—On vous en donnera un autre.
—Non, dit Brown, vous n'avez que votre compte; je ne veux pas démonter un de ces malheureux nègres. Mais partez vite.
Coppie, connaissant la fermeté du capitaine dans ses déterminations, n'insista point. Mais les fils de Brown le supplièrent de ne pas les quitter.
—Mon esprit sera avec vous, leur dit-il. Dans peu de jours nous nous reverrons.
—Cependant, objecta Frederick, si les esclavagistes…
Brown l'interrompit en s'écriant d'un ton solennel:
—«Malheur à la nation perverse, au peuple chargé de crimes, à la race d'iniquité, à ces corrupteurs! Ils ont abandonné le Seigneur, ils ont blasphémé le Saint d'Israël; ils se sont éloignés de lui.»
—Donnez-nous au moins votre bénédiction, dit Frederick, comme s'il pressentait qu'il voyait son père pour la dernière fois.
John Brown tressaillit: enveloppant ses deux enfants dans un regard d'amour profond, il leva la main sur eux et, d'une voix gravement émue:
—Au nom du Tout-Puissant, au nom de son fils mort dans les tortures pour racheter le monde du plus dégradant des esclavages, du péché, enfants, je vous bénis. Puissiez-vous vivre longtemps, en paix et en santé, dans l'amour de la vertu et de votre prochain!
Après ces mots, il serra avec effusion la main à chacun d'eux. Les fugitifs et leurs libérateurs remontèrent à cheval. Edwin Coppie donna le signal du départ, et la caravane ne tarda pas à disparaître dans les brumes du matin.
Quand ils se furent éloignés, Brown ouvrit sa Bible au livre 1er d'Isaïe, et tandis que son cheval broutait le gazon de la vallée, il lut le chapitre V, où se trouve cette terrible prédiction:
«16. Le Dieu des armées sera exalte dans ses jugements; le Dieu saint signalera sa sainteté par des vengeances.
»17. Des étrangers dévoreront ces champs abandonnes par des maîtres avares; ils y feront paître leurs troupeaux.
»18. Malheur à vous qui traînez l'iniquité comme de longues chaînes, et le péché comme les traits d'un char.
»19. Qui osez dire au Seigneur: Qu'il se hâte, que son oeuvre commence devant nous, et nous la verrons: qu'il approche, que les conseils du Saint d'Israël nous soient manifestés, et nous les connaîtrons.
»20. Malheur à vous qui appelez le mal le bien, et le bien le mal: qui changez les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres; l'amertume en douceur, et la douceur en amertume!
»21. Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux! Malheur à ceux qui croient à leur prudence!
»22. Malheur à vous qui mettez votre gloire à supporter le vice, et votre force à remplir des coupes de liqueurs enivrantes.
»23. Qui justifiez l'homme inique à cause de ses dons, et qui ramenez l'innocent à la justice!
»24. C'est pourquoi, comme le chaume est consumé, dévoré par les flammes, ainsi ce peuple sera séché jusque dans ses racines, et sa race sera dissipée comme la poussière: il a répudié l'alliance du Seigneur, il a blasphémé la parole du Saint d'Israël.
»25. La colère du Seigneur va éclater contre son peuple; il appesantira sa main sur lui; il l'a frappé; les montagnes se sont ébranlées; répandus comme la boue, les cadavres ont couvert les places. Et en cela la colère du Seigneur n'est pas satisfaite, sa main reste encore étendue.
»26. Alors, le Soigneur élèvera, son étendard à la vue des nations éloignées; un sifflement s'entendra des extrémités de la terre, et voilà qu'un peuple accourra aussitôt.»
A ce passage, Brown s'arrêta et s'enfonça dans une méditation profonde.
Le souffle divin l'avait inspiré. Il prévoyait l'épouvantable catastrophe que son bras avait soulevée dans le Nouveau-Monde.
Immense responsabilité, que celle-là!
Un instant, le chef des abolitionnistes en fut effrayé. Mais rassuré bientôt par l'esprit d'équité qui le guidait, il s'écria avec l'enthousiasme de la conviction religieuse:
—Dieu le veut! Dieu l'ordonne! Il a daigné me choisir pour être l'instrument de ses desseins; que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel!
Puis il retomba dans sa rêverie, mais pour quelques minutes seulement, car il en fut tiré par un bruit sourd qui partait du faîte de la colline.
Levant les yeux, Brown découvrit une troupe de cavaliers.
—Ce sont des esclavagistes de Battesville. Ils poursuivent nos hommes, pensa-t-il; mais sans faire un mouvement pour se cacher.
Les cavaliers descendirent à fond de train dans la vallée.
Ils étaient armés de pied en cap.
A leur tête galopait un officier supérieur, portant l'uniforme des milices de l'Union.
C'était le major Flogger.
Dès qu'il aperçut Brown, il dirigea son cheval sur lui.
Étendu sur l'herbe, au pied d'un arbre, le capitaine abolitionniste avait l'air d'un chasseur livré aux douceurs du repos.
Mais, autour de lui, des traces nombreuses disaient clairement qu'une grosse bande d'hommes et de chevaux avait quitté l'endroit depuis peu.
—Eh! étranger? dit le major en touchant le prétendu dormeur de la pointe de son sabre.
—Qu'y a-t-il? demanda Brown, se frottant les yeux comme s'il s'éveillait en sursaut.
—Avez-vous passé la nuit là? reprit Flogger.
—La nuit! non; je suis arrivé il y a deux heures. Mais qu'est-ce que ça vous fait?
—C'est peut-être un Browniste, insinua un des compagnons du major.
—Ah! vous cherchez Brown! il fallait donc le dire, fit le capitaine avec un air de franchise parfaitement simulé.
—Eh bien, Brown? questionna Flogger.
—Oh! il n'est pas loin d'ici; je le connais.
—Mais où est-il?
—Il y a une heure j'ai déjeuné avec ses gens qui avaient pillé et incendié la maison d'un propriétaire d'esclaves, à ce que j'ai entendu… les gredins!
—Et vous avez déjeuné avec eux? fit le major d'un ton rude.
—Oui, j'avais faim, car j'arrive des Montagnes-Rocheuses. Depuis deux jours je manquais de provisions. Ils m'ont donné un morceau de biscuit et de viande boucanée.
—Ils avaient des nègres avec eux, n'est-ce pas?
—Je crois bien; une centaine au moins!
—Les scélérats! Oh! si nous les rattrapons, leur compte sera bon! maugréa le major entre ses dents.
—Mais où sont-ils allés? dit un des cavaliers.
—Ils ont traversé l'Osage et pris vers l'est.
—Conduisez-nous, étranger, reprit le major. Il y aura cent piastres de récompense pour vous, si nous les rejoignons.
—Vous conduire, monsieur, impossible! dit le faux trappeur. Cent piastres, c'est un beau denier. J'en aurais bien besoin pour renouveler mes provisions de poudre et de plomb; mais j'attends mon frère, à qui j'ai donné rendez-vous ici. Nous allons à Saint-Louis acheter des munitions. Si vous vouliez patienter une heure ou deux, j'irais volontiers avec vous pour moitié prix, car je ne l'aime pas, votre capitaine Brown! Il ne m'a pas seulement offert un pauvre verre de whiskey.
—Vous dites qu'ils ont franchi la rivière et marché vers l'est.
—Oui, répliqua-t-il hardiment, en indiquant sur le rivage une place foulée aux pieds, où ses gens avaient fait boire leurs chevaux; oui, ils ont passé là.
—Merci, étranger, reprit le major Flogger. Allez à Battesville; quoiqu'une partie de ma maison ait été brûlée par ces brigands, vous y trouverez encore un logement convenable pour vous reposer, vous et votre frère, et du rhum pour boire à ma santé.
—Bien obligé, monsieur, dit Brown en ôtant son chapeau; bien obligé; votre invitation n'est pas de refus; nous en profiterons.
Là-dessus, le planteur fit volte-face et lança son cheval au milieu de l'eau. Derrière lui se foulaient une centaine de cavaliers, qui s'empressèrent d'imiter son exemple, sans soupçonner un instant qu'ils avaient pu être mystifiés par leur adroit ennemi.
XIV
LES VICTIMES
Pour la première fois, Edwin Coppie avait aperçu le major Flogger, quand il revint, armé, sur le balcon.
Il dit un mot à deux des Brownistes, qui, mettant pied à terre, s'élancèrent vers l'escalier de la maison.
Quelques secondes après, ils surprenaient le major, lui arrachaient sa carabine et l'attachaient par les poignets à la balustrade de son balcon.
Pendant ce temps, John Coppeland s'approcha de Coppie, qu'il n'avait pas vu et dont il n'avait pas entendu, parler, depuis que ce brave jeune homme l'avait conduit, avec sa bande d'esclaves marrons, au Canada.
—Ah! dit le nègre, en lui prenant respectueusement la main; ah! je vous reconnais; j'espérais en vous! je…
Edwin l'interrompit.
—Nous causerons plus tard, John. Maintenant, il faut partir au plus vite. Y a-t-il des chevaux ici?
—Oui.
—Eh bien, prenez-les; que ceux qui nous voudront suivre en fassent autant, et en route!
—Amis, à l'écurie! cria Coppeland aux esclaves.
Plusieurs s'y précipitèrent. Tous les chevaux furent saisis, bridés tant bien que mal; les nègres les enfourchèrent, puis rentrèrent dans la cour où se tenaient leurs libérateurs.
John donna un des animaux à son père et hissa sur sa propre selle son aïeul, qui ne cessait de bredouiller:
Mais la délivrance
Un jour viendra,
Li fera bombance
Et li chantera.
John, ensuite, se plaça derrière le vieillard, l'enlaça de sa main droite pour le soutenir, et de la gauche saisit les rênes de leur monture.
Plusieurs de ses compagnons de servitude imitèrent cet exemple, qui pour un père, un frère infirme, qui pour une femme, qui pour un enfant.
Du haut du balcon, le major Flogger jurait et proférait des menaces épouvantables, en s'efforçant de rompre ses liens.
Malgré ses cris, malgré ses prières, les nègres qui lui restaient fidèles n'osaient venir à son secours.
Mais, quelques-uns des rebelles s'avisèrent de mettre le feu à l'écurie où ils avaient volé leurs chevaux. Ils voulaient encore piller l'habitation; les Brownistes s'y opposèrent, en déclarant qu'ils brûleraient la cervelle au premier qui l'entreprendrait.
Déjà, un jet de flamme, sorti d'une des fenêtres des communs, annonçait l'incendie.
Edwin Coppie jugea qu'il était prudent de battre en retraite.
Il donna des ordres à cet effet.
On les écouta.
Les abolitionnistes s'éloignèrent au galop, entourés d'une cinquantaine de nègres qui acclamaient tumultueusement le nom de Brown.
D'abord, tout occupé du soin de leur fuite, Edwin Coppie ne put échanger que de rares paroles avec Elisabeth Coppeland.
Mais, après la halte, où ils rencontrèrent John Brown, n'étant plus obligés de tenir leurs chevaux à une allure aussi rapide, une conversation soutenue s'engagea entre les deux jeunes gens.
Elisabeth raconta à Coppie comment une imprudence, le désir d'assister à la fête de l'indépendance, les avait poussés à passer du territoire britannique sur celui des États-Unis.
Ils avaient été repris et renvoyés à leur ancien maître, qui s'en était débarrassé en vendant au major Flogger, son grand-père, son père, son frère et elle.
—Je vous croyais mariée? dit Edwin.
Bess tressaillit.
—Ma foi, oui, continua Coppie. N'étiez-vous pas fiancée à un mulâtre?
—C'est vrai, balbutia-t-elle en baissant la tête.
—Shield Green, si je ne me trompe, celui qui conduisait votre troupe au Canada, quand vous êtes venus frapper à notre porte, à la rivière des Moines.
L'esclave ne répondit pas.
—Vous ne l'avez donc pas épousé? demanda Coppie.
—Non, monsieur, dit-elle vivement.
—Ah! fit-il d'un ton indifférent
Au bout d'un moment il reprit:
—C'est un brave garçon que ce Green. Je voudrais l'avoir parmi nous.
—Il est resté au Canada, dit Elisabeth.
—Comment! il n'a pas eu le même sort que vous?
—Non, car il ne nous avait pas accompagnés à cette fête!
—Vous devez avoir grand'soif de le revoir? dit Edwin en souriant doucement.
Bess demeura silencieuse.
—Shield Green est votre fiancé, n'est-ce pas?
—Oui, dit-elle très bas.
—Eh bien, ajouta Coppie, je veux vous ramener à lui; je l'aime. Il est adroit, habile et courageux.
La négresse soupira, mais sans faire une seule réflexion.
Il y eut une pause.
La caravane longeait toujours la route de l'usage, à travers un pays désert, quoique plantureusement doté par la nature.
Grasse, luxuriante de verdure, était la prairie épanouie à leurs pieds, et dont les limites se perdaient à l'horizon, dans le bleu de la voûte céleste.
Ça et là un bouquet d'arbres en fleurs relevait, par des nuances d'or, de pourpre ou d'albâtre, l'uniformité de la teinte générale.
Sur les branches de ces arbres on voyait voltiger des tétras au brillant plumage, et, dans le fond de la plaine, un troupeau d'antilopes s'ébattait au pied d'un monticule.
Sous les buissons gloussait la poule des prairies; l'air était embaumé de senteurs agréables; il faisait bon vivre, bon respirer, à pleins poumons, les parfums de liberté qui semblaient courir avec la brise dans l'atmosphère.
Cependant, quoique l'heure fût peu avancée, le soleil était déjà chaud.
Il promettait une journée brûlante.
Après avoir chevauché pendant deux heures encore, Edwin, de concert avec les fils de Brown, décida qu'il fallait donner du repos aux bêtes et aux gens, car les uns et les autres étaient exténués.
On s'arrêta sur le bord d'une anse.
Les chevaux furent débridés, pour qu'ils pussent paître plus commodément le gazon, et les fugitifs, après avoir mangé quelques provisions, se couchèrent à l'ombre des saules qui bordaient la rivière.
Jules Moreau vint s'étendre à côté de Coppie.
—Ah ça, lui dit-il en riant malicieusement, je crois que vous avez trouvé Paméla, vous; et cette belle fidélité que vous professiez pour miss Rebecca Sherrington court des risques, hein?
En prononçant ces mots, le Parisien attachait un regard voluptueux sur
Elisabeth, qui dormait à quelques pas d'eux.
—Je ne vous comprends point, répondit sérieusement Edwin.
—Bah! fit Moreau d'un ton incrédule, vous prétendriez peut-être que cette sable nymph [9] n'a pas touché votre coeur.
[Note 9: Qualification donnée, par dérision, dans les États américains aux négresses. On sait qu'en terme de blason, sable signifie noir.]
Coppie haussa les épaules.
—Cependant, insista Jules, je vous ai observés, l'un et l'autre, en route; elle vous regardait et vous serrait…
—Ah! vous êtes fou! s'écria Coppie avec impatience…
—Il n'y a pas de quoi, repartit le Français, noire ou blanche, quand une femme a des traits, une taille, comme ceux-là, on peut être fier…
—J'ai autre affaire en tête, répliqua sèchement Edwin pour mettre fin à une conversation qui le fatiguait.
—Eh bien, vrai, là, parole d'honneur, j'ai envie de lui tailler deux doigts de cour à cette princesse d'ébène, continua l'incorrigible Moreau.
—A votre aise; mais je vous préviens qu'elle ne vous écoutera pas.
C'est une fille sage, et d'ailleurs fiancée!
—Fiancée! raison de plus! superbe! délicieux! C'est le piment de la chose. Dites-moi, Edwin, à qui est-elle fiancée? A quelque monarque du sombre empire! Moi, je lui offre de blanches et virginales fiançailles!
Malgré sa gravité, Edwin ne put s'empêcher de sourire.
—Voulez-vous être mon interprète auprès de cette exquise peau noire? continua le pétulant Parisien. C'est, ajouta-t-il, un de ces petits services d'amitié qu'on se rend aisément dans notre pays. Ah! les jolies têtes, la merveilleuse antithèse que nous présenterions sur le même oreiller, Edwin!
—Chut! dit celui-ci en posant le doigt sur ses lèvres.
—Qu'y a-t-il donc? Vous m'effrayez!
—Silence!
Et Coppie colla son oreille contre le sol.
Retenant son haleine, il écouta pendant une minute.
Puis il se redressa en s'écriant:
—A cheval! à cheval! on nous poursuit!
Réveillés en sursaut par ce cri, tous les hommes se précipitèrent pêle-mêle vers leurs montures. Mais grande fut la confusion. Quelques disputes s'élevèrent au sujet de la possession des chevaux. Malgré les efforts d'Edwin et des fils de Brown pour rétablir l'ordre et accélérer le départ, un quart d'heure s'écoula avant que les animaux eussent été repris et harnachés.
La moitié des gens n'était pas encore prête lorsqu'au pied d'un cap, qui se projetait sur la rivière, apparut une troupe de cavaliers.
Ces cavaliers, les nègres fugitifs les reconnurent immédiatement.
—Massa Flogger! massa Flogger! clamèrent-ils avec des accents de terreur indicible.
C'était, en effet, le major.
Après avoir traversé l'Osage, sur la foi des paroles de John Brown, il avait rencontré un squatter[10] lequel, interrogé, lui affirma avoir distingué, peu de temps auparavant, un grand nombre de blancs et de nègres qui remontaient à franc étrier, l'autre bord de l'Osage.
[Note 10: Colon qui a affermé des terres du gouvernement.]
Les esclavagistes n'eurent pas de peine à croire aux assertions de cet individu, car rien, du côté où ils se trouvaient alors, n'indiquait le passage d'une troupe d'hommes à cheval.
De nouveau, ils franchirent l'Osage.
Vers midi, ils tombaient, à l'improviste, sur les Brownistes.
—Nous avons perdu trop de temps, dit Edwin à Moreau en lui montrant leurs ennemis qui accouraient ventre à terre.
—Pardieu! répondit le Parisien, je n'en suis pas fâché. Nous leur taillerons des croupières.
—Il faut nous battre! En avant! cria l'un des fils de Brown.
—Oui, dit Coppie, que les nègres se sauvent, tandis que nous arrêterons ici cette horde de pharisiens.
—Moi, je veux rester avec vous, objecta John Coppeland.
—Non, lui dit Edwin, emmenez votre soeur et vos parents, et dirigez tous vos compagnons sur Ossawatamie.
Le nègre sentit qu'à cet instant l'obéissance passive était un devoir; il rassembla promptement les esclaves et partit avec eux, pendant qu'Edwin disposait ses hommes en front de bataille.
Dès que les esclavagistes furent à leur portée, ils les reçurent par une grêle de balles qui firent vider les arçons à quatre d'entre eux.
Le major Flogger fut blessé légèrement à la cuisse.
Sa fureur redoubla. Il donna l'ordre de charger les abolitionnistes.
Que pouvaient ceux-ci contre une troupe cinq fois plus nombreuse que la leur?
Cependant, ils tinrent leurs adversaires en échec pendant plus d'une heure; car, dans leur empressement, ces derniers n'avaient emporté que fort peu de munitions.
Mais l'un des fils de Brown, ayant eu son cheval tué sous lui, et ne pouvant se dégager, fut impitoyablement fusillé par les esclavagistes.
L'autre, Frederick, un vaillant jeune homme, avait volé au secours de son frère.
Les assaillants l'entourèrent, s'emparèrent de sa personne après l'avoir couvert de blessures et le conduisirent au major Flogger, qui avait mis pied à terre pour examiner sa jambe.
—C'est le fils du père Brown! qu'en allons-nous faire? criaient-ils triomphalement.
Le major réfléchit: puis il dit avec un sang-froid cynique:
—Il faut l'attacher à la queue d'un cheval et le mener à Ossawatamie. Il y a d'ici une trentaine de milles. Mes nègres y chercheront certainement un refuge; mais nous saurons bien les reprendre dans une souricière que je leur tendrai. Ce bandit-là, ajouta-t-il en frappant Frederick du pommeau de son sabre, ce bandit-là, mort ou vivant, nous servira d'appât.
XV
JULES MOREAU ET BESS COPPELAND
—Et vous parlez français, charmante enfant?
—Un peu, oui, monsieur, répondit-elle.
—Mais c'est délicieux! L'anglais, d'ailleurs, est une langue exécrable, n'est-ce pas?
Elisabeth regarda son interlocuteur d'un air surpris.
—Moi, poursuivit-il avec légèreté, je ne sais ce que je déteste le plus de cet idiome ou de ceux qui le parlent. Ma foi, oui. Nous autres Parisiens nous sommes tous comme cela.
—Ah! vous êtes de Paris, monsieur! fit la jeune fille avec un accent et un regard qui disaient éloquemment qu'elle considérait Moreau comme un être privilégié.
—De Paris, sans doute, la belle, et je m'en flatte! repartit-il en tortillant ses moustaches.
—Ils sont bien heureux ceux qui sont nés à Paris, dit-elle en soupirant.
—Heureux! heu! heu! répliqua Moreau dans une moue plus que dubitative.
Puis, se reprenant avec la vivacité qui était un des éléments de son caractère, il ajouta:
—C'est un bonheur, ravissante créature, qu'il ne tiendrait qu'à vous de partager.
—Comment cela? exclama-t-elle naïvement.
—Mais, dit-il, avec une imperturbabilité comique, en épousant un
Parisien, morbleu!
Le visage de la négresse devint triste.
—Vous voulez vous moquer de moi, monsieur, murmura-t-elle.
—Moi! Dieu m'en garde! me moquer d'une jolie femme, jamais! on est
Français ou on ne l'est pas, mademoiselle.
Et ces mots furent ponctués d'un geste digne du latin disant; Civis romanus sum!
L'admiration de Bess allait croissant.
—Il n'y a point d'esclaves à Paris? demanda-t-elle timidement.
—Des esclaves à Paris! s'écria Jules indigné.
Puis il s'arrêta et dit d'un ton moins vif:
—Non, mademoiselle, il n'y a pas d'esclaves à Paris.
—Ça doit être un beau pays! continua la négresse, confondant, comme c'est l'habitude des siens, et même d'une partie des blancs qui habitent l'Amérique, toute la France dans Paris.
—Voudriez-vous le voir? interrogea Moreau.
—Oh! dit-elle, ce serait un voeu inutile.
—Pourquoi? objecta le Français.
—Parce que je ne pourrais jamais le réaliser.
—Et si je vous en fournissais les moyens?
—Non, dit-elle, je suis née sur ce continent, j'y mourrai sans en sortir.
—Ne dites pas cela, mademoiselle, ne dites pas cela! fit Jules en lui pressant tendrement les mains.
Présumant que c'était une marque de simple amitié, Bess ne s'y opposa pas.
Cependant Moreau attachait parfois sur elle des regards qui la troublaient.
Mais savez-vous, lui dit-il, que vous vous exprimez merveilleusement bien dans notre langue!
—Vous me flattez, monsieur.
—Où donc l'avez-vous apprise? poursuivit-il avec intérêt.
—A Bâton-Rouge, dit-elle.
—Bâton-Rouge! Qu'est-ce que cela! dit Jules, dont les notions géographiques n'étaient pas des plus développées.
—C'est la capitale de la Louisiane.
—Drôle de nom!
—Je restais chez un planteur français, un bon maître!
—Ah! ce n'est pas étonnant; les Français sont tous bons. Et c'est lui qui vous a fait instruire?
—Oui, monsieur, j'ai été élevée avec sa fille.
—Il fallait ne pas les quitter, alors.
—Oh! dit-elle amèrement, ce n'est pas nous qui l'aurions quitté, M. Pascal. Il nous traitait tous comme ses enfants, et plus d'une fois ses voisins, les autres planteurs, lui reprochèrent de nous gâter. Ce qu'ils firent pour le renvoyer du comté est incroyable.
—Comment?
—Ils prétendaient que sa douceur pervertissait même les esclaves des autres habitations.
—Est-ce bien possible?
—Si nous voulions les visiter, on nous chassait à coups de fouet; on lançait même à nos talons ces chiens que les Américains appellent blood hounds…
—Vraiment!
—Les inspecteurs nous infligeaient bien d'autres cruautés.
—Mais pourquoi donc vous êtes-vous séparés de votre M. Pascal?
—Hélas! répondit Bess, en pleurant, hélas! un jour on l'a trouvé assassiné dans son lit.
—Assassiné!
—Oui… Les autres planteurs prétendirent que c'était nous qui…
—Aviez fait le coup! les canailles! s'écria Moreau.
—Mais, reprit Bess, on sut plus tard que c'était l'un d'eux qui en était l'auteur.
—Brigands! brigands! exclamait Jules.
—Pour comble de malheur, ajouta Bess, ma jeune maîtresse mourut peu après, et nous fûmes tous vendus aux enchères, sur le marché de la Nouvelle-Orléans.
—Pauvres gens! fit le Parisien, les larmes aux yeux. Ah! vous avez dû bien souffrir!
—Pour cela, oui, monsieur. Un homme de la Pennsylvanie nous acheta, mes parents et moi. Il était dur, méchant. Ma mère périt dans les tortures qu'il lui fit subir, et mon père pensa qu'il fallait fuir. C'est alors, tandis que nous nous sauvions au Canada, que ce brave et honnête M. Coppie…
Au nom de son ami, le front de Moreau se rembrunit.
La négresse continua sans remarquer l'impression que ses paroles causaient au jeune homme.
—C'est alors qu'il exposa généreusement sa vie pour nous conduire en un lieu sûr. Oh! ma reconnaissance…
—Vous l'aimez! dit Jules sèchement.
—Sans doute, je l'aime, dit-elle avec ingénuité.
—Et lui, croyez-vous qu'il vous aime? s'enquit Moreau d'un ton singulier, en plongeant, pour ainsi dire, ses yeux dans ceux de la jeune fille pour y lire sa pensée intime.
Elle tressaillit, baissa la tête et répondit au bout d'un instant:
—Il faut bien qu'il nous aime un peu, puisqu'il vient encore de risquer ses jours pour nous délivrer.
—Assurément, dit Jules. Mais pensez-vous qu'il vous aime assez pour vous épouser.
—M'épouser, lui! répliqua-t-elle avec stupéfaction, et un mouvement de joie qui n'échappa point à l'observation du Parisien.
Il fronça les sourcils.
—Qu'y aurait-il d'impossible, si, de votre côté, vous l'aimez? dit-il en redoublant d'attention.
—Vous voulez me railler.
—Dieu m'en préserve! car si vous n'aimez pas Edwin, oh!…
—Moi, ne pas l'aimer! je serais bien ingrate!
—Ah! dit-il d'un ton sarcastique, je ne m'étais pas trompé.
—Je ne vous comprends pas, monsieur.
—Vous ne me comprenez pas, dit Moreau, en lui saisissant la main avec force, vous ne comprenez pas que je vous aime, moi, et que si vous voulez accepter mon amour, si vous voulez être ma femme…
—Votre femme! votre femme, monsieur!
—Oui, ma femme légitime. Je vous emmènerai en France, à Paris, s'écria-t-il avec exaltation.
La jeune fille s'imagina qu'il se moquait d'elle.
Mais il ajouta à voix basse et d'un ton passionné:
—Je vous jure, Elisabeth, que je vous aime de toutes les puissances de mon âme; je vous jure que je serais heureux, que je serais fier de partager votre existence…
—Mais, monsieur, vous ne songez donc pas à ma couleur, dit-elle en retirant sa main.
Jules tomba à ses pieds.
—Je sais seulement que je vous adore, repartit-il avec entraînement; oui, j'éprouve pour vous un sentiment qui ne s'éteindra qu'avec mon dernier souffle, et je tuerais quiconque serait un obstacle entre vous et moi.
En prononçant ces mots, Jules Moreau disait la vérité. Il aimait ardemment la négresse; mais son amour était-il sérieux, profond? devait-il durer? Problèmes qu'il n'essayait même pas de résoudre. Cependant, il se figurait avoir un rival dans Edwin Coppie, et cette idée,—très fausse d'ailleurs,—prenait du corps, depuis quelque temps surtout.
Sa passion pour Bess avait été spontanée. Habitué aux succès faciles, il s'était dit que l'esclave ne lui résisterait pas. Son attente fut déçue; il s'en irrita. Et, vraiment, pour s'assurer la possession de l'Africaine, il l'eût épousée quarante-huit heures après leur première entrevue, si elle y eût consenti.
Ce fut à Ossawatamie, ou les abolitionnistes s'étaient retirés à la suite des nègres fugitifs, qu'il tenta d'abord de «faire la conquête» de Bess.
Il lui parla en anglais; à peine l'écouta-t-elle. Des préoccupations bien autrement sérieuses remplissaient alors l'esprit de la jeune fille.
Mais quatre ou cinq heures après leur arrivée à Ossawatamie, les Brownistes furent avertis qu'une troupe nombreuse d'esclavagistes s'avançait sur cette localité.
Le capitaine Brown n'avait pas reparu. Edwin Coppie, prenant conseil de lui-même, se détermina à se replier sur le camp fortifié avec toute sa bande.
C'est là que nous le retrouvons, le surlendemain, attendant toujours des nouvelles de son chef, et c'est là que, par un bel après-midi.
Jules Moreau renouvelait, auprès de Bess Coppeland, ses amoureuses tentatives.
Assez disposé à mal juger les autres, il considérait comme de la rouerie féminine, la candeur de la négresse, et, tout gratuitement, lui prêtait Edwin Coppie pour amant.
De là une jalousie sourde, qu'il était trop vaniteux pour déclarer, trop faible, trop épris peut-être pour dissimuler tout à fait.
Elisabeth souffrait ses assiduités parce qu'il était l'ami de Coppie, peut-être aussi parce que, comme la plupart des femmes, elle avait un brin de coquetterie dans le coeur; mais elle ne se sentait aucun amour pour le Parisien.
Elle en aimait un autre: elle aimait Edwin, sans oser se l'avouer pourtant, sans espérer être jamais à lui.
Au plus profond de son sein, elle lui avait élevé un autel, elle lui rendait un culte de tous les instants, mais tout le monde, celui même qui en était l'objet, l'ignorait.
—Ah! dit-il en se relevant, c'est ce Coppie qui a su s'attirer ses bonnes grâces; mais je les séparerai; j'ai un moyen. Je vais écrire à miss Rebecca Sherrington, une lettre anonyme. Edwin m'a dit qu'elle est jalouse de Bess, depuis qu'il l'a conduite au Canada. Je tâcherai de me faire confier cette mission, et bien maladroit je serais ensuite, si je ne parvenais à obtenir les faveurs de ma belle inhumaine.
Enchanté de ce projet, qu'il regardait comme un bon tour joué à un camarade, Jules courut à sa tente pour le mettre à exécution.
Il écrivit la lettre, en se félicitant de son habileté et chargea un homme, qui allait faire des provisions au village voisin, de jeter le pli à la poste.
Moreau croyait n'avoir fait qu'une excellente mystification, l'imprudent! Mais il venait, par cette action irréfléchie, lâche, de souffler sur un feu qui devait bientôt causer d'épouvantables ravages.
Comme il rôdait autour de la tente, habitée par les Coppeland, des cris de joie, des hourras assourdissants annoncèrent la rentrée de John Brown au camp.
Jamais la figure, si grave habituellement, du chef, n'avait paru sombre à ce point.
Ses cheveux et sa barbe avaient encore blanchi.
On l'entoura avec respect, avec amitié. On craignait de l'interroger, car tel qu'un fer rouge, la douleur s'était imprimée sur son visage en caractères ineffaçables.
—Mes amis, dit-il d'une voix pénétrante, l'infortune est le lot de l'homme, c'est à ce creuset qu'il épure son âme. Bénissons donc la main du Très-Haut, alors même qu'elle nous frappe. Deux de mes enfants viennent de périr dans la guerre sainte que nous avons entreprise: l'un, fusillé, l'autre torturé par les esclavagistes qui l'ont traîné trente milles attaché à la queue d'un cheval! Le pauvre Frederick! il a succombé à cette horrible barbarie.
Mais je m'incline devant la volonté divine. Cette volonté nous ordonne de redoubler d'efforts et d'aller porter un grand coup, un coup décisif au foyer de l'esclavagisme.
Si nous restions davantage ici, nos ennemis nous y surprendraient en nombre trop considérable pour que nous pussions lutter avec eux, et, comme mes malheureux enfants, nous tomberions victimes de leur cruauté.
Abandonnons ces contrées où nous nous épuisons en stériles efforts, et rendons-nous dans les États du Sud J'y compte de nombreux amis. Je connais spécialement la Virginie. Une partie des habitants est pour l'abolition. Si nous parvenons à la soulever, le triomphe est certain, et nous aurons la gloire d'avoir extirpé de notre pays, le cancer qui lui ronge le sein. Voulez-vous me suivre?
—Oui, répondirent unanimement ses partisans.
—Eh bien, demain, nous partirons par divers chemins, et, vers le mois de septembre de l'année prochaine, nous nous réunirons dans les Montagnes-Bleues, au confluent du Potomac et de la Shenandoah!
—C'est entendu, dirent plusieurs abolitionnistes.
—Mais, que fera-t-on des esclaves enlevés à Battesville? demanda une voix dans la foule.
—Menez-les au Canada, dit Brown.
—Je m'en charge, fit Edwin Coppie.
—Non, pas vous, jeune homme, vous m'accompagnerez, répondit le capitaine; j'ai besoin de vos services. Mes fils, et votre ami Moreau seront suffisants pour remplir cette mission. Ils viendront ensuite nous rejoindre.
—J'accepte, s'écria, avec empressement le Parisien.
XVI
LA FERME DE KENNEDY
Jefferson a dit, en partant de la gorge des Montagnes-Bleues, dans l'État de Virginie: «C'est l'une des scènes les plus merveilleuses de la nature, et dont la vue est bien digne d'un voyage à travers l'Atlantique.»
En effet, il est rarement donné à l'homme de contempler un spectacle plus grandiose; le Potomac, majestueux dans sa course, semble déchirer les flancs des montagnes de granit, qui l'étreignent; ses eaux profondes mugissent écumantes, et les anfractuosités marmoréennes des Montagnes-Bleues répercutent, en les multipliant, les mille bruits qui s'élèvent du fleuve rapide, frémissant.
Avant d'atteindre les fameuses chutes que les anciens possesseurs du pays nommaient les Tum-Tum de la Schenandoah, en employant une onomatopée expressive, le fleuve se tord entre deux rives escarpées, premières assises de ces géants altier, les Montagnes-Bleues, dont les sommets, couronnés de sapins, de pruches et autres conifères, se perdent dans la voûte éthérée. On est frappé de la grandeur du spectacle; les rives sombres et abruptes surplombent parfois le fleuve qui, pour ouvrir son lit, a dû en ronger la base rocheuse; de noires vallées se déploient de distance en distance, et offrent à l'oeil du voyageur des horizons bornés par des murs de granit aux teintes foncées, formant des précipices profonds à donner le vertige aux aigles de la Montagne du Sud. On sent que la nature en convulsion, a laissé là une oeuvre inachevée; le sol tourmenté, tantôt se creuse en vallons aux coteaux rapides, sur lesquels s'échelonnent des pins séculaires, qui semblent une armée de Titans escaladant l'Olympe; tantôt il surgit en un pic hardi, dont la cime apparaît comme une sentinelle avancée du chaos. Le coeur se serre malgré soi en contemplant ce grandiose spectacle de la nature, et l'homme, réduit à ses infimes proportions, se sent comme fasciné par ces gigantesques créations de Dieu.
Le voyageur qui, vers 1859, eût pénétré au fond de l'une de ces gorges étroites et ténébreuses, eut découvert, adossée à un rocher grisâtre, dans les interstices duquel s'élançaient quelques arbustes rabougris, une pauvre ferme démantelée, à l'aspect désolé; on sentait que l'homme avait commencé là une lutte et qu'il n'avait pu vaincre la nature sauvage; sa main débile avait dû renoncer à remuer ce sol âpre, et cette ferme même était là pour témoigner de son impuissance. Le pionnier qui l'avait élevée l'avait désertée dans un jour de découragement; il était allé ailleurs chercher une terre plus généreuse. Cette habitation isolée, dont la toiture, à moitié effondrée, laissait voir les chevrons, ajoutait encore à la sauvagerie du site: elle n'avait rien de remarquable. C'était un grand parallélogramme, divisé à l'intérieur par des cloisons en bois: sa façade, jadis blanchie à la chaux, avait été lavée par les pluies, et les ouvertures de l'habitation étaient délabrées comme tout l'édifice. De chaque côté existaient des appentis destinés, soit à abriter les bestiaux, soit à mettre à couvert les instruments aratoires; dans les écuries la crèche était vide de paille et la basse-cour, hérissée de ronces, n'était point animée par le gloussement et le caquetage des volailles: cette ferme sentait l'abandon, un souffle de ruine avait passé sur elle. L'espace conquis sur la forêt, par le créateur de cette solitude, avait été envahi par les lianes, les orties, les églantiers, qui formaient autour de la maison une haie impénétrable: un sentier étroit et récemment taillé dans le fouillis épineux y donnait accès.
Depuis quelques mois seulement, cette ferme était habitée. Dans les premiers jours de juillet 1859, les rares colons de la contrée virent passer un vieillard suivi de sept ou huit hommes et d'un fourgon. L'arrivée de cet homme avait excité quelque peu la curiosité du voisinage; cependant cette curiosité serait tombée d'elle-même, si l'on avait vu les nouveaux possesseurs de la ferme de Kennedy se livrer au travail; mais l'on ne s'expliquait pas l'existence de ce fermier, qui ne cultivait pas et qui laissait ses terres en jachère, nul ne connaissait ses projets, nul n'eût pu dire d'où il venait. Les quelques voisins qui l'avaient approché ne savaient qu'une chose, c'est que c'était un homme affable et doux, et qu'il trouvait, même dans son isolement, le moyen de venir en aide aux misères d'autrui. Ce qui intriguait par-dessus tout, c'était l'entrée consécutive à la ferme d'énormes chariots de fourrages qui s'engloutissaient dans l'enceinte sans la combler, comme si tous les animaux de l'arche de Noé l'eussent habitée. Les fortes têtes des fermes avoisinantes avaient déjà supputé la quantité de fourrage introduite et ne s'en expliquaient pas la disparition. En un mot, le nouveau propriétaire de la ferme intriguait tout le monde, et nul n'aurait pu dire ce que faisaient ces hommes réunis dans la solitude; on savait seulement que le plus âgé se nommait Schmidt, qu'il passait de longues heures en lecture, et que ses compagnons étaient des chasseurs intrépides, que ne fatiguaient pas les courses journalières à travers la forêt.
L'aspect intérieur de l'habitation n'avait pas un air plus gai que ses abords: au rez-de-chaussée, une vaste salle commune rassemblait tous les membres de cette mystérieuse famille; une grossière table de sapin, entourée de bancs, en occupait le centre; quelques escabeaux étaient dispersés ça et là; aux murs étaient appendus des revolvers, des carabines et des fusils de chasse.
Un soir, c'était dans les premiers jours d'octobre, les Schmidt, comme on les appelait dans le pays, étaient groupés dans la grande salle dont nous venons de tracer une rapide esquisse; assis sur un escabeau, le vieillard lisait la Bible à la lueur d'une lampe; à l'autre extrémité de la chambre, ses compagnons devisaient entre eux à voix basse.
—J'entends du bruit, ce sont eux sans doute, dit tout à coup le vieillard en relevant la tête.
—Vous vous trompez, capitaine Brown.
—Mon cher Edwin, perdez donc l'habitude de m'appeler par mon nom, je me nomme Schmidt et je dois être Schmidt pour tout le monde jusqu'au jour de la délivrance.
—Je m'observerai davantage à l'avenir, répondit Coppie, mais je crois que vous vous êtes trompé; l'on n'entend que le frémissement des feuilles qu'agite la brise du soir et le grondement du fleuve dans la vallée.
—Je suis sûr d'avoir entendu le son d'un pas. Allez voir, mon fils, ajouta-t-il en s'adressant à Watkin.
—Je vous obéis, mon père.
Et Watkin ouvrit la porte de la ferme et sortit.
—Capitaine, dit Coppie, c'est ce soir que nos destinées vont se résoudre.
—Oui, mon enfant, et si Dieu ne nous abandonne pas, je touche au but de toute ma vie.
—Vous accomplirez votre mission, capitaine, et votre nom sera béni par les générations futures comme celui de Moïse, car vous nous avez ouvert les portes de Chanaan.
—Amen, dit le vieillard, reprenant sa
Mais au même instant la porte grinça sur ses gonds, et livra passage à
Watkin et à plusieurs hommes étrangement vêtus.
—Bonsoir à tous, dit en saluant celui qui entra le premier.
—Ah! c'est vous, colonel Forbes, dit Brown, soyez le bienvenu.
—Moi-même, exact au rendez-vous comme un vieux militaire; la bande me suit; aux abords des habitations nous nous sommes dispersés pour ne pas éveiller l'attention des curieux.
Effectivement, à peine le colonel terminait-il sa phrase que de nouveaux arrivants pénétrèrent dans la salle, suivis à courte distance par d'autres individus. Parmi ces gens, il n'eût pas été difficile de reconnaître plusieurs des aventuriers qui avaient fait avec le capitaine Brown la campagne du Kansas, car Schmidt, l'excentric farmer, comme le qualifiaient les voisins, n'était autre que John Brown, l'apôtre de l'abolition de l'esclavage.—Après avoir fait mettre en sûreté les esclaves qu'il avait délivrés dans le Missouri, John Brown chercha à se procurer une somme d'argent assez considérable pour entreprendre ce qu'il appelait l'oeuvre de la délivrance; mais ses efforts échouèrent en partie. Cependant, par de nombreuses démarches, il parvint à recueillir la somme nécessaire pour acheter la petite ferme de Kennedy, située à quelques milles de Harper's Ferry.
C'est là que nous le retrouvons, cachant sa vie privée aux yeux de tous, et organisant sur une large base, l'insurrection des abolitionnistes.—Ses émissaires, répandus dans les États du Nord, y avaient établi de nombreuses ramifications; chaque jour lui amenait quelque adhésion nouvelle, quelques subsides. Ces chariots de fourrages qui intriguaient si fort les habitants de la contrée, n'étaient autres que des envois d'armes qui allaient s'amonceler dans les greniers et les caves de l'habitation.
Le moment d'agir était arrivé.
D'instant en instant, des individus à la mine énergique, les uns blancs, les autres noirs,—et parmi lesquels on remarquait quelques négresses, —la plupart revêtus de vêtements qui attestaient de nombreux états de service, mais tous armés, se glissaient silencieusement dans la salle.
—Eh bien, délibérons, dit le colonel Forbes, en faisant signe à un des derniers venus de fermer la porte de la pièce.
—Il manque encore quelqu'un, ce me semble, dit Brown.
—Le Frenchman, répondit laconiquement Edwin.
—Le Frenchman, le voilà, cria joyeusement Moreau en faisant irruption dans la salle. Le satané pays! continua-t-il, j'ai failli m'éborgner vingt fois aux branches d'arbres.
—Eh bien, quelles nouvelles? demanda le chef.
—Bonnes, capitaine, dit Jules Moreau en lui tendant un paquet de lettres.
—Vous permettez, dit ce dernier, que je prenne connaissance de ces missives?
—Faites, capitaine, faites, dit le colonel.
Pendant ce temps, Jules Moreau s'était dirigé vers Edwin, auquel il serra cordialement la main.
—Avez-vous fait un bon voyage? demanda Coppie.
—Très bon, Dieu merci.
—Vous êtes passé à Dubuque?
—Oui.
—Avez-vous eu des nouvelles de miss Rebecca?
—Aucune, répondit Moreau, dont les traits se contractèrent légèrement au nom de Rebecca; votre fiancée était chez une de ses amies dans l'État du Missouri.
En ce moment la porte de la salle s'ouvrit, de nouveau devant une jeune négresse, dont la rare beauté attira aussitôt les regards d'une partie de l'assemblée. Elle était mise avec goût, mais son costume était celui des esclaves ordinaires. Les yeux de cette jeune fille se dirigèrent aussitôt sur Edwin et s'y attachèrent avec ténacité.
—Et nos chers Coppeland, qu'en avez-vous fait? disait celui-ci sans remarquer l'attention dont il était l'objet.
—J'ai installé, dit froidement Jules, la jeune fille, son grand-père et son père à London; quant à John, le frère, il sera ici dans quelques jours ainsi que Shield Green, car ils veulent combattre avec nous pour l'émancipation de leur race.
—Mais Bess, la pauvre fille, a-t-elle supporté toutes ces fatigues sans?
Jules Moreau, à cette question, regarda Edwin d'un oeil scrutateur; au même instant un éclair brilla dans les yeux de la jolie négresse, qui s'appuya contre la paroi du mur.
—Elle va très bien, répondit Jules Moreau, qui tressaillit, en croisant son regard avec celui de la mystérieuse esclave.
—Qu'avez-vous? demanda Edwin.
—Rien, répondit Moreau.
—Messieurs, dit John Brown je suis à vous. Les rapports que je reçois me promettent un concours actif; mais avant d'ouvrir la séance il me semblerait bon d'organiser le bureau.
—Quel autre que vous serait plus digne de nous présider ici? dit Edwin.
—Personne, exclama l'assistance; hourra pour John Brown!
—Et vous, Edwin, dit le colonel Forbes, prenez la place de secrétaire.
Le jeune homme consulta l'assemblée du regard, personne ne protesta; autorisé par cet assentiment tacite, Edwin s'assit à la droite de Brown.
—Messieurs, dit celui-ci, la, séance est ouverte, mais avant de vous communiquer aucun de mes plans, je crois devoir déclarer encore que je ne veux entraîner personne dans la voie que je suis; je n'engage personne à se joindre à moi; je combats pour une cause qui me semble grande et juste, et à laquelle j'ai fait d'avance le sacrifice de ma vie; pour vous, vous avez le choix: que ceux qui ne se sentent pas ardents dans la voie du Seigneur se retirent, et que ceux qui restent sachent bien que leur vie est en danger, et que c'est le pacte de la liberté que nous allons signer de notre sang.
A ces derniers mots, Edwin se leva; le feu de l'enthousiasme brillait dans ses yeux.
—Capitaine, dit-il d'une voix vibrante et sympathique, capitaine, nous sommes tous ici vos enfants; nous sommes tous ici des hommes libres qui souffrons de l'esclavage de nos frères, c'est librement que nous suivrons dans toutes ses entreprises l'apôtre de la liberté.
Ces paroles de Coppie électrisèrent l'assemblée, qui éclata en bravos.
—Jeune homme, dit le colonel Forbes, vous avez été notre interprète éloquent, et vous avez parlé comme le doit faire tout homme libre de la jeune Amérique.
De nouveaux bravos couvrirent la voix du colonel et les cris de vive
Coppie! ébranlèrent les murailles de la ferme de Kennedy.
Pendant toute cette scène, Jules Moreau n'avait pas quitté des yeux la séduisante négresse, qui était parvenue à fendre la foule et à aller s'adosser contre le montant de la porte d'entrée; là, les regards de celle-ci se reportèrent encore sur le visage d'Edwin, regard d'une fixité étrange.
John Brown se leva.
—Messieurs, dit-il, voici le règlement de notre société; je vous prie de me prêter toute votre attention.
Et d'un ton solennel; il commença:
PRÉAMBULE
«Attendu que l'esclavage n'est autre chose que la guerre la plus barbare et la plus injuste, puisqu'elle est faite sans provocation, d'une partie des citoyens contre l'autre, guerre dont les résultats sont ou l'emprisonnement perpétuel ou l'extermination absolue; attendu qu'il viole directement les vérités évidentes et éternelles contenues dans notre Déclaration d'Indépendance, nous, les citoyens des États-Unis, au nom du peuple opprimé, ordonnons et établissons les règlements suivants, destinés à protéger nos biens, nos libertés, nos vies.
ARTICLE PREMIER
»Tout individu adulte, exilé ou opprimé, citoyen ou esclave, qui s'unira à nous pour le soutien de notre constitution, provisoire sera, ainsi que ses enfants mineurs, protégé par elle.»
—Permettez, capitaine, dit le colonel Forbes en interrompant la lecture, mais ce document nous est connu à tous et il est inutile de le relire. Notre présence ici prouve surabondamment que nous en connaissons l'importance. Passons donc à la délibération suprême.
—Volontiers, dit Brown, d'autant plus que les moments sont précieux; mais avant, messieurs, il faut que chacun de nous prête le serment exigé par les statuts.
Edwin se leva, et posant la main sur le Nouveau-Testament, qui était resté ouvert devant John Brown, il dit d'une voix émue:
—Qu'il me soit permis de formuler le premier mon serment: Je jure par ce livre sacré qui m'enseigne que tout ce que je voudrais qu'il me fût fait je dois le faire aux autres, je jure d'employer jusqu'à la dernière goutte de mon sang à la délivrance de mes frères de couleur; d'abandonner, pour faire triompher la cause de l'abolition, parents, famille, fiancée, affections, et de ne reprendre les droits de mon coeur que le jour où la cause sera victorieuse partout. Je le jure.
En prononçant ce serment, ses yeux rencontrèrent pour la première fois ceux de la négresse, et il se sentit frissonner sans savoir pourquoi.
—Cette ressemblance est singulière, dit-il en s'asseyant.
Puis, il se releva et dirigea encore ses regards vers le lieu où il avait vu l'esclave, mais elle avait disparu.
Au même instant, Jules Moreau s'écria:
—Laissez-moi passer, nous sommes trahis? Gare!
Et rapide, il se fraya un chemin à travers la foule pour atteindre la porte qui était restée entr'ouverte, et par laquelle il se précipita.
Le cri de Jules Moreau avait jeté l'assemblée dans la stupeur.
—Que signifie? demanda Brown.
—Je ne sais, dit le colonel Forbes; mais si le Français a reconnu un espion dans la réunion, et qu'il soit à sa poursuite, s'il ne le ramène pas, ce que nous avons de mieux à faire est de hâter notre mouvement, avant que des mesures soient prises contre nous.
—Sans doute, dit une voix.
—C'est bien résolu, n'est-ce pas? reprit le capitaine en parcourant des yeux l'assemblée.
—Oui, oui! vive Brown! mort aux esclavagistes! hurlèrent eu choeur les assistants.
D'un ton inspiré, le chef lança alors cette prophétique malédiction d'Isaïe:
—«Malheur à la couronne d'orgueil, aux Ephraïmites passionnés pour les festins, à la fleur passagère, leur éclat et leur joie! Malheur au pays qui s'élève sur la vallée fertile!—Malheur à ceux que le vin fait chanceler.
»Voilà que le Seigneur va fondre sur eux comme un homme fort et puissant, comme la grêle impétueuse, comme un tourbillon qui ravage, comme un torrent qui déborde et qui inonde les campagnes.
»Couronne d'orgueil des voluptueux Ephraïmites, tu seras foulée aux pieds!»
XVII
L'AFFAIRE D'HARPER'S FERRY
Sur les rives du Potomac, à la jonction de ce fleuve avec la Schenandoah, se dresse un promontoire escarpé, couronné par une plate-forme; c'est sur les deux rives de ces cours d'eau, qui se joignent à angle obtus, que se développe la voie brisée composant la petite ville d'Harper's Ferry; une partie se nomme la rue du Potomac, l'autre porte le nom de la Schenandoah. Du côté de la falaise, les maisons sont adossées au rocher, et lorsque l'agglomération de la population l'a forcée à s'étendre, les constructions ont franchi l'escarpement, et la plate-forme s'est transformée en une seconde ville, moins pressée et plus riante au milieu de ses jardins.
De ce point un spectacle magique s'offre aux yeux du touriste; au pied du cap, les eaux paisibles de la Schenandoah viennent se marier aux flots mugissants et rapides du Potomac, roulant avec fracas sur les larges strates de roc qui forment son lit; puis, majestueux dans sa course, il bondit au milieu de la vallée profonde que bordent sur la rive du Maryland, les hardis profils des monts Latotins et sur celle de la Virginie, les sommets dénudés des Montagnes-Bleues.
Du côté gauche du fleuve, les bâtiments de l'arsenal, que dominait l'élégant clocher d'une église, s'élevaient en 1859 sur l'étroite bande du rivage: cet arsenal n'a pas l'aspect formidable qu'ont en Europe, les établissements de ce genre: un grand parallélogramme en brique, dont les deux étages étant percés de fenêtres cintrées, étalait sa façade vulgaire sur une vaste cour entourée de constructions semblables en retour[11]; une barrière en bois et fer, reliait les pavillons. Près du mur de soutènement des terrains de l'arsenal, des colonnes de pierres carrées supportent le chemin de fer de Baltimore à l'Ohio qui a dû se créer une voie dans le lit même du fleuve, sur une longueur d'un demi-mille environ. Le railway court le long du bord extérieur du canal qui traverse par un pont de pierre et de bois, dont l'arche unique mesure cent cinquante pieds d'ouverture. C'est un tableau plein d'enseignement que cet enchevêtrement du génie humain et de l'oeuvre de Dieu: le génie de l'homme domine là l'oeuvre de la nature, et le fleuve rugissant se couche et passe humble sous le joug de l'intelligence.
[Note 11: Brûlés en mai 1861.]
Puis, si vous reportez vos yeux vers la droite, vous voyez se dérouler à vos pieds la Schenandoah, dont les eaux susurrantes caressent le bord des îles qui émaillent son cours; le cadre est plus gai de ce côté; une végétation luxuriante recouvre les îles, et les bords de la paisible rivière ont un aspect moins aride.
Devant vous, au confluent, au mariage des eaux, que commande un pont de neuf cents pieds de long, le Potomac qui a reçu dans son lit, comme une blanche fiancée, la Schenandoah aux eaux limpides, poursuit sa course rapide et tumultueuse. A ce spectacle grandiose, l'âme s'élève plus facilement vers le Créateur, qui semble avoir voulu réunir dans le même lieu, toutes les merveilles de son oeuvre.
C'est à l'extrémité de cette pointe de terre, sillonnée par les routes naturelles et artificielles que s'élève cette modeste cité, Harper's Ferry, dont le nom devenu immortel, rappellera aux siècles futurs une ère nouvelle de liberté.
Comme tous les grands faits de l'histoire, le drame d'Harper's Ferry a eu ses trois grands jours, division mystérieuse et fatidique.
C'était le samedi 16 octobre 1859.
A cette époque-là la ville d'Harper's Ferry comptait environ 5,000 habitants, dont un grand nombre était employé à l'arsenal: c'était une population laborieuse, active, intelligente, célébrant le travail pendant six jours, et se reposant scrupuleusement le septième, comme il convient à des gens religieux et raisonnables. La petite ville commençait à s'endormir, quelques rares lumières brillaient encore aux croisées des maisons; le quartier de l'Arsenal était abandonné depuis la chute du jour, et le gaz n'éclairait que la solitude. Certes, quelqu'un qui eût parcouru les rues désertes de la cité ne se serait pas douté que depuis quelques jours, cette population confiante était mise en émoi par l'annonce de l'arrivée de John Brown, l'abolitionniste. Un seul gardien, placé à la tête du pont, protégeait la fabrique d'armes. Cependant à cette heure, de nombreux groupes d'hommes isolés se dirigeaient vers Harper's Ferry: c'étaient les Brownistes. A la suite de la scène de Kennedy, les conjurés voulaient marcher immédiatement sur la ville; mais John Brown les avait arrêtés dans leur élan.
—Attendez, mes enfants, leur avait-il dit, si nous nous rendons à Harper's Ferry, ce soir, nous serons obligés de lutter contre les ouvriers; remettons notre campagne à la nuit du samedi au dimanche; le saint jour du sabbat rend désert l'arsenal dont nous pourrons nous emparer sans verser une seule goutte de sang.
Le conseil de Brown fut suivi, et le samedi soir les abolitionnistes divisés par groupes de cinq et six hommes, se rendaient par des voies différentes au pont du Potomac.
Un de ces groupes précédait les autres; les hommes qui le composaient étaient armés jusqu'aux dents et causaient entre eux tout en marchant:
—Mordieu! dit l'un, qu'il était facile de reconnaître pour notre ami Jules Moreau, à sa tournure dégagée, mordieu! je ne suis pas fâché de sortir de l'état de torpeur dans lequel nous vivions au fond de cette gorge comme des brigands d'opéra-comique moins le vin et les fillettes; nous allons en découdre, comme on dit dans notre brave pays de France.
—Espérons que non, lui répondit son compagnon, qui n'était autre qu'Edwin. Nous allons paisiblement nous installer à l'arsenal; pendant la nuit le contingent du nord viendra nous rejoindre, et demain matin la population en s'éveillant nous acclamera.
—Et nous apportera à chacun une tasse de café au lait avec un petit pain au beurre, dit Moreau d'un ton goguenard, comptez là dessus, mon ami, comptez là-dessus; ces gens que vous allez ruiner d'un coup, à vous entendre, devraient être enchantés…
—Je ne dis pas…
—Eh bien, mon cher Edwin, moi, je ne suis pas aussi confiant que vous, et je crois que nous allons avoir un coup de chien, comme on dit chez moi. Voyez-vous, vous ne m'ôterez pas de l'idée que cette négresse que j'ai vainement poursuivie l'autre soir, ne soit allée nous vendre.
Au même instant une ombre traversa le sentier.
—Tenez, s'écria Moreau, la voici! la voyez-vous?
—Non, mon ami, répondit Coppie, je ne vois rien qu'un cerveau malade habité par une idée fixe.
—Bon! bon! dit Moreau en hochant de la tête, vous reviendrez de cette opinion; mais si Bess n'était pas avec nous, je n'aurais nulle crainte.
—Ne craignez rien pour moi, dit la jeune fille.
—Vous avez été bien imprudente, observa Edwin, ma chère enfant, d'accompagner votre frère et Green, votre fiancé, et vous eussiez bien fait de rester au Canada.
—Ma place n'est-elle pas auprès de ceux que j'aime, dit avec une étrange intonation de voix la jeune négresse, et si mon… fiancé est blessé, ajouta-t-elle en hésitant, ne dois-je pas être là pour lui porter secours!
—Oh! les femmes! exclama Moreau.
—Chut! interrompit Edwin, nous voici arrivés au lieu de ralliement, que pas un mot ne trouble le silence de la nuit!
Et notre petit groupe, composé de Moreau, Coppie, Coppeland, Green et Bess s'assit silencieusement sur le bord de la route. Un à un, les autres conjurés les rejoignirent, et bientôt la troupe se trouva forte d'une soixantaine d'hommes.
John Brown était arrivé un des derniers.
—Nous y sommes? demanda-t-il à voix basse.
—Oui, capitaine.
—Eh bien, à vous, Edwin!
Le jeune homme se leva, suivi de Moreau, de Green et de Coppeland; Bess voulut les accompagner, Coppie s'y opposa.
Il pouvait être alors dix heures et demie du soir, la nuit était sombre et sans étoiles; le Potomac mugissait avec fracas dans son lit de roches; ils se dirigèrent silencieusement vers le pont; l'un d'eux s'approcha du gardien, et lui frappant sur l'épaule.
—Eh! l'ami, lui dit-il, dormons-nous?
Le gardien fit un soubresaut.
—Allons, camarade, suivez-nous.
—Farceur! dit la sentinelle en riant.
—Levez-vous, répéta d'une voix impérative celui des étrangers qui avait pris le premier la parole.
—Mais…
—Chut! vous dis-je, si vous soufflez mot, le fleuve est profond, et sa voix couvrira la vôtre. Suivez-nous en silence, il ne vous sera fait aucun mal; soyez tranquille.
Et Edwin, car c'était lui, passa amicalement son bras sous celui du gardien qu'il entraîna vers l'arsenal. Mais avant de partir, il se tourna vers un de ses compagnons:
—Moreau, lui dit-il après avoir consulté son prisonnier, à minuit vous arrêterez le factionnaire qui doit venir relever cet homme, n'employez la violence qu'à la dernière extrémité.
—Soyez tranquille, maître, dit Jules Moreau, on lui fera accepter la chose en douceur; j'ai fait mes preuves eu fait d'enlèvement, Paméla pourrait vous le dire…
Mais déjà Edwin était loin, et Moreau s'était assis sur le banc qu'occupait le factionnaire. Pendant ce temps, les conjurés avaient traversé le pont, et s'étaient diriges vers le bâtiment de la Pompe, choisi à l'avance par Brown, pour servir de quartier général.
Étant entré dans la grande salle de l'arsenal où étaient déjà réunis John Brown et ses partisans, Edwin conduisit son prisonnier vers une des deux extrémités de la chambre.
—Mettez-vous là, mon ami, lui dit-il affectueusement, et ne craignez rien, vous êtes ici comme otage, et les otages sont sacrés.
—Coppie, dit John Brown, voici ce que nous avons arrêté: Cinq ou six hommes vont rester ici pour garder l'arsenal; vous, Green et Cook, vous irez dans la ville avec une vingtaine des nôtres arrêter le colonel Washington, MM. Bail, Kitmiller et Aldstadt; ces messieurs nous serviront d'otages; Forbes, Stevens, Haziett et Coppeland iront battre les environs pour amener du renfort; ils seront rentrés à l'aube; quant à moi, avec le Frenchman et le restant de la troupe, nous occuperons la gare de façon à couper toute communication.
—C'est bien, capitaine, dit Coppie, les nuits ne sont pas trop longues, et il faut nous hâter.
Aussitôt il partit avec Green et Cook; de son côté, le colonel Forbes, Stevens et Coppeland se mirent en campagne et John Brown alla prendre possession de la gare, sans rencontrer aucune résistance de la part des employés, dont quelques-uns faisaient partie du complot.
John Brown et sa troupe étaient à l'embarcadère depuis quelques instants, lorsque le sifflet strident d'une locomotive annonça l'arrivée d'un convoi.
—Aux armes! cria Brown.
Puis il donna l'ordre au chef de gare de faire le signal d'arrêt.
Quand le convoi eut stoppé, le capitaine s'avança vers le mécanicien.
—Descendez, lui dit-il, et faites descendre vos voyageurs.
—Pourquoi? demanda celui-ci.
—Parce que la route est interceptée par moi; une nouvelle constitution régit les États-Unis; l'esclavage est aboli, et je ne veux pas que les troupes de Charlestown viennent avant l'heure au secours des esclavagistes.
—Pas si haut, dit mystérieusement le conducteur de train, je suis un ami, le retard du convoi éveillerait l'attention des autorités de Charlestown, il est plus prudent de nous laisser continuer, les voyageurs ne se doutent de rien… quant à moi, vous pouvez être tranquille, je ne vous trahirai pas.
Et, se penchant à l'oreille de Brown, il lui glissa le mot de ralliement des abolitionnistes.
—Vous avez peut-être raison, dit Brown.
Au moment où le train allait se remettre en route, on vit une jeune femme noire sortir d'une des salles d'attente, et se jeter à la hâte dans le compartiment réservé aux nègres. Cet incident, qui se passait à la pâle lueur du gaz, n'échappa pas à Jules Moreau; il voulut se précipiter à la suite de la fugitive; mais il était déjà trop tard, le convoi était en marche.
—Encore la négresse! murmura-t-il. Oh! cette fois, je suis bien sûr que nous sommes trahis.
Pendant que ces événements avaient lieu, Edwin avait opéré dans la ville l'arrestation des plus notables habitants qui devaient servir d'otages.
Et à l'aube le colonel Forbes arrivait de son côté, à la tête de six cent auxiliaires qu'il avait réunis dans la nuit.
La journée du lendemain, dimanche, 17, fut pour les insurgés; dès midi, la faute commise par John Brown, en laissant le train continuer sa route, porta ses fruits: à cette heure, le colonel Bayle, commandant les troupes venues en hâte de Charlestown, se présenta à la tête du pont, et le combat s'engagea. Alors on vit une chose triste à dire; tous ces hommes accourus à la voix puissante de John Brown se débandèrent aux premiers coups de feu, et celui qui devait être le martyr de la Liberté, ne fut bientôt plus entouré que de ses fils, de Coppie, de Cook, Stevens, Haziett, Coppeland et une quinzaine de fidèles.
Parmi les prisonniers, faits par les troupes virginiennes, se trouvait un nommé Thompson, que le colonel Bayle eut la lâcheté de livrer à la populace qui voulait l'immoler en représailles, pour venger la mort d'un fonctionnaire public, tué par les insurgés; en vain une noble fille, mademoiselle Foulk, se jette entre Thompson et ses assassins, en vain elle entoure de ses bras la tête du malheureux, en vain, les larmes aux yeux, elle implore tour à tour la clémence de la foule de la pitié des soldats de l'Union; elle est brutalement repoussée, et Thompson, à moitié tué, est précipité au milieu du fleuve, qui l'engloutit bientôt en se teignant de son sang. Quant à la vaillante phalange des Brownistes, réduite à vingt-et-un hommes, elle alla s'enfermer dans cette vaste salle de la Pompe, où les otages avaient été confinés, sous la garde de quelques hommes.
Pendant la nuit du 17 au 18, de nombreux renforts, accourus de Shepherdstown, sous la conduite du colonel Lee, s'étaient joints aux troupes de Charlestown, et lorsque le soleil vint éclairer joyeusement le fond de la sombre vallée, l'attaque commença. Cette poignée de braves n'hésita pas à lutter contre tout un corps d'armée; John Brown, malgré son grand âge, n'était pas le moins intrépide: appuyé à une fenêtre, il faisait pleuvoir ses coups sur la troupe régulière; Edwin, calme, au milieu du tumulte, stimulait ses compagnons; actif, intrépide, il se multipliait partout.
Coppie, en s'avançant, leva la tête, et crut apercevoir, à moitié cachée, derrière le rideau d'une fenêtre qui faisait face à la Pompe, la tête de la jeune négresse, qu'il avait déjà remarquée à Kennedy.
Un frisson parcourut son corps, mais lorsqu'il releva les yeux, l'apparition s'était évanouie.
Cependant la fusillade durait toujours, chaque coup parti de la Pompe mettait un ennemi hors de combat, les défenseurs des esclaves, abrités derrière les murs, avaient peu souffert jusqu'alors.
—Assez de sang! dit Brown.—Edwin, mon ami, prenez un drapeau parlementaire, et allez dire à ces ennemis de la liberté que je me soumets à la condition qu'on nous laissera sortir avec nos armes et nos prisonniers jusqu'à la deuxième barrière du pont, que là, je m'engage sur l'honneur à mettre les captifs en liberté et à choisir ensuite entre la fuite et le combat.
Coppie fixa aussitôt un mouchoir blanc à l'extrémité d'un bâton, se présenta bravement à l'ennemi; le feu cessa presque aussitôt, mais pas assez vite car une balle vint frapper Stevens, tandis qu'Edwin se dirigeait vers le colonel Lee.
La proposition de Brown fut repoussée et la fusillade recommença. Alors, une scène que la plume ne saurait décrire, se passa dans ce réduit sous lequel les abolitionnistes jurèrent de s'engloutir. Coppie, par un motif d'humanité qu'on ne saurait trop louer, conduisit les prisonniers dans un coin où ils étaient à l'abri des balles tombant dru comme grêle dans le bâtiment. Brown tirait toujours. Tout à coup un de ses fils s'affaissa, mortellement blessé à son côté, en poussant un cri qui fit tressaillir les entrailles du père. Brown abaissa vers lui son regard plein d'anxiété, tandis que son bras portait à l'épaule l'arme vengeresse.
—Courage, enfant, dit-il, en lâchant la détente.
Puis il se retourna vers lui.
—Sois homme et meurs en homme.
Au même instant, une nouvelle exclamation de douleur domine la fusillade, c'est un autre de ses fils qui vient de recevoir, en pleine poitrine, une balle qui l'a traversée; Edwin le soutient dans ses bras; puis comme la lutte l'appelle, il dépose un baiser sur le front du pauvre enfant, et s'élance plus ardent à la défense.—Il a un mort de plus à venger.
—Seigneur! Seigneur! dit le vieillard, que votre volonté soit faite!
Et avec le calme que donne la conscience du devoir, il se remet impassible à sa place de combat; à ses pieds son enfant râlait, en proie à des tortures atroces.
O mon père, criait le mourant, je souffre! Donnez-moi la mort!… Par pitié! un revolver, que je m'achève!… Mon père!… pitié!
—John Brown répondit.
—Sois homme, mon fila, et meurs en homme.
Le moribond se contint; mais son âme s'envolait dans un effort qu'il faisait pour ne pas exhaler le cri suprême.
Pendant que ces scènes lugubres se passaient à l'intérieur, les assaillants, durement traités par le feu des insurgés, enfonçaient la porte au moyen d'une poutre transformée en bélier: lorsqu'elle vola en éclats, un spectacle sublime par son horreur eût arrêté un ennemi plus généreux.
John Brown était entre ses deux fils expirants: le héros, déjà criblé de blessures, tenait son arme haute; à côté de lui, Edwin, le visage enflammé, parait les coups et les rendait; alors eut lieu une mêlée qui ne saurait être décrite; militaires et insurgés disparurent dans un seul groupe; le sang ruissela partout. Coppie, blessé, résistait avec une opiniâtreté héroïque en couvrant autant qu'il le pouvait le vieillard de son corps. Soudain un coup de sabre atteint Brown à la tête.
—Fuyez, dit le vieillard en se relevant, fuyez pour me venger!
—Oui vous serez vengé, je le jure par mon sang! dit son troisième fils.
Et, profitant du tumulte, il se fraye un passage au milieu des ennemis, en entraînant Haziett et Moreau.
A peine sont-ils sortis qu'Edwin reçoit une blessure.
Sous l'étreinte de la douleur, il chancelle.
Soudain, un cri déchirant, qui fait bondir Edwin, perce le bruit de la bataille. Coppie aperçoit la jeune négresse, les bras tendus vers lui: mais un nuage lui voile la vue et le jeune homme s'affaisse sur lui-même en murmurant:
—Étrange! ô mon Dieu! étrange!
En ce moment, John Brown, labouré par six blessures, dont deux sillonnent son noble front, tomba près d'Edwin, entre les corps de ses pauvres enfanta.
Le combat avait cessé.
Et les valeureux Virginiens triomphants, criaient:
—Hourra! John Brown est pris!
Dans la nuit qui suivit ce drame, la prison de Charlestown recevait les captifs. C'étaient John Brown, Edwin Coppie, Coppeland, Shield Green, Stevens et Cook.
XVIII
LE PROCÈS
—Ils vont venir, les brigands!
—Quelle heure est-il?
—Onze heures.
—Encore une heure, une heure moins un quart.
—Combien sont-ils?
—Ils sont sept ou huit, les gueux! Ils voulaient nous tuer, nous faire assassiner par ces brutes de nègres.
—On les gibettera.
—Et l'on fera bien.
—Qu'en pensez-vous, monsieur Williams?
—Je pense qu'ils ne valent pas la corde pour les pendre.
Tous ces propos, et mille autres que nous ne saurions rapporter, étaient
échangés dans la foule qui, huit jours après l'affaire d'Harper's
Ferry, le 26 octobre, attendait impatiemment, devant le tribunal de
Charlestown, l'arrivée des six accusés, John Brown, Edwin Coppie,
Stevens, Cook, Green et Coppeland.
Les soldats avaient peine à maintenir cette multitude cherchant à franchir la haie, qui traçait un étroit sentier au travers de la place: deux canons chargés à mitraille,—car on craignait une tentative d'enlèvement,—étaient en batterie dans la cour, devant la salle d'audience.
Soudain une clameur sortit du sein de cette foule, et l'on vit déboucher, par une des extrémités de la place, une escouade de militaires, au milieu desquels ou apercevait deux hommes portés sur une civière, et quatre autres prisonniers marchant péniblement derrière eux.
Les deux premiers étaient Brown et Stevens; des linges et des mouchoirs maculés de sang enveloppaient leurs têtes; puis, venait Coppie, se traînant fièrement, la tête haute, malgré sa blessure; puis Coppeland et ses deux compagnons.
La vue de ces hommes vaincus, blessés, à l'aspect souffrant, ne souleva aucune pitié dans le coeur de la cohue, qui les accueillit par des cris insultants.
—Les lâches! murmurait Edwin.
Au fur et à mesure qu'ils avançaient vers le péristyle, la haie se fermait, et la foule, affamée du spectacle, se précipitait tumultueuse sur leurs pas.
La porte du tribunal s'ouvrit devant eux et se ferma, puis se rouvrit quelques instants après pour donner accès aux curieux, qui envahirent confusément l'enceinte du prétoire réservée au public.
A midi précis, les douze jurés, suivis bientôt des trois juges, firent leur entrée dans la salle.
Les premiers se rangèrent sur une estrade à droite du tribunal, les juges prirent place sur des fauteuils élevés, faisant face aux accusés.
Devant eux, des tables à pupitres étaient couvertes de papiers.
Au-dessous; et vis-à-vis des juges, se tenaient les attorneys ou procureurs, chargés de soutenir l'accusation, le grand schérif et plusieurs avocats.
Les inculpés avaient été placés derrière, Brown et Stevens, sur des lits de sangle, les quatre autres, dans la box affectée aux prévenus.
Des agents de police se tenaient près d'eux.
—Au delà, sur un banc, les rapporteurs-sténographes des journaux, les dessinateurs de revues, préparaient leurs plumes ou leurs crayons.
Au delà, enfin, une masse de gens avides de voir les bandits de Harper's Ferry, avides de savourer leurs tortures morales, d'entendre leur condamnation.
Dans cette assemblée, cependant, on eût pu remarquer quelques visages attristés, certaines personnes qui promenaient sur les accusés des regards timidement sympathiques, ou jetaient sur leur entourage grondeur des yeux irrités.
Parmi ces personnes se trouvaient deux femmes assises aux deux extrémités de la salle. Elles étaient belles toutes deux, et toutes deux elles captivaient l'attention de plus d'un spectateur.
L'une était miss Rebecca Sherrington; l'autre, Elisabeth Coppeland.
Un moment avant l'ouverture des débats, la première reconnut la négresse.
Elle tressaillit, ses traits se contractèrent, sa physionomie s'arma d'une expression dure, menaçante, et elle dit à un officier qui l'accompagnait:
—Comment se fait-il, monsieur Harvey, qu'on laisse pénétrer les nègres jusqu'ici?
—Des nègres, répondit-il, mais à l'exception de deux des accusés, je n'en vois aucun.
—Tenez!
Et Rebecca, du bout d'un éventail qu'elle tenait à la main, désigna
Elisabeth.
—Ça, dit-il, c'est une femme de chambre!
—Une esclave marronne, monsieur Harvey.
—Je ne crois pas, miss.
—Comment, monsieur, vous ne le croyez pas, quand je vous fais l'honneur de vous l'assurer! répondit sèchement Rebecca.
—Je me serais bien gardé d'en douter, si cette fille ne servait comme femme de chambre chez un de mes parents.
—Depuis combien de temps?
—Je ne sais au juste, miss, mais la dame qui lui parle à présent est justement la femme de mon parent.
—C'est différent; alors, je me serai trompée, dit Rebecca en reportant ses yeux sur les prisonniers.
Coppie échangeait alors un coup d'oeil mélancolique avec Bess.
Rebecca saisit au passage ce signe d'intelligence. Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang pour ne pas éclater.
L'arrivée du jury mit fin aux conversations particulières.
Un silence solennel remplaça les murmures qui bourdonnaient dans la salle, et le greffier du tribunal donna lecture de l'acte d'accusation.
Cet acte renfermait trois chefs principaux.
Les détenus étaient inculpés de:
1° Tentative de soulèvement des nègres; 2° Haute trahison; 3° Meurtre.
Quand le greffier se fut rassis, Brown se souleva avec difficulté sur son matelas, s'appuya sur les coudes, et dit d'une voix faible mais claire:
«Virginiens,
»Je veux vous éviter des peines inutiles. Aussi, avant d'aller plus loin, écoutez-moi. Vous savez que je n'ai pas demandé grâce. Votre gouverneur m'a assuré qu'on ferait mon procès d'une façon convenable, régulière, je ne le crois pas; cela me paraît impossible. Si vous avez soif de mon sang, prenez-le.
»A quoi bon un simulacre de procès? Comment des ennemis pourraient-ils juger loyalement un ennemi? Je vous le répète, si vous voulez mon sang, prenez-le à l'instant même.
»Je n'ai pas d'avocat, et n'ai personne à qui j'aie pu demander conseil.
Séparé de mes compagnons, j'ignore s'ils veulent se défendre, et si
telle est leur intention, j'ignore sur quoi ils baseront leur défense.
Je ne suis donc pas en état de me défendre.
»D'ailleurs, les blessures que j'ai reçues à la tête ont gravement altéré ma mémoire et m'ont rendu presque sourd. Ma santé est bien mauvaise.
»Il y a bien des circonstances atténuantes que je pourrais invoquer dans un procès régulier, mais comme je sais que tel ne sera ni le mien, ni celui de mes compagnons, et que tout annonce qu'on le fera forcément aboutir à des condamnations à mort, je vous engage à couper court et à en finir tout de suite.
»Je ne crains point la mort, et suis prêt à mourir. Je ne vous demande point de me faire un procès; mais je ne veux point non plus être insulté. A quoi bon tous ces interrogatoires? En quoi peuvent-ils profiter à la société? Je ne vous demande donc qu'une chose, c'est d'en finir et de ne point m'insulter comme des barbares insultent les victimes tombées en leur pouvoir.»
Après ces mots, l'Apôtre de l'Émancipation des noirs retomba épuisé sur son lit de douleur. Ses coaccusés témoignaient, par leur attitude, qu'ils partageaient entièrement la manière de voir de leur capitaine.
Coppie, surtout, rayonnait de fierté.
Il ne pouvait apercevoir Rebecca Sherrington. Mais celle-ci lisait distinctement sur sa figure les émotions qui agitaient le beau jeune homme. Et la jalousie lui brûlait le coeur, car les yeux d'Edwin ne quittaient le jury que pour s'abaisser tendrement sur Bess Coppeland, dont la physionomie tout entière révélait un profond amour pour Coppie.
La cour nomma d'office des avocats aux accusés.
Puis l'audition des témoins commença. Elle dura jusqu'au soir.
Pendant la séance, Stevens s'était évanoui et la faiblesse de Brown était si grande qu'il fallait le soutenir quand il avait à répondre.
Coppie et le reste des inculpés se montrèrent vigoureux au moral comme au physique.
Le lendemain la foule était plus grande encore dans la salle d'audience.
Rebecca Sherrington y vint aussi comme la veille. Mais vainement chercha-t-elle la négresse.
Elisabeth Coppeland ne parut pas.
Il sembla à Rebecca qu'Edwin avait l'air soucieux, et elle attribua généreusement cette disposition à l'absence de l'esclave.
—Oh! pensait-elle, il l'aime! mais comme je me suis vengée! quel châtiment!
Cette réflexion la fit frémir. Elle pâlit: elle eut peur d'elle-même; elle aurait voulu sortir, elle ne le pouvait. Le supplice pour elle allait commencer.
Brown souffrait moins que les jours précédents.
Il adressa ces mots aux juges:
«Mon état m'empêche complètement de suivre les différentes phases d'un procès régulier. Je me sens extrêmement faible, par suite de mes blessures aux reins. Pourtant je suis moins mal qu'hier, et ne demande qu'un court délai: après lequel je pourrai, ce me semble, suivre les débats, je ne demande rien de plus. «Au diable même on laisse son droit,» dit un vieux proverbe. Mes blessures à la tête m'empêchent d'entendre distinctement, et je n'ai pu comprendre les paroles que vient de dire le président de la cour. Je ne demande donc qu'un petit délai, qu'en toute justice la cour ne peut me refuser.»
A cette requête, la cour ne voulut point accéder.
Les esclavagistes tremblaient depuis l'échauffourée de Harper's Ferry. Ils appréhendaient une tentative nouvelle. L'effroi, leur inoculant ses lâchetés, ils craignaient de ne pas dormir tant que vivraient Brown et ses complices.
Le procès continua.
Brown fut admirablement soutenu par ses avocats, dont l'un, M. Hogt, lui avait été envoyé par ses amis de Boston. Mais à quoi bon cette défense? Sa condamnation n'était-elle pas décidée depuis l'heure de son arrestation?
Il le sentait si bien que, demandant la parole, il s'écria:
«Malgré les assurances les plus formelles qui m'avaient été données, je vois que mon procès n'est qu'une ignoble comédie. Je remercie les deux défenseurs que vous venez d'entendre, et je n'attendais rien moins de leur loyauté. Mais quand on m'a arrêté j'avais 260 dollars en argent, qu'on m'a enlevés; il m'est impossible, sans cet argent, de faire assigner mes témoins et d'obliger les schérifs à les amener aux pieds de la cour. Au surplus, le nouvel avocat que Boston m'a fourni, et que je n'ai jamais vu, a besoin de s'entendre avec moi sur quelques points de ma défense. Je demande donc comme une faveur spéciale que la cause soit renvoyée à demain à midi.»
Après de nouvelles discussions, la cour prononça l'ajournement de la cause au lendemain. Mais, afin de rassurer les esclavagistes, le président donna l'ordre aux policemen et aux geôliers de tuer sans pitié tous les prisonniers si on faisait la moindre tentative pour leur délivrance.
A l'audience suivante, Brown parvint encore à obtenir un sursis, et le 30, à neuf heures du matin, les débats furent repris.
La salle était trop étroite pour la marée humaine qui l'avait envahie.
Ce jour-là, Elisabeth Coppeland parut au milieu des spectateurs.
L'aspect de la négresse était bien changé!—si changé que Rebecca eut quelque peine à la reconnaître.
Serrée dans un coin de la salle, la pauvre Bess considérait, tour à tour, son frère John Coppeland et Edwin Coppie.
Les yeux de l'esclave étaient secs; mais leur éclat disait assez quelles angoisses déchiraient son âme.
Par ses regards doux et suppliants, Edwin tâchait de verser des consolations dans le sein de la désolée créature.
Les autres accusés gardaient leur sang-froid habituel.
La défense de Brown ayant été présentée avec éloquence par MM. Chilton et Griswoold, M. Hunter, le procureur du district, répondit au nom de l'accusation. Son réquisitoire fut très court:
«Le crime était flagrant, la société attendait un exemple salutaire qui la préservât des nouvelles utopies sanglantes; le jury virginien ferait son devoir.»
On attendait le résumé du président du tribunal. Il dédaigna de le faire.
A quatre heures les jurés se retirèrent pour délibérer.
A cinq, ils rentrèrent dans la salle d'audience, au milieu d'un silence lugubre.
Les accusés se levèrent.
Deux agents de police aidèrent John Brown à se tenir debout.
Le juge en chef se tourna alors vers le foreman ou président du jury:
—John Brown est-il coupable ou non coupable?
Le foreman répondit:
—Coupable de trahison, de complot contre la sûreté de l'État, de conspiration, de tentative d'insurrection parmi les nègres, de meurtre au premier degré.
Le juge s'adressant alors à Brown:
—Accusé, avez-vous quelque chose à dire contre la condamnation à la peine de mort?
Le vieux Brown, malgré les vives douleurs que lui causaient ses blessures, répliqua d'un ton lent mais assuré:
«Oui; si la cour me le permet, j'ai quelques mots à dire. D'abord, je nie toutes les accusations portées contre moi, excepté un dessein très prononcé de ma part d'affranchir les esclaves. J'avais l'intention de faire en Virginie ce que j'ai fait l'hiver dernier au Missouri, où j'enlevai des esclaves, sans qu'il fût brûlé un grain de poudre de part ou d'autre et d'où je parvins à les conduire au Canada. Je voulais opérer les mêmes actes de libération, mais sur une échelle plus vaste. Voilà quels étaient mes projets. Je n'ai jamais eu l'intention de commettre de trahison ou de meurtre, de détruire les propriétés, d'exciter les esclaves à la révolte.
»Il est injuste que je sois condamné à la peine capitale. Si ce que vous me reprochez, et qui a été loyalement prouvé par tous les témoignages, sans exception, qui ont ainsi rendu justice à ma conduite telle que je vous en ai exposé le motif, je l'eusse fait dans l'intérêt des gens riches, intelligents, puissants, ou dans celui de leurs amis ou parents, ou en faveur d'un membre quelconque de cette classe; si j'avais souffert pour eux les sacrifices que j'ai acceptés en cette circonstance, tout aurait été pour le mieux, et chacun des membres de ce tribunal m'eût jugé digne de récompense, et non pas de châtiment.
»Cette cour reconnaît, je le suppose du moins, la validité des lois de Dieu. Je vois baiser un livre que je crois être la Bible, ou du moins le Nouveau Testament, et qui m'enseigne que tout ce que je voudrais qu'il me fût fait, je dois le faire aux autres. Il m'enseigne de plus que je ne dois pas plus oublier ceux qui sont dans les chaînes que si j'y étais avec eux. J'ai agi de mon mieux conformément à ce précepte. Je me déclare trop jeune pour comprendre que Dieu respecte spécialement quelques individus et crée des catégories de privilégiés. Intervenir, comme je l'ai fait, en faveur de ces pauvres méprisés et malheureux, n'est pas mal; tout au contraire, c'est bien. Mais si vous jugez nécessaire que je fasse le sacrifice de ma vie pour hâter les fins de la justice, s'il est utile que mon sang se mêle à celui de mes enfants et de millions d'individus dont les droits sont méconnus dans les pays à esclaves, par les actes législatifs les plus cruels et les plus injustes, je vous le dis et déclare: Qu'il en soit comme vous l'entendez.
»Je n'ai plus qu'un mot à ajouter. Je suis satisfait de la façon dont mon procès a été conduit. Tout bien considéré, vous avez été encore plus généreux que je ne m'y attendais. Mais je ne me sens pas coupable, et je n'éprouve aucun remords. Je n'ai voulu attenter à la liberté de personne; je n'ai conseillé aucune trahison; je n'ai provoqué aucune insurrection générale, et même j'ai tout fait pour que des gens qui avaient conçu ce dernier projet y renonçassent. On a prétendu que j'avais engagé quelques individus à se joindre à moi; c'est tout le contraire qui a eu lieu. Ils sont venus de leur propre mouvement, par faiblesse peut-être, et à leurs frais. Il en est même que je n'avais jamais vus et auxquels je n'ai adressé la parole que le jour où ils sont venus me prêter main-forte.»
Ce discours produisit peu d'impression sur l'auditoire, composé en majeure partie d'esclavagistes.
Le lendemain, 1er novembre, Brown comparut encore devant ses bourreaux.
Le juge se couvrit du bonnet noir et prononça ces paroles funèbres:
«La cour ordonne que vous, John Brown, soyez, le deux décembre prochain, tiré de votre prison, pour de là être conduit sur le lieu ordinaire des exécutions à Charlestown, et y être pendu jusqu'à ce que mort s'ensuive. Que Dieu ait pitié de votre âme!»
A cet instant, un cri étouffé jaillit du milieu de la foule.
—Oh! dit un Virginien, ce n'est qu'une chienne de négresse qui se donne le genre d'avoir des nerfs.
Le mot souleva un éclat de rire que ne couvrit pas entièrement la voix grave de Brown.
Il disait:
«Que la volonté de Dieu soit faite! Si ma mort peut servir à quelque chose, je l'accepte avec joie Ce que j'ai fait, je le ferais encore. En agissant comme je l'ai fait, j'ai obéi aux inspirations de l'Évangile. Le Christ a enseigné l'amour de ses semblables. Je n'ai donc fait que suivre à la lettre ce qu'il a dit, et je suis convaincu d'avoir accompli un devoir humain, religieux et chrétien, en cherchant à arracher à l'oppression mes malheureux frères tenus en esclavage, et à faire rentrer dans ses droits une race victime du plus odieux abus de la force.»
Dès qu'il eut fini, on le reporta dans son cachot, à travers une foule qui s'écoulait lentement en proférant des imprécations contre les abolitionnistes.
XIX
LES CONDAMNÉS, LE SUPPLICIÉ ET LES DEUX AMANTES
Une condamnation semblable frappait le lendemain Edwin Coppie, Cook,
Shield Green et John Coppeland.
La sentence de Stevens fut ajournée, parce que la gravité de ses blessures le retenait au lit.
Mais ses bourreaux espéraient bien ne pas lâcher leur proie, et que le patient une fois rétabli, le gibet en ferait justice.
Coutume exécrable, coutume impie, que notre justice civilisée! Il est d'usage, il est de l'humanité, en France, en Europe aussi bien qu'en Amérique, de guérir un condamné souffrant avant de le conduire à l'échafaud!
Aux belles époques de l'Inquisition, avait-on plus de raffinement?
«En prononçant la peine de mort contre John Brown et ses quatre coaccusés, dit M. Henri-E. Marquand, la cour n'oublia pas une chose essentielle. Tenant à procurer quelques délassements aux braves habitants de Charlestown, elle résolut que le spectacle de la quintuple pondaison, qu'elle allait faire représenter devant eux, serait divisé en trois tableaux: John Brown serait étranglé le 2 décembre, les deux nègres, Green et Coppeland, le 16 du même mois avant midi, et Cook et Coppie, le même jour, dans l'après-midi.»
Les compagnons de Brown entendirent avec autant de calme que leur capitaine, l'arrêt qui les devait retrancher de ce monde.
Mais, au moment ou il fut formulé, une jeune dame s'évanouit dans un des coins de la salle.
On s'empressa autour d'elle; et Edwin, levant les yeux pour reconnaître la cause du bruit occasionné par cet accident, distingua sa fiancée, miss Rebecca Sherrington, qu'on emportait privée de ses sens hors du prétoire.
Ce que n'avait pas fait la perspective d'une fin prochaine et hideuse, la vue de cette jeune fille l'opéra sur Coppie.
Il eut un instant de faiblesse; son coeur mollit, quelques larmes montèrent à ses paupières.
Brisés ses rêves dorés, évanoui l'azur enchanteur de ses lointains horizons; adieu aux riantes images de félicité; adieu à la femme qu'il adorait depuis tant de jeunes années; adieu même à cet ardent amour de la Liberté pour lequel il allait mourir!
Elle fut courte, néanmoins, la trêve donnée à la nature; une minute à peine. Les pleurs arrivèrent aux yeux, mais n'en coulèrent pas.
Ils y séchèrent aussitôt, et personne, dans l'assemblée, ne se douta de sa détresse, personne qu'Elisabeth Coppeland, dont la vie alors ne tenait plus qu'au fil où était attachée celle d'Edwin.
Mais, cette fois, la violence de ses émotions empêcha la jeune fille de défaillir.
Les condamnés furent reconduits dans leur prison. John Brown employa à des lectures pieuses et à mettre ordre à ses affaires le temps qui lui restait à vivre..
Cet homme était né pour le martyre; il avait la foi des Apôtres; sa sérénité habituelle ne l'abandonna point.
Criblé de blessures, craignant de rester à jamais invalide, il désirait la mort plus qu'il ne l'appréhendait.
—Je ne crois pas,—disait-il à une dame qui
était venue le visiter dans son cachot,—je ne crois pas pouvoir mieux faire pour la cause qui a occupé toute ma vie, que de mourir pour elle. Qu'est-ce que la mort aux yeux d'un homme honnête et brave? Ce qu'il y a de plus malheureux pour un homme d'action, comme moi, c'est d'être cloué sur ce lit et estropié par des coups de fusil et de sabre.
La veille du jour où il devait gravir les marches du gibet, on permit à sa femme de le visiter.
L'entrevue fut extrêmement touchante. Depuis plus de six mois madame
Brown n'avait pas vu son mari.
Mais il sut modérer sa douleur par son calme religieux.
—Que Dieu vous bénisse, vous et nos chers enfants, Marie, lui dit-il, d'une voix doucement grave. Ne pleurez pas. Tout est sans doute pour le mieux. Je meurs; mais la cause que j'ai embrassée ne mourra pas avec moi.
Puis, avec fermeté et sans hésitation, il lui dicta son testament en présence du schérif Campbell[12].
[Note 12: Nous croyons devoir donner ici une copie de cette pièce:
«Charlestown, comté de Jefferson, Virginie,» 1er décembre 1859.
»Je donne à mon fils John Brown, ma boussole de géomètre et tous mes autres objets de géométrie, si on peut les retrouver, ainsi que mon vieux monument en granit, qui est actuellement a North Elba, dans l'État de New-York, pour qu'il y fasse graver sur les deux faces une nouvelle inscription, ainsi que je l'indiquerai ailleurs. Ce monument devra néanmoins rester à North Elba, tant qu'un de mes enfants et ma femme habiteront cette localité.
»Je donne à mon fils John ma montre en argent qui a mon nom gravé dans l'intérieur de la boîte.
»Je donne à mon fils John ma montre en argent qui a mon nom gravé dans l'intérieur de la boîte.
»Je donne à mon fils Owen Brown, ma lorgnette et ma carabine, si on la retrouve, celle dont il me fut fait présent à Worcester, dans le Massachusetts. Je donne aussi audit Owen cinquante livres en espèces, qui lui seront payées sur le produit de la vente du bien de mon père, en considération de ses terribles souffrances au Kansas et de l'état d'infirmité où il se trouve depuis son enfance.
»Je donne à mon fils Salomon Brown cinquante livres en espèces, qui seront prises sur le produit de la vente du bien de mon père, comme équivalent des deux legs déjà mentionnés.
»Je donne à ma fille Ruth Thompson Brown, ma grande vieille Bible, qui contient les mémoranda de la famille.
»Je donne à mes fils, à chacune de mes autres filles, à mon gendre, Henry Thompson, ainsi qu'à chacune de mes belles-filles, une Bible de la plus belle édition qu'on pourra se procurer à New-York ou à Boston, au prix de cinq livres l'exemplaire, qui seront payées comptant sur le produit de la vente des biens de mon père.
»Je donne à chacun de mes petits-enfants qui seront en vie lors du règlement de la succession de mon père, une Bible d'une aussi belle édition que possible (ainsi qu'il est dit plus haut) au prix de trois livres l'exemplaire.
»Toutes ces Bibles devront être achetées, en même temps au comptant et aux meilleures conditions.
»Je désire qu'il soit payé, sur le produit net de la succession de mon père, cinquante dollars à chacune des personnes que je vais désigner: à M. Allen Hammond, de Rockville (Connecticut), ou à M. George Kellogg, ancien agent de la compagnie de la Nouvelle-Angleterre dans cette localité, pour le compte et bénéfices de cette Compagnie; cinquante dollars à Silas Havens, autrefois de Lewisburg (Ohio), si l'on peut le retrouver, et aussi cinquante dollars à un homme, du comté du Stark (Ohio), qui, du vivant de mon père, lui intenta un procès, par l'intermédiaire du juge Humphrey et de M. Upson, d'Aken.
»Cette somme sera payée par J.-R. Brown à l'homme en personne, si on peut le découvrir. Je ne puis me rappeler son nom.
»Mon père arrangea l'affaire à l'amiable avec cet homme, en prenant notre maison avec l'enclos à Manneville.
»Je désire que tout ce qui pourra rester de ma part de la succession de mon père soit distribué par mon frère, et par parts Égales, à ma femme et à chacun de mes enfants, ainsi qu'aux veuves de Watkin et Owen Brown.
»JOHN BROWN.
»John Avis, témoin.»]
Après avoir rempli ce devoir, qui témoigne encore de sa piété profonde, il dit à sa femme:
—Chère Marie, si vous pouvez retrouver les personnes auxquelles j'ai fait des legs, vous leur remettrez les sommes vous-même; mais ne payez à aucun individu qui pourrait se présenter comme mon homme d'affaires, car si cet argent tombait entre les mains de ces sortes de gens, il courrait de grands risques.
Madame Brown pleurait à chaudes larmes.
—Maintenant, chère Marie, continua-t-il avec effort, et en détournant la tête pour cacher un trouble passager; maintenant, séparons-nous.
A ce mot, sa femme répondit par des sanglots.
—Séparons-nous, chère Marie, reprit Brown se faisant violence pour surmonter son agitation, voilà qu'on vient nous l'ordonner… nous nous retrouverons là-haut!
Elle se jeta dans ses bras, puis ils se quittèrent pour l'éternité.
Il était huit heures du soir.
Leur entretien avait duré quatre heures.
John Brown se coucha et dormit d'un sommeil paisible jusqu'au lendemain.
Il avait obtenu l'autorisation de serrer une dernière fois la main à ses compagnons d'infortune: à neuf heures du matin il profita de cette autorisation, et distribua avec des conseils et des consolations quelque argent à ces malheureux.
Puis il rentra dans son cachot et s'y mit en prières.
A onze heures environ le schérif, accompagné des gardiens de la prison, se présenta au condamné.
—Je suis prêt à vous suivre, monsieur, dit Brown.
On lui lia les bras derrière le dos avec des cordes, et il sortit.
Le ciel était sombre, voilé par de lourds nuages noirs. Le vent soufflait avec violence. On eût dit que la nature, attristée, s'apprêtait à prendre le deuil du noble coeur que l'égoïsme de quelques hommes ravissait au monde.
Brown portait un chapeau noir rabattu, une redingote foncée, le vêtement qu'il avait pendant le procès.
Sa figure était tranquille; un doux sourire jouait sur ses lèvres.
Une compagnie d'infanterie et un détachement de cavalerie, commandés par le général Tallafero, attendaient à la porte de la prison pour escorter le supplicié, car on craignait toujours un mouvement abolitionniste.
Là aussi attendait une charrette, contenant une caisse en sapin,—le cercueil destiné à Brown.
Sans trembler, sans sourciller, il monta dans cette charrette, s'assit sur le cercueil, et le convoi funèbre se mit en marche, entre un double haie de carabiniers.
Brown, qui regardait attentivement autour de lui, dit tout à coup:
—Voici un beau pays! Je n'avais jamais eu le plaisir de le voir auparavant.
A cela, l'homme qui conduisait la voiture répondit:
—Capitaine Brown, vous êtes un homme étrange.
—C'est vrai, repartit le vieillard; mais c'est ainsi que j'ai été élevé. Ma mère m'a donné de bonnes leçons, que j'ai suivies. Il est pourtant dur de se séparer de ses amis, quoiqu'on ne les ait vus que depuis peu de temps.
Une foule immense, mais morne et silencieuse, encombrait le lieu où avait été dressée la potence.
En arrivant auprès, John Brown dit:
—Pourquoi ne permet-on qu'à des militaires d'entrer dans l'enceinte? On aurait dû y laisser pénétrer les citoyens.
Toute la place de l'exécution était effectivement occupée par les troupes, qui avaient formé un cercle tellement vaste autour de l'échafaud, que le peuple était refoulé à au moins un quart de mille de distance.
L'ordre formel avait été donné par le gouverneur Wise de ne laisser approcher du gibet aucun membre de la presse. Il frissonnait à l'idée que sa victime ne protestât contre le crime que l'État de Virginie commettait à son égard, et que cette protestation ne fût publiée à la face du monde. Pourtant, par la persistance ferme du docteur Rawlings et de M. Franc Leslie, l'ordre qui éloignait la presse fut en partie annulé, et l'on assigna aux journalistes une place près de l'état-major de Tallafero.
John Brown franchit d'un pas ferme les degrés de l'échafaud, élevé à environ sept pieds du sol et, le premier, arriva sur la plate-forme. Le schérif Campbell et le geôlier Avis, qui le suivaient, se rangèrent à ses côtés. Alors il leur donna la main, et leur dit d'une voix où il était impossible de découvrir la moindre trace d'émotion:
—Je vous remercie de la manière dont vous m'avez traité. Adieu, messieurs!
On rabattit ensuite son chapeau sur sa figure et la corde lui fut passée au cou. Cela fait, Avis lui dit de s'avancer sur la trappe.
—Conduisez-moi, répondit le héros; car je n'y vois pas.
Le schérif Campbell lui demanda s'il voulait un mouchoir, qu'il laisserait tomber pour indiquer qu'il était prêt.
—Non, merci, dit John Brown; je n'en ai pas besoin. Tout ce que je désire de vous, c'est de ne pas me faire attendre plus longtemps qu'il n'est nécessaire.
Le bourreau s'apprêtait à terminer ses horribles fonctions, lorsque tout à coup le chef des militaires s'écria:
—Attendez, tout n'est pas encore disposé.
Alors les soldats se mirent à exécuter des marches et des contre-marches, comme si des milliers d'ennemis eussent été en vue. Tout cela occupa une dizaine de minutes. Pendant ce temps le patient resta debout sur la trappe. Avis lui demanda s'il n'était pas fatigué.
—Non, répondit John Brown, je ne suis pas fatigué; mais je vous prie d'en finir.
Ce furent là ses dernières paroles.
Quelques secondes après, il se balançait dans l'espace, en proie aux convulsions de l'agonie!
Et l'histoire inscrivait un nom nouveau au plus beau livre de son martyrologue.
Le lendemain, une femme voilée pénétrait,—après avoir visité le cachot de John Coppeland,—dans le cabanon où étaient enchaînés Cook et Coppie.
Cette femme, c'était Elisabeth Coppeland.
Longtemps elle parla à Edwin, pria, supplia, mais sans le faire consentir à ses voeux.
Enfin, il lui dit:
—Ma chère Bess, je suis heureux de mourir pour la cause que j'ai volontairement embrassée. Notre échafaud sera le phare lumineux qui bientôt éclairera en Amérique, une ère de liberté nouvelle. Loin de moi l'idée de faire une démarche près de nos persécuteurs. Et, d'ailleurs, toute tentative n'aboutirait à rien. Mais, ajouta-t-il d'un ton mélancolique, il est ici, dans cette ville, une femme que j'aime, ma fiancée, miss Rebecca Sherrington, voyez-la et dites-lui que ma dernière pensée sera pour elle.
Bess étouffa un soupir. Pauvre fille! son amour n'était pas connu, il ne devait l'être jamais!
—J'irai, dit-elle.
Edwin reprit vivement:
—J'aurais désiré voir Rebecca; je croyais qu'elle viendrait… car je l'ai aperçue au tribunal… Il m'avait semblé…. Enfin!!! répétez-lui Bess, répétez-lui que je l'ai toujours aimée… que je n'ai jamais aimé qu'elle!
—Je vous obéirai, dit l'esclave d'une voix sourde.
—Adieu, continua-t-il en lui tendant la main.
—Au revoir! dit-elle avec un accent de détresse qu'Edwin ne comprit pas.
Et la négresse baisa avidement, en la mouillant de ses larmes, cette main sans chaleur pour la sienne, sans frissonnement pour son amour.
Elle sortit, la mort dans l'âme, l'infortunée! elle qui venait de passer une heure si terrible, non seulement avec son frère, avec son fiancé, mais avec le préféré secret de son coeur;—le dieu qui ne la voulait pas deviner, à qui elle n'osait se dévoiler.
Charlestown est une petite ville; Bess eut bien vite trouvé la demeure de miss Rebecca Sherrington.
Elle y fut, la demanda; on répondit que miss Sherrington ne recevait personne. Elisabeth insista. Sur une feuille de papier elle écrivit le nom d'Edwin Coppie. Son billet fut porté à la jeune demoiselle, qui parut.
Elle était vêtue de deuil. Ses joues étaient pâles, ses yeux rouges; une altération violente régnait dans tous ses traits. A la vue de Bess, elle recula comme à la vue d'une vipère.
Un éclair de haine traversa son regard.
Bess avait la tête baissée; cette marque d'aversion lui échappa.
D'une voix brisée, elle raconta qu'elle avait vu Edwin, qu'il refusait d'adresser à qui que ce fût une prière pour obtenir sa grâce.
—Mais d'où vient cet intérêt qu'il vous inspire? dit Rebecca d'un ton cassant.
—Deux fois, répondit humblement la négresse, il a arraché ma famille à l'esclavage.
—C'est tout?
L'Africaine releva la tête d'un air étonné.
Rebecca était trop exaspérée pour se contenir plus longtemps:
—Dis donc, s'écria-t-elle avec un mouvement de dégoût, dis donc que tu es sa maîtresse!
—Moi! fit Bess en accentuant cette exclamation d'un geste de stupéfaction si vrai, si éloquent que miss Sherrington commença à douter.
—Osez le nier! repartit-elle d'un ton âpre.
—J'aime M. Edwin Coppie, dit fièrement Elisabeth; je l'aime de tout mon coeur. Cette affection, je ne la cache point. Elle est pure, autant qu'elle est profonde; mais être ce que vous dites, miss!…
Le ton de ces paroles, l'air digne et simple tout à la fois de l'esclave, achevèrent d'ébranler les soupçons de Rebecca.
—Cependant, objecta-t-elle, vous le suivez, partout!
—Mon frère et mon fiancé étaient venus du Canada à Harper's Ferry pour y travailler à notre émancipation, j'ai cru qu'il était de mon devoir de les accompagner.
—Votre fiancé!
—Oui, il se nomme Shield Green.
—Un mulâtre? un des condamnés?
—Hélas! soupira la négresse.
Rebecca réfléchit un instant.
—Vous savez lire, je suppose, dit-elle ensuite.
—Oui, miss.
—Eh bien, pouvez-vous répondre aux affirmations que renferme cette lettre.
En disant ces mots, elle ouvrait un coffret et en tirait une lettre qu'elle présenta à la négresse.
A peine celle-ci eut-elle vu l'écriture qu'elle s'écria:
—C'est du Frenchman!
—Du Frenchman! qu'est-ce que cela?
—Un Français, nommé Jules Moreau, qui faisait partie de la bande de Brown. Oh! l'indigne! le misérable, ajouta Bess en laissant tomber la missive.
—C'est donc faux ce qu'il a écrit là?
—Tenez, miss, répliqua Bess, j'ai justement reçu de lui, ce matin, une lettre que voici. Vous plairait-il de la lire?
Rebecca saisit le pli avec empressement.
Il ne renfermait que ces lignes:
«Des Montagnes-Bleues, 2 décembre 1859.
»Mademoiselle,
»Quand cette lettre vous parviendra, notre malheureux chef aura expié par le gibet son ardent amour de votre race; quatre de nos compagnons attendront leur supplice, et moi je souffrirai des tortures affreuses, car vous aimant, j'ai été lâche envers l'un d'eux, ce pauvre et bon Coppie. Dans un accès de jalousie, j'ai écrit à sa fiancée qu'il la trahissait pour vous. Pardonnez-moi tous deux.
Pour me punir, je poursuivrai jusqu'à la mort l'oeuvre de Brown.
»Adieu et pardon encore une fois.
»JULES MOREAU.»
L'écriture était la même que celle de la lettre anonyme, écrite en mauvais anglais.
Rebecca ne demandait plus qu'à être convaincue. Mais la conviction l'épouvanta!
—Malheureuse! malheureuse! qu'ai-je fait? s'écria-t-elle en se cachant les yeux avec les mains.
Et, après un moment;
—Il faut le sauver; oui, il faut le sauver! le sauver à tout prix, dit-elle avec une véhémence qui effraya Bess.
—Je suis venue pour cela.
—Pensez-vous le voir? moi, c'est impossible, on m'a refusé la permission à cause de nos anciennes relations. Mais il faut le voir… le pouvez-vous… dites?
—J'espère, dit la négresse.
—Par quel moyen?
—Ici, j'ai rencontré une protectrice, parente du gouverneur de l'État. Elle fut l'amie d'enfance de ma première maîtresse. Je suis allée la trouver, après la défaite de Brown, qui m'avait renvoyée au moment du combat d'Harper's Ferry.
Cette protectrice s'est intéressée à moi, m'a prise à son service comme si elle m'eût achetée; et, par son intermédiaire, il m'a déjà été possible de pénétrer dans la prison.
—Eh bien, dit Rebecca, revenez ici… demain… Vous reviendrez, n'est-ce pas?
—Je vous le jure, miss.
—Je vous crois, Bess, ma soeur, je vous crois, continua Mademoiselle Sherrington en proie à une agitation fébrile… Vous serez ici de bonne heure… aujourd'hui je n'ai pas ma tête à moi…
Et, comme la négresse hésitait:
—Je le veux… non, je t'en supplie, Bess, reprit Rebecca… moi aussi, j'ai besoin de solliciter, d'espérer le pardon, ajouta-t-elle en se jetant au cou de l'esclave.
Les deux jeunes filles mêlèrent, un instant, leurs larmes et leurs soupirs.
Puis, Elisabeth Coppeland sortit de la maison.
Quand elle fut partie, Rebecca Sherrington se laissa tomber sur un fauteuil en répétant avec des expressions d'angoisses poignantes:
—O malheureuse! malheureuse! malheureuse!