Le grizzly
CHAPITRE VIII
LA MÈRE DE MUSKWA
Bien après que Bruce se fut endormi, Langdon demeura seul à méditer sous les étoiles, tandis que le feu, à ses pieds, passait du rouge vif au rouge sombre.
Ce soir, plus que jamais peut-être, il sentait sur lui l’empire de l’Esprit du désert, qui provoquait en lui des désirs étranges, en même temps qu’un apaisement profond.
L’Esprit de la montagne, des lacs et des forêts, ce merveilleux et mystérieux Esprit du silence, l’avait enchaîné par des liens infrangibles après tant d’années passées à errer dans les solitudes du Nord.
Son désir impérieux était de faire connaître au monde la poésie majestueuse du désert canadien.
Il eût voulu que les autres hommes pussent sentir et voir comme lui et qu’ils pussent aussi comprendre.
Depuis des années, il avait réglé sa vie de manière à pouvoir passer la plus grande partie de son temps dans la grande solitude. Il avait alors la passion de tuer. La maison s’emplissait de trophées de chasse, têtes et peaux de créatures qu’il avait abattues.
Et maintenant, voici que quelque chose étanchait en lui le besoin de tuer…
Au cours des toutes dernières semaines, il avait laissé vivre des centaines de créatures qu’il eût pu facilement abattre.
Aujourd’hui même, il avait épargné deux ours !
Au plaisir ancien de la chasse s’en substituait lentement, mais sûrement, un autre.
La main d’Achatt était sur lui. Il ne pouvait plus tuer pour le plaisir de tuer.
Il se souvenait d’un rêve curieux qu’il avait eu en s’endormant certain soir sur son travail dans le studio de sa maison.
Les têtes empaillées accrochées au mur s’étaient prises à revivre et l’une après l’autre avaient tourné vers lui leurs grands yeux brillants de lumière et l’avaient accusé de meurtre.
Quarante ans ! Les paroles de Bruce résonnaient toujours à ses oreilles.
Si une créature du désert pouvait atteindre un âge aussi avancé, combien d’années de vie n’avait-il pas détruites en ces jours de massacres où il s’était estimé un chasseur heureux ?
Combien d’années de vie avait-il volées aux animaux massacrés par lui ?
Quel bourreau sinistre il avait été ce jour où, dans une matinée, il avait tué trois ours sur un éboulis de montagne et deux caribous dans la vallée… Cent ans de battements de cœur, de bonheur paisible… Il avait détruit cent ans en trente minutes, pour le plaisir exacerbé de tuer !
Il se mit à additionner, en fixant le feu, le total de ses destructions, et il arriva à mille ans. Il se leva et sortit du camp sous la lumière froide des étoiles. Il écouta le ronron nocturne de la vallée et emplit ses poumons de l’air balsamique, cependant qu’il se demandait ce qu’il avait gagné par ce rouge massacre de dix siècles de vie.
Il conclut justement qu’il n’avait rien gagné. Ce fameux jour où il avait détruit cinq vies, il ne s’était pas senti plus joyeux qu’aujourd’hui où il n’avait pas tué.
Il avait perdu son envie de tuer comme il avait tué, mais la chasse n’avait rien perdu de sa fascination pour lui. Son attrait était plus grand que jamais. Elle tenait pour lui en réserve des joies qu’il n’avait jamais connues auparavant.
Des centaines de choses nouvelles avaient pris la place du triomphe momentané qu’il éprouvait jadis à voir les convulsions d’agonie d’une bête tombée sous ses balles.
Il éprouvait toujours le désir de tuer et il continuerait à tuer, sans quoi il n’eût été ni un chasseur, ni un mangeur de viande, mais il n’avait plus la mentalité d’un Indien et la joie du massacre ne l’aveuglait plus !
Il contempla la vallée éclairée d’étoiles où il pensait que Tyr devait être.
C’était là une chasse, une vraie chasse, et il s’était déjà promis de jouer franc jeu.
Il s’était décidé à chasser Tyr, mais Tyr seul. Il était enchanté de ne l’avoir point tué sur la pente, car la chasse gagnerait en intérêt maintenant à cause de la méfiance du grand grizzly pour l’homme.
Il était certain qu’il n’éprouverait pas de remords à abattre Tyr.
L’énorme bête qu’il avait vue et sur laquelle il avait tiré ne serait pas une proie facile. Elle leur donnerait du fil à retordre. Elle se défendrait désespérément et les chiens auraient à en découdre si Metoosin arrivait à temps avec eux.
Tyr était averti.
Il lui était loisible de changer de territoire et d’échapper s’il le voulait, ou bien il pouvait rester et combattre.
Langdon pensait bien que l’ours demeurerait et il alla se coucher dans l’attente joyeuse du lendemain.
Il fut éveillé quelques heures plus tard par un déluge de pluie qui le fit jaillir de ses couvertures avec un cri d’avertissement à Bruce.
Ils n’avaient pas monté leur tente et, l’instant d’après, il entendit Bruce maudissant leur idiotie.
La nuit était aussi sombre qu’une caverne, sauf lorsqu’elle se zébrait d’éclairs et que la montagne s’emplissait du roulement sinistre du tonnerre.
Se dégageant de ses couvertures trempées, Langdon se leva. A la lueur d’un éclair, il aperçut Bruce assis sur son lit de camp, les cheveux dégouttants d’eau, plaqués sur la figure, et à cette vue il éclata de rire.
— Il fera beau temps demain ! railla-t-il en répétant les paroles prononcées par Bruce quelques heures auparavant. Regarde comme la neige est blanche sur les pics !
La repartie de Bruce fut étouffée par le fracas du tonnerre.
Langdon attendit un autre éclair et se précipita vers l’abri fourni par des sapins épais. Il y demeura tapi, recroquevillé sur lui-même pendant cinq à dix minutes. Puis la pluie cessa soudain comme elle avait commencé ; le tonnerre roula vers le sud et les éclairs l’accompagnèrent.
Dans l’obscurité, il entendit Bruce qui fouillait parmi les objets de campement, puis une allumette fut grattée et il vit son camarade en train de regarder sa montre.
— Il est bien près de trois heures, émit le guide… Saleté de pluie !
— Je m’y attendais plutôt, répliqua Langdon blagueur… Tu sais, Bruce, quand la neige est aussi blanche sur les pics…
— Ferme ta bouche… et allumons du feu, C’est une veine que nous ayons eu l’esprit de recouvrir nos vivres avec les couvertures… Es-tu mouillé ?
Langdon tordait ses cheveux pour en égoutter l’eau.
— Non, j’étais à l’abri sous les sapins ! je m’attendais d’ailleurs à l’être. Quand tu attiras mon attention sur la blancheur de la neige… je me méfiai tout de suite.
— Au diable la neige ! grogna Bruce, et Langdon l’entendit qui cassait les basses branches résineuses d’un sapin.
Il s’en fut l’aider et, cinq minutes plus tard, ils avaient déjà une belle flambée.
La lueur illumina leurs visages et ils se rendirent compte chacun que le camarade n’était pas de mauvaise humeur.
Bruce ricanait entre ses mèches détrempées.
— J’étais dans le plus profond sommeil quand ça commença, expliqua-t-il, et je rêvais que j’étais tombé dans un lac. Je me suis réveillé en essayant de nager.
Une averse du début de juillet dans les montagnes du Nord de la Colombie britannique n’est pas particulièrement tiède, et, pendant une bonne petite heure, Langdon et Bruce continuèrent à rassembler du combustible pour sécher leurs couvertures et leurs vêtements.
Il était cinq heures lorsqu’ils déjeunèrent et il en était six lorsqu’ils se remirent en route avec deux chevaux de selle et un seul cheval de bât.
Bruce eut la satisfaction d’une revanche sur Langdon : ses prévisions se vérifièrent et une journée merveilleuse fit suite à l’orage.
Les prairies que foulaient les chevaux conservaient l’humidité. La vallée ronronnait plus haut, les ruisseaux s’étaient enflés. Des sommets des montagnes la moitié de la neige s’était trouvée balayée et les fleurs semblaient à Langdon plus hautes et plus belles.
L’air qui flottait à travers la vallée était chargé de la fraîcheur et de la douceur du matin. Le soleil épandait sur le tout ses chauds rayons d’or.
Ils continuèrent à remonter le cours du ruisseau, se penchant du haut de leurs selles pour examiner les étendues de sable qu’ils franchissaient. Ils n’avaient pas parcouru un quart de mille lorsque Bruce poussa une brusque exclamation et s’arrêta. Il désignait un petit banc de sable rond sur lequel Tyr avait laissé l’une de ses larges empreintes.
Langdon sauta à bas de sa selle et la mesura.
— C’est donc lui, s’écria-t-il avec une ardeur nouvelle dans la voix. Ne ferions-nous pas mieux d’abandonner les chevaux, Bruce ?
Le montagnard hocha la tête. Mais, avant d’émettre une opinion, il sauta de sa selle et étudia les flancs de la montagne devant lui à travers son long télescope. Langdon en fit autant avec ses jumelles prismatiques, mais sans rien découvrir non plus.
— Il est toujours dans les bas-fonds et probablement à trois ou quatre milles devant nous, fit Bruce… Nous pouvons toujours parcourir un couple de milles à cheval, avant de chercher un endroit où mettre au piquet nos canards ! L’herbe et les buissons seront secs d’ici là.
Il leur fut dès lors facile de suivre la piste de Tyr, car le grizzly ne s’était plus guère écarté du ruisseau.
A trois ou quatre cents mètres du grand éboulis au détour duquel le grizzly avait découvert l’ourson à la frimousse brune, s’érigeait un petit boqueteau de pins au cœur d’une courbe herbeuse ; les chasseurs y dessellèrent et y entravèrent leurs chevaux.
Vingt minutes plus tard, ils foulaient précautionneusement le tapis de sable fin sur lequel Tyr et Muskwa avaient fait connaissance.
La lourde pluie avait oblitéré les petites empreintes de l’ourson, mais le sable gardait celles très prononcées du grizzly.
Les yeux de Bruce scintillaient lorsqu’il se retourna vers Langdon.
— Il n’est pas très loin, chuchota-t-il. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait passé la nuit tout près, et il doit être en train de s’étirer quelque part par là.
Il mouilla un de ses doigts et le tint au-dessus de sa tête pour voir d’où venait le vent, puis il hocha de nouveau la tête.
— Vaudrait mieux grimper sur la pente ?
Ils achevèrent de contourner l’éboulis, leurs carabines prêtes à faire feu, et se dirigèrent vers un étroit ravin qui semblait permettre d’accéder facilement aux premières pentes.
A l’entrée de la ravine, ils s’arrêtèrent de nouveau tous deux. Le fond en était couvert de sable noir et ce sable portait les empreintes d’un autre ours.
Bruce se laissa tomber sur les genoux.
— C’est un autre grizzly, fit Langdon.
— Jamais de la vie… c’est un ours noir, protesta Bruce… Sacré Jim, je n’arriverai donc jamais à te fourrer dans la tête la différence qui existe entre les empreintes d’un ours noir et celles d’un grizzly ! C’est là l’empreinte de la patte de derrière. Le talon est rond. S’il s’agissait d’un grizzly, le talon serait pointu. L’empreinte est trop large, trop mastoque, pour être celle d’un grizzly, et les griffes sont trop longues par rapport à la plante. Ça se voit, comme le nez au milieu du visage, qu’il s’agit d’un ours noir !
— Et il va du même côté que nous, fit Langdon, viens-t’en.
L’ours était sorti du ravin à deux cents mètres de son entrée. Langdon et Bruce l’imitèrent.
Dans l’herbe épaisse et les cailloux de la première crête de la pente, la piste se perdit rapidement, mais les chasseurs ne s’en souciaient guère.
De la hauteur à laquelle ils voyageaient, ils avaient une admirable vue des bas-fonds.
Pas une seule fois Bruce ne quitta des yeux le cours du ruisseau.
Il savait que c’était là qu’ils découvriraient le grizzly, et rien d’autre ne l’intéressait pour le moment.
Langdon, pour sa part, s’intéressait à tout ce qui vivait et bougeait autour d’eux.
Chaque masse de rochers et chaque buisson d’épines pouvait recéler un animal, et il fouillait du regard tant les crêtes supérieures que les pics.
C’est ainsi qu’il aperçut une chose qui lui fit empoigner le bras de son compagnon… et s’aplatir à terre avec lui.
— Regarde, chuchota-t-il, étendant le bras.
De sa position couchée Bruce regarda, les yeux écarquillés d’ahurissement.
A moins de trente pieds au-dessus d’eux s’élevait un gros rocher en forme de caisse et de derrière apparaissait l’arrière-train d’un ours.
C’était un ours noir, dont le pelage soyeux reluisait au soleil.
Pendant une demi-minute, Bruce continua d’écarquiller les yeux, puis il rigola.
— Endormi qu’il est, endormi comme un sourd… Jimmy tu vas voir quelque chose de drôle !
Il posa son fusil et sortit son long couteau de chasse. Il ricanait doucement en en tâtant la pointe aiguë.
— Si tu n’as jamais vu courir un ours… tu vas en voir un. Ne bouge pas !
Il se mit à ramper lentement et silencieusement vers le roc, tandis que Langdon retenait son souffle, curieux de ce qui allait se passer.
Deux fois Bruce se retourna vers lui, la face épanouie d’un large sourire.
Finalement, Bruce atteignit le roc. La longue lame de couteau scintilla au soleil, puis elle s’abattit, et un demi-centimètre d’acier s’enfonça dans le flanc de l’ours.
Langdon ne saurait oublier ce qui s’ensuivit.
L’ours n’eut pas un frémissement.
Bruce, cette fois, piqua plus fort.
L’ours ne remuait toujours pas, et du coup Bruce fut pétrifié.
Ce fut la bouche grande ouverte qu’il se retourna vers Langdon.
— Qu’est-ce que tu penses de ça, mon vieux ? Il n’est pas endormi… il est mort.
Langdon courut jusqu’à lui et ils firent le tour du rocher.
Bruce tenait toujours son couteau à la main et il y avait une drôle d’expression peinte sur son visage.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, émit-il finalement en remettant son couteau au fourreau. C’est une mère ours, et elle avait des oursons, à la voir.
— Elle fouissait après un loir et elle a miné le rocher, ajouta Langdon… Elle a eu la tête écrasée du coup… hein, Bruce ?
Bruce hocha la tête affirmativement.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, répéta-t-il. Je me suis souvent demandé comment il se faisait que les ours ne se fassent pas tuer fréquemment en creusant sous les rochers mal équilibrés… mais je n’ai tout de même jamais vu rien de pareil… Je me demande où sont les oursons ? pauvres petites bêtes !
Il s’était agenouillé, examinant les tétines de la mère morte.
— Elle n’en avait sûrement pas plus de deux, même peut-être qu’un, dit-il en se levant… dans les trois mois environ…
— Ils mourront de faim.
— S’il n’y en a qu’un, c’est probable. Il avait plus de lait qu’il ne lui en fallait et n’a jamais dû chercher à se débrouiller lui-même.
Les oursons sont un peu comme les bébés… on peut les sevrer de bonne heure, ou, au contraire, les élever au biberon jusqu’au tiers de leur croissance !
— Voilà ce qui arrive quand on laisse ses gosses seuls, moralisa Bruce. Si tu te maries jamais, Jimmy, veille à ce que ta femme n’en fasse pas autant.
Il arrive que les bébés se brûlent ou se cassent le cou !