← Retour

Le jardin des supplices

16px
100%
LE
JARDIN DES SUPPLICES

PREMIÈRE PARTIE
EN MISSION

Avant de raconter un des plus effroyables épisodes de mon voyage en Extrême-Orient, il est peut-être intéressant que j'explique brièvement dans quelles conditions je fus amené à l'entreprendre. C'est de l'histoire contemporaine.

À ceux qui seraient tentés de s'étonner de l'anonymat que, en ce qui me concerne, j'ai tenu à garder jalousement au cours de ce véridique et douloureux récit, je dirai: «Peu importe mon nom!… C'est le nom de quelqu'un qui causa beaucoup de mal aux autres et à lui-même, plus encore à lui-même qu'aux autres et qui, après bien des secousses, pour être descendu, un jour, jusqu'au fond du désir humain, essaie de se refaire une âme dans la solitude et dans l'obscurité. Paix aux cendres de son péché.»

I

Il y a douze ans, ne sachant plus que faire et condamné par une série de malechances à la dure nécessité de me pendre ou de m'aller jeter dans la Seine, je me présentai aux élections législatives,—suprême ressource—en un département où, d'ailleurs, je ne connaissais personne et n'avais jamais mis les pieds.

Il est vrai que ma candidature était officieusement soutenue par le cabinet qui, ne sachant non plus que faire de moi, trouvait ainsi un ingénieux et délicat moyen de se débarrasser, une fois pour toutes, de mes quotidiennes, de mes harcelantes sollicitations.

À cette occasion, j'eus avec le ministre, qui était mon ami et mon ancien camarade de collège, une entrevue solennelle et familière, tout ensemble.

—Tu vois combien nous sommes gentils pour toi!… me dit ce puissant, ce généreux ami… À peine nous t'avons retiré des griffes de la justice—et nous y avons eu du mal—que nous allons faire de toi un député.

—Je ne suis pas encore nommé… dis-je d'un ton grincheux.

—Sans doute!… mais tu as toutes les chances… Intelligent, séduisant de ta personne, prodigue, bon garçon quand tu le veux, tu possèdes le don souverain de plaire… Les hommes à femmes, mon cher, sont toujours des hommes à foule… Je réponds de toi… Il s'agit de bien comprendre la situation… Du reste elle est très simple…

Et il me recommanda:

—Surtout pas de politique!… Ne t'engage pas… ne t'emballe pas!… Il y a dans la circonscription que je t'ai choisie une question qui domine toutes les autres: la betterave… Le reste ne compte pas et regarde le préfet… Tu es un candidat purement agricole… mieux que cela, exclusivement betteravier… Ne l'oublie point… Quoi qu'il puisse arriver au cours de la lutte, maintiens-toi, inébranlable, sur cette plateforme excellente… Connais-tu un peu la betterave?…

—Ma foi! non, répondis-je… Je sais seulement, comme tout le monde, qu'on en tire du sucre… et de l'alcool.

—Bravo! cela suffit, applaudit le ministre avec une rassurante et cordiale autorité… Marche carrément sur cette donnée… Promets des rendements fabuleux… des engrais chimiques extraordinaires et gratuits… des chemins de fer, des canaux, des routes pour la circulation de cet intéressant et patriotique légume… Annonce des dégrèvements d'impôts, des primes aux cultivateurs, des droits féroces sur les matières concurrentes… tout ce que tu voudras!… Dans cet ordre de choses, tu as carte blanche, et je t'aiderai… Mais ne te laisse pas entraîner à des polémiques personnelles ou générales qui pourraient te devenir dangereuses et, avec ton élection, compromettre le prestige de la République… Car, entre nous, mon vieux,—je ne te reproche rien, je constate, seulement—tu as un passé plutôt gênant…

Je n'étais pas en veine de rire… Vexé par cette réflexion, qui me parut inutile et désobligeante, je répliquai vivement, en regardant bien en face mon ami, qui put lire dans mes yeux ce que j'y avais accumulé de menaces nettes et froides:

—Tu pourrais dire plus justement: «Nous avons un passé…» Il me semble que le tien, cher camarade, n'a rien à envier au mien…

—Oh, moi!… fit le ministre avec un air de détachement supérieur et de confortable insouciance, ce n'est pas la même chose… Moi… mon petit… je suis couvert… par la France!

Et, revenant à mon élection, il ajouta:

—Donc, je me résume… De la betterave, encore de la betterave, toujours de la betterave!… Tel est ton programme… Veille à n'en pas sortir.

Puis il me remit discrètement quelques fonds et me souhaita bonne chance.


Ce programme, que m'avait tracé mon puissant ami, je le suivis fidèlement, et j'eus tort… Je ne fus pas élu. L'écrasante majorité qui échut à mon adversaire, je l'attribue, en dehors de certaines manœuvres déloyales, à ceci que ce diable d'homme était encore plus ignorant que moi et d'une canaillerie plus notoire.

Constatons en passant qu'une canaillerie bien étalée, à l'époque où nous sommes, tient lieu de toutes les qualités et que plus un homme est infâme, plus on est disposé à lui reconnaître de force intellectuelle et de valeur morale.

Mon adversaire, qui est aujourd'hui une des illustrations les moins discutables de la politique, avait volé en maintes circonstances de sa vie. Et sa supériorité lui venait de ce que, loin de s'en cacher, il s'en vantait avec le plus révoltant cynisme.

—J'ai volé… j'ai volé… clamait-il par les rues des villages, sur les places publiques des villes, le long des routes, dans les champs…

—J'ai volé… j'ai volé… publiait-il en ses professions de foi, affiches murales et confidentielles circulaires…

Et, dans les cabarets, juchés sur des tonneaux, ses agents, tout barbouillés de vin et congestionnés d'alcool, répétaient, trompettaient ces mots magiques:

—Il a volé… il a volé…

Émerveillées, les laborieuses populations des villes, non moins que les vaillantes populations des campagnes acclamaient cet homme hardi avec une frénésie qui, chaque jour, allait grandissant, en raison directe de la frénésie de ses aveux.

Comment pouvais-je lutter contre un tel rival, possédant de tels états de service, moi qui n'avais encore sur la conscience, et les dissimulais pudiquement, que de menues peccadilles de jeunesse, telles que vols domestiques, rançons de maîtresses, tricheries au jeu, chantages, lettres anonymes, délations et faux?… Ô candeur des ignorantes juvénilités!

Je faillis même, un soir, dans une réunion publique, être assommé par des électeurs furieux de ce que, en présence des scandaleuses déclarations de mon adversaire, j'eusse revendiqué, avec la suprématie des betteraves, le droit à la vertu, à la morale, à la probité, et proclamé la nécessité de nettoyer la République des ordures individuelles qui la déshonoraient. On se rua sur moi; on me prit à la gorge; on se passa, de poings en poings, ma personne soulevée et ballottante comme un paquet… Par bonheur, je me tirai de cet accès d'éloquence avec, seulement, une fluxion à la joue, trois côtes meurtries et six dents cassées…

C'est tout ce que je rapportai de cette désastreuse aventure, où m'avait si malencontreusement conduit la protection d'un ministre qui se disait mon ami.

J'étais outré.

J'avais d'autant plus le droit d'être outré que, tout d'un coup, au plus fort de la bataille, le gouvernement m'abandonnait, me laissait sans soutien, avec ma seule betterave comme amulette, pour s'entendre et pour traiter avec mon adversaire.

Le préfet, d'abord très humble, n'avait pas tardé à devenir très insolent; puis il me refusait les renseignements utiles à mon élection; enfin, il me fermait, ou à peu près, sa porte. Le ministre lui-même ne répondait plus à mes lettres, ne m'accordait rien de ce que je lui demandais, et les journaux dévoués dirigeaient contre moi de sourdes attaques, de pénibles allusions, sous des proses polies et fleuries. On n'allait pas jusqu'à me combattre officiellement, mais il était clair, pour tout le monde, qu'on me lâchait… Ah! je crois bien que jamais tant de fiel n'entra dans l'âme d'un homme!

De retour à Paris, fermement résolu à faire un éclat, au risque de tout perdre, j'exigeai des explications du ministre que mon attitude rendit aussitôt accommodant et souple…

—Mon cher, me dit-il, je suis au regret de ce qui t'arrive… Parole!… tu m'en vois tout ce qu'il y a de plus désolé. Mais que pouvais-je?… Je ne suis pas le seul, dans le cabinet… et…

—Je ne connais que toi! interrompis-je violemment, en faisant sauter une pile de dossiers qui se trouvait, sur son bureau, à portée de main… Les autres ne me regardent pas… Les autres, ça n'est pas mon affaire… Il n'y a que toi… Tu m'as trahi; c'est ignoble!…

—Mais, sapristi!… Écoute-moi un peu, voyons! supplia le ministre. Et ne t'emporte pas, comme ça, avant de savoir…

—Je ne sais qu'une chose, et elle me suffit. Tu t'es payé ma tête… Eh bien, non, non! Ça ne se passera pas comme tu le crois… À mon tour, maintenant.

Je marchais dans le bureau, proférant des menaces, distribuant des bourrades aux chaises…

—Ah! ah! tu t'es payé ma tête!… Nous allons donc rire un peu… Le pays saura donc, enfin, ce que c'est qu'un ministre… Au risque de l'empoisonner, le pays, je vais donc lui montrer, lui ouvrir toute grande l'âme d'un ministre… Imbécile!… Tu n'as donc pas compris que je te tiens, toi, ta fortune, tes secrets, ton portefeuille!… Ah! mon passé te gêne?… Il gêne ta pudeur et la pudeur de Marianne?… Eh bien, attends!… Demain, oui, demain, on saura tout…

Je suffoquais de colère. Le ministre essaya de me calmer, me prit par le bras, m'attira doucement vers le fauteuil que je venais de quitter en bourrasque…

—Mais, tais-toi donc! me dit-il, en donnant à sa voix des intonations supplicatrices… Écoute-moi, je t'en prie!… Assieds-toi, voyons!… Diable d'homme qui ne veut rien entendre! Tiens, voici ce qui s'est passé…

Très vite, en phrases courtes, hachées, tremblantes, il débita:

—Nous ne connaissions pas ton concurrent… Il s'est révélé, dans la lutte, comme un homme très fort… comme un véritable homme d'État!… Tu sais combien est restreint le personnel ministrable… Bien que ce soient toujours les mêmes qui reviennent, nous avons besoin, de temps en temps, de montrer une figure nouvelle à la Chambre et au pays… Or, il n'y en a pas… En connais-tu, toi?… Eh bien, nous avons pensé que ton concurrent pouvait être une de ces figures-là… Il a toutes les qualités qui conviennent à un ministre provisoire, à un ministre de crise… Enfin, comme il était achetable et livrable, séance tenante, comprends-tu?… C'est fâcheux pour toi, je l'avoue… Mais les intérêts du pays, d'abord…

—Ne dis donc pas de blagues… Nous ne sommes pas à la Chambre, ici… Il ne s'agit pas des intérêts du pays, dont tu te moques, et moi aussi… Il s'agit de moi… Or, je suis, grâce à toi, sur le pavé. Hier soir, le caissier de mon tripot m'a refusé cent sous, insolemment… Mes créanciers, qui avaient compté sur un succès, furieux de mon échec, me pourchassent comme un lièvre… On va me vendre… Aujourd'hui, je n'ai même pas de quoi dîner… Et tu t'imagines bonnement que cela peut se passer ainsi?… Tu es donc devenu bête… aussi bête qu'un membre de ta majorité?…

Le ministre souriait. Il me tapota les genoux, familièrement, et me dit:

—Je suis tout disposé—mais tu ne me laisses pas parler—je suis tout disposé à t'accorder une compensation…

—Une ré-pa-ra-tion!

—Une réparation, soit!

—Complète?

—Complète!… Reviens dans quelques jours… Je serai, sans doute, à même de te l'offrir. En attendant, voici cent louis… C'est tout ce qui me reste des fonds-secrets…

Il ajouta, gentiment, avec une gaieté cordiale:

—Une demi-douzaine de gaillards comme toi… et il n'y a plus de budget!…

Cette libéralité, que je n'espérais pas si importante, eut le pouvoir de calmer instantanément mes nerfs… J'empochai—en grognant encore, toutefois, car je ne voulais pas me montrer désarmé, ni satisfait—les deux billets que me tendait, en souriant, mon ami… et je me retirai dignement…

Les trois jours qui suivirent, je les passai dans les plus basses débauches…

II

Qu'on me permette encore un retour en arrière. Peut-être n'est-il pas indifférent que je dise qui je suis et d'où je viens… L'ironie de ma destinée en sera mieux expliquée ainsi.


Je suis né en province d'une famille de la petite bourgeoisie, de cette brave petite bourgeoisie, économe et vertueuse, dont on nous apprend, dans les discours officiels, qu'elle est la vraie France… Eh bien! je n'en suis pas plus fier pour cela.

Mon père était marchand de grains. C'était un homme très rude, mal dégrossi et qui s'entendait aux affaires, merveilleusement. Il avait la réputation d'y être fort habile, et sa grande habileté consistait à «mettre les gens dedans», comme il disait. Tromper sur la qualité de la marchandise et sur le poids, faire payer deux francs ce qui lui coûtait deux sous, et, quand il pouvait, sans trop d'esclandre, le faire payer deux fois, tels étaient ses principes. Il ne livrait jamais, par exemple, de l'avoine, qu'il ne l'eût, au préalable, trempée d'eau. De la sorte, les grains gonflés rendaient le double au litre et au kilo, surtout quand ils étaient additionnés de menu gravier, opération que mon père pratiquait toujours en conscience. Il savait aussi répartir judicieusement, dans les sacs, les graines de nielle et autres semences vénéneuses, rejetées par les vannages, et personne, mieux que lui, ne dissimulait les farines fermentées, parmi les fraîches. Car il ne faut rien perdre dans le commerce, et tout y fait poids. Ma mère, plus âpre encore aux mauvais gains, l'aidait de ses ingéniosités déprédatrices et, raide, méfiante, tenait la caisse, comme on monte la garde devant l'ennemi.

Républicain strict, patriote fougueux—il fournissait le régiment—moraliste intolérant, honnête homme enfin, au sens populaire de ce mot, mon père se montrait sans pitié, sans excuses, pour l'improbité des autres, principalement quand elle lui portait préjudice. Alors, il ne tarissait pas sur la nécessité de l'honneur et de la vertu. Une de ses grandes idées était que, dans une démocratie bien comprise, on devait les rendre obligatoires, comme l'instruction, l'impôt, le tirage au sort. Un jour, il s'aperçut qu'un charretier, depuis quinze ans à son service, le volait. Immédiatement, il le fit arrêter. À l'audience, le charretier se défendit comme il put.

—Mais il n'était jamais question chez monsieur que de mettre les gens «dedans». Quand il avait joué «un drôle de tour» à un client, monsieur s'en vantait comme d'une bonne action. «Le tout est de tirer de l'argent, disait-il, n'importe d'où et comment on le tire. Vendre une vieille lapine pour une belle vache, voilà tout le secret du commerce»… Eh bien, j'ai fait comme monsieur avec ses clients… Je l'ai mis dedans…

Ce cynisme fut fort mal accueilli des juges. Ils condamnèrent le charretier à deux ans de prison, non seulement pour avoir dérobé quelques kilogrammes de blé, mais surtout parce qu'il avait calomnié une des plus vieilles maisons de commerce de la région… une maison fondée en 1794, et dont l'antique, ferme et proverbiale honorabilité embellissait la ville de père en fils.

Le soir de ce jugement fameux, je me souviens que mon père avait réuni à sa table quelques amis, commerçants comme lui et, comme lui, pénétrés de ce principe inaugural que «mettre les gens dedans», c'est l'âme même du commerce. Si l'on s'indigna de l'attitude provocatrice du charretier, vous devez le penser. On ne parla que de cela, jusqu'à minuit. Et parmi les clameurs, les aphorismes, les discussions et les petits verres d'eau-de-vie de marcs, dont s'illustra cette soirée mémorable, j'ai retenu ce précepte, qui fut pour ainsi dire la moralité de cette aventure, en même temps que la synthèse de mon éducation.

—Prendre quelque chose à quelqu'un, et le garder pour soi, ça c'est du vol… Prendre quelque chose à quelqu'un et le repasser à un autre, en échange d'autant d'argent que l'on peut, ça, c'est du commerce… Le vol est d'autant plus bête qu'il se contente d'un seul bénéfice, souvent dangereux, alors que le commerce en comporte deux, sans aléa…

C'est dans cette atmosphère morale que je grandis et me développai, en quelque sorte tout seul, sans autre guide que l'exemple quotidien de mes parents. Dans le petit commerce, les enfants restent, en général, livrés à eux-mêmes. On n'a pas le temps de s'occuper de leur éducation. Ils s'élèvent, comme ils peuvent, au gré de leur nature et selon les influences pernicieuses de ce milieu, généralement rabaissant et borné. Spontanément, et sans qu'on m'y forçât, j'apportai ma part d'imitation ou d'imagination dans les tripotages familiaux. Dès l'âge de dix ans, je n'eus d'autres conceptions de la vie que le vol, et je fus—oh! bien ingénument, je vous assure—convaincu que «mettre les gens dedans», cela formait l'unique base de toutes les relations sociales.


Le collège décida de la direction bizarre et tortueuse que je devais donner à mon existence, car c'est là que je connus celui qui, plus tard, devait devenir mon ami, le célèbre ministre, Eugène Mortain.

Fils de marchand de vins, dressé à la politique, comme moi au commerce, par son père qui était le principal agent électoral de la région, le vice-président des comités gambettistes, le fondateur de ligues diverses, groupements de résistance et syndicats professionnels, Eugène recelait, en lui, dès l'enfance, une âme de «véritable homme d'État».

Quoique boursier, il s'était, tout de suite, imposé à nous, par une évidente supériorité dans l'effronterie et l'indélicatesse, et aussi par une manière de phraséologie, solennelle et vide, qui violentait nos enthousiasmes. En outre, il tenait de son père la manie profitable et conquérante de l'organisation. En quelques semaines, il eut vite fait de transformer la cour du collège en toutes sortes d'associations et de sous-associations, de comités et de sous-comités, dont il s'élisait, à la fois, le président, le secrétaire et le trésorier. Il y avait l'association des joueurs de ballon, de toupie, de saute-mouton et de marche, le comité de la barre fixe, la ligue du trapèze, le syndicat de la course à pieds joints, etc… Chacun des membres de ces diverses associations était tenu de verser à la caisse centrale, c'est-à-dire dans les poches de notre camarade, une cotisation mensuelle de cinq sous, laquelle, entre autres avantages, impliquait un abonnement au journal trimestriel que rédigeait Eugène Mortain pour la propagande des idées et la défense des intérêts de ces nombreux groupements «autonomes et solidaires», proclamait-il.

De mauvais instincts, qui nous étaient communs, et des appétits pareils nous rapprochèrent aussitôt, lui et moi, et firent de notre étroite entente une exploitation âpre et continue de nos camarades, fiers d'être syndiqués… Je me rendis bien vite compte que je n'étais pas le plus fort dans cette complicité; mais, en raison même de cette constatation, je ne m'en cramponnai que plus solidement à la fortune de cet ambitieux compagnon. À défaut d'un partage égal, j'étais toujours assuré de ramasser quelques miettes… Elles me suffisaient alors. Hélas! je n'ai jamais eu que les miettes des gâteaux que dévora mon ami.

Je retrouvai Eugène plus tard, dans une circonstance difficile et douloureuse de ma vie. À force de mettre «les gens dedans», mon père finit par y être mis lui-même, et non point au figuré, comme il l'entendait de ses clients. Une fourniture malheureuse et qui, paraît-il, empoisonna toute une caserne, fut l'occasion de cette déplorable aventure, que couronna la ruine totale de notre maison, fondée en 1794. Mon père eût peut-être survécu à son déshonneur, car il connaissait les indulgences infinies de son époque; il ne put survivre à la ruine. Une attaque d'apoplexie l'emporta un beau soir. Il mourut, nous laissant, ma mère et moi, sans ressources.

Ne pouvant plus compter sur lui, je fus bien obligé de me débrouiller moi-même et, m'arrachant aux lamentations maternelles, je courus à Paris, où Eugène Mortain m'accueillit le mieux du monde.

Celui-ci s'élevait peu à peu. Grâce à des protections parlementaires habilement exploitées, à la souplesse de sa nature, à son manque absolu de scrupules, il commençait à faire parler de lui avec faveur dans la presse, la politique et la finance. Tout de suite, il m'employa à de sales besognes, et je ne tardai pas, moi aussi, en vivant constamment à son ombre, à gagner un peu de sa notoriété dont je ne sus pas profiter, comme j'aurais dû le faire. Mais la persévérance dans le mal est ce qui m'a le plus manqué. Non que j'éprouve de tardifs scrupules de conscience, des remords, des désirs passagers d'honnêteté; c'est en moi, une fantaisie diabolique, une talonnante et inexplicable perversité qui me forcent, tout d'un coup, sans raison apparente, à délaisser les affaires les mieux conduites, à desserrer mes doigts de dessus les gorges les plus âprement étreintes. Avec des qualités pratiques de premier ordre, un sens très aigu de la vie, une audace à concevoir même l'impossible, une promptitude exceptionnelle même à le réaliser, je n'ai pas la ténacité nécessaire à l'homme d'action. Peut-être, sous le gredin que je suis, y a-t-il un poète dévoyé?… Peut-être un mystificateur qui s'amuse à se mystifier soi-même?

Pourtant, en prévision de l'avenir, et sentant qu'il arriverait fatalement un jour où mon ami Eugène voudrait se débarrasser de moi, qui lui représenterais sans cesse un passé gênant, j'eus l'adresse de le compromettre dans des histoires fâcheuses, et la prévoyance d'en garder, par-devers moi, les preuves indéniables. Sous peine d'une chute, Eugène devait me traîner, perpétuellement, à sa suite, comme un boulet.

En attendant les honneurs suprêmes où le poussa le flux bourbeux de la politique, voici, entre autres choses honorables, quels étaient la qualité de ses intrigues et le choix de ses préoccupations.

Eugène avait officiellement une maîtresse. Elle s'appelait alors la comtesse Borska. Pas très jeune, mais encore jolie et désirable, tantôt Polonaise, tantôt Russe, et souvent Autrichienne, elle passait, naturellement, pour une espionne allemande. Aussi son salon était-il fréquenté de nos plus illustres hommes d'État. On y faisait beaucoup de politique, et l'on y commençait, avec beaucoup de flirts, beaucoup d'affaires considérables et louches. Parmi les hôtes les plus assidus de ce salon se remarquait un financier levantin, le baron K…, personnage silencieux, à la figure d'argent blafard, aux yeux morts, et qui révolutionnait la Bourse par ses opérations formidables. On savait, du moins on se disait que, derrière ce masque impénétrable et muet, agissait un des plus puissants empires de l'Europe. Pure supposition romanesque, sans doute, car, dans ces milieux corrompus, on ne sait jamais ce qu'il faut le plus admirer de leur corruption ou de leur «jobardise». Quoi qu'il en soit, la comtesse Borska et mon ami Eugène Mortain souhaitaient vivement de se mettre dans le jeu du mystérieux baron, d'autant plus vivement que celui-ci opposait à des avances discrètes, mais précises, une non moins discrète et précise froideur. Je crois même que cette froideur avait été jusqu'à la malice d'un conseil, de quoi il était résulté, pour nos amis, une liquidation désastreuse. Alors, ils imaginèrent de lancer sur le banquier récalcitrant une très jolie jeune femme, amie intime de la maison et de me lancer, en même temps, sur cette très jolie jeune femme qui, travaillée par eux, était toute disposée à nous accueillir favorablement, le banquier, pour le sérieux, et moi, pour l'agrément. Leur calcul était simple et je l'avais compris du premier coup: m'introduire dans la place, et, là, moi par la femme, eux par moi, devenir les maîtres des secrets du baron, échappés aux moments de tendre oubli!… C'était ce qu'on pouvait appeler de la politique de concentration.

Hélas! le démon de la perversité, qui vient me visiter à la minute décisive où je dois agir, voulut qu'il en fût autrement et que ce beau projet avortât sans élégance. Au dîner qui devait sceller cette bien parisienne union, je me montrai, envers la jeune femme, d'une telle goujaterie que, tout en larmes, honteuse et furieuse, elle quitta scandaleusement le salon et rentra chez elle, veuve de nos deux amours.

La petite fête fut fort abrégée… Eugène me ramena en voiture. Nous descendîmes les Champs-Élysées dans un silence tragique.

—Où veux-tu que je te dépose? me dit le grand homme, comme nous tournions l'angle de la rue Royale.

—Au tripot… sur le boulevard… répondis-je, avec un ricanement… J'ai hâte de respirer un peu d'air pur, dans une société de braves gens…

Et, tout à coup, d'un geste découragé, mon ami me tapota les genoux et—oh! je reverrai toute ma vie l'expression sinistre de sa bouche, et son regard de haine—il soupira:

—Allons!… Allons!… On ne fera jamais rien de toi!…

Il avait raison… Et, cette fois-là, je ne pus pas l'accuser que ce fût de sa faute…

Eugène Mortain appartenait à cette école de politiciens que, sous le nom fameux d'opportunistes, Gambetta lança comme une bande de carnassiers affamés sur la France. Il n'ambitionnait le pouvoir que pour les jouissances matérielles qu'il procure et l'argent que des habiles comme lui savent puiser aux sources de boue. Je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs, je fais au seul Gambetta l'historique honneur d'avoir combiné et déchaîné cette morne curée qui dure encore, en dépit de tous les Panamas. Certes, Gambetta aimait la corruption; il y avait, dans ce démocrate tonitruant, un voluptueux ou plutôt un dilettante de la volupté, qui se délectait à l'odeur de la pourriture humaine; mais il faut le dire, à sa décharge et à leur gloire, les amis dont il s'entourait et que le hasard, plus encore qu'une sélection raisonnée attacha à sa courte fortune, étaient bien de force à s'élancer eux-mêmes et d'eux-mêmes sur la Proie éternelle où, déjà, tant et tant de mâchoires avaient croché leurs dents furieuses.

Avant d'arriver à la Chambre, Eugène Mortain avait passé par tous les métiers—même les plus bas,—par les dessous—même les plus ténébreux—du journalisme. On ne choisit pas toujours ses débuts, on les prend où ils se trouvent… Ardente et prompte—et pourtant réfléchie—fut son initiation à la vie parisienne, j'entends cette vie qui va des bureaux de rédaction au Parlement, en passant par la préfecture de Police. Dévoré de besoins immédiats et d'appétits ruineux, il ne se faisait pas alors un chantage important ou une malpropre affaire que notre brave Eugène n'en fût, en quelque sorte, l'âme mystérieuse et violente. Il avait eu ce coup de génie de syndiquer une grande partie de la presse, pour mener à bien ces vastes opérations. Je connais de lui, en ce genre décrié, des combinaisons qui sont de purs chefs-d'œuvre et qui révèlent, dans ce petit provincial, vite dégrossi, un psychologue étonnant et un organisateur admirable des mauvais instincts du déclassé. Mais il avait la modestie de ne se point vanter de la beauté de ses coups, et l'art précieux, en se servant des autres, de ne jamais donner de sa personne aux heures du danger. Avec une constante habileté et une science parfaite de son terrain de manœuvres, il sut toujours éviter, en les tournant, les flaques fétides et bourbeuses de la police correctionnelle où tant d'autres s'enlisèrent si maladroitement. Il est vrai que mon aide—soit dit sans fatuité—ne lui fut pas inutile, en bien des circonstances.

C'était, du reste, un charmant garçon, oui, en vérité, un charmant garçon. On ne pouvait lui reprocher que des gaucheries dans le maintien, persistants vestiges de son éducation de province, et des détails vulgaires dans sa trop récente élégance qui s'affichait mal à propos. Mais tout cela n'était qu'une apparence dissimulant mieux, aux observateurs insuffisants, tout ce que son esprit avait de ressources subtiles, de flair pénétrant, de souplesse retorse, tout ce que son âme contenait de ténacité âpre et terrible. Pour surprendre son âme, il eût fallu voir—comme je les vis, hélas! combien de fois?—les deux plis qui, à de certaines minutes, en se débandant, laissaient tomber les deux coins de ses lèvres et donnaient à sa bouche une expression épouvantable… Ah! oui, c'était un charmant garçon!

Par des duels appropriés, il fit taire la malveillance qui va chuchotant autour des personnalités nouvelles, et sa naturelle gaîté, son cynisme bon enfant qu'on traitait volontiers d'aimable paradoxe, non moins que ses amours lucratives et retentissantes achevèrent de lui conquérir une réputation discutable, mais suffisante à un futur homme de gouvernement qui en verra bien d'autres. Il avait aussi cette faculté merveilleuse de pouvoir, cinq heures durant, et sur n'importe quel sujet, parler sans jamais exprimer une idée. Son intarissable éloquence déversait, sans un arrêt, sans une fatigue, la lente, la monotone, la suicidante pluie du vocabulaire politique, aussi bien sur les questions de marine que sur les réformes scolaires, sur les finances que sur les beaux-arts, sur l'agriculture que sur la religion. Les journalistes parlementaires reconnaissaient en lui leur incompétence universelle et miraient leur jargon écrit dans son charabia parlé. Serviable, quand cela ne lui coûtait rien, généreux, prodigue même, quand cela devait lui rapporter beaucoup, arrogant et servile, selon les événements et les hommes, sceptique sans élégance, corrompu sans raffinement, enthousiaste sans spontanéité, spirituel sans imprévu, il était sympathique à tout le monde. Aussi son élévation rapide ne surprit, n'indigna personne. Elle fut, au contraire, accueillie avec faveur des différents partis politiques, car Eugène ne passait pas pour un sectaire farouche, ne décourageait aucune espérance, aucune ambition, et l'on n'ignorait pas que, l'occasion venue, il était possible de s'entendre avec lui. Le tout était d'y mettre le prix.

Tel était l'homme, tel «le charmant garçon», en qui reposaient mes derniers espoirs, et qui tenait réellement ma vie et ma mort entre ses mains.


On remarquera que, dans ce croquis à peine esquissé de mon ami, je me suis modestement effacé, quoique j'aie collaboré puissamment et par des moyens souvent curieux, à sa fortune. J'aurais bien des histoires à raconter qui ne sont pas, on peut le croire, des plus édifiantes. À quoi bon une confession complète, puisque toutes mes turpitudes, on les devine sans que j'aie à les étaler davantage? Et puis, mon rôle, auprès de ce hardi et prudent coquin, fut toujours—je ne dis pas insignifiant, oh non!… ni méritoire, vous me ririez au nez—mais il demeura à peu près secret. Qu'on me permette de garder cette ombre, à peine discrète, dont il m'a plu envelopper ces années de luttes sinistres et de ténébreuses machinations… Eugène ne «m'avouait» pas… Et, moi-même, par un reste de pudeur assez bizarre, j'éprouvais parfois une invincible répugnance à cette idée que je pouvais passer pour «son homme de paille».

D'ailleurs, il m'arriva souvent, des mois entiers, de le perdre de vue, de le «lâcher», comme on dit, trouvant dans les tripots, à la Bourse, dans les cabinets de toilette des filles galantes, des ressources que j'étais las de demander à la politique, et dont la recherche convenait mieux à mes goûts pour la paresse et pour l'imprévu… Quelquefois, pris de soudaines poésies, j'allais me cacher, en un coin perdu de la campagne, et, en face de la nature, j'aspirais à des puretés, à des silences, à des reconquêtes morales qui, hélas! ne duraient guère… Et je revenais à Eugène, aux heures des crises difficiles. Il ne m'accueillait pas toujours avec la cordialité que j'exigeais de lui. Il était visible qu'il eût bien voulu se débarrasser de moi. Mais, d'un coup de caveçon sec et dur, je le rappelais à la vérité de notre mutuelle situation.

Un jour je vis distinctement luire dans ses yeux une flamme de meurtre. Je ne m'inquiétai pas et, d'un geste lourd, lui mettant la main à l'épaule, comme un gendarme fait d'un voleur, je lui dis narquoisement:

—Et puis après?… À quoi cela t'avancerait-il?… Mon cadavre lui-même t'accusera… Ne sois donc pas bête!… Je t'ai laissé arriver où tu as voulu… Jamais je ne t'ai contrecarré dans tes ambitions… Au contraire… j'ai travaillé pour toi… comme j'ai pu… loyalement… est-ce vrai? Crois-tu donc que ce soit gai pour moi de nous voir, toi, en haut, à te pavaner dans la lumière, moi, en bas, à patauger stupidement dans la crotte?… Et, pourtant, d'une chiquenaude, cette merveilleuse fortune, si laborieusement édifiée par nous deux…

—Oh! par nous deux… siffla Eugène…

—Oui, par nous deux, canaille!… répétai-je, exaspéré de cette rectification inopportune… Oui, d'une chiquenaude… d'un souffle… tu le sais, je puis la jeter bas, cette merveilleuse fortune… Je n'ai qu'un mot à dire, gredin, pour te précipiter du pouvoir au bagne… faire du ministre que tu es—ah, si ironiquement!—le galérien que tu devrais être, s'il y avait encore une justice, et si je n'étais pas le dernier des lâches… Eh bien!… ce geste, je ne le fais pas, ce mot, je ne le prononce pas… Je te laisse recevoir l'admiration des hommes et l'estime des cours étrangères… parce que… vois-tu… je trouve ça prodigieusement comique… Seulement, je veux ma part… tu entends!… ma part… Et qu'est-ce que je te demande?… Mais c'est idiot ce que je te demande… Rien… des miettes… alors que je pourrais tout exiger, tout… tout… tout…! Je t'en prie, ne m'irrite pas davantage… ne me pousse pas à bout plus longtemps… ne m'oblige pas à faire des drames burlesques… Car le jour où j'en aurai assez de la vie, assez de la boue, de cette boue—ta boue…—dont je sens toujours sur moi l'intolérable odeur… eh bien, ce jour-là, Son Excellence Eugène Mortain ne rira pas, mon vieux… Ça, je te le jure!

Alors, Eugène, avec un sourire gêné, tandis que les plis de ses lèvres retombantes donnaient à toute sa physionomie une double expression de peur ignoble et de crime impuissant, me dit:

—Mais tu es fou de me raconter tout cela… Et à propos de quoi?… T'ai-je refusé quelque chose, espèce de soupe au lait?…

Et, gaiement, multipliant des gestes et des grimaces qui m'étourdissaient, il ajouta comiquement:

—Veux-tu la croix, ah?

Oui, vraiment, c'était un charmant garçon.

III

Quelques jours après la scène de violence qui suivit mon si lamentable échec, je rencontrai Eugène dans une maison amie, chez cette bonne Mme G… où nous avions été priés à dîner tous les deux. Notre poignée de main fut cordiale. On eût dit que rien de fâcheux ne s'était passé entre nous.

—On ne te voit plus, me reprocha-t-il sur ce ton d'indifférente amitié qui, chez lui, n'était que la politesse de la haine… Étais-tu donc malade?

—Mais non… en voyage vers l'oubli, simplement.

—À propos… es-tu plus sage?… Je voudrais bien causer avec toi, cinq minutes… Après le dîner, n'est-ce pas?

—Tu as donc du nouveau? demandai-je, avec un sourire fielleux, par lequel il put voir que je ne me laisserais pas «expédier», comme une affaire sans importance.

—Moi? fit-il… Non… rien… un projet en l'air… Enfin, il faut voir…

J'avais sur les lèvres une impertinence toute prête, lorsque Mme G…, énorme paquet de fleurs roulantes, de plumes dansantes, de dentelles déferlantes, vint interrompre ce commencement de conversation. Et, soupirant: «Ah! mon cher ministre, quand donc nous débarrasserez-vous de ces affreux socialistes?», elle entraîna Eugène vers un groupe de jeunes femmes qui, à la manière dont elles étaient rangées dans un coin du salon, me firent l'effet d'être là, en location, comme, au café-concert, ces nocturnes créatures qui meublent de leur décolletage excessif et de leurs toilettes d'emprunt l'apparat en trompe l'œil des décors.

Mme G… avait la réputation de jouer un rôle important dans la Société et dans l'État. Parmi les innombrables comédies de la vie parisienne, l'influence qu'on lui attribuait n'était pas une des moins comiques. Les petits historiographes des menus faits de ce temps racontaient sérieusement, en établissant de brillants parallèles dans le passé, que son salon était le point de départ et la consécration des fortunes politiques et des renommées littéraires, par conséquent le rendez-vous de toutes les jeunes ambitions et aussi de toutes les vieilles. À les en croire, c'est là que se fabriquait l'histoire contemporaine, que se tramait la chute ou l'avènement des Cabinets, que se négociaient parmi de géniales intrigues et de délicieuses causeries—car c'était un salon où l'on cause—aussi bien les alliances extérieures que les élections académiques. M. Sadi Carnot, lui-même—qui régnait alors sur les cœurs français—était tenu, disait-on, à d'habiles ménagements envers cette puissance redoutable, et pour en conserver les bonnes grâces il lui envoyait galamment, à défaut d'un sourire, les plus belles fleurs des jardins de l'Élysée et des serres de la Ville… D'avoir connu, au temps de sa ou de leur jeunesse—Mme G… n'était pas très fixée sur ce point de chronologie—M. Thiers et M. Guizot, Cavour et le vieux Metternich, cette antique personne gardait un prestige, dont la République aimait à se parer, comme d'une traditionnelle élégance, et son salon bénéficiait de l'éclat posthume que ces noms illustres, à tout propos invoqués, rappelaient aux réalités diminuées du présent.

On y entrait, d'ailleurs, dans ce salon choisi, comme à la foire, et jamais je n'ai vu,—moi qui en ai tant vu—plus étrange mêlée sociale et plus ridicule mascarade mondaine. Déclassés de la politique, du journalisme, du cosmopolitisme, des cercles, du monde, des théâtres, et les femmes à l'avenant, elle accueillait tout, et tout y faisait nombre. Personne n'était dupe de cette mystification, mais chacun se trouvait intéressé, afin de s'exalter soi-même, d'exalter un milieu notoirement ignominieux, où beaucoup d'entre nous tiraient non seulement des ressources peu avouables, mais encore leur unique raison d'être dans la vie. Du reste, j'ai idée que la plupart des salons si célèbres d'autrefois, où venaient communiquer, sous les espèces les plus diverses, les appétits errants de la politique et les vanités sans emploi de la littérature, devaient assez fidèlement ressembler à celui-là… Et il ne m'est pas prouvé non plus, que celui-là se différenciât essentiellement des autres dont on nous vante à tout propos, en lyriques enthousiasmes, l'exquise tenue morale et l'élégante difficulté d'accès.

La vérité est que Mme G…, débarrassée du grossissement des réclames et de la poésie des légendes, réduite au strict caractère de son individualité mondaine, n'était qu'une très vieille dame, d'esprit vulgaire, d'éducation négligée, extrêmement vicieuse, par surcroît, et qui, ne pouvant plus cultiver la fleur du vice en son propre jardin, la cultivait en celui des autres, avec une impudeur tranquille, dont on ne savait pas ce qu'il convenait le mieux d'admirer, ou l'effronterie ou l'inconscience. Elle remplaçait l'amour professionnel, auquel elle avait dû renoncer, par la manie de faire des unions et des désunions extra-conjugales, dont c'était sa joie, son péché, de les suivre, de les diriger, de les protéger, de les couver et de réchauffer ainsi son vieux cœur ratatiné, au frôlement de leurs ardeurs défendues. On était toujours sûr de trouver, chez cette grande politique, avec la bénédiction de M. Thiers et de M. Guizot, de Cavour et du vieux Metternich, des âmes sœurs, des adultères tout prêts, des désirs en appareillage, des amours de toute sorte, frais équipés pour la course, l'heure ou le mois; précieuse ressource dans les cas de rupture sentimentale et les soirées de désœuvrement.


Pourquoi, ce soir-là, précisément, eus-je l'idée d'aller chez Mme G…? Je ne sais, car j'étais fort mélancolique et nullement d'humeur à me divertir. Ma colère contre Eugène était bien calmée, momentanément, du moins. Une immense fatigue, un immense dégoût la remplaçait, dégoût de moi-même, des autres, de tout le monde. Depuis le matin, j'avais sérieusement réfléchi à ma situation, et, malgré les promesses du ministre—dont j'étais décidé, d'ailleurs, à ne pas lui donner une facile quittance—, je n'y voyais point une convenable issue. Je comprenais qu'il était bien difficile à mon ami de me procurer une position officielle, stable, quelque chose d'honorablement parasitaire, d'administrativement rémunérateur, par quoi il m'eût été permis de finir en paix, vieillard respectable, fonctionnaire sinécuriste, mes jours. D'abord, cette position, il est probable que je l'eusse aussitôt gaspillée; ensuite, de toutes parts, au nom de la moralité publique et de la bienséance républicaine, les protestations concurrentes se fussent élevées, auxquelles le ministre, interpellé, n'aurait su que répondre. Tout ce qu'il pouvait m'offrir, c'était, par des expédients transitoires et misérables, par de pauvres prestidigitations budgétaires, reculer l'heure inévitable de ma chute. Et puis, je ne pouvais même pas compter éternellement sur ce minimum de faveurs et de protection, car Eugène ne pouvait pas, lui non plus, compter sur l'éternelle bêtise du public. Bien des dangers menaçaient alors le cabinet, et bien des scandales auxquels, çà et là, quelques journaux mécontents de leur part fondssecrétière faisaient des allusions de plus en plus directes, empoisonnaient la sécurité personnelle de mon protecteur… Eugène ne se maintenait au pouvoir que par des diversions agressives contre les partis impopulaires ou vaincus, et aussi, à coup d'argent, que je le soupçonnais alors, comme cela fut démontré, plus tard, de recevoir de l'étranger, en échange, chaque fois, d'une livre de chair de la Patrie!…

Travailler à la chute de mon camarade, m'insinuer adroitement auprès d'un leader ministériel possible, reconquérir, près de ce nouveau collaborateur, une sorte de virginité sociale, j'y avais bien songé… Tout m'y poussait, ma nature, mon intérêt, et aussi le plaisir si âprement savoureux de la vengeance… Mais, en plus des incertitudes et des hasards dont s'accompagnait cette combinaison, je ne me sentais pas le courage d'une autre expérience, ni de recommencer de pareilles manœuvres. J'avais brûlé ma jeunesse par les deux bouts. Et j'étais las de ces aventures périlleuses et précaires qui m'avaient mené où?… J'éprouvais de la fatigue cérébrale, de l'ankylose aux jointures de mon activité; toutes mes facultés diminuaient, en pleine force, déprimées par la neurasthénie. Ah! comme je regrettais de n'avoir pas suivi les droits chemins de la vie! Sincèrement, à cette heure, je ne souhaitais plus que les joies médiocres de la régularité bourgeoise; et je ne voulais plus, et je ne pouvais plus supporter ces soubresauts de fortune, ces alternatives de misère, qui ne m'avaient pas laissé une minute de répit et faisaient de mon existence une perpétuelle et torturante anxiété. Qu'allais-je donc devenir?… L'avenir m'apparaissait plus triste et plus désespérant que les crépuscules d'hiver qui tombent sur les chambres de malades… Et, tout à l'heure, après le dîner, quelle nouvelle infamie l'infâme ministre me proposerait-il?… Dans quelle boue plus profonde, et dont on ne revient pas, voudrait-il m'enfoncer et me faire disparaître à jamais?…

Je le cherchai du regard, parmi la cohue… Il papillonnait auprès des femmes. Rien sur son crâne, ni sur ses épaules, ne marquait qu'il portât le lourd fardeau de ses crimes. Il était insouciant et gai. Et de le voir ainsi, ma fureur contre lui s'accrut du sentiment de la double impuissance où nous étions tous les deux, lui de me sauver de la honte, moi, de l'y précipiter… ah oui! de l'y précipiter!

Accablé par ces multiples et lancinantes préoccupations, il n'était donc pas étonnant que j'eusse perdu ma verve, et que les belles créatures étalées et choisies par Mme G…, pour le plaisir de ses invités, ne me fussent de rien… Durant le dîner, je me montrai parfaitement désagréable, et c'est à peine si j'adressai la parole à mes voisines dont les belles gorges resplendissaient parmi les pierreries et les fleurs. On crut que mon insuccès électoral était la cause de ces noires dispositions de mon humeur, ordinairement joyeuse et galante.

—Du ressort!… me disait-on. Vous êtes jeune, que diable!… Il faut de l'estomac dans la carrière politique… Ce sera pour la prochaine fois.

À ces phrases de consolation banale, aux sourires engageants, aux gorges offertes, je répondais obstinément:

—Non… non… Ne me parlez plus de la politique… C'est ignoble!… Ne me parlez plus du suffrage universel… C'est idiot!… Je ne veux plus… Je ne veux plus en entendre parler.

Et Mme G…, fleurs, plumes et dentelles subitement soulevées autour de moi, en vagues multicolores et parfumées, me soufflait dans l'oreille, avec des pâmoisons maniérées et des coquetteries humides de vieille proxénète:

—Il n'y a que l'amour, voyez-vous… Il n'y a jamais que l'amour!… Essayez de l'amour!… Tenez, ce soir, justement, il y a ici une jeune Roumaine… passionnée… ah!… et poète, mon cher… et comtesse!… Je suis sûre qu'elle est folle de vous… D'abord toutes les femmes sont folles de vous… Je vais vous présenter…

J'esquivai l'occasion si brutalement amenée… et ce fut dans un silence maussade énervé, que je persistai à attendre la fin de cette interminable soirée…


Accaparé de tous côtés, Eugène ne put me joindre que fort tard. Nous profitâmes de ce qu'une chanteuse célèbre absorbait un moment l'attention générale pour nous réfugier dans une sorte de petit fumoir, qu'éclairait de sa lueur discrète une lampe à longue tige enjuponnée de crépon rose. Le ministre s'assit sur le divan, alluma une cigarette, et, tandis que, en face de lui, négligemment, j'enfourchais une chaise et croisais mes bras sur le rebord du dossier, il me dit avec gravité:

—J'ai beaucoup songé à toi, ces jours-ci.

Sans doute, il attendait une parole de remerciement, un geste amical, un mouvement d'intérêt ou de curiosité. Je demeurai impassible, m'efforçant de conserver cet air d'indifférence hautaine, presque insultante, avec lequel je m'étais bien promis d'accueillir les perfides avances de mon ami, car, depuis le commencement de la soirée, je m'acharnais à me persuader qu'elles dussent être perfides, ces avances. Insolemment, j'affectai de regarder le portrait de M. Thiers qui, derrière Eugène, occupait la hauteur du panneau et s'obscurcissait de tous les reflets sombres, luttant sur sa surface trop vernie, hormis, toutefois, le toupet blanc, dont le surgissement piriforme devenait à lui seul l'expression unique et complète de la physionomie disparue… Assourdi par les tentures retombées, le bruit de la fête nous arrivait ainsi qu'un bourdonnement lointain… Le ministre, hochant la tête, reprit:

—Oui, j'ai beaucoup songé à toi… Eh bien!… c'est difficile… très difficile.

De nouveau, il se tut, semblant réfléchir à des choses profondes…

Je pris plaisir à prolonger le silence pour jouir de l'embarras où cette attitude muettement gouailleuse ne pouvait manquer de mettre mon ami… Ce cher protecteur, j'allais donc le voir, une fois de plus, devant moi, ridicule et démasqué, suppliant peut-être!… Il restait calme, cependant, et ne paraissait pas s'inquiéter le moins du monde de la trop visible hostilité de mon allure.

—Tu ne me crois pas? fit-il, d'une voix ferme et tranquille… Oui, je sens que tu ne me crois pas… Tu t'imagines que je ne songe qu'à te berner… comme les autres, est-ce vrai?… Eh bien, tu as tort, mon cher… Au surplus, si cet entretien t'ennuie… rien de plus facile que de le rompre…

Il fit mine de se lever.

—Je n'ai pas dit cela!… protestai-je, en ramenant mon regard du toupet de M. Thiers au froid visage d'Eugène… Je n'ai rien dit…

—Écoute-moi, alors… Veux-tu que nous parlions, une bonne fois, en toute franchise, de notre situation respective?…

—Soit! je t'écoute…

Devant son assurance, je perdais peu à peu de la mienne… À l'inverse de ce que j'avais trop vaniteusement auguré, Eugène reconquérait toute son autorité sur moi… Je le sentais qui m'échappait encore… Je le sentais à cette aisance du geste, à cette presque élégance des manières, à cette fermeté de la voix, à cette entière possession de soi, qu'il ne montrait réellement que quand il méditait ses plus sinistres coups. Il avait alors une sorte d'impérieuse séduction, une force attractive à laquelle, même prévenu, il était difficile de résister… Je le connaissais pourtant et, souvent, pour mon malheur, j'avais subi les effets de ce charme maléfique qui ne devait plus m'être une surprise… Eh bien! toute ma combativité m'abandonna, mes haines se détendirent et, malgré moi, je me laissai aller à reprendre confiance, à si complétement oublier le passé, que cet homme dont j'avais pénétré, en ses obscurs recoins, l'âme inexorable et fétide, je me plus à le considérer encore comme un généreux ami, un héros de bonté, un sauveur.

Et voici—ah! je voudrais pouvoir rendre l'accent de force, de crime, d'inconscience et de grâce qu'il mit dans ses paroles—ce qu'il me dit:

—Tu as vu d'assez près la vie politique pour savoir qu'il existe un degré de puissance où l'homme le plus infâme se trouve protégé contre lui-même par ses propres infamies, à plus forte raison contre les autres par celles des autres… Pour un homme d'État, il n'est qu'une chose irréparable: l'honnêteté!… L'honnêteté est inerte et stérile, elle ignore la mise en valeur des appétits et des ambitions, les seules énergies par quoi l'on fonde quelque chose de durable. La preuve, c'est cet imbécile de Favrot, le seul honnête homme du cabinet, et le seul aussi, dont la carrière politique soit, de l'aveu général, totalement et à jamais perdue!… C'est te dire, mon cher, que la campagne menée contre moi me laisse absolument indifférent…

Sur un geste ambigu que, rapidement, j'esquissai:

—Oui… oui… je sais… on parle de mon exécution… de ma chute prochaine… de gendarmes… de Mazas!… «Mort aux voleurs!»… Parfaitement… De quoi ne parle-t-on pas?… Et puis après?… Cela me fait rire, voilà tout!… Et, toi-même, sous prétexte que tu crois avoir été mêlé à quelques-unes de mes affaires—dont tu ne connais, soit dit en passant, que la contrepartie—sous prétexte que tu détiens—du moins, tu vas le criant partout—quelques vagues papiers… dont je me soucie, mon cher, comme de ça!…

Sans s'interrompre, il me montra sa cigarette éteinte, qu'il écrasa ensuite dans un cendrier, posé sur une petite table de laque, près de lui…

—Toi-même… tu crois pouvoir disposer de moi par la terreur… me faire chanter, enfin, comme un banquier véreux!… Tu es un enfant!… Raisonne un peu… Ma chute?… Qui donc, veux-tu me le dire, oserait, en ce moment, assumer la responsabilité d'une telle folie?… Qui donc ignore qu'elle entraînerait l'effondrement de trop de choses, de trop de gens auxquels on ne peut pas toucher plus qu'à moi, sous peine d'abdication, sous peine de mort?… Car ce n'est pas moi seul qu'on renverserait… ce n'est pas moi seul qu'on coifferait d'un bonnet de forçat… C'est tout le gouvernement, tout le Parlement, toute la République, associés, quoi qu'ils fassent, à ce qu'ils appellent mes vénalités, mes concussions, mes crimes… Ils croient me tenir… et c'est moi qui les tiens!… Sois tranquille, je les tiens ferme…

Et il fit le geste de serrer une gorge imaginaire…

L'expression de sa bouche, dont les coins tombèrent, devint hideuse et, sur le globe de ses yeux, apparurent des veinules pourprées qui donnèrent à son regard une signification implacable de meurtre… Mais, il se remit vite, alluma une autre cigarette et continua:

—Qu'on renverse le Cabinet, soit!… et j'y aiderai… Nous sommes, du fait de cet honnête Favrot, engagés dans une série de questions inextricables, dont la solution logique est précisément qu'il ne peut pas y en avoir… Une crise ministérielle s'impose, avec un programme tout neuf… Remarque, je te prie, que je suis, ou, du moins, je parais étranger à ces difficultés… Ma responsabilité n'est qu'une fiction parlementaire… Dans les couloirs de la Chambre et une certaine partie de la Presse, on me désolidarise adroitement de mes collègues… Donc, ma situation personnelle reste nette, politiquement, bien entendu… Mieux que cela… porté par des groupes, dont j'ai su intéresser les meneurs à ma fortune, soutenu par la haute banque et les grandes compagnies, je deviens l'homme indispensable de la combinaison nouvelle… je suis le Président du Conseil désigné de demain… Et c'est au moment, où, de tous côtés, l'on annonce ma chute, que j'atteins au sommet de ma carrière!… Avoue que c'est comique, mon cher petit, et qu'ils n'ont pas encore ma peau…

Eugène était redevenu enjoué… Cette idée qu'il n'y eût point pour lui de place intermédiaire entre ces deux pôles: la présidence du Conseil, ou Mazas, émoustillait sa verve… Il se rapprocha de moi et, me tapotant les genoux, comme il faisait dans ses moments de détente et de gaieté, il répéta:

—Non… mais avoue que c'est drôle!

—Très drôle!… approuvai-je… Et moi, dans tout cela, qu'est-ce que je fais?

—Toi? Eh bien, voilà!… Toi, mon petit, il faut t'en aller, disparaître… un an… deux ans… qu'est-ce que c'est que cela? Tu as besoin de te faire oublier.

Et, comme je me disposais à protester:

—Mais, sapristi!… Est-ce de ma faute… s'écria Eugène, si tu as gâché, stupidement, toutes les positions admirables que je t'ai mises, là, dans la main?… Un an… deux ans… c'est vite passé… Tu reviendras avec une virginité nouvelle, et tout ce que tu voudras, je te le donnerai… D'ici là, rien, je ne puis rien… Parole!… je ne puis rien.

Un reste de fureur grondait en moi… mais ce fut d'une voix molle que je criai:

—Zut!… Zut!… Zut!…

Eugène sourit, comprenant que ma résistance finissait dans ce dernier hoquet.

—Allons! allons!… me dit-il d'un air bon enfant… ne fais pas ta mauvaise tête. Écoute-moi… J'ai beaucoup réfléchi… Il faut t'en aller… Dans ton intérêt, pour ton avenir, je n'ai trouvé que cela… Voyons!… Es-tu… comment dirai-je?… es-tu embryologiste?

Il lut ma réponse dans le regard effaré que je lui jetai.

—Non!… tu n'es pas embryologiste… Fâcheux!… très fâcheux!…

—Pourquoi me demandes-tu cela? Quelle est encore cette blague?

—C'est que, en ce moment, je pourrais avoir des crédits considérables—oh! relativement!—mais enfin, de gentils crédits, pour une mission scientifique, qu'on aurait eu plaisir à te confier…

Et, sans me laisser le temps de répondre, en phrases courtes, drôles, accompagnées de gestes bouffons, il m'expliqua l'affaire…

—Il s'agit d'aller aux Indes, à Ceylan, je crois, pour y fouiller la mer… dans les golfes… y étudier ce que les savants appellent la gelée pélasgique, comprends-tu?… et, parmi les gastéropodes, les coraux, les hétéropodes, les madrépores, les siphonophores, les holothuries et les radiolaires… est-ce que je sais?… retrouver la cellule primordiale… écoute bien… l'initium protoplasmatique de la vie organisée… enfin, quelque chose dans ce genre… C'est charmant—et comme tu le vois—très simple…

—Très simple! en effet, murmurai-je, machinalement.

—Oui, mais, voilà… conclut ce véritable homme d'État… tu n'es pas embryologiste…

Et, il ajouta, avec une bienveillante tristesse:

—C'est embêtant!…

Mon protecteur réfléchit quelques minutes… Moi je me taisais, n'ayant pas eu le temps de me remettre de la stupeur où m'avait plongé cette proposition si imprévue…

—Mon Dieu!… reprit-il… il y aurait bien une autre mission… car nous avons beaucoup de missions, actuellement… et l'on ne sait à quoi dépenser l'argent des contribuables… Ce serait, si j'ai bien compris, d'aller aux îles Fidji et dans la Tasmanie, pour étudier les divers systèmes d'administration pénitentiaire qui y fonctionnent… et leur application à notre état social… Seulement, c'est moins gai… et je dois te prévenir que les crédits ne sont pas énormes… Et ils sont encore anthropophages, là-bas, tu sais!… Tu crois que je blague, hein?… et que je te raconte une opérette?… Mais, mon cher, toutes les missions sont dans ce goût-là… Ah!…

Eugène se mit à rire d'un rire malicieusement discret.

—Il y a bien encore la police secrète… Hé! hé!… on pourrait peut-être t'y trouver une bonne situation… qu'en dis-tu?…

Dans les circonstances difficiles, mes facultés mentales s'activent, s'exaltent, mes énergies se décuplent, et je suis doué d'un subit retournement d'idées, d'une promptitude de résolution qui m'étonnent toujours et qui, souvent, m'ont bien servi:

—Bah! m'écriai-je… Après tout, je puis bien être embryologiste, une fois, dans ma vie… Qu'est-ce que je risque?… La science n'en mourra pas… elle en a vu d'autres, la science!… C'est entendu! J'accepte la mission de Ceylan.

—Et tu as raison… Bravo! applaudit le ministre… d'autant que l'embryologie, mon petit, Darwin… Hæckel… Carl Vogt, au fond, tout ça, ça doit être une immense blague!… Ah! mon gaillard, tu ne vas pas t'ennuyer, là-bas… Ceylan est merveilleux. Il y a, paraît-il, des femmes extraordinaires… des petites dentellières d'une beauté… d'un tempérament… C'est le paradis terrestres!… Viens demain au ministère… nous terminerons l'affaire, officiellement… En attendant, tu n'as pas besoin de crier ça, par-dessus les toits, à tout le monde… parce que, tu sais, je joue là une blague dangereuse, pour moi, et qui peut me coûter cher… Allons!…

Nous nous levâmes. Et, pendant que je rentrais dans les salons, au bras du ministre, celui-ci me disait encore, avec une ironie charmante:

—Hein? tout de même!… La cellule?… si tu la retrouvais?… Est-ce qu'on sait?… C'est Berthelot qui ferait un nez, crois-tu?…

Cette combinaison m'avait redonné un peu de courage et de gaieté… Non qu'elle me plût absolument… À ce brevet d'illustre embryologiste, j'eusse préféré une bonne recette générale, par exemple… ou un siège bien rembourré au Conseil d'État… mais il faut se faire une raison; l'aventure n'était pas sans quelque amusement, du reste. De simple vagabond de la politique que j'étais la minute d'avant, on ne devient pas, par un coup de baguette ministérielle, le considérable savant qui allait violer les mystères, aux sources mêmes de la Vie, sans en éprouver quelque fierté mystificatrice et quelque comique orgueil…

La soirée, commencée dans la mélancolie, s'acheva dans la joie.

J'abordai Mme G… qui, très animée, organisait l'amour et promenait l'adultère de groupe en groupe, de couple en couple.

—Et cette adorable comtesse roumaine, lui demandai-je… est-ce qu'elle est toujours folle de moi?

—Toujours, mon cher…

Elle me prit le bras… Ses plumes étaient défrisées, ses fleurs fanées, ses dentelles aplaties.

—Venez donc!… dit-elle… Elle flirte, dans le petit salon de Guizot, avec la princesse Onane…

—Comment, elle aussi?…

—Mais, mon cher, répliqua cette grande politique… à son âge et avec sa nature de poète… il serait vraiment malheureux qu'elle n'ait pas touché à tout!…

IV

Mes préparatifs furent vite faits. J'eus la chance que la jeune comtesse roumaine, qui s'était fort éprise de moi, voulût bien m'aider de ses conseils et, ma foi, je le dis, non sans honte, de sa bourse aussi.

D'ailleurs, j'eus toutes les chances.

Ma mission s'annonçait bien. Par une exceptionnelle dérogation aux coutumes bureaucratiques, huit jours après cette conversation décisive dans les salons de Mme G…, je touchais sans nulle anicroche, sans nul retard, les susdits crédits. Ils étaient libéralement calculés, et comme je n'osais pas espérer qu'ils le fussent, car je connaissais «la chiennerie» du gouvernement en ces matières, et les pauvres petits budgets sommaires dont on gratifie si piteusement les savants en mission… les vrais. Ces libéralités insolites, je les devais sans doute à cette circonstance que, n'étant point du tout un savant, j'avais, plus que tout autre, besoin de plus grandes ressources, pour en jouer le rôle.

On avait prévu l'entretien de deux secrétaires et de deux domestiques, l'achat fort coûteux d'instruments d'anatomie, de microscopes, d'appareils de photographie, de canots démontables, de cloches à plongeur, jusqu'à des bocaux de verre pour collections scientifiques, des fusils de chasse et des cages destinées à ramener vivants les animaux capturés. Vraiment, le gouvernement faisait luxueusement les choses, et je ne pouvais que l'en louer. Il va sans dire que je n'achetai aucun de ces impedimenta, et que je décidai de n'emmener personne, comptant sur ma seule ingéniosité, pour me débrouiller au milieu de ces forêts inconnues de la science et de l'Inde.

Je profitai de mes loisirs, pour m'instruire sur Ceylan, ses mœurs, ses paysages, et me faire une idée de la vie que je mènerais, là-bas, sous ces terribles tropiques. Même en éliminant ce que les récits des voyageurs comportent d'exagération, de vantardise et de mensonge, ce que je lus m'enchanta, particulièrement ce détail, rapporté par un grave savant allemand, qu'il existe, dans la banlieue de Colombo, parmi de féeriques jardins, au bord de la mer, une merveilleuse villa, un bungalow, comme ils disent, dans lequel un riche et fantaisiste Anglais entretient une sorte de harem, où sont représentées, en de parfaits exemplaires féminins, toutes les races de l'Inde, depuis les noires Tamoules, jusqu'aux serpentines Bayadères du Lahore, et aux bacchantes démoniaques de Bénarès. Je me promis bien de trouver un moyen d'introduction, auprès de ce polygame amateur, et borner là mes études d'embryologie comparée.

Le ministre, à qui j'allai faire mes adieux et confier mes projets, approuva toutes ces dispositions et loua fort gaiement ma vertu d'économie. En me quittant, il me dit avec une éloquence émue, tandis que moi-même, sous l'ondée de ses paroles, j'éprouvais un attendrissement, un pur, rafraîchissant et sublime attendrissement d'honnête homme:

—Pars, mon ami, et reviens-nous plus fort… reviens-nous un homme nouveau et un glorieux savant… Ton exil, que tu sauras employer, je n'en doute pas, à de grandes choses, retrempera tes énergies pour les luttes futures… Il les retrempera aux sources mêmes de la vie, dans le berceau de l'humanité que… de l'humanité dont… Pars… et si, à ton retour, tu retrouvais—ce que je ne puis croire—si tu retrouvais, dis-je, les mauvais souvenirs persistants, les difficultés… les hostilités… un obstacle enfin à tes justes ambitions… dis-toi bien que tu possèdes sur le personnel gouvernemental assez de petits papiers, pour en triompher haut la main… Sursum corda!… Compte sur moi, d'ailleurs… Pendant que tu seras là-bas, courageux pionnier du progrès, soldat de la science… pendant que tu sonderas les golfes et que tu interrogeras les mystérieux atolls, pour la France, pour notre chère France… je ne t'oublierai pas, crois-le bien… Habilement, progressivement, dans l'Agence Havas et dans mes journaux, je saurai créer de l'agitation autour de ton jeune nom d'embryologiste… Je trouverai des réclames admirables, pathétiques… «Notre grand embryologiste»… «Nous recevons de notre jeune et illustre savant dont les découvertes embryologiques, etc.—Pendant qu'il étudiait, sous vingt brasses d'eau, une holothurie encore inconnue, notre infatigable embryologiste faillit être emporté par un requin… Une lutte terrible, etc…»… Va, va, mon ami… Travaille sans crainte à la grandeur du pays. Aujourd'hui, un peuple n'est pas grand seulement par ses armes, il est grand surtout par ses arts… par sa science… Les conquêtes pacifiques de la science servent plus la civilisation que les conquêtes, etc… Cedant arma sapientiæ

Je pleurais de joie, de fierté, d'orgueil, d'exaltation, l'exaltation de tout mon être vers quelque chose d'immense et d'immensément beau. Projeté hors de mon moi, je ne sais où, j'avais, en ce moment, une autre âme, une âme presque divine, une âme de création et de sacrifice, l'âme de quelque héros sublime en qui reposent les suprêmes confiances de la Patrie, toutes les espérances décisives de l'humanité.

Quant au ministre, à ce bandit d'Eugène, il pouvait, à peine, lui aussi, contenir son émotion. Il y avait de l'enthousiasme vrai dans son regard, un tremblement sincère dans sa voix. Deux petites larmes coulaient de ses yeux… Il me serra la main à la briser…

Durant quelques minutes, tous les deux, nous fûmes le jouet inconscient et comique de notre propre mystification…

Ah! quand j'y pense!

V

Muni de lettres de recommandation pour «les autorités» de Ceylan, je m'embarquai, enfin, par une splendide après-midi, à Marseille, sur le Saghalien.

Dès que j'eus mis le pied sur le paquebot j'éprouvai, immédiatement, l'efficacité de ce qu'est un titre officiel, et comment, par son prestige, un homme déchu, tel que j'étais alors, se grandit, dans l'estime des inconnus et des passants, par conséquent, dans la sienne. Le capitaine, «qui savait mes admirables travaux», m'entoura de prévenances, presque d'honneurs. La cabine la plus confortable m'avait été réservée, ainsi que la meilleure place à table. Comme la nouvelle s'était vite répandue, parmi les passagers, de la présence, à bord, d'un illustre savant, chacun s'ingénia de me manifester son respect… Je ne voyais, sur les visages, que le fleurissement de l'admiration. Les femmes elles-mêmes me témoignaient de la curiosité et de la bienveillance, celle-ci, discrète, celle-là, caractéristique d'un sentiment plus brave. Une, surtout, attira violemment mon attention. C'était une créature merveilleuse, avec de lourds cheveux roux et des yeux verts, pailletés d'or, comme ceux des fauves. Elle voyageait, accompagnée de trois femmes de chambre, dont une Chinoise. Je m'informai auprès du capitaine.

—C'est une Anglaise, me dit-il… On l'appelle miss Clara… La femme la plus extraordinaire qui soit… Bien qu'elle n'ait que vingt-huit ans, elle connaît déjà toute la terre… Pour l'instant, elle habite la Chine… C'est la quatrième fois que je la vois à mon bord…

—Riche?

—Oh! très riche… Son père, mort depuis longtemps, fut, m'a-t-on dit, vendeur d'opium, à Canton. C'est même là qu'elle est née… Elle est, je crois, un peu toquée… mais charmante.

—Mariée?

—Non…

—Et…?

Je mis, dans cette conjonction, tout un ordre d'interrogations intimes et même égrillardes…

Le capitaine sourit.

—Ça… je ne sais pas… je ne crois pas… Je ne me suis jamais aperçu de rien… ici.

Telle fut la réponse du brave marin, qui me sembla, au contraire, en savoir beaucoup plus qu'il ne voulait en dire… Je n'insistai pas, mais je me dis, à part moi, elliptique et familier: «Toi, ma petite… parfaitement!…»

Les premiers passagers avec qui je me liai furent deux Chinois de l'Ambassade de Londres et un gentilhomme normand qui se rendait au Tonkin. Celui-ci voulut bien, tout de suite, me confier ses affaires… C'était un chasseur passionné.

—Je fuis la France, me déclara-t-il… je la fuis, chaque fois que je le peux… Depuis que nous sommes en république, la France est un pays perdu… Il y a trop de braconniers, et ils sont les maîtres… Figurez-vous que je ne puis plus avoir de gibier chez moi!… Les braconniers me le tuent et les tribunaux leur donnent raison… C'est un peu fort!… Sans compter que le peu qu'ils laissent crève d'on ne sait quelles épidémies… Alors, je vais au Tonkin… Quel admirable pays de chasse!… C'est la quatrième fois, mon cher monsieur, que je vais au Tonkin…

—Ah! vraiment?…

—Oui!… Au Tonkin, il y a de tous les gibiers en abondance… Mais surtout des paons… Quel coup de fusil, monsieur!… Par exemple, c'est une chasse dangereuse… Il faut avoir l'œil.

—Ce sont, sans doute, des paons féroces?…

—Mon Dieu, non… Mais telle est la situation… Là où il y a du cerf, il y a du tigre… et là où il y a du tigre, il y a du paon!…

—C'est un aphorisme?…

—Vous allez me comprendre… Suivez-moi bien… Le tigre mange le cerf… et…

—Le paon mange le tigre?… insinuai-je gravement…

—Parfaitement… c'est-à-dire… voici la chose… Quand le tigre est repu du cerf, il s'endort… puis il se réveille… se soulage et… s'en va… Que fait le paon, lui?… Perché dans les arbres voisins, il attend prudemment ce départ… alors, il descend à terre et mange les excréments du tigre… C'est à ce moment précis qu'on doit le surprendre…

Et, de ses deux bras tendus en ligne de fusil, il fit le geste de viser un paon imaginaire:

—Ah! quels paons!… Vous n'en avez pas la moindre idée… Car ce que vous prenez, dans nos volières et dans nos jardins, pour des paons, ce ne sont même pas des dindons… Ce n'est rien… Mon cher monsieur, j'ai tué de tout… j'ai même tué des hommes… Eh bien!… jamais un coup de fusil ne me procura une émotion aussi vive que ceux que je tirai sur les paons… Les paons… monsieur, comment vous dire?… c'est magnifique à tuer!…

Puis, après un silence, il conclut:

—Voyager, tout est là!… En voyageant on voit des choses extraordinaires et qui font réfléchir…

—Sans doute, approuvai-je… Mais il faut être, comme vous, un grand observateur…

—C'est vrai!… j'ai beaucoup observé… se rengorgea le brave gentilhomme… Eh bien, de tous les pays que j'ai parcourus,—le Japon, la Chine, Madagascar, Haïti et une partie de l'Australie—je n'en connais pas de plus amusant que le Tonkin… Ainsi, vous croyez, peut-être, avoir vu des poules?

—Oui, je le crois.

—Erreur, mon cher monsieur… vous n'avez pas vu de poules… Il faut aller au Tonkin, pour cela… Et encore, on ne les voit pas… Elles sont dans les forêts et se cachent dans les arbres… On ne les voit jamais… Seulement, moi, j'avais un truc… Je remontais les fleuves, en sampang, avec un coq dans une cage… Je m'arrêtais au bord de la forêt, et j'accrochais la cage au bout d'une branche… Le coq chantait… Alors de toutes les profondeurs du bois, les poules venaient… venaient… Elles venaient par bandes innombrables… Et je les tuais!… J'en ai tué jusqu'à douze cents dans la même journée!…

—C'est admirable!… proclamai-je, enthousiaste.

—Oui… oui… Pas autant que les paons, toutefois… Ah! les paons!…

Mais il n'était pas que chasseur ce gentilhomme: il était joueur aussi. Bien avant que nous fussions en vue de Naples, les deux Chinois, le tueur de paons et moi avions établi une forte partie de poker. Grâce à mes connaissances spéciales de ce jeu, en arrivant à Port-Saïd, j'avais délesté de leur argent ces trois incomparables personnages et triplé le capital que j'emportais vers la joie des Tropiques et l'inconnu des Embryologies fabuleuses.

VI

À cette époque, j'eusse été incapable de la moindre description poétique, le lyrisme m'étant venu, par la suite, avec l'amour. Certes comme tout le monde, je jouissais des beautés de la nature, mais elles ne m'affolaient pas jusqu'à l'évanouissement; j'en jouissais, à ma façon, qui était celle d'un républicain modéré. Et je me disais:

—La nature, vue d'une portière de wagon ou d'un hublot de navire est, toujours et partout, semblable à elle-même. Son principal caractère est qu'elle manque d'improvisation. Elle se répète constamment, n'ayant qu'une petite quantité de formes, de combinaisons et d'aspects qui se retrouvent, çà et là, à peu près pareils. Dans son immense et lourde monotonie, elle ne se différencie que par des nuances, à peine perceptibles et sans aucun intérêt, sinon pour les dompteurs de petites bêtes, que je ne suis pas, quoique embryologiste, et les coupeurs de cheveux en quatre… Bref, quand on a voyagé à travers cent lieues carrées de pays, n'importe où, on a tout vu… Et cette canaille d'Eugène qui me criait: «Tu verras cette nature… ces arbres… ces fleurs!»… Moi, les arbres me portent sur les nerfs et je ne tolère les fleurs que chez les modistes et sur les chapeaux… En fait de nature tropicale, Monte-Carlo eût amplement suffi à mes besoins d'esthétique paysagiste, à mes rêves de voyage lointain… Je ne comprends les palmiers, les cocotiers, les bananiers, les palétuviers, les pamplemousses et les pandanus que si je puis cueillir, à leur ombre, des numéros pleins et de jolies petites femmes qui grignotent, entre leurs lèvres, autre chose que le bétel… Cocotier arbre à cocottes… Je n'aime les arbres que dans cette classification bien parisienne…

Ah! la brute aveugle et sourde que j'étais alors!… Et comment ai-je pu, avec un si écœurant cynisme, blasphémer contre la beauté infinie de la Forme, qui va de l'homme à la bête, de la bête à la plante, de la plante à la montagne, de la montagne au nuage, et du nuage au caillou qui contient, en reflets, toutes les splendeurs de la vie!…

Bien que nous fussions au mois d'octobre, la traversée de la mer Rouge fut quelque chose de très pénible. La chaleur était si écrasante, l'air si lourd à nos poumons d'Européens, que, bien des fois, je pensai mourir asphyxié. Dans la journée, nous ne quittions guère le salon, où le grand punka indien, fonctionnant sans cesse, nous donnait l'illusion, vite perdue, d'une brise plus fraîche, et nous passions la nuit sur le pont, où il ne nous était, d'ailleurs, pas plus possible de dormir que dans nos cabines… Le gentilhomme normand soufflait comme un bœuf malade et ne songeait plus à raconter ses histoires de chasses tonkinoises. Parmi les passagers, ceux qui s'étaient montrés les plus vantards, les plus intrépides étaient tout effondrés, inertes de membres et sifflant de la gorge, ainsi que des bêtes fourbues. Rien n'était plus ridicule que le spectacle de ces gens, écroulés dans leurs pidjamus multicolores… Seuls, les deux Chinois semblaient insensibles à cette température de flamme… Ils n'avaient rien changé à leurs habitudes, pas plus qu'à leurs costumes et partageaient leur temps entre des promenades silencieuses sur le pont et des parties de cartes ou de dés dans leurs cabines.

Nous ne nous intéressions à rien. Rien, du reste, ne nous distrayait du supplice de nous sentir cuire avec une lenteur et une régularité de pot-au-feu. Le paquebot naviguait au milieu du golfe: au-dessus de nous, autour de nous, rien que le bleu du ciel et le bleu de la mer, un bleu sombre, un bleu de métal chauffé qui, çà et là, garde à sa surface les incandescences de la forge; à peine si nous distinguions les côtes somalies, la masse rouge, lointaine, en quelque sorte vaporisée, de ces montagnes de sable ardent, où pas un arbre, pas une herbe ne poussent, et qui enserrent comme d'un brasier, sans cesse en feu, cette mer sinistre, semblable à un immense réservoir d'eau bouillante.

Je dois dire que, durant cette traversée, je fis preuve d'un grand courage et que je réussis à ne rien montrer de mon réel état de souffrance… J'y parvins par la fatuité et par l'amour.

Le hasard—est-ce bien le hasard ou le capitaine?—m'avait donné miss Clara pour voisine de table. Un incident de service fit que nous liâmes connaissance presque immédiatement… D'ailleurs ma haute situation dans la science, et la curiosité dont j'étais l'objet, autorisaient certaines dérogations aux ordinaires conventions de la politesse.

Comme me l'avait appris le capitaine, miss Clara rentrait en Chine, après avoir partagé tout son été entre l'Angleterre, pour ses intérêts, l'Allemagne, pour sa santé, et la France, pour son plaisir. Elle m'avoua que l'Europe la dégoûtait de plus en plus… Elle ne pouvait plus supporter ses mœurs étriquées, ses modes ridicules, ses paysages frileux… Elle ne se sentait heureuse et libre qu'en Chine!… D'allure très décidée, d'existence très exceptionnelle, causant, parfois, à tort et à travers, parfois avec une vive sensation des choses, d'une gaieté fébrile et poussée à l'étrange, sentimentale et philosophe, ignorante et instruite, impure et candide, mystérieuse, enfin, avec des trous… des fuites… des caprices incompréhensibles, des volontés terribles… elle m'intrigua fort, bien qu'il faille s'attendre à tout de l'excentricité d'une Anglaise. Et je ne doutai point, dès l'abord, moi qui, en fait de femmes, n'avais jamais rencontré que des cocottes parisiennes, et, ce qui est pire, des femmes politiques et littéraires, je ne doutai point que j'eusse facilement raison de celle-ci, et je me promis d'agrémenter avec elle mon voyage, d'une façon imprévue et charmante. Rousse de cheveux, rayonnante de peau, un rire était toujours prêt à sonner sur ses lèvres charnues et rouges. Elle était vraiment la joie du bord, et comme l'âme de ce navire, en marche vers la folle aventure et la liberté édénique des pays vierges, des tropiques de feu… Ève des paradis merveilleux, fleur elle-même, fleur d'ivresse, et fruit savoureux de l'éternel désir, je la voyais errer et bondir, parmi les fleurs et les fruits d'or des vergers primordiaux, non plus dans ce moderne costume de piqué blanc, qui moulait sa taille flexible et renflait de vie puissante son buste, pareil à un bulbe, mais dans la splendeur surnaturalisée de sa nudité biblique.

Je ne tardai pas à reconnaître l'erreur de mon diagnostic galant et que miss Clara, au rebours de ce que j'avais trop vaniteusement auguré, était d'une imprenable honnêteté… Loin d'être déçu par cette constatation, elle ne m'en parut que plus jolie et je conçus un véritable orgueil de ce que, pure et vertueuse, elle m'eût accueilli, moi, ignoble et débauché, avec une si simple et si gracieuse confiance… Je ne voulais pas écouter les voix intérieures qui me criaient: «Cette femme ment… cette femme se moque de toi… Mais regarde donc, imbécile, ces yeux qui ont tout vu, cette bouche qui a tout baisé, ces mains qui ont tout caressé, cette chair qui, tant de fois, a frémi à toutes les voluptés et dans toutes les étreintes!… Pure?… ah!… ah!… ah!… Et ces gestes qui savent? Et cette mollesse et cette souplesse, et ces flexions du corps qui gardent toutes les formes de l'enlacement?… et ce buste gonflé, comme une capsule de fleur saoule de pollen?…»… Non, en vérité, je ne les écoutais pas… Et ce me fut une sensation délicieusement chaste, faite d'attendrissement, de reconnaissance, de fierté, une sensation de reconquête morale, d'entrer chaque jour, plus avant, dans la familiarité d'une belle et vertueuse personne, dont je me disais à l'avance qu'elle ne serait jamais rien pour moi… rien qu'une âme!… Cette idée me relevait, me réhabilitait à mes propres yeux. Grâce à ce pur contact quotidien, je gagnais, oui, je gagnais de l'estime envers moi-même. Toute la boue de mon passé se transformait en lumineux azur… et j'entrevoyais l'avenir à travers la tranquille, la limpide émeraude des bonheurs réguliers… Oh! comme Eugène Mortain, Mme G… et leurs pareils étaient loin de moi!… Comme toutes ces figures de grimaçants fantômes se fondaient, à toutes les minutes, davantage, sous le céleste regard de cette créature lustrale, par qui je me révélais à moi-même un homme nouveau, avec des générosités, des tendresses, des élans que je ne m'étais jamais connus.

Ô l'ironie des attendrissements d'amour!… Ô la comédie des enthousiasmes qui sont dans l'âme humaine!… Bien des fois, près de Clara, je crus à la réalité, à la grandeur de ma mission, et que j'avais en moi le génie de révolutionner toutes les embryologies de toutes les planètes de l'Univers…

Nous en arrivâmes vite aux confidences… En une série de mensonges, habilement mesurés, qui étaient, d'une part, de la vanité, d'autre part, un bien naturel désir de ne pas me déprécier dans l'esprit de mon amie, je me montrai tout à mon avantage en mon rôle de savant, narrant mes découvertes biologiques, mes succès d'académie, tout l'espoir que les plus illustres hommes de science fondaient sur ma méthode et sur mon voyage. Puis, quittant ces hauteurs un peu ardues, je mêlais des anecdotes de vie mondaine à des appréciations de littérature et d'art, mi-saines, mi-perverses, assez pour intéresser l'esprit d'une femme, sans le troubler. Et ces conversations, frivoles et légères, auxquelles je m'efforçais de donner un tour spirituel, prêtaient à ma grave personnalité de savant, un caractère particulier, et, peut-être unique. J'achevai de conquérir miss Clara, durant cette traversée de la mer Rouge. Domptant mon malaise, je sus trouver des soins ingénieux et de délicates attentions qui endormirent son mal. Lorsque le Saghalien relâcha à Aden, pour y faire du charbon, nous étions, elle et moi, de parfaits amis, amis de cette miraculeuse amitié que pas un regard ne trouble, pas un geste ambigu, pas une intention coupable n'effleurent pour en ternir la belle transparence… Et pourtant les voix continuaient de crier en moi: «Mais regarde donc ces narines qui aspirent, avec une volupté terrible, toute la vie… Regarde ces dents qui, tant de fois, ont mordu dans le fruit sanglant du péché.» Héroïquement, je leur imposais silence.

Ce fut une joie immense quand nous entrâmes dans les eaux de l'océan Indien; après les mortelles, torturantes journées passées sur la mer Rouge, il semblait que ce fût la résurrection. Une vie nouvelle, une vie de gaîté, d'activité reprenait à bord. Quoique la température fût encore très chaude, l'air était délicieux à respirer, comme l'odeur d'une fourrure qu'une femme vient de quitter. Une brise légère imprégnée, on eût dit, de tous les parfums de la flore tropicale, rafraîchissait le corps et l'esprit. Et, c'était, autour de nous, un éblouissement. Le ciel, d'une translucidité de grotte féerique, était d'un vert d'or, flammé de rose; la mer calme, d'un rythme puissant sous le souffle de la mousson, s'étendait extraordinairement bleue, ornée, çà et là, de grandes volutes smaragdines. Nous sentions réellement, physiquement, comme une caresse d'amour, l'approche des continents magiques, des pays de lumière où la vie, un jour de mystère, avait poussé ses premiers vagissements. Et tous avaient sur le visage, même le gentilhomme normand, un peu de ce ciel, de cette mer, de cette lumière.

Miss Clara—cela va sans dire—attirait, excitait beaucoup les hommes; elle avait toujours, autour d'elle, une cour d'adorateurs passionnés. Je n'étais point jaloux, certain qu'elle les jugeait ridicules, et qu'elle me préférait à tous les autres, même aux deux Chinois avec qui elle s'entretenait souvent, mais qu'elle ne regardait pas, comme elle me regardait, avec cet étrange regard, où il m'avait semblé plusieurs fois, et malgré tant de réserves, surprendre des complicités morales, et je ne sais quelles secrètes correspondances… Parmi les plus fervents, se trouvait un explorateur français, qui se rendait dans la presqu'île malaise, pour y étudier des mines de cuivre, et un officier anglais que nous avions pris à Aden et qui regagnait son poste, à Bombay. C'étaient, chacun dans son genre, deux épaisses mais fort amusantes brutes, et dont Clara aimait à se moquer. L'explorateur ne tarissait pas sur ses récents voyages à travers l'Afrique centrale. Quant à l'officier anglais, capitaine dans un régiment d'artillerie, il cherchait à nous éblouir, en nous décrivant toutes ses inventions de balistique.

Un soir, après le dîner, sur le pont, nous étions tous réunis autour de Clara, délicieusement étendue sur un rocking-chair. Les uns fumaient des cigarettes, ceux-là rêvaient… Tous, nous avions, au cœur, le même désir de Clara; et tous, avec la même pensée de possession ardente, nous suivions le va-et-vient de deux petits pieds, chaussés de deux petites mules roses qui, dans le balancement du fauteuil, sortaient du calice parfumé des jupons, comme des pistils de fleurs… Nous ne disions rien… Et la nuit était d'une douceur féerique, le bateau glissait voluptueusement sur la mer, comme sur de la soie. Clara s'adressa à l'explorateur…

—Alors? fit-elle d'une voix malicieuse… Ça n'est pas une plaisanterie?… Vous en avez mangé de la viande humaine?

—Certainement oui!… répondit-il fièrement et d'un ton qui établissait une indiscutable supériorité sur nous… Il le fallait bien… on mange ce qu'on a…

—Quel goût ça a-t-il?… demanda-t-elle, un peu dégoûtée.

Il réfléchit un instant… Puis esquissant un geste vague:

—Mon Dieu!… dit-il… comment vous expliquer?… Figurez-vous, adorable miss… figurez-vous du cochon… du cochon un peu mariné dans de l'huile de noix…

Négligent et résigné, il ajouta:

—Ça n'est pas très bon… on ne mange pas ça, du reste, par gourmandise… J'aime mieux le gigot de mouton, ou le beefsteak.

—Évidemment!… consentit Clara.

Et, comme si elle eût voulu, par politesse, diminuer l'horreur de cette anthropophagie, elle spécialisa:

—Parce que, sans doute, vous ne mangiez que de la viande de nègre!…

—Du nègre?… s'écria-t-il, en sursautant… Pouah!… Heureusement, chère miss, je n'en fus pas réduit à cette dure nécessité… Nous n'avons jamais manqué de blancs, Dieu merci!… Notre escorte était nombreuse, en grande partie formée d'Européens… des Marseillais, des Allemands, des Italiens… un peu de tout… Quand on avait trop faim, on abattait un homme de l'escorte… de préférence un Allemand… L'Allemand, divine miss, est plus gras que les autres races… et il fournit davantage… Et puis, pour nous autres Français, c'est un Allemand de moins!… L'Italien, lui, est sec et dur… C'est plein de nerfs…

—Et le Marseillais?… intervins-je…

—Peuh!… déclara le voyageur, en hochant la tête… le Marseillais est très surfait… il sent l'ail… et, aussi, je ne sais pas pourquoi, le suint… Vous dire que c'est régalant?… non… c'est mangeable, voilà tout.

Se tournant vers Clara avec des gestes de protestation, il insista:

—Mais du nègre… jamais!… je crois que je l'aurais revomi… J'ai connu des gens qui en avaient mangé… Ils sont tombés malades… Le nègre n'est pas comestible… Il y en a même, je vous assure, qui sont vénéneux…

Et, scrupuleux, il rectifia:

—Après tout… faut-il le bien connaître, comme les champignons?… Peut-être les nègres de l'Inde se laissent-ils manger?…

—Non!… affirma l'officier anglais, d'un ton bref et catégorique qui clôtura, au milieu des rires, cette discussion culinaire, laquelle commençait à me soulever le cœur…

L'explorateur, un peu décontenancé, reprit:

—Il n'importe… malgré tous ces petits ennuis, je suis très heureux d'être reparti. En Europe, je suis malade… je ne vis pas… je ne sais où aller… Je me trouve aveuli et prisonnier dans l'Europe, comme une bête dans une cage… Impossible de faire jouer ses coudes, d'étendre les bras, d'ouvrir la bouche, sans se heurter à des préjugés stupides, à des lois imbéciles… à des mœurs iniques… L'année dernière, charmante miss, je me promenais dans un champ de blé. Avec ma canne, j'abattais les épis autour de moi… Cela m'amusait… J'ai bien le droit de faire ce qui me plaît, n'est-ce pas?… Un paysan accourut qui se mit à crier, à m'insulter, à m'ordonner de sortir de son champ… On n'a pas idée de ça!… Qu'auriez-vous fait à ma place?… Je lui assenai trois vigoureux coups de canne sur la tête… Il tomba le crâne fendu… Eh bien, devinez ce qui m'est arrivé?…

—Vous l'avez peut-être mangé? insinua, en riant, Clara…

—Non… on m'a traîné devant je ne sais quels juges qui me condamnèrent à deux mois de prison et dix mille francs de dommages et intérêts… Pour un sale paysan!… Et on appelle ça de la civilisation!… Est-ce croyable?… Eh bien, merci! s'il avait fallu que je fusse, en Afrique, condamné de la sorte, chaque fois que j'ai tué des nègres, et même des blancs!…

—Car vous tuiez aussi les nègres?… fit Clara.

—Certainement, oui, adorable miss!…

—Pourquoi, puisque vous ne les mangiez pas?

—Mais, pour les civiliser, c'est-à-dire pour leur prendre leurs stocks d'ivoires et de gommes… Et puis… que voulez-vous?… si les gouvernements et les maisons de commerce qui nous confient des missions civilisatrices, apprenaient que nous n'avons tué personne… que diraient-ils?…

—C'est juste!… approuva le gentilhomme normand… D'ailleurs, les nègres sont des bêtes féroces… des braconniers… des tigres!…

—Les nègres?… Quelle erreur, cher monsieur!… Ils sont doux et gais… ils sont comme des enfants… Avez-vous vu jouer des lapins, le soir, dans une prairie, à la bordure d'un bois?…

—Sans doute!…

—Ils ont des mouvements jolis… des gaietés folles, se lustrent le poil avec leurs pattes, bondissent et se roulent dans les menthes… Eh bien, les nègres sont comme ces jeunes lapins… c'est très gentil!…

—Pourtant, il est certain qu'ils sont anthropophages?… persista le gentilhomme…

—Les nègres? protesta l'explorateur… Pas du tout!… Dans les pays noirs, il n'est d'anthropophages que les blancs… Les nègres mangent des bananes et broutent des herbes fleuries. Je connais un savant qui prétend même que les nègres ont des estomacs de ruminants… Comment voulez-vous qu'ils mangent de la viande, surtout de la viande humaine?

—Alors, pourquoi les tuer? objectai-je, car je me sentais devenir bon et plein de pitié.

—Mais, je vous l'ai dit… pour les civiliser. Et c'était très amusant!… Quand, après des marches, des marches, nous arrivions dans un village de nègres… ceux-ci étaient fort effrayés!… Ils poussaient aussitôt des cris de détresse, ne cherchaient pas à fuir, tant ils avaient peur, et pleuraient la face contre terre. On leur distribuait de l'eau-de-vie, car nous avons toujours, dans nos bagages, de fortes provisions d'alcool… et, lorsqu'ils étaient ivres, nous les assommions!…

—Un sale coup de fusil! résuma, non sans dégoût, le gentilhomme normand, qui, sans doute, à cette minute, revoyait dans les forêts du Tonkin passer et repasser le vol merveilleux des paons…

La nuit se poursuivait dans l'éblouissement; le ciel était en feu: autour de nous, l'océan balançait de grandes nappes de lumière phosphorescente… Et j'étais triste, triste de Clara, triste de ces hommes grossiers, et de moi-même, et de nos paroles, qui offensaient le silence et la Beauté!

Tout à coup:

—Connaissez-vous Stanley? demanda Clara à l'explorateur.

—Certainement, oui… je le connais, répondit celui-ci.

—Et que pensez-vous de lui?

—Oh! lui!… fit-il en hochant la tête… Et, comme si d'affreux souvenirs venaient d'envahir son esprit, il acheva d'une voix grave:

—Il va tout de même un peu loin!…

Je sentais que le capitaine avait, depuis quelques minutes, le désir de parler… Il profita du moment de répit qui suivit cet aveu:

—Moi! dit-il… j'ai fait beaucoup mieux que tout cela… Et vos petits massacres ne sont rien auprès de ceux que l'on me devra… J'ai inventé une balle… Elle est extraordinaire. Et je l'appelle la balle Dum-Dum, du nom du petit village hindou où j'eus l'honneur de l'inventer.

—Elle tue beaucoup?… plus que les autres?… demanda Clara.

—Oh! chère miss, ne m'en parlez pas!… fit-il en riant… C'est incalculable!…

Et, modeste, il ajouta:

—Pourtant… ça n'est rien… c'est tout petit!… Figurez-vous une petite chose… comment appelez-vous?… une petite noisette… c'est cela!… Figurez-vous une toute petite noisette!… C'est charmant…

—Et quel joli nom, capitaine!… admira Clara.

—Très joli, en effet! approuva le capitaine, visiblement flatté… très poétique!…

—On dirait, n'est-ce pas?… on dirait d'un nom de fée dans une comédie de Shakespeare… La fée Dum-Dum!… cela m'enchante… Une fée rieuse, légère et toute blonde, qui sautille, danse et bondit parmi les bruyères et les rayons de soleil… Et, allez donc, Dum-Dum!

—Et allez donc!… répéta l'officier… Parfaitement! Elle va d'ailleurs très bien, adorable miss… Et ce qu'elle a d'unique, je crois, c'est qu'avec elle… il n'y a, pour ainsi dire, plus de blessés.

—Ah!… ah!…

—Il n'y a plus que des morts!… Voilà par où elle est vraiment exquise!

Il se tourna vers moi, et avec un accent de regret, dans lequel se confondaient nos deux patriotismes, il soupira:

—Ah! si vous l'aviez eue, en France, au moment de cette affreuse Commune!… Quel triomphe!…

Et passant brusquement à une autre songerie:

—Je me demande parfois… si ce n'est point un conte d'Edgar Poë, un rêve de notre Thomas de Quincey… Mais non, puisque cette adorable petite Dum-Dum, je l'ai expérimentée, moi-même… Telle est l'histoire… J'ai fait placer douze Hindous…

—Vivants?

—Naturellement!… L'empereur d'Allemagne, lui, pratique ses expériences balistiques sur des cadavres… Avouez que c'est absurde et tout à fait incomplet… Moi, j'opère sur des personnes, non seulement vivantes, mais d'une constitution robuste et d'une parfaite santé… Au moins, on voit ce que l'on fait et où l'on va… Je ne suis pas un rêveur, moi… je suis un savant!…

—Mille pardons, capitaine!… continuez donc!…

—Donc, j'ai fait placer douze Hindous, l'un derrière l'autre, sur une ligne géométriquement droite… et j'ai tiré…

—Eh bien?… interrompit Clara.

—Eh bien, délicieuse amie, cette petite Dum-Dum a fait merveille… Des douze Hindous, il n'en est pas resté un seul debout!… La balle avait traversé leurs douze corps qui n'étaient plus, après le coup, que douze tas de chair en bouillie et d'os littéralement broyés… Magique, vraiment!… Et jamais je n'avais cru à un aussi admirable succès…

—Admirable, en effet, et qui tient du prodige.

—N'est-ce pas?…

Et, songeur, après quelques secondes d'un silence émouvant…

—Je cherche, murmura-t-il, confidentiellement… je cherche quelque chose de mieux… quelque chose de plus définitif… je cherche une balle… une petite balle qui ne laisserait rien de ceux qu'elle atteint… rien… rien… rien!… Comprenez-vous?

—Comment cela? comment rien?

—Ou si peu de chose!… expliqua l'officier… à peine un tas de cendres… ou même une légère fumée roussâtre qui se dissiperait tout de suite… Cela se peut…

—Une incinération automatique, alors?

—Parfaitement!… Avez-vous songé aux avantages nombreux d'une telle invention?… De la sorte, je supprime les chirurgiens d'armée, les infirmiers, les ambulances, les hôpitaux militaires, les pensions aux blessés, etc., etc. Ce serait une économie incalculable… un soulagement pour les budgets des États… Et je ne parle pas de l'hygiène!… Quelle conquête pour l'hygiène!…

—Et vous pourriez appeler cette balle, la balle Nib-Nib!… m'écriai-je.

—Très joli… très joli!… applaudit l'artilleur qui, bien qu'il n'eût rien compris à cette interruption argotique, se mit à rire bruyamment, de ce brave et franc rire, qu'ont les soldats de tous les grades et de tous les pays…

Quand il se fut calmé:

—Je prévois, dit-il, que la France, lorsqu'elle aura connu ce splendide engin, va encore nous injurier dans tous ses journaux… Et ce seront les plus farouches de vos patriotes, ceux-là mêmes qui crient très haut qu'on ne dépense jamais assez de milliards pour la guerre, qui ne parlent que de tuer et de bombarder, ce seront ceux-là qui, une fois de plus, voueront l'Angleterre à l'exécration des peuples civilisés… Mais sapristi! nous sommes logiques avec notre état d'universelle barbarie… Comment!… on admet que les obus soient explosibles… et l'on voudrait que les balles ne le fussent pas!… Pourquoi?… Nous vivons sous la loi de la guerre… Or, en quoi consiste la guerre?… Elle consiste à massacrer le plus d'hommes que l'on peut, en le moins de temps possible… Pour la rendre de plus en plus meurtrière et expéditive il s'agit de trouver des engins de destruction de plus en plus formidables… C'est une question d'humanité… et c'est aussi le progrès moderne…

—Mais, capitaine, objectai-je… et le droit des gens?… Qu'en faites-vous?

L'officier ricana… et, levant les bras vers le ciel:

—Le droit des gens!… répliqua-t-il… mais c'est le droit que nous avons de massacrer les gens, en bloc, ou en détail, avec des obus ou des balles, peu importe, pourvu que les gens soient dûment massacrés!…

L'un des Chinois intervint:

—Nous ne sommes pourtant pas des sauvages! dit-il.

—Pas des sauvages?… Et que sommes-nous d'autre, je vous prie?… Nous sommes des sauvages pires que ceux de l'Australie, puisque, ayant conscience de notre sauvagerie, nous y persistons… Et, puisque c'est par la guerre, c'est-à-dire par le vol, le pillage et le massacre, que nous entendons gouverner, commercer, régler nos différends, venger notre honneur… Eh bien! nous n'avons qu'à supporter les inconvénients de cet état de brutalité où nous voulons nous maintenir quand même… Nous sommes des brutes, soit!… agissons en brutes!…

Alors, Clara dit d'une voix douce et profonde:

—Et puis, ce serait un sacrilège de lutter contre la mort… C'est si beau la mort!

Elle se leva, toute blanche et mystérieuse, sous la lumière électrique du bord. Le fin et long châle de soie qui l'enveloppait, l'enveloppait de reflets pâles et changeants.

—À demain! dit-elle encore.

Tous, nous étions autour d'elle, empressés. L'officier lui avait pris sa main qu'il baisait… et je détestai sa figure mâle, ses reins souples, ses jarrets nerveux, toute son allure de force… Il s'excusa:

—Pardonnez-moi, dit-il, de m'être laissé emporter dans un tel sujet, et d'avoir oublié que devant une femme, telle que vous, on ne devrait jamais parler que d'amour…

Clara répondit:

—Mais, capitaine, qui parle de la mort, parle aussi de l'amour!…

Elle prit mon bras, et je la reconduisis jusqu'à sa cabine, où ses femmes l'attendaient, pour la toilette de nuit…

Toute la soirée, je fus hanté de massacres et de destruction… Mon sommeil fut fort agité, cette nuit-là… Au-dessus des bruyères rouges, parmi les rayons d'un soleil de sang, je vis, blonde, rieuse et sautillante, passer la petite fée Dum-Dum… la petite fée Dum-Dum qui avait les yeux, la bouche, toute la chair inconnue et dévoilée de Clara…

VII

Une fois, mon amie et moi, appuyés l'un près de l'autre au bastingage, nous regardions la mer et nous regardions le ciel. La journée allait bientôt finir. Dans le ciel, de grands oiseaux, des alcyons bleus, suivaient le navire en se balançant avec d'exquis mouvements de danseuse; sur la mer, des troupes de poissons volants se levaient à notre approche et, tout brillants sous le soleil, allaient se poser plus loin, pour repartir ensuite rasant l'eau, d'un bleu de vivante turquoise, ce jour-là… Puis des bandes de méduses, des méduses rouges, des méduses vertes, des méduses pourprées, et roses, et mauves, flottaient, ainsi que des jonchées de fleurs, sur la surface molle, et si magnifiques de couleur que Clara, à chaque instant, poussait des cris d'admiration en me les montrant… Et, tout d'un coup, elle me demanda:

—Dites-moi?… Comment s'appellent ces merveilleuses bêtes?

J'aurais pu inventer des noms bizarres, trouver des terminologies scientifiques. Je ne le tentai même pas… Poussé par un immédiat, un spontané, un violent besoin de franchise:

—Je ne sais pas!… répondis-je, fermement.

Je sentais que je me perdais… que tout ce rêve, vague et charmant qui avait bercé mes espoirs, endormi mes inquiétudes, je le perdais aussi sans rémission… que j'allais, d'une chute plus profonde, retomber aux fanges inévitables de mon existence de paria… Je sentais tout cela… Mais il y avait en moi quelque chose de plus fort que moi, et qui m'ordonnait de me laver de mes impostures, de mes mensonges, de ce véritable abus de confiance, par quoi, lâchement, criminellement, j'avais escroqué l'amitié d'un être qui avait eu foi en mes paroles.

—Non, en vérité, je ne sais pas!… répétai-je, en donnant à cette simple dénégation un caractère d'exaltation dramatique qu'elle ne comportait point.

—Comme vous me dites cela!… Est-ce que vous êtes fou?… Qu'avez-vous donc?… fit Clara, étonnée du son de ma voix et de l'étrange incohérence de mes gestes.

—Je ne sais pas… je ne sais pas… je ne sais pas!…

Et pour faire entrer plus de force de conviction dans ce triple «Je ne sais pas!», je frappai trois fois, violemment, sur le bastingage.

—Comment, vous ne savez pas?… Un savant… un naturaliste?…

—Je ne suis pas un savant, miss Clara… Je ne suis pas un naturaliste… je ne suis rien, criai-je… Un misérable… oui… je suis un misérable!… Je vous ai menti… odieusement menti… Il faut que vous connaissiez l'homme que je suis… Écoutez-moi…

Haletant, désordonné, je racontai ma vie… Eugène Mortain, Mme G…, l'imposture de ma mission, toutes mes malpropretés, toutes mes boues… Je prenais une joie atroce à m'accuser, à me rendre plus vil, plus déclassé, plus noir encore que je ne l'étais… Quand j'eus terminé ce douloureux récit, je dis à mon amie, dans un torrent de larmes:

—Maintenant, c'est fini!… vous allez me détester… me mépriser, comme les autres… vous vous détournerez de moi, avec dégoût… Et vous aurez raison… et je ne me plaindrai pas… C'est affreux!… mais je ne pouvais plus vivre ainsi… je ne voulais plus de ce mensonge entre vous et moi…

Je pleurais abondamment… et je bégayais des mots sans suite, comme un enfant.

—C'est affreux!… c'est affreux!… Et moi qui… car enfin… c'est vrai, je vous le jure!… moi qui… vous comprenez… Un engrenage, c'est cela… un engrenage… ç'a été un engrenage… Je ne le savais pas, moi. Et puis votre âme… ah! votre âme… votre chère âme, et vos regards de pureté… et votre… votre cher… oui, enfin… vous sentez bien… votre cher accueil… C'était mon salut… ma rédemption… ma… ma… C'est affreux… c'est affreux!… Je perds tout cela!… C'est affreux!…

Tandis que je parlais et que je pleurais, miss Clara me regardait fixement. Oh! ce regard! Jamais, non jamais je n'oublierai le regard que cette femme adorable posa sur moi… un regard extraordinaire, où il y avait à la fois de l'étonnement, de la joie, de la pitié, de l'amour—oui, de l'amour—et de la malice aussi, et de l'ironie… et de tout… un regard qui entrait en moi, me pénétrait, me fouillait, me bouleversait l'âme et la chair.

—Eh bien! dit-elle, simplement. Ça ne m'étonne pas trop… Et je crois, vraiment, que tous les savants sont comme vous.

Sans cesser de me regarder, riant du rire clair et joli qu'elle avait, un rire pareil à un chant d'oiseau:

—J'en ai connu un, reprit-elle. C'était un naturaliste… de votre genre… Il avait été envoyé par le gouvernement anglais, pour étudier, dans les plantations de Ceylan, le parasite du caféier… Eh bien, durant trois mois, il ne quitta pas Colombo… Il passait son temps à jouer au poker et à se griser de champagne.

Et son regard sur moi, un étrange, profond et voluptueux regard, toujours sur moi, elle ajouta, après quelques secondes de silence, sur un ton de miséricorde, où il me sembla que j'entendais chanter toutes les allégresses du pardon:

—Ô la petite canaille!

Je ne savais plus que dire ni s'il fallait rire ou encore pleurer, ou bien m'agenouiller à ses pieds. Timidement, je balbutiai:

—Alors… vous ne m'en voulez pas?… vous ne me méprisez pas?… vous me pardonnez?…

—Bête! fit-elle… Ô la petite bête!…

—Clara!… Clara!… Est-ce possible?… m'écriai-je, presque défaillant de bonheur.

Comme la cloche du dîner avait, depuis longtemps, sonné, et qu'il n'y avait plus personne sur cette partie du pont, je m'approchai de Clara plus près, si près que je sentis sa hanche frémir contre moi, et battre sa gorge. Et saisissant ses mains qu'elle laissa dans les miennes, tandis que mon cœur se soulevait, en tempête, dans ma poitrine, je m'écriai:

—Clara! Clara!… m'aimez-vous?… Ah! je vous en supplie!… m'aimez-vous?…

Elle répliqua, faiblement:

—Je vous dirai cela, ce soir… chez moi!…

Je vis passer, en ses yeux, une flamme verte, une flamme terrible qui me fit peur… Elle dégagea ses mains de l'étreinte des miennes, et le front subitement barré d'un pli dur, la nuque lourde, elle se tut et regarda la mer…

À quoi pensait-elle?… Je n'en savais rien… Et, en regardant la mer, moi aussi, je songeais:

—Tant que j'ai été pour elle un homme régulier, elle ne m'a pas aimé… elle ne m'a pas désiré… Mais de la minute où elle a compris qui j'étais, où elle a respiré la véritable et impure odeur de mon âme, l'amour est entré en elle—car elle m'aime!… Allons!… allons!… Il n'y a donc de vrai que le mal!…

Le soir était venu, puis, sans crépuscule, la nuit. Une douceur inexprimable circulait dans l'air. Le navire naviguait dans un bouillonnement d'écume phosphoreuse. De grandes clartés effleuraient la mer… Et l'on eût dit que des fées se levaient de la mer, étendaient sur la mer de longs manteaux de feu, et secouaient et jetaient, à pleines mains, dans la mer, des perles d'or.

VIII

Un matin, en arrivant sur le pont, je distinguai, grâce à la transparence de l'atmosphère et aussi nettement que si j'en eusse foulé des pieds le sol, l'île enchantée de Ceylan, l'île verte et rouge, que couronnent les féeriques blancheurs roses du pic d'Adam. Déjà, la veille, nous avions été avertis de son approche par les nouveaux parfums de la mer et par une mystérieuse invasion de papillons qui, après avoir accompagné durant quelques heures le navire, s'en étaient allés subitement. Et sans penser à plus, Clara et moi, nous avions trouvé exquis que l'île nous envoyât la bienvenue par l'entremise de ces éclatants et poétiques messagers. J'en étais maintenant à ce point de lyrisme sentimental, que la seule vue d'un papillon faisait vibrer en moi toutes les harpes de la tendresse et de l'extase.

Mais, ce matin-là, la vision réelle de Ceylan me donna de l'angoisse, plus que de l'angoisse, de la terreur. Ce que j'apercevais, là-bas, par-delà les flots, en ce moment couleur de myosotis, c'était, non point un territoire, non point un port, ni la curiosité ardente de tout ce que suscite dans l'homme le voile enfin levé sur de l'inconnu;… c'était le rappel brutal à la vie mauvaise, le retour à mes instincts délaissés, l'âpre et désolant réveil de tout ce qui, pendant cette traversée, avait dormi en moi… et que je croyais mort!… C'était quelque chose de plus douloureux à quoi je n'avais jamais songé et dont il m'était impossible, non pas même de comprendre, mais seulement de concevoir l'impossible réalité: la fin du rêve prodigieux qu'avait été pour moi l'amour de Clara. Pour la première fois, une femme me tenait. J'étais son esclave, je ne désirais qu'elle, je ne voulais qu'elle. Rien n'existait plus en dehors et au-delà d'elle. Au lieu d'éteindre l'incendie de cet amour, la possession, chaque jour, en ravivait les flammes. Chaque fois, je descendais plus avant dans le gouffre embrasé de son désir et, chaque jour, je sentais davantage que toute ma vie s'épuiserait à en chercher, à en toucher le fond!… Comment admettre que, après avoir été conquis—âme, corps et cerveau—par cet irrévocable, indissoluble et suppliciant amour, je dusse le quitter aussitôt?… Folie!… Cet amour était en moi, comme ma propre chair; il s'était substitué à mon sang, à mes moelles; il me possédait tout entier; il était moi!… Me séparer de lui, c'était me séparer de moi-même; c'était me tuer… Pis encore!… C'était ce cauchemar extravagant que ma tête fût à Ceylan, mes pieds en Chine, séparés par des abîmes de mer, et que je persistasse à vivre en ces deux tronçons qui ne se rejoindraient plus!… Que, le lendemain même, je n'eusse plus à moi ces yeux pâmés, ces lèvres dévoratrices, le miracle, chaque nuit, plus imprévu de ce corps aux formes divines, aux étreintes sauvages et, après les longs spasmes puissants comme le crime, profonds comme la mort, ces balbutiements ingénus, ces petites plaintes, ces petits rires, ces petites larmes, ces petits chants las d'enfant ou d'oiseau, était-ce possible?… Et je perdrais tout cela qui m'était plus nécessaire pour respirer que mes poumons, pour penser que mon cerveau, pour alimenter de sang chaud mes veines que mon cœur?… Allons donc!… J'appartenais à Clara, comme le charbon appartient au feu qui le dévore et le consume… À elle et à moi cela paraissait tellement inconcevable une séparation, et si follement chimérique, si totalement contraire aux lois de la nature et de la vie, que nous n'en avions jamais parlé… La veille, encore, nos deux âmes confondues ne songeaient, sans même se le dire, qu'à l'éternité du voyage, comme si le navire qui nous emportait dût nous emporter ainsi, toujours, toujours… et jamais, jamais n'arriver quelque part… Car arriver quelque part, c'est mourir!…

Et, pourtant, voilà que j'allais descendre là-bas, m'enfoncer là-bas, dans ce vert et dans ce rouge, disparaître là-bas, dans cet inconnu… plus affreusement seul que jamais!… Et voilà que Clara ne serait bientôt plus qu'un fantôme, puis un petit point gris, à peine visible, dans l'espace… puis rien… puis rien… rien… rien… rien!… Ah! tout plutôt que cela!… Ah! que la mer nous engloutisse tous les deux!…

Elle était douce, la mer, calme et radieuse… Elle exhalait une odeur de rivage heureux, de verger fleuri, de lit d'amour, qui me fit pleurer…

Le pont s'animait; rien que des physionomies joyeuses, des regards distendus par l'attente et par la curiosité.

—Nous entrons dans la baie… nous sommes dans la baie!…

—Je vois la côte.

—Je vois les arbres.

—Je vois le phare.

—Nous sommes arrivés… nous sommes arrivés!…

Chacune de ces exclamations me tombait lourdement sur le cœur… Je ne voulus pas avoir devant moi cette vision de l'île encore lointaine mais si implacablement nette et dont chaque tour d'hélice me rapprochait, et, me détournant d'elle, je contemplai l'infini du ciel où je souhaitai me perdre, ainsi que ces oiseaux, là-bas, là-haut, qui passaient, un instant, dans l'air, et s'y fondaient si doucement.

Clara ne tarda pas à me rejoindre… Était-ce d'avoir trop aimé?… Était-ce d'avoir trop pleuré? Ses paupières étaient toutes meurtries et ses yeux, dans leur cerne bleu, exprimaient une grande tristesse. Et il y avait encore dans ses yeux plus que de la tristesse; il y avait en vérité une pitié ardente, à la fois combative et miséricordieuse. Sous ses lourds cheveux d'or brun, son front se barrait d'un pli d'ombre, ce pli qu'elle avait dans la volupté comme dans la douleur… Un parfum, étrangement grisant, venait de ses cheveux… Elle me dit, simplement, ce seul mot…

—Déjà?

—Hélas! soupirai-je…

Elle acheva d'ajuster son chapeau, un petit chapeau marin qu'elle fixa au moyen d'une longue épingle d'or. Ses deux bras levés faisaient cambrer son buste, dont je vis se dessiner les lignes sculpturales sous la blouse blanche qui l'enveloppait… Elle reprit d'une voix qui tremblait un peu:

—Y aviez-vous pensé?

—Non!…

Clara se mordit les lèvres où le sang afflua:

—Et, alors?… fit-elle.

Je ne répondis pas… je n'avais pas la force de répondre… La tête vide, le cœur déchiré, j'aurais voulu glisser au néant… Elle était émue, très pâle… sauf la bouche qui me semblait plus rouge et lourde de baisers… Longtemps, ses yeux m'interrogèrent avec une pesante fixité.

—Le bateau relâche deux jours à Colombo… Et puis, il repartira… le savez-vous?

—Oui!… Oui!…

—Et puis?…

—Et puis… c'est fini!

—Puis-je quelque chose pour vous?

—Rien… merci! puisque c'est fini!…

Et comprimant mes sanglots au fond de ma gorge, je bégayai:

—Vous avez été tout, pour moi… vous avez été, pour moi, plus que tout!… Ne me parlez plus, je vous en conjure!… C'est trop douloureux… trop inutilement douloureux. Ne me parlez plus… puisque, maintenant, tout est fini!…

—Rien n'est jamais fini, prononça Clara… rien, pas même la mort!…

Une cloche sonna… Ah! cette cloche!… Comme elle sonna dans mon cœur!… Comme elle sonna le glas de mon cœur!…

Les passagers s'empressaient sur le pont, criaient, s'exclamaient, s'interpellaient, braquaient des lorgnettes, des jumelles, des appareils photographiques vers l'île qui se rapprochait. Le gentilhomme normand, désignant les masses de verdures, expliquait les jungles impénétrables au chasseur… Et parmi le tumulte, la bousculade, indifférents et réfléchis, les mains croisées sous leurs manches larges, les deux Chinois continuaient leur lente, leur grave promenade quotidienne, comme deux abbés qui récitent le bréviaire.

—Nous sommes arrivés!

—Hourra!… hourra!… nous sommes arrivés!…

—Je vois la ville.

—Est-ce la ville?…

—Non!… c'est un récif de corail…

—Je distingue le wharf…

—Mais non!… mais non!…

—Qu'est-ce qui vient là-bas, sur la mer?

Déjà, au loin, voiles toutes roses, une petite flottille de barques s'avançait vers le paquebot… Les deux cheminées, dégorgeant de flots de fumée noire, couvrirent d'une ombre de deuil la mer, et la sirène gémit, longtemps… longtemps…

Personne ne faisait attention à nous… Clara me demanda, sur un ton d'impérieuse tendresse:

—Voyons! qu'allez-vous devenir?

—Je ne sais pas! Et qu'importe?… J'étais perdu… Je vous ai rencontrée… Vous m'avez retenu quelques jours, au bord du gouffre… J'y retombe, maintenant… C'était fatal!…

—Pourquoi, fatal?… Vous êtes un enfant!… Et vous n'avez pas confiance en moi… Croyez-vous donc que c'est par hasard que vous m'avez rencontrée?…

Elle ajouta, après un silence:

—C'est si simple!… J'ai de puissants amis en Chine… Ils pourraient, sans doute, beaucoup pour vous!… Voulez-vous que?…

Je ne lui laissai pas le temps d'achever:

—Non, pas ça!… suppliai-je, en me défendant mollement, d'ailleurs… surtout, pas ça!… Je vous comprends… Ne me dites plus rien.

—Vous êtes un enfant, répéta Clara… Et vous parlez comme en Europe, cher petit cœur… Et vous avez de stupides scrupules, comme en Europe… En Chine, la vie est libre, heureuse, totale, sans conventions, sans préjugés, sans lois… pour nous, du moins… Pas d'autres limites à la liberté que soi-même… à l'amour que la variété triomphante de son désir… L'Europe et sa civilisation hypocrite, barbare, c'est le mensonge… Qu'y faites-vous autre chose que de mentir, de mentir à vous-même et aux autres, de mentir à tout ce que, dans le fond de votre âme, vous reconnaissez être la vérité?… Vous êtes obligé de feindre un respect extérieur pour des personnes, des institutions que vous trouvez absurdes… Vous demeurez, lâchement attaché à des conventions morales ou sociales que vous méprisez, que vous condamnez, que vous savez manquer de tout fondement… C'est cette contradiction permanente entre vos idées, vos désirs et toutes les formes mortes, tous les vains simulacres de votre civilisation, qui vous rend tristes, troublés, déséquilibrés… Dans ce conflit intolérable, vous perdez toute joie de vivre, toute sensation de personnalité… parce que, à chaque minute, on comprime, on empêche, on arrête le libre jeu de vos forces… Voilà la plaie empoisonnée, mortelle, du monde civilisé… Chez nous, rien de pareil… vous verrez!… Je possède à Canton, parmi des jardins merveilleux, un palais où tout est disposé pour la vie libre et pour l'amour… Que craignez-vous?… que laissez-vous?… qui donc s'inquiète de vous!… Quand vous ne m'aimerez plus, ou quand vous serez trop malheureux… vous vous en irez!…

—Clara!… Clara!… implorai-je…

Elle frappa, d'un coup sec, le plancher du navire:

—Vous ne me connaissez pas encore…, dit-elle… vous ne savez pas qui je suis, et déjà vous voulez me quitter!… Est-ce que je vous fais peur?… Est-ce que vous êtes lâche?

—Sans toi, je ne puis plus vivre!… sans toi, je ne puis que mourir!…

—Eh bien!… ne tremble plus… ne pleure plus… Et viens avec moi!…

Un éclair traversa le vert de ses prunelles. Elle dit d'une voix plus basse, presque rauque:

—Je t'apprendrai des choses terribles… des choses divines… tu sauras enfin ce que c'est que l'amour!… Je te promets que tu descendras, avec moi, tout au fond du mystère de l'amour… et de la mort!…

Et, souriant d'un sourire rouge qui me fit courir un frisson dans les moelles, elle dit encore:

—Pauvre bébé!… Tu te croyais un grand débauché… un grand révolté… Ah! tes pauvres remords… te souviens-tu?… Et voilà que ton âme est plus timide que celle d'un petit enfant!…

C'était vrai!… j'avais beau me vanter d'être une intransigeante canaille, me croire supérieur à tous les préjugés moraux, j'écoutais encore, parfois, la voix du devoir et de l'honneur qui, à de certains moments de dépression nerveuse, montait des profondeurs troubles de ma conscience… L'honneur de qui?… le devoir de quoi?… Quel abîme de folie que l'esprit de l'homme!… En quoi mon honneur—mon honneur!—était-il compromis, en quoi déserterais-je mon devoir parce que, au lieu de me morfondre à Ceylan, je poursuivrais mon voyage jusqu'en Chine?… Est-ce que, véritablement, j'entrais assez dans la peau d'un savant pour imaginer que j'allais «étudier la gelée pélasgique», découvrir «la cellule», en plongeant dans les golfes de la côte cynghalaise?… Cette idée tout à fait burlesque que j'eusse pris au sérieux ma mission d'embryologiste, me ramena vite aux réalités de ma situation… Comment!… la chance, le miracle voulait que je rencontrasse une femme divinement belle, riche, exceptionnelle, et que j'aimais et qui m'aimait, et qui m'offrait une vie extraordinaire, des jouissances à foison, des sensations uniques, des aventures libertines, une protection fastueuse… le salut, enfin… et, plus que le salut… la joie!… Et je laisserais échapper tout cela!… Une fois de plus, le démon de la perversité—ce stupide démon à qui, pour lui avoir stupidement obéi, je devais tous mes malheurs—interviendrait encore pour me conseiller une résistance hypocrite contre un événement inespéré, qui tenait des contes de fées, qui ne se retrouverait jamais plus, et dont je souhaitais ardemment, au fond de moi-même qu'il se réalisât?… Non… non!… C'était trop bête, à la fin!

—Vous avez raison, dis-je à Clara, en mettant sur le seul compte de la défaite amoureuse une soumission qui contentait aussi tous mes instincts de paresse et de débauche, vous avez raison… Je ne serais pas digne de vos yeux, de votre bouche, de votre âme… de tout ce paradis et de tout cet enfer, qui est vous… si j'hésitais plus longtemps… Et puis… je ne pourrais pas… je ne pourrais pas te perdre… Tout concevoir, hormis cela… Tu as raison… Je suis à toi… emmène-moi où tu voudras… Souffrir… mourir… il n'importe!… puisque tu es, toi que je ne connais pas encore, mon destin!…

—Ô bébé!… bébé!… bébé!… fit Clara sur un ton singulier, dont je ne sus pas démêler l'expression véritable, et si c'était de la joie, de l'ironie ou de la pitié!

Puis, presque maternelle, elle me recommanda:

—Maintenant… ne vous occupez de rien que d'être heureux… Restez là… regardez l'île merveilleuse… Je vais régler avec le commissaire votre nouvelle situation à bord…

—Clara…

—Ne craignez rien… Je sais ce qu'il faut dire…

Et comme j'allais émettre une objection:

—Chut!… N'êtes-vous pas mon bébé, cher petit cœur?… Vous devez obéir… Et puis, vous ne savez pas…

Et elle disparut, se mêlant à la foule des passagers entassés sur le pont, et dont beaucoup portaient déjà leurs valises et leurs menus bagages.


Il avait été décidé que, les deux jours que nous relâchions à Colombo, nous les passerions, Clara et moi, à visiter la ville et les environs, où mon amie avait séjourné et qu'elle connaissait à merveille. Il y faisait une chaleur torride, si torride que les endroits les plus frais—par comparaison—de cet atroce pays, où des savants placent le Paradis terrestre, tels les jardins au bord des grèves, me parurent d'étouffantes étuves. La plupart de nos compagnons de voyage n'osèrent pas affronter cette température de feu, qui leur enlevait la moindre velléité de sortir et jusqu'au plus vague désir de remuer. Je les vois encore, ridicules et gémissants, dans le grand hall de l'hôtel, le crâne couvert de serviettes mouillées et fumantes, élégant appareil renouvelé tous les quarts d'heure, qui transformait la plus noble partie de leur individu en un tuyau de cheminée, couronné de son panache de vapeur. Étendus sur des fauteuils à bascule, sous le punka, la cervelle liquéfiée, les poumons congestionnés, ils buvaient des boissons glacées que leur préparaient des boys, lesquels, par la couleur de la peau et la structure du corps, rappelaient les naïfs bonshommes en pain d'épice de nos foires parisiennes, tandis que d'autres boys, de même ton et de même gabarit, éloignaient d'eux, à grands coups d'éventail, les moustiques.

Quant à moi, je retrouvai—un peu trop vite, peut-être,—toute ma gaieté, et même toute ma verve blagueuse. Mes scrupules s'étaient évanouis; je ne me sentais plus en mal de poésie. Débarrassé de mes soucis, sûr de l'avenir, je redevins l'homme que j'étais en quittant Marseille, le Parisien stupide et frondeur «à qui on ne la fait pas», le boulevardier «qui ne s'en laisse pas conter», et qui sait dire son fait à la nature… même des Tropiques!…

Colombo me parut une ville assommante, ridicule, sans pittoresque et sans mystère. Moitié protestante, moitié bouddhiste, abrutie comme un bonze et renfrognée comme un pasteur, avec quelle joie je me félicitai, intérieurement, d'avoir, par miracle, échappé à l'ennui profond que ses rues droites, son ciel immobile, ses dures végétations dégageaient… Et je fis des mots d'esprit sur les cocotiers que je ne manquai pas de comparer à d'affreux et chauves plumeaux, ainsi que sur toutes les grandes plantes que j'accusai d'avoir été taillées par de sinistres industriels dans des tôles peintes et des zincs vernis… En nos promenades à Slave-Island, qui est le Bois de l'endroit, et à Pettah, qui en est le quartier Mouffetard, nous ne rencontrâmes que d'horribles Anglaises d'opérette, fagotées de costumes clairs, mi-hindous, mi-européens, du plus carnavalesque effet; et des Cynghalaises, plus horribles encore que les Anglaises, vieilles à douze ans, ridées comme des pruneaux, tordues comme de séculaires ceps de vigne, effondrées comme des paillotes en ruine, avec des gencives en plaies saignantes, des lèvres brûlées par la noix d'arec et des dents couleur de vieille pipe… Je cherchai en vain les femmes voluptueuses, les négresses aux savantes pratiques d'amour, les petites dentellières si pimpantes, dont m'avait parlé ce menteur d'Eugène Mortain, avec des yeux si significativement égrillards… Et je plaignis de tout mon cœur les pauvres savants que l'on envoie ici, avec la problématique mission de conquérir le secret de la vie.

Mais je compris que Clara ne goûtait pas ces plaisanteries faciles et grossières, et je crus prudent de les atténuer, ne voulant ni la blesser dans son culte fervent de la nature, ni me diminuer dans son esprit. À plusieurs reprises, j'avais remarqué qu'elle m'écoutait avec un étonnement pénible.

—Pourquoi donc êtes-vous si gai? m'avait-elle dit… Je n'aime pas qu'on soit gai ainsi, cher petit cœur… Cela me fait du mal… Quand on est gai, c'est que l'on n'aime pas… L'amour est une chose grave, triste et profonde…

Ce qui ne l'empêchait pas, d'ailleurs, d'éclater de rire à propos de tout ou à propos de rien…

C'est ainsi qu'elle m'encouragea fort dans une mystification dont j'eus l'idée et que voici.

Parmi les lettres de recommandation que j'avais emportées de Paris, s'en trouvait une pour un certain sir Oscar Terwick, lequel, entre autres titres scientifiques, était, à Colombo, le président de l'Association of the tropical embryology and of the british entomology. À l'hôtel où je me renseignai, j'appris, en effet, que sir Oscar Terwick était un homme considérable, auteur de travaux renommés, un très grand savant, en un mot. Je résolus de l'aller voir. Une telle visite ne pouvait plus m'être dangereuse, et puis je n'étais pas fâché de connaître, de toucher un véritable embryologiste. Il demeurait loin, dans un faubourg appelé Kolpetty et qui est, pour ainsi dire, le Passy de Colombo. Là, au milieu de jardins touffus, ornés de l'inévitable cocotier, dans des villas spacieuses et bizarres, habitent les riches commerçants et les notables fonctionnaires de la ville. Clara désira m'accompagner. Elle m'attendit, en voiture, non loin de la maison du savant, sur une sorte de petite place ombragée par d'immenses tecks.


Sir Oscar Terwick me reçut poliment—sans plus.

C'était un homme très long, très mince, très sec, très rouge de visage, et dont la barbe blanche descendait jusqu'au nombril, coupée carrément, ainsi qu'une queue de poney. Il portait un large pantalon de soie jaune, et son torse velu s'enveloppait dans une sorte de châle de laine claire. Il lut avec gravité la lettre que je lui remis et, après m'avoir examiné du coin de l'œil avec un air méfiant—se méfiait-il de moi ou de lui?—il me demanda:

—Vô… etè… embryologist?…

Je m'inclinai en signe d'assentiment…

All right! gloussa-t-il…

Et faisant le geste de traîner un filet dans la mer, il reprit:

—Vô… etè… embryologist?… Yès… Vô… comme ça… dans le mer… fish… fish… little fish?

Little fish… parfaitement… little fish… appuyai-je, en répétant le geste imitatif du savant.

—Dans le mer?…

—Yès!… Yès…

—Très intéressant!… très joli… très curious!… Yès!

Tout en jargonnant de la sorte—et continuant, tous les deux, de traîner «dans le mer» nos chimériques filets—, le considérable savant m'amena devant une console de bambou, sur laquelle étaient rangés trois bustes de plâtre, couronnés de lotus artificiels. Les désignant du doigt, successivement, il me les présenta, sur un ton de gravité si comique que je faillis éclater de rire.

—Master Darwin!… très grand nat'raliste… très, très… grand!… Yès!…

Je saluai profondément.

—Master Haeckel… très grand nat'raliste… Pas si que loui, non!… Mais très grand!… Master Haeckel ici… comme ça… loui… dans le mer… little fish

Je saluai encore. Et d'une voix plus forte, il cria, en posant toute sa main, rouge comme un crabe sur le troisième buste:

—Master Coqueline!… très grand nat'raliste… du miouséum… comment appelez?… du miouséum Grévin… Yès!… Grévine!… Très joli… très curious!…

—Très int'réssant! confirmai-je.

—Yès!…

Après quoi il me congédia.


Je fis à Clara le récit détaillé et mimé de cette étrange entrevue… Elle rit comme une folle.

—Ô bébé!… bébé… bébé… que vous êtes drôle, cher petit voyou!…

Ce fut le seul épisode scientifique de ma mission. Et je compris alors ce que c'était que l'embryologie!


Le lendemain matin, après une sauvage nuit d'amour, nous reprenions la mer, en route vers la Chine.

DEUXIÈME PARTIE
LE JARDIN DES SUPPLICES

I

—Pourquoi ne m'avez-vous pas encore parlé de notre chère Annie?… Ne lui avez-vous pas appris mon arrivée ici?… Est-ce qu'elle ne viendra pas aujourd'hui?… Est-ce qu'elle est toujours belle?

—Comment?… Vous ne savez pas?… Mais Annie est morte, cher petit cœur…

—Morte! m'écriai-je… Ce n'est pas possible… Vous voulez me taquiner…

Je regardai Clara. Divinement calme et jolie, nue dans une transparente tunique de soie jaune, elle était mollement couchée sur une peau de tigre. Sa tête reposait parmi des coussins, et de ses mains, chargées de bagues, elle jouait avec une longue mèche de ses cheveux déroulés. Un chien du Laos, aux poils rouges, dormait auprès d'elle, le museau sur sa cuisse, une patte sur son sein.

—Comment?… reprit Clara… vous ne saviez pas?… Comme c'est drôle!

Et, toute souriante, avec des étirements de souple animal, elle m'expliqua:

—Ce fut quelque chose d'horrible, chéri! Annie est morte de la lèpre… de cette lèpre effrayante qu'on appelle l'éléphantiasis… Car tout est effrayant ici… l'amour, la maladie… la mort… et les fleurs!… Jamais je n'ai tant, tant pleuré, je vous assure… Je l'aimais tant, tant! Et elle était si belle, si étrangement belle!…

Elle ajouta, dans un long et gracieux soupir:

—Jamais plus nous ne connaîtrons le goût si âpre de ses baisers!… C'est un grand malheur!

—Alors… c'est donc vrai?… balbutiai-je… Mais comment cela est-il arrivé?

—Je ne sais… Il y a tant de mystères ici… tant de choses qu'on ne comprend pas… Toutes les deux, nous allions souvent, le soir, sur le fleuve… Il faut vous dire qu'il y avait alors dans un bateau de fleurs… une bayadère de Bénarès… une affolante créature, chéri, à qui des prêtres avaient enseigné certains rites maudits des anciens cultes brahmaniques… C'est peut-être cela… ou autre chose… Une nuit que nous revenions du fleuve, Annie se plaignit de très vives douleurs à la tête et aux reins. Le lendemain, son corps était tout couvert de petites taches pourprées… Sa peau, plus rose et d'une plus fine pulpe que la fleur de l'althœa se durcit, s'épaissit, s'enfla, devint d'un gris cendreux… de grosses tumeurs, de monstrueux tubercules la soulevèrent. C'était quelque chose d'épouvantable. Et le mal qui, d'abord, s'était attaqué aux jambes, gagna les cuisses, le ventre, les seins, le visage… Oh! son visage, son visage!… Figurez-vous une poche énorme, une outre ignoble, toute grise, striée de sang brun… et qui pendait et qui se balançait au moindre mouvement de la malade… De ses yeux—ses yeux, cher amour!—on ne voyait plus qu'une mince boutonnière rougeâtre et suintante… Je me demande encore si c'est possible!

Elle enroula autour de ses doigts la mèche dorée. Dans un mouvement, la patte du chien endormi, ayant glissé sur la soie, découvrit entièrement le globe du sein qui darda sa pointe, rose comme une jeune fleur.

—Oui, je me demande encore, parfois, si je ne rêve pas… dit-elle.

—Clara… Clara! suppliai-je, éperdu d'horreur… ne me dites plus rien… Je voudrais que l'image de notre divine Annie restât intacte dans mon souvenir… Comment ferai-je, maintenant, pour éloigner de ma pensée ce cauchemar?… Ah! Clara, ne dites plus rien, ou parlez-moi d'Annie, quand elle était si belle… quand elle était trop belle!…

Mais Clara ne m'écoutait pas. Elle poursuivit:

—Annie s'isola… se claustra dans sa maison, seule avec une gouvernante chinoise qui la soignait… Elle avait renvoyé toutes ses femmes et ne voulait plus voir personne… pas même moi… Elle fit venir les plus habiles praticiens d'Angleterre… En vain, vous pensez bien… Les plus célèbres sorciers du Thibet, ceux-là qui connaissent les paroles magiques et ressuscitent les morts, se déclarèrent impuissants… On ne guérit jamais de ce mal, mais on n'en meurt pas non plus… C'est affreux!… Alors elle se tua… Quelques gouttes de poison, et ce fut fini de la plus belle des femmes.

L'épouvante me clouait les lèvres. Je regardai Clara, sans avoir l'idée d'une seule parole.

—J'ai appris de cette Chinoise, continua Clara, un détail vraiment curieux… et qui m'enchante… Vous savez combien Annie aimait les perles… Elle en possédait d'incomparables… les plus merveilleuses, je crois, qui fussent au monde… Vous vous souvenez aussi avec quelle sorte de joie physique, de spasme charnel, elle s'en parait… Eh bien, malade, cette passion lui était devenue une folie… une fureur… comme l'amour!… Toute la journée, elle se plaisait à les toucher, à les caresser, à les baiser; elle s'en faisait des coussins, des colliers, des pèlerines, des manteaux… Mais il arriva cette chose extraordinaire: les perles mouraient sur sa peau… elles se ternissaient d'abord, peu à peu… peu à peu s'éteignaient… aucune lumière ne se reflétait plus en leur orient… et, en quelques jours, atteintes de la lèpre, elles se changeaient en de menues boules de cendre… Elles étaient mortes… mortes comme des personnes, mon cher amour… Saviez-vous qu'il y eût des âmes dans les perles?… Moi, je trouve cela affolant et délicieux… Et, depuis, j'y pense tous les jours…

Après un court silence, elle reprit:

—Et ce n'est pas tout!… Maintes fois, Annie avait manifesté le désir d'être emportée, quand elle serait morte, au petit cimetière des Parsis… là-bas… sur la colline du Chien Bleu… Elle voulait que son corps fût déchiré par le bec des vautours… Vous savez combien elle avait des idées singulières et violentes en toutes choses!… Eh bien, les vautours refusèrent ce festin royal, qu'elle leur offrait… Ils s'éloignèrent, en poussant d'affreux cris, de son cadavre… Il fallut le brûler…

—Mais, pourquoi ne m'avez-vous pas écrit tout cela? reprochai-je à Clara.

Avec des gestes lents et charmants, Clara lissa l'or roux de ses cheveux, caressa la fourrure rouge du chien qui s'était réveillé, et elle dit négligemment:

—Vraiment?… Je ne vous avais rien écrit de tout cela?… Vous êtes sûr?… Je l'ai oublié sans doute… Pauvre Annie!

Elle dit encore:

—Depuis ce grand malheur… tout m'ennuie ici… Je suis trop seule… Je voudrais mourir… mourir… moi aussi… ah, je vous assure!… Et si vous n'étiez pas revenu, je crois bien que je serais déjà morte…

Elle renversa sa tête sur les coussins, agrandit l'espace nu de sa poitrine…, et avec un sourire… un étrange sourire d'enfant et de prostituée, tout ensemble:

—Est-ce que mes seins vous plaisent toujours?… Est-ce que vous me trouvez toujours belle?… Alors, pourquoi êtes-vous parti si… si longtemps? Oui… oui… je sais… ne dites rien… ne répondez rien… je sais… Vous êtes une petite bête, cher amour!…

J'aurais bien voulu pleurer; je ne le pus… J'aurais bien voulu parler encore; je ne le pus davantage…

Et nous étions dans le jardin, sous le kiosque doré, où des glycines retombaient en grappes bleues, en grappes blanches; et nous finissions de prendre le thé… D'étincelants scarabées bourdonnaient dans les feuilles, des cétoines vibraient et mouraient au cœur pâmé des roses, et, par la porte ouverte, du côté du nord, nous voyions se lever d'un bassin, autour duquel dormaient des cigognes dans une ombre molle et toute mauve, les longues tiges des iris jaunes, flammés de pourpre.

Tout à coup, Clara me demanda:

—Voulez-vous que nous allions donner à manger aux forçats chinois?… C'est très curieux… très amusant… C'est même la seule distraction vraiment originale et élégante que nous ayons, dans ce coin perdu de la Chine… Voulez-vous, petit amour?…

Je me sentais fatigué, la tête lourde, tout mon être envahi par la fièvre de cet effrayant climat… De plus, le récit de la mort d'Annie m'avait bouleversé l'âme… Et, la chaleur, au-dehors, était mortelle comme un poison…

—J'ignore ce que vous me demandez, chère Clara… mais je ne suis pas remis de ce long voyage à travers les plaines et les plaines… les forêts et les forêts… Et ce soleil… je le redoute plus que la mort!… Et puis, j'aurais tant voulu être tout à vous… et que vous fussiez tout à moi, aujourd'hui…

—C'est cela!… Si nous étions en Europe, et que je vous eusse demandé de m'accompagner aux courses, au théâtre, vous n'auriez pas hésité… Mais c'est bien plus beau que les courses.

—Soyez bonne!… Demain, voulez-vous?

—Oh! demain… répondit Clara, avec des moues étonnées et des airs de doux reproche… toujours demain!… Vous ne savez donc pas que c'est impossible demain?… Demain?… mais c'est tout à fait défendu… Les portes du bagne sont fermées… même pour moi… On ne peut donner à manger aux forçats que le mercredi; comment ne le savez-vous pas?… Si nous manquons cette visite aujourd'hui, il nous faudra attendre, toute une longue, longue semaine… Comme ce serait ennuyeux!… Toute une semaine, pensez donc!… Venez, petite chiffe adorée… oh! venez, je vous en prie… Vous pouvez bien faire cela pour moi…

Elle se souleva à demi, sur les coussins… La tunique écartée laissa voir, plus bas que la taille, entre les nuages de l'étoffe, des coins de sa chair ardente et rose. D'une bonbonnière d'or, posée sur un plateau de laque, elle tira, du bout de ses doigts, un cachet de quinine, et, m'ordonnant de m'approcher, elle le porta, gentiment, à mes lèvres.

—Vous verrez comme c'est passionnant… tellement passionnant!… Vous n'avez pas idée, chéri… Et comme je vous aimerai mieux ce soir!… comme je t'aimerai follement, ce soir!… Avale, cher petit cœur… avale…

Et comme j'étais toujours triste, hésitant, pour vaincre mes dernières résistances, elle dit, avec des lueurs sombres, dans ses yeux…

—Écoute!… J'ai vu pendre des voleurs en Angleterre, j'ai vu des courses de taureaux et garrotter des anarchistes en Espagne… En Russie, j'ai vu fouetter par des soldats, jusqu'à la mort, de belles jeunes filles… En Italie, j'ai vu des fantômes vivants, des spectres de famine déterrer des cholériques et les manger avidement… J'ai vu, dans l'Inde, au bord d'un fleuve, des milliers d'êtres, tout nus, se tordre et mourir dans les épouvantes de la peste… À Berlin, un soir, j'ai vu une femme que j'avais aimée la veille, une splendide créature en maillot rose, je l'ai vue, dévorée par un lion, dans une cage… Toutes les terreurs, toutes les tortures humaines, je les ai vues… C'était très beau!… Mais je n'ai rien vu de si beau… comprends-tu?… que ces forçats chinois… c'est plus beau que tout!… Tu ne peux pas savoir… je te dis que tu ne peux pas savoir… Annie et moi, nous ne manquions jamais un mercredi… Viens, je t'en prie!

—Puisque c'est si beau, ma chère Clara… et que cela vous fait tant de plaisir… répondis-je mélancoliquement… allons donner à manger aux forçats…

—Vrai, tu veux bien?…

Clara manifesta sa joie, en tapant dans ses mains, comme un baby à qui sa gouvernante vient de permettre de torturer un petit chien. Puis elle sauta sur mes genoux, caressante et féline, m'entoura le cou de ses bras… Et sa chevelure m'inonda, m'aveugla le visage de flammes d'or et de grisants parfums…

—Que tu es gentil… cher… cher amour… Embrasse mes lèvres… embrasse ma nuque… embrasse mes cheveux… cher petit voyou!…

Sa chevelure avait une odeur animale si puissante et de si électriques caresses que son seul contact, sur ma peau, me faisait instantanément oublier fièvres, fatigues et douleurs… et je sentais aussitôt circuler, galoper en mes veines d'héroïques ardeurs et des forces nouvelles…

—Ah! comme nous allons nous amuser, chère petite âme… Quand je vais aux forçats… ça me donne le vertige… et j'ai, dans tout le corps, des secousses pareilles à de l'amour… il me semble, vois-tu… il me semble que je descends au fond de ma chair… tout au fond des ténèbres de ma chair… Ta bouche… donne-moi ta bouche… ta bouche… ta bouche… ta bouche!…

Et leste, preste, impudique et joyeuse, suivie du chien rouge qui bondissait, elle alla se remettre aux mains des femmes, chargées de l'habiller…

Je n'étais plus très triste, je n'étais plus très las… Le baiser de Clara, dont j'avais, sur les lèvres, le goût—comme un magique goût d'opium—insensibilisait mes souffrances, ralentissait les pulsations de ma fièvre, éloignait jusqu'à l'invisible l'image monstrueuse d'Annie morte… Et je regardai le jardin d'un regard apaisé…

Apaisé?…

Le jardin descendait en pentes douces, orné partout d'essences rares et de précieuses plantes… Une allée d'énormes camphriers partait du kiosque où j'étais, aboutissait à une porte rouge, en forme de temple, qui donnait sur la campagne… Entre les branches feuillues des arbres gigantesques masquant, à gauche, la vue, j'apercevais, par places, le fleuve qui luisait, comme de l'argent poli, sous le soleil… J'essayai de m'intéresser aux multiples décorations du jardin… à ses fleurs étranges, à ses monstrueuses végétations… Un homme traversa l'allée, qui conduisait en laisse deux panthères indolentes… Ici, au milieu d'une pelouse, se dressait un immense bronze, représentant je ne sais quelle divinité, obscène et cruelle… Là, des oiseaux, grues à manteau bleu, toucans à gorge rouge de l'Amérique tropicale, faisans vénérés, canards casqués et cuirassés d'or, vêtus de pourpres éclatantes comme d'antiques guerriers, longirostres multicolores, cherchaient l'ombre, au bord des massifs… Mais, ni les oiseaux, ni les fauves, ni les Dieux, ni les fleurs ne pouvaient fixer mon attention, ni le bizarre palais qui, à ma droite, entre les cedrèles et les bambous, superposait ses claires terrasses garnies de fleurs, ses balcons ombreux et ses toits coloriés… Ma pensée était ailleurs… très loin, très loin… par-delà les mers et les forêts… Elle était en moi… sombrée en moi… au plus profond de moi!…

Apaisé?…

À peine Clara eut-elle disparu derrière les feuillages du jardin que le remords d'être là me saisit… Pourquoi étais-je revenu?… À quelle folie, à quelle lâcheté avais-je donc obéi?… Elle m'avait dit un jour, vous vous souvenez, sur le bateau: «Quand vous serez trop malheureux, vous vous en irez!»… Je me croyais fort de tout mon passé infâme… et je n'étais, en effet, qu'un enfant débile et inquiet… Malheureux?… Ah oui! je l'avais été, jusqu'aux pires tortures, jusqu'au plus prodigieux dégoût de moi-même… Et j'étais parti!… Par une ironie vraiment persécutrice, j'avais profité, pour fuir Clara, du passage à Canton d'une mission anglaise—j'étais décidément voué aux missions—qui allait explorer les régions peu connues de l'Annam… C'était l'oubli, peut-être… et peut-être la mort. Durant deux années, deux longues et cruelles années, j'avais marché… marché… Et ce n'avait été ni l'oubli, ni la mort… Malgré les fatigues, les dangers, la fièvre maudite, pas un jour, pas une minute, je n'avais pu me guérir de l'affreux poison qu'avait déposé, dans ma chair, cette femme dont je sentais que ce qui m'attachait à elle, que ce qui me rivait à elle, c'était l'effrayante pourriture de son âme et ses crimes d'amour, qui était un monstre, et que j'aimais d'être un monstre!… J'avais cru—l'ai-je cru vraiment?—me relever par son amour… et voilà que j'étais descendu plus bas, au fond du gouffre empoisonné dont, quand on en a une fois respiré l'odeur, on ne remonte jamais plus. Souvent, au fond des forêts, hanté de la fièvre, après les étapes—sous ma tente—j'avais cru tuer, par l'opium, la monstrueuse et persistante image… Et l'opium me l'évoquait plus formelle, plus vivante, plus impérieuse que jamais… Alors, je lui avais écrit des lettres folles, injurieuses, imprécatoires, des lettres où l'exécration la plus violente se mêlait à la plus soumise adoration… Elle m'avait répondu des lettres charmantes, inconscientes et plaintives, que je trouvais, parfois, dans les villes et les postes où nous passions… Elle-même se disait malheureuse de mon abandon… pleurait, suppliait… me rappelait. Elle ne trouvait pas d'autres excuses que celle-ci: «Comprends donc, mon chéri—m'écrivait-elle—que je n'ai pas l'âme de ton affreuse Europe… Je porte, en moi, l'âme de la vieille Chine, qui est bien plus belle… Est-ce désolant que tu ne puisses te faire à cette idée?»… J'appris, ainsi, par une de ses lettres, qu'elle avait quitté Canton où elle ne pouvait plus vivre sans moi, pour venir avec Annie habiter une ville plus au sud de la Chine, «qui était merveilleuse»… Ah! comment ai-je pu si longtemps résister au mauvais désir d'abandonner mes compagnons et de gagner cette ville maudite et sublime, ce délicieux et torturant enfer, où Clara respirait, vivait… en des voluptés inconnues et atroces, dont je mourais maintenant de ne plus prendre ma part… Et j'étais revenu à elle, comme l'assassin revient au lieu même de son crime…


Des rires dans le feuillage, de petits cris… un bondissement de chien… C'était Clara… Elle était vêtue, moitié à la chinoise, moitié à l'européenne… Une blouse de soie mauve pâle, semée de fleurs à peine dorées, l'enveloppait de mille plis, tout en dessinant son corps svelte et ses formes pleines… Elle avait un grand chapeau de paille blonde, au fond duquel son visage apparaissait, pareil à une fleur rose dans de l'ombre claire… Et ses petits pieds étaient chaussés de peau jaune… Quand elle entra dans le kiosque, ce fut comme une explosion de parfums…

—Vous me trouvez drôlement fagotée, n'est-ce pas?… Ô l'homme triste d'Europe, qui n'a pas ri, une seule fois, depuis qu'il est de retour… Est-ce que je ne suis pas belle?…

Comme je ne me levais pas du divan où je m'étais allongé:

—Vite! vite!… mon chéri… Car il faut que nous fassions le grand tour… Je mettrai mes gants en route… Allons… Venez!… Non… non… pas vous!… ajouta-t-elle, en repoussant doucement le chien qui jappait, bondissait, frétillait de la queue…

Elle appela un boy et lui recommanda de nous suivre avec le panier à viande et la petite fourche.

—Ah! m'expliqua-t-elle… très amusant!… Un amour de panier tressé par le meilleur vannier de la Chine… et la fourche… tu vas voir, une amour de petite fourche dont les dents sont de platine incrusté d'or, et le manche de jade vert… vert comme le ciel aux premières lueurs du matin… vert comme étaient les yeux de la pauvre Annie!… Allons ne faites pas cette vilaine figure d'enterrement, chéri… et venez vite… vite…

Et nous nous mîmes en marche par le soleil, par l'affreux soleil qui noircissait l'herbe, fanait toutes les pivoines du jardin, et me pesait au crâne, ainsi qu'un lourd casque de plomb.

II

Le bagne est de l'autre côté de la rivière qui, au sortir de la ville, déroule lentement, sinistrement, entre des berges plates, ses eaux pestilentielles et toutes noires. Pour s'y rendre, il faut faire un long détour, atteindre un pont sur lequel, tous les mercredis, au milieu d'une affluence considérable de personnes élégantes, se tient le marché de la Viande-aux-Forçats.

Clara avait refusé le palanquin. Nous descendîmes, à pied, le jardin situé hors l'enceinte de la cité et, par un sentier, bordé ici de pierres brunes, là d'épaisses haies de roses blanches ou de troènes taillés, nous gagnâmes les faubourgs, à cet endroit où la ville diminuée se fait presque la campagne, où les maisons, devenues des cahutes, s'espacent, de loin en loin, dans de petits enclos, treillagés de bambous. Ce ne sont, ensuite, que vergers en fleurs, cultures de maraîchers ou terrains vagues. Des hommes nus jusqu'à la ceinture, coiffés de chapeaux en forme de cloche, travaillaient péniblement sous le soleil, et plantaient des lis—ces beaux lis tigrés dont les pétales ressemblent à des pattes d'araignée marine, et dont les bulbes savoureux servent à la nourriture des riches. Nous passâmes ainsi devant quelques misérables hangars où des potiers tournaient des pots, où des trieurs de chiffons, accroupis, parmi de vastes corbeilles, inventoriaient la récolte du matin, tandis que passait et repassait au-dessus d'eux, une bande de corors affamés et croassants. Plus loin, sous un énorme figuier, nous vîmes, assis à la margelle d'une fontaine, un doux et méticuleux vieillard qui lavait des oiseaux. À chaque instant, nous croisions des palanquins qui transportaient vers la ville des matelots européens, déjà ivres. Et, derrière nous, ardente et tassée, escaladant la haute colline, la ville, avec ses temples et ses étranges maisons rouges, vertes, jaunes, crépitait dans la lumière.

Clara marchait vite, sans pitié pour ma fatigue, sans souci du soleil qui embrasait l'atmosphère et, malgré nos parasols, nous brûlait la peau; elle marchait libre, souple, hardie, heureuse. Parfois, sur un ton de reproche enjoué, elle me disait:

—Que vous êtes lent, chéri… Dieu que vous êtes lent!… Vous n'avancez pas… Pourvu que les portes du bagne ne soient pas ouvertes quand nous arriverons et que les forçats ne soient pas gavés!… Ce serait affreux!… Oh! comme je vous détesterais!

De temps en temps, elle me donnait des pastilles d'hamamélis, dont la vertu est d'activer la respiration, et, les yeux moqueurs:

—Oh! petite femme!… petite femme… petite femme de rien du tout!

Puis, moitié rieuse, moitié fâchée, elle se mettait à courir… Et j'avais beaucoup de peine à la suivre… Plusieurs fois, je dus m'arrêter et reprendre haleine. Il me semblait que mes veines se rompaient, que mon cœur éclatait dans ma poitrine.

Et Clara répétait, de sa voix gazouilleuse:

—Petite femme!… Petite femme de rien du tout!


Le sentier débouche sur le quai du fleuve. Deux grands steamers débarquaient du charbon et des marchandises d'Europe; quelques jonques appareillaient pour la pêche; une nombreuse flottille de sampangs, avec ses tentes bigarrées, dormait à l'ancre, bercée par le léger clapotement de l'eau. Pas un souffle ne passait dans l'air.

Ce quai m'offensa. Il était sale et défoncé, couvert de poussière noire, jonché de vidures de poisson. De puantes odeurs, des bruits de rixes, des chants de flûte, des abois de chien nous arrivaient du fond des taudis qui le bordent: maisons de thé vermineuses, boutiques en coupe-gorge, factoreries louches. Clara me montra, en riant, une sorte de petite échoppe où l'on vendait, étalés sur des feuilles de caladium, des portions de rats et des quartiers de chiens, des poissons pourris, des poulets étiques, enduits de copal, des régimes de bananes et des chauves-souris saignantes, enfilées sur de mêmes broches…

À mesure que nous avancions, les odeurs se faisaient plus intolérables, les ordures plus épaisses. Sur le fleuve, les bateaux se pressaient, se tassaient, mêlant les becs sinistres de leurs proues et les lambeaux déchirés de leurs pauvres voilures. Là vivait une population dense—pêcheurs et pirates—affreux démons de la mer, au visage boucané, aux lèvres rougies par le bétel, et dont les regards vous donnaient le frisson. Ils jouaient aux dés, hurlaient, se battaient; d'autres, plus pacifiques, éventraient des poissons qu'ils faisaient ensuite sécher au soleil, en guirlandes, sur des cordes… D'autres encore dressaient des singes à faire mille gentillesses et obscénités.

—Amusants, pas?… me dit Clara… Et ils sont plus de trente mille qui n'ont pas d'autre domicile que leurs bateaux!… Par exemple, le diable seul sait ce qu'ils font!…

Elle releva sa robe, découvrit le bas de sa jambe agile et nerveuse, et, longtemps, nous suivîmes l'horrible chemin, jusqu'au pont dont les surconstructions bizarres et les cinq arches massives, peintes de couleurs violentes, enjambent la rivière, sur laquelle, au gré des remous et des courants, tournent, tournent et descendent de grands cercles huileux.

Sur le pont, le spectacle change, mais l'odeur s'aggrave, cette odeur si particulière à toute la Chine et qui, dans les villes, les forêts et les plaines, vous fait songer, sans cesse, à la pourriture et à la mort.

De petites boutiques imitant les pagodes, des tentes en forme de kiosque, drapées d'étoffes claires et soyeuses, d'immenses parasols, plantés sur des chariots et des éventaires roulants, se pressent les uns contre les autres. Dans ces boutiques, sous ces tentes et ces parasols, de gros marchands, à ventre d'hippopotame, vêtus de robes jaunes, bleues, vertes, hurlant et tapant sur des gongs, pour attirer les clients, débitent des charognes de toute sorte: rats morts, chiens noyés, quartiers de cerfs et de chevaux, purulentes volailles, entassés, pêle-mêle, dans de larges bassines de bronze.

—Ici… ici… par ici!… venez par ici!… Et regardez!… et choisissez!… Nulle part vous n'en trouverez de meilleure… Il n'y en a pas de plus corrompue.

Et, fouillant dans les bassines, ils brandissent, comme des drapeaux, au bout de longs crochets de fer, d'ignobles quartiers de viande sanieuse, et, avec d'atroces grimaces qu'accentuent les rouges balafres de leurs visages peints ainsi que des masques, ils répètent parmi le retentissement enragé des gongs et les clameurs concurrentes:

—Ici… ici… par ici!… Venez par ici… et regardez… et choisissez… Nulle part, vous n'en trouverez de meilleure… Il n'y en a pas de plus corrompue…

Dès que nous fûmes engagés sur le pont, Clara me dit:

—Ah! tu vois, nous sommes en retard. C'est de ta faute!… Dépêchons-nous.

En effet, une foule nombreuse de Chinoises et, parmi elles, quelques Anglaises et quelques Russes—car il n'y avait que fort peu d'hommes, hormis les commissionnaires—grouillait sur le pont. Robes brodées de fleurs et de métamorphoses, ombrelles multicolores, éventails agiles comme des oiseaux, et des rires, et des cris, et de la joie, et de la lutte, tout cela vibrait, chatoyait, chantait, voletait dans le soleil, telle une fête de vie et d'amour.

—Ici… ici… par ici!… Venez par ici!…

Ahuri par la bousculade, étourdi par le glapissement des marchands et les vibrations sonores des gongs, il fallut presque me battre pour pénétrer dans la foule et pour protéger Clara contre les insultes des unes, les coups des autres. Combat grotesque, en vérité, car j'étais sans résistance et sans force, et je me sentais emporté dans ce tumulte humain aussi facilement que l'arbre mort roulé dans les eaux furieuses d'un torrent… Clara, elle, se jetait au plus fort de la mêlée. Elle subissait le brutal contact et, pour ainsi dire, le viol de cette foule, avec un plaisir passionné… Un moment, elle s'écria, glorieusement:

—Vois, chéri… ma robe est toute déchirée… C'est délicieux!

Nous eûmes beaucoup de peine à nous frayer un passage jusqu'aux boutiques encombrées, assiégées, comme pour un pillage.

—Regardez et choisissez!… Nulle part, vous n'en trouverez de meilleure.

—Ici… ici… par ici!… Venez par ici!…

Clara prit l'amour de petite fourche des mains du boy qui nous suivait avec son amour de panier, et elle piqua dans les bassines.

—Pique aussi, toi!… pique, cher amour!…

Je crus que le cœur allait me manquer, à cause de l'épouvantable odeur de charnier qui s'exhalait de ces boutiques, de ces bassines remuées, de toute cette foule, se ruant aux charognes, comme si c'eût été des fleurs.

—Clara, chère Clara! implorai-je… Partons d'ici, je vous en prie!

—Oh! comme vous êtes pâle! Et pourquoi?… N'est-ce donc pas très amusant?…

—Clara… chère Clara!… insistai-je… Partons d'ici, je vous en supplie!… Il m'est impossible de supporter plus longtemps cette odeur.

—Mais cela ne sent pas mauvais, mon amour… Cela sent la mort, voilà tout!…

Elle ne semblait pas incommodée… Aucune grimace de dégoût ne plissait sa peau blanche, aussi fraîche qu'une fleur de cerisier. Par l'ardeur voilée de ses yeux, par le battement de ses narines, on eût dit qu'elle éprouvait une jouissance d'amour… Elle humait la pourriture, avec délices, comme un parfum.

—Oh! le beau… beau morceau!…

Avec des gestes gracieux, elle emplit le panier de l'immonde débris.

Et, péniblement, à travers la foule surexcitée, parmi les abominables odeurs, nous continuâmes notre route.

—Vite!… vite!…

III

Le bagne est construit au bord de la rivière. Ses murs quadrangulaires enferment un terrain de plus de cent mille mètres carrés. Pas une seule fenêtre; pas d'autre ouverture que l'immense porte, couronnée de dragons rouges, armée de lourdes barres de fer. Les tours des veilleurs, des tours carrées que termine une superposition de toits aux becs recourbés, marquent les quatre angles de la sinistre muraille. D'autres, plus petites, s'espacent à intervalles réguliers. La nuit, toutes ces tours s'allument comme des phares et projettent autour du bagne, sur la plaine et sur le fleuve, une lumière dénonciatrice. L'une de ces murailles plonge dans l'eau noire, fétide et profonde, ses solides assises que tapissent des algues gluantes. Une porte basse communique, par un pont-levis, avec l'estacade qui s'avance jusqu'au milieu du fleuve, et aux charpentes de laquelle sont amarrés de nombreuses barques de service et des sampangs. Deux hallebardiers, lance au poing, surveillent la porte. À droite de l'estacade, un petit cuirassé, du modèle de nos garde-pêche, se tient immobile, la gueule de ses trois canons braquée sur le bagne. À gauche, aussi loin que l'œil peut apercevoir la rivière, vingt-cinq ou trente rangées de bateaux masquent l'autre rive d'un fouillis de planches multicolores, de mâts bariolés, de cordages, de voiles grises. Et, de temps en temps, l'on voit passer ces massives embarcations à roue que des malheureux, enfermés dans une cage, actionnent péniblement de leurs bras secs et nerveux.

Derrière le bagne, au loin, très loin, jusqu'à la montagne qui ceinture l'horizon d'une ligne sombre, s'étendent des terrains rocailleux, avec de courtes ondulations, des terrains, ici, couleur de bistre, et là, de sang séché, dans lesquels ne poussent que des acers maigres, des chardons bleuâtres et des cerisiers rabougris qui ne fleurissent jamais. Désolation infinie! Accablante tristesse!… Durant huit mois de l'année, le ciel reste bleu, d'un bleu lavé de rouge où s'avivent les reflets d'un perpétuel incendie, d'un bleu implacable où n'ose jamais s'aventurer le caprice d'un nuage. Le soleil cuit la terre, torréfie les rocs, vitrifie les cailloux qui, sous les pieds, éclatent avec des craquements de verre et des crépitements de flamme. Nul oiseau ne brave cette fournaise aérienne. Il ne vit là que d'invisibles organismes, des grouillements bacillaires qui, vers le soir, alors que les mornes vapeurs montent avec le chant des matelots de la rivière exténuée, prennent distinctement les formes de la fièvre, de la peste, de la mort!

Quel contraste avec l'autre rive où le sol, gras et riche, couvert de jardins et de vergers, nourrit les arbres géants et les fleurs merveilleuses!

Au sortir du pont, nous avions pu, par bonheur, trouver un palanquin qui nous transporta, à travers la brûlante plaine, presque au bagne dont les portes étaient encore fermées. Une équipe d'agents de police, armés de lances à banderoles jaunes et d'immenses boucliers derrière lesquels ils disparaissaient presque, contenait la foule impatiente et très nombreuse. À chaque minute, elle grossissait. Des tentes étaient dressées où l'on buvait du thé, où l'on grignotait de jolis bonbons, des pétales de roses et d'acacias roulés dans de fines pâtes odorantes et granitées de sucre. Dans d'autres, des musiciens jouaient de la flûte et des poètes disaient des vers, tandis que le punka, agitant l'air embrasé, répandait une légère fraîcheur, un frôlement de fraîcheur sur les visages. Et des marchands ambulants vendaient des images, d'anciennes légendes de crimes, des figurations de tortures et de supplices, des estampes et des ivoires, étrangement obscènes. Clara acheta quelques-uns de ces derniers, et elle me dit:

—Vois comme les Chinois, qu'on accuse d'être des barbares, sont au contraire plus civilisés que nous; comme ils sont plus que nous dans la logique de la vie et dans l'harmonie de la nature!… Ils ne considèrent point l'acte d'amour comme une honte qu'on doive cacher… Ils le glorifient au contraire, en chantent tous les gestes et toutes les caresses… de même que les anciens, d'ailleurs, pour qui le sexe, loin d'être un objet d'infamie, une image d'impureté, était un Dieu!… Vois aussi comme tout l'art occidental y perd qu'on lui ait interdit les magnifiques expressions de l'amour. Chez nous, l'érotisme est pauvre, stupide et glaçant… il se présente toujours avec des allures tortueuses de péché, tandis qu'ici, il conserve toute l'ampleur vitale, toute la poésie hennissante, tout le grandiose frémissement de la nature… Mais toi, tu n'es qu'un amoureux d'Europe… une pauvre petite âme timide et frileuse, en qui la religion catholique a sottement inculqué la peur de la nature et la haine de l'amour… Elle a faussé, perverti en toi le sens de la vie…

—Chère Clara, objectai-je…, est-il donc naturel que vous recherchiez la volupté dans la pourriture et que vous meniez le troupeau de vos désirs s'exalter aux horribles spectacles de douleur et de mort?… N'est-ce point là, au contraire, une perversion de cette Nature dont vous invoquez le culte, pour excuser, peut-être, ce que vos sensualités ont de criminel et de monstrueux?…

—Non! fit Clara, vivement… puisque l'Amour et la Mort, c'est la même chose!… et puisque la pourriture, c'est l'éternelle résurrection de la Vie… Voyons…

Tout à coup, elle s'interrompit et me demanda:

—Mais, pourquoi me dis-tu cela?… Es-tu drôle!…

Et, avec une moue charmante, elle ajouta:

—Est-ce ennuyeux que tu ne comprennes rien!… Comment ne sens-tu pas?… comment n'as-tu pas encore senti que c'est, je ne dis pas même dans l'amour, mais dans la luxure, qui est la perfection de l'amour, que toutes les facultés cérébrales de l'homme se révèlent et s'aiguisent… que c'est par la luxure, seule, que tu atteins au développement total de la personnalité?… Voyons… dans l'acte d'amour, n'as-tu donc jamais songé, par exemple, à commettre un beau crime?… c'est-à-dire à élever ton individu au-dessus de tout, enfin?… Et si tu n'y as pas songé, alors, pourquoi fais-tu l'amour?…

—Je n'ai pas la force de discuter, balbutiai-je… Et il me semble que je marche dans un cauchemar… Ce soleil… cette foule… ces odeurs… et tes yeux… ah! tes yeux de supplice et de volupté… et ta voix… et ton crime… tout cela m'effraie… tout cela me rend fou!…

Clara eut un petit rire moqueur.

—Pauvre mignon!… soupira-t-elle drôlement… Tu ne diras pas cela, ce soir, quand tu seras dans mes bras… et que je t'aimerai!…

La foule s'animait de plus en plus. Des bonzes, accroupis sous des ombrelles, étalaient de longues robes rouges autour d'eux, ainsi que des flaques de sang, frappaient sur des gongs, à coups frénétiques, et ils invectivaient grossièrement les passants qui, pour apaiser leurs malédictions, laissaient dévotement tomber, en des jattes de métal, de larges pièces de monnaie.

Clara m'emmena sous une tente toute brodée de fleurs de pêcher, me fit asseoir, près d'elle, sur une pile de coussins, et elle me dit, en me caressant le front de sa main électrique, de sa main donneuse d'oubli et verseuse d'ivresse:

—Mon Dieu!… que tout cela est long, chéri!… Chaque semaine, c'est la même chose… On n'en finit jamais d'ouvrir la porte… Pourquoi ne parles-tu pas?… Est-ce que je te fais peur?… Es-tu content d'être venu?… Es-tu content que je te caresse, chère petite canaille adorée?… Oh! tes beaux yeux fatigués!… C'est la fièvre… et c'est moi aussi, dis?… Dis que c'est moi?… Veux-tu boire du thé?… Veux-tu encore une pastille d'hamamélis?…

—Je voudrais n'être plus ici!… Je voudrais dormir!…

—Dormir!… Que tu es étrange!… Oh! tu vas voir, tout à l'heure, comme c'est beau!… comme c'est terrible!… Et quels extraordinaires… quels inconnus… quels merveilleux désirs cela vous fait entrer dans la chair!… Nous reviendrons par le fleuve, dans mon sampang… Et nous passerons la nuit dans un bateau de fleurs… Tu veux, pas?…

Elle me donna sur les mains quelques légers coups d'éventail:

—Mais tu ne m'écoutes pas?… Pourquoi ne m'écoutes-tu pas?… Tu es pâle et tu es triste… Et, en vérité, tu ne m'écoutes pas du tout…

Elle se pelotonna contre moi, tout contre moi, onduleuse et câline:

—Tu ne m'écoutes pas, vilain, reprit-elle… Et tu ne me caresses même pas!… caresse-moi donc, chéri!… Tâte comme mes seins sont froids et durs…

Et, d'une voix plus sourde, son regard dardant sur moi des flammes vertes, voluptueuse et cruelle, elle parla ainsi:

—Tiens!… il y a huit jours… j'ai vu une chose extraordinaire… Oh! cher amour, j'ai vu fouetter un homme, parce qu'il avait volé un poisson… Le juge avait déclaré simplement ceci: «Il ne faut pas toujours dire d'un homme qui porte un poisson à la main: c'est un pêcheur!» Et il avait condamné l'homme à mourir, sous les verges de fer… Pour un poisson, chéri!… Cela se passa dans le jardin des supplices… L'homme était, figure-toi, agenouillé sur la terre, et sa tête reposait sur une espèce de billot… un billot tout noir de sang ancien… L'homme avait le dos et les reins nus… un dos et des reins comme du vieil or!… J'arrivai juste au moment où un soldat, ayant empoigné sa natte qu'il avait très longue, la nouait à un anneau scellé à une dalle de pierre, dans le sol… Près du patient, un autre soldat faisait rougir, au feu d'une forge, une petite… une toute petite badine de fer… Et voici… Écoute-moi bien!… M'écoutes-tu?… Quand la badine était rouge, le soldat fouettait l'homme à tour de bras, sur les reins… La badine faisait: chuitt! dans l'air… et elle pénétrait, très avant, dans les muscles qui grésillaient et d'où s'élevait une petite vapeur roussâtre… comprends-tu?… Alors, le soldat laissait refroidir la badine dans les chairs qui se boursouflaient et se refermaient… puis, lorsqu'elle était froide, il l'arrachait violemment, d'un seul coup… avec de menus lambeaux saignants… Et l'homme poussait d'affreux cris de douleur… Puis le soldat recommençait… Il recommença quinze fois!… Et à moi, aussi, chère petite âme, il me semblait que la badine entrait, à chaque coup, dans mes reins… C'était atroce et très doux!

Comme je me taisais:

—C'était atroce et très doux, répéta-t-elle… Et si tu savais comme il était beau, cet homme… comme il était fort!… Des muscles pareils à ceux des statues… Embrasse-moi, cher amour… embrasse-moi donc!

Les prunelles de Clara s'étaient révulsées. Entre ses paupières mi-closes, je ne voyais plus que le blanc de ses yeux… Elle dit encore:

—Il ne bougeait pas… Cela faisait sur son dos comme des petites vagues… Oh! tes lèvres!…

Après quelques secondes de silence, elle reprit:

—L'année dernière, avec Annie, j'ai vu quelque chose de bien plus étonnant… J'ai vu un homme qui avait violé sa mère et l'avait ensuite éventrée d'un coup de couteau. Il paraît, du reste, qu'il était fou… Il fut condamné au supplice de la caresse… Oui, mon chéri… Est-ce admirable?… On ne permet pas aux étrangers d'assister à ce supplice qui, d'ailleurs, est très rare aujourd'hui… Mais nous avions donné de l'argent au gardien qui nous dissimula, derrière un paravent… Annie et moi, nous avons tout vu… Le fou—il n'avait pas l'air fou—était étendu sur une table très basse, les membres et le corps liés par de solides cordes… la bouche bâillonnée… de façon à ce qu'il ne pût faire un mouvement, ni pousser un cri… Une femme, pas belle, pas jeune, au masque grave, entièrement vêtue de noir, le bras nu cerclé d'un large anneau d'or, vint s'agenouiller auprès du fou… Elle empoigna sa verge… et elle officia… Oh! chéri!… chéri!… Si tu avais vu!… Cela dura quatre heures… quatre heures, pense!… quatre heures de caresses effroyables et savantes, pendant lesquelles la main de la femme ne se ralentit pas une minute, pendant lesquelles son visage demeura froid et morne!… Le patient expira dans un jet de sang qui éclaboussa toute la face de la tourmenteuse… Jamais je n'ai rien vu de si atroce, et ce fut si atroce, mon chéri, qu'Annie et moi nous nous évanouîmes… Je pense toujours à cela!…

Avec un air de regret, elle ajouta:

—Cette femme avait, à l'un de ses doigts, un gros rubis qui, durant le supplice, allait et venait dans le soleil, comme une petite flamme rouge et dansante… Annie l'acheta… Je ne sais ce qu'il est devenu… Je voudrais bien l'avoir.

Clara se tut, l'esprit sans doute retourné aux impures et sanglantes images de cet abominable souvenir…


Quelques minutes après, il se fit dans les tentes et parmi la foule une rumeur. À travers mes paupières alourdies et qui, malgré moi, s'étaient presque fermées, à l'horreur de ce récit, je vis des robes et des robes, et des ombrelles, et des éventails, et des visages heureux, et des visages maudits danser, tourbillonner, se précipiter… C'était comme une poussée de fleurs immenses, comme un tournoiement d'oiseaux féeriques…

—Les portes, cher petit cœur… s'écria Clara… les portes qu'on ouvre!… Viens… viens vite!… Et ne sois plus triste, ah! je t'en supplie!… Pense à toutes les belles choses que tu vas voir et que je t'ai dites!…

Je me soulevai… Et, me saisissant le bras, elle m'entraîna, avec elle, je ne sais où…

IV

La porte du bagne s'ouvrait sur un large couloir obscur. Du fond de ce couloir, mais de plus loin que le couloir, nous arrivaient assourdis, ouatés par la distance, des sons de cloche. Et les ayant entendus, Clara heureuse, battit des mains.

—Oh! cher amour!… La cloche!… La cloche!… Nous avons de la chance… Ne sois plus triste… ne sois plus malade, je t'en prie!…

On se pressait si furieusement, à l'entrée du bagne, que les agents de police avaient peine à mettre un peu d'ordre dans le tumulte. Caquetages, cris, étouffements, froissements d'étoffes, heurts d'ombrelles et d'éventails, ce fut dans cette mêlée que Clara se jeta résolument, plus exaltée d'avoir entendu cette cloche, dont je ne songeai pas à lui demander pourquoi elle sonnait ainsi et ce que signifiaient ses petits glas sourds, ses petits glas lointains, qui lui causaient tant de plaisir!…

—La cloche!… la cloche!… la cloche!… Viens!…

Mais nous n'avancions pas, malgré l'effort des boys, porteurs de paniers, qui, à grands coups de coude, tentaient de frayer un passage à leurs maîtresses. De longs portefaix, au masque grimaçant, affreusement maigres, la poitrine à nu et couturée sous leurs loques, tendaient en l'air, au-dessus des têtes, des corbeilles pleines de viande, où le soleil accélérait la décomposition et faisait éclore tout un fourmillement de vies larvaires. Spectres de crime et de famine, images de cauchemar et de tueries, démons ressuscités des plus lointaines, des plus terrifiantes légendes de la Chine, j'en voyais, près de moi, dont un rire déchiquetait en scie la bouche aux dents laquées de bétel et se prolongeait jusqu'à la pointe de la barbiche, en torsions sinistres. D'autres s'injuriaient et se tiraient par la natte, cruellement; d'autres, avec des glissements de fauves, s'insinuaient dans la forêt humaine, fouillaient les poches, coupaient les bourses, happaient les bijoux et ils disparaissaient, emportant leur butin.

—La cloche!… la cloche!… répétait Clara.

—Mais quelle cloche?…

—Tu verras… C'est une surprise!…

Et les odeurs soulevées par la foule—odeurs de cabinets de toilette et d'abattoir mêlées, puanteurs des charognes et parfums des chairs vivantes m'affadissaient le cœur, me glaçaient la moelle. C'était en moi la même impression d'engourdissement léthargique que tant de fois j'avais ressentie dans les forêts de l'Annam, le soir, alors que les miasmes quittent les terreaux profonds et embusquent la mort derrière chaque fleur, derrière chaque feuille, derrière chaque brin d'herbe. En même temps, pressé, bousculé de tous les côtés, et la respiration me manquant presque, j'allais enfin défaillir.

—Clara!… Clara!… appelai-je.

Elle me fit respirer des sels, dont la puissance cordiale me ranima un peu. Elle était, elle, libre, très joyeuse au milieu de cette foule dont elle humait les odeurs, dont elle subissait les plus répugnantes étreintes avec une sorte de volupté pâmée. Elle tendait son corps—tout son corps svelte et vibrant—aux brutalités, aux coups, aux déchirements. Sa peau, si blanche, se colorait de rose ardent; ses yeux avaient un éclat noyé de joie sexuelle; ses lèvres se gonflaient, tels de durs bourgeons prêts à fleurir… Elle me dit encore, avec une sorte de pitié railleuse:

—Ah! petite femme… petite femme… petite femme!… Vous ne serez jamais qu'une petite femme de rien du tout!…

Au sortir de l'éblouissante, de l'aveuglante lumière du soleil, le couloir où, enfin, nous parvînmes, me sembla, tout d'abord, plein de ténèbres. Puis, les ténèbres peu à peu s'effaçant, je pus me rendre compte du lieu où je me trouvais.

Le couloir était vaste, éclairé d'en haut par un vitrage qui ne laissait passer à travers l'opacité du verre qu'une lumière atténuée de velarium. Une sensation de fraîcheur humide, presque de froid m'enveloppa tout entier, comme d'une caresse de source. Les murs suintaient, ainsi que des parois de grottes souterraines. Sous mes pieds brûlés par les cailloux de la plaine, le sable, dont les dalles du couloir étaient semées, avait la douceur molle des dunes, près de la mer… J'aspirai l'air largement, à pleins poumons. Clara me dit:

—Tu vois comme on est gentil pour les forçats, ici… Du moins, ils sont au frais.

—Mais où sont-ils?… demandai-je… À droite et à gauche, je ne vois que des murs!

Clara sourit.

—Comme tu es curieux!… Te voilà maintenant plus impatient que moi!… Attends… attends un peu!…. Tout à l'heure, mon chéri… Tiens!…

Elle s'était arrêtée et me désignait un point vague du couloir, l'œil plus brillant, les narines battantes, l'oreille tendue aux bruits, comme une chevrette aux écoutes dans la forêt.

—Entends-tu?… Ce sont eux!… Entends-tu?…

Alors, par-delà les rumeurs de la foule qui envahissait le couloir, par-delà les voix bourdonnantes, je perçus des cris, des plaintes sourdes, des traînements de chaînes, des respirations haletantes comme des forges, d'étranges et prolongés rauquements de fauves. Cela semblait venir des profondeurs de la muraille, de dessous la terre… des abîmes mêmes de la mort… on ne savait d'où…

—Entends-tu?… reprit Clara. Ce sont eux… tu vas les voir tout de suite… avançons! Prends mon bras… Regarde bien… Ce sont eux!… Ce sont eux!…

Nous nous remîmes à marcher, suivis du boy attentif aux gestes de sa maîtresse. Et l'affreuse odeur de cadavre nous accompagnait aussi, ne nous lâchait plus, augmentée d'autres odeurs dont l'âcreté ammoniacale nous piquait les yeux et la gorge.

La cloche sonnait toujours, là-bas… là-bas… lente et douce, étouffée, pareille à la plainte d'un agonisant. Clara répéta pour la troisième fois:

—Oh! cette cloche!… Il meurt… il meurt, mon chéri… nous le verrons peut-être!

Tout à coup, je sentis ses doigts m'entrer nerveusement dans la peau.

—Mon chéri!… mon chéri!… À ta droite!… Quelle horreur!…

Vivement, je tournai la tête… L'infernal défilé commençait.

À droite, c'étaient, dans le mur, de vastes cellules, ou plutôt de vastes cages fermées par des barreaux et séparées l'une de l'autre par d'épaisses cloisons de pierre. Les dix premières étaient occupées, chacune, par dix condamnés; et, toutes les dix, elles répétaient le même spectacle. Le col serré dans un carcan si large qu'il était impossible de voir les corps, on eût dit d'effrayantes, de vivantes têtes de décapités posées sur des tables. Accroupis parmi leurs ordures, les mains et les pieds enchaînés, ils ne pouvaient s'étendre, ni se coucher, ni jamais se reposer. Le moindre mouvement, en déplaçant le carcan autour de leur gorge à vif et de leur nuque saignante, leur faisait pousser des hurlements de souffrance, auxquels se mêlaient d'atroces insultes pour nous et des supplications aux dieux, tour à tour.

J'étais muet d'épouvante.

Légère, avec de jolis frissons et d'exquis gestes, Clara piqua dans le panier du boy quelques menus morceaux de viande qu'elle lança gracieusement à travers les barreaux dans la cage. Les dix têtes, simultanément, oscillèrent sur les carcans balancés; simultanément les vingt prunelles, exorbitées, jetèrent sur la viande des regards rouges, des regards de terreur et de faim… Puis, un même cri de douleur sortit des dix bouches tordues… Et conscients de leur impuissance, les condamnés ne bougèrent plus. Ils restèrent la tête légèrement inclinée et comme prête à rouler sur la déclivité du carcan, les traits de leur face décharnée et blême convulsés dans une grimace rigide, dans une sorte d'immobile ricanement.

—Ils ne peuvent pas manger, expliqua Clara… Ils ne peuvent pas atteindre la viande… Dame!… avec ces machines-là, ça se comprend… Au fond, ça n'est pas très neuf… C'est le supplice de Tantale, décuplé par l'horreur de l'imagination chinoise… Hein?… crois-tu, tout de même, qu'il y a des gens malheureux?…

Elle lança encore, à travers les barreaux, un menu morceau de charogne qui, tombant sur le coin d'un des carcans, lui imprima un léger mouvement d'oscillation… De sourds grognements répondirent à ce geste: une haine plus féroce et plus désespérée s'alluma, en même temps, dans les vingt prunelles… Instinctivement, Clara recula:

—Tu vois… poursuivit-elle sur un ton moins assuré… ça les amuse que je leur donne de la viande… ça leur fait passer un petit moment à ces pauvres diables… ça leur procure un peu d'illusion… Avançons… avançons!

Nous passâmes lentement devant les dix cages. Des femmes arrêtées poussaient des cris ou riaient aux éclats, ou bien se livraient à des mimiques passionnées. Je vis une Russe, très blonde, au regard blanc et froid, tendre aux suppliciés, du bout de son ombrelle, un ignoble débris verdâtre qu'elle avançait et retirait tour à tour. Et rétractant leurs lèvres, découvrant leurs crocs comme des chiens furieux, avec des expressions d'affamement qui n'avaient plus rien d'humain, ils essayaient de happer la nourriture qui, toujours, fuyait de leurs bouches, gluantes de bave. Des curieuses suivaient toutes les péripéties de ce jeu cruel, d'un air attentif et réjoui.

—Quelles grues! fit Clara, sérieusement indignée… Vraiment, il y a des femmes qui ne respectent rien. C'est honteux!…

Je demandai:

—Quels crimes ces êtres ont-ils donc commis, pour de telles tortures?

Elle répondit, distraitement:

—Je ne sais pas, moi… Aucun, peut-être, ou peu de chose, sans doute… De menus vols chez des marchands, je suppose… D'ailleurs, ce ne sont que des gens du peuple… des rôdeurs du port… des vagabonds… des pauvres!… Ils ne m'intéressent pas beaucoup… Mais il y en a d'autres… Tu vas voir mon poète, tout à l'heure… Oui, j'ai un préféré ici… et justement il est poète!… Comme c'est drôle, pas?… Ah! mais, c'est un grand poète, tu sais!… Il a fait une satire admirable contre un prince qui avait volé le trésor… Et il déteste les Anglais… Il y a deux ans, un soir, on l'avait amené chez moi… Il chantait des choses délicieuses… Mais c'est dans la satire surtout qu'il était merveilleux… Tu vas le voir. C'est le plus beau… À moins qu'il ne soit mort déjà!… Dame! avec ce régime, il n'y aurait rien d'étonnant… Ce qui me fait de la peine, surtout, c'est qu'il ne me reconnaît plus… Je lui parle… je lui chante ses poèmes… Et il ne les reconnaît pas non plus… C'est horrible, vraiment, pas?… Bah! c'est drôle aussi, après tout…

Elle essayait d'être gaie… Mais sa gaieté sonnait faux… son visage était grave… Ses narines battaient plus vite… Elle s'appuyait à mon bras, plus lourdement, et je sentais courir des frissons tout le long de son corps…

Je remarquai alors que, dans le mur de gauche, en face de chaque cellule, étaient creusées des niches profondes. Ces niches contenaient des bois peints et sculptés qui représentaient, avec cet effroyable réalisme particulier à l'art de l'Extrême-Orient, tous les genres de torture en usage dans la Chine: scènes de décollation, de strangulation, d'écorchement et de dépècement des chairs…, imaginations démoniaques et mathématiques, qui poussent, jusqu'à un raffinement inconnu de nos cruautés occidentales, pourtant si inventives, la science du supplice. Musée de l'épouvante et du désespoir, où rien n'avait été oublié de la férocité humaine et qui, sans cesse, à toutes les minutes du jour, rappelait par des images précises, aux forçats, la mort savante à laquelle les destinaient leurs bourreaux.

—Ne regarde pas ça!… me dit Clara avec une moue de mépris. Ça n'est que des bois peints, mon amour… Regarde par ici, où c'est vrai… Tiens!… Justement, le voilà, mon poète!…

Et, brusquement, elle s'arrêta devant la cage.

Pâle, décharnée, sabrée de rictus squelettaires, les pommettes crevant la peau mangée de gangrène, la mâchoire à nu sous le retroussis tumescent des lèvres, une face était collée contre les barreaux, où deux mains longues, osseuses, et pareilles à des pattes sèches d'oiseau, s'agrippaient. Cette face, de laquelle toute trace d'humanité avait pour jamais disparu, ces yeux sanglants, et ces mains, devenues des griffes galeuses, me firent peur… Je me rejetai en arrière d'un mouvement instinctif, pour ne point sentir sur ma peau le souffle empesté de cette bouche, pour éviter la blessure de ces griffes… Mais Clara me ramena, vivement, devant la cage. Au fond de la cage, dans une ombre de terreur, cinq êtres vivants, qui avaient été autrefois des hommes, marchaient, marchaient, tournaient, tournaient, le torse nu, le crâne noir de meurtrissures sanguinolentes. Haletant, aboyant, hurlant, ils tentaient vainement d'ébranler, par de rudes poussées, la pierre solide de la cloison… Puis, ils recommençaient à marcher et à tourner, avec des souplesses de fauves et des obscénités de singes… Un large volet transversal cachait le bas de leurs corps et, du plancher invisible de la cellule, montait une odeur suffocante et mortelle.

—Bonjour, poète!… dit Clara, s'adressant à la Face… Je suis gentille, pas? Je suis venue te voir encore une fois, pauvre cher homme!… Me reconnais-tu aujourd'hui?… Non?… Pourquoi ne me reconnais-tu pas?… Je suis belle, pourtant, et je t'ai aimé tout un soir!…

La Face ne bougea pas. Ses yeux ne quittaient point la corbeille de viande que portait le boy… Et de sa gorge sortait un bruit rauque d'animal.

—Tu as faim?… poursuivit Clara… Je te donnerai à manger… Pour toi, j'ai choisi les meilleurs morceaux du marché… Mais auparavant, veux-tu que je récite ton poème: Les trois amies?… Veux-tu?… Cela te fera plaisir de l'entendre.

Et elle récita.

Chargement de la publicité...