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Le jardin des supplices

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J'ai trois amies.
La première a l'esprit mobile comme une feuille de bambou.
Son humeur légère et folâtre est pareille à la fleur plumeuse de l'eulalie.
Son œil ressemble au lotus.
Et sa gorge est aussi ferme que le cédrat.
Ses cheveux, tressés en une seule natte, retombent sur ses épaules d'or, ainsi que de noirs serpents.
Sa voix a la douceur du miel des montagnes.
Ses hanches sont minces et flexibles.
Ses cuisses ont la rondeur de la tige lisse du bananier.
Sa démarche est celle du jeune éléphant en gaîté.
Elle aime le plaisir, sait le faire naître, et le varier!…
J'ai trois amies.

Clara s'interrompit:

—Tu ne te souviens pas? demanda-t-elle… Est-ce donc que tu n'aimes plus ma voix?

La Face n'avait pas bougé… Elle semblait ne pas entendre. Ses regards dévoraient toujours l'horrible corbeille, et sa langue claquait dans la bouche, mouillée de salive.

—Allons, fit Clara… Écoute encore!… Et tu mangeras, puisque tu as si faim!

Et elle reprit d'une voix lente et rythmée:

J'ai trois amies.
La seconde a une abondante chevelure qui brille et se déroule en longues guirlandes de soie.
Son regard troublerait le Dieu d'amour
Et ferait rougir les bergeronnettes.
Le corps de cette femme gracieuse serpente comme une liane d'or,
Ses pendants d'oreilles sont chargés de pierreries,
Comme est ornée de givre, par un matin de gelée et de soleil, une fleur.
Ses vêtements sont des jardins d'été
Et des temples, un jour de fête.
Et ses seins, durs et rebondis, luisent ainsi qu'une couple de vases d'or, remplis de liqueurs enivrantes et de grisants parfums.
J'ai trois amies.

—Ouah! ouah! aboya la Face, tandis que, dans la cage, marchant, marchant, tournant, tournant, les cinq autres condamnés répétaient le sinistre aboiement.

Clara continua:

J'ai trois amies.
Les cheveux de la troisième sont nattés et roulés sur sa tête.
Et jamais ils n'ont connu la douceur des huiles parfumées.
Sa face qui exprime la passion est difforme.
Son corps est pareil à celui d'un porc.
On la dirait toujours en colère.
Toujours elle gronde et grogne.
Ses seins et son ventre exhalent l'odeur du poisson.
Elle est malpropre en toute sa personne.
Elle mange de tout et boit à l'excès.
Ses yeux ternes sont toujours chassieux.
Et son lit est plus répugnant que le nid de la huppe.
Et c'est celle-là que j'aime.
Et celle-là je l'aime parce qu'il y a quelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté: c'est la pourriture.
La pourriture en qui réside la chaleur éternelle de la vie.
En qui s'élabore l'éternel renouvellement des métamorphoses!
J'ai trois amies…

Le poème était terminé. Clara se tut.

Les yeux avidement fixés sur la corbeille, la Face n'avait pas cessé d'aboyer durant la récitation de la dernière strophe.

Alors, s'adressant à moi, tristement, Clara dit:

—Tu vois… Il ne se souvient plus de rien!… Il a perdu la mémoire de ses vers, comme de mon visage… Et cette bouche que j'ai baisée ne connaît plus la parole des hommes!… Est-ce inouï, vraiment!

Elle choisit parmi la viande du panier le meilleur, le plus gros morceau et, le buste joliment cambré, elle le tendit, du bout de sa fourche, à la Face décharnée dont les yeux luirent comme deux petites braises.

—Mange, pauvre poète! dit-elle. Mange, va!

Avec des mouvements de bête affamée, le poète saisit dans ses griffes l'horrible morceau puant et le porta à sa mâchoire où je le vis, un instant, qui pendait, pareil à une ordure de la rue, entre les crocs d'un chien… Mais aussitôt, dans la cage ébranlée, il y eut des rugissements, des bondissements. Ce ne furent plus que des torses nus, mêlés, soudés l'un à l'autre, étreints par de longs bras maigres, déchirés par des mâchoires; et des griffes… et des faces tordues s'arrachant la viande!… Et je ne vis plus rien… Et j'entendis les bruits de luttes, au fond de la cage, des poitrines haletantes et sifflantes, des souffles rauques, des chutes de corps, des piétinements de chair, des craquements d'os, des chocs mous de tuerie… des râles!… De temps en temps, au-dessus du volet, une face apparaissait, la proie aux dents, et disparaissait… Des abois encore… des râles toujours… et presque le silence… puis rien!…

Clara s'était collée contre moi, toute frémissante.

—Ah! mon chéri!… mon chéri!…

Je lui criai:

—Jette-leur donc toute la viande… Tu vois bien qu'ils se tuent!

Elle m'étreignait, m'enlaçait.

—Embrasse-moi. Caresse-moi… C'est horrible!… c'est trop horrible!…

Et, se haussant jusqu'à mes lèvres, elle me dit, dans un baiser féroce:

—On n'entend plus rien… Ils sont morts!… Crois-tu donc qu'ils soient tous morts?…

Quand nous relevâmes les yeux vers la cage, une Face pâle, décharnée et toute sanglante était collée derrière les barreaux et nous regardait fixement, presque orgueilleusement… Un lambeau de viande coulait de ses lèvres, parmi des filaments de bave pourprée. Sa poitrine haletait.

Clara applaudit, et sa voix tremblait encore.

—C'est lui!… C'est mon poète!… C'est le plus fort!…

Elle lui jeta toute la viande du panier, et, la gorge serrée:

—J'étouffe un peu, dit-elle… Et toi aussi, tu es tout pâle, mon amour… Allons respirer un peu d'air au Jardin des supplices…

De légères gouttes de sueur perlaient à son front. Elle les essuya, et, se tournant vers le poète, elle dit, en accompagnant ses paroles d'un menu geste de sa main dégantée:

—Je suis contente que tu aies été le plus fort, aujourd'hui!… Mange!… mange!… Je reviendrai te voir… Adieu.

Elle congédia le boy, devenu inutile. Nous suivîmes le milieu du couloir d'un pas pressé, malgré l'encombrement de la foule, évitant de regarder à droite et à gauche.

La cloche sonnait toujours… Mais ses vibrations diminuaient, diminuaient jusqu'à n'être plus qu'un souffle de brise, une toute petite plainte d'enfant, étouffée, derrière un rideau.

—Pourquoi cette cloche?… D'où vient cette cloche?… questionnai-je.

—Comment?… Tu ne sais pas?… Mais c'est la cloche du Jardin des supplices!… Figure-toi… On ligote un patient… et on le dépose sous la cloche… Et l'on sonne à toute volée, jusqu'à ce que les vibrations l'aient tué!… Et quand vient la mort, on sonne doucement, doucement, pour qu'elle ne vienne pas trop vite, comme là-bas!… Entends-tu?…

J'allais parler, mais Clara me ferma la bouche, avec son éventail déployé:

—Non… tais-toi!… ne dis rien!… Et écoute, mon amour!… Et pense à l'effroyable mort que ce doit être, ces vibrations sous la cloche… Et viens avec moi… Et ne dis plus rien, ne dis plus rien…

Quand nous sortîmes du couloir, la cloche n'était plus qu'un chant d'insecte… un bruissement d'ailes, à peine perceptible, dans le lointain.

V

Le Jardin des supplices occupe au centre de la Prison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs dont on ne voit plus la pierre, que couvre un épais revêtement d'arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. Il fut créé vers le milieu du siècle dernier par Li-Pé-Hang, surintendant des jardins impériaux, le plus savant botaniste qu'ait eu la Chine. On peut consulter, dans les collections du Musée Guimet, maints ouvrages qui consacrent sa gloire et de très curieuses estampes où sont relatés ses plus illustres travaux. Les admirables jardins de Kiew—les seuls qui nous contentent en Europe—lui doivent beaucoup, au point de vue technique, et aussi au point de vue de l'ornementation florale et de l'architecture paysagiste. Mais ils sont loin encore de la beauté pure des modèles chinois. Selon les dires de Clara, il leur manque cette attraction de haut goût qu'on y ait mêlé les supplices à l'horticulture, le sang aux fleurs.

Le sol, de sable et de cailloux, comme toute cette plaine stérile, fut défoncé profondément et refait avec de la terre vierge, apportée, à grands frais, de l'autre rive du fleuve. On conte que plus de trente mille coolies périrent de la fièvre dans les terrassements gigantesques qui durèrent vingt-deux années. Il s'en faut que ces hécatombes aient été inutiles. Mélangés au sol, comme un fumier—car on les enfouissait sur place—, les morts l'engraissèrent de leurs décompositions lentes, et pourtant, nulle part, même au cœur des plus fantastiques forêts tropicales, il n'existait une terre plus riche en humus naturel. Son extraordinaire force de végétation, loin qu'elle se soit épuisée à la longue, s'active encore aujourd'hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoirs spéciaux, forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend plus vigoureuses et plus belles. Des dérivations de la rivière, ingénieusement distribuées à travers le jardin, y entretiennent, selon le besoin des cultures, une fraîcheur humide, permanente, en même temps qu'elles servent à remplir des bassins et des canaux, dont l'eau se renouvelle sans cesse, et où l'on conserve des formes zoologiques presque disparues, entre autres le fameux poisson à six bosses, chanté par Yu-Sin et par notre compatriote, le poète Robert de Montesquiou.

Les Chinois sont des jardiniers incomparables, bien supérieurs à nos grossiers horticulteurs qui ne pensent qu'à détruire la beauté des plantes par d'irrespectueuses pratiques et de criminelles hybridations. Ceux-là sont de véritables malfaiteurs et je ne puis concevoir qu'on n'ait pas encore, au nom de la vie universelle, édicté des lois pénales très sévères contre eux. Il me serait même agréable qu'on les guillotinât sans pitié, de préférence à ces pâles assassins dont le «selectionnisme» social est plutôt louable et généreux, puisque, la plupart du temps, il ne vise que des vieilles femmes très laides, et de très ignobles bourgeois, lesquels sont un outrage perpétuel à la vie. Outre qu'ils ont poussé l'infamie jusqu'à déformer la grâce émouvante et si jolie des fleurs simples, nos jardiniers ont osé cette plaisanterie dégradante de donner à la fragilité des roses, au rayonnement stellaire des clématites, à la gloire firmamentale des delphiniums, au mystère héraldique des iris, à la pudeur des violettes, des noms de vieux généraux et de politiciens déshonorés. Il n'est point rare de rencontrer dans nos parterres un iris, par exemple, baptisé: Le général Archinard!… Il est des narcisses—des narcisses!—qui se dénomment grotesquement: Le Triomphe du Président Félix Faure; des roses trémières qui, sans protester, acceptent l'appellation ridicule de: Deuil de Monsieur Thiers; des violettes, de timides, frileuses et exquises violettes à qui les noms du général Skobeleff et de l'amiral Avellan n'ont pas semblé d'injurieux sobriquets!… Les fleurs, toute beauté, toute lumière et toute joie… toute caresse aussi, évoquant les moustaches grognonnes et les lourdes basanes d'un soldat, ou bien le toupet parlementaire d'un ministre!… Les fleurs affichant des opinions politiques, servant à diffuser les propagandes électorales!… À quelles aberrations, à quelles déchéances intellectuelles peuvent bien correspondre de pareils blasphèmes, et de tels attentats à la divinité des choses? S'il était possible qu'un être assez dénué d'âme éprouvât de la haine pour les fleurs, les jardiniers européens et, en particulier, les jardiniers français, eussent justifié ce paradoxe, inconcevablement sacrilège!…

Parfaits artistes et poètes ingénus, les Chinois ont pieusement conservé l'amour et le culte dévot des fleurs: l'une des très rares, des plus lointaines traditions qui aient survécu à leur décadence. Et, comme il faut bien distinguer les fleurs l'une de l'autre, ils leur ont attribué des analogies gracieuses, des images de rêve, des noms de pureté ou de volupté qui perpétuent et harmonisent dans notre esprit les sensations de charme doux ou de violente ivresse qu'elles nous apportent… C'est ainsi que telles pivoines, leurs fleurs préférées, les Chinois les saluent, selon leur forme et leur couleur, de ces noms délicieux, qui sont, chacun, tout un poème et tout un roman: La jeune fille qui offre ses seins, ou: L'eau qui dort sous la lune, ou: Le Soleil dans la forêt, ou: Le premier désir de la Vierge couchée, ou Ma robe n'est plus toute blanche parce qu'en la déchirant le Fils du Ciel y a laissé un peu de sang rose; ou bien encore, celle-ci: J'ai joui de mon ami dans le jardin.

Et Clara, qui me contait ces choses gentilles, s'écriait, indignée, en frappant le sol de ses petits pieds, chaussés de peau jaune:

—Et on les traite de magots, de sauvages, ces divins poètes qui appellent leurs fleurs: J'ai joui de mon ami dans le jardin!…


Les Chinois ont raison d'être fiers du Jardin des Supplices, le plus complètement beau, peut-être, de toute la Chine, où, pourtant, il en est de merveilleux. Là, sont réunies les essences les plus rares de leur flore, les plus délicates, comme les plus robustes, celles qui viennent des névés de la montagne, celles qui croissent dans l'ardente fournaise des plaines, celles aussi, mystérieuses et farouches, qui se dissimulent au plus impénétrable des forêts et auxquelles les superstitions populaires prêtent des âmes de génies malfaisants. Depuis le palétuvier jusqu'à l'azalée saxatile, la violette cornue et biflore jusqu'au népenthès distillatoire, l'hibiscus volubile jusqu'à l'hélianthe stolonifère, depuis l'androsace, invisible dans sa fissure de roc, jusqu'aux lianes les plus follement enlaçantes, chaque espèce est représentée par des spécimens nombreux qui, gorgés de nourritures organiques et traités selon les rites par de savants jardiniers, prennent des développements anormaux, des colorations dont nous avons peine, sous nos climats moroses et dans nos jardins sans génie, à imaginer la prodigieuse intensité.


Un vaste bassin que traverse l'arc d'un pont de bois, peint en vert vif, marque le milieu du jardin au creux d'un vallonnement où aboutissent quantité d'allées sinueuses et de sentes fleuries d'un dessin souple et d'une harmonieuse ondulation. Des nymphéas, des nélumbiums animent l'eau de leurs feuilles processionnelles et de leurs corolles errantes jaunes, mauves, blanches, roses, pourprées; des touffes d'iris dressent leurs hampes fines, au haut desquelles semblent percher d'étranges oiseaux symboliques, des butomes panachés, des cypérus, pareils à des chevelures, des luzules géantes, mêlent leurs feuillages disparates aux inflorescences phalliformes et vulvoïdes des plus stupéfiantes aroïdées. Par une combinaison géniale, sur les bords du bassin, entre les scolopendres godronnés, les trolles et les inules, des glycines artistement taillées s'élèvent et se penchent, en voûte, au-dessus de l'eau qui reflète le bleu de leurs grappes retombantes et balancées. Et des grues, en manteau gris perle, aux aigrettes soyeuses, aux caroncules écarlates, des hérons blancs, des cigognes blanches à nuque bleue de la Mandchourie, promènent parmi l'herbe haute leur grâce indolente et leur majesté sacerdotale.

Ici et là, sur des éminences de terre et de rocs rouges tapissés de fougères naines, d'androsaces, de saxifrages et d'arbustes rampants, de sveltes et gracieux kiosques lancent, au-dessus des bambous et des cedrèles, le cône pointu de leurs toits ramagés d'or et les délicates nervures de leurs charpentes dont les extrémités s'incurvent et se retroussent dans un mouvement hardi. Le long des pentes, les espèces pullulent; épimèdes issant d'entre les pierres, avec leurs fleurs graciles, remuantes et voletantes comme des insectes; hémérocalles orangés offrant aux sphinx leur calice d'un jour, œnothères blancs, leur coupe d'une heure; opuntias charnus, éomecons, morées, et des nappes, des coulées, des ruissellements de primevères, ces primevères de la Chine, si abondamment polymorphes et dont nous n'avons, dans nos serres, que des images appauvries; et tant de formes charmantes et bizarres, et tant de couleurs fondues!… Et tout autour des kiosques, entre des fuites de pelouses, dans des perspectives frissonnantes, c'est comme une pluie rose, mauve, blanche, un fourmillement nuancé, une palpitation nacrée, carnée, lactée, et si tendre et si changeante qu'il est impossible d'en rendre avec des mots la douceur infinie, la poésie inexprimablement édénique.


Comment avions-nous été transportés là?… Je n'en savais rien… Sous la poussée de Clara, une porte, soudain, s'était ouverte dans le mur du sombre couloir. Et, soudain, comme sous la baguette d'une fée, ç'avait été en moi une irruption de clarté céleste et devant moi des horizons, des horizons!

Je regardais, ébloui; ébloui de la lumière plus douce, du ciel plus clément, ébloui même des grandes ombres bleues que les arbres, mollement, allongeaient sur l'herbe, ainsi que de paresseux tapis; ébloui de la féerie mouvante des fleurs, des planches de pivoines que de légers abris de roseaux préservaient de l'ardeur mortelle du soleil… Non loin de nous, sur l'une de ces pelouses, un appareil d'arrosage pulvérisait de l'eau dans laquelle se jouaient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, à travers laquelle les gazons et les fleurs prenaient des translucidités de pierres précieuses.

Je regardais avidement, sans jamais me lasser. Et je ne voyais alors aucun de ces détails que je recomposai plus tard; je ne voyais qu'un ensemble de mystères et de beautés dont je ne cherchais pas à m'expliquer la brusque et consolante apparition. Je ne me demandais même pas, non plus, si c'était de la réalité qui m'entourait ou bien du rêve… Je ne me demandais rien… je ne pensais à rien… je ne disais rien… Clara parlait, parlait… Sans doute, elle me racontait encore des histoires et des histoires… Je ne l'écoutais pas, et je ne la sentais pas, non plus, près de moi. En ce moment, sa présence, près de moi, m'était si lointaine! Si lointaine aussi sa voix…, et tellement inconnue!…

Enfin, peu à peu, je repris possession de moi-même, de mes souvenirs, de la réalité des choses, et je compris pourquoi et comment j'étais là…

Au sortir de l'enfer, encore tout blême de la terreur de ces faces de damnés, les narines encore toutes remplies de cette odeur de pourriture et de mort, les oreilles vibrant encore aux hurlements de la torture, le spectacle de ce jardin me fut une détente subite: après avoir été comme une exaltation inconsciente, comme une irréelle ascension de tout mon être vers les éblouissements d'un pays de rêve… Avec délices, j'aspirai, à pleines gorgées, l'air nouveau que tant de fins et mols aromes imprégnaient… C'était l'indicible joie du réveil, après l'oppressant cauchemar… Je savourai cette ineffable impression de délivrance de quelqu'un, enterré vivant dans un épouvantable ossuaire, et qui vient d'en soulever la pierre et de renaître, au soleil, avec sa chair intacte, ses organes libres, son âme toute neuve…

Un banc, fait de troncs de bambous, se trouvait là, près de moi, à l'ombre d'un immense frêne dont les feuilles pourpres, étincelant dans la lumière, donnaient l'illusion d'un dôme de rubis… Je m'y assis, ou plutôt, je m'y laissai tomber, car la joie de toute cette vie splendide me faisait presque défaillir, maintenant, d'une volupté ignorée.

Et je vis, à ma gauche, gardien de pierre de ce jardin, un Buddha, accroupi sur une roche, qui montrait sa face tranquille, sa face de Bonté souveraine, toute baignée d'azur et de soleil. Des jonchées de fleurs, des corbeilles de fruits couvraient le socle du monument d'offrandes propitiatoires et parfumées. Une jeune fille, en robe jaune, se haussait jusqu'au front de l'exorable dieu, qu'elle couronnait pieusement de lotus et de cypripèdes… Des hirondelles voletaient autour, en poussant de petits cris joyeux… Alors, je songeai—avec quel religieux enthousiasme, avec quelle adoration mystique!—à la vie sublime de celui qui, bien avant notre Christ, avait prêché aux hommes la pureté, le renoncement et l'amour…

Mais, penchée sur moi comme le péché, Clara, la bouche rouge et pareille à la fleur de cydoine, Clara, les yeux verts, du vert grisâtre qu'ont les jeunes fruits de l'amandier, ne tarda pas à me ramener à la réalité, et elle me dit, en me désignant dans un grand geste le jardin:

—Vois, mon amour, comme les Chinois sont de merveilleux artistes et comme ils savent rendre la nature complice de leurs raffinements de cruauté!… En notre affreuse Europe qui, depuis si longtemps, ignore ce que c'est que la beauté, on supplicie secrètement au fond des geôles, ou sur les places publiques, parmi d'ignobles foules avinées… Ici, c'est parmi les fleurs, parmi l'enchantement prodigieux et le prodigieux silence de toutes les fleurs, que se dressent les instruments de torture et de mort, les pals, les gibets et les croix… Tu vas les voir, tout à l'heure, si intimement mêlés aux splendeurs de cette orgie florale, aux harmonies de cette nature unique et magique, qu'ils semblent, en quelque sorte, faire corps avec elle, être les fleurs miraculeuses de ce sol et de cette lumière…

Et, comme je n'avais pu réprimer un geste d'impatience:

—Bête! fit Clara… petite bête qui ne comprend rien!…

Le front barré d'une ombre dure, elle continua:

—Voyons!… Étant triste, ou malade, as-tu, quelquefois, passé dans une fête?… Alors tu as senti combien ta tristesse s'irritait, s'exaspérait, comme d'une offense, à la joie des visages, à la beauté des choses… C'est une impression intolérable… Pense à ce que cela doit être pour le patient qui va mourir dans les supplices… Songe combien la torture se multiplie dans sa chair et dans son âme de tout le resplendissement qui l'environne… et combien l'agonie s'y fait plus atroce, plus désespérément atroce, cher petit cœur!…

—Je songeais à l'amour, répliquai-je sur un ton de reproche… Et voilà que vous me parlez encore, que vous me parlez toujours de supplices!…

—Sans doute!… puisque c'est la même chose…

Elle était restée près de moi, debout, ses mains sur mon épaule. Et l'ombre rouge du frêne l'enveloppait comme d'une lueur de feu… Elle s'assit sur le banc, et elle poursuivit:

—Et puisqu'il y a des supplices partout où il y a des hommes… Je n'y peux rien, mon bébé, et je tâche de m'en accommoder et de m'en réjouir, car le sang est un précieux adjuvant de la volupté… C'est le vin de l'amour…

Elle traça, dans le sable, du bout de son ombrelle, quelques figures, naïvement indécentes, et elle dit:

—Je suis sûre que tu crois les Chinois plus féroces que nous?… Mais non… mais non!… Nous, les Anglais?… Ah! parlons-en!… Et vous, les Français?… Dans votre Algérie, aux confins du désert, j'ai vu ceci… Un jour, des soldats capturèrent des Arabes… de pauvres Arabes qui n'avaient pas commis d'autre crime que de fuir les brutalités de leurs conquérants… Le colonel ordonna qu'ils fussent mis à mort sur-le-champ, sans enquête, ni procès… Et voici ce qui arriva… Ils étaient trente… on creusa trente trous dans le sable, et on les y enterra jusqu'au col, nus, la tête rase, au soleil de midi… Afin qu'ils ne mourussent pas trop vite… on les arrosait, de temps en temps, comme des choux… Au bout d'une demi-heure, les paupières s'étaient gonflées… les yeux sortaient de l'orbite… les langues tuméfiées emplissaient les bouches, affreusement ouvertes… et la peau craquait, se rissolait sur les crânes… C'était sans grâce, je t'assure, et même sans terreur, ces trente têtes mortes, hors du sol, et semblables à d'informes cailloux!… Et nous?… C'est pire encore!… Ah! je me rappelle l'étrange sensation que j'éprouvai quand, à Kandy, l'ancienne et morne capitale de Ceylan, je gravis les marches du temple où les Anglais égorgèrent, stupidement, sans supplices, les petits princes Modéliars que les légendes nous montrent si charmants, pareils à ces icones chinoises, d'un art si merveilleux, d'une grâce si hiératiquement calme et pure, avec leur nimbe d'or et leurs longues mains jointes… Je sentis qu'il s'était accompli là… sur ces marches sacrées, non encore lavées de ce sang par quatre-vingts ans de possession violente, quelque chose de plus horrible qu'un massacre humain; la destruction d'une précieuse, émouvante, innocente beauté… Dans cette Inde agonisante et toujours mystérieuse, à chaque pas que l'on fait sur le sol ancestral, les traces de cette double barbarie européenne demeurent… Les boulevards de Calcutta, les fraîches villas himalayennes de Dardjilling, les tribades de Bénarès, les fastueux hôtels des traitants de Bombay n'ont pu effacer l'impression de deuil et de mort que laissent partout l'atrocité du massacre sans art, et le vandalisme et la destruction bête… Ils l'accentuent, au contraire… En n'importe quels endroits où elle parut, la civilisation montre cette face gémellée de sang stérile et de ruines à jamais mortes… Elle peut dire comme Attila: «L'herbe ne croît plus où mon cheval a passé.»… Regarde ici, devant toi, autour de toi… Il n'est pas un grain de sable qui n'ait été baigné de sang… et ce grain de sable lui-même, qu'est-il sinon de la poussière de mort?… Mais comme ce sang est généreux et féconde cette poussière!… Regarde… l'herbe est grasse… les fleurs pullulent… et l'amour est partout!…

Le visage de Clara s'était ennobli… Une mélancolie très douce atténuait la barre d'ombre de son front, voilait les flammes vertes de ses yeux… Elle reprit:

—Ah! que la petite ville morte de Kandy me sembla triste et poignante ce jour-là!… Dans la chaleur torride, un lourd silence planait, avec les vautours, sur elle… Quelques Hindous sortaient du temple où ils avaient porté des fleurs au Buddha… La douceur profonde de leurs regards, la noblesse de leur front, la faiblesse souffrante de leur corps, consumé par la fièvre, la lenteur biblique de leur démarche, tout cela m'émut jusques au fond des entrailles… Ils semblaient en exil, sur la terre natale, près de leur Dieu si doux, enchaîné et gardé par les cipayes… Et, dans leurs prunelles noires, il n'y avait plus rien de terrestre… plus rien qu'un rêve de libération corporelle, l'attente des nirvanas pleins de lumière… Je ne sais quel respect humain me retint de m'agenouiller devant ces douloureux, ces vénérables pères de ma race, de ma race parricide… Je me contentai de les saluer humblement… Mais ils passèrent sans me voir… sans voir mon salut… sans voir les larmes de mes yeux… et l'émotion filiale qui me gonflait le cœur… Et quand ils eurent passé, je sentis que je haïssais l'Europe, d'une haine qui ne s'éteindrait jamais…

S'interrompant, tout d'un coup, elle me demanda:

—Mais je t'ennuie, dis? Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout cela… Ça n'a aucun rapport… Je suis folle!…

—Non… non… chère Clara, répondis-je en lui baisant les mains… Je vous aime, au contraire, de me parler ainsi… Parlez-moi toujours ainsi!…

Elle continua:

—Après avoir visité le temple, pauvre et nu, qu'un gong décore à l'entrée, seul vestige des richesses anciennes, après avoir respiré l'odeur des fleurs dont l'image du Buddha était toute jonchée, je remontai mélancoliquement vers la ville… Elle était déserte… Évocation grotesque et sinistre du progrès occidental, un pasteur—seul être humain—y rôdait, rasant les murs, une fleur de lotus au bec… Sous cet aveuglant soleil, il avait conservé, comme dans les brumes métropolitaines, son caricatural uniforme de clergyman, feutre noir et mou, longue redingote noire à col droit et crasseux, pantalon noir, retombant, en vrilles crapuleuses, sur de massives chaussures de roulier… Ce costume revêche de prédicant s'accompagnait d'une ombrelle blanche, sorte de punka portatif et dérisoire, unique concession faite par le cuistre aux mœurs locales et au soleil de l'Inde que les Anglais n'ont pu, jusqu'ici, transformer en brouillard de suie. Et je songeai, non sans irritation, qu'on ne peut faire un pas, de l'équateur au pôle, sans se heurter à cette face louche, à ces yeux rapaces, à ces mains crochues, à cette bouche immonde qui, sur les divinités charmantes et les mythes adorables des religions-enfants, va soufflant, avec l'odeur du gin cuvé, l'effroi des versets de la Bible.

Elle s'anima. Ses yeux exprimaient une haine généreuse que je ne leur connaissais pas. Oubliant ce lieu où nous étions, ses enthousiasmes criminels de tout à l'heure et ses exaltations sanglantes, elle dit:

—Partout où il y a du sang versé à légitimer, des pirateries à consacrer, des violations à bénir, de hideux commerces à protéger, on est sûr de le voir, ce Tartuffe britannique, poursuivre, sous prétexte de prosélytisme religieux ou d'étude scientifique, l'œuvre de la conquête abominable. Son ombre astucieuse et féroce se profile sur la désolation des peuples vaincus, accolée à celle du soldat égorgeur et du Shylock rançonnier. Dans les forêts vierges, où l'Européen est plus justement redouté que le tigre, au seuil de l'humble paillote dévastée, entre les cases incendiées, il apparaît, après le massacre, comme, les soirs de bataille, l'écumeur d'armée qui vient détrousser les morts. Digne pendant, d'ailleurs, de son concurrent, le missionnaire catholique qui, lui aussi, apporte la civilisation au bout des torches, à la pointe des sabres et des baïonnettes… Hélas!… la Chine est envahie, rongée par ces deux fléaux… Dans quelques années, il ne restera plus rien de ce pays merveilleux, où j'aime tant à vivre!…

Tout à coup, elle se leva, et poussant un cri:

—Et la cloche, mon amour!… On n'entend plus la cloche… Ah! mon Dieu… il sera mort!… Pendant que nous étions là, à causer, on l'aura, sans doute, conduit au charnier… Et nous ne le verrons pas!… C'est de ta faute, aussi…

Elle m'obligea à me lever du banc…

—Vite!… vite! chéri!…

—Rien ne nous presse, ma chère Clara… Nous verrons toujours assez d'horreurs… Parle-moi encore comme tu me parlais il y a une seconde où j'aimais tant ta voix, où j'aimais tant tes yeux!

Elle s'impatienta:

—Vite!… vite!… Tu ne sais pas ce que tu dis!…

Ses yeux étaient redevenus durs, sa voix haletante, sa bouche impérieusement cruelle et sensuelle… Il me sembla que le Buddha lui-même tordait, maintenant, dans un mauvais soleil, une face ricanante de bourreau… Et j'aperçus la jeune fille aux offrandes qui s'éloignait, dans une allée, entre des pelouses, là-bas… Sa robe jaune était toute menue, légère et brillante, comme une fleur de narcisse.


L'allée où nous marchions était bordée de pêchers, de cerisiers, de cognassiers, d'amandiers, les uns nains et taillés selon des formes bizarres, les autres, libres, en touffes, et poussant dans tous les sens leurs longues branches, chargées de fleurs. Un petit pommier dont le bois, les feuilles et les fleurs étaient d'un rouge vif, imitait la forme d'un vase pansu. Je remarquai aussi un arbre admirable, qu'on appelle le poirier à feuilles de bouleau. Il s'élevait en pyramide parfaitement droite, à la hauteur de six mètres, et, de la base très large au sommet en cône pointu, il était tellement couvert de fleurs qu'on ne voyait ni ses feuilles, ni ses branches. D'innombrables pétales ne cessaient de se détacher, alors que d'autres s'ouvraient, et ils voletaient autour de la pyramide, et ils tombaient lentement sur les allées et les pelouses qu'ils couvraient d'une blancheur de neige. Et l'air, au loin, s'imprégnait de subtiles odeurs d'églantine et de réséda. Puis, nous longeâmes des massifs d'arbustes que décoraient, avec les deutzias parviflores, aux larges corymbes rosés, ces jolies ligustrines de Pékin, au feuillage velu, aux grandes panicules plumeuses de fleurs blanches, poudrées de soufre.

C'était, à chaque pas, une joie nouvelle, une surprise des yeux qui me faisait pousser des cris d'admiration. Ici, une vigne dont j'avais remarqué, dans les montagnes de l'Annam, les larges feuilles blondes, irrégulièrement échancrées et dentelées, aussi dentelées, aussi échancrées, aussi larges que les feuilles du ricin, enlaçait de ses ventouses un immense arbre mort, montait jusqu'au faîte du branchage et, de là, retombait en cataracte, en avalanche, protégeant toute une flore d'ombre qui s'épanouissait à la base entre les nefs, les colonnades et les niches formées par ses sarments croulants. Là, un stéphanandre exhibait son feuillage paradoxal, précieusement ouvré comme un cloisonné et dont je m'émerveillais qu'il passât par toute sorte de colorations, depuis le vert paon jusqu'au bleu d'acier, le rose tendre jusqu'au pourpre barbare, le jaune clair jusqu'à l'ocre brun. Tout près, un groupe de viburnums gigantesques, aussi hauts que des chênes, agitaient de grosses boules neigeuses à la pointe de chaque rameau.

De place en place, agenouillés dans l'herbe, ou perchés sur des échelles rouge, des jardiniers faisaient courir des clématites sur de fines armatures de bambous; d'autres enroulaient des ipomées, des calystégies sur de longs et minces tuteurs de bois noir… Et, partout, dans les pelouses, les lis élevaient leurs tiges, prêtes à fleurir.

Arbres, arbustes, massifs, plantes isolées ou groupées, il semblait tout d'abord qu'ils eussent poussé là au hasard du germe, sans méthode, sans culture, sans autre volonté que la nature, sans autre caprice que la vie. Erreur. L'emplacement de chaque végétal avait été, au contraire, laborieusement étudié et choisi, soit pour que les couleurs et les formes se complétassent, se fissent mieux valoir l'une par l'autre, soit pour ménager des plans, des fuites aériennes, des perspectives florales et multiplier les sensations, en combinant les décors. La plus humble des fleurs, de même que l'arbre le plus géant, concourait, par sa position même, à une harmonie inflexible, à un ensemble d'art, dont l'effet était d'autant plus émouvant qu'il ne sentait ni le travail géométrique, ni l'effort décoratif.


Tout, aussi, semblait avoir été disposé, par la munificence de la nature, pour le triomphe des pivoines.

Sur les pentes douces, semées, en guise de gazon, d'aspérules odorantes et de crucianelles roses, du rose passé des vieilles soies, des pivoines, des champs de pivoines arborescentes déroulaient de somptueux tapis. Près de nous, il y en avait d'isolées, qui nous tendaient d'immenses calices rouges, noirs, cuivrés, orangés, pourprés. D'autres, idéalement pures, offraient les plus virginales nuances du rose et du blanc. Réunies en foule chatoyante, ou bien solitaires au bord de l'allée, méditatives au pied des arbres, amoureuses le long des massifs, les pivoines étaient bien réellement les fées, les reines miraculeuses de ce miraculeux jardin.

Partout où le regard se posait, il rencontrait une pivoine. Sur les ponts de pierre, entièrement recouverts de plantes saxatiles et qui, de leurs arches audacieuses, relient les masses de rochers et font communiquer entre eux les kiosques, les pivoines passaient, pareilles à une foule en fête. Leur procession brillante ascensionnait les tertres, autour desquels montent, se croisent, s'enchevêtrent les allées et les sentes que bordent de menus fusains argentés et des troènes taillés en haies. J'admirai un monticule où, sur des murs très bas, très blancs, construits en colimaçon, s'étendaient, protégées par des nattes, les plus précieuses espèces de pivoines, que d'habiles artistes avaient assouplies aux formes multiples de l'espalier. Dans l'intervalle de ces murs, des pivoines immémoriales, en boule sur de hautes tiges nues, s'espaçaient, dans des caisses carrées. Et le sommet se couronnait de touffes épaisses, de libres buissons de la plante sacrée dont la floraison, si éphémère en Europe, se succède ici durant toutes les saisons. Et, à ma droite, à ma gauche, toutes proches de moi, ou bien perdues dans les perspectives lointaines, c'étaient encore, c'étaient toujours des pivoines, des pivoines, des pivoines…


Clara s'était remise à marcher très vite, presque insensible à cette beauté; elle marchait, le front barré d'une ombre dure, les prunelles ardentes… On eût dit qu'elle allait, emportée par une force de destruction… Elle parlait, et je ne l'entendais pas, ou si peu! Les mots de «mort, de charme, de torture, d'amour» qui, sans cesse, tombaient de ses lèvres, ne me semblaient plus qu'un écho lointain, une toute petite voix de cloche à peine perceptible là-bas, là-bas, et fondue dans la gloire, dans le triomphe, dans la volupté sereine et grandiose de cette éblouissante vie.

Clara marchait, marchait, et je marchais près d'elle, et partout, c'étaient, avec les surprises nouvelles des pivoines, des arbustes de rêve ou de folie, des fusains bleus, des houx aux violentes panachures, des magnolias gaufrés, frisés, des cèdres nains qui s'ébouriffaient comme des chevelures, des aralias, et de hautes graminées, des eulalies géantes dont les feuilles en ruban retombent et ondulent, pareilles à des peaux de serpents, lamées d'or. C'étaient aussi des essences tropicales, des arbres inconnus sur le tronc desquels se balançaient d'impures orchidées; le banian de l'Inde, qui s'enracine dans le sol par ses branches multipliantes; d'immenses musas et, sous l'abri de leurs feuilles, des fleurs comme des insectes, comme des oiseaux, tel le féerique strelitzia, dont les pétales jaunes sont des ailes, et qu'anime un vol perpétuel.

Tout à coup, Clara s'arrêta, comme si un bras invisible se fût posé sur elle, brutalement.

Inquiète, nerveuse, les narines battantes, ainsi qu'une biche qui vient de flairer dans le vent l'odeur du mâle, elle huma l'air autour d'elle. Un frémissement, que je connaissais pour être l'avant-coureur du spasme, parcourut tout son corps. Ses lèvres devinrent instantanément plus rouges et gonflées.

—As-tu senti?… fit-elle d'une voix brève et sourde.

—Je sens l'arôme des pivoines qui emplit le jardin… répondis-je.

Elle frappa la terre de son pied impatient:

—Ce n'est pas cela!… Tu n'as pas senti?… Rappelle-toi!…

Et, ses narines encore plus ouvertes, ses yeux plus brillants, elle dit:

—Cela sent, comme quand je t'aime!…

Alors, vivement, elle se pencha sur une plante, un thalictre qui, au bord de l'allée, dressait une longue tige fine, branchue, rigide, d'un violet clair. Chaque rameau axillaire sortait d'une gaine ivoirine en forme de sexe et se terminait par une grappe de toutes petites fleurs, serrées l'une contre l'autre et couvertes de pollen…

—C'est elle!… c'est elle!… Oh! mon chéri!…

En effet, une odeur puissante, phosphatée, une odeur de semence humaine montait de cette plante… Clara cueillit la tige, me força à en respirer l'étrange odeur, puis, me barbouillant le visage de pollen:

—Oh! chéri… chéri!… fit-elle… la belle plante!… Et comme elle me grise!… Comme elle m'affole!… Est-ce curieux qu'il y ait des plantes qui sentent l'amour?… Pourquoi, dis?… Tu ne sais pas?… Eh bien, je le sais, moi… Pourquoi y aurait-il tant de fleurs qui ressemblent à des sexes, si ce n'est pas parce que la nature ne cesse de crier aux êtres vivants par toutes ses formes et par tous ses parfums: «Aimez-vous!… aimez-vous!… faites comme les fleurs… Il n'y a que l'amour!…» Dis-le aussi qu'il n'y a que l'amour. Oh! dites-le vite, cher petit cochon adoré…

Elle continua de humer l'odeur du thalictre et d'en mâchonner la grappe, dont le pollen se collait à ses lèvres. Et brusquement, elle déclara:

—J'en veux dans le jardin… j'en veux dans ma chambre… dans le kiosque… dans toute la maison… Sens, petit cœur, sens!… Une simple plante… est-ce admirable!… Et maintenant, viens… viens!… Pourvu que nous n'arrivions pas trop tard… à la cloche!…

Avec une moue, qui était comique et tragique, tout ensemble, elle dit encore:

—Pourquoi aussi t'es-tu attardé là-bas, sur ce banc?… Et toutes ces fleurs!… Ne les regarde pas… ne les regarde plus… Tu les verras mieux après… après avoir vu souffrir, après avoir vu mourir. Tu verras comme elles sont plus belles, quelle ardente passion exaspère leurs parfums!… Sens encore, mon chéri… et viens… Et prends mes seins… Comme ils sont durs!… Leurs pointes s'irritent à la soie de ma robe… on dirait d'un fer chaud qui les brûle… C'est délicieux… Viens donc…

Elle se mit à courir, le visage tout jaune de pollen, la tige de thalictre entre les dents…


Clara ne voulut pas s'arrêter devant une autre image de Buddha dont la face crispée et mangée par le temps se tordait dans le soleil. Une femme lui offrait des branches de cydoine, et ces fleurs me semblèrent de petits cœurs d'enfant… Au détour d'une allée, nous croisâmes, portée par deux hommes, une civière sur laquelle se mouvait une sorte de paquet de chair sanglante, une sorte d'être humain, dont la peau, coupée en lanières, traînait sur le sol, comme des guenilles. Bien qu'il fût impossible de reconnaître le moindre vestige d'humanité dans cette plaie hideuse qui, pourtant, avait été un homme, on sentait que, par un prodige, cela respirait encore. Et des gouttes rouges, des traînées de sang marquaient l'allée.

Clara cueillit deux fleurs de pivoine et les déposa sur la civière, silencieusement, d'une main tremblante. Les porteurs découvrirent, dans un sourire de brute, leurs gencives noires et leurs dents laquées… et, quand la civière eut passé:

—Ah! ah!… Je vois la cloche… dit Clara… je vois la cloche…

Et, tout autour de nous, et tout autour de la civière qui s'éloignait, c'était comme une pluie rose, mauve et blanche, un fourmillement nuancé, une palpitation carnée, lactée, nacrée, et si tendre et si changeante, qu'il est impossible d'en rendre, avec des mots, la douceur infinie et le charme inexprimablement édénique…

VI

Nous laissâmes l'allée circulaire sur laquelle s'embranchent d'autres allées sinuant vers le centre, et qui longe un talus, planté d'une quantité d'arbustes rares et précieux, et nous prîmes une petite sente qui, dans une dépression du terrain, aboutissait directement à la cloche. Sentes et allées étaient sablées de brique pulvérisée qui donne au vert des pelouses et des feuillages une extraordinaire intensité et comme une transparence d'émeraude sous la lumière d'un lustre. À droite, des pelouses fleuries; à gauche, des arbustes encore. Acers roses, frottés d'argent pâle, d'or vif, de bronze ou de cuivre rouge; mahonias dont les feuilles de cuir mordoré ont la largeur des palmes du cocotier; éleagnus qui semblent avoir été enduits de laques polychromes; pyrus, poudrés de mica; lauriers sur lesquels miroitent et papillotent les mille facettes d'un cristal irisé; caladiums dont les nervures de vieil or sertissent des soies brodées et des dentelles roses; thuyas bleus, mauves, argentés, panachés de jaunes malades, d'orangés vénéneux; tamarix blonds, tamarix verts, tamarix rouges, dont les branches flottent et ondulent dans l'air, pareilles à de menues algues dans la mer; cotonniers dont les houppes s'envolent et voyagent sans cesse à travers l'atmosphère; salix et l'essaim joyeux de leurs graines ailées; clérodendrons étalant ainsi que des parasols leurs larges ombrelles incarnadines… Entre ces arbustes, dans les parties ensoleillées, des anémones, des renoncules, des heucheras se mêlaient au gazon; dans les parties ombrées se montraient d'étranges cryptogames, des mousses couvertes de minuscules fleurettes blanches, et des lichens semblables à des agglomérations de polypes, à des masses madréporiques. C'était un enchantement perpétuel.

Et, de cet enchantement floral, se dressaient des échafauds, des appareils de crucifixion, des gibets aux enluminures violentes, des potences toutes noires au sommet desquelles ricanaient d'affreux masques de démons; hautes potences pour la strangulation simple, gibets plus bas et machinés pour le dépècement des chairs. Sur les fûts de ces colonnes de supplice, par un raffinement diabolique, des calystégies pubescentes, des ipomées de la Daourie, des lophospermes, des coloquintes enroulaient leurs fleurs, parmi celles des clématites et des atragènes… Des oiseaux y vocalisaient leurs chansons d'amour…

Au pied d'un de ces gibets, fleuri comme une colonne de terrasselo, un tourmenteur, assis, sa trousse entre les jambes, nettoyait de fins instruments d'acier avec des chiffons de soie; sa robe était couverte d'éclaboussures de sang; ses mains semblaient gantées de rouge. Autour de lui, comme autour d'une charogne, bourdonnaient et tourbillonnaient des essaims de mouches… Mais, dans ce milieu de fleurs et de parfums, cela n'était ni répugnant, ni terrible. On eût dit, sur sa robe, une pluie de pétales tombés d'un cognassier voisin… Il avait, d'ailleurs, un ventre pacifique et débonnaire… Son visage, au repos, exprimait de la bonhomie, de la jovialité même; la jovialité d'un chirurgien qui vient de réussir une opération difficile… Comme nous passions près de lui, il leva ses yeux vers nous, et nous salua poliment.

Clara lui adressa la parole en anglais.

—Il est vraiment fâcheux que vous ne soyez pas venus une heure plus tôt, dit ce brave homme… Vous auriez vu quelque chose de très beau… et qu'on ne voit pas tous les jours… Un travail extraordinaire, milady!… J'ai retaillé un homme, des pieds à la tête, après lui avoir enlevé toute la peau… Il était si mal bâti!… Ha!… ha!… ha!…

Son ventre, secoué par le rire, s'enflait et se vidait, tour à tour, avec des bruits sourds de borborygme. Un tic nerveux lui faisait remonter la fente de la bouche jusqu'au zygome, en même temps que, par le même mouvement, les paupières, s'abaissant, allaient rejoindre l'extrémité des lèvres, parmi des plis gras de la peau. Et c'était une grimace—une multitude de grimaces—qui donnaient à son visage une expression de cruauté comique et macabre. Clara demanda:

—C'est lui, sans doute, que nous avons rencontré sur une civière, tout à l'heure?

—Ah! vous l'avez rencontré?… cria le bonhomme flatté… Eh bien, qu'en dites-vous?…

—Quelle horreur!… fit Clara d'une voix tranquille, qui démentait le dégoût de son exclamation.

Alors le bourreau expliqua:

—C'était un misérable coolie du port… rien du tout, milady… Certes, il ne méritait pas l'honneur d'un si beau travail… Il avait, paraît-il, volé un sac de riz à des Anglais… nos chers et bons amis les Anglais… Quand je lui eus enlevé la peau et qu'elle ne tenait plus à ses épaules que par deux petites boutonnières… je l'obligeai à marcher, milady… Ha!… ha!… ha!… La bonne idée, vraiment!… C'était à se tordre les côtes… On eût dit qu'il avait sur le corps, comment appelez-vous cette chose?… Ah! oui ma foi!… un mac-farlane?… Jamais il n'avait été si bien vêtu, le chien, ni par un plus parfait tailleur… Mais il avait les os si durs que j'y ai ébréché ma scie… cette belle scie que voilà.

Un petit morceau blanchâtre et graisseux était resté entre les dents de la scie… Il le fit sauter d'un coup d'ongle et l'envoya se perdre dans le gazon, parmi les fleurettes…

—C'est de la moelle, milady!… fit le joyeux bonhomme… Il n'y en a pas pour cher…

Et, hochant la tête, il ajouta:

—Il n'y en a pas souvent pour cher… car nous travaillons, presque toujours, dans le bas peuple…

Puis, d'un air de tranquille satisfaction:

—Hier, ma foi… ce fut très curieux… D'un homme j'ai fait une femme… Hé!… hé!… hé!… C'était à s'y méprendre… Et je m'y suis mépris, pour voir… Demain, si les génies veulent bien m'accorder la grâce que j'aie une femme, à ce gibet… j'en ferai un homme… C'est moins facile!… Ha!… ha!…

Sous l'effort d'un nouveau rire, son triple menton, les bourrelets de son cou, et son ventre tremblèrent comme de la gélatine… Une seule ligne rouge et arquée reliait alors le coin gauche de sa bouche à la commissure de ses paupières droites, au milieu des bouffissures et des rigoles par où coulaient de minces filets de sueur et des larmes de rire.

Il introduisit la scie nettoyée et luisante dans la trousse qu'il referma. La boîte en était charmante et d'un laque admirable: un vol d'oies sauvages, au-dessus d'un étang nocturne où la lune argentait les lotus et les iris.

À ce moment, l'ombre du gibet mit sur le corps du tourmenteur une barre transversale et violacée.

—Voyez-vous, milady, continua le bavard bonhomme, notre métier, de même que nos belles potiches, nos belles soies brodées, nos beaux laques, se perd de plus en plus… Nous ne savons plus, aujourd'hui, ce que c'est réellement que le supplice… Bien que je m'efforce à en conserver les traditions véritables… je suis débordé… et je ne puis, à moi tout seul, arrêter sa décadence… Que voulez-vous? Les bourreaux, on les recrute, maintenant, on ne sait où!… Plus d'examens, plus de concours… C'est la faveur seule, la protection qui décident des choix… Et quels choix, si vous saviez!… C'est honteux!… Autrefois on ne confiait ces importantes fonctions qu'à d'authentiques savants, à des gens de mérite, qui connaissaient parfaitement l'anatomie du corps humain, qui avaient des diplômes, de l'expérience, ou du génie naturel… Aujourd'hui, va te faire fiche! Le moindre cordonnier peut prétendre à remplir ces places honorables et difficiles… Plus de hiérarchie, plus de traditions! Tout s'en va… Nous vivons dans une époque de désorganisation… Il y a en Chine, milady, quelque chose de pourri…

Il soupira profondément et, nous montrant ses mains toutes rouges, puis la trousse qui brillait, dans l'herbe à côté de lui:

—Et pourtant, je m'emploie de mon mieux, comme vous avez pu voir, à relever notre prestige aboli… Car je suis un vieux conservateur, moi… un nationaliste intransigeant… et je répugne à toutes ces pratiques, à toutes ces modes nouvelles que, sous prétexte de civilisation, nous apportent les Européens, et en particulier les Anglais… Je ne voudrais pas médire des Anglais, milady… Ce sont de braves gens, et fort respectables… Mais, il faut l'avouer, leur influence sur nos mœurs a été désastreuse… Chaque jour ils enlèvent à notre Chine son caractère exceptionnel… Au seul point de vue du supplice, milady, ils nous ont fait beaucoup de tort… beaucoup de tort… C'est grand dommage!…

—Ils s'y connaissent, pourtant!… interrompit Clara, que ce reproche blessa dans son amour-propre national, car elle voulait bien se montrer sévère envers ses compatriotes qu'elle détestait, mais elle entendait les faire respecter par les autres.

Le tortionnaire haussa les épaules et, sous l'empire du tic nerveux, il en arriva à composer sur son visage la grimace la plus impérieusement comique qui se pût voir sur un visage humain. Et, pendant que nous avions grand-peine, malgré l'horreur, à retenir nos rires, il déclara péremptoirement:

—Non, milady, ils ne s'y connaissent pas du tout… Sous ce rapport, ce sont de vrais sauvages… Voyons, dans les Indes—ne parlons que des Indes—quel travail grossier et sans art!… Et comme ils ont bêtement—oui, bêtement—gaspillé la mort!…

Il joignit ses mains sanglantes, comme pour une prière, leva ses yeux vers le ciel et, d'une voix où semblaient pleurer tant de regrets:

—Quand on songe, milady, s'écria-t-il, à toutes les choses admirables qu'ils avaient à faire là-bas… et qu'ils n'ont pas faites… et qu'ils ne feront jamais!… C'est impardonnable…

—Ça, par exemple! protesta Clara… vous ne savez pas ce que vous dites…

—Que les génies m'emportent, si je mens!… s'exclama le gros bonhomme.

Et, d'une voix plus lente, avec des gestes didactiques, il professa:

—En supplice, comme en toutes choses, les Anglais ne sont pas des artistes… Toutes les qualités que vous voudrez, milady, mais pas celle-là… non, non, non.

—Allons donc!… Ils ont fait pleurer toute l'humanité!…

—Mais, milady… très mal… rectifia le bourreau… C'est que l'art ne consiste pas à tuer beaucoup… à égorger, massacrer, exterminer, en bloc, les hommes… C'est trop facile, vraiment… L'art, milady, consiste à savoir tuer, selon des rites de beauté dont nous autres Chinois connaissons seuls le secret divin… Savoir tuer!… Rien n'est plus rare, et tout est là… Savoir tuer!… C'est-à-dire travailler la chair humaine, comme un sculpteur sa glaise ou son morceau d'ivoire… en tirer toute la somme, tous les prodiges de souffrance qu'elle recèle au fond de ses ténèbres et de ses mystères… Voilà!… Il y faut de la science, de la variété, de l'élégance, de l'invention… du génie, enfin… Mais, tout se perd aujourd'hui… Le snobisme occidental qui nous envahit, les cuirassés, les canons à tir rapide, les fusils à longue portée, l'électricité, les explosifs… que sais-je?… tout ce qui rend la mort collective, administrative et bureaucratique… toutes les saletés de votre progrès, enfin… détruisent peu à peu nos belles traditions du passé… Il n'y a qu'ici, dans ce jardin, où elles soient encore conservées tant bien que mal… où nous essayons du moins de les maintenir tant bien que mal… Que de difficultés!… que d'entraves!… que de luttes continuelles, si vous saviez!… Hélas! je sens que ça n'est plus pour longtemps… Nous sommes vaincus par les médiocres… Et c'est l'esprit bourgeois qui triomphe partout…

Sa physionomie eut alors une singulière expression de mélancolie et d'orgueil, tout ensemble, en même temps que ses gestes révélèrent une profonde lassitude.

—Et pourtant, dit-il, moi qui vous parle, milady… je ne suis pas le premier venu, certes… Je puis me vanter d'avoir, toute ma vie, travaillé avec désintéressement à la gloire de notre grand Empire… J'ai toujours été—et de beaucoup—le premier, dans les concours de tortures… J'ai inventé—croyez-moi—des choses véritablement sublimes, d'admirables supplices qui, dans un autre temps et sous une autre dynastie, m'eussent valu la fortune et l'immortalité… Eh bien, c'est à peine si l'on fait attention à moi… Je ne suis pas compris… Disons le mot: on me méprise… Que voulez-vous?… Aujourd'hui le génie ne compte pour rien… personne n'y accorde plus le moindre mérite… C'est décourageant. Je vous assure!… Pauvre Chine, jadis si artiste, si grandement illustre!… Ah! je crains bien qu'elle ne soit mûre pour la conquête!…

D'un geste pessimiste et navré, il prit Clara à témoin de cette décadence, et ses grimaces furent quelque chose d'intraduisible…

—Enfin, voyons, milady!… Est-ce pas à pleurer?… C'est moi qui avais inventé le supplice du rat. Que les génies me rongent le foie et me tordent les testicules, si ce n'est pas moi!… Ah! milady, un supplice extraordinaire, je vous jure… Originalité, pittoresque, psychologie, science de la douleur, il avait tout pour lui… Et, par-dessus le marché, il était infiniment comique… Il s'inspirait de cette vieille gaieté chinoise, si fort oubliée, de nos jours… Ah! comme il eût excité la verve plaisante de tout le monde!… quelle ressource pour les conversations languissantes!… Eh bien, ils y ont renoncé… Pour mieux dire, ils n'en ont pas voulu… Et cependant, les trois essais que nous en fîmes devant les juges avaient eu un succès colossal.

Comme nous n'avions pas l'air de le plaindre, que ses récriminations de vieil employé nous agaçaient plutôt, le bourreau répéta, en appuyant sur le mot:

—Colossal… co-los-sal!…

—Qu'est-ce que c'est que ce supplice du rat?… demanda mon amie… Et comment se fait-il que je ne le connaisse point?

—Un chef-d'œuvre, milady… un pur chef-d'œuvre!… affirma d'une voix retentissante le gros homme dont le corps flasque se tassa davantage dans l'herbe.

—J'entends bien… mais encore?

—Un chef-d'œuvre, en vérité!… Et vous voyez… vous ne le connaissez point… personne ne le connaît… Quelle pitié!… Comment voulez-vous que je ne sois pas humilié?…

—Pouvez-vous nous le décrire?…

—Si je le puis?… Mais parfaitement oui, je le puis… Je vais vous l'expliquer, et vous jugerez… Suivez-moi bien…

Et le gros homme, avec des gestes précis qui dessinaient, dans l'air, des formes, parla ainsi:

—Vous prenez un condamné, charmante milady, un condamné, ou tout autre personnage,—car il n'est pas nécessaire, pour la réussite de mon supplice, que le patient soit condamné à n'importe quoi—vous prenez un homme, autant que possible, jeune, fort, et dont les muscles soient bien résistants… en vertu de ce principe que plus il y a force, plus il y a lutte, plus il y a lutte, plus il y a douleur!… Bon… Vous le déshabillez… Bon… Et, quand il est tout nu—n'est-ce pas, milady?—vous le faites s'agenouiller, le dos courbé, sur la terre, où vous le maintenez par des chaînes, rivées à des colliers de fer qui lui serrent la nuque, les poignets, les jarrets et les chevilles… Bon! je ne sais si je me fais bien comprendre?… Vous mettez alors, dans un grand pot percé, au fond, d'un petit trou—un pot de fleurs, milady!—vous mettez un très gros rat, qu'il convient d'avoir privé de nourriture, pendant deux jours, afin d'exciter sa férocité… Et ce pot, habité par ce rat, vous l'appliquez hermétiquement, comme une énorme ventouse, sur les fesses du condamné, au moyen de solides courroies, attachées à une ceinture de cuir, qui lui entoure les reins… Ah! ah! ça se dessine!…

Il nous regarda, malicieusement, du coin de ses paupières rabattues, afin de juger de l'effet que ses paroles produisaient sur nous…

—Et alors?… fit Clara, simplement.

—Alors, milady, vous introduisez, dans le petit trou du pot—devinez quoi?

—Est-ce que je sais, moi?…

Le bonhomme se frotta les mains, sourit affreusement, et il reprit:

—Vous introduisez une tige de fer, rougie au feu d'une forge… d'une forge portative qui est là, près de vous… Et, quand la tige de fer est introduite, que se passe-t-il?… Ah! ah! ah!… Imaginez vous-même ce qui doit se passer, milady?…

—Mais allez donc, vieux bavard!… ordonna mon amie dont les petits pieds colères trépignaient le sable de l'allée…

—Là!… là!… calma le prolixe tourmenteur… Un peu de patience, milady… Et procédons avec méthode, s'il vous plaît… Donc, vous introduisez, dans le trou du pot, une tige de fer, rougie au feu d'une forge… Le rat veut fuir la brûlure de la tige et son éclaboussante lumière… Il s'affole, cabriole, saute et bondit, tourne sur les parois du pot, rampe et galope sur les fesses de l'homme, qu'il chatouille d'abord et qu'ensuite il déchire de ses pattes, et mord de ses dents aiguës… cherchant une issue, à travers les chairs fouillées et sanglantes… Mais, il n'y a pas d'issue… ou, du moins, dans les premières minutes de l'affolement, le rat ne trouve pas d'issue… Et la tige de fer, manœuvrée avec habileté et lenteur, se rapproche toujours du rat… le menace… lui roussit le poil… Que dites-vous de ce prélude?

Il respira, quelques secondes, et, posément, avec autorité, il enseigna:

—Le grand mérite, en ceci, est qu'il faut savoir prolonger cette opération initiale le plus qu'on peut, car les lois de la physiologie nous apprennent qu'il n'est rien de plus horrible que la combinaison sur une chair humaine des chatouillements et des morsures… Il peut même arriver que le patient en devienne fou… Il hurle et se démène… son corps, resté libre dans l'intervalle des colliers de fer, palpite, se soulève, se tord, secoué par de douloureux frissons… Mais les membres sont maintenus solidement par les chaînes… le pot, par les courroies… Et les mouvements du condamné ne font qu'augmenter la fureur du rat, à laquelle, bientôt, vient s'ajouter la griserie du sang… C'est sublime, milady!…

—Et enfin?… fit, d'une voix brève et tremblée, Clara qui avait légèrement pâli.

Le bourreau claqua de la langue et il poursuivit:

—Enfin—car je vois que vous êtes pressée de connaître le dénouement de cette admirable et joviale histoire—enfin… sous la menace de la tige rougie et grâce à l'excitation de quelques brûlures opportunes, le rat finit par trouver une issue… une issue naturelle, milady… et combien ignoble!… Ah!… ah!… ah!…

—Quelle horreur!… cria Clara.

—Ah! vous voyez… Je ne vous le fais pas dire… Et je suis fier de l'intérêt que vous prenez à mon supplice… Mais attendez… Le rat pénètre, par où vous savez… dans le corps de l'homme… en élargissant de ses pattes et de ses dents… le terrier… Ah!… ah!… ah!… le terrier qu'il creuse frénétiquement, comme de la terre… Et il crève étouffé, en même temps que le patient, lequel, après une demi-heure d'indicibles, d'incomparables tortures, finit, lui aussi, par succomber à une hémorragie… quand ce n'est pas à l'excès de la souffrance… ou encore à la congestion d'une folie épouvantable… Dans tous les cas, milady… et quelle que soit la cause finale à cette mort, croyez que c'est extrêmement beau!…

Satisfait, avec des airs d'orgueil triomphant, il conclut:

—Est-ce pas extrêmement beau, milady? N'est-ce pas là, véritablement, une invention prodigieuse… un admirable chef-d'œuvre, en quelque sorte classique, et dont vous chercheriez, vainement, l'équivalent, dans le passé?… Je ne voudrais pas manquer de modestie, mais convenez, milady, que les démons qui, jadis, hantèrent les forêts du Yunnan, n'imaginèrent jamais un pareil miracle… Eh bien, les juges n'en ont pas voulu!… Je leur apportais là, vous le sentez, quelque chose d'infiniment glorieux… quelque chose d'unique, en son genre, et capable d'enflammer l'inspiration de nos plus grands artistes… Ils n'en ont pas voulu… Ils ne veulent plus rien… plus rien!…. Le retour à la tradition classique les effraie… Sans compter aussi toutes sortes d'interventions morales, bien pénibles à constater… l'intrigue, la concussion, la vénalité concurrente… le mépris du juste… l'horreur du beau… est-ce que je sais?… Vous pensez du moins, je suis sûr, que, pour un tel service, ils m'ont élevé au mandarinat? Ah bien oui!… Rien, milady… je n'ai rien eu… Ce sont là des symptômes caractéristiques de notre déchéance… Ah! nous sommes un peuple fini, un peuple mort!… Les Japonais peuvent venir… nous ne sommes plus capables de leur résister… Adieu la Chine!…

Il se tut.

Le soleil gagnait l'ouest, et l'ombre du gibet, se déplaçant avec le soleil, s'allongeait maintenant, sur l'herbe. Les pelouses devenaient d'un vert plus vif; une sorte de buée rose et or montait de massifs arrosés, et les fleurs s'irradiaient, plus lumineuses, semblables à de petits astres multicolores, dans le firmament de verdure… Un oiseau, tout jaune, portant dans son bec une longue brindille de coton, réintégra son nid, caché au fond des feuillages qui garnissaient le fût de la colonne de supplice, au pied de laquelle était assis le tourmenteur.

Celui-ci, maintenant, rêvait, avec un visage plus placide et des grimaces apaisées, où la mélancolie remplaçait la cruauté…

—C'est comme les fleurs!… murmura-t-il, après un silence…

Un chat noir qui sortait des massifs vint, l'échine arquée et la queue battante, se frotter en ronronnant contre lui… Il le caressa doucement. Puis le chat, ayant aperçu un scarabée, s'allongea derrière une touffe d'herbe et, l'oreille aux écoutes, les prunelles ardentes, il se mit à suivre, dans l'air, le vol capricieux de l'insecte. Le bourreau, dont cette arrivée avait interrompu les plaintes patriotiques, hocha la tête et reprit:

—C'est comme les fleurs!… Nous avons aussi perdu le sens des fleurs, car tout se tient… Nous ne savons plus ce que c'est que les fleurs… Croiriez-vous qu'on nous en envoie d'Europe, à nous qui possédons la flore la plus extraordinaire et la plus variée du globe… Qu'est-ce qu'on ne nous envoie pas aujourd'hui?… Des casquettes, des bicyclettes, des meubles, des moulins à café, du vin et des fleurs!… Et si vous saviez les mornes sottises, les pauvretés sentimentales, les folies décadentes que nos poètes débitent sur les fleurs!… C'est effrayant!… Il y en a qui prétendent qu'elles sont perverses!… Perverses, les fleurs!… En vérité, on ne sait plus quoi inventer… Avez-vous idée d'un pareil non-sens, milady, et si monstrueux?… Mais les fleurs sont violentes, cruelles, terribles et splendides… comme l'amour!…

Il cueillit une renoncule qui, près de lui, au-dessus du gazon, balançait mollement son capitule d'or, et, avec des délicatesses infinies, lentement, amoureusement, il la fit tourner entre ses gros doigts rouges où le sang séché s'écaillait par places:

—Est-ce pas adorable?… répétait-il, en la contemplant… C'est tout petit, tout fragile… et c'est toute la nature, pourtant… toute la beauté et toute la force de la nature… Cela renferme le monde… Organisme chétif et impitoyable et qui va jusqu'au bout de son désir!… Ah! les fleurs ne font pas de sentiment, milady… Elles font l'amour… rien que l'amour… Et elles le font tout le temps et par tous les bouts… Elles ne pensent qu'à ça… Et comme elles ont raison!… Perverses?… Parce qu'elles obéissent à la loi unique de la Vie, parce qu'elles satisfont à l'unique besoin de la vie, qui est l'amour?… Mais regardez donc!… La fleur n'est qu'un sexe, milady… Y a-t-il rien de plus sain, de plus fort, de plus beau qu'un sexe?… Ces pétales merveilleux… ces soies, ces velours… Ces douces, souples et caressantes étoffes… ce sont les rideaux de l'alcôve… les draperies de la chambre nuptiale… le lit parfumé où les sexes se joignent… où ils passent leur vie éphémère et immortelle à se pâmer d'amour. Quel exemple admirable pour nous!

Il écarta les pétales de la fleur, compta les étamines chargées de pollen, et il dit, encore, les yeux noyés d'une extase burlesque:

—Voyez, milady!… Un… deux… cinq… dix… vingt… Voyez comme elles sont frémissantes!… Voyez!… Ils se mettent, quelquefois à vingt mâles pour le spasme d'une seule femelle!… Hé!… hé!… hé!… Quelquefois, c'est le contraire!…

Un à un, il arracha les pétales de la fleur:

—Et quand elles sont gorgées d'amour, voilà que les rideaux du lit se déchirent… que se dissolvent et tombent les draperies de la chambre… Et les fleurs meurent… parce qu'elles savent bien qu'elles n'ont plus rien à faire… Elles meurent, pour renaître plus tard, et encore, à l'amour!…

Jetant loin de lui le pédoncule dénudé, il clama:

—Faites l'amour, milady… faites l'amour… comme les fleurs!…

Puis, brusquement, il reprit sa trousse, se leva, sa natte de travers, et, nous ayant salués, il s'en alla, par les pelouses, foulant, de son corps pesant et balancé, le gazon tout fleuri de scilles, de doronies et de narcisses.

Clara le suivit du regard quelques instants, et, comme nous nous remettions à marcher vers la cloche:

—Est-il drôle, le gros patapouf! dit-elle… Il a l'air bon enfant…

Je m'écriai stupidement:

—Comment pouvez-vous supposer une telle chose, ma chère Clara?… Mais c'est un monstre!… Il est même effrayant de penser qu'il existe, quelque part, parmi des hommes, un tel monstre!… Je sens que, dorénavant, j'aurai toujours le cauchemar de cette face horrible… et l'effroi de ces paroles… Vous me faites beaucoup de peine, je vous assure…

Clara répliqua vivement:

—Et toi aussi, tu me fais de la peine… Pourquoi prétends-tu que le gros patapouf est un monstre?… Tu n'en sais rien!… Il aime son art, voilà tout!… Comme le sculpteur aime la sculpture, et le musicien la musique… Et il en parle merveilleusement!… Est-ce curieux et agaçant que tu ne veuilles pas te mettre dans l'esprit que nous sommes en Chine et non, Dieu merci, à Hyde-Park ou à la Bodinière, au milieu de tous les sales bourgeois que tu adores?… Pour toi, les mœurs devraient être les mêmes dans tous les pays… Et quelles mœurs!… Belle conception!… Tu ne sens donc pas que ce serait à mourir de monotonie, à ne jamais plus voyager, mon cher!…

Et, tout d'un coup, d'un ton de reproche plus accentué:

—Ah! tu n'es pas gentil, vraiment… Pas une minute ton égoïsme ne désarme, même devant un tout petit plaisir que je te demande… Il n'y a pas moyen de s'amuser un peu avec toi… Tu n'es jamais content de rien… Tu me contraries en tout ce que j'aime… Sans compter que, grâce à toi, nous avons manqué le plus beau, peut-être!… Elle soupira tristement:

—Voilà encore une journée perdue!… Je n'ai pas de chance!…

J'essayai de me défendre et de la calmer.

—Non… non… insista Clara… c'est très mal!… Tu n'es pas un homme… Même du temps d'Annie, c'était la même chose… Tu nous gâtais tout notre plaisir avec tes évanouissements de petite pensionnaire et de femme enceinte… Quand on est comme toi, on reste chez soi… Est-ce bête, vraiment?… On part, gais, heureux… pour s'amuser gentiment, voir des spectacles sublimes, s'exalter à des sensations extraordinaires… et puis, tout d'un coup, on devient triste… et c'est fini!… Non, non!… C'est bête, bête… c'est trop bête!…

Elle se pendit à mon bras, plus fort, et elle eut une moue—une moue de fâcherie et de tendresse—si exquise, que je sentis courir, dans mes veines, un frisson de désir.

—Et moi, qui fais tout ce que tu veux… comme un pauvre chien!… gémit-elle.

Puis:

—Je suis sûre que tu me crois méchante… parce que je m'amuse à des choses qui te font pâlir et trembler?… Tu me crois méchante et sans cœur, pas?…

Sans attendre ma réponse, elle affirma:

—Mais moi aussi, je pâlis… moi aussi je tremble… Sans ça, je ne m'amuserais pas… Alors, tu me crois méchante?…

—Non, chère Clara, tu n'es pas méchante… Tu es…

Elle m'interrompit vivement, me tendit ses lèvres:

—Je ne suis pas méchante… Je ne veux pas que tu me croies méchante… Je suis une petite femme gentille et curieuse… comme toutes les femmes… Et vous, vous n'êtes qu'une vieille poule!… Et je ne vous aime plus… Et baisez votre maman, cher amour… baisez fort… plus fort… bien fort… Non, je ne vous aime plus, petite chiffe… Oui, tenez… c'est cela… vous n'êtes qu'un amour de petite chiffe de rien du tout.

Gaie et sérieuse, souriante et le front barré de plis d'ombre qu'elle avait, dans la colère comme dans la volupté, elle ajouta:

—Dire que je ne suis qu'une femme… une toute petite femme… une femme aussi fragile qu'une fleur… aussi délicate et frêle qu'une tige de bambou… et que, de nous deux, c'est moi l'homme… et que je vaux dix hommes comme toi!…

Et le désir que provoquait en moi sa chair se compliquait d'une immense pitié pour son âme éperdue et folle.

Elle dit encore, avec un léger sifflement de mépris, cette phrase qui, souvent, lui revenait aux lèvres:

—Les hommes!… ça ne sait pas ce que c'est que l'amour, ni ce que c'est que la mort, qui est bien plus belle que l'amour… ça ne sait rien… et c'est toujours triste,… et ça pleure!… Et ça s'évanouit, sans raison, pour des nunus!… Puutt!… Puutt!… Puutt!…

Changeant d'idées, comme un scarabée de fleurs, soudain, elle demanda:

—Est-ce vrai ce que racontait, tout à l'heure, le gros patapouf?

—Quoi donc, chère Clara?… Et que vous importe le gros patapouf!

—Tout à l'heure, le gros patapouf racontait que, chez les fleurs, ils se mettent quelquefois à vingt mâles pour le spasme d'une seule femelle?… C'est vrai, ça?

—Mais, oui!…

—Bien vrai?… Bien… bien vrai?

—Mais, sans doute!

—Il ne se moquait pas de nous, le gros patapouf?… Tu es sûr?…

—Es-tu drôle?… Pourquoi me demandes-tu cela?… Pourquoi me regardes-tu avec des yeux si étranges?… Puisque c'est vrai!…

—Ah!…

Elle resta songeuse… les paupières closes, une seconde… Son haleine s'enflait, sa gorge haletait presque… Et, très bas, elle murmura en appuyant sa tête contre ma poitrine:

—Je voudrais être fleur… Je voudrais… Je voudrais être… tout!…

—Clara!… suppliai-je… ma petite Clara…

Je la tins serrée, dans mes bras… Je la tins bercée, dans mes bras:

—Pas toi?… Toi, tu ne voudrais pas?… Oh! toi, tu aimes mieux rester, toute ta vie, une petite chiffe molle!… Hou, le vilain!

Après un court silence, durant lequel nous entendions davantage, sous nos pas plus pesants, crier le sable rouge de l'allée, elle reprit, d'une voix chantante:

—Et je voudrais aussi… quand je serai morte… je voudrais que l'on mît dans mon cercueil des parfums très forts… des fleurs de thalictre… et des images de péché… de belles images, ardentes et nues, comme celles qui ornent les nattes de ma chambre… Ou bien… je voudrais… être ensevelie… sans robes et sans suaire, dans les cryptes du temple d'Élephanta… avec toutes ces étranges bacchantes de pierre… qui se caressent et se déchirent… de si furieuses luxures… Ah! mon chéri… Je voudrais… je voudrais être morte, déjà!

Et, brusquement:

—Quand on est morte… est-ce que les pieds touchent le bois du cercueil?…

—Clara!… implorai-je… Pourquoi toujours parler de la mort?… Et tu veux que je ne sois pas triste? Je t'en prie… ne me rends pas fou tout à fait… Abandonne ces vilaines idées qui me torturent… et rentrons… Par pitié, ma chère Clara, rentrons.

Elle n'écoutait pas ma prière et elle continuait sur un ton de mélopée dont je ne savais pas… non, en vérité, je ne savais pas si c'était de l'émotion ou de l'ironie, des larmes nerveuses ou du rire grimaçant.

—Si tu es près de moi… quand je mourrai… cher petit cœur… écoute bien!… Tu mettras… c'est cela… tu mettras un joli coussin de soie jaune entre mes pauvres petits pieds et le bois du cercueil… Et puis… tu tueras mon beau chien du Laos… et tu l'allongeras, tout sanglant, contre moi… comme il a coutume de s'allonger lui-même, tu sais, avec une patte sur ma cuisse et une autre patte sur mon sein… Et puis… longtemps… longtemps… tu m'embrasseras, cher amour, sur les dents… et dans les cheveux… Et tu me diras des choses… des choses si jolies… et qui bercent et qui brûlent… des choses comme quand tu m'aimes… Pas, tu veux, mon chéri?… Tu me promets?… Voyons, ne fais pas cette figure d'enterrement… Ce n'est pas de mourir, qui est triste… c'est de vivre quand on n'est pas heureux… Jure! jure que tu me promets!…

—Clara! Clara!… je t'en supplie!… Tais-toi…

J'étais, sans doute, à bout de nerfs… Un flot de larmes jaillit de mes yeux… Je n'aurais pas pu dire la raison de ces larmes qui n'étaient pas très douloureuses, où j'éprouvais, au contraire, comme un soulagement, une détente… Et Clara s'y trompa, en se les attribuant. Ce n'était pas sur elle que je pleurais, ni sur son péché, ni sur la pitié que m'inspirait sa pauvre âme malade, ni sur l'évocation qu'elle venait de faire de sa mort… C'était, peut-être, sur moi seul que je pleurais, sur ma présence dans ce jardin, sur cet amour maudit où je sentais que tout ce qu'il y avait en moi, maintenant, d'élans généreux, de désirs hautains, d'ambitions nobles, se profanait au souffle impur de ces baisers dont j'avais honte, dont j'avais soif aussi?… Eh bien, non!… Et pourquoi me mentir à moi-même?… Larmes toutes physiques… larmes de faiblesse, de fatigue et de fièvre, larmes d'énervement devant des spectacles trop durs pour ma sensibilité déprimée, devant des odeurs trop fortes pour mon odorat, devant les continuelles sautes, de l'impuissance à l'exaspération, de mes désirs charnels… larmes de femme… larmes de rien!…

Certaine que c'était d'elle, d'elle morte… d'elle allongée dans le cercueil que je pleurais, et heureuse de son pouvoir sur moi, Clara se fit délicieusement câline.

—Pauvre mignon!… soupira-t-elle… Tu pleures!… Eh bien, alors, dis tout de suite que le gros patapouf avait l'air bon enfant… Dis-le, pour me faire plaisir… et je me tairai… et plus jamais je ne parlerai de la mort… plus jamais… Allons!… tout de suite… dites-le… petit cochon…

Lâchement, mais aussi pour en finir une bonne fois avec toutes ces idées macabres, je fis ce qu'elle me demandait.

Avec une joie bruyante, elle me sauta au cou, me baisa aux lèvres, et, m'essuyant les yeux, elle s'écria:

—Oh! tu es gentil!… tu es un gentil bébé… un amour de bébé, cher petit cœur!… Et moi, je suis une vilaine femme… une méchante petite femme… qui te taquine, tout le temps, et qui te fait pleurer… Et puis, le gros patapouf est un monstre… je le déteste… et puis, je ne veux pas que tu tues mon beau chien du Laos… et puis, je ne veux pas mourir… Et puis je t'adore, ah!… Et puis… et puis… tout cela, c'était pour rire, tu comprends… Ne pleure plus… ah! ne pleure plus!… Souris, maintenant… souris, avec tes yeux si bons… et ta bouche qui sait des choses si tendres… ta bouche, ta bouche!… Et marchons plus vite… J'aime tant marcher très vite, à ton bras!…

Et son ombrelle, au-dessus de nos têtes qui se touchaient, voletait, légère, brillante et folle, ainsi qu'un grand papillon.

VII

Nous approchions de la cloche.

À droite et à gauche, d'immenses fleurs rouges, d'immenses fleurs pourprées, des pivoines couleur de sang et, dans l'ombre, sous les énormes feuilles en parasol des petasites, les anthuriums, pareils à des plèvres saignantes, semblaient nous saluer au passage, ironiquement, et nous montrer le chemin de torture. Il y avait aussi d'autres fleurs, fleurs de boucherie et de massacre, des tigridias ouvrant des gorges mutilées, des diclytras et leurs guirlandes de petits cœurs rouges, et aussi de farouches labiées à la pulpe dure, charnue, d'un teint de muqueuse, de véritables lèvres humaines—les lèvres de Clara—vociférant du haut de leurs tiges molles.

—Allez, mes chéris… allez donc plus vite… Là où vous allez, il y a encore plus de douleurs, plus de supplices, plus de sang qui coule et s'égoutte à travers le sol… plus de corps tordus, déchirés, râlant sur les tables de fer… plus de chairs hachées qui se balancent à la corde des gibets… plus d'épouvante et plus d'enfer… Allez, mes amours, allez, lèvres contre lèvres et la main dans la main. Et regardez entre les feuillages et les treillages, regardez se développer l'infernal diorama, et la diabolique fête de la mort.

Toute frémissante, les dents serrées, ses yeux redevenus ardents et cruels, Clara s'était tue… Elle s'était tue et, tout en marchant, elle écoutait la voix des fleurs en qui elle reconnaissait sa propre voix à elle, sa voix des jours terribles et des nuits homicides, une voix de férocité, de volupté, de douleur aussi, et qui, en même temps que des profondeurs de la terre et des profondeurs de la mort, semblait venir des profondeurs, plus profondes et plus noires, de son âme.

Un bruit strident comme un grincement de poulie traversa l'air… Puis, ce fut quelque chose de très doux, de très pur, de pareil à la résonance d'une coupe de cristal contre laquelle, le soir, s'est heurté le vol d'une phalène. Nous entrions alors, dans une vaste allée tournante, bordée de chaque côté par de hauts treillages qui répandaient, sur le sable, des ombres criblées de petits losanges de lumières. Entre les treillages et les feuillages, Clara, avidement, regarda. Et, malgré moi, malgré ma sincère résolution de désormais fermer les yeux au spectacle maudit, attiré par cet étrange aimant de l'horreur, vaincu par cet invincible vertige des curiosités abominables, moi aussi, entre les feuillages et les treillages, je regardai.

Et voici ce que nous vîmes…

Sur le plateau d'un tertre, vaste et bas, auquel l'allée aboutissait par une montée insensible et continue, c'était un espace tout rond, artistement disposé en arboretum, par de savants jardiniers. Énorme, trapue, d'un bronze mat lugubrement patiné de rouge, la cloche, au centre de cet espace, était suspendue par le crochet d'une poulie sur la traverse supérieure d'une sorte de guillotine en bois noir dont les montants s'ornaient d'inscriptions dorées et de masques terrifiants. Quatre hommes, nus jusqu'à la ceinture, les muscles bandés, la peau distendue jusqu'à n'être plus qu'un paquet de bosses difformes, tiraient sur la corde de la poulie et c'est à peine si leurs efforts rythmiquement combinés parvenaient à ébranler, à soulever la pesante masse de métal qui, à chaque secousse, exhalait un son presque imperceptible, ce son doux, pur, plaintif que nous avions entendu tout à l'heure, et dont les vibrations allaient se perdre et mourir dans les fleurs. Le battant, lourd pilon de fer, avait, alors, un léger mouvement d'oscillation, mais n'atteignait plus les parois sonores, lasses d'avoir si longtemps sonné l'agonie d'un pauvre diable. Sous la coupole de la cloche, deux autres hommes, les reins nus, le torse ruisselant de sueur, sanglés d'une étoffe de laine brune, se penchaient sur quelque chose qu'on ne voyait pas… Et leurs poitrines dont les côtes saillaient, leurs flancs maigres soufflaient comme ceux des chevaux fourbus.

Tout cela se distinguait vaguement, un peu confus, un peu brouillé, se rompait soudain par mille interpositions de choses et se recomposait ensuite, d'ensemble, dans les interstices des feuillages et les losanges des treillages.

—Il faut se dépêcher… il faut se dépêcher!… s'écria Clara qui, pour marcher plus vite, ferma son ombrelle et releva sa robe sur les hanches, d'un geste hardi.

L'allée tournait toujours, tantôt ensoleillée, tantôt ombreuse et changeait d'aspect, à chaque instant, mêlant à plus de beauté florale, plus d'inexorable horreur.

—Regarde bien, mon chéri, dit Clara… regarde partout… Nous voici dans la plus belle, dans la plus intéressante partie du jardin… Tiens! ces fleurs! oh! ces fleurs!

Et elle me désigna de bizarres végétaux qui croissaient dans une partie du sol où l'on voyait l'eau sourdre de tous côtés… Je m'approchai… C'étaient, sur de hautes tiges, squamifères et tachées de noir comme des peaux de serpents, d'énormes spathes, sortes de cornets évasés d'un violet foncé de pourriture à l'intérieur, à l'extérieur d'un jaune verdâtre de décomposition, et semblables à des thorax ouverts de bêtes mortes… Du fond de ces cornets, sortaient de longs spadices sanguinolents, imitant la forme de monstrueux phallus… Attirées par l'odeur de cadavre que ces horribles plantes exhalaient, des mouches volaient autour, par essaims serrés, des mouches s'engouffraient au fond de la spathe, tapissée, de haut en bas, de soies contractiles qui les enlaçaient et les retenaient prisonnières, plus sûrement que des toiles d'araignées… Et le long des tiges, les feuilles digitées se crispaient, se tordaient, telles des mains de suppliciés.

—Tu vois, cher amour, professa Clara… ces fleurs ne sont point la création d'un cerveau malade, d'un génie délirant… c'est de la nature… Quand je te dis que la nature aime la mort!…

—La nature aussi crée les monstres!

—Les monstres!… les monstres!… D'abord, il n'y a pas de monstres!… Ce que tu appelles des monstres ce sont des formes supérieures ou en dehors, simplement, de ta conception… Est-ce que les dieux ne sont pas des monstres?… Est-ce que l'homme de génie n'est pas un monstre, comme le tigre, l'araignée, comme tous les individus qui vivent, au-dessus des mensonges sociaux, dans la resplendissante et divine immoralité des choses?… Mais, moi aussi, alors, je suis un monstre!…

Nous étions maintenant engagés entre des palissades de bambous, le long desquelles couraient des chèvrefeuilles, des jasmins odorants, des bignones, des mauves arborescentes, des hibiscus grimpants, non encore fleuris. Un ménisperme étreignait une colonne de pierre de ses lianes innombrables. Au haut de la colonne, grimaçait une face de divinité hideuse dont les oreilles s'éployaient en ailes de chauve-souris, et dont la chevelure finissait en cornes de feu. Des incarvilléas, des hémérocalles, des morées, des delphiniums nudicaules en dissimulaient la base qui se perdait dans leurs clochettes roses, leurs thyrses écarlates, leurs calices d'or et leurs étoiles purpurines. Couvert d'ulcères et mangé de vermine, un bonze mendiant qui paraissait être le gardien de cet édifice, et qui dressait des mangoustes de Tourane à faire des sauts périlleux, nous injuria en nous apercevant…

—Chiens!… chiens!… chiens!…

Il fallut jeter quelques pièces de monnaie à cet énergumène dont les invectives dépassaient tout ce que l'indignation la plus ordurière peut concevoir d'outrageantes obscénités.

—Je le connais! dit Clara. Il est comme tous les prêtres de toutes les religions… il veut nous effrayer pour se faire donner un peu d'argent… mais ce n'est pas un mauvais diable!

De place en place, dans les renfoncements de la palissade, simulant des salles de verdure et des parterres de fleurs, les banquettes de bois, armées de chaînes et de colliers de bronze, les tables de fer en forme de croix, les billots, les grils, les gibets, les machines à écartèlement automatique, les lits bardés de lames coupantes, hérissés de pointes de fer, les carcans fixes, les chevalets et les roues, les chaudières et les bassines au-dessus des foyers éteints, tout un outillage de sacrifice et de torture étalait du sang, ici séché et noirâtre, là, gluant et rouge. Des flaques de sang remplissaient les parties creuses; de longues larmes de sang figé pendaient par les assemblages disjoints… Autour de ces mécanismes, le sol achevait de pomper le sang… Du sang encore étoilait de rouge la blancheur des jasmins, marbrait le rose coralin des chèvrefeuilles, le mauve des passiflores, et de petits morceaux de viande humaine, qui avaient volé sous les coups des fouets et des lanières de cuir, s'accrochaient, çà et là, à la pointe des pétales et des feuilles… Voyant que je faiblissais et que je bronchais aux flaques, dont les taches s'élargissaient et gagnaient le milieu de l'allée, Clara, d'une voix douce, m'encourageait:

—Ce n'est rien encore, mon chéri… Avançons!…

Mais il était difficile d'avancer. Les plantes, les arbres, l'atmosphère, le sol étaient pleins de mouches, d'insectes ivres, de coléoptères farouches et batailleurs, de moustiques gorgés. Toute la faune des cadavres éclosait là, par myriades, autour de nous, dans le soleil… Des larves immondes grouillaient dans les mares rouges, tombaient des branches, en grappes molles… Le sable semblait respirer, semblait marcher, soulevé par un mouvement, par un pullulement de vie vermiculaire. Assourdis, aveuglés, nous étions, à chaque instant, arrêtés par tous ces essaims bourdonnants, qui se multipliaient, et dont je redoutais pour Clara les piqûres mortelles… Et nous avions, parfois, cette sensation horrible que nos pieds enfonçaient dans la terre détrempée, comme s'il avait plu du sang!…

—Ce n'est rien encore… répétait Clara… Avançons!…

Et voici que, pour compléter le drame, des faces humaines apparurent… des équipes d'ouvriers qui, d'un pas nonchalant, venaient nettoyer et réparer les instruments de torture, car l'heure était passée des exécutions dans le jardin… Ils nous regardèrent, étonnés sans doute de rencontrer en cette minute, et à cette place, deux êtres encore debout, deux êtres encore vivants et qui avaient toujours leur tête, leurs jambes, leurs bras… Plus loin, accroupi sur la terre, dans la posture d'un magot de potiche, nous vîmes un potier ventru et débonnaire qui vernissait des pots de fleurs, fraîchement cuits; près de lui, un vannier, d'un doigt indolent et précis, tressait des joncs souples et des pailles de riz, ingénieux abris pour les plantes. Sur une meule, un jardinier aiguisait son greffoir, en chantonnant des airs populaires, tandis que, mâchant des feuilles de bétel, et dodelinant de la tête, une vieille femme récurait placidement une sorte de gueule de fer, dont les dents aiguës gardaient encore, à leurs pointes, d'immondes débris humains. Nous vîmes encore des enfants tuer à coups de bâton des rats dont ils emplissaient des paniers. Et le long des palissades, affamés et féroces, traînant l'impériale splendeur de leur manteau dans la boue sanglante, des paons, des troupeaux de paons piquaient de leur bec le sang jailli au cœur des fleurs, et, avec des gloussements carnassiers, happaient les lambeaux de chair collés au feuillage.

Une odeur fade d'abattoir, qui persistait par-dessus toutes les autres odeurs et les dominait, nous retourna le cœur et nous fit monter à la gorge d'impérieuses nausées. Clara, elle-même, fée des charniers, ange des décompositions et des pourritures, moins soutenue par ses nerfs, peut-être, avait légèrement pâli… La sueur perlait à ses tempes… Je vis se révulser ses yeux et faiblir ses jambes.

—J'ai froid! dit-elle.

Elle eut vers moi un regard de véritable détresse. Ses narines, toujours gonflées comme des voiles au vent de la mort, s'étaient amincies… Je crus qu'elle allait défaillir…

—Clara! suppliai-je… Vous voyez bien que c'est impossible… et qu'il y a un degré d'horreur que, vous-même, vous ne pouvez pas dépasser…

Je lui tendis mes deux bras… mais elle les repoussa, et, se raidissant contre le mal, de toute l'indomptable énergie de ses frêles organes:

—Est-ce que vous êtes fou?… fit-elle… Allons, mon chéri… plus vite… marchons plus vite!…

Pourtant, elle prit son flacon, en respira les sels…

—C'est vous qui êtes tout pâle… et qui marchez comme un homme ivre… Moi, je ne suis pas malade… je suis très bien… et j'ai envie de chanter…

Elle commença de chanter:

Ses vêtements sont des jardins d'été.
Et des…

Elle avait trop présumé de ses forces… sa voix s'étrangla brusquement dans sa gorge…

Je pensai l'occasion bonne de la ramener… de l'émouvoir, de la terrifier, peut-être… Vigoureusement, je tentai de l'attirer vers moi.

—Clara!… ma petite Clara!… Il ne faut pas défier ses forces… il ne faut pas défier son âme… Rentrons, je t'en prie!…

Mais elle protesta:

—Non… non… laisse-moi… ne dis rien… ce n'est rien… Je suis heureuse!

Et, vivement, elle se dégagea de mon étreinte:

—Tu vois!… Il n'y a même pas de sang sur mes souliers…

Puis, agacée:

—Dieu! que ces mouches sont assommantes!… Pourquoi y a-t-il tant de mouches ici?… Et ces horribles paons, pourquoi ne les fais-tu pas taire?

J'essayai de les chasser… quelques-uns s'obstinèrent à leur glane sanglante; quelques-uns, lourdement s'envolèrent et, poussant des cris plus stridents, ils se perchèrent non loin de nous, au haut des palissades, et dans les arbres d'où leurs traînes retombèrent, pareilles à des écroulements d'étoffes brodées d'éblouissants joyaux…

—Sales bêtes!… fit Clara.

Grâce aux sels dont elle avait longuement respiré les émanations cordiales, grâce surtout à son implacable volonté de ne pas défaillir, son visage avait déjà retrouvé ses couleurs rosées, ses jarrets leur mouvement souple et nerveux… Alors, elle chanta d'une voix raffermie:

Ses vêtements sont des jardins d'été
Et des temples, un jour de fête,
Ses seins durs et rebondis
Luisent comme une couple de vases d'or
Remplis de liqueurs enivrantes
Et de grisants parfums…
J'ai trois amies…

Après un moment de silence, elle se remit à chanter d'une voix plus forte, qui couvrait le bourdonnement des insectes:

Les cheveux de la troisième sont nattés,
Et roulés sur sa tête.
Et jamais ils n'ont connu la douceur des huiles parfumées.
Sa face qui exprime la luxure est difforme
Et son corps est pareil à celui d'un porc…
Toujours elle gronde et grogne…
Ses seins et son ventre exhalent l'odeur de poisson,
Et son lit est plus répugnant que le nid de la huppe.
C'est celle-là que j'aime.
Et celle-là, je l'aime parce qu'il est quelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté: la divine pourriture.
La pourriture en qui réside la chaleur éternelle de vie,
En qui s'élabora l'éternel renouvellement des métamorphoses!…
J'ai trois amies.

Et pendant qu'elle chantait, pendant que sa voix allait s'égrenant parmi les horreurs du jardin, un nuage se montra, très haut, très loin… Dans l'immensité du ciel, il était comme une toute petite barque rose, une toute petite barque, avec des voiles de soie qui grandissaient à mesure qu'elle avançait, dans un glissement doux.

Et quand elle eut fini de chanter:

—Oh! le petit nuage! s'écria Clara, redevenue toute joyeuse… Regarde comme il est joli, tout rose, sur l'azur!… Tu ne le connais pas?… Tu ne l'as jamais vu?… Mais c'est un petit nuage mystérieux… et peut-être même que ce n'est pas un petit nuage du tout… Chaque jour, à la même heure, il apparaît, venant on ne sait d'où… Et il est toujours seul, toujours rose… Il glisse, glisse, glisse… Puis il se fait moins dense, il s'effiloche, s'éparpille, se dissipe, se fond dans le firmament… Il est parti!… Et, pas plus que d'où il est venu, personne ne sait où il s'en est allé!… Il y a ici des astronomes très savants qui croient que c'est un génie… Moi, je crois que c'est une âme qui voyage… une pauvre petite âme égarée comme la mienne…

Et elle ajouta, se parlant à elle-même:

—Et si c'était l'âme de la pauvre Annie?

Durant quelques minutes, elle contempla le nuage inconnu qui, déjà, pâlissait et, peu à peu, s'évanouissait…

—Tiens!… le voilà qui fond… qui fond… C'est fini!… Plus de petit nuage!… Il est parti!…

Elle demeura silencieuse et charmée, les yeux perdus dans le ciel.

Une brise légère s'était levée, qui faisait courir dans les arbres un frémissement doux, et le soleil était moins dur, moins accablant; sa lumière se cuivrait magnifiquement vers l'ouest, s'amollissait à l'orient, dans des tons gris perle, d'une nacrure nuancée à l'infini. Et les ombres des kiosques, des grands arbres, des Buddhas de pierre s'allongeaient plus minces, moins découpées et toutes bleues, sur les pelouses…

VIII

Nous étions près de la cloche.

De très hautes tiges de prunier à fleurs doubles serrées l'une contre l'autre en interceptaient la vue. Nous la devinions par un peu plus d'ombre entre les feuilles, entre les fleurs, de petites fleurs pomponnées, blanches et toutes rondes, comme des pâquerettes.

Les paons nous avaient suivis à quelques mètres, effrontés et prudents à la fois, tendant le col, étalant sur le sable rouge la splendide traîne de leur queue ocellée. Il y en avait aussi de tout blancs, d'un blanc de velours, dont le poitrail était moucheté de taches sanglantes et dont la tête cruelle se diadémait d'une large aigrette en éventail, où chaque plume, mince et raide, portait à la pointe comme une gouttelette tremblante de cristal rose.

Tables de fer, chevalets dressés, armatures sinistres se multipliaient. À l'ombre d'un tamarix géant, nous aperçûmes une sorte de fauteuil rococo. Les accoudoirs chantournés étaient faits alternativement d'une scie et d'une lame d'acier coupant, le dossier et le siège d'une réunion de piques de fer. À l'une de ces piques un lambeau de chair pendait. Légèrement, adroitement, Clara l'enleva du bout de son ombrelle et le jeta aux paons voraces qui se précipitèrent, en battant des ailes, et se le disputèrent à grands coups de bec. Durant quelques minutes, ce fut une éblouissante mêlée, un entrechoquement de pierreries si fulgurant que, malgré tous mes dégoûts, je m'attardai à en admirer le spectacle merveilleux. Perchés dans les arbres voisins, des lophophores, des faisans vénérés, de grands coqs combattants de la Malaisie, aux cuirasses damasquinées, surveillaient le manège des paons, et, sournois, attendaient l'heure du festin.

Brusquement, dans le mur des pruniers, s'ouvrait une large trouée, une sorte d'arche de lumière et de fleurs, et la cloche était là, devant nous, était là, énorme et terrible, devant nous… Ses lourdes charpentes, vernies de noir, décorées d'inscriptions d'or et de masques rouges, ressemblaient au profil d'un temple et luisaient dans le soleil, étrangement. Tout autour, le sol, entièrement recouvert d'une couche de sable où le son s'étouffait, était circonscrit par le mur des pruniers fleuris, fleuris de ces fleurs épaisses qui tapissaient, de leurs bouquets blancs, toute la hauteur des tiges. Du milieu de ce cirque rouge et blanc, la cloche était sinistre à voir. C'était, en quelque sorte, comme un gouffre en l'air, un abîme suspendu qui semblait monter de la terre au ciel, et dont on ne voyait pas le fond, où s'accumulaient de muettes ténèbres.

Et nous comprîmes, à ce moment, sur quoi étaient penchés les deux hommes dont les torses maigres et les reins, sanglés de laine brune, nous étaient apparus, sous le dôme de la cloche, dès notre entrée dans cette partie du jardin. Ils étaient penchés sur un cadavre qu'ils débarrassaient des liens de corde, des lanières de cuir au moyen desquels il avait été solidement ligoté. Le cadavre, couleur d'argile ocreuse, était entièrement nu, et sa face touchait le sol. Il était affreusement contracté, les muscles en sursaut, la peau toute en houles violentes, ici creusée, là boursouflée, comme par une tumeur. On sentait que le supplicié s'était longtemps débattu, qu'il avait vainement tenté de rompre ses liens et que, sous l'effort désespéré et continu, liens de corde et lanières de cuir étaient entrés peu à peu dans la chair où ils faisaient maintenant des bourrelets de sang brun, de pus figé, de tissu verdâtre. Le pied sur le mort, le dos bombé, les deux bras bandés comme des câbles, les hommes tiraient sur les liens qu'ils ne pouvaient arracher qu'en ramenant des lambeaux de chair… Et de leur gorge sortait un ahan rythmique, qui s'achevait bientôt en un rauque sifflement…

Nous nous approchâmes…

Les paons s'étaient arrêtés. Grossis de nouveaux troupeaux, ils emplissaient, maintenant, l'allée circulaire et l'ouverture fleurie qu'ils n'osaient pas franchir… Nous entendions, derrière nous, leurs rumeurs, et leur sourd piétinement de foule. C'était, en effet, comme une foule accourue au seuil d'un temple, une foule serrée, pressée, impatiente, étouffée, respectueuse et qui, cous tendus, yeux ronds, hagarde et bavarde, regarde s'accomplir un mystère qu'elle ne comprend pas.

Nous nous approchâmes encore.

—Vois, mon chéri, me dit Clara, comme tout cela est curieux et unique… et quelle magnificence!… En quel autre pays, trouver un pareil spectacle?… Une salle de torture parée comme pour un bal… et cette foule éblouissante des paons, servant d'assistance, de figuration, de populaire, de décor à la fête!… Dirait-on pas que nous sommes transportés, hors la vie, parmi les imaginations et les poésies de très anciennes légendes?… Est-ce que, vraiment, tu n'es pas émerveillé?… Moi, il me semble que je vis ici, toujours, dans un rêve!…

Des faisans, aux plumages éclatants, aux longues queues orfévrées, volaient, se croisaient au-dessus de nous. Plusieurs osèrent se percher, de place en place, sur le sommet des tiges en fleurs.

Clara, qui suivait tous les caprices de formes et de couleurs de ces vols féeriques, reprit, après quelques minutes d'un silence charmé:

—Admire, mon amour, comme les Chinois, si méprisés de ceux qui ne les connaissent point, sont véritablement d'étonnantes gens!… Pas un peuple n'a su assouplir et domestiquer la nature, avec une intelligence aussi précise… Quels artistes uniques!… et quels poètes!… Regarde ce cadavre qui sur le sable rouge a le ton des vieilles idoles… Regarde-le bien… car c'est extraordinaire… On dirait que les vibrations de la cloche, sonnant à toute volée, ont pénétré dans ce corps comme une matière dure et refoulante… qu'elles en ont soulevé les muscles, fait craquer les veines, tordu et broyé les os… Un simple son, si doux à l'oreille, si délicieusement musical, si émouvant pour l'esprit, devenant quelque chose de mille fois plus terrible et douloureux que tous les instruments compliqués du vieux patapouf!… Crois-tu que c'est affolant?… Non, mais concevoir cette chose prodigieuse, que ce qui fait pleurer d'extase et de mélancolie divine les vierges amoureuses qui passent, le soir, dans la campagne, peut aussi faire rugir de souffrance, peut aussi faire mourir, dans la plus indicible souffrance, une misérable carcasse humaine… je dis que c'est du génie… Ah! l'admirable supplice!… et si discret, puisqu'il s'accomplit dans les ténèbres… et dont l'horreur, quand on y réfléchit un peu, ne saurait être égalée à aucune autre… D'ailleurs, comme le supplice de la caresse, il est très rare aujourd'hui, et tu as de la chance de l'avoir vu, à ta première visite dans ce jardin… On m'a assuré que les Chinois l'avaient rapporté de Corée, où il est très ancien et où, paraît-il, il est demeuré fréquent… Nous irons en Corée, si tu veux… Les Coréens sont des tortureurs d'une férocité inimitable… et ils fabriquent les plus beaux vases du monde, des vases d'un blanc épais, tout à fait unique, et qui semblent avoir été trempés… ah! si tu savais!—dans des bains de liqueur séminale!…

Puis, revenant au cadavre:

—Je voudrais savoir qui est cet homme!… Car on n'ordonne, ici, le supplice de la cloche, que pour les criminels de qualité… les princes qui conspirent… les hauts fonctionnaires qui ne plaisent plus à l'Empereur… C'est un supplice aristocratique et presque glorieux…

Elle me secoua le bras:

—Cela n'a pas l'air de t'emballer, ce que je dis… Et tu ne m'écoutes même pas!… Mais songe donc… Cette cloche qui sonne… qui sonne… C'est si doux!… Quand on l'entend, de loin, cela vous donne l'idée de pâques mystiques… de messes joyeuses… de baptêmes… de mariages… Et c'est la plus terrifiante des morts!… Moi je trouve cela inouï… Et toi?

Et comme je ne répondais pas:

—Si… si… insista-t-elle… Dis que c'est inouï!… Je veux, je veux!… Sois gentil!…

Devant mon silence persistant, elle eut un petit mouvement de colère.

—Comme tu es désagréable!… fit-elle… Jamais tu n'aurais une gentillesse pour moi!… Qu'est-ce qui pourra donc te dérider?… Ah! je ne veux plus t'aimer… je n'ai plus de désirs pour toi… Cette nuit, tu coucheras, tout seul, dans le kiosque… Moi, j'irai retrouver ma petite Fleur-de-Pêcher, qui est bien plus gentille que toi, et qui connaît l'amour, mieux que les hommes…

Je voulus bégayer je ne sais quoi.

—Non, non… laissez!… C'est fini!… Je ne veux plus vous parler… Et je regrette de n'avoir pas amené Fleur-de-Pêcher… Vous êtes insupportable… vous me rendez triste… Vous me rendez bête… C'est odieux!… Et voilà une journée perdue, que je m'étais promise si exaltante, avec toi!…

Son bavardage, sa voix m'irritaient. Depuis quelques instants, je ne voyais même plus sa beauté. Ses yeux, ses lèvres, sa nuque, ses lourds cheveux d'or, et jusqu'aux ardeurs de son désir, et jusqu'aux luxures de son péché, tout, en elle, me semblait hideux, maintenant. Et de son corsage entrouvert, de la nudité rose de sa poitrine où, tant de fois, j'avais respiré, j'avais bu, j'avais mordu l'ivresse de si grisants parfums, montait l'exhalaison d'une chair putréfiée, de ce petit tas de chair putréfiée, qu'était son âme… Plusieurs fois, j'avais été tenté de l'interrompre par un violent outrage… de lui fermer la bouche avec mes poings… de lui tordre la nuque… Je sentais se lever en moi, contre cette femme, une haine si sauvage que, lui saisissant le bras, rudement, je criai, d'une voix égarée:

—Taisez-vous!… Ah! taisez-vous!… ne me parlez plus jamais, jamais!… Car, j'ai envie de vous tuer, démon!… Je devrais vous tuer, et vous jeter ensuite au charnier, charogne!

Malgré mon exaltation, j'eus peur de mes propres paroles… Mais, pour les rendre, enfin, irrémédiables, je répétai, en lui meurtrissant le bras de mes mains forcenées:

—Charogne!… charogne!… charogne!

Clara n'eut pas un mouvement de recul, pas même un mouvement des paupières… Elle avança sa gorge, offrit sa poitrine… Son visage s'illumina d'une joie inconnue et resplendissante… Simplement, lentement, avec une douceur infinie, elle dit:

—Eh bien!… tue-moi, chéri… J'aimerais être tuée par toi, cher petit cœur!…

Ç'avait été un éclair de révolte dans la longue et douloureuse passivité de ma soumission… Il s'éteignit aussi vite qu'il s'était allumé… Honteux du cri injurieusement ignoble que je venais de proférer, je lâchai le bras de Clara… et toute ma colère, due à une excitation nerveuse, fondit subitement dans un grand accablement.

—Ah! tu vois… fit Clara, qui ne voulut pas profiter davantage de ma piteuse défaite et de son trop facile triomphe… tu n'as même pas ce courage, qui serait beau… Pauvre bébé!…

Et comme si rien ne se fût passé entre nous, elle se remit à suivre, d'un regard passionné, l'affreux drame de la cloche…

Durant cette courte scène, les deux hommes s'étaient reposés. Ils paraissaient exténués. Maigres, haletants, les côtes saillant sous la peau, les cuisses décharnées, ils ne représentaient plus rien d'humain… La sueur coulait, comme d'une gouttière, par la pointe de leurs moustaches, et leurs flancs battaient comme ceux des bêtes forcées par les chiens… Mais un surveillant apparut, tout d'un coup, le fouet en main. Il vociféra des mots de colère et, à tour de bras, il cingla de son fouet les reins osseux des deux misérables qui reprirent leur besogne en hurlant…

Effrayés par le claquement du fouet, les paons poussèrent des cris, battirent des ailes. Il y eut, parmi eux, comme un tumulte de fuite… une bousculade tourbillonnante, une déroute de panique. Puis, peu à peu rassurés, ils revinrent, un à un, couple par couple, groupe par groupe, reprendre leur place sous l'arche en fleurs, gonflant davantage la splendeur de leur gorge et dardant sur la scène de mort de plus féroces regards… Les faisans, qui continuaient de passer rouges, jaunes, bleus, verts, au-dessus du cirque blanc, brodaient d'éclatantes soies, de décors sveltes et changeants, le lumineux plafond du ciel.

Clara appela le surveillant et engagea avec lui, en chinois, un bref colloque qu'elle me résumait, au fur et à mesure des réponses.

—Ce sont ces deux pauvres diables qui ont sonné la cloche… Quarante-deux heures sans boire, sans manger, sans un seul repos!… Crois-tu?… Et comment ne sont-ils pas morts, eux aussi?… Je sais bien que les Chinois ne sont pas faits comme nous, qu'ils ont dans la fatigue et dans la douleur physique une endurance extraordinaire… Ainsi, moi, j'ai voulu voir combien de temps un Chinois pouvait travailler sans prendre de nourriture… Douze jours, chéri… il ne tombe qu'au bout du douzième jour!… C'est à ne pas croire!… Il est vrai que le travail que je lui imposais n'était rien auprès de celui-là… Je lui faisais bêcher la terre, sous le soleil…

Elle avait oublié mes injures, sa voix était redevenue amoureuse et caressante, comme lorsqu'elle me contait un beau conte d'amour… Elle poursuivit:

—Car tu ne doutes pas, chéri, des efforts violents, continus, surhumains qu'il faut, pour mettre en branle et actionner le battant de la cloche?… Beaucoup, même parmi les plus forts, y succombent… Une veine rompue… une lésion des reins… et ça y est!… Ils tombent morts, tout d'un coup, sur la cloche!… Et ceux qui n'en meurent pas, sur place, y gagnent des maladies dont ils ne guérissent jamais!… Vois, comme par le frottement de la corde, leurs mains sont gonflées et saignantes!… Du reste, il paraît que ce sont des condamnés, eux aussi!… Ils meurent en tuant, et les deux supplices se valent, va!… C'est égal… il faut être bon pour ces misérables… quand le surveillant sera parti, tu leur donneras quelques taëls, pas?

Et, revenant au cadavre:

—Ah! tu sais… je le connais maintenant… c'est un gros banquier de la ville… il était très riche et volait tout le monde… Mais ce n'est pas pour cela qu'il fut condamné au supplice de la cloche. Le surveillant ne sait pas exactement pourquoi… on dit qu'il trahissait avec les Japonais… Il faut bien dire quelque chose…

À peine avait-elle prononcé ces paroles, que nous entendîmes comme des plaintes sourdes, comme des sanglots étouffés… Cela venait, en face de nous, de derrière le mur blanc, le long duquel des pétales se détachaient et tombaient lentement sur le sable rouge… Chute de larmes et de fleurs!

—C'est la famille… expliqua Clara… Elle est là, selon l'usage, attendant qu'on lui livre le corps du supplicié.

À ce moment, les deux hommes exténués qui, par un prodige de volonté, se tenaient encore debout, retournèrent le cadavre. Clara et moi, simultanément, nous poussâmes un même cri. Et, se serrant contre moi, et me déchirant l'épaule de ses ongles:

—Oh!… chéri!… chéri!… chéri!… fit-elle.

Exclamation par où elle exprimait toujours l'intensité de son émotion aux approches de la terreur comme de l'amour.

Et nous regardions le cadavre et, dans un même mouvement de stupeur, nous tendions le cou vers le cadavre et nous ne pouvions détacher notre vue du cadavre.

Sur sa face toute convulsée et dont tous les muscles rétractés dessinaient, creusaient d'affreuses grimaces et des angles hideux, la bouche tordue, découvrant les gencives et les dents, mimait un rire effroyable de dément, un rire que la mort avait raidi, fixé et, pour ainsi dire, modelé dans tous les plis de la peau. Les deux yeux, démesurément ouverts, dardaient sur nous un regard qui ne regardait plus, mais où l'expression de la plus terrifiante folie demeurait, et si prodigieusement ricanant, si paroxystement fou, ce regard, que jamais, dans les cabanons des asiles, il ne me fut donné d'en surprendre un pareil aux yeux d'un vivant.

En observant, sur le corps, tous ces déplacements musculaires, toutes ces déviations des tendons, tous ces soulèvements des os, et, sur la face, ce rire de la bouche, cette démence des yeux survivant à la mort, je compris combien plus horrible que n'importe quelle autre torture avait dû être l'agonie de l'homme couché quarante-deux heures dans ses liens, sous la cloche. Ni le couteau qui dépèce, ni le fer rouge qui brûle, ni les tenailles qui arrachent, ni les coins qui écartent les jointures, font craquer les articulations et fendent les os comme des morceaux de bois, ne pouvaient exercer plus de ravages sur les organes d'une chair vive, et emplir un cerveau de plus d'épouvante que ce son de cloche invisible et immatériel devenant, à lui seul, tous les instruments connus de supplice, s'acharnant, en même temps, sur toutes les parties sensibles et pensantes d'un individu, faisant l'office de plus de cent bourreaux…

Les deux hommes s'étaient remis à tirer sur les liens, leur gorge à siffler, leurs flancs à battre plus vite. Mais la force leur manquait, leur coulait des membres en ruisseaux de sueur. À peine si, maintenant, ils pouvaient se tenir debout, et, de leurs doigts raidis, ankylosés, tendre les lanières de cuir…

—Chiens! hurla le surveillant…

Un coup de fouet leur enveloppa les reins et ne les fit même pas se redresser contre la douleur. Il semblait que de leurs nerfs débandés toute sensibilité eût disparu. Leurs genoux, de plus en plus ployés, de plus en plus tremblants, s'entrechoquaient. Ce qui leur restait de muscles sous la peau écorchée se contractait en mouvements tétaniques… Tout d'un coup, l'un d'eux, à bout d'épuisement, lâcha les liens, poussa une petite plainte rauque, et, portant les bras en avant, il tomba près du cadavre, la face contre le sol, en rejetant, par la bouche, un flot de sang noir.

—Debout!… lâche!… debout, chien!… cria encore le surveillant…

À quatre reprises, le fouet siffla et claqua sur le dos de l'homme… Les faisans perchés sur les tiges fleuries s'envolèrent avec un grand bruit d'ailes. J'entendis derrière nous les rumeurs affolées des paons… Mais l'homme ne se releva pas… Il ne bougeait plus et la tache de sang s'élargissait sur le sable… L'homme était mort!…

Alors, j'entraînai Clara dont les petits doigts m'entraient dans la peau… Je me sentais très pâle, et je marchais, et je trébuchais comme un ivrogne…

—C'est trop!… c'est trop!… ne cessais-je de répéter.

Et Clara, qui me suivait docilement, répétait aussi:

—Ah! tu vois, mon chéri!… je savais bien, moi!… t'avais-je menti?

Nous gagnâmes une allée qui conduisait au bassin central et les paons, qui nous avaient suivis jusque-là, nous abandonnèrent tout d'un coup et se répandirent, à grand bruit, à travers les massifs et les pelouses du jardin.

Cette allée, très large, était, de chaque côté, bordée d'arbres morts, d'immenses tamariniers dont les grosses branches dénudées s'entrecroisaient en dures arabesques sur le ciel. Une niche était creusée dans chaque tronc. La plupart restaient vides, quelques-unes enfermaient des corps d'hommes et de femmes violemment tordus et soumis à de hideux et obscènes supplices. Devant les niches occupées, une sorte de greffier, en robe noire, se tenait debout, très grave, avec une écritoire sur le ventre et un registre de justice dans les mains.

—C'est l'allée des prévenus… me dit Clara… Et ces gens debout que tu vois ne sont là que pour recueillir les aveux que la souffrance prolongée pourrait arracher à ces malheureux… Il est rare qu'ils avouent… ils préfèrent mourir ainsi, pour n'avoir pas à traîner leur agonie dans les cages du bagne et, finalement, périr en d'autres supplices… Généralement, les tribunaux n'abusent pas, sauf dans les crimes politiques, de la prévention… Ils jugent en bloc, par fournées, au petit bonheur… Du reste, tu vois que les prévenus ne sont pas nombreux et que la plupart des niches sont vides… Il n'en est pas moins vrai que l'idée est ingénieuse. Je crois bien qu'elle leur vient de la mythologie grecque… C'est, dans l'horreur, une transposition de cette fable charmante des hamadryades, captives des arbres!

Clara s'approcha d'un arbre dans lequel râlait une femme encore jeune. Elle était suspendue, par les poignets, à un crochet de fer et les poignets étaient réunis entre deux pièces de bois, serrées à grande force. Une corde raboteuse, en filaments de coco, couverte de piment pulvérisé et de moutarde, trempée dans une solution de sel s'enroulait autour des deux bras.

—On maintient cette corde, voulut bien remarquer mon amie, jusqu'à ce que les membres soient enflés au quadruple de leur grosseur naturelle… Alors, on la retire, et les ulcères qu'elle produit souvent crèvent en plaies hideuses. On en meurt souvent, on n'en guérit jamais.

—Mais si le prévenu est reconnu innocent? demandai-je.

—Eh bien… voilà! fit Clara.

Une autre femme, dans une autre niche, les jambes écartées, ou plutôt écartelées, avait le cou et les bras dans des colliers de fer… Ses paupières, ses narines, ses lèvres, ses parties sexuelles étaient frottées de poivre rouge et deux écrous lui écrasaient la pointe des seins… Plus loin, un jeune homme était pendu au moyen d'une corde passée sous ses aisselles; un gros bloc de pierre lui pesait aux épaules et l'on entendait le craquement des jointures… Un autre encore, le buste renversé, maintenu en équilibre par un fil d'archal qui reliait le cou aux deux orteils, était accroupi avec des pierres pointues et tranchantes entre les plis des jarrets… Les niches dans les troncs devenaient vides. De place en place, seulement, un ligoté, un crucifié, un pendu dont les yeux étaient fermés, qui semblait dormir, qui était mort, peut-être! Clara ne disait plus rien, n'expliquait plus rien… Elle écoutait le vol pesant des vautours qui, au-dessus des branchages entre-croisés, passaient, et, plus haut encore, le croassement des corbeaux qui, par bandes innombrables, planaient dans le ciel…

L'allée lugubre des tamariniers finissait sur une large terrasse fleurie de pivoines et par où nous descendîmes au bassin…


Les iris dressaient hors de l'eau leurs longues tiges portant des fleurs extraordinaires, aux pétales colorés comme les vieux vases de grès; précieux émaux violacés avec des couleurs de sang; pourpres sinistres, bleus flammés d'ocre orangée, noirs de velours, avec des gorges de soufre… Quelques-uns, immenses et crispés, ressemblaient à des caractères kabbalistiques… Les nymphéas et les nélumbiums étalaient sur l'eau dorée leurs grosses fleurs épanouies qui me firent l'effet de têtes coupées et flottantes… Nous restâmes quelques minutes penchés sur la balustrade du pont à regarder l'eau, silencieusement. Une carpe énorme, dont on ne voyait que le mufle d'or, dormait sous une feuille, et les cyprins, entre les typhas et les joncs, passaient, pareils à des pensées rouges dans le cerveau d'une femme.

IX

Et voilà que la journée finit.

Le ciel devient rouge, traversé de larges bandes smaragdines, d'une surprenante translucidité. C'est l'heure où les fleurs prennent un éclat mystérieux, un rayonnement violent et contenu à la fois… Partout, elles flambent comme si, le soir, elles rendaient à l'atmosphère toute la lumière, tout le soleil dont leur pulpe s'imprégna durant le jour. Les allées de brique pulvérisée semblent, entre le vert exalté des pelouses, ici, des rubans de feu, là, des coulées de lave incandescente. Les oiseaux se sont tus dans les branches; les insectes ont cessé leur bourdonnement, meurent ou s'endorment. Seuls les papillons nocturnes et les chauves-souris commencent de circuler dans l'air. Du ciel à l'arbre, de l'arbre au sol, partout, le silence s'établit. Et je le sens qui pénètre aussi en moi et qui me glace, comme de la mort.

Un troupeau de grues descend lentement la pente gazonnée et vient se ranger non loin de nous, autour du bassin. J'entends le frôlis de leurs pattes dans l'herbe haute, et le claquement sec de leurs becs. Puis dressées sur une seule patte, immobiles, la tête sous leurs ailes, on dirait des décors de bronze. Et la carpe au museau d'or qui dormait sous une feuille de nélumbium, vire dans l'eau, s'enfonce, disparaît, laissant à la surface de larges ondes qui agitent d'un mol balancement les calices refermés des nymphéas, vont s'élargissant, se perdant, parmi les touffes des iris dont les diaboliques fleurs, étrangement simplifiées, inscrivent dans la magie du soir des signes fatalistes, échappés au livre des destins…

Une énorme aroïdée évase, au-dessus de l'eau, le cornet de sa fleur verdâtre piquée de taches brunes, et nous envoie une odeur forte de cadavre. Longtemps, des mouches persistent, s'obstinent, s'acharnent autour du charnier de son calice…

Accoudée à la rampe du pont, le front barré, les yeux fixes, Clara regarde l'eau. Un reflet du soleil couchant embrase sa nuque… Sa chair s'est détendue et sa bouche est plus mince. Elle est grave et très triste. Elle regarde l'eau, mais son regard va plus loin et plus profond que l'eau; il va, peut-être, vers quelque chose de plus impénétrable et de plus noir que le fond de cette eau; il va, peut-être, vers son âme, vers le gouffre de son âme qui, dans les remous de flammes et de sang, roule les fleurs monstrueuses de son désir… Que regarde-t-elle, vraiment?… À quoi songe-t-elle? Je ne sais pas… Elle ne regarde peut-être rien… elle ne songe peut-être à rien… Un peu lasse, les nerfs brisés, meurtrie sous les coups de fouet de trop de péchés, elle se tait, voilà toutes… À moins que, par un dernier effort de sa cérébralité, elle ne ramasse tous les souvenirs et toutes les images de cette journée d'horreur, pour en offrir un bouquet de fleurs rouges à son sexe?… Je ne sais pas…

Je n'ose plus lui parler. Elle me fait peur, et elle me trouble aussi jusqu'au tréfonds de moi-même, par son immobilité, et par son silence. Existe-t-elle réellement?… Je me le demande, non sans effroi… N'est-elle point née de mes débauches et de ma fièvre?… N'est-elle point une de ces impossibles images, comme en enfante le cauchemar?… Une de ces tentations de crime comme la luxure en fait lever dans l'imagination de ces malades que sont les assassins et les fous?… Ne serait-elle pas autre chose que mon âme, sortie hors de moi, malgré moi, et matérialisée sous la forme du péché?…

Mais non… Je la touche. Ma main a reconnu les réalités admirables, les réalités vivantes de son corps… À travers la mince et soyeuse étoffe qui la recouvre, sa peau a brûlé mes doigts… Et Clara n'a pas frémi à leur contact; elle ne s'est point pâmée, comme tant de fois, à leur caresse. Je la désire et je la hais… Je voudrais la prendre dans mes bras et l'étreindre jusqu'à l'étouffer, jusqu'à la broyer, jusqu'à boire la mort—sa mort—à ses veines ouvertes. Je crie d'une voix, tour à tour menaçante et soumise:

—Clara!… Clara!… Clara!

Clara ne répond pas, ne bouge pas… Elle regarde toujours l'eau qui, de plus en plus, s'assombrit; mais je crois en vérité qu'elle ne regarde rien, ni l'eau, ni le reflet rouge du ciel dans l'eau, ni les fleurs, ni elle-même… Alors, je m'écarte un peu pour ne plus la voir et ne plus la toucher, et je me tourne vers le soleil qui disparaît, vers le soleil dont il ne reste plus sur le ciel que de grandes lueurs éphémères qui, peu à peu, vont bientôt se fondre, s'éteindre dans la nuit…

L'ombre descend sur le jardin, traîne ses voiles bleus, plus légers sur les pelouses nues, plus épais sur les massifs qui se simplifient. Les fleurs blanches des cerisiers et des pêchers, d'un blanc maintenant, lunaire, ont des aspects glissants, des aspects errants, des aspects étrangement penchés de fantômes… Et les gibets et les potences dressent leurs fûts sinistres, leurs noires charpentes, dans le ciel oriental, couleur d'acier bleui.

Horreur!… Au-dessus d'un massif, sur la pourpre mourante du soir, je vois tourner et tourner, tourner sur des pals, tourner lentement, tourner dans le vide, et se balancer, pareilles à d'immenses fleurs dont les tiges seraient visibles dans la nuit, je vois tourner, tourner les noires silhouettes de cinq suppliciés.

—Clara!… Clara!… Clara!…

Mais ma voix n'arrive pas jusqu'à elle… Clara ne répond pas, ne bouge pas, ne se retourne pas… Elle reste penchée au-dessus de l'eau, au-dessus du gouffre de l'eau. Et de même qu'elle ne m'entend plus, elle n'entend plus les plaintes, les cris, les râles de tous ceux-là qui meurent dans le jardin.

Je ressens en moi comme un lourd accablement, comme une immense fatigue après des marches et des marches, à travers les forêts fiévreuses, au bord des lacs mortels… et je suis envahi par un découragement, dont il me semble que je ne pourrai plus jamais l'éloigner de moi… En même temps, mon cerveau est pesant, et il me gêne… On dirait qu'un cercle de fer m'étreint les tempes, à me faire éclater le crâne.

Alors, peu à peu, ma pensée se détache du jardin, des cirques de torture, des agonies sous les cloches, des arbres hantés de la douleur, des fleurs sanglantes et dévoratrices… Elle voudrait franchir le décor de ce charnier, pénétrer dans la lumière pure, frapper, enfin, aux Portes de vie… Hélas! les Portes de vie ne s'ouvrent jamais que sur de la mort, ne s'ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort… Et l'univers m'apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d'horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie…

Ah oui! le jardin des supplices!… Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, le mensonge; et les lois, et les institutions sociales, et la justice, l'amour, la gloire, l'héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l'éternelle souffrance humaine… Ce que j'ai vu aujourd'hui, ce que j'ai entendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin, qui n'est plus pour moi qu'un symbole, sur toute la terre… J'ai beau chercher une halte dans le crime, un repos dans la mort, je ne les trouve nulle part…

Je voudrais, oui, je voudrais me rassurer, me décrasser l'âme et le cerveau avec des souvenirs anciens, avec le souvenir des visages connus et familiers… J'appelle l'Europe à mon aide et ses civilisations hypocrites, et Paris, mon Paris du plaisir et du rire… Mais c'est la face d'Eugène Mortain que je vois grimacer sur les épaules du gros et loquace bourreau qui, au pied des gibets, dans les fleurs, nettoyait ses scalpels et ses scies… Ce sont les yeux, la bouche, les joues flasques et tombantes de Mme G… que je vois se pencher sur les chevalets, ses mains violatrices que je vois toucher, caresser, les mâchoires de fer, gorgées de viande humaine… C'est tous ceux et toutes celles que j'ai aimés ou que j'ai cru aimer, petites âmes indifférentes et frivoles, et sur qui s'étale maintenant l'ineffaçable tache rouge… Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dans les églises, les casernes, les temples de justice s'acharnent à l'œuvre de mort… Et c'est l'homme-individu, et c'est l'homme-foule, et c'est la bête, la plante, l'élément, toute la nature enfin qui, poussée par les forces cosmiques de l'amour, se rue au meurtre, croyant ainsi trouver, hors la vie, un assouvissement aux furieux désirs de vie qui la dévorent et qui jaillissent, d'elle, en des jets de sale écume!

Tout à l'heure, je me demandais qui était Clara et si, réellement, elle existait… Si elle existe?… Mais Clara, c'est la vie, c'est la présence réelle de la vie, de toute la vie!…

—Clara!… Clara!… Clara!

Elle ne répond pas, ne bouge pas, ne se retourne pas… Une vapeur, plus dense, bleu et argent, monte des pelouses, du bassin, enveloppe les massifs, estompe les charpentes de supplice… Et il me semble qu'une odeur de sang, qu'une odeur de cadavre monte avec elle, encens que d'invisibles encensoirs, balancés par d'invisibles mains, offrent à la gloire immortelle de la mort, à la gloire immortelle de Clara!

À l'autre bout du bassin, derrière moi, le gecko commence à sonner les heures… Un autre gecko lui répond… puis un autre… puis un autre… à intervalles réguliers… C'est comme des cloches qui s'appellent et conversent en chantant, des cloches festivales d'un timbre extraordinairement pur, d'une sonorité cristalline et douce, si douce, qu'elle dissipe tout d'un coup les figures de cauchemar, dont le jardin est hanté, qu'elle donne de la sécurité au silence, et à la nuit un charme de rêve blanc… Ces notes si claires, si inexprimablement claires, évoquent alors, en moi, mille et mille paysages nocturnes, où mes poumons respirent, où ma pensée se reprend… En quelques minutes, j'ai oublié que je suis auprès de Clara, que, tout autour de moi, le sol et les fleurs achèvent de pomper du sang, et je me vois errant, à travers le soir argenté, au milieu des féeriques rizières de l'Annam.

—Rentrons! dit Clara.

Cette voix brève, agressive et lasse me rappelle à la réalité… Clara est devant moi… Ses jambes croisées se devinent sous les plis collants de sa robe… Elle s'appuie sur le manche de son ombrelle. Et, dans la pénombre, ses lèvres brillent comme, dans une grande pièce fermée, une petite lueur voilée d'un rose abat-jour…

Comme je ne bouge pas, elle dit encore:

—Eh bien!… Je vous attends!…

Je veux lui prendre le bras… Elle refuse.

—Non… non… Marchons à côté l'un de l'autre!…

J'insiste.

—Vous devez être fatiguée, chère Clara… Vous…

—Non… non… pas du tout!

—Le chemin est long, d'ici au fleuve… Prenez mon bras, je vous en prie!

—Non… merci!… Et taisez-vous!… oh! taisez-vous!…

—Clara! vous n'êtes plus la même…

—Si vous voulez me faire plaisir… taisez-vous!… Je n'aime pas qu'on me parle à cette heure!…

Sa voix est sèche, coupante, impérieuse… Nous voilà partis… Nous traversons le pont, elle devant, moi derrière, et nous nous engageons dans les petites allées qui serpentent à travers les pelouses. Clara marche à pas brusques, par saccades, péniblement… Et telle est l'invulnérable beauté de son corps, que ces efforts n'en rompent point la ligne harmonieuse, souple et pleine… Ses hanches gardent une ondulation divinement voluptueuse… Même, quand son esprit est loin de l'amour, qu'il se raidit, se crispe et proteste contre l'amour, c'est de l'amour, toujours, ce sont toutes les formes, toutes les ivresses, toutes les ardeurs de l'amour qui animent, et pour ainsi dire, modèlent ce corps prédestiné… En elle, il n'est pas une attitude, pas un geste, pas un frisson, il n'est pas un froissement de sa robe, un envolement de ses cheveux, qui ne crient l'amour, qui ne suent l'amour, qui ne laissent tomber de l'amour et de l'amour autour d'elle, sur tous les êtres et sur toutes les choses. Le sable de l'allée crie sous ses petits pieds, et j'écoute le bruit du sable qui est comme un cri de désir, et comme un baiser, et où je distingue, nettement rythmé, ce nom qui est partout, qui était au craquement des potences, au râle des agonisants, et qui emplit maintenant, de son obsession exquise et funèbre, tout le crépuscule:

—Clara!… Clara!… Clara!…

Pour le mieux entendre, le gecko s'est tu… Tout s'est tu…


Le crépuscule est adorable, d'une douceur infinie, d'une fraîcheur caressante qui donne de l'ivresse… Nous marchons dans les parfums… Nous frôlons des fleurs merveilleuses, plus merveilleuses d'être à peine visibles, et qui s'inclinent et qui nous saluent sur notre passage comme de mystérieuses fées. Plus rien ne reste de l'horreur du jardin; sa beauté seule demeure, frémit et s'exalte avec la nuit qui tombe, de plus en plus délicieuse, sur nous.

Je me suis ressaisi… Il me semble que ma fièvre s'en est allée… Mes membres deviennent plus légers, plus élastiques, plus forts… À mesure que je marche, ma fatigue se dissipe, et je sens monter en moi quelque chose comme un violent besoin d'amour… Je me suis rapproché de Clara, et je marche à côté d'elle… tout près d'elle… brûlé par elle… Mais Clara n'a plus sa figure de péché, alors qu'elle mordillait la fleur de thalictre et qu'elle barbouillait ses lèvres, passionnément, à l'âcre pollen… L'expression glacée de son visage dément toutes les ardeurs lascives de son corps… Du moins, autant que je puis l'examiner, il me paraît bien que la luxure qui était en elle, qui frémissait, d'un si étrange éclat, en ses yeux, qui se pâmait sur sa bouche, a disparu, complètement disparu de sa bouche et de ses yeux, en même temps que les sanglantes images des supplices du jardin. Je lui demande d'une voix tremblée:

—Vous m'en voulez, Clara?… Vous me détestez?

Elle me répond d'une voix irritée:

—Mais non! mais non! Cela n'a aucun rapport, mon ami… Je vous en prie, taisez-vous… Vous ne savez pas combien vous me fatiguez!…

J'insiste:

—Si! si!… Je vois bien que vous me détestez… Et c'est affreux!… Et j'ai envie de pleurer!…

—Dieu! que vous m'agacez!… Taisez-vous… et, pleurez, si cela peut vous faire plaisir… Mais taisez-vous!…

Et comme nous repassons devant l'endroit où nous nous arrêtâmes à causer avec le vieux bourreau, je dis, croyant par ma persistance stupide ramener un sourire aux lèvres mortes de Clara:

—Vous souvenez-vous du gros patapouf, mon amour?… Et comme il était drôle, avec sa robe couverte de sang… et sa trousse, et ses doigts rouges, cher petit cœur… et ses théories sur le sexe des fleurs?… Vous souvenez-vous?… Ils se mettent quelquefois à vingt mâles, pour le spasme d'une seule femelle…

Cette fois, c'est un haussement d'épaules qui me répond… Elle ne daigne même plus s'irriter de mes paroles…

Alors, poussé par un rut grossier, maladroitement, je me penche sur Clara, tente de l'enlacer, et, d'une main brutale, je lui empoigne les seins.

—Je te veux… là… tu entends… dans ce jardin… dans ce silence… au pied de ces gibets…

Ma voix est haletante; une bave ignoble coule de ma bouche et, en même temps que cette bave, des mots abominables… les mots qu'elle aime!…

D'un coup de rein, Clara se dégage de ma gauche et lourde étreinte; et, avec une voix où il y a de la colère, de l'ironie et aussi de la lassitude et de l'énervement:

—Dieu! que vous êtes assommant, si vous saviez… et ridicule, mon pauvre ami!… Le vilain bouc que vous êtes!… Laissez-moi… Tout à l'heure, si vous y tenez, vous passerez vos sales désirs sur les filles… Vous êtes trop ridicule, vraiment!…

Ridicule!… Oui, je sens que je suis ridicule… Et je prends le parti de me tenir tranquille… Je ne veux plus tomber, dans son silence, comme une grosse pierre dans un lac où des cygnes dorment, sous la lune!…

X

Le sampang, tout illuminé de lanternes rouges, nous attendait à l'embarcadère du bagne. Une Chinoise, au visage rude, vêtue d'une blouse et d'un pantalon de soie noire, les bras nus, chargés de lourds anneaux d'or, les oreilles ornées de larges cercles d'or, tenait l'amarre. Clara sauta dans la barque. Je la suivis.

—Où faut-il vous conduire? demanda la Chinoise, en anglais.

Clara répondit d'une voix saccadée et qui tremblait un peu:

—Où tu voudras… n'importe où… sur le fleuve… Tu le sais bien…

J'observai alors qu'elle était très pâle. Ses narines pincées, ses traits tirés, ses yeux vagues exprimaient de la souffrance… La Chinoise hocha la tête.

—Oui!… oui… je sais… fit-elle.

Elle avait de grosses lèvres rongées par le bétel, de la dureté bestiale dans le regard. Comme elle grommelait encore des mots que je ne compris pas:

—Allons, Ki-Paï, ordonna Clara, d'un ton bref, tais-toi!… et fais ce que je te dis… D'ailleurs, les portes de la ville sont fermées…

—Les portes du jardin sont ouvertes…

—Fais ce que je dis.

Lâchant l'amarre, la Chinoise, d'un mouvement robuste, empoigna la godille qu'elle manœuvra avec une souple adresse… Et nous glissâmes sur l'eau.

La nuit était très douce. Nous respirions un air tiède, mais infiniment léger… L'eau chantait à la pointe du sampang… Et l'aspect du fleuve était celui d'une grande fête.

Sur la rive opposée, à notre droite et à notre gauche, les lanternes multicolores éclairaient les mâts, les voitures, les ponts pressés des bateaux… Une étrange rumeur,—cris, chants, musiques,—venait de là, comme d'une foule en joie… L'eau était toute noire, d'un noir mat et gras de velours avec, çà et là, des lueurs sourdes et clapotantes et sans autres vifs reflets, que les reflets brisés, les reflets rouges et verts des lanternes qui décoraient les sampangs, dont le fleuve, à cette heure, était sillonné en tous les sens. Et par-delà un espace sombre, dans le ciel obscur, surgissant d'entre les noires découpures des arbres, la ville, au loin, les terrasses étagées de la ville s'allumaient comme un immense brasier rouge, comme une montagne de feu.

À mesure que nous nous éloignions, nous apercevions, plus confusément, les hautes murailles du bagne dont, à chaque tour des veilleurs, les phares tournants projetaient sur le fleuve et sur la campagne des triangles d'aveuglante lumière.

Clara était entrée sous le baldaquin qui faisait de cette barque une sorte de mol boudoir, tendu de soie et qui sentait l'amour… De violents parfums brûlaient en un très ancien vase de fer ouvré, représentation naïvement synthétique de l'éléphant, et dont les quatre pieds barbares et massifs reposaient sur un délicat entrelacs de roses. Aux tentures, des estampes voluptueuses, des scènes hardiment luxurieuses, d'un art étrange, savant et magnifique. La frise du baldaquin, précieux travail de bois colorié, reproduisait exactement un fragment de cette décoration du temple souterrain d'Élephanta, que les archéologues, selon les traditions brahmaniques, appellent pudiquement: l'Union de la Corneille… Un large et profond matelas de soie brodée occupait le centre de la barque, et du plafond descendait une lanterne à transparents phalliques, une lanterne en partie voilée d'orchidées et qui répandait sur l'intérieur du sampang une demi-clarté mystérieuse de sanctuaire ou d'alcôve.

Clara se jeta sur les coussins. Elle était extraordinairement pâle et son corps tremblait, secoué par des spasmes nerveux. Je voulus lui prendre les mains… Ses mains étaient toutes glacées.

—Clara!… Clara!… implorai-je… qu'avez-vous?… De quoi souffrez-vous?… Parlez-moi!…

Elle répondit d'une voix rauque, d'une voix qui sortait péniblement du fond de sa gorge contractée:

—Laisse-moi tranquille… Ne me touche pas… ne me dis rien… Je suis malade.

Sa pâleur, ses lèvres exsangues et sa voix qui était comme un râle, me firent peur… Je crus qu'elle allait mourir… Effaré, j'appelai à mon aide la Chinoise:

—Vite!… vite! Clara meurt! Clara meurt!…

Mais, ayant écarté les rideaux et montré sa face de chimère, Ki-Paï haussa les épaules, et elle s'écria brutalement:

—Ça n'est rien… C'est toujours comme ça, chaque fois qu'elle revient de là-bas.

Et, maugréant, elle retourna à sa godille.

Sous la poussée nerveuse de Ki-Paï, la barque soulevée glissa plus vite sur le fleuve. Nous croisâmes des sampangs pareils au nôtre et d'où partaient, sous les baldaquins aux rideaux fermés, des chants, des bruits de baisers, des rires, des râles d'amour, qui se mêlaient au clapotis de l'eau et à des sonorités lointaines, comme étouffées, de tam-tams et de gongs… En quelques minutes, nous eûmes atteint l'autre rive, et, longtemps encore, nous longeâmes des pontons noirs et déserts, des pontons allumés et pleins de foule, bouges populaciers, maisons de thé pour les portefaix, bateaux de fleurs pour les matelots et la racaille du port. À peine si, par les hublots et les fenêtres éclairées, je pus voir—visions rapides—d'étranges figures fardées, des danses lubriques, des débauches hurlantes, des visages en mal d'opium…

Clara restait insensible à tout ce qui se passait autour d'elle, dans la barque de soie et sur le fleuve. Elle avait la face enfouie dans un coussin qu'elle mordillait… J'essayai de lui faire respirer des sels. Par trois fois, elle éloigna le flacon d'un geste las et pesant. La gorge nue, les deux seins crevant l'étoffe déchirée du corsage, les jambes tendues et vibrantes ainsi que les cordes d'une viole, elle respirait avec effort… Je ne savais que faire, je ne savais que dire… Et j'étais penché sur elle, l'âme angoissée, pleine d'incertitudes tragiques et de choses troubles, troubles… Afin de m'assurer que c'était bien une crise passagère et que rien en elle ne s'était brisé des ressorts de la vie, je lui saisis les poignets… Dans ma main son pouls battait, rapide, léger, régulier comme un petit cœur d'oiseau ou d'enfant… De temps en temps, un soupir s'exhalait de sa bouche, un long et douloureux soupir qui soulevait et gonflait sa poitrine en houle rose… Et, tout bas, tremblant, avec une voix très douce, je murmurais:

—Clara!… Clara!… Clara!…

Elle ne m'entendait pas, ne me voyait pas, la face perdue dans le coussin. Son chapeau avait glissé de ses cheveux dont l'or roux prenait, sous les reflets de la lanterne, des tons de vieil acajou, et, débordant la robe, ses deux pieds, chaussés de peau jaune, gardaient encore, çà et là, de petites taches de boue sanglante.

—Clara!… Clara!… Clara!…

Rien que le chant de l'eau et les musiques lointaines et, entre les rideaux du baldaquin, là-bas, la montagne en feu de la ville terrible, et plus près, les reflets rouges, verts, les reflets alertes, onduleux, semblables à de minces anguilles lumineuses, qui s'enfonceraient dans le fleuve noir.


Un choc de la barque… Un appel de la Chinoise… Et nous accostions une sorte de longue terrasse, la terrasse illuminée, toute bruyante de musiques et de fêtes, d'un bateau de fleurs.


Ki-Paï amarra la barque à des crochets de fer, devant un escalier qui trempait, dans l'eau, ses marches rouges. Deux énormes lanternes rondes brillaient en haut de deux mâts, où flottaient des banderoles jaunes.

—Où sommes-nous?… demandai-je.

—Nous sommes là où elle m'a donné l'ordre de vous conduire, répondit Ki-Paï, d'un ton bourru. Nous sommes là où elle vient passer la nuit, quand elle rentre de là-bas…

Je proposai:

—Ne vaudrait-il pas mieux la ramener chez elle, dans l'état de souffrance où elle est?

Ki-Paï répliqua:

—Elle est toujours ainsi, après le bagne… Et puis, la ville est fermée, et pour gagner le palais, par les jardins, c'est trop loin, maintenant… et trop dangereux.

Et elle ajouta, méprisante:

—Elle est très bien ici… Ici, on la connaît!…

Je me résignai.

—Aide-moi, alors, commandai-je… Et ne sois pas brusque avec elle.

Très doucement, avec des précautions infinies, Ki-Paï et moi, nous saisîmes, dans nos bras, Clara qui n'opposait pas plus de résistance qu'une morte et, la soutenant, la portant plutôt, nous la fîmes à grand-peine sortir de la barque et monter l'escalier. Elle était lourde et glacée… Sa tête se renversait un peu en arrière; ses cheveux entièrement dénoués, ses épais et souples cheveux ruisselaient sur ses épaules en ondes de feu. S'accrochant d'une main molle, presque défaillante, au cou rude de Ki-Paï, elle poussait de petites plaintes vagues, lâchait de petits mots inarticulés, ainsi qu'un enfant… Et moi, un peu haletant, sous le poids de mon amie, je gémissais:

—Pourvu qu'elle ne meure pas, mon Dieu!… pourvu qu'elle ne meure pas!

Et Ki-Paï ricanait, la bouche féroce:

—Mourir!… Elle!… Ah bien oui!… Ce n'est pas de la souffrance qui est dans son corps… c'est de la saleté!…


Nous fûmes reçus, en haut de l'escalier, par deux femmes, aux yeux peints, et dont la nudité dorée transparaissait, toute, dans les voiles légers, vaporeux, dont elles étaient drapées. Elles avaient des bijoux obscènes dans les cheveux, des bijoux aux poignets et aux doigts, des bijoux aux chevilles et aux pieds nus, et leur peau frottée de fines essences exhalait une odeur de jardin.

L'une d'elles tapa, en signe de joie, dans ses mains.

—Mais c'est notre petite amie!… cria-t-elle… Je te le disais bien, moi, qu'elle viendrait, le cher cœur… Elle vient toujours… Vite… vite… couchez-la sur le lit, ce pauvre amour.

Elle désignait une sorte de matelas, ou plutôt de brancard allongé contre la cloison, et sur lequel nous déposâmes Clara…

Clara ne remuait plus… Sous ses paupières effrayamment ouvertes, les yeux révulsés ne laissaient voir que leurs deux globes blancs… Alors, la Chinoise aux yeux peints se pencha sur Clara, et d'une voix délicieusement rythmée, comme si elle chantait une chanson, elle dit:

—Petite, petite amie de mes seins et de mon âme… que vous êtes belle ainsi!… Vous êtes belle comme une jeune morte… Et pourtant, vous n'êtes pas morte… Vous allez revivre, petite amie de mes lèvres, revivre sous mes caresses et sous les parfums de ma bouche.

Elle lui mouilla les tempes d'un parfum violent, lui fit respirer des sels.

—Oui, oui!… chère petite âme… vous êtes évanouie… et vous ne m'entendez pas!… Et vous ne sentez pas la douceur de mes doigts… mais votre cœur bat, bat, bat… Et l'amour galope en vos veines, comme un jeune cheval… l'amour bondit en vos veines comme un jeune tigre.

Elle se tourna vers moi.

—Il ne faut pas être triste… parce qu'elle est toujours évanouie, quand elle vient ici… Dans quelques minutes, nous crierons de plaisir dans sa chair heureuse et brûlante…

Et j'étais là, inerte, silencieux, les membres de plomb, la poitrine oppressée ainsi qu'il arrive dans les cauchemars… Je n'avais plus la sensation du réel… Tout ce que je voyais—images tronquées surgissant de l'ombre environnante, de l'abîme du fleuve, et y rentrant pour en ressurgir bientôt, avec des déformations fantastiques—m'effarait… La longue terrasse, suspendue dans la nuit, avec ses balustres laqués de rouge, ses fines colonnettes, supportant le hardi retroussement du toit, ses guirlandes de lanternes alternant avec des guirlandes de fleurs, était remplie d'une foule bavarde, remuante, extraordinairement colorée. Cent regards fardés étaient sur nous, cent bouches peintes chuchotaient des mots que je n'entendais pas, mais où il me semblait que revenait sans cesse le nom de Clara.

—Clara! Clara! Clara!


Et des corps nus, des corps enlacés, des bras tatoués, chargés d'anneaux d'or, des ventres, des seins tournaient parmi de légères écharpes envolées… Et dans tout cela, autour de tout cela, au-dessus de tout cela, des cris, des rires, des chants, des sons de flûte, et des odeurs de thé, de bois précieux, des arômes puissants d'opium, des haleines lourdes de parfums…

Griserie de rêve, de débauche, de supplice et de crime, on eût dit que toutes ces bouches, toutes ces mains, tous ces seins, toute cette chair vivante, allaient se ruer sur Clara, pour jouir de sa chair morte!…

Je ne pouvais faire un geste, ni prononcer une parole… Près de moi, une Chinoise, toute jeune et jolie, presque une enfant, avec des yeux candides et lascifs à la fois, promenait sur un éventaire des objets étrangement obscènes, d'impudiques ivoires, des phallus en gomme rose et des livres enluminés où étaient reproduites, par le pinceau, les mille joies compliquées de l'amour…

—De l'amour!… de l'amour!… qui veut de l'amour?… J'ai de l'amour pour tout le monde!…

Pourtant, je me penchai sur Clara…

—Il faut la porter chez moi… commanda la Chinoise aux yeux peints.

Deux hommes robustes soulevèrent le brancard… Machinalement je les suivis…

Guidés par la courtisane, ils s'engagèrent dans un vaste couloir, somptueux comme un temple. À droite et à gauche, des portes s'ouvraient sur de grandes chambres, toutes tendues de nattes, éclairées de lumières roses très douces et voilées de mousselines… Des animaux symboliques, dardant des sexes énormes et terribles, des divinités bisexuées, se prostituant à elles-mêmes ou chevauchant des monstres en rut, en gardaient le seuil. Et des parfums brûlaient en de précieux vases de bronze…

Une portière de soie brodée de fleurs de pêcher s'écarta, et dans l'écartement deux têtes de femme se montrèrent… L'une de ces femmes demanda, en nous regardant passer:

—Qu'est-ce qui est mort?

L'autre répondit:

—Mais non!… Personne n'est mort… Tu vois bien que c'est la femme du Jardin des supplices…

Et le nom de Clara, chuchoté de lèvres en lèvres, de lit en lit, de chambre en chambre, emplit bientôt le bateau de fleurs comme une obscénité merveilleuse. Il me sembla même que les monstres de métal le répétaient dans leurs spasmes, le hurlaient dans leurs délires de luxure sanglante.

—Clara! Clara! Clara!…

Ici, j'entrevis un jeune homme étendu sur un lit. La petite lampe d'une fumerie d'opium brûlait, à portée de sa main. Il y avait dans ses yeux, étrangement dilatés, comme de l'extase douloureuse… Devant lui, bouche à bouche, ventre à ventre, des femmes nues, se pénétrant l'une l'autre, dansaient des danses sacrées, tandis que, accroupis derrière un paravent, des musiciens, soufflaient dans de courtes flûtes… Là, d'autres femmes assises en rond ou couchées sur la natte du plancher, dans des poses obscènes, avec des faces de luxure plus tristes que des faces de supplice, attendaient. C'était, devant chaque porte où nous passions, des râles, des voix haletantes, des gestes de damnés, des corps tordus, des corps broyés, toute une douleur grimaçante qui, parfois, hurlait sous le fouet de voluptés atroces et d'onanismes barbares. Je vis, défendant l'entrée d'une salle, un groupe de bronze dont la seule arabesque des lignes me donna une secousse d'horreur… Une pieuvre, de ses tentacules, enlaçait le corps d'une vierge et, de ses ventouses ardentes et puissantes, pompait l'amour, tout l'amour, à la bouche, aux seins, au ventre.

Et je crus que j'étais dans un lieu de torture et non dans une maison de joie et d'amour.

L'encombrement du couloir devint tel que, durant quelques secondes, nous fûmes obligés de nous arrêter en face d'une salle—la plus vaste de toutes—qui se différenciait des autres par sa décoration et par son éclairage d'un rouge sinistre… D'abord, je ne vis que des femmes—une mêlée de chairs forcenées et de vives écharpes—des femmes qui se livraient à des danses frénétiques, à des possessions démoniaques, autour d'une sorte d'Idole dont le bronze massif, d'une patine très ancienne, se dressait au centre de la salle et montait jusqu'au plafond. Puis l'Idole elle-même se précisa, et je reconnus que c'était l'Idole terrible, appelée l'Idole aux Sept Verges… Trois têtes armées de cornes rouges, casquées de chevelures en flammes tordues, couronnaient un torse unique ou plutôt un seul ventre, lequel s'incorporait à un énorme pilier barbare et phalliforme. Tout autour de ce pilier, à l'endroit précis où le ventre monstrueux finissait, sept verges s'élançaient auxquelles les femmes, en dansant, offraient des fleurs et de furieuses caresses. Et la lueur rouge de la salle donnait aux billes de jade qui servaient d'yeux à l'Idole, une vie diabolique… Au moment où nous nous remîmes en marche, j'assistai à un spectacle effrayant et dont il m'est impossible de rendre l'infernal frémissement. Criant, hurlant, sept femmes, tout à coup, se ruèrent aux sept verges de bronze. L'Idole enlacée, chevauchée, violée par toute cette chair délirante, vibra sous les secousses multipliées de ces possessions et de ces baisers qui retentissaient, pareils à des coups de bélier dans les portes de fer d'une ville assiégée. Alors, ce fut autour de l'Idole une clameur démente, une folie de volupté sauvage, une mêlée de corps si frénétiquement étreints et soudés l'un à l'autre qu'elle prenait l'aspect farouche d'un massacre et ressemblait à la tuerie, dans leurs cages de fer, de ces condamnés, se disputant le lambeau de viande pourrie de Clara!… Je compris, en cette atroce seconde, que la luxure peut atteindre à la plus sombre terreur humaine et donner l'idée véritable de l'enfer, de l'épouvantement de l'enfer…

Et il me semblait que tous ces chocs, toutes ces voix haletantes, tous ces râles, toutes ces morsures, et l'Idole elle-même, n'avaient, pour exprimer, pour éructer leur rage d'inassouvissement et leur supplice d'impuissance qu'un mot… un seul mot!

—Clara!… Clara!… Clara!…


Lorsque nous eûmes gagné la chambre et déposé sur un lit Clara toujours évanouie, la conscience me revint, et du milieu où je me trouvais, et de moi-même. De ces chants, de ces débauches, de ces sacrifices, de ces parfums déprimants, de ces impurs contacts qui souillaient davantage l'âme endormie de mon amie, j'éprouvais, en plus de l'horreur, une accablante honte… J'eus beaucoup de peine à éloigner les femmes, curieuses et bavardes, qui nous avaient suivis, non seulement du lit où nous avions étendu Clara, mais encore de la chambre, où je voulais rester seul… Je ne gardai avec moi que Ki-Paï, laquelle, malgré ses airs bourrus et ses rudes paroles, se montrait très dévouée à sa maîtresse et mettait une grande délicatesse et une adresse précieuse, dans les soins qu'elle prenait d'elle.

Le pouls de Clara battait toujours avec la même régularité rassurante, comme si elle eût été en pleine vigueur de santé. Pas une minute, la vie n'avait cessé d'habiter cette chair qui semblait à jamais morte. Et tous les deux, Ki-Paï et moi, nous étions penchés, anxieusement, sur sa résurrection…

Tout à coup, elle poussa une plainte; les muscles de son visage se crispèrent, et de légères secousses nerveuses agitèrent sa gorge, ses bras et ses jambes. Ki-Paï dit:

—Elle va avoir une crise terrible. Il faut la maintenir vigoureusement et prendre bien garde qu'elle ne se déchire la figure et ne s'arrache les cheveux avec ses ongles.

Je pensai qu'elle pouvait m'entendre, et que de me savoir là, près d'elle, la crise qu'avait annoncée Ki-Paï en serait adoucie… Je murmurai à son oreille, en essayant de mettre dans mes paroles toutes les caresses de ma voix, toutes les tendresses de mon cœur et aussi, toutes les pitiés—ah! oui—toutes les pitiés qui sont sur la terre…

—Clara! Clara… c'est moi… Regarde-moi… écoute-moi…

Mais Ki-Paï me ferma la bouche.

—Taisez-vous donc!… fit-elle, impérieuse… Comment voulez-vous qu'elle nous entende?… Elle est encore avec les mauvais génies…

Alors, Clara commença de se débattre. Tous ses muscles se bandèrent, effroyablement soulevés et contractés… ses articulations craquèrent, comme les jointures d'un bateau désemparé dans la tempête… Une expression de souffrance horrible, d'autant plus horrible, qu'elle était silencieuse, envahit sa face crispée et pareille à la face des suppliciés, sous la cloche du jardin. De ses yeux, entre les paupières mi-fermées et battantes, on ne voyait plus qu'un mince trait blanchâtre… Un peu d'écume moussait à ses lèvres… Et, tout haletant, je gémissais:

—Mon Dieu… mon Dieu!… Est-ce possible?… Et que va-t-il arriver?

Ki-Paï ordonna:

—Maintenez-la… tout en laissant son corps libre… car il faut que les démons s'en aillent de son corps…

Et elle ajouta:

—C'est la fin… Tout à l'heure, elle va pleurer…

Nous lui tenions les poignets de façon à l'empêcher de se labourer la figure avec ses ongles. Et il y avait, en elle, une telle force d'étreinte que je crus qu'elle allait nous broyer les mains… Dans une dernière convulsion son corps s'arqua, des talons à la nuque… Sa peau tendue vibra. Puis la crise, peu à peu, mollit… Les muscles se détendirent, reprirent leur place, et elle s'affaissa, épuisée, sur le lit, les yeux pleins de larmes…

Durant quelques minutes, elle pleura, pleura… Larmes qui coulaient de ses yeux intarissablement et sans bruit, comme d'une source!

—C'est fini! dit Ki-Paï… Vous pouvez lui parler…

Sa main était, maintenant, toute molle, moite et brûlante dans ma main. Ses yeux, encore vagues et lointains, cherchaient à reprendre conscience des objets et des formes, autour d'elle. Elle semblait revenir d'un long, d'un angoissant sommeil.

—Clara! ma petite Clara!… murmurai-je.

Longtemps elle me regarda d'un regard triste et voilé, à travers ses larmes.

—Toi… fit-elle… Toi… ah! oui…

Et sa voix était comme un souffle…

—C'est moi, c'est moi!… Clara, me voilà… Me reconnais-tu?

Elle eut une sorte de petit hoquet, de petit sanglot… Et elle bégaya:

—Oh! mon chéri!… mon chéri!… mon pauvre chéri!…

Mettant sa tête contre la mienne, elle supplia:

—Ne bouge plus… je suis bien ainsi… je suis pure ainsi… je suis toute blanche… toute blanche comme une anémone!…

Je lui demandai si elle souffrait encore:

—Non! non!… je ne souffre pas… Et je suis heureuse d'être là, près de toi… toute petite, près de toi… toute petite, toute petite… et toute blanche, blanche comme ces petites hirondelles des contes chinois… tu sais bien… ces petites hirondelles…

Elle ne prononçait—à peine si elle les prononçait—que de petits mots… de petits mots de pureté, de blancheur… Sur ses lèvres, ce n'était que petites fleurs, petits oiseaux, petites étoiles, petites sources… et des âmes, et des ailes, et du ciel… du ciel… du ciel…

Puis, de temps en temps, interrompant son gazouillement, elle me serrait la main, plus fort, appuyait, pelotonnait sa tête contre la mienne, et elle disait, avec plus d'accent:

—Oh! mon chéri!… plus jamais, je te le jure!… Plus jamais, plus jamais… plus jamais!…

Ki-Paï s'était retirée, au fond de la chambre. Et, tout bas, elle chantait une chanson, une de ces chansons qui endorment et bercent le sommeil des petits enfants.

—Plus jamais… plus jamais… plus jamais!… répétait Clara, d'une voix lente, d'une voix qui allait se perdant, se fondant dans la chanson de plus en plus lente aussi de Ki-Paï.

Et elle s'endormit, contre moi, d'un sommeil calme, lumineux et lointain, et profond, comme un grand et doux lac, sous la lune d'une nuit d'été.

Ki-Paï se leva doucement, sans bruit.

—Je m'en vais! dit-elle… je m'en vais dormir dans le sampang… Demain matin, quand l'aube viendra, vous ramènerez ma maîtresse au palais… Et ce sera à recommencer!… Ce sera toujours à recommencer!

—Ne dis pas cela, Ki-Paï, suppliai-je… Et regarde-la dormir contre moi, regarde-la dormir d'un si calme et si pur sommeil, contre moi!…

La Chinoise hocha sa tête grimaçante, et elle murmura, avec des yeux tristes, où la pitié maintenant remplaçait le dégoût:

—Je la regarde dormir contre vous et je vous dis… Dans huit jours, je vous conduirai comme ce soir, tous les deux, sur le fleuve, rentrant du Jardin des supplices… Et, dans huit années encore, je vous conduirai pareillement sur le fleuve, si vous n'êtes pas parti et si je ne suis pas morte!

Elle ajouta:

—Et si je suis morte, une autre vous conduira, avec ma maîtresse, sur le fleuve. Et si vous êtes parti, un autre que vous accompagnera ma maîtresse sur le fleuve… Et il n'y aura rien de changé…

—Ki-Paï… Ki-Paï… pourquoi dis-tu cela?… Encore une fois, regarde-la dormir… Tu ne sais pas ce que tu dis!…

—Chut! fit-elle en posant un doigt sur sa bouche. Ne parlez pas si haut… Ne vous remuez pas si fort… Ne la réveillez pas… Au moins, quand elle dort, elle ne fait point de mal, ni aux autres, ni à elle-même!…

Marchant avec précaution, sur la pointe de ses pieds, ainsi qu'une garde-malade, elle se dirigea vers la porte qu'elle ouvrit.

—Allez-vous-en!… allez-vous-en!

C'était la voix de Ki-Paï, impérieuse parmi les voix bourdonnantes des femmes…

Et je vis des yeux peints, des visages fardés, des bouches rouges, des seins tatoués, des bouches sur des seins… et j'entendis des cris, des râles, des danses, des sons de flûte, des résonances de métal et ce nom qui courait, haletait, de lèvres en lèvres, et secouait, comme un spasme, tout le bateau de fleurs:

—Clara!… Clara!… Clara!

La porte se referma et les bruits s'assourdirent, et les visages disparurent.

Et j'étais seul dans la chambre, où deux lampes brûlaient, voilées de crêpe rose… seul avec Clara qui dormait et, de temps en temps, répétait en son sommeil, comme un petit enfant rêvant:

—Plus jamais!… Plus jamais!…

Et comme pour donner un démenti à ces paroles, un bronze que je n'avais pas encore aperçu, une sorte de singe de bronze, accroupi dans un coin de la pièce, tendait vers Clara, en ricanant férocement, un sexe monstrueux.

Ah! si plus jamais, plus jamais, elle ne pouvait se réveiller!…

—Clara!… Clara!… Clara!…

Clos Saint-Blaise, Paris, 1898–1899.

Paris.—L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette.

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