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Le jardinier de la Pompadour

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The Project Gutenberg eBook of Le jardinier de la Pompadour

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Title: Le jardinier de la Pompadour

Author: Eugène Demolder

Release date: December 15, 2005 [eBook #17311]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

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Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

Le Jardinier de la Pompadour

Eugène Demolder

Quatrième édition

Société du Mercure de France

MCMIV

À Edmond Haraucourt

I

Avec l'alouette la maison de Jasmin Buguet s'éveilla dans le matin de septembre.

Elle ouvrit ses volets, lâcha les pigeons, pendit trois cages à ses murs escaladés par les vignes.

À travers la brume les petits carreaux des fenêtres rirent sous le toit en tuiles rousses; la lucarne qui donnait sur le village s'enflamma au reflet de l'aurore.

Cette humble demeure s'érigeait à Boissise-la-Bertrand, un village juché au bord de la Seine, à une lieue en aval de Melun, au long de la rive droite. Elle se présentait la première, quand on arrivait par le chemin de Saint-Port; elle regardait le cours d'eau, très large vers cet endroit, et haute d'un seul étage s'adossait à la pente du coteau sur lequel s'étendait le jardin.

Le plus beau des jardins! Les Buguet étaient fleuristes de père en fils. Leurs plates-bandes rivalisaient d'éclat avec celles du petit château voisin, badigeonné de jaune et qui appartenait aux marquis d'Orangis. Jasmin avait la coquetterie de sa flore. Dès le printemps il exposait sous la treille, appuyés à la façade du logis, des petits «théâtres de fleurs»: assemblages de plantes qui s'élevaient sur des gradins les unes derrière les autres, en sorte que l'oeil et la main se pouvaient porter partout sans obstacle. Il y mettait des oreilles d'ours, des renoncules d'or, des anémones; elles alternaient avec les tulipes jaspées qui éclairaient de leur flamme cette parade printanière. Un marronnier d'Inde abritait l'étal qu'eût dévoré le soleil. En été Jasmin disposait sur les gradins les oeillets rouges, les glaïeuls et la campanule-carillon. L'automne y faisait épanouir les géraniums, les tricolors, les chrysanthèmes.

Or ce jour de septembre le jardinier se leva avec le soleil. La veille, avant de retourner au château, Martine Bécot, la chambrière de Mme d'Étioles, lui avait dit en ouvrant des yeux cajoleurs:

—Je suis en peine, Jasmin! Il me faut demain des fleurs roses pour orner le phaëton de ma maîtresse. Je ne sais où les trouver!

Buguet s'était planté un oeillet au coin de la bouche et avait répondu, fanfaron:

—Je te donnerai toutes les fleurs de mon jardin, si tu viens prendre celle-ci avec tes dents!

Martine avait obéi. C'est pourquoi dès l'aurore Jasmin coupait les fleurs de six grands lauriers roses qui dans leurs caisses peintes en vert clair s'alignaient devant sa maison.

Ah! C'est bien pour l'amour de Martine qu'il abattit d'un coup ces rameaux qui balançaient au vent leurs calices parfumés! Il les sacrifia tous: la maisonnette fit grise mine, sa parure enlevée, et ce fut avec mélancolie que Jasmin couvrit la grande corbeille où il avait couché les jolis nériums, après avoir eu soin d'envelopper chaque branche de mousse humide.

A six heures une charrette s'arrêta devant la porte; c'était Rémy Gosset, le parrain à Martine. Il venait prendre les fleurs: «Ça ne le gênait guère, car il allait à Corbeil porter son beurre, son fromage et ses oeufs.»

Jasmin veilla à ce que le précieux envoi ne fût pas déposé sur les caisses à fromages: il l'installa lui-même au-dessus des paniers d'oeufs et fît promettre au bonhomme de se rendre d'abord au château d'Étioles.

—J'y serai sur le coup de neuf heures, affirma Gosset.

Il fit serment de remettre la corbeille à Martine elle-même, afin que personne ne laissât traîner au soleil la délicate marchandise.

D'un coup de fouet il enleva son bidet: la bâche verte de la charrette tourna dans la ruelle et disparut.

Jasmin resta sur la route et suivit des yeux le courant de la Seine: des bateaux de Bourgogne descendaient vers Paris des tonnes cerclées de neuf et avançaient lentement dans le brouillard du matin.

Comme le jardinier les regardait, une fenêtre de la maison s'ouvrit et une vieille femme en bonnet de nuit apparut:

—Jasmin! Jasmin! Arrive donc! cria-t-elle.

—Voilà! voilà! mère!

Quand il rentra, la vieille était descendue. Elle apostropha gaiement son fils:

—Eh bien, mon gars! T'as la puce à l'oreille? C'est-y pour voir couler la Seine que tu t'es levé si tôt? A ton aise, après tout! Les cuisse-madame et les mouille-bouche sont cueillies. Les calvilles peuvent attendre. Déjeune!

Elle poussa sur la table une miche, du lard et un cruchon. Jasmin sortit un couteau de sa poche, se servit, mangea, but à même la cruche.

—L'aurore creuse l'estomac, dit-il.

La mère allumait une flambée de sarments sous le trépied, au milieu de la grande cheminée. Le fagot fuma: la vieille n'en fut point gênée; elle se versa du lait dans une écuelle en terre, qu'elle mit sur les flammes; puis elle tailla quelques tranches de pain bis: quand l'ébullition commença, elle les jeta dans le lait, sala, poivra et laissa mijoter.

Ces préparatifs firent tousser Jasmin.

—Je vais prendre l'air, dit-il.

—C'est la fumée qui te chasse, fieu! Va sentir d'où le vent vient! Tu me le diras!

Jasmin sortit. A ce moment le ciel devint plus transparent. Sur l'eau flottaient des brumes: avides de lumière autant qu'amoureuses de l'onde, elles tiraient vers le ciel et trempaient leurs gazes dans le fleuve endormi.

Soudain la brise réveilla tout à fait la Seine; dans un frémissement, sous le soleil pâle en sa rondeur d'hostie, l'eau se pailleta d'argent. Ebloui, Jasmin regarda les spirales opalines que le vent poussait contre les buissons.

Il adorait la rosée; il aimait à surprendre ses diamants près d'une cétoine verte, au coeur des «cuisses de Nymphe». Ce matin elle le fit songer aux mois déjà passés. Vraiment cette année le printemps avait opéré le miracle des roses. La Fête-Dieu en était restée inoubliable: les rues avaient été jonchées de pétales, les reposoirs enguirlandés de branches fleuries et la petite église avait ressemblé à un temple de l'Amour.

Aujourd'hui on payait cette débauche. Jasmin jeta un regard à ses rosiers épuisés par un trop fougueux renouveau: l'été était mort et ils ne portaient pas de fleurs «remontantes». A l'idée de cette privation Buguet regretta presque le cadeau fait à Martine; bien qu'il aimât fort la soubrette, il la maudit un brin et sentit que peut-être au fond de son âme il préférait à sa blonde joliesse la chair multicolore des bouquets.

Doucement, avec un soupir, il gravit à droite de la maison un petit escalier de pierres qui conduisait à une terrasse où s'alignaient les fuschias, les basilics odorants, les orangers de savetier. Au long de plates-bandes bordées de thym, les oeillets d'Inde répandaient leur âpre parfum. Au fond de la terrasse, le premier rayon aviva les roses trémières comme s'il les eût peintes avec un pinceau d'or.

Jasmin sortit un arrosoir, en plongea le ventre dans un tonneau enfoncé au coin d'un parterre. Il distribua l'eau à des flox préparés pour la Saint-Auguste, tombant ce jour-là.

—Mère, cria-t-il en promenant sur les plantes les jets fins d'un juste arrosage, les flox blancs sont à vendre! Trois sols!

—C'est pas donné, mon garçon!

Jasmin devait aller chez l'oncle Gillot pour savoir quand on commençait les vendanges.

—Bonne idée, mon fieu! dit la Buguet. Embrasse bien mon frère pour moi.
Hé! Porte-lui notre dernier melon.

Buguet rentra, mit sa culotte noire à boucles d'argent, une chemise de toile bise avec un col rabattu, un gilet de pékin à pochettes et son habit brun en droguet: puis, ayant noué ses cheveux par derrière en catogan, il posa sur son front le tricorne des dimanches.

Il partit, emportant sur l'épaule, au bout d'un bâton, le gros fruit jaune que la mère avait mis dans un panier fermé «pour attraper les curieux».

Et il suivit le bord de la Seine, heureux de la belle journée.

Passant à Saint-Assises, Jasmin aperçut dans le parc d'une gentilhommière le vieux jardinier qui ratissait l'allée.

—Bonjour, monsieur Leturcq!

—Ah! Jasmin! Entre donc!

—Vous êtes bien civil, monsieur Leturcq! Buguet ôta son chapeau et déposa le panier près de la grille.

—Viens que je te montre une plante nouvelle, continua M. Leturcq. Elle arrive d'Italie et fleurit ici pour la première fois.

Jasmin eut un battement de coeur en pénétrant dans la petite serre. Un dévot n'est pas plus ému sous le porche d'une église. Cet amoureux des fleurs eût cherché l'eau bénite au fond des arrosoirs et se fût signé. Il tint son feutre sous le bras respectueusement.

—Vois, dit M. Leturcq avec un geste rond et une mine satisfaite.

Jasmin s'arrêta devant deux tubéreuses. Blanches sur leurs longues tiges vertes et rougissant, comme honteuses de la volupté qui s'émanait de leurs corolles, capiteuses elles s'offraient au milieu d'un groupe de bromélias bigarrés qui semblaient épris des nouvelles venues.

—Caresse! C'est doux, dit M. Leturcq. Jasmin obéit; sa main trembla.

—Et celle-ci? continua le vieux jardinier. C'était la Gordon des Anglais (ainsi appelait-on alors le gardénia!), tout aristocratique et élégante.

—Sont-elles belles! murmura Buguet. Vous devez être fier de les montrer, monsieur Leturcq.

—Dame! On a son amour-propre! Malheureusement les connaisseurs sont rares.

Jasmin reprit sa route, émerveillé. Ces tubéreuses! Sa cervelle en était troublée. Il lui semblait qu'il venait d'assister au déshabillé d'une princesse au jour de ses noces, dans un de ces contes qu'il lisait aux veillées. Et il était l'époux! Il avait touché la chair blanche: sa main en restait parfumée!

Il reconnut aussi que l'odeur des tubéreuses était pareille à celle du flacon que Martine lui avait donné un jour en disant:

—Tiens, c'est de Mme d'Étioles!

Et il songea à Mme d'Étioles. Il se la figura pareille à la fille d'un lord qu'il avait vue au parc de Vaux-Pralin quand il s'y trouvait en corvée. Cette anglaise était pâle comme la gordon et, ainsi que cette fleur, vêtue de mousseline blanche.

Jasmin côtoyait le fleuve. Une poule d'eau s'envolant des roseaux le tira de sa songerie. Il prit dans sa pochette la grosse montre d'argent qu'il tenait de son père. Le petit forgeron du cadran frappa huit coups sur son enclume. Jasmin, rassuré, continua lentement sa route.

Mais une femme vint l'accoster: Nicole Sansonet, la pêcheuse d'anguilles—une gaillarde qui n'eut point peur des chevau-légers en son temps et qui, frisant la quarantaine, regardait encore les garçons avec une flamme au fond de l'oeil. Sa cornette couvrait une figure rougeaude, son tablier à bavette dissimulait mal de grasses rondeurs. Elle portait sur le dos une hotte pleine de poissons; une gourde battait ses fesses.

—Belle journée, Jasmin, dit-elle. Il faut en profiter. Elles vont se faire rares, mon gas!

Ils cheminent côte à côte. Tout à coup la commère regarde son compagnon en face:

—A propos, toi, t'es pas encore marié? T'es dans l'âge pourtant! On l'avait annoncé, ton mariage! On croyait que ce serait aux prunes! Et puis, pan! V'la Martine à Étioles! Alors, c'est-y pour les vendanges ou la Noël?

Jasmin rit et Nicole continue:

—C'est qu'elle est avenante, la mâtine! A ta place, je n'aimerais guère la voir entourée de ces freluquets d'Étioles! La vertu d'une femme ça glisse comme l'anguille, et quand c'est parti, c'est parti! Ouvre l'oeil, Jasmin, c'est Nicole qui te le dit.

Buguet était arrivé. Il remercia la pêcheuse pour ses conseils et se dirigea vers la tannerie de l'oncle Gillot.

Elle s'érigeait devant la Seine. Culottée par le tannin, le sang, les chiures de frelons, elle distribuait ses trois séchoirs et le logis du maître le long d'une cour brune et puante. Au milieu, une charrette pleine de peaux de boeufs était arrêtée.

Jasmin entra. Ses parents lui firent bon accueil. La tante Gillot prit le melon, le flaira sous la queue. Le jardinier s'informa de l'état des vignes.

—Eh! si septembre est chaud (chose probable, vu que le beau temps a pris avec la lune!) on pourra vendanger tôt!

—Bonne affaire, répliqua Jasmin. En attendant je vais passer la journée ici et voir s'il n'y a rien à tailler dans l'enclos.

—J'ai mieux pour toi, mon neveu, dit la mère Gillot. Eustache Chatouillard, notre voisin, a promis de venir me prendre dans sa carriole pour aller à Sénart, où le Roi chasse en forêt. Mais il faut que j'aide mon homme à mettre les peaux dessaigner dans la rivière. Va à Sénart à ma place!

Jasmin hésita.

—C'est des choses qu'on voit une fois dans sa vie, insista Gillot.

Eustache arriva sur ces entrefaites. Il poussa des exclamations en apprenant que la mère Gillot était empêchée. Mais il enleva Jasmin.

—Je suis certain que le Roi vient, affirma-t-il. Je le tiens de grenadiers à cheval qui raccommodaient la route.

Comme Jasmin s'étonnait que des soldats vinssent réparer les chemins pour un seul passage de carrosses:

—Ah! Ah! reprit Chatouillard, c'est qu'il y a des dames dans les carrosses, et les cahots, ça ne fripe pas seulement les atours! Il y a autre chose en dessous qu'il faut soigner!… Ça te fait rire, jardinier! Tu ne t'assieds pas sur tes laitues quand tu les portes au marché de Corbeil?

—Eh! J'ai trop souci de ma marchandise!

—Chacun a souci de la sienne, mon gars! Hue, Bourry!

Le cheval trottait ferme, excité par les éclats de voix d'Eustache et les coups de fouet. Les jeunes gens atteignirent Nandy, dont la petite église sonna dix heures. Ils traversaient les champs déjà fauchés où les perdrix couraient dans le chaume. Les meules posaient leurs cônes d'or à côté des bosquets d'un vert sombre; une brise légère fit glisser le frisson pâle des feuilles retournées.

Le village de Lieusaint, où ils arrivèrent bientôt, était encombré. Un air de fête soufflait. Les groupes de paysans allaient, venaient, avec des fermières en coqueluchon noir ou en chapeau de paille; une quêteuse de grand chemin, ses souliers à la ceinture, regardait, l'air ahuri. Un âne chargé d'ustensiles revenait du marché de Corbeil, accompagné de laitières portant le pot de cuivre sur la tête et de gamins qui avaient été vendre des noisettes au litron.

Les grenadiers à cheval caracolaient, sous leur bonnet rouge garni de peau d'ourson.

Ils avaient les sabres au clair; de longs fusils et des épieux battaient leurs cuisses.

Au fond de la longue, et large route qui, bordée au bourg de fermes et de maisons blanches, pénétrait ensuite dans la forêt, au loin, près du carrefour de Villeroi, à l'extrémité de l'allée que barraient les grenadiers, une foule multicolore papillonnait, jetait et mêlait des taches blanches, pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des coulisses de l'horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus de ce mouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols de corbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu.

Les deux garçons descendirent de carriole. Et tout à coup Jasmin se sentit intimidé. Il allait voir le Roi! Cette idée bouleversa son coeur. Dans les châteaux où il taillait les charmilles, il avait souvent entendu parler de Louis XV. Il savait la puissance du souverain: il lui parut que la forêt la recelait entière, que les cors allaient annoncer la présence d'une chose formidable.

Eustache avait pris dans la voiture du pain et du fromage; il entraîna
Jasmin vers les taillis.

Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardes de la maison du roi empêchaient d'approcher du carrefour, «où l'on sert une halte à Sa Majesté», dirent-ils.

Heureusement Eustache rencontra un valet de chiens de sa connaissance; grâce à lui ils purent approcher.

—Regardez! dit le domestique.

Au bord de la route c'était d'abord les chevaux de la suite royale.
Parmi eux, un tout blanc:

—Le cheval du roi, murmura le valet.

Un autre, isabelle doré, avec la raie de mulet et les crins noirs.

—Celui de la duchesse de Châteauroux, continua le piqueur.

Cependant cette cavalerie à étriers vides empêchait les amis de voir: ils grimpèrent dans un orme et choisirent en ses fourches un commode observatoire.

Aux pieds des chênes et des bouleaux où sont accrochés les cors et les couteaux de chasse, c'est un fracas d'uniformes, une allée et venue de chevau-légers, de meutes tenues en laisse, un effarement de marmitons qui portent sur de grands plats des hures, des lièvres rôtis et des fruits. Les hêtres abritent le repos de mules à panaches et oreillères de cuivre. Et partout où s'étendent de l'herbe et, un peu d'ombre, des seigneurs, des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour de nappes jetées sur le sol.

Jasmin est ébloui. Cette cour qui s'ébat parmi les mousses, l'attrait de ces visages, l'étourderie de ces amazones qui ménagent des retroussis de jupes d'où sortent de jolis pieds chaussés de maroquin violet, ces gentilshommes qui arborent des cordons bleus sur la poitrine et appuient la main sur leur coeur, ces abandons aimables, tout le charme de cette aristocratie, que le jardinier a déjà entrevue dans les châteaux de Melun, le ravissent.

—Que c'est beau! murmure-t-il.

Eustache lui souffle:

—Le Roi!

—Où?

—Là!

Louis XV est assis au milieu d'un grand tapis. Sur un habit de velours pourpre à larges galons il porte des dentelles, et sur sa perruque poudrée un chapeau bordé de plume blanche. Des laquais s'empressent: ils présentent à Sa Majesté un pâté; elle refuse et bâille.

Jasmin remarque que le Roi a le visage rose et rond. Louis XV fait des gestes lents, porte paresseusement à sa bouche une cuisse de poulet et la jette au petit épagneul qui se roule à côté de son assiette. Puis il bâille encore et se penche vers la dame installée près de lui.

—La duchesse de Châteauroux, explique Eustache, qui a travaillé à Paris et connaît certaines moeurs de la cour.

—Ce n'est pas la Reine?

—C'est la maîtresse du Roi.

La duchesse a la figure pâle sous le tricorne de chasse et paraît souffrante dans sa robe jaune. Elle sursaute aux paroles du Roi et Jasmin, à qui rien n'échappe, voit son visage se contracter, ses joues devenir livides.

—On dirait qu'elle va mourir, murmure le jardinier.

Une chose l'inquiète davantage: le Roi! Malgré l'air d'ennui que se donne le souverain, un prestige l'entoure aux yeux du jouvenceau. Car on a dit à Jasmin qu'il faut savoir mourir pour lui, que c'est le chef qui dirige les batailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peut s'imaginer Louis XV qu'à travers cette illustration. Pourtant il souhaiterait son maître plus impérieux, d'une allure virile et gaie. Il regrette que le Roi de France ait ce pli d'amertume qui se creuse par instant aux commissures de ses lèvres et ce regard qui se pose avec mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a le front libre, l'oeil franc, le teint fleuri, l'air à la fois doux et conquérant, et où il fait penser en même temps au pigeon ramier et à l'aigle. Jasmin s'assure que c'est ainsi que le Roi doit être et dans le personnage distrait et fatigué il revoit le prince magnanime de la gravure.

Pendant que Buguet se livrait à ces réflexions, sur la route, du côté de Montgeron, apparut au soleil un attelage éclatant qui jeta des reflets aux ornières et brilla comme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs sursautèrent, se firent une visière de la main pour mieux voir.

L'apparition se dessina. Les courtisans distinguèrent une femme en rose dans un phaëton d'azur attelé de deux chevaux blancs. Elle conduisait elle-même. Derrière, un négrillon tenait ouvert un grand parasol.

A l'approche de la halte, la dame ralentit l'allure de ses chevaux, afin de recueillir les regards de la cour étonnée, où frémit un murmure.

Ses larges paniers emplissaient la voiture de falbalas. Sa main gauche laissait flotter les rênes; la droite agitait un grand éventail.

Elle portait un chapeau à la bergère sur ses cheveux poudrés et avait trois mouches si subtilement posées qu'elles brillaient comme des étincelles sur le teint pâle que relevait un rien de fard. La robe échancrée à la gorge montrait la naissance des seins. Tout provoquait dans la belle cochère: la fierté sur son front, la luxure aux fossettes de ses joues et aux coins de ses lèvres. La transparence de ses dentelles carnait d'un diabolique éclat jusqu'à ses perles, tandis que ses yeux armés cherchaient une victime. Son bras avait l'élégance d'un col de cygne, et sa toilette semblait avoir été trempée dans le sang enflammé des roses de Bengale.

La dame traversa les groupes des chevau-légers, des grenadiers, des valets; elle excitait la curiosité de tous ces hommes.

Elle passa devant le roi, s'inclina.

Jasmin voyait tout du haut de son arbre. A l'aspect de la dame, il éprouva un trouble étrange. L'émoi lui fit lâcher une seconde la branche qui le soutenait. Il entendit battre son coeur dans sa poitrine. Ebloui comme si la reine des fleurs fût apparue, le jardinier cria:

—Mordi, la belle femme!

Mais une gerbe était là, dans la voiture, à côté de la dame. Jasmin proféra, la gorge serrée:

—Mes fleurs!

Il avait reconnu les nériums cueillis aux lueurs de l'aurore devant sa maisonnette et il dit, tremblant:

—Mme d'Étioles.

Alors, pris de vertige, il descendit de l'arbre et s'éloigna, suivi d'Eustache, qui s'étonnait de l'émotion de son ami.

—Mme d'Étioles, répéta encore Buguet.

Eustache prit un air malin:

—J'ai entendu parler d'elle; on dit que c'est un morceau de roi.

Il insista, hochant la tête:

—Un morceau de roi!

Arrivé à proximité de Lieusaint, Eustache quitta Jasmin en lui promettant de venir le reprendre une heure plus tard.

—Merci, dit le jardinier, j'ai le temps de retourner à pied, ça me fera du bien.

—A ton aise!

Jasmin se dirige du côté de Lieusaint. Dans la route maintenant solitaire, il marche, abasourdi, s'arrêtant pour passer la main sur son front.

Alors c'est cette femme merveilleuse que Martine approche à toute heure!

Jasmin eût dû deviner que sa promise était au service d'une beauté pareille. Depuis quelque temps, elle devenait plus piquante, plus jolie: le reflet de Mme d'Étioles, sans doute!

Jasmin pense à ces choses. Mais il entend quelques petits cris, un bruit de chevaux emballés. Il se retourne.

Le phaëton d'azur! Mme d'Étioles! Chassée par les officiers de la Châteauroux, elle s'est enfuie, défaille de dépit, lâche les rênes; déjà le négrillon met sous le nez de sa maîtresse un flacon de cristal; le grand parasol roule au milieu de la route.

Jasmin se précipite, arrête les chevaux. Il saute sur le marche-pied de la voiture et recueille la dame. Elle est évanouie.

Jasmin la soulève, et avec beaucoup de peine, à cause des grands paniers, la porte au pied d'un arbre.

Affolé il crie:

—Mon Dieu, aidez-moi!

Le négrillon s'agite comme un singe en délire.

—Elle est morte! hurle Jasmin.

Il court vers une source qu'il a rencontrée sous bois et revient avec son chapeau qui ruisselle. Il y trempe le bout des doigts, et, comme il le ferait pour ses amaryllis pâmés, secoue quelques gouttes d'eau sur le visage blêmissant où la bouche fardée paraît une blessure.

La dame ouvre les yeux: Jasmin croit renaître lui-même à la vie. Elle murmure:

—Où suis-je?… Que faites-vous là?

Jasmin est à genoux. Le négrillon rajuste une dentelle. Mme d'Étioles, pâle, fronce le sourcil, sa bouche se crispe avec douleur. Elle dit, perdue au fond d'un rêve:

—Je me souviens.

Ses petites mains empoignent l'herbe à côté d'elle:

—Et je me souviendrai.

Puis elle s'adresse au négrillon:

—Mon miroir!

Elle y jette un regard:

—Quel désarroi!

Elle tapote ses boucles, caresse ses sourcils et, se parlant elle-même, avec un sourire de mépris:

—Dieu, que j'ai été femme!

Jasmin n'a cessé de contempler les yeux de Mme d'Étioles: ils lui paraissent tantôt noirs, tantôt bleus. Sous des cheveux où de vagues blondeurs cendrées luttent avec la poudre, le visage ovale de Mme d'Étioles montre une peau fine où les mouches de velours se jouent comme des volucelles autour d'une rose blanche.

Mme d'Étioles dépose son miroir, tend une main au négrillon, l'autre à
Jasmin:

—Relevez-moi!

Jasmin hésite. Il n'ose toucher aux doigts frêles.

—Voyons! dit nerveusement Mme d'Étioles.

Le jardinier prend la main tendue, ferme les yeux, tant le coeur lui défaille.

Mme d'Étioles est debout.

—Qui êtes-vous? demande-t-elle à Jasmin.

Il murmure, la gorge serrée:

—Jasmin Buguet.

La grande dame dit au négrillon:

—Donne un écu à cet homme.

Buguet réprime un mouvement de révolte:

—Merci! Oh! non! Madame!

Mme d'Étioles s'aperçoit de la bonne mine du jeune garçon:

—Vous regardez mes fleurs? dit-elle d'un air aimable.

Jasmin baisse les paupières:

—Elles viennent de mon jardin.

—De votre jardin?

—Je suis jardinier, c'est Martine Bécot qui me les demanda hier.

—Martine! Je ne savais point.

Mme d'Étioles sourit:

—Vous aurez ma pratique. Jasmin!

Elle remonta dans son phaëton et, ayant retrouvé toute sa grâce, prit les guides et partit.

Jasmin la suivit du regard. Elle disparut d'un coup, par un chemin de traverse.

Le jardinier s'en alla en songeant à nouveau.

La femme qu'il avait tenue dans ses bras, et dont il se sentit un instant aussi parfumé que s'il avait porté une brassée de fraxinelles, c'était Mme d'Étioles! Ces mots chantèrent à son oreille: Mme d'Étioles! Un sentiment suave descendit dans ses veines, un sentiment triste un peu et profond, tel qu'il n'en avait encore ressenti. Il lui sembla que son âme se fondait. La plaine et le bois lui parurent mélancoliques comme la fin d'une fête.

Poussé par une force irrésistible, Jasmin retourna près de l'arbre sous le tronc duquel Mme d'Étioles s'était reposée. Il s'assit. Un rien de parfum flottait encore. Le jardinier ferma les yeux: il revit la grande dame, avec ses oeillades aux reflets de scabieuse et d'or, avec ses lèvres qui brillaient comme des cerises, son front hautain comme une étoile, ses doigts fuselés. Quand il releva les paupières, il aperçut, dans l'herbe, la place où Mme d'Étioles avait crispé sa main. Il se pencha et baisa le gazon ravagé. Puis il se releva brusquement, comme s'il se fût brûlé les lèvres, et murmura:

—Je deviens fou.

Au loin la chasse partait du côté de Quincy, les chiens lançaient leurs abois, au son métallique desquels se mêlaient les appels des cors. Le vent qui s'était levé effaçait sur la route blanche la trace des carrosses et le pas des chevaux. Buguet marcha dans le bois désert, regarda le soleil disparaître et le ciel doucement violet. Pour regagner son village, il s'engagea dans la plaine qui descendait vers la Seine. Et bientôt, parmi les mille flammes automnales des colchiques, il traversa les grands prés et les champs au clair de lune.

II

Quelques semaines plus tard Jasmin prenant son calendrier vit que l'automne commençait.

Le ciel était triste. Chaque coup de vent apportait des nuages. Ils formaient de grands camps farouches. La Seine agitée avait des teintes d'acier.

Jasmin examina les nues, tandis qu'autour de lui la rafale faisait choir les ciroles des grands poiriers.

La mère Buguet parut:

—Eh bien, fils, tu regardes le pied du temps? Il ne dit rien qui vaille.

Elle continua:

—Je viens de préparer le fruitier. Si tu m'en crois, nous cueillerons tout aujourd'hui. Le soleil ne chauffera plus guère. Au surplus les reinettes ont bonne mine et les calvilles jaunissent.

Jasmin murmura:

—Vous avez raison, ma mère.

La Buguet reprit:

—J'ai fait prévenir Etiennette Lampalaire. Elle nous aidera. Ce n'est point une engourdie.

Jasmin alla dans le petit hangar prendre son échelle: il la mit contre un grand pommier, puis il fixa son panier à un crochet pour le suspendre aux branches. Il monta; l'arbre croulait sous le poids des fruits. Avec précaution, Jasmin cueillit les pommes, les déposa dans une corbeille sans les froisser: car «toute blessure est pourriture», il savait cela de naissance.

Quand les paniers furent remplis, la Buguet en prit un à chaque bras et s'achemina vers la maison. Elle rangea les calvilles sur les claies, la queue en l'air. C'était une brave femme. Elle avait travaillé dur avec son homme, qui «avait parfois des turlutaines». Pensez! Il était le neveu d'un maître d'école, il savait lire! Savoir lire! Une mauvaise affaire qui mange le temps et déroute l'esprit! Ainsi, pendant que feu Buguet tenait le nez penché sur un bouquin, l'ivraie poussait, et si dru que souventes fois la bonne épouse vit des semis entiers étouffés par les bleuets et les pieds d'alouette: son mari les voulait respecter parce que les bleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah! ça la faisait rire!) et que les pieds d'alouette donnaient une légèreté aux fleurs des plates-bandes! Tout ça, des idées qui coûtent cher au bout de la vie! Son fils aussi avait parfois l'air d'un songe-creux. Tout le monde cependant aimait Jasmin, il était de bon caractère; puis—ce qui devient rare!—il savait son métier.

—Bien sûr, s'il a la protection d'un duc ou d'un surintendant, il ira loin! disaient les gens.

Mais il arrivait à Jasmin de se montrer distrait, même triste. Ces dernières semaines surtout. Plus de sourire, plus de gaîté! Il réfléchissait à Dieu sait quoi! C'était depuis la chasse royale. Avait-il envie de se faire piqueux ou chevau-léger? Folie, lorsqu'on possède un bon métier et qu'on est sûr d'avoir chaque jour sa croûte à rompre et son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l'oeil! Elle espère vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonne ménagère, qui «veillera au grain».

Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs, déjetés par le vent, le sourire clair de ses lèvres retroussées, son visage hâlé, ses yeux bruns et espiègles: tout brille. Sous le corsage de l'enfant qu'elle est encore, les seins de la femme poussent déjà. Aussi un matin qu'elle portait du lait au château, le vieux marquis d'Orangis invita la fillette à partager sa crème au houacaca, laquelle est faite d'une poudre composée de cannelle et d'ambre qui vient du Portugal et réchauffe les sens. Tiennette raconta depuis que le vieillard l'avait embrassée bien fort, le gobelet vidé, puis qu'elle s'était enfuie.

Aujourd'hui souriante elle aborde la mère Buguet:

—Vous m'avez fait quérir, la Buguet?

—Oui, mignonne, il faut que tu nous aides.

—Bien volontiers.

Elles se dirigent du côté de Jasmin: juché dans les arbres, un tablier au ventre, il se courbe, se redresse, s'allonge:

—Ah! te voilà Tiennette!

Il descend, tient l'échelle. Mais la petite veut grimper à l'arbre sans aide. Jasmin lui prête son dos: il sent à peine sur ses épaules le frôlement des pieds nus: Tiennette est dans les branches:

—Lance un panier, Jasmin!

—Attrape!

Elle s'assied au-dessus du tronc. Ses mollets hâlés passent sous ses courts jupons, polis comme du bronze, et dans les mouvements de la cueillette, insoucieuse du froid, elle montre un genou rond crotté de mousse et le bas de ses cuisses. Un rayon vient dorer l'enfant, éclairer ses dents blanches. Jasmin songe aux divinités enfermées au coeur des arbres et qui n'en sortent que rarement, à ce qu'il a lu dans les livres. Tiennette ainsi perchée, avec sa peau brune contre l'écorce, son regard de feu, ses cheveux en broussaille où pétille un grain de soleil, pourrait être la petite hamadryade jaillie de ce pommier pour en goûter les fruits. Des déesses plus puissantes doivent sortir des hêtres et des chênes. Jasmin en imagine une, écartant les branches d'un garie dans la forêt de Sénart. Elle s'avance, brillante et vive, comme si la sève du taillis l'incendiait. Elle a les traits de Mme d'Étioles.

Un cri d'Etiennette tire Jasmin de sa rêverie.

—Oh! la grosse pomme!

L'enfant a l'air de tenir une boule de feu dans ses mains brunes et agite ses pieds nus en signe de plaisir.

—Elle est presque grosse comme un coeur de cochon, dit Tiennette.

Elle retourne le fruit et ajoute, sérieuse:

—Oui, c'est un coeur, un coeur gonflé comme le vôtre, vous qui soupirez tant!

—Ce n'est pas pour toi, morveuse!

—Parions que c'est à cause de Martine, jeta avec malice la fûtée.

—Pas davantage!

—Qui donc lui met la berlue à l'esprit? Faudra que je devine, se dit
Tiennette.

A midi elle s'en alla, inquiète pour son amie Martine.

—A qui songe Jasmin? Je ne l'ai jamais vu ainsi!

Perdue dans ses réflexions, elle ne vit point le marquis d'Orangis qui la guignait d'une petite fenêtre de son castel. Il lui faisait des signes avec la main qui venait de fourrer du tabac d'Espagne dans son nez de vieux singe. Il portait une robe de chambre d'homme de qualité et un ancien bonnet de mariage vénitien, couvert d'emblèmes dorés sur fond blanc, et trop large pour sa tête à cette heure sans perruque.

Le marquis poussa un petit cri. Alors Tiennette s'aperçut de sa présence. Les yeux du vieillard brillaient et les rides de sa figure sèche étaient tirées par un sourire sans dents. Il esquissa deux baisers.

—Vous allez vous enrhumer, monsieur le marquis, s'écria Tiennette.

Elle s'enfuit, mais pour passer le ruisseau, sous les yeux du seigneur, elle releva sa cotte, bien que celle-ci fût déjà très courte et qu'il n'y eût qu'un mince filet d'eau.

Le lendemain la pluie nocturne avait apaisé le vent; une légère brise déchira les brumes: le soleil se leva dans une claire pureté.

En ouvrant leurs volets, les paysans se réjouirent. Quelle bonne journée pour la vendange!

Voilà déjà les filles. Elles chargent les hottes; leurs bonnets de mousseline battent des ailes. Les «jeunesses» crient et chantent. Et les garçons paraissent aussi, avec les mollets nus, les manches retroussées. Ils sont joyeux: on dirait que l'«azur», cette fleur délicate qui couvre le raisin, veloute leurs sourires. Une voix s'élève: elle lance une ariette:

Croyez-vous qu'Amour m'attrape
De m'avoir ôté Catin?
Qu'ai-je à faire de la grappe
Quand j'ai foulé le raisin?

La chanson vole au-dessus des haies, jusqu'à l'église, et réveille les échos de la Seine endormie.

Jasmin restait insensible aux rumeurs du village.

—Tu ne te rends point aux vendanges? lui demanda la Buguet.

—Je n'en ai guère envie.

La porte s'ouvrit: c'était Martine! Elle cria à Jasmin:

—Eh bien! Tu n'es pas prêt!

La jolie fille s'avança, poing sur la hanche, un peu moqueuse:

—Vraiment, Jasmin, tu n'es point galant! Fallait savoir que j'allais venir! Allons! Embrasse-moi!

Le jardinier lui donna un baiser sur chaque joue; puis la jeune fille sauta au cou de la Buguet.

—Eh! dit celle-ci, que tu sens bon et que tu as la peau doucette et blanche! Prends-tu des bains de lait comme ta maîtresse?

La soubrette éclata de rire:

—Mme d'Étioles se baigne dans l'eau claire!

Martine était affriolante avec son bonnet blanc, son corsage de percale, sa jupe d'un vert de scarabée qui laissait passer de fines chevilles et des souliers cambrés. Mais ce qui charmait le plus en elle, c'était, sous ses cheveux châtains, ses yeux de couleur indécise, comme ceux des chats. Il semblait qu'elle pût les aviver des tons et des lueurs qu'elle voulait. Martine avait le nez court, retroussé juste assez pour indiquer un peu d'impertinence qu'adoucissait le sourire des lèvres. Ce matin, elle semblait apporter une lueur de l'aurore dans les fossettes de ses joues. Elle dit d'une voix cristalline:

—Allons, Jasmin, conduis-moi aux vendanges!

Buguet fit un brin de toilette, mit ses souliers ferrés pour patauger dans la terre des vignes:

—Me voilà prêt!

Les deux jeunes gens furent bientôt au bord de la Seine.

—Alors, M. Jasmin a assisté à la chasse royale? demanda Martine.

—Oui!

—On l'a fort remarqué. Et c'est pour le remercier de ses fleurs que Mme d'Étioles m'envoya hier chez ma marraine Laïde Monneau, où j'ai passé la nuit.

—Ce n'est point vrai!

—Je te l'assure. Elle s'est souvenue de ton nom. Elle m'a tout raconté et elle est bien heureuse, car à la suite de l'accident le Roi lui a envoyé dix faisans dorés, ce qui est gibier rare.

Jasmin devint silencieux. Ah! Mme d'Étioles a prononcé son nom: Jasmin Buguet! Pour la première fois ce nom paraît fleuri au jardinier. Il sourit à des visions douces, à un bonheur secret. Le paysage prend à ses yeux une splendeur ravie. Buguet regarde avec plus de joie les vignes: ces petites fées vertes, qui, pendant les hivers sans soleil, versent le rêve aux mortels en des boissons rouges, aujourd'hui se drapent dans leur feuillage bordé de pourpre. Elles grimpent à pic sur le coteau pierreux d'où l'argile rouillée s'éboule; en procession elles s'appuient sur leurs échalas d'acacia ivres du vin contenu dans leurs mamelles.

L'oeil du garçon brille, sa physionomie s'éclaire. Il ose insinuer:

—Mme d'Étioles se souvint de mon nom?

—Ne te l'ai-je pas dit?

—C'était dès le soir de la chasse?

—Ce soir même. Je dégrafais sa robe. Elle jetait ses bagues dans un coffre. «Martine, dit-elle, j'ai rencontré le jardinier qui t'a donné les lauriers pour mon phaëton. Il s'appelle Jasmin Buguet, n'est-ce pas?» Je rougis. «Pourquoi as-tu honte?» continua Madame. Elle sourit: «C'est un joli garçon! Et ma foi il fut, lors de mon accident de voiture, fort civil!»

Jasmin exultait.

—Comme te voilà joyeux! dit la soubrette. Tu te sens bien flatté?

Elle était enchantée de voir son compagnon se dérider. La fillette aimait beaucoup Jasmin. Enfants, ils avaient déniché des fauvettes dans les roseaux de la Seine, joué aux osselets, à cligne-musette, au toton, la toupie qui ronfle, et lancé les bulles de savon qui sortent d'un tuyau de pipe et crèvent au long des chaumes. En hiver, ils élevaient des châteaux de cartes, se penchaient sur le jeu de l'oie, construisaient des coqs en papier. La petite était orpheline. Une fois que son parrain dut s'absenter, il la confia aux Buguet; ceux-ci la couchèrent avec Jasmin, les enfants s'endormirent sur le même oreiller: on eût dit à les voir sommeiller que leurs têtes poupines souriaient au même rêve.

—On les mariera, peut-être, dit le père Buguet en riant.

Plus tard, bien qu'il n'aimât guère la danse, Jasmin conduisit Martine au bal champêtre, participant avec elle au moulinet, sous les tilleuls du bord de l'eau, aux sons de la flûte. A la fête, il la menait voir le montreur de boîte d'optique et celui de marionnettes; ils achetaient des complaintes, écoutaient les joueurs de vielle et de clarinette. Jasmin offrait à Martine des dorioles et autres délicatesses de bouche. Ils buvaient un verre d'hypocras ou de vespetro, que débitait un charlatan, et le soir la mère Buguet pétrissait des «roussettes».

Le village les fiança. Cependant ils avaient échangé des oeillades tendres, des serments enflammés, des baisers en cachette, derrière la porte, quand le garçon venait passer la veillée chez Rémy Gosset et que la fillette le reconduisait jusqu'au seuil, «histoire de voir les étoiles». Un après-midi que Martine, sortie pour cueillir des cerises, avait délaissé son rouet, Jasmin couvrit le fuseau de roses pompon, de sorte qu'elle trouva, en revenant avec son panier plein, une chose aussi belle et vive que le sceptre de Flore.

D'ailleurs Martine était sage. On ne l'avait jamais surprise dans une grange, le sein hors du corsage, dans l'attitude de celles qui imitent sur les bottes de foin ce que les pigeons, après s'être becquetés, pratiquent à deux sur les gouttières. Nul galant n'était monté à la petite fenêtre de sa chambrette; ni son parrain Rémy Gosset, ni sa marraine Laïde Monneau, chez qui elle habitait parfois, n'avaient trouvé de chapeau d'homme sous son lit.

Rien pourtant n'avait été décidé entre Buguet et la soubrette. Aujourd'hui le jardinier comptait vingt-trois ans et Martine atteignait son dix-neuvième octobre. Elle pensa qu'il était temps de songer au mariage:

—Je vais parler!

La joie revenue au coeur de Jasmin encourageait l'amoureuse. Le garçon s'égayait le long de la Seine. Il voulut cueillir une branche de salicaire et s'approcha de l'eau, parmi les joncs du bord: le reflet de la rivière illumina son visage d'un or fluide.

—Est-il joli!

Il rappela à Martine ces jeunes satyres aux chairs roses ou hâlées qu'on voit à Étioles dans certains tableaux: ils penchent sur des urnes ou des conques, parmi des plantes aquatiques, leurs tétons bruns qui frôlent les pétales des nymphéas.

Jasmin revint, offrant à Martine la vergette empourprée de la fleur tardive.

—Merci, dit-elle. Je la porterai dans ma chambre en souvenir de toi.

Puis le jardinier interpella le sacristain Euphémin Gourbillon, qui promenait dans un clos son maigre personnage:

—La belle récolte, Euphémin! Il y a de quoi rougir le nez à tous les sonneurs de cloches de notre capitainerie de Sens!

Il en interpella d'autres encore et se laissa accoster par maint villageois, au grand dépit de Martine.

Elle n'osa et ne put rien dire à Jasmin, moitié par timidité de jeunesse, moitié à cause des bavards de la route, et ils se trouvèrent ainsi près de la tannerie de Gillot.

—Ah! Martine! s'écria la tante, c'est gentil de venir nous aider! Va de ce côté, où se trouvent les fillettes.

Voici l'oncle Gillot! Il est chargé de paniers débordants de grappes encore froides de rosée. Il s'en débarrasse. Puis il s'essuie le front et tape sur l'épaule de Jasmin:

—Je suis content que tu sois venu, mon neveu! Eustache Chatouillard nous est aussi arrivé.

Près de la porte du vendangeoir, Eustache, la culotte relevée mi-cuisse, dans une cuve emplie de raisins, foule, le torse nu.

—Bonjour, Jasmin! s'écrie-t-il. On ne s'est pas revu depuis le jour de la chasse.

Gillot intervient:

—Vous causerez tout à l'heure. Mon neveu, je t'emmène au-dessus des roches.

Buguet disparaît avec l'oncle et plonge dans la mer des ceps.

Il cueille. Sa serpette habile coupe le pédoncule des grappes au bon endroit. Gillot bavarde. Buguet l'écoute d'une oreille. L'air qui passe, chargé de frémissement d'or des coteaux, les tons de turquoise du ciel, le calme du fleuve qui dort son sommeil de grand serpent d'azur, tout le fait songer à ce qui le tourmente. La vision de Mme d'Étioles réapparaît au-dessus des échalas. Le sentiment qui s'est emparé de Buguet sur la route de Lieusaint et n'a cessé de chanter en lui redouble en ce moment. Pour cet amoureux des fleurs, peut-il être plus attirant objet que cette grande dame? Mme d'Étioles paraît au jardinier sortie du plus odorant promenoir d'orangers, d'un cabinet de gardénias. Le garçon se penche vers le sol, comme les autres vendangeurs, mais quand il relève la tête il la sent pleine de gloire: le décor encombré de rustres, qui semblent traire les vignes, se mue pour lui en parterre de sourires ailés. La Seine devient le fleuve complaisant: elle doit mener Jasmin vers il ne sait quelle cour où Mme d'Étioles trônerait comme la statue d'or qui se dresse au fond des grands bassins de Vaux-Pralin, où chaque année Buguet va tailler les tilleuls et façonner le labyrinthe.

A onze heures, Jasmin et Gillot descendent; ils rencontrent la tante qui porte un pâté de grives, mis au four dès patro-minette. Eux-mêmes reviennent de la cave du tanneur, une cave naturelle creusée dans le tuf: ils sont chargés de grosses bouteilles cachetées de cire rouge; Gillot en lève une, le sang des grappes flambe dans le verre comme sous la peau des grains et paraît heureux de revivre au soleil.

Les vendangeurs s'assoient à l'ombre d'une charrette. La mère Gillot entame le pâté, tandis que Martine distribue les miches.

—Arrivez, les enfants! crie la soubrette.

Elle est saisie et dorée par le grand air comme les pains qu'elle tend l'ont été par le four.

Trois vignerons, deux filles, Tiennette s'avancent pour recevoir leur part. Eustache se roule sur l'herbe en riant et lève ses pieds et ses mollets rougis par le foulage. Chaque flacon que Buguet débouche fait sonner, ainsi qu'un pistolet qu'on décharge, le creux de son goulot. Le bruit attire Euphémin Gourbillon. Il a déjà trinqué avec maint vendangeur et sa figure s'allume, barbouillée du tabac qui tache son casaquin en ratine noire. L'oncle Gillot l'invite et il s'installe.

Le premier coup de dents se donne avec appétit.

—Les grives sentent le verjus, dit Gillot.

—Elles en ont au cul avant que les autres en aient au bec!

Tiennette interpelle Gourbillon:

—Comme vous buvez, sacristain! On voit que vous n'êtes pas chez vous!

—Effrontée! Quand le marquis d'Orangis t'offre de la citronnelle, tu t'en fourres plein le gosier.

Tiennette éclate de rire.

—Le marquis d'Orangis! Ah! non! Je n'aime point ses drogues!

La garcette prend un air malicieux:

—Je suis trop paysanne, avec mes sabots! M. d'Orangis aime les pieds bien chaussés! Il m'a promis une paire de souliers en me disant qu'il mettrait lui-même les bas.

—Ta fortune commencerait par le pied!

—En faisant son chemin elle monterait vite plus haut!

—Au carrefour où tout passe! conclut Gourbillon.

—Sale! cria Tiennette.

Cependant Martine regardait Jasmin. Le soleil taquinait les cheveux bruns du gars et sa peau aussi appétissante que celle d'un brugnon. Il se carrait, en manches de chemise; son gilet à fleurettes laissait l'aise son cou et ses épaules: la camériste suivait à la dérobée le jeu des muscles sous le linge éclatant de lumière. Puis elle épia le visage de l'amoureux: la bouche rose, sans pli méchant aux commissures des lèvres, les yeux d'un gris d'acier qui se pailletaient de bleu. Quand Jasmin se retournait, Martine trouvait son profil aussi élégant que celui des marquis: un nez fier, aux narines mobiles, un menton ni carré, ni gras, qui rappelait un peu celui des femmes et se trouait d'une fossette. Le jardinier était distrait.

—Tu n'es point gai, mon fieu, lui dit Gillot, pour un jour de vendange.
A ton âge, j'embrassais toutes les jeunesses.

—J'en ai bien envie, mais j'ai peur des rebuffades.

Jasmin était descendu au repas des Gillot comme d'un ciel: après son rêve où les finesses de sa nature lui avaient suscité des illusions, la réalité lui faisait mal. Il n'accorderait aucune attention aux filles.

Il rompit le pain avec Martine. Elle avait les mains rougeaudes! Il se rappela qu'il en avait vu de toutes blanches, qui ne semblaient faites que pour porter des lys.

—Ah! dit la soubrette boudeuse, je n'ai pas de chance d'avoir un galant de ton acabit! Tu ne souffles mot. Veux-tu bonne fortune plus relevée?

—Ce n'est point pour te faire affront, Martine! Le soleil m'entête.

—Tu es plus chaud quand il gèle? demanda Eustache.

—J'ai mal à la tête, répéta Jasmin.

—Il y paraît, appuya Tiennette en prenant parti pour Martine, car pour ne rien trouver à répondre à tes mignoteries, ma bonne, il faut qu'il soit bien mal en train.

—Le fait est, mon garçon, reprit Eustache, que ça ne te vaut rien de te frotter aux femmes. Te voilà ahuri comme le jour où tu m'as campé là, dans la forêt de Sénart! Tu te souviens?

Jasmin baissa la tête et Tiennette intriguée demanda:

—Qu'est-ce qui s'est passé dans la forêt de Sénart?

—Une belle dame…

—Ah!

—Mme d'Étioles!

—Oh!

—Il rougit! Il rougit! Il en tient pour la dame! dit Tiennette.

—Tais-toi, harpie! cria Jasmin. L'oncle Gillot déjà assoupi tressauta.

—Allez vous chamailler plus loin que je fasse mon somme!

—On ne se quitte pas sans boire un dernier coup, dit Gourbillon tendant son gobelet.

Tous les hommes l'imitèrent; puis les bouteilles vides roulèrent sur l'herbe.

—Ça prouve, conclut l'ivrogne, que, pour se tenir d'aplomb, il faut être plein.

Tandis que la mère Gillot remisait les plats, ses convives s'égarèrent, avec les autres vendangeurs, par les sentiers. Garçons et filles, sous prétexte de chercher de l'ombre, se dirigèrent vers les roches. Des grottes y ouvraient leurs gueules bleuâtres dans la blancheur du tuf. Ces cavernes, voilées de vignes vierges et de viornes, se prolongeaient sous terre et disposaient çà et là des cellules qu'éclairait vaguement quelque cheminée naturelle creusée par la pluie.

Martine eût volontiers entraîné Jasmin de ce côté, promenade habituelle des amoureux. Persiflé par Tiennette, le jardinier avait quitté ses amis. Mais sa promise eut beau le chercher sous les grands noyers dont l'ombre noire s'arrondissait par places dans l'or des vignes, parmi les filles que les caresses des lurons rendaient rougeaudes comme des écuelles de vendanges, ou dans les retraites des grottes. Rien!

—Qu'as-tu fait de ton amoureux? demanda une voisine.

La pauvrette avait peine à retenir des sanglots. Où était donc Jasmin? Quelle folie l'avait pris tout d'un coup? D'habitude, il ne se mettait pas en colère pour un mot, il était doux, plutôt trop calme. Martine était inquiète. Elle grimpa dans les rocs. Elle n'y rencontra que Vincent Ligouy, un propre à rien qui gardait les vaches et jetait les sorts. Il lui fit peur avec ses yeux pâles, ses cheveux couleur de chaume qui tombaient comme des couleuvres mortes. Il rit: deux grandes dents éclairèrent sa longue figure terminée par une barbe d'étoupe. Il marchait mal d'aplomb: ses jambes de grand faucheux, toujours nues, avaient l'air de vouloir s'emmêler à chaque pas.

Martine redescendit le coteau en criant.

—Qu'as-tu? lui demanda une paysanne.

—Il m'a soufflé le guignon!

—Qui?

—Vincent!

Des gars huèrent Ligouy, qui était le souffre-douleur du village:

—Va-t'en, enfant de truie!

On lui jeta des pierres. Une l'atteignit au front. Le sang coula. Ligouy porta la main à sa blessure, l'essuya au haillon de chemise qui couvrait sa poitrine et partit.

—T'en voilà débarrassée, Martine!

Le son rauque d'une corne annonça la reprise de la cueillette. On entendit dans les clos des appels aigres de vieilles. Le clocher de Saint-Port tinta.

—Ah! oui! Ligouy souffle le guignon! T'as bien raison, Martine, dit une fillette, qui sortait des grottes en rajustant à la hâte son fichu et en remettant son bonnet droit.

D'autres suivaient, les jupons fripés, avec leurs amoureux qui avaient l'air penaud.

Martine revint triste à la vigne des Gillot. Elle y revit Tiennette.

—Qu'est-ce qui te tourmente? lui dit la gamine. L'amoureuse sanglota.

—Jasmin est parti!

—Il reviendra, nigaude!

—Non point!

—Mais pourquoi?

Essuyant ses larmes, Martine raconta l'indifférence de son amoureux depuis le matin, sa distraction pendant le repas, son air maussade.

—Il ne m'aime plus, gémit-elle. Il est pris par une autre!

—Quelle autre? Je les connais toutes au village et si Jasmin avait suivi les cottes d'une quelconque, je le saurais.

—Que veux-tu! Il a été toute la journée plus froid qu'un glaçon. Ah! il n'eut qu'un moment de joie, c'est quand je lui parlai de Mme d'Étioles.

—Oô!!

—Alors il fut plus gai qu'un rossignol. Il eût, ma foi, dansé sans violon au bord de l'eau.

Tiennette, tout émue, s'écria:

—Pardi! C'est cela! Il en tient pour ta maîtresse! As-tu remarqué sa façon malhonnête de m'appeler «harpie» tout à l'heure?

—Jasmin épris de ma maîtresse! Ah! tu me fais rire, répliqua Martine incrédule.

—A ton aise! Prends garde de rire comme saint Médard! Pas plus tard qu'hier, je me suis aperçue que Jasmin avait l'âme à l'envers et sa mère me disait que c'est depuis le jour de la chasse qu'il a martel en tête! Il y vit Mme d'Étioles?

—Elle est tombée dans ses bras.

—Dans ses bras!

—Il l'a déposée sur l'herbe.

—Ah! Martine, songe à ce que Chatouillard nous disait pendant le repas, que Jasmin fut si ahuri en voyant Mme d'Étioles!

Les deux filles se regardèrent au fond des yeux; la grande fronça les sourcils, son visage se voila d'une tristesse subite et elle mit la main sur son coeur: la petite à la mine fûtée avait insinué à sa compagne du soupçon, de la douleur.

Martine quitta la vigne avant la vesprée; elle devait regagner Étioles dans la charrette de son parrain.

Dès qu'elle arriva à Boissise, elle entra chez le jardinier. Jasmin s'aperçut qu'elle avait le coeur gros:

—Tu viens me dire au revoir? murmura-t-il.

Il prit la villageoise à la taille, l'embrassa. Puis il ferma les yeux et tressaillit: Martine avait déboutonné son corsage dans la hâte du retour, et de son linge chauffé par le soleil et par sa chair montait un parfum. Ah! ce parfum! Buguet en eut le vertige! C'était celui qu'il avait senti en relevant Mme d'Étioles.

—Cela te paraît si bon? murmura l'amoureuse.

—Ah! oui!

La voix de Jasmin tremblait.

—Encore, dit-il.

Il appuya les lèvres sur la nuque de la soubrette qui se pâma, prête défaillir.

—Tu sens le paradis, murmura le jardinier.

—Oh! Jasmin! oh! Jasmin!

La mère Buguet apparut.

—Martine, balbutia Jasmin, tout rouge, je vais te chercher des figues que je t'ai promises.

Le panier fut prêt en un instant. La fillette, son bonnet un peu de travers sur le front, l'emporta à son bras nu.

—Au revoir! Au revoir! dit-elle en montant dans la carriole de Rémy
Gosset.

Déjà les vendangeurs revenaient. En avant, Gourbillon avait peine à se tenir.

Les autres suivaient, rompus, mais joyeux. Les vendangeurs, selon la coutume, avaient écrasé des grappes noires sur la figure des vendangeuses.

Des filles crièrent:

—Bon voyage, Martine!

Les garçons reprirent:

—Tu n'emmènes donc pas Buguet? Affûte-toi pour nous faire aller à la noce!

Martine était ravie. Elle partait, cahotée au trot de la bique à Gosset. Le parrain, ayant vidé beaucoup de chopines, essuyait de temps en temps ses paupières lourdes.

La fillette songeait aux baisers de Jasmin. Elle les sentait encore, dans sa nuque. Ils lui donnaient des frissons qui se renouvelaient. C'était comme des brûlures légères.

—Il m'aime, se dit-elle.

Elle sourit:

—Tiennette a beau dire!

Comme le soir tombait, un doute se réveilla pourtant au coeur de Martine:

—Tu sens le paradis, avait dit Jasmin.

Etait-ce sa peau, ses cheveux, une odeur émanant d'elle qui avait ému son promis au point qu'il se crût au ciel? A la dérobée, la soubrette se pencha vers l'ouverture de son fichu. Grand Dieu! Ce parfum, c'était celui de sa maîtresse, le même qu'à Sénart! Avant de partir, Martine en avait secoué la dernière goutte entre ses seins!

Elle pâlit.

—Ce n'est pas moi qu'il a embrassée, se dit-elle.

La fillette arriva pleine de mélancolie à Étioles. Il était plus de dix heures. Un valet à demi vêtu, traînant ses chausses par les allées, vint ouvrir.

—Eh bien, dit-il, c'est ton parrain qui te ramène! Où est-il resté, ton cousin de vendanges?

Dans sa chambrette, Martine se sentit toute abandonnée. Le valet disait juste! Elle n'avait plus d'amoureux! Pourtant Jasmin l'aimait depuis si longtemps! Ne lui avait-il pas donné, dès qu'elle les désirait, ses choses les plus précieuses, une fois sa tourterelle, puis un morceau de corail en forme de dent, et toujours une part de ses gâteaux? Quand elle était malade, il interrompait vingt fois son travail pour la voir et lui prodiguait des caresses sur le front, des poignées de mains qui guérissaient mieux Martine que les potions de sa marraine. En été Buguet menait son amoureuse en barque et cueillait dans les estuaires de la Seine de petites parnassies blanches qu'il jetait autour d'elle; alors il la regardait en ramant lentement: il semblait à la fillette que son promis l'enlevait très loin, à l'horizon bleu, pour lui apprendre des choses nouvelles et douces. Et un jour n'avait-il pas fait jurer Martine de ne prêter l'oreille à aucun propos galant? C'était dans la grange de Gosset, au moment de la moisson; les yeux de Jasmin brillaient étrangement dans son visage hâlé; les amoureux étaient seuls. Martine crut qu'il allait la prendre: elle ne se serait point défendue.

—Ah! oui il m'aime et un pareil amour ne s'en va pas ainsi!

La soubrette se désolait au milieu des ténèbres. Le silence de la nuit pesait sur sa poitrine. Elle songea à Mme d'Étioles, qui dormait sous des courtines de soie, comme une fée au repos.

—Ce qu'elle vous retourne un homme! se dit Martine! Sait-on ce qui peut arriver avec des femmes pareilles! Elle a ébloui un roi!

Il fallait se méfier! Mais que faire? Ah! tout d'abord quitter Étioles, ôter à Jasmin l'occasion d'y venir, aller retrouver le promis au village, revivre auprès de lui.

—Je veux être sa femme, affirma Martine. Et je le serai bientôt, car,
Boissise, je le forcerai bien à s'occuper de moi.

Elle battit le briquet, alluma une chandelle, prit une feuille de papier et commença une lettre à sa marraine, la tante Laïde Monneau:

Ma chère Marraine,

Un petit chez soi vaut mieux qu'un grand chez les autres. C'est ce que me disait hier la mère de Jasmin en me quittant. Comme je ne pouvais m'endormir cette nuit, j'ai pesé ses paroles: elles valent un bon conseil. Je le suivrai. Aussi bien je n'ai plus rien à apprendre ici. Je sais coudre, repasser, faire le ménage et soigner la toilette d'une grande dame. C'en est assez pour être la femme d'un jardinier. Si j'attendais encore j'en saurais trop. Comme tant d'autres je deviendrais ambitieuse et le bonheur que nous souhaitons, mon promis et moi, nous ferait pitié. Dès demain, si j'en trouve l'occasion, je préviendrai ma maîtresse. Elle est bonne, je lui dirai que je me fais vieille loin de mon galant, qu'il me tarde de me marier, que pour cela je ne me sens pas le courage d'attendre la fin de mon engagement qui tombe à la louée de la Saint-Jean l'an prochain. Si ma maîtresse a sous la main une chambrière pour me remplacer, c'est chose faite. Attendez-vous à me voir arriver un de ces matins. Comme vous ne voulez que mon bonheur, ma chère marraine, j'espère que vous ne contrarierez pas mes projets et que votre maison sera la mienne tant que je serai fille. Prévenez Jasmin et sa bonne mère afin qu'ils ne tombent pas de leur haut en me voyant arriver.

Votre filleule,

MARTINE BÉCOT.

Le lendemain, au lever du soleil, Martine donna sa missive à un coquaillier qui passait; contente de sa décision elle se sentit plus légère que la veille.

Avant dix heures, Mme d'Étioles la fit venir à sa toilette.

—Eh bien, Martine, le temps d'hier fut propice aux vendanges?

—Oh! oui, Madame, on dit que les futailles manqueront. Gourbillon le sacristain s'offre à boire le trop plein des cuvées.

—Une outre, ton homme d'église! Mais tu ne dis rien de ton amoureux?

La soubrette pensa défaillir. C'était le moment de parler.

—Ah! Madame, je pense qu'il est grand temps qu'on nous marie!

—Oui, vraiment! Te voilà bien pressée. Crains-tu pour ta taille? Je te croyais plus sage.

—Si ce n'est l'honneur, ce que pense madame me chagrinerait moins que ce qui arrive.

—Quoi donc?

—Jasmin en aime une autre!

La soubrette sanglota.

—Il te l'a dit?

—Lui-même l'ignore peut-être, mais moi je n'en doute point.

—Pauvre fille! Si tu l'aimes tant il faut l'éloigner de ta rivale. Qu'il entre ici comme jardinier! Tu le garderas à vue et tes attraits sont assez visibles pour le distraire. Et puis nous lui taillerons de la besogne. Compte sur moi. Allons, cesse de te rougir les yeux. Tu sais que je n'aime pas les visages chagrins autour de ma personne.

Martine se tut. Mais toute la journée elle songea à la bonté de Mme d'Étioles. Elle s'avoua qu'elle avait été injuste la veille à son égard. En somme, que pouvait la grande dame si Jasmin s'éprenait ainsi d'elle! Allait-on lui reprocher de dégager ce charme captivant qui séduisit jusqu'à Martine, car Martine serait triste si elle devait quitter sa maîtresse!

—On est si bien chez elle! Tout est plein de grâce. Les paroles sont douces. On entend de la musique tous les jours.

Martine regretta presque d'avoir écrit. Mais la lettre était déjà chez Laïde Monneau. Celle-ci arriva à Étioles le lendemain. Elle fit appeler Martine sur la route, après avoir comblé de grandes révérences le valet qui vint à la grille. Laïde avait une de ces figures cireuses et ridées de paysannes où l'âge ne marque plus. Son regard était dur.

—Sais-tu bien, dit-elle à Martine, qu'en lisant ton mot d'écrit j'ai cru que tu devenais folle? De mon temps il n'y avait que les filles prêtes à être colombes dans le pigeonnier d'une sage-femme pour être si pressées d'entrer en ménage! Aussi comme je te sais honnête et que pour la mémoire de ta sainte mère qui t'a confiée à mes soins je ne veux pas que tu donnes à jaser, j'ai pris sous mon bonnet de venir te trouver pour t'empêcher de faire un coup de tête dont tu te mordrais les ongles.

—Allons, allons, ma marraine, reprenez votre vent et dites-moi l'avis de Jasmin.

—Ah! ça, t'imagines-tu que je lui ai montré ta lettre à ce garçon? Ah bien! Ce n'aurait pas été long! Il aurait planté là sa bêche et son râteau pour venir te chercher. Un amoureux, ma fille, c'est un amoureux—tout ce que tu dis est bien dit, tout ce que tu fais est bien fait. Il ne voit que par tes yeux: à toi de ne point faire de bévue! Mais moi je ne me prête pas à tes turlutaines en te recevant dans ma maison qui te paraîtrait un taudis maintenant que tu as des habitudes de luxe.

—J'avais tant envie de rentrer au pays, et de me marier, murmura
Martine.

—Ta! Ta! Ta! Je fus ravaudeuse à Paris. Eh bien, si de but en blanc j'avais quitté mon tonneau pour demander à ma mère de me marier un mois après, elle m'aurait rabattu les coutures de façon à m'en ôter l'envie. Quand on n'a pas un sou vaillant, ma fille, et avec ça des habitudes grandioses, faut savoir d'abord amasser l'argent et avant tout remplir son esquipot de pistoles!

—Je vous obéirai, ma marraine, dit modestement Martine en baissant les yeux.

Pendant que la paysanne lui faisait la leçon, la fine soubrette avait conçu un plan pour sauver l'amour de Jasmin et elle le rumina plusieurs jours durant.

Martine se disait que jamais Buguet n'oserait parler de sa passion pour Mme d'Étioles. Il serait au service de la châtelaine, dans son jardin, que rien n'en pourrait transpirer. Elle devinait au surplus les ambitions de sa maîtresse et savait que cette intrigante n'était point femme à prêter attention à un jardinier:

—C'est comme si au fond d'une cave on brûlait des chandelles pour une étoile!

Martine soupira pourtant:

—Plus jamais ce ne sera comme avant. Il y aura toujours celle-là entre nous.

Il valait mieux que l'intruse fût Mme d'Étioles. Martine n'en souffrait pas moins dans son affection pour Jasmin. Elle s'apercevait de la profondeur de cet amour. Ne pas devenir la femme de Buguet, ça la tuerait! Elle l'aimait malgré tout et de toutes ses forces. Jasmin était sa joie, son rêve, sa vie! Il lui fallait les baisers de Jasmin, il lui fallait ses caresses! Elle avait grandi avec cet espoir et cet espoir prenait tout son coeur!

Ah! jadis le garçon était distrait, trop peu chaleureux et Martine l'eût jugé maintefois indifférent si elle n'avait connu à fond son caractère. Trop souvent le baiser désiré se faisait attendre! Jasmin était calme. Et voilà que Mme d'Étioles avait bouleversé tout cela d'un coup! Martine n'avait plus reconnu son amoureux dans ce jardinier tour à tour boudeur et charmant, violent ou doux, fuyant sa compagne après le repas et lui prodiguant au départ des baisers qu'elle sentait encore!

—Pour ramener Jasmin, je veux ressembler le plus possible à ma maîtresse, se dit la soubrette. On peut se faire pareille à une autre. Quand Mme d'Étioles se grime pour jouer la comédie à Chantemerle, chez Mme de Villemer, elle prend parfois la physionomie de certaines personnes dont la compagnie veut rire.

Martine projeta même d'user de Mme d'Étioles auprès de Jasmin, en lui parlant d'elle, en arrivant embaumée de son parfum, en répétant ses paroles. Jeu cruel pour Martine! Jeu dangereux! Mais la soubrette, attachée à la grande dame par son affection et par la volonté de sa marraine, s'exaltait à l'idée de cette lutte amoureuse et savourait à l'avance les baisers plus profonds et plus fous de Buguet.

III

Quinze jours après Jasmin bêchait ses plates-bandes. Bien qu'on fût en octobre, il gelait blanc. Le jardinier se demandait s'il laisserait ses «tard-fleuries» orner le verger de leurs balles rouges. Ces pommes réjouissaient les yeux: tout n'était pas mort tant qu'elles pendaient aux branches! Mais, hélas! avant-courrières des premiers froids, les mésanges charbonnières s'abattaient sur les arbres et perçaient les brouillards de leurs cris aigus.

—L'hiver sera précoce et rude, se dit Jasmin. Les oignons ont triple pelure: cela ne trompe jamais.

Aussi le brave garçon se hâte de retourner la terre pendant qu'elle se laisse entamer par la bêche. Après, qu'il gèle à pierre fendre! Tant mieux! Cela détruit les larves et préserve des vers blancs, ces ennemis des fraises et des salades printanières.

En attendant, pour remplacer le vide laissé par les dahlias disparus, Jasmin repique les pieds de réséda et ceux de véronique: avec les chrysanthèmes et les roses de Bengale, ils forment l'arrière-garde de la flore des jardins.

A vrai dire, ces plantes ne lui importent guère. Jasmin les cultive pour la pratique: au fond, il les trouve rustaudes, surtout la véronique avec ses thyrses violets: elle fait songer aux petites vieilles qui hantent l'ombre des églises. Les chrysanthèmes, plus rares, ornent les tombes au jour des morts.

Prenant une touffe de réséda, Buguet est sensible à sa bouffée bon odorante: elle lui rappelle Christine la berlue, une laideronne qui lui apprit l'amour lorsqu'il avait seize ans: quand il la retrouvait dans une grange, il fermait les yeux pour ne pas la voir, tandis qu'il humait en un baiser obscur l'haleine parfumée de la paysanne.

Depuis les vendanges, Jasmin travaille avec acharnement. Déjà ses coffres sont en place; les épinards semés dans les vieilles couches à melons arriveront les premiers au marché et la planche d'oseille couverte de paille donnera de jeunes feuilles tout l'hiver pour les bouillons aux herbes. Jasmin a aussi détaché les oeilletons des artichauts, et terminé les semis de laitue et de romaine.

Aujourd'hui il attend Vincent Ligouy pour débarrasser les arbres de leur bois mort. Le vagabond escalade le petit mur du jardin.

—Pourquoi n'entres-tu point par la porte? lui demande Buguet.

Ligouy préfère risquer une entorse plutôt que d'affronter des coups de fourche promis par les gars du village.

—Puisque tu grimpes si bien, dit Buguet, monte dans ce catillac et rabats les pousses qui s'emportent à la cime!

Ligouy se dirige dans les branchages, avec des gestes de grand singe. Il quitte bientôt le poirier pour un abricotier en plein vent, qu'il nettoie avec autant d'adresse.

Au soir la mère Buguet vint voir la besogne accomplie. Le jardin se trouvait rajeuni.

—Bien sûr, dit-elle, le diable y a donné un coup de main!

Aussi malgré Jasmin, qui voulait que Ligouy soupât avec eux, la ménagère donna au va-nus-pieds une tranche de boeuf bouilli dans une miche de pain et elle le renvoya en payant sa journée.

Ligouy s'en alla par où il était venu. Arrivé dans la plaine, il chanta.
Jasmin écouta sa chanson qui montait vers les premières étoiles.

Lorsque Jasmin rentra, sa mère eut un soupir de soulagement:

—Ah! te voilà, dit-elle. J'avais peur que l'idée te vînt d'accompagner ce sorcier à travers champs. M'est avis, mon garçon, que tu ferais bien de ne pas l'attirer ici. Nous sommes heureux. Ce n'est pas la peine que le mauvais sort pénètre chez nous à ses trousses! Les langues ont déjà assez marché depuis que tu l'embauches!

—Allons, mère, tu sais bien que je ne m'occupe pas des autres! Pourvu que je te voie soigner tes lapins, tes poules et ton gars, rien ne manque à mon bonheur.

—En attendant le reste!

—Quel reste?

—Que tu te maries un jour!

—Ah! oui.

Et Jasmin ajouta:

—Mon père le jour de ses noces a planté un sorbier pour les oiseaux. J'élèverai, le jour des miennes, devant ma maison, un abri pour ceux qui vont par les routes et n'ont pas un sol.

—Encore des idées saugrenues! Où ça te mènera-t-il?

—Que veux-tu, ma mère! J'ai entendu souvent dire que le peuple est bien malheureux. Tous les villages ne sont pas avantagés comme le nôtre, qui est près de Melun, de Corbeil, et à portée des grands châteaux de Vaux-Pralin, d'Étioles, de Fleury-en-Bière, de Courance et voire de Fontainebleau! Les nobles ne nous pressurent point. Notre coin est béni, ma mère, et nous en devons de la reconnaissance à Dieu et au roi! Sais-tu qu'il y a dans la Bourgogne des vignerons réduits à demander l'aumône? Les gens de Limousin et d'Auvergne, à ce que m'a dit un ramona, vont servir de manoeuvres en Espagne pour rapporter un peu d'argent à leur famille! Certains riverains de la Marne (j'en connais) n'ont pas trois sols par jour et couchent sur de la paille.

—Que Dieu les aide! soupira la Buguet.

—Oui, conclut Jasmin, nous sommes, nous, du peuple gras, comme les ouvriers du premier ordre, ainsi qu'on appelle à Paris les orfèvres et autres fins artisans!

—Gras! s'écria la Buguet d'un air ironique.

—Certes! Le menu peuple se nourrit souvent de pain trempé, d'eau salée et ne mange de chair que le mardi gras, le jour de Pâques, à la fête patronale et lorsqu'on va au pressoir pour le maître!

Le souper fut maussade.

Sa purée de pois ingurgitée, Jasmin posa la chandelle sur la cheminée, attisa le feu et alla prendre dans le vieux bahut deux gros livres. Ils étaient reliés en cuir avec une tranche rouge. Ces bouquins, intitulés: Instructions pour les jardins fruitiers et potagers, par feu M. de La Quintinye, directeur de tous les jardins fruitiers et potagers du Roy édités à Paris chez Claude Barbin, sur le second, perron de la Sainte Chapelle, avec privilège de Sa Majesté, avaient été donnés au père de Jasmin par un prince. On admirait en tête du premier tome un beau portrait gravé de M. de La Quintinye: avec son rabat de dentelles, son abondante perruque, sa grande figure ovale au nez impérieux, il paraissait vraiment noble. Chaque fois que Jasmin ouvrait le livre il regrettait de ne pas avoir pareil maître: il se voyait avec lui contournant un boulingrin d'herbe verte et courte à la façon anglaise; ils allaient béquiller dans une caisse d'oranger, tracer la ligne d'une avenue ou diriger des pêchers en espalier sur des treillis d'échalas taillés dans l'érable, le long des murs où paradaient des vases de marbre. A défaut du maître, Jasmin se contentait des livres. Il se promenait ravi dans le plan du jardin potager du Roi, à Versailles, errait en idée de la figuerie au parterre de fraises, s'arrêtant sous la voûte où l'on serre les racines, les artichauts et les choux-fleurs pendant l'hiver; il longeait la prunelaye, marquait la place des cerises précoces, des pêches chevreuses.

Alors il tournait les pages et relisait les maximes de jardinage. Il apprenait les manières de soigner depuis les cuisse-madame et les salviatis, qui sont poires d'été, jusqu'aux beurrés, aux bergamotes, qui sont d'automne, et aux ambrettes et bons-chrétiens, qui sont d'hiver.

Curieux de choses plus profondes, Jasmin s'attardait dans le tome deuxième à des discours intitulés: «réflexions sur quelques parties de l'agriculture.» Ils étaient précédés d'une gravure sur cuivre où l'on voyait, dans un parc spacieux agrémenté d'arcades, des jardiniers à longs cheveux et chapeaux de feutre, à longs habits et à longs bas, planter des arbres avec un air cérémonieux qui plaisait à Buguet. Dans le texte M. de La Quintinye dissertait avec autorité sur la botanique, s'occupait de l'origine et de l'action des racines, émettait ses idées sur la nature de la sève, constatant qu'elle devient puante dans l'oignon et l'absinthe, odoriférante dans la jonquille, poison dans l'aconit, contre-poison dans la rhubarbe. Phénomènes déconcertants, si l'on songe que, d'autre part, les figues donnent du lait, les marronniers d'Inde de l'huile, et que les vignes font le vin! Buguet s'émerveillait avec M. de La Quintinye.

Le jardinier était enchanté par le traité de la culture des orangers. Il savait les façons de semer, d'arroser, d'encaisser, et celle de chauffer les serres. Il connaissait les propriétés des petites oranges de Chine et de Portugal, celle des Riche-dépouille et des bigarades. En lisant ces choses, il se rappelait ce qu'il avait entendu dire d'orangers célèbres: à Versailles celui qu'on appelle le grand Bourbon fut saisi avec les meubles du Connétable et vendu. C'était le plus bel arbre qu'il y eût en France et il avait soixante-dix ans. A l'époque de Jasmin il vivait encore, ce qui lui faisait trois siècles. A Fontainebleau on voyait des orangers plus vieux que les carpes aux bagues d'or, et déjà splendides au temps du roi François Ier!

Jasmin rêvait de fleurs aux arômes musqués, aux blancheurs nuptiales, de balles d'or auxquelles il mêlait les cuivres pâles des limons et des citronniers. Il s'étourdissait en pensée avec des parfums et des couleurs, mariait les vermeils aux verts sombres des feuilles, faisait éclater des jaunes. La cervelle en fête, il lui arrivait de chanter à la lueur des oribus, dans l'humble salle où régnait une odeur de lard grillé.

Ce soir-là Jasmin continua sa lecture très tard. Vers dix heures la mère
Buguet alluma sa chandelle et se retira d'un air grognon:

—Tu ne te couches pas, Jasmin?

—Point encore!

—Ah! tu vas devenir savant!

Lorsqu'il fut seul, Jasmin ferma les livres et les remit en place, songeant aux jardins fruitiers alors renommés, ceux de Versailles, de Saint-Cloud, de Meudon, de Sceaux, de Chantilly, aux grands Mécènes des horticulteurs, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, et monseigneur le duc d'Orléans défunt. Il feuilleta quelques gravures éditées par le sieur Mariette et qui se trouvaient dans le bahut. Elles représentaient, pour les jardins de plaisance et de propreté, des parterres de broderie et des parterres de compartiment où le dessin, se répète par symétrie. Jasmin jeta un coup d'oeil aux rinceaux, aux fleurons, aux palmettes, aux coquilles de gazon, vit les caprices enroulants du buis, les fonds de sable blanc et rouge, ceux de machefer. Et il se demanda s'il aurait le bonheur de tracer, piquer et soigner d'aussi resplendissants tapis.

Il soupira et avant de se mettre au lit alla contempler la voûte étoilée. Il aimait le ciel. Les grandes clartés de l'univers lui paraissaient veiller sur les plantes endormies et garder pendant l'hiver l'âme des fleurs absentes. Cette fois l'immense désert peuplé d'astres lui sembla en fête. Une robe rose balayait la voie lactée.

—Encore elle! J'ai beau travailler dur, je la retrouve partout!

Il rentra, s'assit et se dit qu'il avait bien de la peine. S'il lisait des livres de jardinage, Mme d'Étioles se glissait près des buis et des parterres et il se voyait à ses pieds, une rose à la main. Il rêvait d'elle pendant son sommeil, la rencontrait le long des palissades de jardins, avec sa robe soyeuse, ses mouches, son éventail, devant un rideau de verdure que des papillons quittaient. A la vue de Jasmin, elle souriait comme au Roi. Il s'approchait, elle lui offrait ses seins. Une nuit elle lui apparut au milieu de cascades; c'était une des nymphes en marbre de Vaux-Pralin qui avait pris ses traits: elle s'avançait nue à travers les champignons d'eau, chantant un air très doux.

Tentations du diable! Buguet est le jouet de chimères!

Il se frappe le front:

—Tu n'as pas le droit de penser à Mme d'Étioles. Tu es fils de paysan,
Jasmin!

Le jardinier se croit coupable d'une sorte de sacrilège, d'un attentat amoureux envers Mme d'Étioles. Il n'oserait au soleil soutenir son regard et il la baise et la caresse en pensée! Ah! si la terre, la confidente de ses espoirs, voulait le sauver! S'il pouvait, dans les sillons refroidis, semer les gouttes de son sang pour y faire éclore son délire en fleurs plus rouges que l'oeillet, plus charnelles que la grenade! Mais la terre est sourde, et la terre boirait le sang et ne rendrait pas la paix au coeur de Jasmin!

—Il faut pourtant se faire une raison, dit le fleuriste.

Mais le peut-il? Il mourrait s'il devait ne plus revoir Mme d'Étioles. Il vit avec la secrète pensée de la rencontrer encore. La scène de la forêt passe devant ses yeux: il sent toujours le regard changeant de la noble dame se poser sur lui, il se rappelle la pression de sa main, quand il l'a relevée. Plusieurs fois en une course haletante à travers le pays Jasmin est retourné au pied de l'arbre sous lequel il a déposé la fée: il s'y assied, écoute le murmure des feuilles et pour mieux revoir baisse les paupières. Un matin il a cru aller jusqu'à Étioles. Il a résisté, mais la lutte a été si forte qu'il était brisé comme s'il avait déraciné un chêne. Et puis à Étioles il eût rencontré Martine!

Martine!

Ce nom tinte dans les pensées de Jasmin. Il songe à la jolie soubrette. Elle l'aime, elle. Martine est douce, elle est bonne. Elle serait la compagne désirable, l'amie sûre et complaisante. Brave petit coeur! Quand Martine lève les yeux vers Jasmin, que d'amour humble et dévoué il y découvre! Si la pauvrette savait le tourment qui ravage son promis!

—Ça la ferait mourir!

Et dans une prière fervente, pleine de tendresse, interrompue par des sanglots, Jasmin supplie Martine, l'amoureuse de son enfance et de sa jeunesse d'exorciser l'intruse et de reprendre dans son coeur la place qu'elle occupait seule. Il la supplie, se jette en pensée à ses genoux, et cherche la coulée balsamique et lénifiante des regards de la villageoise.

Tout à coup il se lève, ricane:

—Martine n'y peut rien!

Mais il essaya cependant de puiser au fond de sa nature une de ces forces qui permettent à certains de maîtriser leur passion. Il chérissait les roses sans qu'elles lui parlassent, il adorait les astres sans pouvoir en approcher. A celle qui imposait au fond de lui son image ne pouvait-il consacrer pareil amour? Ne pouvait-il, pour la paix de son âme, en faire une étoile, une fleur éternelle, une reine sacrée? Il lui enverrait ses plus belles tulipes, comme des gobelets précieux où elle verserait quelques-uns de ses regards. Il lui tisserait des guirlandes de Bengale ainsi qu'à une statue. Il irait la revoir, il irait près d'elle, en humble, car il fallait qu'il la revît! Mais Dieu! il tuerait sa folie!

IV

Noël arriva sans bruit les pieds dans la neige. Si les cloches n'eussent sonné pour sa venue, on ne lui eût pas ouvert plus qu'au vagabond qui sort de la forêt.

Depuis huit jours chaque matin Buguet à grands coups de balai éloignait de la maison le froid tapis qui menaçait d'intercepter l'entrée: cela fit un rempart qui empêcha le vent de hurler sous la porte.

Le village paraissait fier de ses lucarnes encadrées de frimas, du collier des pignons, des capuches des cheminées. Le clocher prenait un beau ton jaune et le coq emmitouflé eut l'air d'une petite bête sans tache.

Au loin les coteaux s'élevaient scintillants. Le fleuve roulait une eau grossie par les glaçons.

Vers dix heures, la veille de Noël, le ciel rayonna.

Depuis le matin Etiennette Lampalaire était chez les Buguet, aidant au ménage. Agile elle fit d'une vieille bassinoire de cuivre un vrai soleil, et de la poêle à crêpes, toujours enduite de graisse et qui ne servait qu'à la Chandeleur, une lune qu'elle pendit à un clou de la grande cheminée: l'intérieur noir fut éclairé.

Martine avait promis de venir le soir et de passer le jour de fête à
Boissise.

L'après-midi Tiennette pluma l'oie. Elle n'avait pas coupé le cou à la bête: la plume étant son profit, elle la voulait «vive». Bien que ce fût pitié d'entendre crier l'oiseau, la fillette chantait en faisant à pleines mains neiger le duvet dans le creux de son giron.

Quand le ventre de l'oie apparut gras et blanc entre les ailes battantes, les cheveux noirs de Tiennette étaient poudrés comme ceux d'une marquise. Jasmin lui en fit compliment. La fillette n'y prit point garde; c'était le moment où elle serrait entre ses genoux sa victime pour lui ouvrir la gorge. Le sang coula.

Dégoûté Jasmin partit.

—Grand capon! Tu ne tourneras pas le dos quand je l'apporterai à table!

A la nuit tombante Laïde Monneau arriva, avec sous le bras une corbeille couverte d'un torchon.

—Eh bien? Et Martine?

—La pauvrette! Elle a fait dire à mon frère Rémy, au marché de Corbeil, qu'il ne fallait pas l'attendre. Il y a fête au château. Voici un petit mot qui en dira plus long.

Jasmin prit le papier: il était satiné, plié avec soin et un pain à cacheter donnait un air candide à sa coquetterie. Buguet l'ouvrit: un parfum émut le jeune homme.

—On dirait qu'elle en a versé une goutte à dessein!

Il lut. L'écriture jadis si maladroite s'allégeait, devenait courante.

—Elle écrit comme doit écrire sa maîtresse, se dit le jardinier.

La missive trembla dans sa main.

Laïde Monneau, la mère Buguet et Tiennette épiaient les nouvelles dans les yeux de Jasmin.

Hardie, la Monneau insinua:

—Eh bien, mon gars, te v'là plus troublé qu'une pucelle qui rencontre un grenadier dans un chemin creux!

—Non, je suis seulement déçu. Mais ce n'est que partie remise! Martine viendra tirer les rois!… Ma mère, elle, vous envoie ses respects, et le bonjour à tous!

—En attendant, dit la tante Monneau, découvrant la corbeille, voilà des saucisses pour vous aider à patienter! Et je vous prédis que ce sera à s'en lécher les doigts! Quel cochon! Il pesait cent vingt! Et depuis trois mois par tous les temps j'allais lui ramasser des glands—que j'en ai les reins cassés!—il ne mangeait que cela! Ah! C'est qu'il avait la chair plus ferme que du marbre, le pauvre goret!

—C'est dommage que Martine ne vienne pas, déclara Tiennette, j'aurais chanté des noëls. J'en sais de nouveaux, que j'ai appris à la ferme d'Eloi Règneauciel.

—Tu chanteras tes noëls, petite, dit la mère Buguet. Et nous reprendrons le refrain.

Puis elle ouvrit la porte et regarda l'espace:

—Pourvu que la neige n'empêche pas Gillot et sa femme de se mettre en route! Ils devaient arriver avant la nuit et on n'y voit plus! Allume les chandelles, petite, ce sera plus gai!

Tiennette mit sur la table deux chandeliers brillants et une paire de mouchettes.

Les chandelles mêlèrent aux éclats fantasques du foyer une lueur plus calme, qui inonda jusqu'aux recoins des poutres et illumina les salières d'étain.

Tiennette flamba l'oie, puis elle la mit, le ventre ouvert, devant la mère Buguet; celle-ci bourra la bête des marrons qu'elle tirait de la cendre et épluchait.

A ce moment la porte s'ouvrit et les Gillot firent leur entrée.

—Ah! Vous sentez le froid! dit Jasmin en les embrassant.

Il sortit pour remiser la voiture sous le hangar et attacher le cheval à l'écurie. Cette besogne faite, il se lava les mains dans la neige; après les avoir essuyées avec soin, il prit dans sa pochette la lettre de Martine: il la porta à ses lèvres, en aspira l'odeur. Puis, à la clarté de la lanterne pendue au-dessus de la crèche, il la relut plusieurs fois.

Quand il rentra dans la salle, l'oie était exposée au feu. Tiennette tournait la broche en chantant un noël. Tout en se chauffant les mains et se séchant les pieds, les Gillot, dont les vêtements fumaient, accompagnaient de leur bourdonnement fêlé la voix de la fillette:

Laissez paître vos bêtes,
Pastoureaux, par monts et par vaux,
Laissez paître vos bêtes
Et venez chanter Nau!

A ce moment un tison roula dans le plat où tombait la graisse et y mit le feu.

—Ah! Jasmin, s'écria Tiennette, je suis cuite d'un côté, viens prendre ma place.

Gillot avec les pincettes avait replacé la malencontreuse bûche qui, imbibée de sauce, flamba en pétillant.

Tiennette reprit:

J'ai ouï chanter le rossignol
Qui chantait un chant si nouveau
Si haut, si beau,
Si résonneau;

Il me rompait la tête
Tant il prêchait et caquetait;
Adonc pris ma houlette
Pour aller voir Nollet.

La mère Buguet interrompit, en disant à Jasmin:

—Allons, petit gars, ne tourne pas si vite! Laisse-la se dorer un peu! Là! Arrête entre les cuisses, que la flamme pénètre! C'est jamais assez cuit à cet endroit! Et puis il ne faut pas que ça t'empêche de chanter avec les autres! En voilà  un garçon qui ne sait pas faire deux choses à la fois!

—Ah! ben! reprit Laïde Monneau, c'est pas comme défunt mon homme! Il savait me battre sans quitter son verre! Avec ça il avait de longues jambes! Si j'évitais le coup de poing, j'attrapais le coup de pied!

—Allons! Allons! interrompit la mère Buguet, laissons les morts tranquilles.

Tiennette continua:

Je m'enquis au berger Nollet:
As-tu ouï rossignolet
Tant joliet
Qui gringottait
Là-haut sur une épine?
Ah! oui, dit-il, je l'ai ouï;
J'en ai pris ma buccine
Et m'en suis réjoui.

—L'oie fume! Elle est cuite! dit la mère Buguet.

Elle ôta la broche, et tandis qu'on apprêtait la table, sur laquelle Gillot posa trois bouteilles de vin qu'il avait apportées, Tiennette continua à chanter:

Courûmes de telle roideur
Pour voir notre doux rédempteur
Et créateur
Et formateur!
Il avait (Dieu le saiche)
De linceux assez grand besoin.
Il gisait dans la crèche
Sur un bouleau de foin.
Point ne laissâmes de gaudir;
Je lui donnai une brebis
Au petit fils;
Une mauvis;
Lui donna Péronnette,
Margot lui a donné du lait.
Tout plein une écuellette
Couverte d'un volet.

—La belle table! s'écria Gillot.

Les deux chandelles mettaient des taches claires sur la nappe bise où reposaient les couverts. Quelques gobelets d'étain accrochaient les éclats rouges du foyer. Au milieu l'oie se prélassait, juteuse, dorée ou rousse, tendant ses cuisses croustillantes sur un plat de faïence brune à fond jaune.

—Si nous allumions une troisième chandelle? demanda Jasmin.

—Cela porte malheur! s'écria la mère Buguet.

—Asseyons-nous, conclut Gillot.

Il ajouta clignant de l'oeil:

—C'est toujours avec un plaisir nouveau que l'on se met à table!

Et se penchant vers son neveu:

—Dommage que Martine manque à la fête!

—Oui, dit Laïde Monneau, Mlle Bécot aime une table bien servie et les couverts sur une nappe! Assise auprès de son galant, elle aurait fait ses belles manières! Car il n'y a pas à dire, depuis qu'elle travaille au château, ce n'est plus la même!

—Elle est bien mieux, affirma résolument Tiennette, n'est-ce pas,
Jasmin?

La Buguet avait fini de découper:

—Qui veut le croupion?

—Si cela ne fait envie à personne, insinua la tante Monneau, j'aime le grassouillet! Mais ça ne m'empêchera pas de dire que Martine a plutôt l'air d'une marquise que d'une future jardinière.

—D'une marquise!

On protesta.

—Eh, oui, reprit Laïde. Il m'est revenu que Martine singeait les manières de sa maîtresse. Et cela depuis que je lui fis visite! A ce moment elle voulait quitter sa condition! Aujourd'hui elle minaude comme Mme d'Étioles! Ah! la jeunesse! la jeunesse!

—On peut trouver plus mauvais exemple, hasarda Tiennette.

—Oui, s'exclama Laïde, mais quand on veut péter plus haut que son cul, ma fille, on se fait un trou dans le dos!

Tiennette pouffa de rire.

—Pourtant, reprit Laïde Monneau en grignotant son croupion, imiter la maîtresse est le moindre défaut des soubrettes! J'en ai connu quand j'étais ravaudeuse à Paris! Les plus jolies se parent comme leur dame. Elles se fourrent de la poudre et du fard à tire-larigot, qu'elles ont des joues comme des roues de carrosse, et c'est des vrais canards pour barboter dans l'eau de lavande. Elles recueillent les demises, et ces donzelles, ma foi! falbalassent leurs jupes! J'en ai vu! J'en ai vu! Il est vrai, ce n'est pas de ces graillons qui ne savent que faire le lit, vider le pot, torcher les marmots! Ah! non! faut placer les mouches, et les mouches ça se place plus difficilement sur un visage…

—Que sur un…, interrompit espièglement Tiennette.

La Buguet lui mit la main sur la bouche, et Laïde continua:

—Qu'un emplâtre sur une jambe. Puis, faut savoir monter une blonde, emplir un pot-pourri et, ma foi! jouer la comédie avec un financier!

Laïde Monneau demanda un haut de cuisse, puis elle reprit:

—Nonobstant on parle fort à Étioles des dernières robes de Martine et de ses nouveaux souliers qui viennent de Paris. Ceux de la boutique de Saint-Crépin de Corbeil ne valent donc plus rien!

—Pour sûr qu'elle pourrait se contenter des souliers de Corbeil, dit la mère Buguet.

—On dit même qu'elle se farde. Mais ce n'est pas vrai, dans notre famille! Moi je ne connais qu'un onguent, celui fait de bouse et de toile d'araignées qui mûrit les abcès! Ah! Martine ne veut plus sentir la vache! Nous devons la dégoûter! Dame! Elever des cochons ou soigner le bidet d'une marquise, c'est point la même affaire!

—Le bidet d'une marquise, c'est-il son cheval? demanda Tiennette.

—A peu près, répondit Laïde d'un air pincé et important.

Jasmin impatienté frappait avec sa cuiller sur la nappe.

Un peu avant minuit les cloches sonnèrent.

—C'est le moment d'aller à la messe, dit la tante Gillot en réveillant son homme, qui avait fini par sommeiller auprès du feu.

—Ah! fit le tanneur en se frottant les yeux, voici passés les plus doux instants de Noël.

—Païen! répliqua sa femme. Tu attireras sur nous le feu du ciel! Tiens!
Voilà qu'on sonne pour la deuxième fois.

On sortit. Les petits sabots de Tiennette furent les premiers qui laissèrent leur empreinte sur la neige. Derrière marchait la tante Monneau: elle tenait une lanterne dont la lueur par cette blanche nuitée paraissait rouge et brumeuse.

Le clocher envoyait des notes argentines à travers le pays silencieux que réveillaient seuls quelques sifflements de la bise dans le marronnier d'Inde ou le murmure de la Seine, qui se gonflait.

Cependant les portes s'ouvraient, lançant un rai de lumière, comme une baguette d'or qui s'élargissait aux chemins couverts d'hermine. Des groupes noirs sortaient des masures. Du côté de Boissette, le village voisin, on entendit des voix:

Oh! Oh! troupe gentille
L'astre nous a quittés:
C'est donc ici la ville
Où est la majesté.
Je crois que l'on appelle
Jérusalem la belle;
Demandons bien et beau
Où est ce roi nouveau!

Tous les paroissiens songeaient à Jésus couché sur la paille, aux vieux bergers, aux rois mages. Euphémin Gourbillon allumait, sur le grand autel de l'église, dix chandelles autour d'un bambin en cire qui levait les bras dans une crêche. Le petit orgue à travers la nuit se mit à chanter comme un pauvre en fête.

Ce fut Etiennette qui la veille des Roys vint pétrir la galette. Elle n'épargna ni le beurre, ni les oeufs; après avoir aminci la pâte, qui devint fine comme un linge sous le rouleau de buis, elle la replia quatre fois sur elle-même et la laissa passer la nuit ainsi pour qu'elle fût feuilletée et légère.

Le lendemain dès l'aube elle acheva sa besogne. Elle fit de la pâte une grande lune, qu'elle guillocha avec symétrie après y avoir introduit la plus belle des fèves.

Pendant ce temps Jasmin chauffait le four avec des fagots qui pétillèrent comme un rire dans la grande bouche ouverte. La Buguet voulut enfourner elle-même la galette, ainsi qu'une rouelle de veau.

Etiennette mit quatre couverts sur la nappe bise, dont elle avait respecté les plis. Jasmin apporta un bouquet d'ellébores.

—L'heure avance, fit remarquer Tiennette, et la cuisine commence à sentir bon! Martine ne tardera pas à venir.

—Je vais au-devant d'elle! dit Buguet.

—Ne baguenaude pas en route!

Le jardinier n'avait pas fait cent pas qu'il aperçut une charrette bâchée de vert-pomme. Il la reconnut pour celle de Nicole Sansonnet. Elle arrivait cahin-caha. Buguet pressa le pas. Il vit que le bidet, cinglé de coups de fouet, allait plus vite.

Puis une petite tête toute rose, encapuchonnée dans une mante, sortit de l'ombre verte. Une voix cria:

—Bonjour, Jasmin!

C'était Martine. Buguet s'approcha.

—Monte, Jasmin, tu n'es pas de trop, dit la Sansonnet.

—Non, non, merci! cria Martine en sautant légère dans les bras de son galant, qu'elle baisa sur les deux joues:

—J'aime me dégourdir les jambes!

—Ah oui! répliqua Nicole. Il vaut mieux n'être que deux.

Elle fit claquer son fouet et trotter sa bête.

—Pouah! dit Martine en secouant sa cotte avec un air précieux que Jasmin ne lui avait pas encore vu, ce n'était pas la peine de prendre un rien de benjoin pour échouer dans la charrette d'une poissarde. Je suis sûre que je pue l'anguille. Sens!

Avec une mine agaçante elle posa sa tête sur l'épaule de Jasmin.
Celui-ci fut galant:

—Tu sens meilleur qu'un parterre d'oeillets, et c'est double joie de te voir et de te sentir. Laisse-moi encore respirer l'odeur de tes cheveux.

Elle souleva un coin de sa capuce:

—Tiens!

Jasmin huma une bouffée.

—Et tu n'en profites pas pour m'embrasser? Tu n'es guère plus aimable envers moi que Monsieur d'Étioles vis-à-vis de sa femme. Il est vrai que le marquis est laid!

Elle regarda Jasmin et fit une révérence:

—Si nous nous marions, nous serons assortis! Et comme tu n'es pas plus mal tourné que tous les freluquets qui veulent me prendre le menton, tu ne seras jamais cocu!

—Allons, petite peste!

—Courons, dit Martine, je suis sûre que Tiennette nous guette.

—Elle est là.

—Elle ne perd jamais l'occasion de se frotter aux amoureux!

—C'est pour s'instruire.

—Eh bien! je vois qu'elle pourrait plutôt t'en remontrer là-dessus, car tu n'es guère dégourdi!

—Que je t'attrape!

Martine courut alors d'une volée jusqu'à la maison dont elle poussa la porte.

Elle tomba sur le dos de la Buguet.

—Eh bien, petite, as-tu le diable à tes trousses?

—Mère Buguet, c'est votre fils qui veut me chatouiller!

Jasmin arrivait. Il rougit devant sa mère. Tiennette se tenait le ventre.

—Qu'il fait bon ici! dit Martine.

Lentement, avec un geste de demoiselle emprunté dans les antichambres, la jeune villageoise retira sa mante en prenant soin de ne pas chiffonner son bonnet blanc.

—Tiens, des roses de Noël!

Elle prit une des fleurs du bouquet, tint du bout des doigts la tige charnue, et avec de petites mines entendues admira les pétales nacrés et livides. Puis redevenant rustaude elle mit la fleur dans sa bouche.

—Prends garde! cria Jasmin, c'est du poison!

—Mais non, ça guérit de la folie!

—Te voilà bien savante!

—Mme d'Étioles ordonna une infusion d'ellébore au duc de Gontaut qui s'était déclaré fou d'amour pour elle et qui ne la quitte jamais!

La soubrette ajouta:

—Dame! Je n'ai pas plus mes oreilles dans ma poche que ma maîtresse n'a les yeux dans la sienne!

Tiennette posait sur la table le veau qui nageait en une sauce brune. On s'assit.

Martine parla des élégances de sa châtelaine.

Mme d'Étioles était raffinée en tout: elle possédait des pots à fard avec des roses et des violettes peintes parmi des ornements d'or et une fontaine à parfums qui représentait un grand oeuf ayant à son sommet une petite tulipe.

—Tu puises à cette fontaine? dit la Buguet moqueuse.

—Elle a un petit robinet d'argent.

Martine s'exprimait avec de gracieuses inflexions de voix qui charmaient
Jasmin.

—Et Mme d'Étioles se met beaucoup de rouge? demanda Tiennette.

—Beaucoup. Elle n'a plus la fraîcheur d'une jeune fille. Elle a eu deux enfants.

Puis la soubrette parla du linge de sa maîtresse. Les lingères se crevaient les yeux en ourlant à jour les jupons, les brodeuses ne trouvaient plus d'aiguilles assez fines pour festonner les fichus de mousseline. Mme d'Étioles portait des chemises qui passaient aisément dans la bague de l'abbé de Bernis.

—Un abbé se prêterait à ces amusettes?

—Il paraît.

—Mais, dit malignement Tiennette, des chemises pareilles ça ne doit pas lui cacher l'honneur?

—Ça le lui voile seulement.

—Assez là-dessus, mes enfants, interrompit la Buguet. M'est avis que quand on ne cache plus rien, c'est qu'on n'a plus rien à perdre. Entre nous je ne donnerais pas lourd de sa vertu, à ta belle maîtresse!

—Ma mère, supplia Jasmin.

—Le Roi ne pense pas ainsi, s'écria Martine, et je crois qu'il baillerait bien sa bonne terre de Brie pour acheter tout ce qui lui en reste!

Les yeux de Tiennette brillaient:

—Martine, quand j'aurai l'âge tu me feras entrer chez Mme d'Étioles?
J'en ai assez de ramer des pois!

—C'est cela, bougonna la Buguet. Petite ambitieuse!

Tiennette tint bon:

—Peut-on pas rester aussi honnête au service des grands qu'à la queue des vaches! Regardez la fille de Règneauciel! La v'là enceinte! Et il paraît que ça lui est arrivé en plein champ, quand elle fanait le foin! Tandis que toi, Martine, es-tu pas une honnête fille?

La mère Buguet disparut. Elle rentra, portant la galette dorée à l'oeuf qui brillait comme un écu sortant de la fonderie:

—Allons, Tiennette, fourre-toi sous la table et dis à qui la première part!

Tiennette se baissa, mit un pan de la nappe sur sa tête et susurra selon la coutume:

—Tibi, domine!

—Pour qui? demanda la Buguet.

—Pour Martine!

Le jeu recommença jusqu'à ce que chacun eût sa part de gâteau.

—Nous voilà tous servis, dit la Buguet.

Après avoir scruté du regard chaque feuillet sans rien découvrir, les convives mordirent dans la galette. Martine poussa un petit cri joyeux: elle était reine!

Majestueusement, avec un geste à la d'Étioles, elle laissa tomber la fève dans le verre de Jasmin.

Alors, changeant sa voix, elle lui dit avec une oeillade:

—Sire! Soyez le plus heureux des rois!

Elle se pencha, attendit un baiser.

Jasmin crut voir s'incliner vers lui comme un reflet de Mme d'Étioles. Cela avait été, un peu, la même voix, c'était le même geste, peut-être le même regard. Il trembla et donna à Martine un baiser si étrangement ému qu'il confirma tous les soupçons de la soubrette et que, tout en la forçant à frémir de joie, il lui fit mal au fond du coeur.

La Buguet versa du vin dans tous les verres. Jasmin but le premier. Les femmes crièrent par trois fois:

—Le roi boit!

Alors l'amoureux se leva et de toutes ses forces embrassa la reine.
Cette fois elle rayonna de bonheur.

—Le roi m'offrira-t-il la main pour le tour du jardin? demanda Martine continuant la comédie.

Jasmin la prit par la taille, qu'elle avait menue (elle se serrait davantage!) et la baisa à la volée (car elle faisait maintenant mine de se défendre!) sur les cheveux, dans le cou et sur l'oreille qu'elle avait petite et rouge comme une crête de poulette.

—Si tu continues à singer la marquise, le roi ira vite en besogne et nous serons bientôt à la noce, glissa à Martine la malicieuse Etiennette.

La journée finissait, superbe. Il était cinq heures quand on alluma les chandelles. Martine déclara que les jours augmentaient.

La mère Buguet dit:

—Aux rois on s'en aperçoit.

V

En avril Buguet reçut de Martine la lettre que voici:

Mon cher Jasmin,

J'ai bien pensé à toi depuis l'Epiphanie où je fus reine de la fève et te pris pour roi—par devant ta bonne mère. Mais en moins de deux mois il est arrivé des aventures!

On doit savoir à Boissise-la-Bertrand que le 25 février le Roi a donné un grand bal en son palais de Versailles. Ce qu'on ne sait point, c'est que ma maîtresse y était, et moi aussi. Garde ça pour toi, c'est un secret. Mais j'en ai trop lourd sur la langue, il faut que je bavarde.

Ma maîtresse était déguisée en domino blanc de la plus belle soie, avec des ruches et des noeuds flottants couleur de rose. Son masque était blanc aussi. Il vient de Venise. Dans cet accoutrement sa mère elle-même n'aurait pu la reconnaître. Moi, j'étais en un domino de taffetas noir dont le bruit m'assourdissait au moindre mouvement. Avec ça mon masque me chauffait les joues.

Il était plus de minuit quand nous sommes arrivées à Versailles en carrosse. Dès qu'on fut en vue du château qui était éclairé tout en haut de l'avenue, les chevaux n'avancèrent plus qu'au pas. Je me consolais de cette lenteur en regardant les cent mille lanternes. Madame piétinait d'impatience. Enfin on arriva tout de même, et après avoir été serrées dans l'escalier à ne pas pouvoir avancer d'un pas, nous avons bien failli entrer sur le nez dans la première salle, poussées au derrière par la foule qui venait de rompre les barrières. Madame a eu si grand'peur qu'elle a crié et moi je tremblais encore en arrivant dans la galerie des Glaces. Nous avions traversé bien d'autres chambres avant d'y arriver, qui me parurent les plus belles du monde avec leurs plafonds comme des paradis et la foule des danseurs et des danseuses qui s'y trémoussaient et le son de la musique. Il y avait des Chinois avec des chapeaux à sonnettes et des Turcs avec des têtes plus grosses que des citrouilles. Des bergères avaient de si petits chapeaux qu'ils ne leur coiffaient qu'une oreille. Mais dans la galerie des Glaces c'était encore plus magnifique. Nous sommes arrivées juste à temps pour voir la Reine faire son entrée en s'appuyant sur l'épaule du Dauphin déguisé en jardinier, ce qui m'a fait penser à toi. Il donnait la main à l'Infante qui était en bouquetière. Après venaient les princes, les duchesses tous pimpants sous la lumière des dix-huit lustres qui pendaient du plafond. Dix-huit lustres sais-tu combien ça fait de chandelles? Je m'étais mise à les compter pour te le dire, tout en me rafraîchissant la joue à une colonne de marbre, mais comme ça se reflétait vingt fois dans les glaces, ça m'embrouillait dans mes comptes.

Je rejoignis Mme d'Étioles que j'avais perdue. Elle était tout au bout de la salle sous les feux d'une girandole qui ressemblait à une cascade de lumière. Il y avait non loin d'elle des seigneurs déguisés en ifs taillés comme ceux qui se trouvent dans le jardin du marquis d'Orangis. Cela t'aurait amusé de voir des hommes changés en arbres. Leurs yeux brillaient sous les feuilles autant que les vers luisants dans tes romarins. Beaucoup de dames les entouraient, paradaient devant eux en oeillardant à leur enseigne. Mme d'Étioles n'en regardait qu'un seul. Il s'en aperçut et s'approcha d'elle. Alors ma maîtresse en profita pour l'intriguer tout à son aise. L'arbre lui faisait des compliments sur son esprit. Le fait est que pour bien dire elle n'a pas d'égale. Celui qui lui a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous. Ah! si tu avais pu comme moi lui entendre dire: «Est-ce sous votre ombre que se cache mon bien-aimé?» Et elle ôta son masque, juste le temps de montrer qu'elle était jolie à ravir, comme on le murmurait autour d'elle, et elle s'en fut se perdre dans la foule en laissant tomber son mouchoir. L'if le fit ramasser et le rejeta à Mme d'Étioles, elle le rattrapa au vol et plusieurs seigneurs crièrent: le mouchoir est jeté! le mouchoir est jeté! Ah! Mme d'Étioles était jolie en cet instant! Ses yeux brillaient comme jamais et son pied, qu'elle montrait sous le domino, était plus petit que la langue de ton chien. Il paraît que c'est un grand honneur quand le Roi jette le mouchoir et l'if n'était autre que le Roi. La preuve en est que depuis nous le revîmes au bal de l'hôtel de ville le dimanche gras. Il était en domino de satin noir et ma maîtresse aussi. Ils se sont parlé, mais la foule m'ayant séparé de Mme d'Étioles je n'ai pu la rejoindre que plus tard et juste à point pour réparer les anicroches de sa toilette et de sa coiffure. Heureusement que par haute protection on nous fit entrer dans un cabinet. Il était temps. Ma maîtresse a failli se trouver mal tant la foule l'avait serrée. Moi je mourais de faim! Ce n'était plus le bal de Versailles où on voyait des sociétés installées à manger dans des coins comme sur l'herbe. A l'hôtel de ville ceux qui approchaient du buffet gardaient tout pour eux. C'étaient des gens du commun, cela se voyait à leur gloutonnerie. Même qu'un abbé à qui je demandais un biscuit m'a répondu: fais un péché pour l'avoir, embrasse-moi sur la bouche! J'ai eu grand'honte et je cours encore. Après le bal on m'a plantée là. Heureusement que je ne suis pas empruntée. Ma maîtresse était montée dans un fiacre avec le domino noir et un autre masque. Depuis nous voyageons beaucoup de Paris à Versailles. Ma maîtresse fut à la Comédie Italienne où il y avait la Reine, le Roi et les plus puissants personnages. Tu vois qu'elle est dans les honneurs et tout cela pour un mouchoir. Après nous sommes restées plusieurs jours au château de Versailles. C'est un palais cent fois plus beau que le Louvre et entouré de jardins qui te feraient tourner la tête. Ma maîtresse changeait d'habits à toute heure. Tantôt elle était en satin bleu, tantôt en satin blanc, puis en rose. Elle avait emmené un coiffeur de Paris. Il fallait voir voler la poudre! On ne ménageait ni les parfums ni les onguents. La chambre fleurait comme une cassolette. C'est nécessaire à la Cour. Un jour le Roi a invité Mme d'Étioles à souper avec une duchesse, un prince et un ministre.

Tu penses si je suis fière d'être savante pour te raconter tout cela. C'est pourtant grâce à ton oncle qui m'a montré à écrire. Cela me coûte six liards de papier, mais je ne les regrette point puisque j'ai la chance de te faire porter ce cahier d'écrit par le valet du marquis d'Orangis qui est venu me voir.

Garde bien pour toi tout ce que je te dis et toutes les tendresses de ta petite reine Martine.

Jasmin relut vingt fois cette lettre. Naïf il ne perçut pas d'emblée le rôle que Mme d'Étioles jouait dans l'intrigue. D'ailleurs pour la plus grande partie des gens, tout ce qui se passait dans l'orbe du Roi était sacré. L'amour du monarque, même aux yeux des bourgeois riches, était comme un don de fée, un bonheur suprême. Jasmin entrevit Mme d'Étioles dans la gloire d'un des soleils d'or de Fontainebleau, qui lui avaient paru, sur des portes, des horloges, des carrosses, l'emblème de la souveraineté. Sa déesse lui parut plus belle.

Une nouvelle lettre de Martine arriva quelques jours plus tard. Assez courte elle annonçait que le roi partait pour la Flandre et que, pendant qu'on préparerait à Versailles l'ancien appartement de la duchesse de Châteauroux pour Mme d'Étioles, celle-ci se retirerait sans faste en son château des bords de la Seine. Martine invitait Jasmin à venir l'y voir et à apporter des fleurs pour sa maîtresse dès les premiers jours de mai.

VI

Jasmin, après avoir dépassé Corbeil, arriva au faîte du chemin qui descend vers Étioles. Le village en ce joli mai s'étageait dans un vaste entonnoir de verdure; de la neige pourprée des pommiers tardifs émergeaient les toits cabossés des chaumières et le clocher, qui prenait un ton de vieil ivoire. Des commères, jupes retroussées, apportaient de la navette aux tarins des cages sous les gouttières, ou posaient les rouets à leur seuil pour filer au bon air.

Buguet était parti très tôt avec sa carriole pleine de fleurs alignées dans des bourriches et des pots; son attelage battait neuf comme le soleil printanier qui faisait briller les essieux. La voiture peinte en vert sortait pour la première fois et le cheval blanc trottinait gaiement.

Ce n'était point sans peine que le garçon se trouvait maître de cet attelage! Sa mère ne voulait pas d'un achat aussi considérable. Pour la première fois une querelle avait éclaté dans la demeure du jardinier.

—Ah! s'écria la Buguet, retiens ce que je dis: ce sera le commencement de tes malheurs. Que tu épouses Martine et en fasses une bonne ménagère, soit! Mais acheter une voiture pour l'aller voir, elle et sa damnée maîtresse, qui vous ensorcelle tous les deux, et lui porter tes plus belles fleurs, c'est une folie que Dieu te fera payer cher!

—Je suis maître des écus que je gagne, ma mère, répondit Jasmin, la gorge serrée, et libre de les dépenser comme il me plaît. Foin des avares qui entassent pièce sur pièce! Je suis jeune et veux vivre et voir du pays comme cela convient à mon goût. Ce n'est point à mon père que tu eusses osé reprocher une seule de ses fantaisies!

—Il était toqué comme toi!

Le fils tint bon. Il acheta une voiture chez un carrossier réputé de
Melun, à l'enseigne du Panneau d'or.

A l'entrée d'Étioles, Jasmin aperçut les toitures du château, au-dessus des taillis du parc où les hêtres et les ormes éveillaient un crépitement de flammes vertes. Il tressauta. Les sentiments qui se bousculaient depuis plusieurs mois dans son coeur s'agitèrent, ainsi que les rameaux quand le zéphir souffle. Il songea que sa promise, derrière ces futaies, chaque matin écartait les courtines soyeuses du lit de la maîtresse. Souvent le premier regard de la châtelaine s'adressait à l'humble servante, qui en gardait le reflet dans ses yeux clairs. C'était Martine, qui, un genou sur le sol, tirait sur la jambe de la grande dame le fin bas; elle nouait la jarretière et tendait la douillette mule de satin. Puis Mme d'Étioles se dressait toute blanche et rose, couverte de guipures.

Jasmin descendit dans le village. Les arbres balançant leurs ombres au milieu du chemin posaient sur les épaules du jardinier des dentelles de lumière. Il longea le mur du parc, arriva à la porte cochère, où il heurta avec le lourd marteau de fer. Le cadran bleu de la petite ferme qui se trouvait vis-à-vis de l'entrée marquait onze heures.

Un jeune domestique ouvrit.

—J'ai nom Buguet, dit Jasmin, et j'apporte des fleurs à Mme d'Étioles.
Mandez cela à Martine Bécot.

Le garçon disparut et revint avec la chambrière. Elle embrassa Jasmin aux deux joues, puis s'extasia sur la carriole et le cheval. Elle pirouetta gaiement et partit en criant:

—Ne déballe pas! Je vais prévenir Madame! Je veux qu'elle voie comme c'est joli!

Jasmin se sentit un frisson à l'échine. Du coup ses fleurs lui parurent ternes. Volontiers il eût fait flamber les rouges de ses tulipes d'une mesure de sang tirée de ses veines; il eût sacrifié ses écus pour que les jaunes devinssent d'un or pur, il eût donné son âme afin de rendre plus candides les blancs des jacinthes.

Martine réapparut.

—Viens!

Prenant le cheval par la bride, elle le fit avancer.

Ils pénétrèrent dans l'enceinte. Jasmin vit le château à gauche. Des deux côtés d'un corps de logis à fronton triangulaire s'alignaient quatre fenêtres au rez-de-chaussée et quatre à l'étage: elles trouaient symétriquement les murs blancs sous un grand toit de tuiles rousses. Deux ailes partaient à angle droit, de chaque extrémité de cette large façade, dont elles conservaient la hauteur, montrant aussi deux rangs de quatre fenêtres: elles se terminaient par des tourelles rondes surmontées de poivrières en ardoises bleues.

Ces bâtiments entouraient une grande cour devant laquelle se développaient deux pelouses; une longue grille en fer, allant d'une muraille à l'autre, fermait le tout avec une porte de ferronnerie portant un blason doré.

Martine ouvrit cette porte et conduisit la carriole devant le perron.

Mme d'Étioles apparut dans un déshabillé de linon blanc tout fanfreluche de dentelles et noué de rubans vert tendre; elle ressemblait à un bouquet de muguets. Elle sourit sous la poudre de sa coiffure:

—Les jolies fleurs! Elles viennent à point pour qu'on ne pille pas mes plates-bandes. Jasmin, mon ami, vous arrivez toujours à propos!

Le jardinier baissa la tête. Il faillit se jeter aux pieds de Mme d'Étioles.

—Savez-vous garnir les corbeilles? demanda-t-elle.

—C'est mon métier, Madame!

—Apportez vos fleurs par ici et mettez-vous à l'ouvrage! Aide-le,
Martine!

Les jeunes gens aussitôt enlevèrent les jolis fardeaux où les corolles multicolores se mêlaient aux calices satinés, aux thyrses rigides ou légers et se reflétaient sur leurs visages; ils les déposèrent dans le grand vestibule où pendait une lanterne soutenue par des amours rieurs qui émergeaient d'ornements d'argent.

Jasmin n'osait lever les yeux. Il sentait la marquise près de lui comme on devine le voisinage d'un buisson d'aubépines.

Quand la charrette fut vide, Buguet la conduisit sous un abri, en dehors de l'enclos et il donna lui-même le picotin à «Blanchon». Puis il retourna auprès des corbeilles. Martine les avait disposées sur la table d'un grand salon. Cette pièce, peinte en blanc avec de fines moulures d'or, était ornée de tableaux où Jasmin entrevit des fêtes sous les arbres roux, des joueurs de mandoline aux pieds de dames, des mascarades en loups noirs gagnant des nacelles.

Lorsque Mme d'Étioles, qui était sortie, réapparut, elle fit à Buguet l'effet d'un personnage de ces représentations galantes. Elle portait une coupe en céladon à monstres verts.

—Garnissez-la de muguets!

Elle déposa l'objet précieux et partit.

Jasmin aussitôt remplit à demi le vase d'une mousse cueillie le matin dans les bois de Saint-Port. Puis, tremblant autant que ses muguets, il les disposa avec grâce.

Alors il se recula:

—Crois-tu, Martine, que ce bouquet plaise à ta maîtresse?

—Je vais le lui porter.

Jasmin hésitait.

—Attends!

Il saisit une branche de lierre et la fit serpenter parmi les clochettes blanches.

—C'est plus joli!

Lorsque Martine revint:

—Réjouis-toi, dit-elle. C'est la première fois que cette coupe est garnie au goût de Madame. Elle aurait plaisir à ce que le Roi pût la voir dans toute sa fraîcheur!

—Le Roi, murmura Jasmin.

—Oui, le Roi, déclara Martine. Mais il ne la verra pas. Il fait bombarder des villes. Il est en Flandre. Il écrit souvent à Mme d'Étioles des lettres cachetées qui portent pour devise: discret et fidèle.

—Discret et fidèle!

—Tu ne comprends donc pas que Mme d'Étioles est devenue la bonne amie du Roi?

Jasmin lâcha une tulipe dont il tenait délicatement la tige.

—Tu dois en être fière, Martine?

—Oh! oui. Et puis mon bourcicot s'arrondit. Annonce-le à marraine pour la dérider.

Elle continua:

—Madame répond aux lettres et s'enferme des heures entières dans son boudoir.

—Elle est seule?

—Avec l'abbé de Bernis, un poète, déclara Martine en souriant.
Aujourd'hui nous avons aussi M. de Gontaut.

—Ah!… Et M. d'Étioles?

Martine éclata de rire.

—On l'a exilé! Il fait, en Provence, la tournée des fermiers généraux.
C'est une figure qui est mieux, vue de loin. Tiens, regarde!

La camériste prit derrière le clavecin un portrait à l'huile encadré d'or; Jasmin y vit un seigneur maigre, à la face jaune et prématurément ridée sous sa perruque. Il portait un jabot de dentelle qui retombait sur son gilet de satin abricot, un habit «gorge de pigeon» et une culotte de panne verte.

—Qu'il est laid! fit Jasmin.

Martine remisa l'effigie en riant.

—Le Roi est un bel homme, dit-elle. Et il aime Mme d'Étioles à la folie. Il la comble de cadeaux. Nous avons des cages chinoises remplies d'oiseaux et dont les barreaux sont en or. Elles se trouvent près de tes fleurs et ton présent se mêle à ceux du Roi.

Ces paroles, ranimant en Jasmin de secrètes fiertés, excitèrent sa joie de glisser des fleurs parmi les porcelaines. Il fourra des jonquilles en des vases d'un bleu céleste disposé autour d'un magot: elles nimbèrent la statuette accroupie d'un éclat de soleil. Des pots blancs portés sur des éléphants reçurent des bassinets d'or.

Martine aidait Jasmin. Sa robe aux tons de bigarreaux jetait des reflets au clavecin, à l'écran laqué, aux petites tables vernies en aventurine. La soubrette se mirait dans les glaces des trumeaux: elle y souriait, et ressentait un vif plaisir à frôler les mains de Buguet quand elle lui prenait des fleurs. Elle mit des lilas dans un long cornet de cristal.

Mme d'Étioles revint. Elle s'amusa du contraste que son arrivée produisit chez les jeunes gens. Martine rayonnait. Jasmin n'osait lever les yeux: peut-être craignait-il que la grande dame n'y pût voir passer sa propre image.

—Buguet, vous êtes un parfait jardinier, dit-elle. Vous méritez mieux que de travailler pour les petites gens de Melun. Je songerai à vous. En attendant faites pour moi, si vous le pouvez, éclore les roses en avril!

Mme d'Étioles rit d'un rire perlé qui s'égrena dans le coeur de Jasmin.
Elle recommanda à Martine:

—Que le fleuriste soit bien traité!

Martine conduisit Buguet aux cuisines. Le chef, en débrochant des poulets de grain, veillait à ce qu'un plumeur d'oie ne gâtât la parure d'un paon qui gisait sur le tablier du rustre, les pattes raidies, l'aigrette penchée, affalé dans son royal manteau où brillaient mille yeux d'orgueil que n'avait pu ternir la mort.

—C'est dommage, dit Jasmin, de tuer si bel oiseau.

—Le dommage est qu'il sera dur, répondit le cuisinier; grâce au printemps précoce de cette année le paon s'est déjà accouplé. Ça rend la chair coriace.

L'heure du repas des valets sonna. Martine installa Jasmin près d'elle à table. Les laquais, les marmitons s'assirent. Parmi ces derniers se trouvait, vis-à-vis de Martine, un grand maigre, aux yeux vagues et gris, qui tenait les paupières baissées et fit un grand signe de croix. Il avait une figure rase et pâle de vicaire pauvre; derrière son bonnet blanc de cuisinier, ses cheveux noirs et lustrés poussaient en forme de queue de canard.

—Un amoureux, dit Martine en le désignant à Jasmin. Il est encoqueluché de moi.

Le bonhomme protesta doucement en joignant les mains comme pour la prière.

—Jarnigoi! Défroqué du diable, pas de grimace! s'écria le chef en riant.

—Défroqué? interrogea Jasmin.

—Oui, dit Martine, Agathon Piedfin, que voilà, porta la tonsure et prépara la cuisine chez les Prémontrés. Aujourd'hui il est le galant marmiton. Il m'a cueilli ce bouquet.

Devant l'assiette de Martine plongeaient dans un verre des pensées, des jonquilles, des marguerites tressées en une sorte de palme telle qu'on en voit sur les reposoirs.

—C'est d'un très joli arrangement, dit Buguet.

—Oh! fit Agathon avec la moue d'un confesseur indulgent.

—Et vous m'avez l'air d'un rival fort dangereux, continua le jardinier.

—Je n'ai qu'un amour, déclara onctueusement Agathon Piedfin, c'est celui de la très Sainte Vierge Marie.

—En ce cas, lui jeta le chef, pourquoi as-tu remis l'autre jour à Martine un bouquet avec le billet où tu avais griffonné des vers? Et des vers composés par le roi lui-même pour Mme d'Étioles et que tu copias en tripotant des papiers qui ne te regardaient point! Car ce n'est pas dans le catéchisme du diocèse que tu les as trouvés!

Agathon baissa vers son assiette son nez pointu.

—Quel est ce poème? demanda Jasmin.

Martine imitant l'accent de Mme d'Étioles récita:

Non, rien n'est si beau que Zémire.
Ainsi que mon amour, mon bonheur est parfait;
Dans tous les yeux j'ai le plaisir de lire
Que chacun applaudit au beau choix que j'ai fait.

Ce méchant quatrain commis par Louis XV fut couronné dans la cuisine d'un murmure flatteur. Le chef but à la chambrière de Zémire, à son amant et au marmiton qui soupirait. Agathon leva son verre d'une main tremblante.

Après le repas Martine fit signe à Jasmin de la suivre.

—Madame est à table avec le duc de Gontaut, l'abbé de Bernis, M. Jeliotte, son maître de chant, et M. Guibaudet, son maître de danse, dit-elle.

Elle conduisit Jasmin au cabinet de toilette de sa maîtresse. Des miroirs étaient pendus dans tous les coins. Sur la table se trouvaient un coffret-flaconnier en galuchat, un tampon à fard, un pilon à parfums, le soufflet à poudre, qui avait l'air d'une grande chenille rouge dans une boîte en carton, un couteau à gratter.

—Que d'objets! dit Jasmin.

Les vases, les porcelaines, les pots avaient des teintes d'oeufs de rossignol et de canard. Des rubans jetés faisaient songer à des auricules. Près de la porte pendait une poupée vêtue en religieuse avec trois mouches sur sa joue trop fardée.

—C'est à Mlle Alexandrine, la fille de Mme d'Étioles, dit Martine.

A côté du cabinet s'ouvrait la garde-robes. Des vêtements étaient suspendus à des patères, s'alignaient dans une armoire, reposaient sur les porte-manteaux. Leur aspect était à la fois riche et printanier: couleurs fortunées de fraises, de pourpres orangés, de lilas ivoirins, de verts d'eau, avec des broderies, des lamés, des dentelles. Certaines robes s'étalaient comme des trophées, tous plis éployés. L'une d'elles fit tressauter Jasmin.

—C'est la robe que Mme d'Étioles portait dans la forêt de Sénart, s'écria-t-il étourdiment.

—Oui da! fit Martine piquée et rougissante. Tu as bonne mémoire. Mais ne tremble pas. Personne ne viendra nous surprendre.

Le jardinier vit sur l'étoffe de très légères traces en forme de larmes.

—L'eau dont je l'ai aspergée pour la ranimer, se dit-il.

Il caressa doucement la robe.

—Martine, il faut être bien belle pour porter ces atours?

—Nenni, ces affiquets enjolivent même les laides!

Martine ajouta avec une pointe de jalousie:

—Si tu voyais Mme d'Étioles à son réveil! Elle a les yeux plus fripés que fripons!… Ah! Si je m'avisais un jour d'être marquise!

Elle lança à Buguet le regard que Mme d'Étioles avait jeté à Louis XV en ôtant son masque au bal. Il tressaillit.

—Tiens! Retourne-toi et reste coi, dit-elle.

Docile Buguet regarda par la fenêtre les pelouses désertes.

—Vois! s'écria tout à coup la soubrette.

Rapide comme une baladine qui change de costume dans une farce, Martine avait mis la robe de Mme d'Étioles. Elle s'approcha de Jasmin, passa ses bras autour de son cou et lui lançant un de ces regards qu'il n'avait revus qu'en rêve:

—Mon amant, soupira-t-elle, mon coeur languissait. Je me mourrais d'ennui loin de toi.

Ah! le son de cette voix, et les fraîches blancheurs d'une poitrine jeune, d'un col renversé où gazouillait le désir, et le frôlement de fines malines sentant la bergamote! Une folie monta au coeur du jardinier. Il prit Martine à la taille, se laissa glisser à ses pieds et lui déclara son amour avec des lèvres tremblantes, avec des larmes dans les yeux, avec des mots candides et tendres que n'avait jamais entendus son amie accoutumée aux galanteries de la valetaille et aux badinages des nobles libertins.

Buguet couvrait de baisers les bras de Martine. Il se releva, posa ses lèvres sur sa gorge, caressa ses cheveux.

—Si j'étais poudrée aussi, murmura la camériste.

—Tes cheveux bruns ont la couleur du sillon, le soir quand je laisse la bêche pour regarder le ciel au-dessus d'Étioles!

Il pressa la camériste sur sa poitrine.

—Va-t'en, Jasmin! Tu me troubles.

—Non, Martine, je t'adore!

—Jasmin! L'heure passe. On pourrait venir! Que fais-tu!

Elle se rejeta en arrière:

—Pars! On vient!

Buguet lâcha les mains qu'il avait saisies; il ramassa son tricorne et gagna l'escalier en chancelant.

A la demande d'un jardinier, l'après-midi il s'occupa des parterres. Il dégagea un groseillier sanguin des branches d'un arbuste tardif qui en dissimulait les grappes fleuries. Grâce à lui un buisson broussailleux montra une floraison printanière que masquaient les ramées de lilas et de roseaux.

De temps en temps Martine arrivait en coup de vent, rouge et peut-être honteuse de la scène du cabinet. Quand Jasmin était seul elle l'embrassait furtivement sur les deux joues.

Une fois ils virent Agathon Piedfin qui prenait l'air. Son grand tablier lui tombait sur les pieds ainsi qu'une soutane. Il appela un pigeon qui vint se poser sur son épaule et prendre de la salive dans sa bouche.

—Il a apprivoisé cet oiseau, dit Martine. Ça lui rappelle sans doute le Saint-Esprit.

—Oh! Martine, répliqua Jasmin, embrasse-moi de cette façon!

Ils unirent leurs lèvres.

Le soir venu, Martine fit souper son ami. On avait allumé les chandelles dans la cuisine. Pour amuser ses compagnons, Piedfin caressait son pigeon sous la queue et l'obligeait ainsi à tourner sur lui même en roucoulant.

Comme la nuit était tombée:

—Pars, il est temps! dit Martine à Jasmin.

Ils s'embrassèrent une dernière fois.

En traversant le parc Buguet entendit des sons de violon et de basse. A la clarté de la lune et de quelques lanternes suspendues à des arbres, Mme d'Étioles dansait le menuet sur un tapis carré de gazon tondu à l'anglaise. Elle avait mis la robe rose et attentive regardait le bout de ses pieds sur l'herbe. Un maître battait la mesure, une pochette d'une main, un archet de l'autre. Deux musiciens jouaient dans l'ombre sous les branches; un abbé et un seigneur regardaient la danseuse.

Elle était d'une grâce sans pareille. La lune avait l'air d'inonder d'argent une gerbe de roses. Le visage de Mme d'Étioles souriait dans un reflet furtif de lumière. Les cheveux poudrés brillaient comme un casque doux. Au moment où Jasmin la vit, Mme d'Étioles leva ses bras dans la lueur nocturne.

—Reprenez, dit M. Guibaudet, le maître de danse.

Quand Jasmin fut dans sa carriole, sur la route qui, par Tigery, Nandy et Saint-Port, mène à Boissise-la-Bertrand, il se prit à chanter sous l'ombre bleue des hauts arbres. Martine et Mme d'Étioles passaient devant ses yeux, dans la robe rose, l'une avec sa jeunesse verte, l'autre entourée de son aristocratique mystère. Elles se mariaient, se mêlaient dans sa songerie. Leurs regards se rapprochaient en un rayon, leurs sourires finissaient par se fondre, leurs bras, leurs gorges, avaient la même blancheur, leurs tailles apparaissaient semblables, souples et déliées, sous la pression amoureuse de Jasmin ou dans la grâce du menuet.

VII

Pendant l'été Buguet reçut plusieurs lettres de Martine. Elle lui annonça d'abord que Mme d'Étioles avait le titre de marquise de Pompadour. Puis elle fit part du retour du Roi et d'un voyage de la Marquise à Paris. Enfin elle rendit compte, le 14 septembre, de l'arrivée de sa maîtresse à Versailles. «Il y avait, écrivait-elle, foule dans l'antichambre du Roi; Madame devait être présentée à la Reine, au Dauphin. Elle prit plusieurs médicaments pour se donner du courage.» A la fin de septembre, Martine écrivit à Jasmin que le Roi et la Marquise allaient à Fontainebleau et elle pria le jardinier de s'y rendre.

Buguet attela Blanchon à sa carriole et partit au matin. Les feuilles roussissaient à peine. La Seine prolongeait le sourire de l'aurore; sur les coteaux pétillait un jour argenté.

Jasmin suivit le fleuve jusqu'à Melun, traversa la ville qui s'éveillait, joliette, posant entre deux bras d'onde une petite île de verdure et de pignons reliée par un pont à trois arches au quartier de Saint-Aspais: au-dessus des toits de ce dernier filait plus haut que les alouettes l'aiguille aiguë d'un svelte clocher. Puis Jasmin prit à travers bois la route large et ombragée qui montait lentement à la Table du Roi, une table de pierre, construite l'an 1723 au milieu d'un vaste carrefour et destinée à recevoir le gibier des traques.

Et voici la forêt! Les allées s'ouvrent silencieuses; les grands arbres, qui paraissent, même en plein soleil, conserver un peu de nuit dans leurs branches, tant ils sont anciens, épandent une ombre calme aux futaies. Çà et là sous les ramures, quelques rochers couverts de mousse affectent des formes de monstres lépreux. La solennité de ce décor sauvage et taciturne met du froid à l'échine de Jasmin. Il fouette Blanchon: le grelot le rassure dans la forêt profonde et vieille comme la mer. Tout à coup, passé la Table du Grand-Maître, qui ressemble un peu à celle du Roi, un bruit étrange retentit, une mêlée de hurlements, de cris, d'abois. Un cerf apparaît sous les arbres. A la vue de Jasmin il s'arrête, redresse ses bois, fixe sur le jardinier de grands yeux bruns qui pleurent. Puis il baisse la tête, se remet en marche, traverse le chemin d'une allure lasse et triste; son pelage roux se glisse derrière une roche.

Aussitôt surgit la meute: les chiens cherchent la trace de la bête au pied des bouleaux, parmi la fougère. Ils jappent et traînent leurs oreilles basses dans les feuilles mortes et les taches de soleil, tandis qu'au fond de la route, à la clairière de Bellecroix, des piqueurs galopent en habit rouge. Jasmin reconnaît la livrée du Roi.

Pour ne pas être pris dans une chevauchée, il gagne la croix du Grand-Veneur et par la Route Royale qui vient de Paris et que distinguent des bornes marquées de fleurs de lys, il descend vers Fontainebleau. La voie sylvestre découvre une vaste part du ciel et se borde de façades de verdures, avec les dômes puissants des chênes; les chemins de traverse apportent le tintamarre des chasseurs et laissent voir, à quelque orée lointaine, le passage de chevaux blancs et d'hommes chamarrés.

Bientôt voici les maisons de Fontainebleau. Buguet va remiser sa carriole à l'auberge de l'Ane-Vert. Puis il se dirige vers le château, comme l'a recommandé Martine; il arrive devant la façade et entre dans la cour du Cheval-Blanc. Par cette joyeuse matinée le soleil enflammait les briques et les ardoises des architectures seigneuriales. Les toits des pavillons brillaient sous un ciel de turquoise où couraient quelques légers nuages. Un coin de l'immense cour était dans l'ombre: si quelque valet en sortait, il brillait comme une fleur qu'on expose à l'air. L'un d'eux se précipita vers Jasmin en levant les bras. Costumé en jaune et vert,—la livrée de Mme de Pompadour—il s'écria:

—Buguet! Buguet! Par quelle grâce de Dieu vous trouvez-vous ici?

C'était Agathon Piedfin. Il avait mis un peu de poudre sur ses joues et portait un paroissien.

—Je viens voir Martine, dit Jasmin en riant. A moins que vous ne m'ayez ravi son coeur!

—Je suis chaste comme Suzanne.

—Et ce n'est pas le Saint-Esprit dressé par vos soins qui pourrait séduire Martine!

—Ah! mon pauvre pigeon! Il est bien malheureux et je redoute les oiseaux de proie de la forêt! En revanche je suis enchanté de me trouver dans ce château. Mme de Pompadour m'a autorisé à m'occuper de la chapelle. Je prépare l'encens et j'ai un fer à hosties avec lequel j'en fabrique d'aussi fines que des ailes de mouche. Je mets le vin dans les burettes, je lave les nappes d'autel et j'ai frotté les quatre anges de bronze. Mais je vais vous conduire auprès de Mlle Bécot.

Il mena Jasmin vers la gauche de l'escalier; ils passèrent par un corridor sans portes et arrivèrent dans une seconde cour qui dominait un grand étang: au milieu d'elle s'élevait une fontaine à dégueuleux qui portait sur son socle un guerrier en marbre, dont le bras tendu tenait une tête coupée. Deux hussards gardaient la fontaine, car son eau était réservée au Roi.

Buguet et Agathon prirent un second passage sous les bâtiments, et se trouvèrent dans le jardin des pins—qui arrêta brusquement le fleuriste par l'éclat des palmettes, des panaches et des enroulements de ses parterres.

—Par ici, dit Agathon.

Ils s'engagèrent sous une voûte ronde, ornée de fresques où gesticulaient des divinités nues, et que soutenait en clef une salamandre d'or couronnée.

—Attendez quelques instants, dit Piedfin.

Il disparut. Bientôt Martine arriva. Jasmin fut étonné de lui voir de la poudre comme sa maîtresse.

La soubrette sauta au cou de Buguet qui frissonna au contact de ses bras nus.

—C'était pour me montrer que la poudre te va comme l'aubépine au buisson que tu m'as fait venir? demanda-t-il.

—Pour cela et pour autre chose. La marquise de Pompadour a besoin de tes services.

—De mes services!

—Certes!

Ils montèrent l'escalier, firent quelques petits circuits dans les corridors et arrivèrent à une vaste salle dont l'aspect éblouit Jasmin. Elle était ornée de médaillons où paradaient des femmes nues et des guerriers coiffés de casques héroïques. Ces fresques étaient supportées par de sveltes cariatides, nymphes aux ventres triomphants et doux, aux jambes longues et hardies, au sourire plein d'une jeunesse ardente: blanches elles levaient les peintures comme des corbeilles brillantes. Sur le sol étaient disposés des paravents. Une baignoire de porphyre occupait un coin. Martine y versa des bouilloires d'eau fumante qu'un valet venait d'apporter.

—Nous sommes ici provisoirement, dit la soubrette. Madame la Marquise fera bâtir un ermitage pour elle en dehors du château.

Jasmin n'écoutait pas:

—Les femmes ne sont point faites de cette manière, dit-il en regardant les nymphes aux jambes fuselées.

—Tu n'as guère d'occasion d'en voir d'aussi peu vêtues, répliqua Martine, c'est ce qui te fait douter de la perfection. Moi j'en connais au moins deux aussi belles.

—Vraiment!

Le malin esprit poussait Martine à saisir l'occasion de montrer à son amant la marquise toute nue.

—Oh! pensait la soubrette, une femme qui a eu deux enfants a le ventre moins poli, les seins moins fermes qu'une fillette à son premier baiser.

Elle se promit, son coup fait, d'affronter la comparaison, ne doutant pas de sa jeunesse, et, affolée par son amour, ne craignant pas les suites d'une pareille audace.

—Retire-toi, dit-elle à Jasmin. Mme de Pompadour va entrer.

Le jardinier se réfugia dans un petit corridor sombre. Il alla se placer devant une grande fenêtre qui, au-dessus de la Porte Dorée, donnait sur le jardin.

Tout à coup Martine apparut sur la pointe des pieds, un doigt à la bouche. Elle chuchota:

—Viens.

Elle prit le jardinier par la main:

—Doucement, doucement! Qu'on ne t'entende pas!

Jasmin retenait son souffle. Martine le ramenait vers la chambre. Elle le glissa derrière un paravent:

—Regarde par la fente, et repars.

Jasmin embusque un oeil entre deux feuilles du paravent. Aussitôt il sursaute et tressaille jusqu'au fond de son être.

Debout dedans la baignoire de porphyre, Mme de Pompadour toute nue se verse du parfum à l'épaule. Quelle nymphe, aussi, blanche et nacrée, au ventre de laquelle des gouttes d'eau ruissellent! Deux globes s'arrondissent à la poitrine, reliant par une double courbe décidée les touffes de poils châtains qui s'ébouriffent sous les bras. La légère vapeur du bain monte autour des cuisses rondes en voile transparent.

Mme de Pompadour souriait; ses cheveux encore poudrés se relevaient en torsades givrées où luisaient des rubis; ses lèvres étaient fardées. Elle vida sur sa peau éclatante le petit flacon en argent qu'elle jeta ensuite à Martine; puis elle prit ses seins et en regarda les bouts qui parurent à Jasmin des boutons d'églantine.

Martine s'approcha de sa maîtresse pour l'essuyer, tandis qu'une autre soubrette entrait, apportant une chemise de batiste et une robe vert-pomme et cerise.

Jasmin s'esquiva. Sa poitrine se soulevait, le sang fouettait ses tempes. Il s'adossa au mur:

—Qu'a fait Martine?

La camérière arriva triomphante dans sa courte jupe, le visage rosi par les soins qu'elle avait donnés au corps de sa maîtresse par-dessus la tiédeur du bain. Sur ses bras nus coulaient les gouttes claires cueillies sur la peau de la Marquise; elle avait dégrafé deux boutons de son corsage.

—Eh bien, dit-elle avec un sourire provocant, n'était-ce pas plus beau que des nymphes en plâtre?

—Oh! Martine! murmura Jasmin.

Elle était près de lui, offrant ses lèvres. Il s'inclina vers elle. Leurs bouches se collèrent comme les deux parts d'une fraise mûre, ils fermèrent les yeux, leurs mains se cherchaient.

—Ne restons pas ici, susurra Martine d'une voix soudain tremblante, on pourrait nous surprendre.

Elle entraîna Jasmin dans sa petite chambre réservée dans les anciens appartements de Mme de Maintenon et elle poussa le verrou.

Aussitôt Buguet la prend dans ses bras, la dévore de baisers. Les parfums de la Marquise se réveillent dans les chairs de la jolie fille: le jardinier reconnaît l'arôme du flacon que jadis lui a donné Martine et les odeurs de fraccinelle surprises à Sénart. Le charme exquis l'enivre à nouveau et attise follement sa jeunesse. Fermant les yeux, il boit avidement les perles d'eau qu'il vient de voir aux hanches de la favorite et qui scintillent sur les bras de Martine. Il lui paraît que c'est la nymphe tout à l'heure entrevue qu'il enlace et couvre des attouchements fiévreux de ses lèvres. Les boutons du corsage de Martine sautent, un sein s'échappe: Buguet croit voir un de ceux dont la blancheur brillait au-dessus du bain. Martine est poudrée comme sa maîtresse, elle a le même sourire, avec un rien de fard aux lèvres. Ses yeux se noient en une tendre nonchalance, ils passent des noirs de la mûre aux bleus de la pervenche et rappellent les regards de la dame d'Étioles quand elle se ranima le jour de la grande chasse.

Sur le petit lit les amoureux roulèrent. Le tablier de Martine, ses jupons d'un coup furent arrachés.

—Jasmin, que fais-tu!

Jasmin voulait enlever la chemise de son amie.

—Non, pas cela!

Elle implorait et consentait; son bonnet tomba, elle posa sur l'épaule de Jasmin sa chevelure relevée aussi en torsades.

—Non, je ne veux pas, Jasmin!

Elle rabattait son linge, à travers lequel Jasmin devinait des rondeurs roses, jusqu'à ses genoux où s'attachaient des bas blancs coquettement tirés.

—Non, Jasmin!

Mais l'amant voulait revoir la nymphe: la chemise tomba. Frileuse et ardente, la soubrette plongea son visage dans l'oreiller, cacha d'une main son giron, de l'autre ses seins.

—Je t'aime, murmurait Jasmin dont elle sentait le souffle chaud au bas de son oreille.

Il lui prit les mains. Martine poussa un grand cri de douleur et de joie. Jasmin la possédait; elle lui donna ses lèvres en grinçant des dents, puis, serrant son amoureux, se livra toute.

Revenue à elle, Martine s'assit au bord de sa couchette et se prit à pleurer. Le bonheur d'être femme, l'imprévu de sa chute lui gonflaient le coeur. Le mal avait disparu. Elle ressentait une langueur délicieuse. Des baisers de Jasmin il lui restait une fête par toute sa chair.

Buguet lui serrait la taille.

—Qu'as-tu, Martine?

Elle poussa un sanglot, se pencha sur l'épaule de son amant:

—Tu m'aimeras toujours?

—Toujours.

Alors elle s'aperçut de sa nudité.

—Dieu! J'ai grand'honte!

La soubrette se rhabilla à la hâte:

—Si Mme de Pompadour m'appelait!

Elle s'enfuit en disant:

—Reste, je reviendrai.

Jasmin rumina les délices des courts instants passés. Une fierté de mâle se mêlait à sa joie.

Martine revint. Elle jeta à Buguet un regard câlin et honteux.

—Mme de Pompadour m'a grondée. Mais j'ai prétexté que tu étais arrivé et que j'avais dû t'aller chercher dans la cour du Cheval-Blanc. Elle attend.

Jasmin sursauta:

—Que me veut-elle?

—Rien de mal, nigaud!

Buguet rajusta sa cravate, caressa sa chevelure, dont Martine refit le noeud. Elle épousseta l'épaule de son amant:

—Te voilà beau comme un astre!

Elle le poussa par le bras. Ils entrèrent dans la pièce où se trouvait la baignoire de porphyre flanquée de son fond mouillé en mousseline brodée; l'atmosphère moite fit rougir Buguet. Puis Martine glissa son amant dans l'entrebâillement d'une porte. Il se trouva en présence de Mme de Pompadour.

Entourée de paravents qui lui faisaient une chambre plus intime dans une grande salle au plafond noir, elle était assise sur le fauteuil léger qu'on appelle «mirliton», tout près de la fenêtre. Sa robe vert-pomme et cerise disparaissait sous un peignoir de percale: ses femmes la poudraient. L'une d'elles pressait le soufflet: la poussière blanche voletait autour du visage de la Marquise qui tenait un cornet devant ses yeux. A côté se dressait une table de coiffure chargée de boîtes à mouches, de peignes et d'un gracieux miroir au-dessus duquel une petite colombe dorée couvrait amoureusement sa compagne.

Jasmin tournait son chapeau dans ses doigts. La Marquise relevant son cornet:

—Je vous reconnais, dit-elle. Je ne vous ai vu qu'à Lieusaint et à Étioles. Mais vous fûtes obligeant pour moi. Quant à vos fleurs je les trouve ravissantes. Ne rougissez pas! Vous avez des espèces de tulipes et de jacinthes que je ne connaissais point. C'est joli comme le carnaval à Venise! Les couleurs pétillent, et pourtant se marient comme sur la palette de Boucher!

Mme de Pompadour d'un geste de sa main blanche dissipa la poudre qui planait encore.

—Pose-moi trois mouches, dit-elle à Martine. Une galante, une enjouée et une friponne!

Puis se tournant vers Buguet elle lui désigna un rouleau d'étoffe sur un tabouret:

—Etalez cela sur le sol, vous verrez ce que j'ai commandé d'après vos fleurs.

Buguet déploya une soie où, sur un fond blanc et vert d'eau, il reconnut ses tulipes et ses jacinthes peintes et ordonnant des guirlandes qui s'enlaçaient.

—C'est aussi un jardin, dit la Marquise.

—Oui, Madame.

Jasmin était abasourdi.

—Vous avez travaillé au château de Vaux-Pralin, au château de
Fleury-en-Bière, à celui de Courances? continua Mme de Pompadour.

—Oui, Madame!

—Vous êtes excellent jardinier.

—Je ne sais point, Madame.

—Et je vais vous attacher à ma maison.

Buguet fit un geste de surprise.

—Cela vous effraie? demanda la marquise en riant. N'ayez point de crainte. J'aime les jardiniers et les jardins.

Buguet se jeta aux pieds de la Pompadour:

—J'accepte avec bonheur, Madame! C'est la vie que j'avais rêvée.

—Puisque vous voilà à genoux, reprit la marquise riant toujours, prenez mon miroir et présentez-le-moi.

Jasmin saisit le petit cadre aux colombes amoureuses et le tint à hauteur du visage de la noble dame qui se pencha pour voir si ses mouches étaient assez piquantes.

—Comme vous tremblez, dit-elle. On dirait que vous êtes à genoux pour la première fois devant votre bien-aimée.

Jasmin faillit lâcher le miroir.

Mais la Marquise se leva. Elle était animée. Un peu de véritable roseur apparaissait sur son visage pâle, au-dessus du fard. Elle se parla à elle-même en une sorte d'exaltation d'artiste:

—Des fleurs! Des fleurs! Avec des fleurs je ferais des jolités plus fines qu'en Saxe, des robes qui auraient leur éclat, leur parfum, des bijoux et des meubles qui auraient leur grâce, et, qui sait! des châteaux, des palais! Et cela sortirait de mon âme!

Elle s'assit, essoufflée, murmura:

—Et le bon docteur Quesnay vient de me recommander d'être calme. Rien ne m'est permis.

Elle poussa un soupir:

—Jasmin, je fixerai le prix de vos services. Et je vous dois déjà beaucoup?

—Rien, Madame.

—Rien! Ce n'est point Flore elle-même qui vous fournit la croûte et le vin?

—Oh! Madame!

La Pompadour regarda le jardinier qui rayonnait de grâce confuse et de jeunesse aimable.

—Vous êtes généreux, dit-elle en badinant. Je veux l'être aussi. Et comme je suis maîtresse, je puis vous obliger à accepter.

Elle saisit un papier sur une table, trempa une plume d'oie dans l'écritoire, jeta un chiffre et un paraphe.

—Allez chez mon trésorier.

Jasmin prit le billet, le serra sur son coeur, s'inclina et sortit. Il retrouva Martine dans la petite chambre.

—Jasmin, nous nous marierons?

—Quand tu voudras, Martine!

VIII

Le lendemain Buguet s'éveilla tôt, ouvrit un volet: des brumes d'or planaient sur la Seine, les oiseaux chantaient au marronnier d'Inde, dont un fruit creva et fit rouler deux petites balles brunes devant les théâtres de fleurs où verdissaient des lauriers-thyms. Une buée couvrait les grappes de raisins le long de la façade. Des pigeons roucoulaient sur le toit. Le sorbier planté à l'entrée du verger éclatait comme une flamme.

La mère Buguet sortit de la maison, ouvrit le poulailler. Les volatiles s'élancèrent, battant des ailes et secouant leurs bonnets sanglants.

L'apparition de la bonne ménagère mit du chagrin au coeur du jardinier.

—Oserai-je jamais lui avouer que je vais la laisser seule?

Il descendit, embrassa la Buguet plus fort que les autres jours.

—Tu es bien tendre! dit la vieille.

Au repas de midi Jasmin annonça son prochain mariage et son engagement chez la marquise de Pompadour. Il le fit en rougissant, le nez dans son assiette.

La Buguet leva les mains:

—Ai-je bien entendu!

La paysanne pâlit:

—Y penses-tu? Abandonner la maison de ton père, ce jardin, notre gagne-pain, où tu es ton maître, et ça pour aller travailler à gages, râtisser les allées sous les pas d'une enjôleuse d'hommes! Ah! Ayez donc des enfants, esquintez-vous pour leur assurer un abri! C'est une pitié, une pitié!

Jasmin ne disait rien. La mère reprit:

—Quel lièvre possédé de l'esprit a passé par nos choux! La vieille Fourgonne qui est morte (Dieu ait son âme) m'avait bien prédit, en tirant les cartes après ta naissance, qu'une grande dame ferait notre malheur à tous! Ah! Jasmin! Jasmin!

Elle se leva en sanglotant, gagna sa chambre, où elle ne voulut pas que son fils entrât.

—Laisse-moi seule. Je vais prier le bon Dieu.

L'hiver fut pluvieux. Jasmin passa le temps à jardiner, quand le ciel était propice, à ranger les graines par petits paquets, à réparer les pièges à loirs. Martine ne vint ni à Noël, ni aux Roys. La soubrette écrivit de Paris que la mère de Mme de Pompadour était morte le 24 décembre et que cela peinait beaucoup sa maîtresse. Cependant quelques semaines après elle faisait savoir que la Marquise allait acheter la terre de Crécy, près de Dreux, et se disposait à replanter le parc et refaire les ailes du château. Elle ajoutait: «Nous retournons à Versailles, car il y a un concert dans trois jours avec Mademoiselle Fel et Monsieur Jeliotte, et Madame de Pompadour tient aussi à présider dans son cabinet d'assemblée aux jeux. J'espère qu'on nous trouvera des emplois pour le parc de Crécy.»

D'autres obtinrent ces places, car Martine n'en parla plus et ses nouvelles devinrent rares.

Ce silence désola Jasmin. Il avait dû confesser au curé de sa paroisse sa faute avec sa promise. Le bon prêtre lui donna l'absolution en l'exhortant à se marier au plus tôt. Il venait de temps en temps rendre visite au jardinier. Parmi les fleurs, il n'aimait que la grenadille, qui est celle la Passion. En été il en cueillit une:

—C'est un miracle du bon Dieu, expliqua-t-il.

Il y a figuré les principaux instruments de la passion. Les feuilles nous représentent l'habit dont les juifs revêtirent Notre Seigneur, et leurs pointes aiguës les épines qui couronnèrent sa tête. Ces petits filets couleur de sang n'est-ce point les fouets qui le flagellèrent? Cette colonne rappelle celle où il fut attaché.

D'autres jours, le vénérable curé, en dégustant un verre de vin, exhortait l'amoureux à la patience.

—Il faut en avoir chez les grands. Ils ne songent pas tous les jours à leurs sujets et à leurs promesses. Mais vous pouvez être sûr de la fidélité de Martine. Je lui ai enseigné la religion, et je connais son coeur. D'ailleurs la patience est une vertu chrétienne. Combien d'années Job respira-t-il sur son fumier et saint Siméon le Stylite sur sa colonne? Ils ne vivaient pas comme vous parmi les roses.

En octobre Jasmin n'alla point aux vendanges. Un jour de ce mois que la mère Buguet entrait chez elle avec une citrouille sous le bras:

—On dirait que tu portes la roue de la fortune, lui jeta Jasmin.

—Il vaut mieux la tenir que de courir après sur les routes de Paris et
Versailles!

La vieille avait fini par souhaiter que son fils n'épousât point
Martine.

—On dit pis que pendre de Mme d'Étioles, insinua-t-elle. Des gens de condition qui traversaient Melun, il n'y a pas longtemps, racontaient que c'est une intrigante de basse naissance qui fait la honte de la France, qu'elle est la fille d'une maquerelle et d'un voleur!

—Ils ont menti! hurla Jasmin rouge de colère. J'eusse été là que j'aurais arraché leur langue! Le Roi admettrait-il pareille femme à la cour!

—Comme te voilà!

Il ne se passait rien que de banal dans le village. Eustache Chatouillard vint annoncer son mariage avec la fille d'un ébéniste de Corbeil et invita Jasmin à la noce. Il y alla. Quelques semaines plus tard, un matin de novembre, des éclats de voix s'élevèrent dans la rue. Tiennette Lampalaire, échappée du château d'Orangis, sautait les ruisseaux avec des bas roses et de jolis souliers à boucles. Accroché à la grille, le vieux marquis, la perruque de travers, les joues rouges, montrait le poing à la garcette. Quand elle se retournait, il lui envoyait un baiser.

—Damnée femelle! dit Gourbillon à l'agaçante noiraude, tu as eu affaire au vieux marquis!

—Point du tout! Il me mit bas et souliers, en essayant de vilaines caresses. Mais je suis partie sans qu'il m'en coutât rien!

Le 1er janvier 1747 (il y avait plus d'un an qu'il n'avait vu Martine!), Buguet reçut de sa promise une lettre où elle le suppliait d'attendre encore. Mme de Pompadour était si occupée! Elle préparait le théâtre des petits appartements auquel n'avaient part que trois ou quatre grands seigneurs, des gentilshommes des menus plaisirs et quelques gens de la grande domesticité. «Au surplus, écrivait Martine, Mme de Pompadour n'oublie point le jardinage. Elle vient de terminer deux dessins, qui seront gravés en jaspe vert. L'un représente le trophée qui serait le tien: arrosoir, bêche, ratissoir, serpette. L'autre des amours nus (que n'est-ce toi!) cultivant des lauriers.» Martine envoyait des compliments, des voeux, des baisers, d'une écriture toujours plus fine et d'un style plus relevé.

—Elle devient bien évaporée, soupira la Buguet.

Jasmin eut un geste triste et l'année s'achemina vers Pâques par les temps d'averses et de neiges.

Buguet envoyait à Martine des épîtres brûlantes où il décrivait son impatience: «Tout me semble lugubre ici, je n'attends plus les fleurs et les fruits des arbres, mais bien ta venue, car c'est elle seule qui ferait ma joie. Je ne lis plus les livres de M. de la Quintinye, bien que j'aie beaucoup à y apprendre encore pour le temps où je serai chez Mme la marquise, un temps qui m'apparaît comme le paradis au bout de la vie. Tu devrais en hâter l'arrivée.» La soubrette répondait qu'elle ne pouvait rien faire, qu'il était défendu d'interroger les maîtres. «Mais Mme de Pompadour est toujours bien disposée à notre égard, écrivait-elle. Elle va faire construire un château près de Paris. Nous serons les jardiniers et Agathon Piedfin entrera dans les cuisines. Il est toujours aussi bigot et épris de ta Martine. Les autres se moquent de lui. Ils lui offrirent à sa fête un chapelet d'oignons et lui firent manger sans qu'il s'en doutât son pigeon, son saint Esprit, aux petits pois. Il en a pleuré et j'eus pitié de lui.»

Jasmin se sentait envahi par un secret désespoir. Ses joues devenaient maigres, son front soucieux. Il délaissait ses plantes, négligeait son jardin, ne lisait plus que les missives de Martine qu'il portait sur lui, avec le billet paraphé par la Pompadour.

Enfin au bout de l'année, il reçut une grosse nouvelle: «J'arrive à Boissise en avril prochain; nous nous marierons en mai et nous partirons retrouver Mme de Pompadour.» C'était signé MARTINE en grande écriture joyeuse.

Le mariage eut lieu dans les premiers jours de mai 1748.

La veille, un vendredi, une lourde patache s'arrêta devant la maison du jardinier. Un long personnage maigre en sauta, leste, et pirouetta sur lui-même.

—Buguet! s'écria-t-il. Buguet! Est-ce ici?

Jasmin apparut.

—Agathon Piedfin!

—C'est moi-même! Mme la marquise de Pompadour me charge d'apporter des présents pour le repas de noce et d'accommoder les mets pendant que les mariés seront à l'église.

Jasmin troublé ne sut que répondre. Sa mère arriva. Elle avait fini par se faire une raison au sujet du départ de son fils. La magnificence de la Marquise la toucha.

Agathon prit dans la patache des paquets enveloppés de linges.

—N'y touchez pas, disait-il.

—Qu'y a-t-il là dedans? demanda Martine.

—Vous verrez demain!

La tante Laïde poussa des exclamations, fut désolée de ce qu'Agathon ne pût aller le lendemain à l'église. Elle déclara qu'elle resterait avec lui:

—Il ferait beau voir qu'on laissât tout faire à cet aimable jeune homme! Je renoncerai de grand coeur à la messe, j'écosserai les petits pois et je goûterai les plats pour voir s'ils nous conviennent. Ah! C'est qu'on n'est pas accoutumé aux sauces qui emportent la goule! Les épices, c'est bon pour ceux qui ont le goût affadi par le trop de frippe!

Agathon, vêtu avec une certaine recherche, portait un joli bas de soie.
Il avait un pied très court, dont il exagérait la petitesse.

Il demanda un tablier pour plumer des chapons. Martine dénoua celui qu'elle portait, en passa la bavette au cou du cuisinier, qui leva les bras et frissonna étrangement en se sentant enveloppé de la toile encore chaude du corps de la soubrette.

Tout le monde travaillait chez Buguet. Tiennette Lampalaire fourbissait avec de la cendre le cuivre d'un poêlon.

—Voilà que ça brille! dit-elle. M. Agathon pourra y mirer ses oreilles pointues. Tiens! Il ressemble à une bête en marbre de chez le marquis d'Orangis, comme qui dirait une espèce d'homme qui a des pieds de bouc. Ça court les bois aux trousses des filles. Eh bien! si M. Agathon voulait être mon mari, je voudrais voir avant s'il a des pieds de chrétien.

Le lendemain tout le village était en rumeur. Le monde disait que la marquise de Pompadour avait envoyé son meilleur cuisinier pour fricoter le repas de noce.

Nicole Sansonnet, la pêcheuse d'anguilles, affirmait que c'était le même qui, à certains jours de fête, inventait pour le Roi quarante plats d'entrée, neuf rôtis, sans compter les desserts.

Le dernier béquillard quitta son escabeau pour voir au passage les élus d'un tel festin.

Il faisait un joli temps de mai. La cloche de la petite église envoyait des sons grêles aux muguets des bois voisins, aux dernières fleurs des pommiers. Des tourterelles roucoulaient dans le parc du marquis d'Orangis.

Le cortège eut peine à sortir de l'église. Tous voulaient saluer
Martine. Elle apparut aux derniers accords du petit orgue.

La mariée portait une robe de guingan bise et rose, qui faisait bien valoir son teint ému. Une fantaisie de Jasmin lui avait mis au corsage un bouquet de narcisses. Un petit bonnet blanc la coiffait.

A la maison, Piedfin effeuilla un parterre de pivoines pour en faire un chemin aux mariés. Il posa des gerbes de lys-flamme des deux côtés de la porte. Au retour de la messe, ce furent des cris d'admiration:

—On dirait que c'est fait par un ange, dit la tante Gillot.

Agathon baissait les yeux. Il les releva sur Martine avec une flamme au fond de ses prunelles troubles.

Nicole Sansonnet dilatait ses larges narines du côté des casseroles:

—Oh! oh! On en attrape plus avec le nez qu'avec un râteau!

A ce moment la vieille marquise d'Orangis et une de ses cousines passèrent. Ces dames revenaient de la messe de mariage; en guise de cadeau, elles avaient payé le violoneux, car elles étaient de dure desserre, comme les arbalètes de Coignac. Pratiquant les modes de l'ancien régime, elles se coiffaient de fontanges avec des passes de rayons qui leur mettaient comme des queues de perroquets bigarrés par-dessus le front et donnaient l'air à ces précieuses d'avoir caqueté aux boudoirs de la Maintenon. Elles portaient de raides gourgandines, des engageantes, et sur leurs joues du rouge de Portugal et des mouches, dont l'une se garnissait de petits brillants.

Sans faire attention aux manants qui grouillaient autour d'elles, l'une des marquises regarda le mignon bourdaloue que sa cousine tenait—un vase exquis pris en vue des longueurs du sermon,—en porcelaine de Saxe, avec émaux translucides verts et rouges sur fond blanc.

—Grand Dieu, qu'il est coquet, mais petit!

—Ma bonne, je ferais dans un tuyau de plume sans en mouiller les bords.

L'oncle Gillot à l'intérieur de la demeure de Buguet criait:

—A table! A table!

On plaça les mariés au milieu. Ils s'assirent en hésitant devant les jacinthes et les primevères qui ornaient leurs assiettes.

Gillot leur trouva l'air de deux corps sans âme.

—Si vous m'aviez vu le jour de ma noce! s'écria-t-il.

Il se tourna du côté de sa femme:

—Tu t'en souviens, Théodosie?… Et toi, la Buguet?

La Buguet haussa les épaules avec un air de résignation et Martine esquissa un sourire vague. La mélancolie l'avait prise tandis qu'elle écoutait l'orgue à l'église. Elle songeait à la chasse de Sénart, à la robe rose de sa maîtresse, au matin de Fontainebleau, et à tout ce qui se passait au fond du coeur de Jasmin. La jeune femme se disait qu'en vérité ce n'était pas elle qu'épousait Buguet. Bien qu'elle fût heureuse du mariage, Martine se sentit presque un regret des artifices dont elle avait usé pour séduire son promis. Il lui semblait qu'une étrangère présidait à la table et que Jasmin, malgré ses rubans blancs à la boutonnière, ne lui appartenait pas.

—Ah! sans la Marquise la fête serait moins splendide, mais je serais tout à fait contente!

Les convives attaquèrent les andouilles à la pistache qu'Agathon avait apportées. Martine croqua des olives. On n'en avait jamais vu à Boissise-la-Bertrand. Tiennette voulut y goûter. Elle fit la grimace, cracha sous la table.

—Ça ne vaut pas un radis rose, déclara la femme d'Eustache
Chatouillard, qui était enceinte à son huitième mois.

—Voilà des radis roses, lui dit Nicole Sansonnet. Avalez-en une poignée avec les feuilles. C'est souverain pour les femmes quand les cheveux de l'enfant commencent à leur tourner sur le coeur.

De son côté Euphémin Gourbillon, pour amuser la société, tirait un petit livre de sa poche et le passait à ses voisins. C'était l'Almanach des cocus.

—L'image représente une «forge à cornes», expliqua-t-il.

La tante Gillot referma le livre avec pudeur, mais son mari s'écria:

—Eh! Eh! Ça donnerait des idées!

Tiennette se précipita pour voir. La tante Laïde déclara:

—C'est dégoûtant. Il n'y a que les chiens qui font cela en plein air!

Euphémin reprit le livre et lut quelques épigrammes:

—Pour le mois de janvier!

Quand Dieu bénit le mariage
L'eau devient vin et tout est beau,
Mais lorsque sans lui on s'engage,
Le meilleur vin se change en eau.

L'oncle Gillot se leva:

—Pour toi, Jasmin, l'eau se changera en vin, tout comme aux noces de
Cana!

Gourbillon reprit:

—En août:

L'on doit à Dieu le plus beau cierge,
Quand on trouve un objet dont la vertu tient bon.
Mais qui prétend n'épouser qu'une vierge
Peut, sur ma foi, rester garçon.

Martine rougit très fort.

—Ah! Celui-ci n'est point pour notre mariée, s'écria Cancri. Nous répondons de sa vertu.

Agathon annonça des «pyramides d'Egypte». Elles étaient faites de rouelles de veau et de jambon hachés menu et épicés. Piedfin les déposa délicatement sur la table.

—Quelles affaires en pointe! s'écria la Monneau.

—Des Pyramides d'Egypte! Cela doit être une recette qui date des Grecs, comme le jeu de l'oie, sentencia Gourbillon.

Les invités les trouvèrent délicieuses. Gillot n'avait jamais rien mangé de pareil!

—Es-tu heureuse d'être au service de la Marquise! dit-il à la mariée.

—Et que Martine doit être contente d'emmener son mari chez pareille maîtresse! ajouta Cancri.

—Ah, oui, je suis bien contente, soupira Martine.

Elle avait envie de pleurer.

—Tu es heureuse, Martine, murmura Jasmin.

Il embrassa sa femme dans le cou.

—A la bonne heure! approuva Gillot. C'est pour ça qu'on se marie!

On mangea des chapons du Mans dorés à point. Puis Agathon apporta à bras tendus un cochon de lait croustillant qui tenait un citron entre ses dents. Les pattes étaient enrubannées de blanc.

—Les jarretières de la mariée! cria Eustache.

Agathon présenta le plat aux époux et d'une voix onctueuse (il avait appris à prêcher!) il déclama:

—Martine, ceci vous est offert par tous vos amis de l'office. Qu'il vous plaise de l'accepter!

Il découpa lui-même et chacun se recueillit pour goûter au mets qui sentait la truffe.

—On se croirait au ciel, affirma Tiennette.

Le cuisinier disparut pour préparer le dessert. Gillot fit apporter des bouteilles.

—Eh bien, mon garçon, dit-il à Jasmin, tu ne dis rien, tu ne bouges pas. Il faut boire, un jour de noces, pour se donner des forces! Voyons, vide ton verre! Asticote-le, Martine!

—J'ai beau faire, dit celle-ci. Jasmin!

Le marié donna un nouveau baiser à sa femme.

—On pourrait les compter, déclara Martine.

—Ils seront plus abondants ce soir, fit Gillot. N'est-ce pas, la mère
Buguet?

Dans son coin Tiennette avouait:

—Je serai bien contente d'aller en condition à Paris.

—A Paris? répliqua la Monneau, les graillons de ton espèce n'y manquent point! Et pour une qui s'en tire honnêtement, combien tiennent boutique su'l'devant? Ce métier-là n'est pas fait pour t'embarrasser, mâtine!

Rémy Gosset intervint:

—Allons! allons! tante Laïde! Faites pas la rodomont! On sait que vous avez été ravaudeuse à Paris et que dans un tonneau de ravaudeuse il y a quelquefois place pour deux!

—Oui da, fit la Monneau piquée, et de mon métier j'ai gardé le secret de bien des mollets et la façon de tricoter un bas qui ne déforme pas la jambe d'une belle fille! A preuve le cadeau que j'ai préparé pour Martine. Tiens, détache la ficelle, petite!

Elle passa un paquet à Tiennette, qui se mit à défaire le noeud avec ses dents.

—Pouah! s'exclama la fillette, vous avez donc mis ça avec vos fromages?

—Où que tu voulais donc que je les mette? C'est la seule armoire qui ferme à clef et où les rats ne peuvent atteindre! Mais ça ne doit pas sentir si fort, car j'ai pris soin de les mettre avec mon linge sur la planche de dessus et les fromages sont en bas.

—Sentez! sentez! dit Tiennette, faisant passer le présent.

Le dessert vint et apparut un «puits d'amour» empli de confiture.

—Un puits d'amour, c'est vraiment pour un repas de noce!

Les mariés durent se serrer la main au-dessus du gâteau. Piedfin servit ensuite des délicatesses qui portaient des noms inconnus: semelles à la Dauphine, bâtons royaux, meringues, biscotiers.

Ces friandises exaltèrent les convives. La tante Monneau poussait des soupirs.

—Quels parfums! gémissait-elle.

Agathon offrit des vins plus délicats envoyés par la marquise. La femme d'Eustache en avala de telles lampées que son mari lui dit:

—Tu veux donc que notre enfant vienne au monde en nageant?

Devant ces liqueurs, qu'il trouvait divines, Euphémin s'exclama:

—Vive la Marquise de Pompadour!

—Il y a deux reines au repas, affirma Rémy Gosset, la Marquise et
Martine!

—Vive la mariée! Vive la Marquise! brailla toute la noce.

Martine devint verte comme si une vipère l'eût piquée.

Jasmin se leva en chancelant. Tiennette silencieuse frappait doucement sur le dos de la mère Buguet qui pleurait à chaudes larmes.

On trinqua. Euphémin Gourbillon prononça un discours. Il parla de la sainteté du mariage.

—T'as l'Almanach des cocus dans ta poche! interrompit Tiennette.

—Tison d'enfer! vociféra Gourbillon.

Il acheva sa harangue en appelant la Buguet une heureuse mère; puis le violoneux vint chercher les mariés pour les conduire à la danse.

Martine était fort attristée des rêveries de Buguet. Afin de le rappeler à elle, en se levant pour aller au bal champêtre, elle songea à la façon dont Mme de Pompadour entamait le menuet.

Prévenus par la musique, le marquis d'Orangis et ses compagnes sortirent pour voir la fête villageoise. Le gentilhomme avait une perruque à la financière qui paraissait lourde à ses épaules. La marquise relevait avec dédain son nez majestueux de Junon où elle avait posé une mouche de jadis, «l'effrontée».

Jasmin ouvrit le bal avec Martine au bord de la Seine et la marquise dut avouer que la rustaude avait la grâce de l'ancien temps. Laïde offrit la main au vieux Gillot et Tiennette dansa avec tous les garçons, ce qui agaça fort le seigneur d'Orangis.

Tandis que les invités continuaient à sauter sous les tilleuls, les mariés se promenèrent au bord du fleuve.

Jasmin regardait l'eau rosie par le soir tombant.

Martine mit sa joue sur l'épaule de son mari:

—Tu songes à Étioles et à Paris où nous allons nous rendre?

—Oui, Martine, répondit Buguet qui ne savait pas que la soubrette connaissait les secrets de son coeur.

Des larmes coulèrent sur les joues pâles de la mariée.

—Eh bien, Martine, qu'as-tu?

—J'ai vu tout à l'heure deux corbeaux passer en criant. J'ai peur.

—Folle, murmura Jasmin.

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