Le jardinier de la Pompadour
IX
La marquise de Pompadour laissa Martine et son époux un mois à Boissise-la-Bertrand. Puis elle lui ordonna de la rejoindre avec Jasmin à Paris.
Le jour du départ, on se leva avant le soleil. La mère avait les yeux rouges. Elle donna à Martine un chapelet qui avait appartenu à l'aïeule de son fils:
—Egrène-le souvent et pense à moi!
L'excellente femme remit aussi à sa bru un poulet grillé, une miche de pain, de la galette froide:
—Vous allez faire un si long voyage, vous vous rendez si loin, mes pauvres enfants! Et Dieu sait où vous entraînera votre diablesse de marquise!
Elle fit des recommandations à Jasmin:
—Sois bon mari, récite tes prières!
Les apprêts du départ s'accomplissaient à la lueur de deux chandelles.
Tiennette vint, malgré qu'il fît encore nuit; elle dit à Martine:
—Tu m'écriras si tu deviens enceinte.
Elle embrassa sa grande amie et lui glissa à l'oreille:
—Tu m'embaucheras chez la marquise de Pompadour.
—Je te le promets.
Jasmin consolait sa mère:
—Nous reviendrons souvent, et tu recevras tous les mois de longues lettres. Les Gillot et Rémy Gosset viendront te voir et Cancri veillera sur toi. Dirige Ligouy dans les corvées du jardin. Il connaît mes arbres. Si tu as peur, Tiennette logera ici. Et puis quand notre fortune sera faite, nous vivrons ensemble à Boissise.
—Votre fortune, soupira la Buguet en secouant la tête, elle était dans cette petite maison.
Tiennette et Martine mirent au fond de la carriole de Jasmin les caisses avec les vêtements, les branches de buis bénit à Pâques, puis des flacons d'eau divine à l'esprit de vin préparés par la mère Buguet.
—Ces douceurs vous feront plaisir quand vous serez le soir à deux, dit la vieille.
Le froid de la nuit entrait par la porte ouverte, avec le silence que troublait le grelot de Blanchon.
La Buguet servit du lait chaud. Après l'avoir bu on s'embrassa une dernière fois et les deux époux montèrent dans la voiture.
—Que Dieu vous garde, murmura la mère Buguet.
La carriole démarra. Elle n'avait point fait vingt tours de roue qu'on entendit le bruit d'un poing frappant une porte, puis un immense sanglot. Tiennette disait:
—La Buguet, ils reviendront!
Martine dans l'obscurité devina que Jasmin pleurait.
La petite voiture et le cheval, par Boissette, se dirigeaient vers Melun. Jasmin avait revendu son attelage au marchand, perdant quelques écus sur le prix, et il devait livrer avant de partir. Blanchon suivit le bord de la Seine, qui clapotait par la brise nocturne.
Bientôt une lueur blafarde se dessina à l'horizon et l'aurore allongea dans les nues une longue barre qui fit, avec la flèche élancée de Saint-Aspais, une croix aux bras d'or à travers le ciel. Melun dormait sous ce signe.
Le marchand de voitures remit quelques pièces bien sonnantes à Buguet et aida les jeunes époux à s'installer dans le coche d'eau qui partait pour Paris.
Il y avait déjà à l'entrepont deux moines et trois nourrices, des paysans, un officier des gardes suisses, des marchands de volaille. Ceux-ci embarquèrent des paniers remplis de poules, d'oies, de canards, qui se prirent à criailler dans les cordages du tillac.
On partit.
Cinq chevaux traînaient le coche au moyen d'une longue corde attachée au mât. Parfois celle-ci, se détendant et frôlant l'eau rosie par le matin, y faisait comme le feu à une traînée de poudre. Les mariniers sur le pont se préparèrent une soupe dans une huguenote. L'onde était calme ainsi qu'un miroir.
Le coche fut bientôt en vue de Boissise-la-Bertrand, devant laquelle il fallait repasser. La Buguet était au bord de la Seine avec Tiennette. Elles firent des gestes d'adieu. Jasmin regarda sa mère aussi longtemps qu'il put; lorsque le bateau s'approcha de Saint-Port, il ne distingua plus que le point blanc de la cornette de la vieille qui remontait la berge. Alors il chercha des yeux le toit de sa maison: il le reconnut entouré des cimes de ses arbres. Un peu de fumée s'éleva du pignon. Jasmin mit sa figure dans ses mains et pleura.
Martine chercha à le distraire.
—Voici les Gillot! dit-elle.
Ils sortaient de leur tannerie. L'oncle cria:
—Revenez pour les vendanges!
Les roches frappées par le soleil du matin avaient des douceurs d'ambre. Les vignobles brillaient. La Seine, après un coude, passa entre la forêt de Rougeau et le bois de la Guiche. Les arbres montraient des verdures tendres.
Dans le coche, les moines caressaient une bouteille de vin: ils buvaient à tour de rôle. Une nourrice chantait d'une voix aigre, et l'officier des gardes suisses retroussait sa moustache en regardant Martine à la dérobée.
L'embarcation atteignit Le Coudray, un endroit clair, où la Seine s'élargit et refléta avec éclat le ciel devenu tout bleu. Puis ce fut Corbeil, avec ses bastions, ses tours et ses grands magasins de grains. Comme c'était jour de marché, le pont s'encombrait de charrettes, et les paysans descendaient, sur l'autre rive, d'Yerres et de Tigery, par la petite église de Saint-Germain, qui tintait gaiement, haute sur sa butte. On débarqua quelques paniers de volailles.
Un peu plus loin apparurent à droite les toits du château d'Étioles.
Jasmin se souvint: la Marquise lui réapparut parmi l'herbe enlunée, pleine de grâce avec sa robe rose; il revit son pied, tout petit, qui caressait la verdure nocturne, tandis que le son des violons montait vers le ciel printanier. Il se rappela l'air du menuet qu'il avait en vain cherché jusqu'à ce jour. Rêveur, il regarda un pêcheur qui attirait un brochet au bout de sa ligne et les chalands qui flottaient au gré du courant. Un berger, au milieu des roseaux, s'abreuvait à deux genoux dans le creux de son chapeau. Des lavandières se penchaient sur le flot, qui les peignait comme en miniature. Des villages apparaissaient avec des rideaux d'arbres. On allait passer à Juvisy.
—Mangeons, dit Martine. Midi est loin déjà. Les angélus ont sonné partout.
Elle déchiqueta le poulet, prit sa part et servit Buguet. Les moines demandèrent la carcasse et avant de la dévorer récitèrent le benedicite.
A Choisy, des gens du pays apportèrent à bord des tartelettes. Jasmin en offrit à Martine et l'officier des gardes aux nourrices, dont l'une était jolie.
Du château de Choisy, on ne voyait guère en passant que les grands toits, le bout d'un jet d'eau, la balustrade et à l'extrémité de celle-ci, au-dessus de parterres qui flanquaient la rive et descendaient jusqu'à l'eau, un salon dressé au bord du fleuve et pareil à un kiosque ajouré.
—Je suis venue parfois ici avec la Marquise, raconta Martine. Elle a fait arranger ce château comme un théâtre pour une féerie.
Jasmin regarda les toits avec admiration: ils lui paraissaient couvrir des mystères éblouissants.
Cependant le coche avançait.
—Nous arriverons bientôt à Paris, mes frères, dit un moine.
En effet, comme le soleil tombait en une grande nappe dorée qui rendait la Seine pareille à un fleuve de cuivre fondu, Jasmin aperçut à l'horizon sur ce ciel magnifique des remparts, des toits innombrables, un dôme bas à gauche, une forteresse gigantesque à droite.
—Paris! clama un marinier.
Buguet regarda, sous les trophées du firmament, la ville rongée par la lumière.
—Est-ce grand! dit-il à Martine.
—Dame! c'est là qu'il y a le Louvre!
—Et cela? demanda Jasmin en montrant la forteresse.
—La Bastille. Dieu t'en préserve!
Ils prirent deux crocheteurs pour les aider à porter leurs mannes. Ayant contourné la Bastille, dont Jasmin regarda longtemps les fenêtres scellées de grilles, les gros donjons, la corniche, les échauguettes et les canons braqués au-dessus des créneaux, ils arrivèrent à la rue Saint-Antoine. Des échoppes de pâtissiers, de tourneurs, de bimbelotiers, d'apothicaires y flanquaient les murs de la forteresse, comme des cages pendues aux pierres grises. Du populaire, par ce soir de juin, s'ébattait le long de la maison de la Pomponette, qui a une terrasse fleurie, de la maison de la Tournelle, qui possède une poivrière, de la maison du Lunetier, qui est pointue. Une vacherie épandait de chaudes odeurs d'étables jusqu'à l'auberge du Lion d'Or, où s'attablaient des gardes du Roi et jusqu'à l'hôtel de Mayence, devant lequel s'arrêtait un carrosse. Une chaise à porteurs passait, et deux grisettes troussées se hâtaient, entendant sonner l'angélus à l'église Sainte-Marie, qui soutient de grands vases sur des contreforts et dont le dôme est écaillé d'ardoises.
Jasmin fut ravi par cette entrée joyeuse dans la ville. Il tirait de cet accueil plaisant bon augure pour son avenir.
—Dieu t'entende! dit Martine.
Plus loin les Buguet prirent des rues plus étroites. Jasmin s'étonna de la hauteur des maisons. Il s'amusait des coups de fouet des cochers, des embarras de charrettes et de voitures, des auvents des librairies, de l'éclat d'or des rôtisseries qui s'allumaient.
Une grosse femme était assise sur une borne avec, sur ses genoux, un panier plein de bouteilles. Elle tenait un verre d'une main, un bocal de l'autre, et criait:
—La vie! La vie!
Buguet offrit à boire de son eau aux crocheteurs qui le suivaient. Ils toussèrent. Cela fit rire Martine.
Une petite fille vendait des pots dans une hotte, clamant:
—De la belle faïence!
La soubrette insinua:
—Pour commencer notre ménage.
—Sotte! Mais voici chose meilleure!
Il présenta à sa femme des gaufres à l'étal d'un pâtissier.
Quand elle se fut régalée, les Buguet reprirent leur route. Jasmin s'attardait aux boutiques des tabaquières, des éventaillistes, des marchands de curiosités, bousculé par quelque petit maître qui descendait de son cabriolet et se retournait pour lancer à Martine un regard arrogant.
Aux approches du Palais-Royal, à la porte d'un traiteur, une vielleuse jouait de son instrument. Buguet s'arrêta charmé. La musique lui rappela les sentiments qui avaient chanté dans son coeur et il songea à Mme de Pompadour.
—Viens, dit Martine. Nous sommes en retard.
Ils arrivèrent à un grand bâtiment de briques rouges, qui était le palais Mazarin, et s'arrêtèrent, après quelques détours, devant un hôtel. Un laquais costumé en jaune et vert les reçut:
—On vous attendait.
Les époux montèrent dans les combles, à une petite mansarde. Martine était fatiguée. Elle mangea ce qui restait des provisions de la Buguet et se coucha.
Jasmin alla souper avec les domestiques. Agathon Piedfin lui sauta au cou. Le marmiton fleurait l'ail et le musc. Il semblait fatigué, avait les yeux battus.
—La ville me pèse, dit-il. Je suis trop fait à l'existence des châteaux.
Dès neuf heures, il entraîna Buguet dans une rôtisserie, où il allait chaque soir. L'enseigne représentait un soleil d'or aux lourds rayons entouré de raisins. On avait fini de manger. La salle sentait la sauce épanchée et la lie de vin. Agathon serra la main au rôtisseur, un gros homme qui lui remplit jusqu'au bord un gobelet, ainsi qu'à Jasmin. Le marmiton de la Pompadour s'empara d'un pilon de dinde qui refroidissait sur un plat et le plongea dans le sabot plein de sel accroché à la cheminée. Il le dévora.
—Je ne puis manger ma propre cuisine, dit-il. J'aime mieux celle des autres.
Il s'assit à côté de Jasmin et lui demanda:
—Aimez-vous vraiment votre femme?
—Plaisante question! Je ne l'eusse point épousée si elle m'avait été indifférente.
—Tiens! C'est qu'à la noce vous aviez l'air distrait, si loin de la mariée!
—Vous avez mal vu.
—Ah! J'ai pu me tromper, répliqua humblement le cuisinier. L'homme n'est point infaillible. Puis le jour de la noce le marié ne se trouve pas dans la même situation que les autres jours de sa vie. Il est en proie à certaines tentations. Son âme est trouble. Il ressemble à un chrétien qui ne se serait pas confessé depuis longtemps.
Agathon joignit les mains:
—Moi je me confesse quatre fois l'an. Cela soulage, même lorsque l'on n'a que deux ou trois péchés minimes sur la conscience. Je me promène plus léger après l'absolution. Et si j'avais du loisir je m'approcherais souvent du tribunal de la pénitence.
Il fit remplir les gobelets.
—Et puis je n'aime pas les femmes, déclara-t-il à brûle-pourpoint, d'un ton sec. Elles sont filles de Satan. Eve nous a perdus tous; et je ne puis voir des jupes sans songer au péché originel. Vous aimez les femmes, vous, n'est-ce pas Buguet? Je lis cela dans vos yeux. Si vous n'êtes point très chaleureux envers Martine (je puis me tromper!), votre coeur doit s'enflammer aisément et brûler peut-être pour une autre.
Buguet tressauta.
—Oh! Ce mouvement vous trahit! s'écria le défroqué. Si mon métier m'oblige à regarder sous le croupion des poulardes (et je fais mon métier avec la résignation qui convient pour gagner le ciel!), je sais aussi plonger dans l'âme humaine et descendre au fond de ces puits obscurs qu'on nomme les consciences, car je fus tonsuré et j'ai fréquenté les moines les plus subtils, les ennemis des capucins, dont ils furent en toute controverse les vainqueurs, j'ai dit les Prémontrés!
Agathon leva les yeux au ciel:
—Les chers pères, murmura-t-il d'une façon extatique.
Il continua:
—Et l'on vit bien chez eux, ils aiment les douceurs et les partagent entre tous. Ils sont aimants, caressants. On ne se sent jamais seul. Et ils vous farcissent le coeur de bons sentiments. Encore un gobelet?
—Merci, dit Jasmin.
—Voyons, je régale! reprit Piedfin. Et boire du bourgogne n'est point pécher, je vous assure. Jésus changea l'eau en vin. A chaque messe, il se transforme encore lui-même en ce précieux liquide. C'est la boisson la plus sacrée et je me jetterais à plat ventre sous les roues des voitures s'il en coulait, de Champagne ou de Beaune, dans le ruisseau des rues.
Piedfin continua:
—Les pères possèdent des clos d'où l'on tire un vin magnifique.
—Mais pourquoi les avoir quittés?
—Ceci est un mystère, dit Agathon en baissant les paupières.
Un abbé entra dans la rôtisserie. Il avait de petites mains de femme.
Piedfin se précipita vers lui et l'embrassa. Puis il revint près de
Buguet.
—C'est un de mes plus chers amis, dit-il. Ah! ce saint homme surtout, que je connus jadis au séminaire, m'enseigna à détester les femmes. Je puis vous assurer qu'il les a en horreur. Et je suis enchanté qu'il m'ait appris que, dans la vie, il faut savoir se suffire à soi-même, sans prendre souci de s'encombrer de falbalas, de jérémiades, de petits airs stupides, de soupirs et d'ennuyeuses fadaises! Ah! Je ne dois jamais, comme ces jolis coureurs dont j'ai pitié, offrir une éclanche de mouton au Treillis vert ou du vin blanc au Pavillon chinois—A quelque prétentieuse poissarde, à quelque figurante ou chanteuse des choeurs! La femelle n'empeste point mes nuits! Et quand j'acquiers quelque pommade à la frangipane ou du vinaigre de Vénus, je me les applique à moi-même!
Agathon sourit d'un air malicieux:
—J'aime mieux de Vénus attraper le vinaigre que le coup de pied.
—Evidemment, dit Jasmin, qui écoutait assez ébahi les propos du marmiton.
Agathon tira de sa poche un cure-dents avec lequel il soigna ses chicots.
—Voyez, Buguet, dit-il, combien je méprise cette engeance. Ceci est un cure-dents à la carmeline. Je ramasse ceux de la Marquise. J'en use avec plaisir. Mais ce que je déplore, c'est qu'ils ont servi à une femme. Rien n'est impur comme la bouche d'une femme! On y trouve peut-être la plus grande source de péchés. La bouche savante d'une luronne damne à coup sûr un homme! Vous rappelez-vous le pigeon que j'apprivoisais à Étioles? Je remarquai que les caméristes l'embrassaient. A partir de ce jour je cessai de lui donner à boire entre mes lèvres. Ah! le contact d'Ève! Quand je fus à votre noce, Martine me passa pour plumer les chapons le tablier qu'elle portait. Il était tout chaud d'elle. C'eût été une volupté pour vous, sans aucun doute. Eh bien, il me brûla comme une flamme de l'enfer.
—Eh! Eh! Pourtant, à Étioles, vous adressiez des bouquets et des vers à
Martine!
—C'était pour l'éprouver, déclara le cuisinier avec l'onction d'un prêtre.
—Quelle idée!
—Ah! loin de moi toujours l'idée de la fornication que je laisse aux bêtes! Mais quand je vois une femme à mes côtés, je la tente…
—Vous avez la beauté du serpent, interrompit, Jasmin ironique.
—Je la tente, reprit Piedfin, et si elle donne dans mes embûches, si elle se compromet, je la délaisse, et j'apprends à son père, à sa mère, à son fiancé, si elle est fiancée, la faute qu'elle a failli commettre!
Agathon se redressa, sifflant entre ses longues dents jaunes:
—Ainsi je me venge du péché originel!
—Quel drôle d'homme vous faites!
Ils bavardèrent longtemps. Dans la rue, Agathon prit à plusieurs reprises la main de Buguet et la pressa comme en ardent témoignage d'amitié.
—Oh! si tu voulais un jour m'écouter et me croire, soupira-t-il.
On avait éteint les lanternes. Les deux compagnons n'entendaient que l'appel prolongé du falot offrant du feu ou de la lumière aux rares passants.
X
Le lendemain de lourdes voitures s'arrêtèrent devant l'hôtel. Une fliguette à deux places, pourpre avec des paysages à moulins sur les caissons, pénétra dans la cour. Mme de Pompadour y monta, accompagnée d'un négrillon habillé de velours. Elle donna un coup de fouet au cheval, qui se cabra et partit. Son grand chapeau de paille battit des ailes au vent du porche.
Dans les voitures prirent place différents personnages. A la dernière, Collin, «le chargé des domestiques de la maison», fit monter Buguet, avec Flipotte, une camériste, Edme, le porteur de barquettes, Agathon Piedfin et un garçon sommelier. Le même attelage enlevait des flacons bouchés de cire rouge et de quoi, confia Agathon, préparer en plein air la chiffonnade et des cailles à la Xaintonge.
On allait à Meudon. Flipotte se déclara heureuse de revoir la campagne: elle avait son saoul des toits qui dégoûtent, des essieux gras des fiacres, des seigneurs portant becs de corbin qui vous pincent dans les rues. Elle quittait avec plaisir la grande ville où les églises puent le cadavre et les escaliers la fosse d'aisances, où le sang des boucheries se caille sous vos pieds et où des femelles mouchetées et fardées, assises sur des bornes, en plein midi, insultent au passage les honnêtes filles. Flipotte était de Touraine:
—J'ai un promis à Saint-Jean-Froidmentel.
Néanmoins la gaillarde se laissait prendre la taille par Edme et par le sommelier, et même baiser sur la gorge d'où elle faisait glisser le «venez y voir», qui cachait la naissance de ses seins.
—Les libertins!
Elle jetait des regards pleins de feu à Buguet,
—Au moins avec vous on est sage! Vous êtes marié!
Edme s'écria:
—Peuh! Ce n'est point un motif pour rester coi! Je sais de grands personnages qui ont passé devant l'autel, et qui ne se gênent pas pour faire l'amour avec d'autres!
L'allusion aux maîtres crispa Jasmin.
—Oui, avec maman putain, comme disent Monseigneur le Dauphin et
Mesdames! s'exclama Flipotte.
Jasmin pâlit. Il avait déjà entendu le propos.
—Ce n'est pas à nous de répéter pareilles choses, affirma-t-il avec colère.
—Ah! Ah! Ah! s'écria Flipotte.
Elle approcha son visage de celui de Jasmin et lui chanta d'un air provoquant ce couplet de Moncrif, mis en musique par Courtenvaux et pris à une parade jouée à la Cour devant le Roi:
Nous autres, jeunesses,
Nous écoutons vos raisons,
Mais dans la belle saison,
Nous nous en battons
Les fesses, les fesses!
Elle frappa deux fois sur ses cuisses et ses yeux noirs eurent une lueur insolente.
Jasmin se tint silencieux. Il regarda les premiers champs dans la plaine de Grenelle.
Alors on parla du voyage. Mme de Pompadour avait acheté de grands terrains au bord de la Seine, avant Sèvres, pour y bâtir.
—Ce n'était point assez de la campagne de Montretout, dit aigrement
Flipotte. Ça lui convenait mieux, ce nom-là!
—Tais-toi donc! dit Jasmin.
Agathon se pencha vers lui:
—Vous semblez aimer beaucoup notre maîtresse.
—Elle est si bonne, balbutia Buguet.
On s'arrêta à mi-côte, entre Sèvres et des bois qui se trouvaient sur une hauteur. Collin fit descendre Buguet de voiture:
—Voici votre futur jardin, dit-il en ricanant.
Le terrain était aride, montagneux, bosselé, plein de pierres, de sables et de mousses. Quelques maigres arbustes disposaient une verdure avare au-dessus d'éboulis.
Jasmin s'engagea à travers le coteau, puis en fit l'ascension. A mesure qu'il montait il découvrait le pays: la plaine qu'il avait traversée et Paris dans un lointain bleu; de l'autre côté, un village avec une grande église et un château seigneurial, puis des bois, de vastes amphithéâtres pleins de lumières, de hautes collines ondulant au ciel d'été. Sur toutes les éminences, des moulins-à-vent. Au bas du coteau, la Seine contournait une île et passait sous un pont en bois de vingt et une arches. L'eau coulait plus vite qu'à Boissise.
Vers le sommet de la côte, Jasmin s'arrêta. Sur un trône rustique formé de cailloutage et de gazon, était assise Mme de Pompadour. Buguet la reconnut à sa robe de satin dont le soleil faisait briller les rubans multicolores. Il avait entrevu cette toilette au moment où la Marquise quittait son hôtel à Paris. Ici pour se garantir du vent la maîtresse du Roi avait jeté son chapeau de paille à côté d'elle et mis une bagnolette: ce capuchon, couvrant ses épaules, lui cachait la figure; mais elle releva le front et son visage brilla, avec une mouche au coin de l'oeil, sous ses cheveux poudrés à frimas.
Mme de Pompadour tenait sur ses genoux une chienne gredine qui aboya. Elle regardait, étendu à ses pieds, un plan. Du bout d'une ombrelle fermée elle y indiquait des tracés et des lignes à deux gentilshommes attentifs. Buguet se tint à distance, ne se lassant de regarder en tapinois le groupe éclairé par le soleil au milieu des bouquets d'arbustes et des ceps de vigne, avec Flipotte qui portait un manteau sur le bras et Martine qui tenait un bouquet de fleurs sauvages.
Buguet n'avait plus vu Mme de Pompadour depuis sa visite au château de Fontainebleau. Sa passion se ralluma aux deux yeux qui brillaient comme des pierres précieuses. Et il reverrait toujours la grande dame! Il était de sa maison! Il se sentit au faîte du bonheur. La vue de Mme de Pompadour l'enivrait, le grisait. Sa poitrine était trop petite pour contenir pareille joie. Il avait envie de la crier au ciel.
Au bout d'une demi-heure, Mme de Pompadour se leva du siège où elle figurait une sorte de Flore à falbalas. Suivie des deux gentilshommes, elle passa à proximité de Jasmin, le reconnut et lui fit signe d'approcher.
—Vous voilà, dit-elle. Vous habiterez dorénavant cette maison que je baptiserai plus joliment «Brimborion» ou «Babiole», ajouta-t-elle en souriant à ses compagnons. Et Collin vous dira ce que vous aurez à faire, reprit-elle en s'adressant à Buguet. C'est là!
La Marquise désignait au pied du coteau, sur le bord de la Seine, les toits d'une maison de plaisance entourée de charmilles.
Elle-même, d'un pas léger, sous le parasol de soie jaune qu'elle avait ouvert et qui plongeait sa figure en un bain d'or fluide, descendit vers Babiole. La chienne gredine arrosait la mousse d'un air insolent.
—C'est l'heure de la collation, dit la marquise de Pompadour à un gentilhomme qui s'empressait vers elle.
Au trente juin, le lendemain de la fête de Saint-Pierre, quatre cents ouvriers arrivèrent sous les ordres de Messieurs de l'Assurance et de l'Isle, l'architecte et le décorateur de jardins. Ils arrachèrent les bouquets d'arbustes du coteau, à coups de pelles, de houes, de pioches, attaquèrent le sol. La poudre à canon fit voler des roches en morceaux. Des charrettes chaque jour enlevaient les décombres et les sables.
M. de l'Isle montra à Jasmin le plan: d'un château qu'on bâtissait au sommet avec ses dépendances; il importait de mener par pentes douces un jardin vers la Seine. Les chemins dessinaient des courbes, étageaient des boulingrins et des parterres; leurs boucles finissaient au bord du fleuve à une arcade.
Derrière le château, M. de l'Isle traçait des allées décoratives, établissait un labyrinthe, des cabinets de treillage et de verdure, plusieurs berceaux. Des fontainiers amèneraient les eaux pour les bassins, les cascades en buffet, les jets, les lames, les croisées d'onde et les grottes. Enfin l'architecte aménagerait des «ah! ah!», c'est-à-dire des claires-voies qui feraient pousser ce cri aux visiteurs en admiration devant la vue que les arbres bien taillés encadreraient sous un pan de ciel.
M. de l'Isle insista sur la superbe situation de l'endroit choisi par la marquise de Pompadour. Il jeta un regard circulaire:
—Ce sera plus beau que des belvédères dans les jardins hauts de Marly.
Il ajouta:
—Nous ferons d'ailleurs mieux qu'à Marly. Vîtes-vous la colonnade de verdure?
—Non, Monsieur!
—Cette colonnade borde une salle verte, tondue par-dessous. Nous serons plus gracieux, quoique ce fût très bien.
M. de l'Isle donna une chiquenaude à son jabot:
—Il y a à Marly des galeries en ormes taillés frêlement sur leurs tiges découvertes. C'est élégant, mais suranné! Vraiment, avec leurs petites boules entre les cintres, ils font songer à des seigneurs du temps d'Henri II fatigués d'avoir ballé.
Jasmin s'inclina. M. de l'Isle ajouta d'une façon doctorale:
—Retenez, Buguet, qu'en matière horticole il est quatre maximes fondamentales: tout d'abord, il faut faire céder l'art à la nature; ensuite, n'offusquez jamais un jardin; en troisième lieu, ne le découvrez point trop; enfin tâchez toujours de le faire paraître plus grand qu'il n'est!
M. de l'Isle semblait content de lui-même; il jeta à Jasmin en sorte de conclusion:
—Mais, en somme, il faut toujours rechercher avant tout la régularité et l'arrangement!
De nouveaux manoeuvres arrivèrent bientôt. Ils plantèrent des piquets et des jalons jusqu'à la Garenne de Sèvres et au bois des Cotiniers, suivant les chemins indiqués dans les plans. Ils avaient des graphomètres, des équerres, agitaient des traçoirs, des bâtons longs de six pieds de Roi, des chaînettes de quatre toises; ils allongèrent des cordeaux en écorces de tillot.
En même temps, au sommet de la côte, des gens de corvée creusaient les fondations du château et élevaient la terrasse.
—La terrasse aux orangers, dit M. de l'Isle à Buguet, qui frémit d'aise.
On eût dit qu'on avait versé une ruche d'hommes au bord de la Seine. Ils besognaient souvent le torse et les mollets nus, brûlés par le soleil.
Pour les nourrir et abreuver, Nesme, le premier intendant de la marquise de Pompadour, réquisitionna l'aide de toutes les auberges des environs, même celle des cabarets à pots et à assiettes et des simples cabarets à pots et à pintes. En cabriolet, il s'arrêta devant toutes les enseignes flanquées d'un bouchon de lierre.
Jasmin, sur les chantiers, allait d'un groupe à l'autre, rajustait les piquets, excitait au travail, embauchait des apprentis, répétant à tous les ordres de M. de l'Isle. On le voyait escalader ou dévaler les pentes, disparaître dans les bois du haut, où parfois un élagueur, les éperons aux pieds, collé aux arbres comme un grand pic vert, faisait tomber sous ses coups d'herminette, à immense fracas, les têtes trop libres de marronniers ou de hêtres.
A la droite du domaine, les fontainiers creusaient un grand réservoir. Au faîte des terrains M. de l'Assurance surveillait la jetée des fondations du château. Son habit rouge se voyait de loin et attirait l'attention.
Partout cela bruissait et grouillait. Une armée montant à l'assaut n'eût pas été plus animée. Parfois, au milieu du bruit des truelles, des marteaux, des moutons frappant sur les pilotis, un artisan lançait quelque chanson entendue à la barrière des Gobelins.
Jasmin ne se mêlait pas trop à cette plèbe. Martine lui avait été enlevée par Mme de Pompadour et il couchait seul dans une chambre de Brimborion. Il y entendait couler la Seine, et parfois le clair de lune venait le réveiller. Alors il songeait à Mme de Pompadour et à Martine. Elles se trouvaient loin, à Versailles ou à Choisy-le-Roi. Jasmin avait le corps brisé par les travaux de la journée: cette fatigue lui paraissait délicieuse parce que c'était pour la Marquise qu'il avait épuisé ses forces. Il la voyait déjà aux allées du parc, parmi les fontaines. Il croyait surprendre un de ses regards apporté par un rayon de lune, et sa voix dans le murmure du fleuve. Il se levait et, par la lucarne, apercevait la robe rose qui traînait au ciel comme à Boissise, comme partout. Mais un bénitier donné par Martine lui rappelait soudain la douce bonté de sa femme, ses regards de tourterelle, ses soins, sa tendresse. Jasmin se disait que Martine rêvait de lui. Il la revoyait petite, dans le jardin du père Buguet, puis plus grande et déjà amoureuse. Elle croissait et s'attachait comme un lierre.
—Elle m'aime, se disait Buguet, elle m'aime à en mourir si je la trahissais!
Il la plaignait, s'accusait et sanglotait à la fois d'amour et de pitié en songeant aux deux femmes.
Elles arrivaient souvent. La camériste restait plusieurs jours, logeait à Brimborion. Comme pour se faire pardonner ses fautes cachées, Jasmin dévorait Martine de baisers. Il la choyait de repentirs, de câlineries ardentes et parfois d'une ivresse presque douloureuse. Il avait envie de demander pardon à Martine, tandis que ses lèvres parcouraient sa gorge et ses épaules. Et l'épouse répondait à Jasmin par des caresses passionnées qu'elle avait devinées dans l'alcôve des favorites et qu'elle redoublait dès qu'elle voyait le regard de son mari plus lointain et sa bouche absente de la sienne.
Après ces nuits l'aurore laissait Jasmin endormi. Plus vaillante Martine se levait au chant du merle afin de préparer un fin régal à son mari.
C'était du chocolat apporté de Paris. Elle le faisait fondre dans une tasse de lait au-dessus du feu silencieux de trois bouts de chandelles. Patiente, Martine attendait l'ébullition pour éveiller d'un baiser le dormeur. Puis elle l'empêchait de quitter son lit.
—Je veux que tu manges comme le Roi, disait-elle.
Quant à Mme de Pompadour, elle ordonnait à son arrivée qu'on appelât Messieurs de l'Isle et de l'Assurance. Elle inspectait les constructions et les jardins et donnait des conseils que les architectes acceptaient. Elle changeait la courbe d'une rampe, la place d'une fabrique, agrandissait les hortolages, projetait des pattes d'oies, des ronds-points, des étoiles. Un jour elle fit venir Buguet:
—C'est ici que je veux créer un jardin potager. Le terrain y est-il propice?
Suivant l'usage des jardiniers, Jasmin mit une poignée de terre dans un verre plein d'eau et passa ensuite cette eau dans un linge. Il but.
—Ce n'est ni âpre ni amer, déclara-t-il. Le sol est bon pour les légumes.
Le Roi accompagna plusieurs fois la Marquise. On voyait arriver de loin les carrosses avec les escadrons rouges de la maison royale. La cavalcade approchait au galop. Les chevaux en masse dansante agitaient comme des bannières leurs cavaliers qui rebondissaient jusqu'à frôler les branches les plus basses des arbres. Les carrosses étaient cahotés à travers les ornières, et le soleil faisait briller le cuir de leur toit.
Le Roi paraissait heureux de descendre de voiture. Il offrait la main à Mme de Pompadour. Louis XV marchait avec élégance sur les chemins qu'on avait tracés pour lui. Il s'intéressait à la coupe des arbres, au plan de l'orangerie, aux futurs parterres, disant que les fleurs écartent les idées de mort.
Buguet fut plusieurs fois près du souverain, s'agenouillant, sur l'ordre de M. de l'Isle, pour tenir ouverte une esquisse, apportant des paquets de semences où le roi aimait à plonger la main. Le jardinier était ébloui par la majesté qu'il prêtait à son maître. Louis XV parlait peu, d'une voix douce, qui glissait comme une caresse d'aile.
Chaque fois que le Roi venait, il prenait une collation. Agathon Piedfin et d'autres cuisiniers préparaient les mets et le monarque mangeait sous une tente qu'on dressait au-dessus du coteau et sur laquelle flottait un drapeau blanc aux fleurs de lys.
Pendant ces visites, Jasmin suivait du regard la Marquise partout où elle se promenait. Agathon Piedfin lui dit:
—Quand Mme de Pompadour est ici, tu as l'air d'un astrologue qui suit la queue d'une comète. Point ne convient de lorgner ainsi les grandes dames.
La Marquise revenait chaque fois avec des grâces imprévues. Elle portait une larme en perle qui roulait sur ses cheveux poudrés, ou bien un ruban de velours noir qui rendait son cou si blanc et si voluptueux que Jasmin y songeait longtemps. Un après-midi elle ouvrit une ombrelle en soie, décorée de miniatures chinoises sur mica et elle parut à Buguet la princesse étrange d'un pays lointain.
Un dimanche, comme elle revenait de l'église Saint-Romain, à Sèvres, elle jeta son gant qui s'était déchiré au fermoir de son paroissien—un gant de chevrotin, en peau blanche cousue à la diable, avec de fines rosettes de couleur incarnate.
Jasmin, d'un geste de voleur, le ramassa au coin d'une allée, le porta à ses lèvres.
—Cela sent bon? fit une voix ironique.
C'était Agathon Piedfin.
—Odeur de femme, odeur de diable! dit le marmiton.
L'hiver vint et par ses gelées et ses neiges ralentit les travaux. Jasmin écrivit de longues lettres à sa mère; il faisait l'éloge du Roi et de la Marquise. Il se disait le plus heureux des hommes. Une seule chose le chagrinait: Martine, obligée de suivre sa maîtresse, n'était jamais près de lui. «Cela ne durera qu'un temps, ajoutait-il, le château achevé nous logerons ensemble dans les communs.» Néanmoins il avait parfois l'âme en peine; le dimanche surtout, quand, après la messe, il n'avait à ses côtés ni sa douce femme, ni sa bonne mère, il se sentait sans foyer. Souvent il mettait son repas dans un panier et malgré le froid s'installait sur une terrasse au milieu des pelles et des pioches en repos comme lui. Jasmin racontait à sa mère que Martine était venue de Paris, un matin de décembre, tout exprès pour lui apporter par le coche d'eau une chaude couverture et des mouffles de laine, ainsi que des bas tricotés par elle. «La mignonne suit ton exemple, ma bonne mère; on voit que tu l'as élevée un peu. Elle me soigne comme tu soignais mon père. Ah! si j'étais sûr de l'aimer assez pour être digne d'un si tendre zèle! Aime-t-on jamais assez une telle femme! Toi aussi tu fus la meilleure des mères et je t'ai quittée! Que veux-tu? J'ai l'amour des grandeurs et jamais mon modeste jardin n'aurait pu me donner la joie que je cherchais dans les livres de M. de la Quintinye et que je trouve ici. Mais quand le château sera terminé, j'irai te voir. Je ne regarde jamais la rivière sans songer à toi et sans penser que peut-être tu as aussi regardé l'eau qui passe.» Jasmin disait encore que Martine placerait Tiennette Lampalaire. Il envoyait des compliments à tous ceux de Boissise et demandait quelques nouvelles de ses arbres. La mère Buguet ne sachant pas écrire, c'est Gourbillon qui répondait.
Le printemps de l'an 1749 fut délicieux. La clémence de la nature facilita les travaux. Le château s'éleva: on voyait le rez-de-chaussée, avec six fenêtres de côté et neuf croisées de face, ainsi que l'avait voulu le Roi. Les dépendances s'achevaient déjà, jetant, de chaque côté de la cour royale, deux ailes reliées par des grilles dorées.
Mme de Pompadour vint plus souvent avec Martine. MM. de l'Isle et de l'Assurance étaient heureux de montrer les progrès des bâtisses et des terrasses. Le Roi réapparut. Sous la tente, à l'heure du repas, Jasmin surprit la Pompadour qui sucrait des cerises et les présentait à la bouche de son amant.
Martine arriva bientôt près de Buguet avec un plat d'argent plein de fruits rouges:
—Tiens, voici des cerises que Madame offrit au Roi. Il en reste. Je les ai prises pour toi.
Avec les mêmes gestes gracieux, elle mit devant les lèvres du jardinier les fruits sur lesquels la Marquise avait promené ses jolis doigts.
Quand Martine était partie, Buguet rêvait en regardant le fleuve qui l'avait emportée avec sa maîtresse. Au pied de Bellevue, l'île qu'embrassait la Seine formait du côté de Sèvres un port où les péniches et les allèges s'amarraient. L'autre partie était couverte de troupeaux qui promenaient des taches blanches au milieu du vert irisé des herbes et faisaient de l'îlot une sorte d'arche de Noë.
La Seine était toujours animée. Des bateaux montaient, venant de la mer ou de Rouen et portant à Paris le tribut des marées ou les riches produits de Normandie. A la belle saison une multitude de barques conduisaient un peuple immense aux promenades de Saint-Cloud.
Un jour que Jasmin contemplait ce spectacle, il vit arriver au loin un bateau ponté qui captiva son attention. Il avançait poussé par six rames rouges. Sa proue était dorée. A l'arrière un grand drapeau rose et bleu flottait.
—Mais qu'ai-je donc, se dit le jardinier, à ne pouvoir détourner mes yeux de ce bateau?
Il aperçut quelques femmes debout sur le pont et, bien qu'elles fussent au loin pareilles à des poupées, il reconnut parmi elles la Marquise et Martine. Il descendit au galop le coteau et vint les attendre au bord de la rivière. La Marquise, en paniers cadets, s'appuyait sur une longue canne et portait un tricorne. Le premier regard de Buguet fut pour elle. Martine, qui guettait les yeux de son mari, en souffrit; mais elle ressentait si grande joie à revoir Jasmin qu'elle l'étreignit de tout son coeur au milieu des autres femmes de chambre, qui riaient, voltigeant autour de leur maîtresse, un papillon de dentelle posé sur leur tête.
Mme de Pompadour donna le couple Buguet en exemple à ses servantes:
—Ils s'aiment vraiment, et je souhaite à vous toutes des époux n'aimant ainsi que leur femme.
Jasmin fut troublé.
—Il ne faut pas rougir, Buguet, reprit la Marquise.
L'année suivante le château se couvrait. On avait enlevé les échafaudages.
Devant, régnait la grande terrasse où l'on se proposait de mettre des orangers en caisse.
Derrière, depuis l'an précédent arrivaient pour les bosquets, des lilas, les arbres de Judée, des érables de Virginie, les peupliers d'Italie et de la Caroline. M. de l'Isle les faisait venir des pépinières royales et répétait à leur sujet les principes du vieil escuyer Jacques Boyceau, intendant des jardins de Louis XIII: «Pour transplanter un arbre, il faut le prendre en croissance, fort et vigoureux, de belle venue, bien appuyé sur ses racines de tous côtés.»
A la fin d'avril, les lilas et les arbres de Judée fleurirent. Les lilas lourds et voluptueux épandaient des senteurs bienheureuses; les arbres de Judée se contentaient de leur pourpre claire. C'étaient les premières fleurs du jardin de Bellevue. Jasmin les fit offrir à Mme de Pompadour par Martine et Flipotte, qui les apportèrent sur une grande claie d'osier. La Marquise en garda durant tout le jour au corsage. Elle enfonçait son bras nu dans les branches fraîches, humait les odeurs pénétrantes du printemps.
Au soir Buguet retrouva, dans la tente dressée pour la favorite, les lilas qui étaient fanés. Il les prit dans ses mains, les porta à sa bouche, puis sa tête roula dans les thyrses et il ferma les yeux en cherchant d'autres parfums mêlés à ceux des plantes.
Un ricanement le fit bondir. Piedfin entrait pour chercher un huilier en porcelaine de France.
—Tu as l'air d'un épagneul qui se vautre dans les fanfioles de la
Marquise, dit-il.
Et il s'en alla, portant l'huilier avec l'air d'un desservant qui à la messe présente les burettes.
Le 18 du mois de mai, des événements singuliers se produisirent. Jasmin entendit raconter par des menuisiers de Paris que l'émeute couvait dans la grande ville. Les archers de l'écuelle avaient arrêté de petits gueux et de jeunes bourgeois.
—Pourquoi? demanda Buguet.
—Nous n'oserions répéter ce qu'on dit, répondirent les artisans.
Le lendemain les gardes de la maréchaussée occupèrent le pont de Sèvres.
Jasmin les regarda descendre de cheval.
En même temps derrière Bellevue, dans le chemin des Charbonniers, une sonnerie de trompettes signala la présence d'un régiment de dragons.
—Leurs fusils sont chargés, accourut dire un aide jardinier.
Buguet se rendit à Sèvres pour s'informer de ce qui se passait. Le village était rempli de gardes françaises, bayonnette au canon.
—La populace de Paris va passer ici pour aller brûler le château de Versailles, raconta tout bas une femme à Jasmin. On dit que le roi est ladre et prend des bains de sang d'enfant comme Hérode. C'est pour lui que les archers de l'écuelle ramassent les petits gueux.
Jasmin fut épouvanté.
—Ce n'est pas possible! s'écria-t-il.
La femme haussa les épaules et serra avec ostentation le poupon qu'elle portait dans ses bras.
Buguet s'adressant à un officier se fit connaître et demanda les nouvelles.
—Elles sont graves, dit le militaire. On a arrêté des enfants pour extirper la mendicité. La canaille s'est fâchée. Elle a enfoncé la porte d'un fourbisseur pour avoir des armes. On arrête les carrosses dans les rues, on tend des chaînes, on attaque les archers.
Agathon Piedfin accompagnait Buguet. Il avait été envoyé par son chef afin d'examiner les fourneaux des cuisines et il séjournait à Bellevue pour quelques jours.
Il trembla:
—Je suis heureux de n'être ni à Paris, ni à Versailles, mais je voudrais aussi ne point me trouver à Sèvres.
Les troubles durèrent quelque temps.
Au 13 mai, le soir, un samedi, Buguet et Piedfin allèrent à Meudon pour se renseigner.
Dans le cabaret où ils se rendirent, des gens mal vêtus, arrivés de la capitale, discutaient bruyamment sur les arrêts du Parlement. La cabaretière raconta à Buguet qu'on avait pillé des maisons et tué sept archers dans la journée. Les vitres de M. Duval, chef du guet, étaient brisées, une immense fureur s'élevait contre toute la cour.
—Hé! Hé! ricana un des va-nu-pieds, on faillit massacrer, au faubourg
Saint-Germain, la marquise de Pompadour!
Jasmin se leva, pâle:
—C'est-il vrai?
—Je n'ai point l'habitude de mentir, dit l'homme d'une voix traînarde.
Il ajouta en frappant sur sa cuisse:
—Et c'est dommage qu'on n'ait point éventré la putain!
—Tu dis?
Le gaillard se retourna:
—Ce que je dis? Que si tu me parles encore sur ce ton, c'est à la barrette que je parlerai, morveux!
—Pendard! répliqua Buguet. N'as-tu pas appelé putain la marquise de
Pompadour?
—Eh bien, oui!
La cabaretière s'approcha du Parisien et lui glissa à l'oreille:
—Taisez-vous donc, c'est un des jardiniers de la Marquise.
—Je m'en fous!
L'homme regarda Jasmin, fit une grimace:
—Il paraît que tu cultives des fleurs pour la Pompadour? Tu es un rude fleuriste, à en croire la chanson!
L'émeutier se leva et entonna le refrain qui venait on ne sait d'où, et que le peuple de Paris avait mis en musique:
Par vos façons nobles et franches,
Iris, vous enchantez nos coeurs;
Sur nos pas vous semez des fleurs,
Mais, hélas ce sont des fleurs blanches!
Buguet envoya à la tête de l'insolent son verre empli de vin.
Ce fut une bataille. Deux aides de Jasmin, qui se trouvaient là, prirent parti pour leur maître. Les amis du Parisien sautèrent dessus. Agathon s'esquiva.
Les mots violents partirent. Les coups de poing pleuvaient. Les tables tombèrent, faisant rouler les chopines.
Alors la cabaretière s'arracha les cheveux:
—A moi, messieurs les hussards! à moi, messieurs les gardes!
Elle courut dans la rue, tandis qu'en sa cantine, sous les horions, le sang commençait à couler, les visages à bleuir.
Jasmin jeta son adversaire sur le sol.
Mais d'autres Parisiens accoururent et Buguet allait être terrassé, quand des soldats entrèrent. L'officier reconnut le fleuriste du château. Il fit arrêter les émeutiers et ils furent conduits au poste sous escorte.
Buguet regagna Bellevue. Piedfin le rejoignit sur la route.
—Marie-Joseph! clama le cuisinier, tout en coupant en «hosties» un saucisson qu'il venait d'acheter, êtes-vous exalté! Vraiment, ne savez-vous pas que la colère est péché mortel?
—Peuh! fit Jasmin encore plein de rage.
—Et puis quels sentiments vous professez pour la Marquise! Mon cher ami, on n'adore ainsi que Dieu et le Roi! On vous dirait épris d'elle!
—Tais-toi!
—Mais oui! Vous n'avez pas songé un instant à Martine!
—Martine!
—Martine est à Paris. Elle a pu courir quelque danger!
Les jours suivants, l'émeute se calma. Une lettre de sa femme rassura
Buguet. On ne vit plus de soldats aux alentours de Sèvres.
Des deux côtés du château, M. de l'Isle préparait d'immenses parterres de broderie. On y disposait les nilles de buis d'Artois, les feuilles et les rinceaux que les aides emplissaient de mâchefer. Le dessin se déroulait avec des allures de grand serpent aux multiples têtes qui présentaient des palmettes, des fleurons, des panaches, des dents de loup; les courbes naissaient d'un noeud ou d'une agrafe et se terminaient en volutes. Mme de Pompadour voulut que des fleurs de lys héraldiques et ses propres armoiries fussent mêlées à ces caprices.
En août Jasmin et ses aides se rendirent dans les bois pour déraciner
les églantiers. Quand ces arbustes furent alignés dans la terre de
Bellevue, Jasmin y greffa des rosiers de Virginie et de Gueldre, ceux de
Muscat et de Chine, ceux de Damas et des panachés.
Mme de Pompadour surveillait ces travaux délicats. Elle s'aventurait au milieu des églantiers et une fois elle passa à Jasmin le brin de laine nécessaire à la ligature de la greffe. Mme de Pompadour voulait beaucoup de fleurs dans ses jardins et Buguet l'entendait parler avec M. de l'Isle de la sévérité de l'horticulture française. Elle prétendait y jeter plus de fantaisie, plus d'éclat et plus de nature. Elle se moquait des vieux parterres du Louvre où jadis figuraient des chiens tenant des palmettes, des dauphins bizarres et des vases! Fi de tout ces grotesques! Mme de Pompadour voulait faire dominer les fleurs.
—Ce sont les jolités du Bon Dieu!
Les fleurs possédaient la vie, la grâce, la couleur! Elles étaient variées et innombrables comme les coeurs humains! Elles avaient des vices: l'orgueil, la paresse, la volupté, et des vertus: l'amour, la tendresse, la modestie. Le pavot versait le sommeil, l'aconit donnait la mort!
Mme de Pompadour déclara que les fleurs étaient l'âme de tout art. Elles serviraient de modèle aussi bien à une toilette (n'est-ce pas la nature qui les pare?) qu'à une coupe (ne sont-elles pas destinées à recevoir la rosée du matin?)
Jasmin, accroupi parmi les épines des églantiers, les pieds dans la terre humide qui sentait la sève, écoutait cette voix. Il n'avait jamais entendu parler ainsi. M. de l'Isle lui-même paraissait sous le charme. Longtemps, ces paroles revenaient aux oreilles de Jasmin, ailées et irritantes.
On comptait inaugurer Bellevue à la fin de novembre. Les tapissiers déballaient les meubles, depuis les bras de fleurs de Vincennes, les feux de bronze, les girandoles, jusqu'aux brocs lapis et or, aux assiettes de Saxe, aux couteaux à manche vert.
Le 24 novembre, le Roi, revenant de Fontainebleau arriva à Bellevue pour souper et dormir. Il faisait un temps gris. Le petit château tout neuf paraissait transi, parmi les arbres sans feuilles. Pourtant Mme de Pompadour voulut que ce fût fête. Elle ordonna un feu d'artifice et fit revêtir à sa domesticité un uniforme fabriqué exprès à Lyon.
Le Roi était accompagné de plusieurs seigneurs. Mais les cheminées qui n'avaient pas encore essuyé l'humidité enfumèrent les appartements. Il fallut souper au bord de la Seine, à Brimborion, et la Marquise contremanda le feu d'artifice, au grand dam des badauds, qui s'étaient réunis à l'extrémité de la plaine de Grenelle.
En revanche, le 28 janvier suivant, on joua la comédie au château de
Bellevue. Les comédiens représentèrent l'Homme de Fortune par le sieur
Lachaussée. Après la pièce M. de la Vallière ordonna un ballet qui fit
grand plaisir.
Martine avait apporté à la marquise de Pompadour et aux autres dames des éventails de Nankin qui s'harmonisaient avec la salle de théâtre décorée à la chinoise; elle raconta le ballet à Buguet:
—On vit d'abord une montagne, dit-elle, qui, bien qu'enserrée sur la scène, semblait plus haute qu'une tour de Notre-Dame. Elle n'avait pourtant qu'un peu plus de la taille des valets de coulisse. Elle s'ouvrit et il en sortit un petit château tout pareil à celui de Bellevue. Tu aurais pu compter les fenêtres et les cheminées. On voyait les balustres, le reflet du soleil dans les vitres. Alors des jardiniers—ô des jardiniers à rosettes, avec des vestes bleues vermicellées de rose—firent semblant de perfectionner les parterres et se mirent à baller! Ils étaient jolis à croquer et tout au parfait, avec leurs joues rouges comme la crête d'un coq et leurs perruques en aile de pigeon, mais je t'aime mieux qu'eux. Ils me rappelaient ces petits abbés qui viennent chez Madame et auxquels il ne manque que d'accoucher pour être des femmes! Tu ris? …. Ensuite la décoration représenta le grand chemin de Versailles. Et il arriva une de ces voitures qu'on appelle ici pots-de-chambre. Elle était ma foi pleine de femmes. Elle culbuta et les dames dansèrent. Ces dames étaient des petites filles de neuf à quatorze ans, fort mignonnes et le Roi applaudissait très fort.
Ces événements enchantèrent Jasmin, d'autant plus que Martine lui fut rendue et que la Marquise vint plus souvent à Bellevue.
Quelques centaines d'ouvriers travaillaient encore au parc en avril.
Vers mai le domaine rayonna dans toute sa splendeur.
Au milieu de ce mois, Buguet, ayant fait un matin le tour des allées, s'arrêta un peu avant midi près du réservoir, à l'extrémité de la terrasse des orangers.
Une lumière diamantine caressait les murs du château; au ciel tendre un nuage d'un blanc pâle pénétré d'azur s'allongeait vers le zénith, comme un voile qu'on aurait levé.
—Enfin! s'écria Jasmin.
Ses fleurs brillaient épanouies. Ah! ce qu'il avait attendu l'éclosion! Sous les nuits étoilées, que de fois il avait écouté les plantes qui, poussant dans le silence, écartaient quelque miette de terre, un brin de paille, une feuille morte! Elles produisaient un bruit imperceptible, mais le jardinier en saisissait la musique. Il guettait les levées dans les plates-bandes, les premiers mouvements quand le zéphyr passait. Dès qu'un bouton apparaissait, Jasmin était heureux comme le père qui voit s'ouvrir les yeux de son enfant. Les pivoines sortirent du sol pareilles à des nichées d'oiseaux pourpres, les tulipes en cornets verts. De fins boutons fusèrent aux touffes de narcisses. Les iris érigèrent parmi les poignards de leurs feuilles leurs flammes d'abord encloses d'une enveloppe livide. Les ancolies ailées s'apprêtèrent à voler sur les tiges.
Maintenant tout frémissait. De la terrasse des orangers jusqu'au bord de la Seine, la côte se couvrait de corbeilles où l'or et l'argent des alyses, les centaurées légères, la multitude douce ou révoltée des pavots s'embrasaient. Les auricules mêlées aux primevères posaient des bijoux clairs sur du velours chaud. Les adonides jetaient des gouttes de sang dans leur verdure aérienne.
Les feuilles avaient poussé partout, tendres, jeunettes, les tillots offraient leurs têtes vierges à la dorure du soleil, les éventails des palissades allongeaient des décors d'une brillante nouveauté, les marronniers dressaient leurs thyrses d'ivoire.
D'un coup d'oeil Jasmin embrassa cette féerie. Le château lui-même, sur le fond des bois rajeunis, paraissait s'enlever au ciel sur les ailes des parterres qui s'allongeaient à ses côtés.
Et Buguet vit la beauté de ce petit palais, la jolie proportion des fenêtres, entre lesquelles reposaient des bustes de marbre, et celle des balcons où les armoiries de la Marquise apparaissaient: trois tours dorées. Il comprit la majesté souriante des frontons sur les toits mansardés où les croisées s'encadraient comme des miroirs, et la juste échelle des huit marches qui conduisaient aux trois portes alignées. Et ayant saisi l'irréprochable disposition des terrasses, la mesure des allées, la place choisie des palissades, les engageantes combinaisons des chemins, il aperçut la façon divine dont la grâce du château se mêlait à celle des jardins. Ensemble délicat où les choses se faisaient valoir l'une l'autre sans jalousie! Comme pour tenter d'aimables avances, la pierre prenait la souplesse de la fleur, et les fleurs, dans leurs ensembles, frémissant comme des guitares, obéissaient à des lois d'élégante architecture. Les ciseaux du sculpteur et la serpette du jardinier se retrouvaient d'une même famille dans la joie de plaire. Tout se mariait, tout recelait une âme ailée, radieuse, donnant aux murs, aux parterres, aux arbres une physionomie spirituelle, une cadence parfumée, un rythme subtil.
Jasmin, transporté par cette harmonie, s'agenouilla devant le chef-d'oeuvre de MM. de l'Isle et de l'Assurance.
Mais l'âme du décor apparut: Mme de Pompadour en toilette dorée sortait de la ruche, exquise abeille pour qui s'épanouissaient les fleurs. Elle ouvrit un éventail, regarda le jardin, et, suivie de Martine vêtue aussi de jaune, se dirigea vers un grand carrosse, un carrosse de fée, aux panneaux chantournés.
XI
Pendant des années, Jasmin soigna le jardin de Bellevue avec un zèle que d'habitude les jardiniers n'apportent point à leur besogne. Du matin au soir il y veillait et les premières lueurs de l'aube le trouvaient l'arrosoir au poing, le râteau à l'épaule, les pieds dans la rosée, au milieu des parterres. Le soir, il se reposait lorsque les ténèbres avaient éteint la dernière tulipe, le dernier oeillet.
Fervent disciple de M. de l'Isle, Jasmin voulait que les masses des plantes eussent des profils aussi élégants que les scabellons de marbre; il voulait les allées propres comme les tapis d'un salon, et aux boulingrins des fraîcheurs d'émeraude. Il dirigeait de minutieux échenillages, chassait les taupes; il lâcha dans le parc plusieurs vanneaux et des pluviers, après leur avoir coupé l'aile et afin qu'ils prissent les limaces, les taons et les turcs.
Jasmin possédait d'excellents instruments qui luisaient ainsi que des armes, effilés ou tranchants. Certains avaient été forgés avec d'anciennes épées, qui fournissent les meilleurs outils de jardinage. Jasmin les maniait, émondant, faisant tomber les pousses et les rameaux qui compromettaient les symétries. Ce zèle fit répéter par M. de l'Isle le proverbe qui avait cours parmi les gens d'horticulture:
—Les jardiniers étêteraient leur père, s'il était arbre.
Ce disant M. de l'Isle riait.
Buguet eut des attentions précieuses pour les orangers, ses arbres de joie. Il s'en approchait sur la pointe des pieds, caressait légèrement les fruits comme des seins de vierge. Les serres étaient chauffées par des terrines de fer pleines de charbon ardent ou par des poëles d'Allemagne. Jasmin fit ajouter des lampes suspendues, qui répandent une chaleur égale et uniforme.
Il préparait les bouquets pour le corsage de Mme de Pompadour. Il y mettait à la saison beaucoup de muguets et plus tard mariait heureusement les roses de tons différents. Le jardinier glissait ces touffes dans de petites bouteilles masquées de rubans verts et emplies de façon à conserver la fraîcheur des plantes. Il confectionna aussi des «navets» à la mode du temps. Il les creusait d'un coup de couteau et y introduisait des oignons de jacinthes: ce mélange mis à l'eau, on voyait, distraction de l'époque! croître une jacinthe entourée des feuilles pâles du navet.
Jasmin avait pour mission d'orner les pyramides dans le vestibule d'un blanc de carme où se dressaient les statues de M. Falconnet et M. Adam, qui représentaient la Poésie et la Musique. Il savait par Martine les robes dont la Marquise allait se vêtir. Alors il cueillait des fleurs pour ces toilettes. Les pyramides formaient des colonnes de flammes ou des cônes d'or, des échelles bigarrées ou des autels plus blancs que la Poésie et la Musique. Mme de Pompadour souriait en voyant la couleur de ses atours ainsi répétée.
Les Buguet étaient installés dans une des ailes communes qui entouraient la cour des offices, par où les carrosses entraient avant d'arriver à la cour royale. Leurs lucarnes donnaient sur les boulingrins au milieu desquels, d'un petit bassin rond, fusait un jet d'eau. Plus à droite, c'étaient les jardins du potager avec les murs à espaliers et, derrière, dressant leurs flèches que le vent caressait comme des plumes, s'élevaient en deux salles les peupliers de la Caroline, puis ceux d'Italie. Les Buguet apercevaient aussi la grande allée, couverte d'un tapis de gazon où se dressait la statue de Louis XV par M. Pigalle, et bordée de deux larges chemins ombrés par des tilleuls façonnés en berceaux. C'est par cette allée que Mme de Pompadour, se faisant promener en chaise à porteur, gagnait le mur d'enceinte pour s'enfoncer dans les bois, vers les bruyères de Sèvres.
D'autres fois, au «Cavalier», elle s'habituait à quelque nouveau cheval, et, amazone experte, tournait dans le chemin sablé, autour d'un grand pan de gazon orné d'un cabinet de treillage où Jasmin palissait des volubilis. Mme de Pompadour aimait à se vêtir en rose pour ses exercices d'écuyère et elle rappelait à Buguet son apparition à Sénart. Ou bien, décolletée en carré, des noeuds à la saignée des bras et au creux d'un corset garni de touffes de «soucis-d'hanneton», la Marquise flânant autour des bassins se penchait à leurs bords. Dès qu'elle était partie, Buguet se précipitait: il espérait retrouver par miracle le reflet de la dame, avec ses regards couleur de violette.
Pour plaire au Roi, la Pompadour revêtait les costumes les plus imprévus. Les chroniques disent qu'on la vit en soeur grise. La religieuse eut-elle ce grain de beauté taillé en coeur qu'on appelait «l'équivoque»? A Bellevue, elle apparut en Diane, les pieds nus lacés dans des brodequins roses, les épaules sortant d'une tunique bleue qui flottait sur ses genoux. La déesse, poudrée à frimas, portait un croissant sur le front. Elle lançait des flèches aux ramiers du parc et lorsqu'elle était adroite, le Roi se précipitait pour voir mourir les bêtes transpercées qui tombaient des branches.
Mme de Pompadour se costumait aussi en jardinière, sous un chapeau de paille doublé de ce bleu qui rendait son visage plus céleste. Elle faisait chanter dans ses noeuds toute la gamme des oeillets et partait son panier sous le bras, décolletée, la poitrine offerte au soleil, la chevelure riche, la bouche, délicieusement arquée, creusant des fossettes aux joues en une esquisse de sourire. Jasmin la voyait descendre de la terrasse des orangers; elle suivait les chemins qui allaient vers la Seine et parfois se penchait pour cueillir.
Un jour, costumée de la sorte, la Marquise fit appeler Jasmin pour l'aider à tresser une guirlande de roses de Bengale. Ils choisirent celles qui étaient dans tout leur feu. Mme de Pompadour dirigeait la besogne. Le garçon intimidé se piqua les doigts. Lorsque la guirlande fut terminée, la belle jardinière et Jasmin l'attachèrent au socle de la statue de Louis XV. Les fleurs éclatèrent autour du marbre de Gênes comme si l'on eût sacrifié un ange et qu'un peu de sang fût resté. Le souverain vint voir et parut flatté.
—Il y a de fort belles fleurs dans le jardin, dit-il en prenant du tabac d'Espagne.
Quelques semaines plus tard Buguet se rendait à une petite ferme située sur la route des Charbonniers, menant de Paris à Versailles. C'était derrière le parc de Bellevue, vers le bois de Meudon. La métairie dépendait du château. De loin le jardinier aperçut Martine et une autre paysanne. Celle-ci était accroupie auprès d'une vache blanche qu'elle trayait. Jasmin reconnut la Marquise. Il s'embusqua dans un buisson et entendit le bruit de frelon bourdonnant que fait le lait en tombant dans le seau. La Marquise, laissant la vache qui rentra seule à l'étable, se leva et courut vers le parc, suivie par Martine. Elles avaient la même taille, des bonnets clairs, des jupes courtes, les bras nus et des corsages semblables, en étoffe de Jouy. Jasmin se rappela avoir vu Martine dans une robe de Mme d'Étioles; aujourd'hui la Marquise prenait l'allure de la villageoise. Elles allèrent jusqu'au milieu du verger, puis se séparèrent. Jasmin vit le Roi, en habit rouge, à une petite porte pratiquée près du bosquet de la salle des Marronniers. Martine revint sur ses pas. Alors Buguet la saisit au passage, la baisa avec violence sur le cou, à la gorge et l'entraîna, mi-pâmée, vers la ferme où il n'y avait qu'un petit vacher endormi au soleil.
En hiver Mme de Pompadour arrivait dans son traîneau que conduisait un cocher costumé à la moscovite.
Dans le corridor elle jetait ses sabots, ôtait son toquet de fourrure, son manteau de loup-cervier et elle se précipitait vers les bûches du salon que Martine ranimait avec un soufflet en bois de cèdre.
—Quel froid!
Jasmin apportait les gros bouquets de roses de Noël.
—Elles sont charmantes, disait la Marquise, distribuez-les un peu partout.
Elle désignait les vases de Chine, les coupes en céladon, un singe en porcelaine. Les Buguet fourraient les fleurs dans ces choses élégantes, parmi les pots-pourris d'or qui sur les brèches blanches de la cheminée épandaient des odeurs de violettes et de muscades par leurs couvercles percés d'yeux.
—Vous avez du goût, disait Mme de Pompadour.
Le Roi arrivait plus tard, avec une suite de carrosses, des seigneurs et des musiciens. Un remue-ménage agitait le château. Toutes les cheminées fumaient, la meute faisait rage, les soubrettes égrenaient rapides les marches des escaliers et l'on voyait Piedfin, réveillé dans la chapelle, dégringoler vers les cuisines qui commençaient à s'éclairer des lueurs de graisses tombant sur les sarments rougis.
Jasmin entendait des bruits de vaisselle, d'argenterie, les sons des instruments qui s'accordaient.
Le soir, par une fenêtre, il apercevait en passant Mme de Pompadour debout au milieu de la salle de musique sous les petits lustres qui avaient l'air d'être tenus par les amours ailés voltigeant dans les bleus du plafond. Malgré les fatigues de la journée, en une robe jaune qui bouffait sur ses paniers, la favorite dansait devant le Roi avec un seigneur en habit blanc tout brodé d'or et qui portait sur sa nuque un noeud violet pareil à un immense papillon. Ils levaient un bras en l'air et ils se donnaient la main par-dessus leur tête; il semblait à Jasmin que leurs pieds glissassent sur les phrases cadencées que lâchaient la basse, le hautbois et les violons.
Il en parla à Martine au moment où ils allaient se coucher. La soubrette avait une robe de laine d'un gris pâle.
—Je pourrais danser comme Madame, dit-elle, mais je n'ai point d'aussi beaux ajustements.
Elle souffla la chandelle. La lune inondait la chambre. A sa clarté Martine parut habillée comme sa maîtresse d'une étoffe lamée d'argent. Elle jeta son bonnet. La nuit la nimba. Alors elle leva le bras, tendit une main à un cavalier invisible et de l'autre souleva légèrement un pan de sa jupe. Elle entama le menuet à la musique des rayons qui frôlaient les arbres du parc.
Jasmin et Martine vécurent ainsi dans un des plus coquets châteaux du monde. Leurs âmes s'étaient assouplies et les plaies qui les faisaient saigner jadis s'effaçaient. Martine n'avait plus de tristesse ni de jalousie. Jasmin n'éprouvait plus de remords. Tous les deux étaient sous le charme de la Marquise.
Mme de Pompadour avait le secret de se faire adorer. D'une nature foncièrement froide, toute de calcul et d'ambition, elle savait pourtant, parmi les grâces et inventions, retenir le Roi: égoïste, volage, ennuyé, hypocrite, il avait besoin d'être charmé et séduit chaque jour. Heureusement, pour suffire à ce qu'elle appelait ce «combat perpétuel», Mme de Pompadour était douée d'un tempérament extraordinaire d'artiste. C'était la plus délicieuse et la plus habile comédienne de son siècle. Si, pour rendre son corps voluptueux—ainsi qu'elle le disait à Mme de Brancas, les hommes mettent beaucoup de prix à certaines choses,—elle usait de philtres d'Orient et de régimes échauffants, qui lui prodiguaient la grimace de l'amour, elle trouvait dans son génie toute la vénusté d'une belle danseuse, la vivacité d'un poète, la raison d'un philosophe; elle chantait mieux que Mlle Fel et, au clavecin, son jeu était suave. Elle savait dire le conte libertin comme la Scheherazade et voulait ôter au souverain jusqu'au souci de l'Etat. De cette agitation, qui torturait la favorite (car elle avait au coeur l'angoisse de la disgrâce et aux lèvres le sourire assuré d'une reine), Mme de Pompadour gardait un désir de plaire et un besoin d'attirer. Pour Louis XV, elle s'était faite caresse, et, pour tous, en dehors des heures de tristesse et de terreur qu'elle cachait, elle restait caresse. Avec les serviteurs elle était douce et savait se montrer d'une familiarité enjouée.
Ce qui ravissait Jasmin, c'est que Mme de Pompadour se plaisait au château. «Je suis comme une enfant de revoir Bellevue», avait-elle dit un jour en arrivant par l'allée des tillots. Là elle se livrait toute à la joie de posséder des vases en céladon et des figurines de Saxe, de cultiver des roses, d'être musicienne, d'écrire des choses flatteuses à ses amis, de lire les livres des futurs Encyclopédistes, quelque impromptu de Gressel, un roman de chevalerie, un manuel de droit public. Elle causait de longues heures avec Boucher ou Marmontel et parfois conviait son ministre Machault pour comploter une alliance avec l'Autriche contre le roi de Prusse qui l'avait appelée «Cotillon IV».
La Pompadour avait converti le Roi aux plaisirs de Bellevue. Fatigué des repas du Grand Couvert, il aimait les soupers fins du joli castel, et se plaisait au bosquet de lilas, sous l'Apollon en marbre de Coustou, à préparer lui-même son café sur une table chantournée. Les King's Charles de la Pompadour, Inès et Mimi, agitaient dans le soleil leurs grelots d'or et parfois s'élançaient furieux vers les moutons qui du verger gagnaient la ménagerie, en agitant par la grande allée leurs oreilles transparentes comme des coquillages et en sautant sur leurs sabots qui imitaient le bruit de la grêle. Louis XV et sa maîtresse menaient à Bellevue une vie que le marquis d'Argenson appelait méchamment «à pot et à rôt», mais qui les distrayait infiniment. Certains après-midi d'été, le roi vidait, à l'ombre des érables de Virginie, quelques flacons de vins de Champagne, dont il raffolait, et qu'on lui apportait de la glacière, puis il faisait la sieste dans la petite grotte, par les ouvertures de laquelle le monarque entrevoyait la cascade et les deux nymphes de Pigalle.
Jasmin et Martine entretenaient avec les autres serviteurs de la Marquise de bonnes relations de camaraderie. Le caractère de Buguet le faisait aimer de l'heyduque aussi bien que du surtoutier, du délivreur et du maître queux. Flipotte avait oublié ses premières préventions contre le jardinier. C'était d'ailleurs une excellente fille, un peu libertine et volage, mais que voulez-vous?
—J'ai un coeur mobile comme le vif argent, avouait-elle.
Flipotte n'était point de ces soubrettes qui feignent des langueurs et des évanouissements comme leurs maîtresses, qui s'imaginent aux antipodes aussitôt qu'elles sont à Grenelle et se croient les plus fines jolivetés des hôtels de leurs patrons. Elle était rustique et gaie, ce qui plaisait à Martine. Cependant elle conservait l'habitude de médire de la Marquise, parlait de cantharides dont usait la favorite pour se rendre plus chaude auprès du roi:
—L'autre fois, elle affirma à Mme du Hausset que Sa Majesté la trouvait un peu macreuse.
—Macreuse? interrogea Jasmin.
—C'est du gibier de carême, d'un sang très froid, répondit Agathon.
—Comme celui des poissons, s'écria méchamment Flipotte.
Elle ajouta que la Pompadour se fanait, qu'elle prenait du pavot pour dormir et du quinquina, que ses seins deviendraient bientôt pareils à des vessies, surtout à cause de ses fausses couches.
Jasmin protesta. Il revoyait toujours la Marquise telle qu'elle était apparue à Sénart, huit ans auparavant, et ne s'apercevait pas des artifices de toilette, qui, suivant un petit maître, eussent réveillé des yeux morts, fait renaître des dents, embelli des cadavres, ranimé des squelettes.
—Sais-tu, dit-il à Flipotte, qu'on vient de condamner au carcan et aux galères un laquais qui avait dit des sottises de sa maîtresse?
—Je ne dis point des sottises, mais la vérité!
—La vérité!
—Qu'en sais-tu, toi? Moi je la vois partout, même sur la chaise percée!
—Dégoûtante!
—Crois-tu qu'elle n'y va point? Surtout les jours où elle prend de la poudre des Chartreux.
—La poudre des Chartreux fait faire des évacuations surprenantes, conclut Piedfin avec onction.
Martine s'amusait des réparties si salées pourtant de Flipotte. Ensemble elles complotaient des farces à Piedfin, lui envoyant des billets doux, signés de noms inconnus, qui flattaient la vanité du marmiton et le faisaient se noircir les sourcils de fusain et se regarder avec plus de complaisance dans les miroirs.
Agathon avait pris en amitié un jeune négrillon, offert par un amiral à la Marquise, et qui, le regard atone et le front abruti, pouvait à peine tenir avec quelque élégance un parasol. Le cuisinier donnait à son jeune ami des dorioles, il récoltait pour lui les fonds des tasses de chocolat, lavait ses vestes de drap avec une décoction de feuilles de lierre, ainsi que cela se pratique dans certains couvents pour les robes des moines.
—Tu as dû adorer la Vierge Noire à ton monastère? demanda Martine au défroqué.
—Cela ne vous regarde point. Je catéchise ce jeune Africain et lui apprends à aimer Dieu et à se mettre en garde contre les tentations du diable et celles des filles d'Eve.
Parfois les valets et les gardes organisaient des repas. On s'installait dans le bosquet vert ou dans le cabinet de treillage. Les gens se couchaient sur l'herbe, les femmes près de leurs maris, les amants près de leurs maîtresses, Flipotte à côté du plus bel homme et Piedfin tout seul.
Le marmiton préparait la cuisine en plein air. Il joignait les mains au-dessus des marmites et apportait les plats comme s'il eût présenté le bon Dieu. Flipotte se moquait de lui. Il rougissait sans rien dire, puis, aussitôt les convives assis autour des mets, il racontait son goût pour le théâtre, un goût que tous lui connaissaient pour l'avoir surpris souvent à répéter devant le miroir des cheminées le tic des acteurs. Il récitait des fragments d'Athalie.
—Fallait te faire comédien! lui dit Martine.
—Ce métier n'est point assez bien vu du ciel!
XII
Un après-midi, Etiennette Lampalaire, appelée par Martine, débarqua à
Bellevue. Jasmin l'attendait sur la berge.
La fillette était d'une jeunesse éblouissante. Ses yeux noirs pétillaient, ses cheveux avaient la couleur de l'ébène et, malgré sa mise modeste de villageoise, elle attirait l'attention.
Buguet l'embrassa.
—Te voilà rudement belle! Il faudra que tu tapes souvent sur les mains, par ici!
Tiennette répliqua, baissant deux longues paupières, qui adoucirent le feu de ses regards:
—Je n'ai point peur.
Elle parla du village, de la Buguet qui s'occupait du jardin et paraissait bien triste. Cette nouvelle fit soupirer Jasmin.
—J'irai la voir, dit-il.
—Ah! Tu feras bien!
Quant à l'oncle Gillot, il avait eu une attaque et restait paralysé. La tante Laïde Monneau se portait mieux. Elle avait fait de pressantes recommandations à Tiennette, l'exhortant à rester sage et lui affirmant qu'il vaut mieux se contenter de pain et d'eau que de vivre dans la bonne chère aux dépens de l'honneur.
Jasmin conduisait Tiennette par le jardin.
—Que c'est beau! s'exclama-t-elle. C'est toi qui as fait tout ça?
—J'y ai travaillé, dit modestement Jasmin.
—C'est-il vrai ce qu'on dit là-bas? Toutes les fois qu'une feuille tombe, il faut la ramasser et on ôte celles qui jaunissent? Et sitôt que des traces de pas marquent les allées, on ratisse le sable?
—C'est vrai.
—Mais pour tout cela il faut être plus de deux!
—J'ai de nombreux aides! Jamais une plante ne manque d'eau, jamais l'ombre ne la gêne, elle reçoit le soleil à ses heures.
Le château émerveilla à tel point Etiennette qu'elle le prit pour une caserne à cause des domestiques chamarrés et des gardes. Martine arriva et les deux amies échangèrent leurs effusions.
—On se bécote! railla un mousquetaire qui passait en chenille, petite canne et joli plumet.
Il connaissait les Buguet, s'approcha, s'informa de Tiennette.
—C'est grand dommage, s'exclama-t-il, qu'une aussi belle fille entre au service de la Marquise!
Elle serait mieux à celui du Roi et de son armée!
On rit. Flipotte, qui arrivait au rire comme un chien à l'appel, compléta le groupe.
—Eh oui, continua le mousquetaire, ce serait pitié d'aller au feu des cuisines quand, avec ces yeux-là, elle pourrait enflammer les coeurs d'un régiment!
—Ah ça, monsieur le capitaine, s'exclama Tiennette, je n'ignore pas ce que vaut l'aune de vos flatteries. Pour éviter l'embrouille, sachez que je ne m'embarrasse guère des mirliflores qui se gaussent des filles!
—Bien parlé! dit Flipotte.
Elle s'adressa au mousquetaire:
—Va-t'en dans le jardin de l'hôtel de Soubise! Tu trouveras là les vieilles marquises qui se paient les beaux militaires! Et laisse la vertu en repos!
Le lendemain matin, les oiseaux du parc réveillèrent Tiennette. De la mansarde, elle vit les boulingrins si ras tondus qu'ils lui parurent peints en vert. Çà et là des statues s'élevaient toutes blanches. Ah! la villageoise en avait vu, des statues, depuis deux jours! Quelques-unes étaient sans vêtement! On lui avait dit que des femmes se montraient ainsi à des sculpteurs. Elle n'en croyait rien. Quelle fille serait assez effrontée pour se mettre pareillement devant un homme? Celle-là en entendrait, des mots de broustille! Tiennette n'avait jamais laissé couler sa chemise sale sur ses talons avant d'avoir entonné la propre. Il est vrai que sa mère braquait toujours le regard au judas de sa chambrette et que le bon Dieu a l'oeil partout! Mais tout de même n'a-t-il pas mis au monde Tiennette toute nue?
—Il verrait que j'ai poussé droit, se dit-elle, il n'y a pas de honte à cela!
Après avoir constaté que tout dormait derrière les volets clos, sournoisement l'enfant releva sa grossière chemise au-dessus de ses seins pommés, puis se mira du haut en bas dans les carreaux de vitre. Elle se trouva belle et rougit. Certes, dans ce logis plus d'un miroir étamé n'encadrait pas souvent pareil corps. La pauvrette, en revêtant ses humbles habits, eut la sensation qu'elle cachait un trésor.
—Quand je saurai oeillarder, pensa-t-elle, je vaudrai bien une
Parisienne!
Pleine d'espoir, elle réveilla Martine:
—C'est-il bientôt que je vas voir la Marquise?
—Comme te voilà pressée!
—Pourvu qu'elle ne me trouve pas trop mal avenante! C'est que je n'ai pas ta dégaine. Pour venir j'ai fait raccoutrer mes souliers et Cancri n'y a pas ménagé les clous. J'ai ce matin essayé de me débarbouiller aussi bien que toi. Ma peau reste jaune.
—C'est le hâle! Tes couleurs te vaudront mille compliments.
—Veux-tu me dire si j'ai les oreilles propres? Je les ai curées jusqu'au fond.
—Elles sont rouges comme des coquelicots!
—Et mes ongles? Je les ai raclés tant que j'ai pu, mais le noir ne s'en va pas tout à fait. Ah! c'est qu'avant de partir j'ai tout fourbi à la cendre.
—Il n'y que les fainéants qui aient les mains nettes!
Un peu avant midi, Tiennette fut conduite au boudoir meublé en perse dorée. Mme de Pompadour était allongée sur une ottomane. Elle lisait des lettres qui s'éparpillaient autour d'elle. Une table à écrire, avec des plumes d'oie, se trouvait à sa portée.
La favorite regarda la nouvelle venue. Tiennette était fort intimidée.
Sa poitrine se soulevait, ses joues avaient une fraîcheur de rose.
—Tu te nommes?
—Tiennette Lampalaire.
La voix de Tiennette, un peu voilée par l'émotion, était jolie.
—Et tu viens?
—De Boissise-la-Bertrand.
La Marquise, écartant un rouleau de paperasses, se leva.
—Tu as quel âge?
—Vingt ans.
—Un bel âge! Et tu es pucelle? demanda la Marquise en plongeant son regard spirituel et aigu dans les yeux noirs et veloutés de Tiennette.
—Oui, Madame, répondit Tiennette étonnée.
—Tu ne mens pas? insista la Marquise en levant la tête.
—Non, Madame, je n'ai point menti.
La Marquise avait un costume de sultane: veste turque, serrée aux poignets et au col, mais laissant apercevoir les seins en une ombre lascive et, plus bas, du ventre, par des fentes, crevés libertins que le moyen-âge appelait «portes de chair».
Tiennette n'osait bouger, regardant les plumes de l'écritoire, ou les dépêches jetées sur l'ottomane.
—Pourtant, dit la Pompadour, on m'avait parlé (car je suis bien renseignée) d'un vieux marquis qui courait à tes trousses?
—Il ne m'a point eue, je vous le jure, Madame.
La Pompadour se recoucha sur l'ottomane.
—Tu es solide, dit-elle en souriant. Mais je n'ai point de place pour toi en ce château. Tu iras à Versailles.
La physionomie de Tiennette s'attrista tout à coup.
—Que cela ne t'ennuie! reprit la Pompadour. Tu seras bien traitée et je ne veux faire de toi une maritorne, peste!
—Mais, Madame, il me faudra quitter Martine!
La Marquise éclata de rire:
—Tu la reverras souvent. Tu partiras pour Paris. De Paris on te conduira à Versailles. Et pour que le voyage te semble moins long, Martine et son mari t'accompagneront jusqu'au Pont Royal. Va!
Quelques jours après, par un beau temps de juillet, Jasmin, Martine et Tiennette prenaient le coche d'eau pour Paris. Ils devaient manger à midi à la rôtisserie de la rue Vide-Gousset avec un vieux valet du Roi qui s'appelait Bachelier et un autre qui avait nom Lebel. C'est à ces deux hommes qu'il fallait confier Etiennette. Agathon Piedfin était du voyage, ayant demandé un jour de repos.
Aussitôt arrivé à Paris, Piedfin s'esquiva. Martine alla avec Tiennette commander pour la Marquise des bimbeloteries au «Petit Dunkerque», quai de Conti, au coin de la rue Dauphine. Jasmin les accompagna, mais il quitta les femmes à l'entrée du magasin où le sieur Granchez vendait «sans surfaire tout ce que les arts produisaient de plus nouveau», et il se mit à flâner. Il était neuf heures du matin.
Jasmin prit le Pont-Neuf. Il contempla d'abord la statue équestre d'un roi élevée sur du marbre blanc et que les gens appelaient le «cheval de bronze». Aux quatre coins du piédestal des hommes en métal, mi-nus, foulaient des cuirasses, des boucliers, des carquois et des casques. Comme c'était jour ouvrier, les deux trottoirs du pont se trouvaient couverts de tentes avec boutiques. Des forains vendaient cent objets pour le populaire. On se bousculait parmi les mendiants, les crocheteurs, les fiacres, les carrosses jaunes aux essieux rouges; une poissarde poussait sa brouette en criant: «Voilà le maquereau qui n'est pas mort, il arrive! il arrive!», un chanteur, hissé sur un tabouret, braillait aux sons d'un violon aigre devant la place Dauphine: bâtie sur l'île de la cité, celle-ci avançait vers le cheval de bronze deux maisons roses aux stores bleus, aux carreaux verts; l'une faisait le coin du quai des Orfèvres et Jasmin vit à ses fenêtres une belle jeune fille poudrée de blanc qui pendait ses cages.
Mais un carillon tinta, joyeux comme si le ciel lui-même se fût pris à chanter. Ses notes tombaient du campanile doré de la Samaritaine. Buguet regarda les cloches. La Samaritaine avait été reconstruite en 1712 à la seconde arche du Pont-Neuf, du côté du Louvre. Ce bâtiment, édifié sur pilotis, élevait l'eau par une pompe et comprenait trois étages, dont le second se trouvait au niveau du pont. L'avant-corps, en bossage rustique, vermiculé et cintré au-dessus d'un cadran bleu, supportait un groupe représentant Jésus-Christ avec la Samaritaine auprès du puits de Jacob. Le puits était figuré par un bassin en forme de grand vase dans lequel tombait une nappe d'eau sortant d'une coquille à dégueuleux.
Jasmin trouva à la Samaritaine l'élégance du château de Bellevue avec lequel il lui parut qu'elle avait des ressemblances.
—Cette fontaine devrait s'élever au bord de la rivière, là-bas, se dit-il. On dirait vraiment qu'elle est bâtie sur les plans de la Marquise!
Tout y était bleu, blanc et doré, et la femme debout au bord de la coupe souriait au Christ.
La Seine, battue par les bateaux de blanchisseuses, les boutiques à poissons, les barques, jetait ses reflets au petit castel hydraulique, le baisait jusqu'à la toiture, faisait passer sur ses murs des frissons. Les flots qui apportaient pareille joie venaient de Juvisy, de Corbeil, de Boissise. Ils firent songer Jasmin à son passé: il lui sembla qu'un peu de son enfance claire venait avec l'onde lutiner le charmant édifice.
Sous le bassin, il était écrit: FONS HORTORUM. Buguet demanda à un abbé ce que cela voulait dire.
—La fontaine des jardins, répondit-il. Elle fournit de l'eau à celui des Tuileries.
—A ces mots la Samaritaine offrit un charme de plus à Jasmin. Au-dessus du fleuve qui reliait Boissise à Bellevue, elle devint à ses yeux une source de fleurs: il aperçut des lueurs roses dans la nappe qui s'épandait et les petites cloches du faîte furent comme de grosses campanules luisant au soleil.
Enchanté de sa matinée, Buguet fut à midi à la rue Vide-Gousset. Il retrouva dans la rôtisserie Martine, Tiennette et Agathon Piedfin, qui venait d'entrer.
Buguet offrit un verre de vin blanc en attendant l'arrivée des laquais. Ceux-ci ne tardèrent point. Le vieux, Bachelier, était connu de Jasmin. Toujours en noir il se donnait l'air paternel d'un bon curé. L'autre, Lebel, jeune et coquet, entra dans la rôtisserie en faisant des courbettes, esquissa des gestes caressants, l'oeil langoureux, la bouche en coeur. Les valets étaient accompagnés d'un abbé et d'un personnage singulier qui se présenta la tête haute, en frisant sa moustache, une épée à la hanche et à l'épaule une perche où pendaient des dindons, des poulets, des cailles et des levrauts.
—Des amis, dit Bachelier d'une voix terne.
On se salua. L'homme à l'épée déposa sa perche dans un coin.
—Ne te trompe pas, dit-il au rôtisseur, et ne fourre pas mon gagne-pain à la broche.
Il ôta son épée, en dardant sur Tiennette un oeil plein de flammes; l'abbé fit un clin d'oeil au rôtisseur et la petite compagnie s'installa autour d'une table.
—Le joli morceau! dit l'homme à la perche en regardant Tiennette. Voilà une fille de corps de garde! Elle attirerait des recrues à nos boutiques, sous le drapeau armorié, et ferait signer des engagements!
—Mon cher, interrompit Bachelier, elle n'est vraiment point faite pour servir de complice à un vendeur de chair humaine! Elle est trop jolie et je la conduis à Versailles, où je la mets en sécurité.
—Ah! protesta le recruteur, je cherche des hommes pour les colonels qui les repassent au Roi. Les jolies enjôleuses servent leur souverain! D'ailleurs j'ai des sacs d'écus, et puis ma perche: elle excite l'appétit de ceux qui échappent à la luxure!
Le repas fut gai. Le racoleur ne cessait de lancer des regards brûlants à Tiennette. La fûtée ne paraissait pas insensible à l'admiration du beau gars.
—Vous serez heureuse à Versailles, lui dit Bachelier.
Agathon se montrait aux petits soins près de l'abbé. Il lui avoua qu'il avait porté la tonsure.
Le prêtre se prit à rire.
—Nous avons eu la même vocation, dit-il en ricanant.
A la fin du repas il se retira.
—Quel est cet abbé? fit Jasmin.
—Ce n'est pas un abbé! s'exclama le racoleur.
Le gaillard, qui s'appelle Mamert Cornet, porte quelquefois l'épée, quelquefois la canne en bois des îles du financier. Je le vis dans la même journée chevalier de Saint-Louis, montreur d'ours et posticheur.
—C'est un comédien?
—Non, c'est un espion de la Marquise. Nous le disons à vous.
—Tu aurais mieux fait de te taire, dit Bachelier.
—Ah! reprit le bavard, nous sommes entre nous. Mais la Marquise n'est pas tendre! Lorsque Mamert pince un libelle sous un manteau, l'auteur, s'il le prend, va à la Bastille ou au Mont Saint-Michel dans d'horribles cachots! Mamert est un homme redoutable! Gare à qui tombe dans ses griffes!
—Diable! fit Agathon.
Cornet rentra, habillé en petit maître. Il était rose et frais comme si au lieu de vin il eût pris du bouillon ambré. Martine remarqua qu'il s'était mis trois dents postiches.
—Vous voilà changé, dit Buguet.
—Oh! c'est pour aller dans un café de nouvellistes où la soutane n'est pas de mise.
Piedfin regardait le mouchard avec admiration. Les laquais emmenèrent
Tiennette. Le racoleur glissa à l'oreille de Bachelier:
—Quand on aura assez d'elle à Versailles, songe à moi.
Il fit tinter son gousset.
—Je paie cher la bonne marchandise.
Il s'inclina:
—Et nous sommes tous les deux fournisseurs du roi!
Les adieux de Tiennette à Martine furent larmoyants.
—Est-ce loin, Versailles? demandait la jeune fille.
—En carrosse, à peine trois heures, dit Bachelier.
—Défie-toi des galants, insinua Martine.
On se sépara. Mamert Cornet profita d'un instant où Martine était seule pour lui demander un rendez-vous.
—Je suis honnête, dit-elle. Et je vous prie de ne point insister. Si je répétais la chose à Jasmin, il vous casserait les reins.
La vie habituelle reprit pour Jasmin et Martine parmi les dames coquettes, dont les corsages serrés au-dessus des jupes bouffantes avaient l'air de grands coeurs, parmi ces petits-maîtres qui portaient des perruques à l'oiseau royal et se mettaient des bouquets gros comme la gorge d'une nourrice. Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. Et Jasmin prenait grand plaisir à la voir célébrée par les seigneurs orgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient aux massifs et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers, de verts réséda et de violettes, fournis d'argent et d'or. Dans les allées, les dames de qualité avaient des airs de cloches parées avec leurs jupes pompeuses sur les paniers et sur les «jansénistes»; leurs brocarts orfèvrés de pivoines et de coquelicots, les ramages des soies légères, les gerbes peintes sur cotonnade d'Inde—tout cela parsemait le labyrinthe et les salles de verdure de grands bouquets cérémonieux qui enchantaient Jasmin. Les femmes avaient de délicieuses petites têtes poudrées et promenaient sur les boulingrins les regards étourdis de leurs yeux en amande, des yeux «à la chinoise», et leurs nez retroussés «tournés à la friandise». Les gentilshommes faisaient la révérence en portant les mains jusqu'à terre. Dans ce monde chamarré de grâces on se faisait un plaisir, comme l'écrivait un auteur précieux, de se renvoyer l'un à l'autre, à l'aide des zéphyrs, des tourbillons de poudre à la maréchale ou d'ambre gris. Et parfois, flambant des rubans vifs de Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagnie dansait la ronde (le Roi aimait cela!) par les bosquets du baldaquin ou sous les arbres de Judée. Les danseurs se tenaient à bras très allongés, à cause des paniers en gondole ou à guéridon, et Mme de Pompadour, d'une voix qui faisait songer Jasmin à l'orgue de son église au printemps, chantait:
Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés!
Dans les premières années de son séjour à Bellevue Jasmin aperçut souvent à ces réunions l'abbé de Bernis, qu'il avait entrevu à Étioles. Il le trouva plus replet et d'un air plus grave. Il en fit la remarque.
—Ah! s'écria Flipotte, il n'en est plus au temps où, lorsqu'on l'invitait, ses amis lui donnaient un petit écu pour payer son fiacre!
—Il vient souvent chez la Marquise, dit Agathon.
—C'est que déjà à Étioles il était du dernier bien avec elle!
Jasmin serra les poings. Mais Martine intervint:
—Non point!
—Comment! s'écria Flipotte, mais Madame l'appelle son bébé, son poupard, son pigeon!
—Bah! reprit Martine, j'ai entendu devant Mme du Hausset la Marquise dire que l'abbé de Bernis est un pantin qui l'amuse, et qu'elle l'habillerait et le déshabillerait sans songer à mal. Il va partir pour Venise, où il sera ambassadeur.
Jasmin soupira. Et Agathon avoua que le départ de M. de Bernis le navrait autant que l'avait enchanté celui de M. de Voltaire pour la Prusse.
—Je crois bien, s'écria Flipotte, tu allais jeter de l'eau bénite à la place où M. de Voltaire avait passé. Cela te fait une besogne en moins!
Piedfin haussa les épaules, caressa son menton glabre et regarda les autres avec l'air d'un prestolet qui se croit l'étoffe d'un évêque.
Chaque fois qu'il y avait foule à Bellevue, Mamert Cornet, l'espion, apparaissait parmi la valetaille ou les seigneurs, souvent richement vêtu comme tous les coqueplumets, mousquetaires, dragons, timbaliers qui formaient les suites et les escortes. Piedfin l'avait pris en affection. Il préparait de petits plats pour Cornet, lequel était gourmand, et en échange l'espion lui apprenait des choses de son métier.
Cornet, à chaque visite, poursuivait Martine de ses assiduités, mais la soubrette se défendait. Le mouchard en vint à la moquerie et aux menaces.
—La fidélité est une vertu de village, dit-il.
—Eh bien, je suis villageoise, répliqua Martine, et n'ai point été élevée parmi les grands fripons de Paris.
—Malpeste! Est-elle gothique! s'écria Cornet esquissant une pirouette.
Mais je te rattraperai, la belle!
Il y avait aussi à Bellevue des représentations théâtrales, des feux d'artifice, des mascarades.
Les mascarades commençaient l'été au crépuscule et se prolongeaient dans la nuit. Jasmin élevait des arcs de fleurs, des portiques parfumés et le soir il regardait passer les turcs, les dominos, les bergères, les arlequins, des gilles, des pèlerins. Les femmes déguisées montraient, sans panier, des corps souples et dansants, et du rire vermeil à la fente des masques. Quand la nuit tombait, Buguet s'employait avec les gens à poser des torches enflammées qui jetaient des reflets sanglants aux ramures et aux soies rayées, à allumer des étoiles de godets rouges, des frises, des lanternes et parfois de grands feux au delà des murs.
Un soir de fête, Buguet s'occupait à l'illumination du bosquet de la cascade; la Marquise, en bayadère, arriva près de lui, poussant quelques petits cris et suivie de Martine.
—Oh! comme j'ai mal au pied! Voyez donc, Martine!
Mme de Pompadour était fort décolletée. Avec le sans-gêne des grands pour les domestiques, elle ordonna à Jasmin:
—Soutenez-moi!
Jasmin hésitait.
—Vite, ou je tombe! s'écria la Marquise.
Jasmin lui prêta son bras. Tandis que Martine accroupie ôtait son soulier dont elle retirait une épine, Jasmin sentit contre lui respirer la Pompadour. Elle était palpitante, et Buguet dut fermer les yeux pour ne pas être tenté d'embrasser à lèvres folles la nuque qui semblait s'offrir.
L'épine enlevée, la Marquise partit rieuse vers un groupe de masques qui agitaient des castagnettes.
On jouait souvent au théâtre de Bellevue. Le spectacle des petits appartements, qui se donnait jadis à Versailles et au sujet duquel Martine avait écrit à Jasmin, lorsqu'elle était son accordée, y fut transporté. Mme de Pompadour devint la principale actrice. On donna l'Impromptu à la Cour de marbre, Zélisca, le Préjugé à la Mode, les Fêtes de Thalie, Vénus et Adonis, le Devin du village. Ces spectacles étaient mêlés de concerts délicieux. Quelques seigneurs y assistaient, un triolet de velours à la garde de leur épée. Jasmin put se glisser un jour et apercevoir Mme de Pompadour dans le rôle de Vénus. Elle avait le corps, les basques et une grande queue d'étoffe bleue, mosaïqués d'argent et elle brillait aux lueurs d'un soleil éclairé de mille bougies. Elle commandait, d'un sourire étoilé de mouches subtiles où Buguet retrouva l'étincelante séduction qui l'avait charmé dans la forêt de Sénart. Autour de la Marquise, les danseuses—des enfants de dix à quatorze ans—travesties en Plaisirs, portaient des jupes de taffetas blanc tamponnées de gaze d'Italie et parées de fleurs artificielles; elles firent songer Buguet aux vingt-huit figurines de Saxe que possédait la favorite et qui représentaient des amours déguisés.
Lorsque Mme de Pompadour chantait, Buguet s'approchait du théâtre. Celui-ci résonnait de l'harmonie du clavecin, des violons, des violoncelles, des bassons, des violes, des flûtes et des hautbois. La voix de la Marquise s'élevait au milieu de ces phrases caressantes. Elle montait vers les étoiles. La voix était souple et chaude comme une fleur au soleil. Aux moments passionnés elle faisait frémir Jasmin. Le parfum des plantes qui dormaient autour de lui dans l'ombre achevaient de l'étourdir et il lui semblait qu'il n'était plus du monde.
Martine, qui assistait depuis Étioles aux études vocales de sa maîtresse, l'imitait à ravir.
Et une nuit d'été que toute la maison était couchée, elle osa mener
Jasmin dans la grotte que la Marquise venait de quitter.
Assise sur les coussins au milieu desquels la favorite, s'accompagnant
sur la mandoline, avait détaillé pour le Roi des airs de Rameau,
Martine, dans l'obscurité voluptueuse, chanta pour Jasmin comme Mme de
Pompadour.
XIII
Cette année-là, en 1755, un jeune domestique nommé Valère Loriot fut admis au château de Bellevue. Il avait quatorze ans, venait de Lille en Flandre et paraissait garder dans ses yeux le bleu du ciel des carillons. François Boucher le trouva joli: «Il semble, dit-il, que Valère a assisté à la naissance de Vénus.» Il le peignit nu, empoignant des tourterelles dans une cage. Une autre fois il le fit poser avec un carquois au dos et le cothurne au pied.
Valère Loriot fut choyé par Martine, Flipotte, Buguet, et tous accueillirent avec joie ce blondin qui restait gracieux même auprès des statues. La Pompadour l'employa à tenir son parasol ouvert ou la traîne de sa robe.
Quand les maîtres n'étaient point là, Valère, suivant une habitude prise aux canaux de Flandre, gagnait quelque bassin du parc, se déshabillait et se jetait à l'eau. Il était pâle sous la nappe fluide, mais dès qu'il en sortait il avait l'air d'un Adonis éclairé par l'aurore.
Souvent pour amuser l'enfant, quelque domestique donnait l'élan à un jet qui débouchait du tuyau avec des bruits de pétard. Valère y sautait, s'éclaboussait, s'enivrait de fraîcheur, se faisait fouetter, une main protectrice au bas ventre.
Il aimait aussi s'ébattre dans une fontaine ombragée de vignes vierges, au fond d'un cabinet de treillage. Là jaillissaient des bouillons de six pieds de chaque côté d'un petit gradin dont l'onde formait en retombant une nappe circulaire. Aux flancs du gradin montaient des chandeliers d'eau avec trois masques cracheurs à leur gaîne. Tout cela formait un refuge humide, plein de murmures et de sanglots, où la lumière coulait avec des douceurs fuyantes sur le marbre et lui donnait un peu de la lueur dorée des vignes vierges. Valère présentait les épaules, le ventre, les tétons aux cierges hydrauliques; ils le baisaient, le caressaient, se brisaient sur sa peau vierge en gouttes étincelantes.
Ravi par ces blandices, Valère passait la main sur la nappe d'eau pour la flatter, essayait de rendre leurs cajoleries aux claires chandelles, les entourait de ses bras, les frôlait de son haleine.
Une fois qu'il s'essayait à ce jeu il entendit un bruit et s'étant retourné il vit Agathon Piedfin embusqué derrière le treillage. Rieur, l'enfant envoya un paquet qui inonda les habits du curieux.
—Va te sécher au fourneau! s'écria-t-il.
Valère découvrit autour d'un autre bassin diverses machines hydrauliques très à la mode dans les jardins royaux. L'une présentait plusieurs oiseaux: ils chantaient quand une chouette se retournait vers eux et cessaient leur ramage dès qu'elle leur montrait la queue. Autour du bord, suspendus sur de minces jets, tournaient des globes argentés qui retombaient en un entonnoir, mais étaient relancés aussitôt et dansaient sur une aigrette de perles.
Ces fantaisies ravirent le garçonnet. Il fit chanter les oiseaux mécaniques, enleva les boules argentées, s'amusant de les voir retomber dans le bassin où lui-même plongeait jusqu'au haut des cuisses et où, surnageant, elles venaient le frôler.
Valère surprit encore Piedfin. Il était tapi derrière la machine.
—Agathon! s'écria l'enfant, viens-tu jouer aux boules?
Il sortit de l'eau, une balle dans chaque main: il les levait, formant des anses à la jolie amphore de chair blonde et rose qu'il figurait.
Agathon devint écarlate. Son corps tremblait. La gorge oppressée, il balbutia:
—Je cherche comment on fait chanter les oiseaux.
Il regardait à droite et à gauche, comme pour s'assurer que personne ne venait.
Jasmin parut au bout de l'allée. Alors Agathon s'enfuit en criant:
—Jésus! Maria! Jésus! Maria!
Valère le poursuivit en jetant des mottes de terre. Quand ils arrivèrent près de Buguet, celui-ci se prit à rire.
—En voilà une tenue! s'écria-t-il. Va te rhabiller, morveux! Et ne recommence plus!
Puis il regarda Piedfin:
—Eh bien, Agathon, tu trembles. On dirait que tu viens d'échapper à un grand malheur! Tu ne peut donc plus courir? C'est-y la fumée des fricots qui t'affaiblit?
—Non, ce petit drôle m'a fait peur en me voulant atteindre avec des pierres!
—Veux-tu que je lui tire les oreilles?
—Non! Non! Non! s'écria Piedfin implorant.
La remontrance de Buguet ne produisit aucun effet. Valère devint plus impudique. Au lieu de se rhabiller dans le parc il rentra nu à sa chambre, qui se trouvait près de celles de Buguet et d'Agathon.
—Est-il gentil, dit Flipotte. Depuis que je l'ai aperçu ainsi, le coeur me fond quand il me regarde.
—Il est si jeune! répliqua-t-on.
—Peuh!
Elle eut l'occasion de constater que Valère, au moindre contact, devenait homme. Comme il rentrait en Adam, il rencontra une chèvre attachée à la grille de la cour. Badinant il la prit par les cornes et se mit à califourchon dessus, dans une attitude de Bacchus. Il caressa la bête au col, se frotta à son poil. Elle baissait la tête, se débattait. Finalement la chèvre désarçonna son cavalier: il se releva riant, gambada, barbouillé de verdure, joyeux, fier et droit comme Priape, le dieu des jardins.
—Je ne le dirai point aux amies, se promit Flipotte.
Valère regagna sa mansarde. Il y entra chantant.
Sa voix caressante fit se pâmer la Tourangelle. La gaillarde était dans la chambre de Martine.
—Qu'il chante bien!
Le refrain cessa brusquement et on entendit Valère crier:
—Allons, Piedfin! Laisse-moi m'essuyer! Tu es fou! O le laid!
Lâche-moi!
—Que fait-il? dit Flipotte en fronçant les sourcils.
Soudain Valère hurla:
—Le sale homme!
Flipotte et Martine accoururent.
—Bouc! s'écria Martine en apercevant Piedfin.
Flipotte s'élança vers le jeune Valère et l'attira contre elle:
—Pauvre petit!
Valère ouvrait de grands yeux bleus. Il regarda Flipotte en souriant.
Alors Piedfin mit ses mains dans ses poches, releva le nez et siffla aux commères:
—Je ne lui faisais rien! Peut-on pas être de bons amis! Dieu défend-il de s'embrasser entre hommes? Un seul baiser est ignoble, celui de Judas. Et d'ailleurs est-ce que je m'occupe de vous quand vous chuchotez à deux dans le grenier comme des pies borgnesses?
—Ah! tu nous crois des gueuses de ton espèce! répliqua Flipotte. Je vais te servir, défroqué, quelques giroflées à cinq feuilles!
—Effrontée! Tu paieras ces menaces en enfer!
—C'est toi qui iras chez le diable pour t'achever, mal cuit!
Valère écoutait abasourdi. La figure décomposée du marmiton lui fit peur. Il se frottait à Flipotte, ce qui augmenta la rage de Piedfin.
—Cloaques d'infection, lança-t-il aux femmes, puantes bêtes, pots fêlés, serves de Belzébuth, bourbiers d'immondices, avec le fard dont vous frottez vos figures pour attirer les mâles, pareilles à des écrevisses, vous allez à reculons dans la voie du ciel! C'est ce qu'un prédicateur m'a dit!
—Ce prêcheur doit être laid comme toi! interrompit Flipotte.
—Il avait raison de vous honnir, ô vous les viandes pourries que le démon offrit à saint Antoine et sur lesquelles ce saint cracha!
—C'était un bougre de ta sorte!
—Ferme ta bouche, créature, dit Agathon devenu vert, et ne te sers pas pour blasphémer de la langue que Dieu t'accorda pour la prière!
Flipotte se mit à rire:
—Il a une araignée dans sa vieille tonsure.
Elle embrassa Valère d'un air qu'elle essaya de rendre maternel. Alors
Agathon vociféra rauque de fureur:
—Débauchées! Que le diable vous perfore!
Martine s'élança vers le drôle, menaçante:
—Que me reproches-tu, enfin?
—Comme toutes les femmes (car elles ont toutes sur leur corps un poil de la Reine de Saba!) tu es une coureuse, une libertine!
Un soufflet interrompit le marmiton.
—Pouah! fit-il en se jetant en arrière. La main d'une femelle!
Il se retira dans sa chambre, se tenant la joue comme s'il avait eu mal aux dents.
Flipotte resta avec Valère:
—Je vais rhabiller cet enfant!
Martine rentra chez elle, reprit sa toilette. Mais les deux femmes n'eussent pas été aussi à l'aise si elles avaient pu voir le défroqué frotter sa joue, la parfumer en marmottant des choses qui n'étaient pas des litanies:
—Par saint Barnabé, je ferai chasser ces impies, ces éhontées! Leur place est chez la Paris, rue de Bagneux, où elles recevront d'abondantes visites et où leur vertu se mesurera au cordon d'Angleterre! Mais leur présence ici est comme l'ombre de Satan! Hors d'ici, les vipères, hors d'ici, les diablesses!
Il se mit un peu de poudre:
—Hé! hé! Doux Jésus! Le nigaud de Jasmin ne se doute point que je connais le fond de son coeur, que je sais qui il aime et ce qui le tourmente! L'homme est faible et stupide. Hé! Hé! Au lieu de laisser son âme s'épanouir à la grâce de Dieu, s'enmouracher d'une marquise, d'une maîtresse de roi! Ce fleuriste est vraiment digne de porter les reliques!
Agathon ricana:
—Et je sais où il cache une signature de Mme de Pompadour sur laquelle il va poser en cachette ses lèvres comme pour narguer les patènes et les baisers de paix! Je sais où il a mis le gant, et un soulier qu'elle perdit en descendant de sa fliguette! Hé! Hé! grâce aux saints du paradis et aux conseils de mon ami Mamert Cornet, j'ouvre son coffret sans clef et je connais la place d'où l'on peut épier ses simagrées. Hé! Hé! je soufflerai le sabbat dans sa vie!
Piedfin roula des yeux troubles:
—Ma conscience est à l'abri! Je ne dois pas souffrir qu'un amoureux de Mme de Pompadour vive à proximité du Roi. Ah! si c'était encore quelque petit-maître, plein de jolies fadeurs! Mais un rustre qui manie la bêche et la serpette! Le Roi a peur des assassins. Sait-on ce que la jalousie peut provoquer et à quel crime se livrera un brutal épris avec pareille frénésie? Jésus, Marie, j'aime mon maître et je sacrifierais ma propre vie pour la sécurité du Roi.
Agathon continua en souriant:
—D'ailleurs Cornet m'a assuré qu'en toute circonstance je pouvais compter sur lui; va donc, Piedfin, va donc!
Le cuisinier sortit de sa chambre, dégringola vers les casseroles, dans lesquelles il se mira en s'ajustant un toquet blanc. Sur la table se trouvaient des andouillettes. Il les compta avec l'allure d'un sacristain qui range des chandelles.
Quelques jours plus tard le défroqué préparait dans la cuisine une liqueur à son usage. A cet effet, il avait cueilli des oeillets rouges et en coupait la partie herbeuse. Deux cruches de grès pleines d'eau-de-vie s'alignaient sur un dressoir à côté de lui, avec du sucre royal, de la cannelle fine, du macis, de la coriandre et des clous de girofle.
Buguet vint chercher du vin blanc.
—Ah! te voilà, Piedfin! Tu prépares une chose qui sent bon!
—C'est du rossoli.
—Elle est bonne, ta drogue?
—Le rossoli fortifie le coeur, ranime la mémoire, préserve de la malignité en temps de peste.
Agathon coupait avec vivacité les oeillets comme s'il eût ressenti du plaisir à plonger un couteau dans une chair quelconque:
—Assieds-toi, dit-il à Jasmin.
Buguet s'installa. Le défroqué sortit de sa poche un petit calendrier au chiffre de la Pompadour:
—Il est de l'an dernier. Mme de Pompadour le tint plusieurs mois sur sa poitrine. Le veux-tu?
Jasmin saisit le calendrier, puis il hésita:
—Je ne sais pas si je dois l'accepter.
—Oh! les choses qui appartiennent à notre maîtresse sont un peu à nous.
—Pourquoi me fais-tu des cadeaux? Tu as eu avec Martine l'autre jour une querelle qui doit….
—Mince affaire! Histoire de femmes! Colères de femmes!
—Tu les détestes toujours?
—Comme toutes les choses qu'on peut avoir aisément.
—Tu n'es guère aimable!
—Hé! Hé! Les laquais qui prennent le droit le porter la montre d'or, de se poudrer, de courir en chenille comme leur maître, séduisent avec aisance les plus belles filles. Il suffit de bourdonner une chanson d'amour à leur oreille et de les inviter à quelque promenade dans une désobligeante azurée. Ce que ces coquins peuvent faire nous l'accomplirions aisément, sans avoir besoin de nous adoniser la figure et par notre seul esprit. Mais ne parlons pas de cela! J'ai pardonné à Martine. Jésus n'a-t-il point dit: «si l'on te frappe sur une joue, offre l'autre!» Garde le calendrier, et pour te prouver que je ne t'en veux point je vais t'offrir quelques autres objets qui ont appartenu à notre maîtresse. Oh! de petites pertintailles sans valeur, mais elles feront plaisir à Martine.
—Pourquoi me donner tout cela?
—Cela me rappellera l'époque où j'étais au couvent. Nous échangions souvent de minces bagatelles entre frères et cela rendait plus profondes nos liaisons.
—Tu as l'air de t'être plu au monastère. Pourquoi l'as-tu donc quitté?
Comme toujours Piedfin répondit:
—C'est un mystère.
Et yeux baissés, lèvres closes, il prit l'attitude d'un saint François d'Assises qu'il avait vu sculpté en bois et qu'il aimait à imiter.
—Viens! dit-il brusquement.
Ils allèrent dans la chambre de Piedfin. Le lit ressemblait à la couche d'un moine. A la muraille pendaient des rameaux, un bénitier, de petits miroirs, l'image d'un saint Sébastien au torse nu, à l'oeil pâmé.
—Voici, dit Agathon.
Il sortit d'un tiroir une boucle de corset:
—Elle a servi trois fois.
Puis ce fut une navette à frivolité, un pot à oille, une houpette, un gland d'argent:
—Ce gland provient du costume de Vestale que portait Mme de Pompadour dans Baucis. C'est trop païen. Je ne veux pas garder cet attirail de diable.
Jasmin prit les riens que lui offrait le cuisinier et les porta au coffret qu'il fermait avec soin et où Martine elle-même ne pouvait jeter le moindre regard. Il baisa tous les objets comme il le faisait d'habitude, il sourit au soulier à talon violet, au gant de chevrotin, et rangea près d'eux les cadeaux de Piedfin. Il ferma la boîte et descendit au parc sans voir Agathon qui, retourné à la cuisine, s'y trouvait seul et dansait en faisant des signes de croix.
Quelques jours après le Roi vint avec Mme de Pompadour. Le ciel d'août dorait les cimes des arbres et au loin les blés. Les moulins tournaient. La Seine était paresseuse et le château de Bellevue semblait prêt à s'endormir parmi ses fleurs et ses statues. Mamert Cornet se trouvait du voyage. Il était costumé en piqueur de cerf et portait des gants de vénerie. Il se mêla aux domestiques. Agathon seul le reconnut.
—Le Roi est triste, dit un cocher qui avait conduit le carrosse du monarque. Dans chaque village il a demandé combien on avait depuis un mois creusé de tombes neuves. Il a peur de mourir.
—Dame, fit Agathon, à chacun son tour d'aller au ciel, au purgatoire ou en enfer! Mais le Roi est-il préoccupé de ces idées?
—Sa Majesté prédit que les mânes de Ravaillac se réveilleraient un jour et qu'elle mourrait comme Henri IV!
—Ceci est grave et il faut qu'on prenne des précautions, reprit
Agathon.
—Est-ce que le Roi s'est fait dire l'avenir? demanda quelqu'un.
—C'est notre maîtresse qui va chez la tireuse de cartes avec une verrue postiche et un faux nez, répliqua Flipotte!
On rit. Jasmin sortit. Il alla soigner les bêtes: le sapajou attaché par une chaîne d'acier à sa boule brillante, les perroquets verts et rouges avec lesquels se disputait Valère Loriot, tous les oiseaux rares que Mme de Pompadour fit peindre par Oudry, perchés sur un cerisier. Agathon Piedfin disparut avec Mamert Cornet du côté des goulettes. Ils parlaient mystérieusement et le marmiton désigna de loin au piqueur de cerfs certaines places sur les toits des communs du château.
Trois mois plus tard, vers la fin d'octobre l'intendant des domestiques,
Collin, vint trouver Buguet et lui dit d'un air ennuyé:
—J'ai une fâcheuse nouvelle à vous apprendre.
—Laquelle?
—Le Roi vous ordonne de quitter le château avec Martine.
—Quitter le château?
Jasmin devint blême. Ses jambes flageolèrent. Il dut s'appuyer à un orme.
—Oui, dit l'intendant. Et cela dans les deux jours. Sa Majesté s'apprête à venir et elle ne veut plus vous voir ici.
—Mais, s'écria Jasmin, le Roi n'est-il point satisfait de mon zèle?
—Oui!
—Je me lève avant le soleil!
—C'est vrai.
—Que puis-je faire de plus?
—Il ne s'agit pas de cela, murmura l'intendant.
—Ah! si je pouvais sacrifier mes nuits, me passer de sommeil et travailler toujours. Mais depuis que je suis ici je n'ai pas pris le temps d'aller revoir ma mère.
—Mon pauvre ami, ceci importe peu au Roi. Ce que j'ai à vous dire est difficile. Je sais combien vous êtes courageux et bon jardinier. Mais vous avez la tête folle, un caractère léger!
—La tête folle!
—Oui. Il est dans votre chambre un coffret et dans ce coffret, que vous croyez fermé à tous, se trouvent vingt objets que vous aller baiser.
Jasmin sursauta:
—Qui l'a vu?
—Oh! Ne niez pas. Vous avez été dénoncé. A la cour il faut craindre les envieux et se défier de son ombre! Il y a des gens qui savent prendre la couleur des murailles pour épier et qui voient à travers tout. On m'a fait monter sur le toit. Je vous ai vu ouvrir le coffret et je viens de confisquer les objets que vous portiez avec tant de passion à vos lèvres: ce papier paraphé, le soulier, le gant, le pot à oille, j'ai tout reconnu.
Jasmin était atterré.
—Un homme amoureux de votre façon peut, à ce qu'il fût expliqué à la police du Roi, devenir jaloux et dangereux. Le Roi redoute les gens dont il n'est pas sûr.
Buguet se prit la tête dans les mains:
—Ah! hurla-t-il. Quel démon est entré dans ma vie! Mais vous me rendez fou!
L'intendant s'apitoya:
—Oui, c'est bien malheureux.
—Martine se jettera aux pieds de la Marquise!
Elle lui dira la religion que j'ai pour sa personne, et comme je suis inoffensif! Elle lui dira que tout mon bonheur est de tailler ses arbres et faire pousser ses fleurs.
Collin haussa les épaules:
—Martine ne sera point entendue et ne reverra pas Mme la Marquise. Ici on n'enfreint pas les ordres. Ils sont formels. J'ai même mission de veiller à ce que vous ne séjourniez pas dans ce pays ni l'un ni l'autre.
—Malheureux que nous sommes! soupira sourdement Jasmin.
Il s'en fut affolé au fond d'un bosquet et là il pleura longtemps au milieu des feuilles mortes qui tombaient.
—Pauvre garçon! se dit l'intendant. Il n'a pas même demandé en sa candeur le nom du traître.
Au soir, Buguet se retrouva vis-à-vis de Martine, dans sa chambre. Le crépuscule éclairait tout d'une lueur grise. Derrière les arbres mi-dépouillés une barre cuivrée s'allongeait au ciel triste. Des corbeaux qui avaient été picorer dans la plaine de Billancourt regagnaient les bois de Meudon.
—Martine, dit doucement Buguet en retenant avec peine un sanglot.
—Jasmin?
—Sais-tu, Martine, ce qui est arrivé?
—Oui, Jasmin, je le sais. Piedfin est venu me le dire. Il avait l'air navré, le brave garçon!
—Il t'a dit que nous étions chassés?
—Oui.
—Que tu ne pourrais revoir la Marquise?
—Oui.
—Que nous devions nous éloigner tout de suite?
—Oui, Jasmin.
Buguet hésitait. Il jeta son chapeau sur le lit.
—Pauvre Martine, murmura-t-il.
Il embrassa sa femme sur la joue, et la pressa sur son coeur.
—Mon pauvre Jasmin, répliqua la soubrette.
Jasmin regarda par la lucarne le jardin désert où la nuit commençait à descendre. Le fleuriste poussait de profonds soupirs. Il s'approcha de sa femme et d'une voix tremblante:
—Tu sais pourquoi?
Martine baissa les yeux et murmura:
—Je le sais.
—Dieu!
—Oui, Piedfin me l'a rapporté. Mais ne crains rien. Il m'a affirmé que lui seul le savait parmi les gens, par un hasard divin, a-t-il ajouté.
—Alors pourquoi t'avoir fait cette peine, c'est lâche! Mais toi! O
Martine, Martine, tu dois me maudire!
—Non, Jasmin.
—Et tu ne me chasses pas, toi aussi!
—Je voudrais te reprendre entièrement, au contraire!
—Martine!
—Il y a longtemps que je savais tout.
—Tu dis?
—Depuis le premier jour, celui des vendanges, après la rencontre dans la forêt de Sénart, j'ai deviné qu'elle t'avait pris.
—Ah! Ce n'est pas possible!
—Oui, Jasmin.
Buguet avait le vertige comme si un abîme s'était creusé sous ses pieds.
—Et tu voulus de moi? s'écria-t-il.
—Je t'aimais tant! dit Martine doucement.
XIV
Le départ, deux jours après, fut des plus tristes. Le petit château, dans la lumière d'hiver, parut à Jasmin pâle comme le visage d'un mort. Le parc était en deuil, des corbeaux vinrent du bois de Boulogne battant des ailes vers Grenelle. A côté de Martine, Flipotte s'essuyait les yeux. Valère embrassa dix fois les époux. Les aides jardiniers se montrèrent navrés. Mais personne n'osait trop parler. On ne savait au juste pourquoi les Buguet partaient et nul ne voulait se compromettre. Agathon Piedfin fut le dernier de la maison que Jasmin aperçut. Le marmiton s'écria:
—Je prierai pour vous!
La barque, chargée de mannes, se détacha de la rive et bientôt Bellevue disparut dans le brouillard. Il sembla à Jasmin qu'on lui volait un morceau de lui-même, qu'une part de sa vie s'évanouissait et que plus jamais le soleil ne transpercerait les lourds nuages qui encombraient le ciel.
L'eau clapota à l'avant du bateau. Dans la campagne de Billancourt les labourés bruns s'estompaient derrière les buées. Chaillot montra à gauche ses villas trempées par les pluies, puis ce fut à droite, au fond de l'esplanade, l'hôtel des Invalides, solitaire dans la vaste plaine de Grenelle, avec la majestueuse façade de Mansard et le dôme à lanterne où l'or luttait avec la tristesse embrumée du ciel. Vis-à-vis, sur l'autre rive, autour d'un tapis de gazon, le Cours-la-Reine arrondissait en un cirque des rangées d'arbres où l'humidité noyait les dernières feuilles.
La barque s'arrêta au Pont-Royal. Jasmin et sa femme en descendirent et allèrent rue du Pot-de-Fer, chez un éperonnier avec lequel ils avaient lié des relations d'amitié à Bellevue, où il vendait aux piqueurs et aux gardes. Ils tombèrent au milieu d'une petite fête. La femme de l'éperonnier venait d'accoucher et les voisins accouraient avaler le coup de vin à la santé du poupon. Un potier d'étain était parrain et les parents avaient pris une perruquière pour marraine.
—Ainsi l'on pourra dire qu'il est né coiffé, fit le père.
Les Buguet furent reçus avec joie.
—Vous allez voir le petit! s'écria l'éperonnier. Il pèse déjà six livres! Une rôtisseuse de la famille nous offre une dinde qui pèse deux fois son poids pour le dîner de baptême! Vous la mangerez avec nous. Et nous irons, une fois n'est pas coutume, prendre des huîtres chez l'écaillière!
Jasmin soupira:
—Mon bon ami, nous partageons votre bonheur. Mais vraiment nous serions des trouble-fête! Nous partons demain avant l'aurore pour Boissise la Bertrand!
—Pour Boissise! Votre mère est malade?
—Nous ne sommes plus chez la marquise de Pompadour, dit Buguet.
—Vous n'êtes plus chez la Marquise!
L'artisan leva les bras au ciel.
—Je ne m'explique pas notre départ, raconta Buguet. On a rapporté je ne sais quoi à mon sujet et on m'a congédié sans vouloir m'entendre.
—Vraiment!
La révélation de Jasmin avait chassé le sourire de son hôte. Il bredouilla:
—Vous étiez heureux là. Et il n'y a pas moyen de rentrer?
—Oh! non! sanglota Martine.
—Diable!
L'éperonnier prit une bouteille.
—Mais cela ne nous empêchera point de boire à mon enfant. Il a nom
Nicolas-Daniel.
Le Parisien remplit les verres.
—A la santé de Nicolas-Daniel!
On but. Alors l'artisan, qui avait l'air embarrassé depuis l'aveu de
Jasmin, déclara:
—C'est vraiment fâcheux que vous soyez arrivés aujourd'hui. La sage-femme loge dans la chambre qui vous était destinée et la maison est pleine.
Buguet fut gêné:
—Oh! nous ne voudrions pas être importuns.
—En d'autres circonstances, nous vous recevrions comme des frères, affirma l'éperonnier. Mais aujourd'hui! Vous voyez ce que je suis occupé et ma femme est au lit!
—Nous nous en irons!
—Ah! pas sans avoir vu Nicolas-Daniel, protesta le jeune père.
Il alla prendre le nouveau-né, l'apporta vagissant, roulé dans une tavayolle:
—Il rit déjà!
Les Buguet regardaient le petit être rougeaud, aux chairs plissées, au nez épaté, qui crispait les poings dans la mousseline.
—Est-il joli! murmura Martine.
—On a dit qu'il me ressemblait, répliqua l'éperonnier.
Les Buguet allèrent loger dans une petite auberge dont le patron était de leur pays. Là ils n'avouèrent plus qu'ils avaient été chassés de Bellevue. Mais l'hôte, enflammé par quelques «topettes de sacré chien», parla de la favorite:
—Ici on l'appelle la coquine au Roi. Sa mère est morte de la vérole et voici l'épitaphe qu'on fit à cette maquerelle:
Ci-gît qui, sortant d'un fumier
Pour faire une fortune entière,
Vendit son honneur au fermier
Et sa fille au propriétaire.
Jasmin souffrait.
—Des contes, dit-il. Il y a des gens méchants.
Mais l'aubergiste insistait:
—Vous verrez, Buguet, le peuple se révoltera. La Marquise dilapide les fonds du pays à des futilités. Elle fait tournevirer de jolies filles par d'ignobles valets pour les fournir au Roi dans une petite maison bâtie sur l'ancien Parc aux Cerfs de Versailles. Elle compromet de toutes façons le Bien-Aimé, qui n'ose plus venir à Paris et donne ses fêtes à Versailles, à Bellevue, à Crécy, à Fontainebleau! Eh! Cela finira mal! Vous vivez au milieu des grandeurs, vous, mais dans ces affaires-là c'est l'opinion des poissardes, des charbonniers, des blanchisseuses, qui importe! Ah! Buguet, vous verrez un jour tout ce qui sortira des halles, des ateliers, des greniers et des caves pour s'en prendre aux rois et à leur sacrée bande! J'ai senti ça, moi, aux émeutes de mai. Et depuis lors cela bout toujours, dans le fond de la grande marmite!
—Peuh! vous écoutez trop les gens qui croient à tout et vous vous faites des idées noires!
—Des idées noires! Avez-vous vu déjà le peuple furieux? Non! Ah! Moi, j'ai frôlé des gaillards qui faisaient rage dans les rues et qui parlaient d'élever des barricades et de porter sur des piques les têtes des nobles!
—Vraiment!
—Ah! oui! C'était des crève-de-faim et des va-nus-pieds! Que voulez-vous, quand l'estomac crie et que les pieds saignent!
—Ils feraient un jour des choses pareilles?
—Ma foi, j'en ai bien peur!
Jasmin pâlit. Il vit une tête exsangue, terrible, le col rouge, au-dessus d'une canaille noire que dominaient des poings crispés.
—Pourvu que cela n'arrive pas, se dit-il. Malgré tout j'en mourrais aussi.
Le lendemain, au lever du soleil, Jasmin et Martine naviguaient dans le coche d'eau au long de la plaine de Juvisy. L'aube blafarde éclaira le chemin de halage, où pataugeaient les chevaux.
Sept ans auparavant, Jasmin, par une matinée de juin, avait voyagé là, plein d'espoir. Aujourd'hui il remontait la Seine l'âme navrée. Le rêve était brisé, les illusions étaient mortes, l'enchantement s'était évanoui. Il lui restait au coeur une blessure profonde qui lui fit bien mal lorsque le coche, ayant dépassé Champrosay, arriva en vue d'Étioles. Martine se cachait au fond de la cabine, n'osait regarder son mari. Jasmin poussa un grand soupir.
—Plus jamais! Plus jamais! dit-il en serrant les poings.
Cela pesait sur sa poitrine comme un poids de fer. En ce moment il crut que sa vie était terminée.
Corbeil apparut sous une averse. Le pont s'allongeait sans personne au dos de ses arches. Bientôt, à un tournant du fleuve, Jasmin aperçut dans le gris les coteaux du Coudray, avec l'endroit appelé la Demi-Lune, où les abbés de Mennecy avaient fait bâtir une sorte de donjon.
—Nous approchons de Boissise, pensa-t-il.
Et il se demanda ce qui l'attendait après une aussi longue absence. Une angoisse le saisit. Il lui sembla que le coche n'avançait plus. Déjà à Corbeil il avait prié un cavalier de sa connaissance qui regagnait Melun par la rive d'annoncer l'arrivée.
Le bateau doubla la tannerie de l'oncle Gillot. Tout était fermé. Puis ce fut Saint-Port, Saint-Assise. Vis-à-vis de Boissise-la-Bertrand, une barque stationnait au milieu du courant.
Un jeune homme s'y trouvait. Jasmin ne le reconnut pas d'abord. Puis, l'ayant dévisagé, il s'écria:
—Eloi Règneauciel!
C'était le premier amoureux d'Etiennette Lampalaire. Il venait aux nouvelles.
—Bonjour, Jasmin! Bonjour, Martine! disait-il en recevant les paquets qu'on lui passait du coche.
—Comment! c'est toi, petit? dit Martine. Comme ça te va de vieillir, ajouta-t-elle en sautant dans la barque.
—La mère Buguet n'est pas malade? demanda Jasmin anxieux, en s'installant au milieu des bagages.
—Malade, non. Mais l'âge lui pèse. Vous aurez peine à la reconnaître. J'aime mieux vous prévenir pour que vous n'ayez pas l'air de la trouver changée, ça lui ferait de la peine, et elle en a eu tout son saoul depuis que vous êtes partis.
Jasmin retint un sanglot.
—Passe-moi les rames, ça ira plus vite!
Chaque fois qu'il se penchait, d'un grand bond la barque se rapprochait de la rive.
Comme Martine ignorant le sort de Tiennette ne pouvait répondre aux questions du garçon, tous se taisaient lorsque la pointe de l'embarcation s'enfonça dans les joncs de la berge.
Sans se retourner, Jasmin escalada la rive, suivi de Martine qui avait confié son butin au passeur. Ils allaient sans rien voir que la maison: elle était presque méconnaissable avec ses volets clos, le pignon humide et le marronnier qui avait grandi, mal taillé, et s'emportait à la cime.
La mère Buguet apparut à la porte. D'une main elle s'appuyait sur un bâton, de l'autre elle se tenait au chambranle. De loin on lui voyait le front assombri, les orbites embrumées de tristesse, les joues pâles, d'une pâleur un peu verte, le dos voûté. Jasmin s'élança, franchit le jardinet, enfonçant dans la pourriture des feuilles mortes. La vieille pour lui tendre les bras s'accota au mur. Elle pleurait.
—Ne pleurez pas! Ne pleurez pas! supplia Jasmin. C'est pour toujours que nous revenons.
—Laisse, laisse, petit, ça fait du bien.
Une quinte de toux secoua la vieille. Quand elle fut calmée, elle s'assit, s'informa: étaient-ils contents? Pour elle il ne fallait pas abandonner leur place. Et tous ces beaux jardins que Jasmin avait faits là-bas? Ce devait être magnifique! Par contraste le sien allait bien le dégoûter! Tant qu'elle avait eu la force, elle l'avait entretenu, mais depuis deux ans, oui! c'était juste au départ de Tiennette que ça l'avait prise, comme une grande fatigue, l'ennui de vivre.
—Dame, ça se comprend, cette petite, elle me parlait de vous, elle ne voyait rien de mieux au monde et là-dessus on s'entendait. A force d'envier un bonheur pareil au vôtre, elle m'y faisait croire. Et maintenant, plus je vous regarde, plus je doute que vous soyez heureux! Les grands sont ingrats, bien souvent.
—Mais non, la Marquise a toujours été bonne. Malgré cela on ne peut être toute sa vie chez les autres, et puis nous en avions assez d'être loin de vous, dit affectueusement Martine.
—Oh! ma fille! C'est toi qui as eu la bonne idée de revenir! Et moi qui t'accusais de me l'avoir pris pour toujours. Dieu est juste! Il me semblait que j'avais mérité de vous revoir! Enfin! Enfin! Je suis bien heureuse!
Elle haletait; ses enfants furent effrayés. Sur leur conseil elle se mit au lit. A ce moment la tante Laïde Monneau entra sans frapper:
—Eh bien! Eh bien! En voilà une histoire! C'est comme ça qu'on revient sans prévenir le monde! Quand le garçon à Cancri m'a avertie, j'ai tressauté si fort sur ma chaise que ma chaufferette a culbuté. Au bout de sept ans! Revenir comme ça sans crier gare! Au risque de donner le coup de mort à cette pauvre Buguet! Enfin, puisque vous voilà, laissez-moi vous embrasser et vous regarder à mon aise!
La bavarde reprit:
—J'espère que ce n'est pas les mains vides que vous revenez? Vous devez pourtant avoir eu du tourment…. Ça se voit à votre mine…. Enfin! Si votre affaire est faite!
—Tante Laïde, interrompit doucement Martine, nous sommes assez de deux pour compter notre fortune. Là-dessus, laissons dormir la mère.
Elle sortit en affectant de marcher sur la pointe des pieds. Jasmin et
Laïde la suivirent.
Dehors une rumeur attira leur attention. Des villageois arrivaient aux nouvelles. Cancri le cordonnier portait sur sa tête frisée et grisonnante un des paquets de Jasmin. Euphémin Gourbillon suivait, le dos courbé sous une manne assez légère: il se déchargea de son fardeau, mais son échine ne se redressa point. Le joyeux dévot avait un nez rouge, les yeux éraillés, les joues bourgeonnées. Il souhaita le bon retour aux Buguet d'un air triste. Nicole Sansonnet vint. A un de ses bras devenus trop courts, elle tenait un panier rond où bâillaient des poissons sortant du vivier. Elle les apportait pour se faire une entrée.
—A Paris on n'en mange pas d'aussi frais, dit-elle. Mais à Bellevue ça doit être un plaisir! On les engraisse bien sûr! Aussi vous devez être difficiles! Mais si vous nous restez il faudra vous réhabituer aux petits poissons et aux petites gens!
—Ce n'est pas pour toi que tu parles, riposta Martine. Tes rotondités font honneur à ta marchandise!
Nicole minauda en serrant les lèvres. Un sale propos de Gourbillon la fit pouffer d'un large rire édenté, qui ouvrit un trou noir dans son visage.
Martine et Jasmin observaient avec tristesse les décrépitudes de leurs anciens voisins.
—Comme on devient!
Pourtant, en ce moment, la curiosité animait le visage de tous ces rustres et faisait luire leurs regards.
Ils étaient venus pleins d'envie. Ils repartirent heureux. Les femmes trouvaient que Martine «en avait rabattu», qu'elle n'était plus aussi fière, que d'ailleurs «il n'y avait pas de quoi», car elle faisait moins envie que pitié avec ses yeux caves et son front soucieux.
—Ils vous ont des airs de chiens fouettés!
—On voit qu'ils en ont gros sur le coeur!
—M'est avis qu'ils sont revenus avec un chétif butin!
—Tout de même, ils sont bien discrets sur la cause de leur départ, affirma une Règneauciel.
—C'était le meilleur moyen de vous clore le bec, tas de pies! répliqua Cancri. A vous entendre jacasser sans rien savoir, on se demande ce que ce serait si vous étiez renseignées!
—Bien dit, savetier! affirma Gourbillon. Là-dessus allons boire à la santé des revenants!
—Tu nous invites, Euphémin? demanda la Sansonnet.
—Après tous vos bavardages, un seau d'eau vaudra mieux pour vous rincer la langue!
Le soir même l'état de la mère Buguet empira.
Martine, qui toute la journée avait nettoyé le logis, sommeillait, la tête entre ses bras étendus sur la table. Au chevet de la malade Jasmin veillait.
Atterré, le jardinier voyait la fièvre empourprer le visage aux pommettes saillantes de la Buguet, brûler ses pauvres mains dont les veines se gonflaient de sang noir. Ses mains, à lui, étaient froides, un peu tremblantes: doucement, il les posa sur le front de sa mère. Elle sourit vaguement sous cette fraîche caresse. Jasmin la renouvela souvent et chaque fois il fut payé d'un regard tendre, en même temps que la vieille murmurait, comme sortant d'un cauchemar:
—Ah! c'est toi! Que je suis heureuse! Je vais dormir encore un peu, tu ne vas pas me quitter?
La nuit se passa ainsi. Martine, avec des simples ramassées en leur saison, fabriquait des tisanes qu'elle sucrait de miel, pour apaiser les quintes de toux devenues plus fréquentes.
A l'aube Jasmin courut à Melun chercher un médecin. Il faisait grand jour lorsque la berline du vieux praticien traversa le village. Elle s'arrêta devant la maison Buguet. Ce fut Laïde Monneau qui ouvrit la porte.
—Hélas! Hélas! s'écria-t-elle en levant les bras, le curé lui serait peut-être plus utile, soit dit sans vous offenser! La pauvre femme ne peut plus rien avaler!
Le médecin alla droit au lit, d'où s'élevait un râle. Il regarda tristement la malade:
—Laissez-la en repos, le temps achève son oeuvre.
D'un geste lent de vieux philosophe, il remit son gant de laine qu'il avait ôté en entrant.
—Il n'y a rien à faire, mon pauvre ami, avoua-t-il à Jasmin.
—Rien?
—Rien.
Le médecin partit. Alors des voisins firent irruption dans la maison.
Ils s'informèrent de ce qu'il avait ordonné et tous protestèrent.
—Ce n'est pas la peine de l'appeler pour qu'il ne donne pas une recette!
Chacun proposa un remède.
—Une bonne saignée, ça fait revenir de loin, dit la tante Gillot. La sage-femme de Corbeil s'y entend. Elle a la main légère. Son coup de lancette fait moins mal qu'une piqûre d'aiguille. Grâce à elle mon homme n'est que paralysé au lieu d'être mort.
—Quand j'étais grosse de mon petit dernier, surenchérit la femme d'Eustache Chatouillard, qui se trouvait à Boissise chez des parents, elle m'a guérie d'une mauvaise toux qui me tenaillait le ventre jusqu'au tréfond, rien qu'en me bouchonnant avec une poignée d'orties! Ah, dame, il m'en a cuit longtemps, mais je suis arrivée à terme. Sans ce remède, j'avortais, bien sûr!
Laïde Monneau interrompit:
—Bien sûr! Bien sûr! Rien n'est sûr en ce monde, la Chatouillard! En tous cas, c'est pas votre sage-femme qui tirera la Buguet de là. Et si le diable la guette, il est grand temps d'aller chercher le curé, car elle pourrait passer, la pauvre femme!
—J'y cours, dit la Sansonnet.
—On la dirait morte, reprit Laïde.
Martine, toute éplorée, traversa la chambre.
Devant son chagrin le silence se fit. Très vite elle monta l'escalier de sa chambre; là elle déficela un grand panier, le fouilla et y prit un coffret. Elle en retira une chose précieuse, enveloppée d'un mouchoir, puis redescendit l'escalier en courant.
—Du courage, ma bonne, lui dit la femme d'Eustache. Si tu as besoin d'un coup de main pour la remuer, je suis là.
—Merci, répondit Martine, nous sommes déjà trop autour d'elle. Ça mange l'air.
La tante Gillot, penchée sur le lit, observait la mourante:
—Mon Dieu! Vlà son nez qui se pince, on ne l'entend plus respirer! Et le curé qui ne vient pas!
Martine s'approcha de Jasmin. Elle lui remit l'objet qu'elle tenait. C'était un coquet miroir encadré d'écaille que la marquise de Pompadour avait abandonné à la soubrette parce qu'il était fêlé. Le jardinier jeta un regard triste sur la glace brisée, puis, se penchant vers sa mère, qu'il baisa au front, il le lui mit au-dessus des lèvres.
—Vois, Martine, elle respire. Le miroir est terni!
A ce moment le curé entra. Martine et Jasmin soulevèrent la malade sur l'oreiller. Elle soupira:
—A boire!
Une lueur passa dans les yeux de Jasmin. Avec une cuiller, Martine fit prendre à la Buguet deux gorgées d'eau à la fleur d'oranger. La vieille rouvrit les yeux, regarda son fils:
—Ah! J'ai trop dormi! J'ai trop dormi! Donne tes mains!
Mais elle ne tendit pas les siennes. Comme deux chauves-souris abattues qui cherchent l'ombre, elles couraient incertaines sur le drap de grosse toile; elles le saisissaient, le tiraient dans un vague désir d'ensevelissement, qui n'aboutissait pas et renaissait toujours avec la même ardeur impuissante.
—Laissez-nous seuls, dit le curé.
—Non! Qu'ils restent! Ah! J'ai trop dormi, soupira la mourante.
Comme ses paupières étaient closes, Martine et Jasmin s'éloignèrent sur un geste du prêtre.
Quand ils rentrèrent tout le monde les imita.
La Monneau, de son oeil sec de vieille poule, suivait toute la cérémonie.
A la communion elle dit:
—Pourra-t-elle garder le bon Dieu?
Elle découvrit les pieds pour qu'on y mît les saintes huiles.
La tante Gillot était affolée, ses soupirs gonflaient son épaisse poitrine, ses joues luisaient sous les larmes. Mais elle pleurait plutôt sur elle-même, car elle répétait avec douleur:
—A qui sera-ce le tour maintenant?
La femme d'Eustache, l'air hébété, tenait dans ses bras son dernier-né, qui frappait de ses petits pieds le ventre de sa mère, resté gros. Pendant la prière des agonisants, Laïde, qui en épiait l'effet sur les traits de la moribonde, s'écria tout à coup:
—Elle a passé!
D'une main fébrile, Jasmin présenta le miroir aux lèvres de sa mère: il ne ternit pas. Le jardinier chancela. Le miroir roula sur le sol.
—Heureusement que j'arrive, dit Nicole Sansonnet, qui retint Jasmin dans ses bras. Jetez-lui de l'eau à la figure!
Martine était déjà près de son mari. Elle baisait son visage douloureux, frappait le creux de ses mains; elle tira de sa poche un vieux flacon de sels trouvé dans les rebuts de la Marquise et le lui fit respirer. Jasmin se ranima. Alors Rose Sansonnet lui remit le miroir qu'elle avait ramassé: une nouvelle fente traversant la première faisait une croix dans sa clarté.
—Lequel de vous deux va fermer les yeux à la défunte? demanda Laïde
Monneau.
Martine repoussa doucement son mari, voulant lui éviter ce cruel devoir. Elle se pencha sur la Buguet, posa une bouche brûlante sur le front immobile, puis murmura en baissant les paupières de la morte:
—Vous ne verrez plus les méchants!
Elle ajouta:
—Dis-lui adieu, Jasmin, et laissons-la dormir.
Le fils embrassa la mère et, docile, suivit sa femme, qui l'entraîna hors de la chambre funèbre.
—Ce que c'est que de nous! soupira la tante Gillot.
Le curé avait rejoint Jasmin. Il consolait le jardinier:
—Vous reverrez votre mère à la Résurrection. Elle sera comme elle fut au temps de sa pleine jeunesse. Saint Thomas a annoncé que le miracle aurait lieu au crépuscule, au moment où le soleil et la lune seront à l'endroit même où ils furent créés. L'archange saint Michel sonnera de la trompe avec tant de force que les morts l'entendront et les anges gardiens reconstruiront le corps de leurs anciens pupilles.
XV
Tous ces événements avaient anéanti Buguet. Durant l'hiver, Martine vit son mari penché des jours entiers sur les livres de M. de la Quintinye, mais le soir descendait sur la même page que l'aube avait éclairée. Et qu'importait à Buguet les lois de l'horticulture! Il avait planté un paradis et il ne pouvait oublier qu'il en était chassé! Des souvenirs poignants se bousculaient en lui.
Les époux ne parlaient jamais du passé, sentant que des paroles les eussent fait souffrir davantage et que les consolations étaient inutiles.
Mais pour distraire Jasmin, Martine se prit à l'exciter au travail. Emoussant les arbres fruitiers pendant le jour, au soir elle fourbissait les sécateurs, la serpette, l'égoïne, dont la rouille rongeait les lames. Une nuit de gel que la faucille sortait brillante de ses mains, elle dit à Buguet:
—Vois-tu, mon pauvre homme, si tu le veux, nous pouvons aussi nous décrasser de notre misère. Le présent n'est pas pire pour nous que pour les autres. Combien se contenteraient de notre sort? Avec nos économies et l'argent que nous a laissé ta mère nous possédons mille écus sonnants! Et puis, Dieu merci, nous avons nos bras!
Jasmin ne dit mot.
—Hier, reprit Martine, en passant devant le parc du marquis d'Orangis, j'ai vu que ses arbres étaient en aussi piteux état que les nôtres. Va lui offrir tes services, que son père ne dédaignait pas.
—J'irai, promit Jasmin.
Les jours passèrent. Il fallait se décider.
—Après les gels poussent les bourgeons, ce sera trop tard, dit Martine.
Par un clair matin de février Jasmin se présenta à la porte du parc.
Depuis que le vieux marquis avait disparu, son petit-fils habitait le château. Insolent et dur, il affectait de ne pas regarder les villageois. Il exigeait des corvées, donnait des coups de cravache et viola, dit-on, une des filles aux Règneauciel.
Ce fut dans le fond de son parc, où il tirait des pics-verts, que Jasmin, conduit par un domestique, aborda le jeune seigneur. Il lui fit ses offres pour façonner le jardin au goût du jour, tailler les arbres:
—Beaucoup de ceux-ci ont été plantés par mon père. Cet érable a plus de quatre-vingts ans. Mon grand-père l'élagua le premier. Son tronc n'a pas un chancre. On le dirait de marbre.
Buguet passa la main sur l'écorce fine et jaspée.
—Il meurt malheureusement par la cime, continua-t-il. C'est dommage. Il faudrait le rabattre.
Le châtelain, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, arma son arquebuse et, tirant sur l'érable, fracassa une branche.
—Voilà comment je taille mes arbres, railla le gentilhomme. Mais crois-tu, manant, qu'il soit aisé d'entrer chez un d'Orangis? Je t'ai écouté trop longtemps. De qui te recommandes-tu?
—J'ai planté les jardins de Bellevue, sous les ordres de M. de l'Isle, et suis resté près de neuf ans comme jardinier au service de Mme la marquise de Pompadour.
—Et pourquoi la Marquise t'a-t-elle chassé?
—Je l'ignore, répondit Buguet en baissant la tête.
—Va le lui demander et reviens me le dire.
Le marquis rechargea son arme et regarda le jardinier s'éloigner. L'homme marchait le dos courbé, embarrassé de ses bras qui lui semblaient gourds et lâches.
En rentrant Buguet dit à Martine, d'un ton qu'il voulut rendre indifférent:
—Le marquis est un braque qui taille ses arbres à coups d'arquebuse et n'a que faire de mon travail.
Martine exigea des détails. Jasmin ne put s'empêcher de tout lui raconter, rougissant encore de l'affront.
La paysanne eut une révolte.
—Les nobles, s'exclama-t-elle, les nobles, des égoïstes, des sans-coeur, ils nous piétineraient sans vergogne. Nous ne sommes rien pour eux. Ah! qui sait, on se vengera!
Ces mots rappelèrent à Jasmin les murmures de la populace qui avaient monté un jour jusqu'à Bellevue.
—Le peuple a aussi ses méchants, dit-il.
Quelque temps après, Buguet se dirigea vers le château de Courances, espérant y trouver l'emploi d'aide jardinier. Il traversa la Seine, grimpa par Vosves, Perthe, Cély. C'était un froid matin où la rosée semblait de lait sous le ciel bleu. L'hiver pluvieux avait empêché de travailler la terre et avancé la pousse des bourgeons. Toutes les fleurs vivaces perçaient déjà les plates-bandes.
Le concierge de Courances ne reconnut pas Jasmin, tant il avait changé. Buguet dut se nommer. L'homme eut un mouvement de plaisir à revoir une ancienne connaissance. Mais son sourire s'effaça bientôt:
—Tu sais, camarade, les gens de la marquise de Pompadour sont vus ici d'un mauvais oeil. J'ai le regret de ne pouvoir te garder plus longtemps.
Il fit un pas pour reconduire Jasmin. Celui-ci insista:
—Je ne suis plus à Bellevue. J'ai repris mon ancien métier de fleuriste avec l'aide de ma femme, et comme autrefois je façonne les jardins, je fais des corvées et j'ai pensé qu'en cette saison on pourrait m'occuper.
—En ce cas, c'est une autre affaire. Viens voir le maître jardinier, un nouveau, pas commode.
Il conduisit Jasmin vers les serres; un homme y donnait des ordres brefs à des jeunes gars occupés à lever les paillassons qui interceptaient le soleil. Buguet lui fit sa demande que le portier appuya en disant:
—Il sait son métier.
—D'où sors-tu? demanda le maître.
—De Bellevue.
—Je n'ai point de place ici pour les gens qui ont servi chez la catin du Roi. Monsieur le comte me chasserait si je t'embauchais!
Pendant quelques secondes Buguet resta hébété, puis les larmes lui montèrent aux yeux et il s'esquiva comme un voleur, évitant le concierge, qui ne le vit pas sortir.
Cette tentative fut la dernière. A partir de ce jour Buguet s'enferma chez lui. Mais l'ivraie qui avait envahi son jardin étouffait aussi son courage. Il ne s'occupa plus guère que des arbres à fruits.
En août un confiseur de Melun vint chercher ses prunes, qui étaient réputées. En septembre il descendit ses poires fines au marché de Corbeil. Le voyage fut dur, car il faisait du vent et les vaguelettes de Seine se brisaient à l'avant de l'embarcation. A Corbeil, Jasmin regarda au loin, avec amertume, les peupliers qui voilaient Étioles, et son coeur se serra. A la fin d'octobre des marchands enlevèrent ses pommes.
Ils avaient un chaland accoté à la rive. Quand il fut plein ils jetèrent de grandes bâches vertes sur les fruits rouges et blonds et descendirent vers Paris.
Jasmin ne retrouvait plus la force de cultiver des fleurs, sauf pour Martine: quelques violettes en mars, puis des jonquilles ou des bassinets, des croix de Jérusalem et quelques géraniums. Ces plantes ornaient les petits théâtres que Jasmin avait raccoutrés et elles suffirent, avec les fleurs des pommiers et des cerisiers au printemps, puis en automne les flammes des sorbiers et des buissons ardents. D'ailleurs Martine ne sortait jamais sans rapporter un bouquet des champs; elle excellait à découvrir les places mystérieuses où poussent les orchidées sauvages, telles que l'ophris, qui croît en juin sur les coteaux exposés au levant.
Les Buguet vivaient solitaires. Les pauvres autant que les seigneurs leur faisaient grise mine.
Seul Vincent Ligouy venait quelquefois travailler au verger. Il chantait, et cela faisait rêver Buguet. L'insensé montrait de la tendresse plein ses yeux, dès qu'il entrait et souvent il embrassait la main du jardinier qu'il avait prise brusquement.
Les autres reprochaient aux époux la mort de la mère Buguet. Laïde Monneau, qui gagnait une figure bouffie sous ses cheveux blancs et marchait comme une canne, s'apitoyait dès qu'elle voyait Martine:
—La pauvre défunte! clamait-elle d'une voix aussi verte que la luzerne. Elle eût vécu encore si on ne l'avait laissée seule! Moi qui veillais sur elle comme si j'avais été sa fille, je la voyais se manger les sangs tous les jours! Elle se minait! Elle se minait!
Quand Jasmin allait porter quelques pauvres chrysanthèmes au cimetière, les gens le dévisageaient avec des yeux sournois.
—Ça l'avance bien à cette heure, la vieille, dit une des Règneauciel. Il fallait lui donner plus de soins pendant sa vie. Les fleurs ne profitent qu'aux abeilles, maintenant qu'elle mange les pissenlits par la racine!
Comme Jasmin ne travaillait plus autant:
—Le fainéant! disait-on. Il a appris chez les grands à passer de grasses journées pendant que sa mère préparait elle-même son pain noir.
A cause du décès de la mère et des objets du ménage qu'ils durent renouveler, les Buguet furent forcés, dès la seconde année de leur retour, d'entamer fortement leurs économies. Les commandes n'arrivant pas, le pécule s'épuisait. Le fleuriste vendit au prieur de Saint-Guenault, à Corbeil, les livres de M. de la Quintinye, et ses gravures de jardins de propreté aux religieuses Augustines qui voulaient créer des parterres près de leur église de Saint-Jean-de-l'Ermitage. Elles employèrent même Buguet durant quelques jours. Il dut orner les autels et se rappela la façon dont Piedfin formait jadis les bouquets destinés au culte. Le talent qu'il montra le fit rappeler pour garnir des églises et les jardins des curés, à Notre-Dame de Corbeil, à Saint-Léonard et à Saint-Jacques.
Mais ces profits ne suffisaient point à rendre à la maison de Buguet sa petite aisance. D'ailleurs, les dîmes, la gabelle, les corvées augmentaient. L'Etat saignait le peuple à fond. Les artisans et les laboureurs se plaignaient.
Un maréchal ferrant, qui venait quelquefois chez Jasmin prendre des feuilles et des fleurs de châtaignier pour guérir les chevaux poussifs, racontait les misères des pauvres et la méchante humeur de ceux qui souffraient:
—Les gens deviennent des bêtes, affirmait-il.
Dans le village on accusait les Buguet:
—Ils ont eu leur part à la galette des rois quand ils étaient à
Bellevue.
Deux événements aggravèrent cette hostilité.
On apprit par les laquais du marquis d'Orangis qu'Agathon Piedfin était compromis dans une affaire de beugrerie. Les villageois se rappelèrent qu'il était venu à la noce de Jasmin.
Laïde Monneau accourut:
—Quand je pense que j'ai plumé des volailles avec lui! Mon Dieu! Ce qu'on risque à se frotter comme ça au premier venu! Et puis, de vider des chapons tout seul avec une femme, ça peut leur donner des idées, à ces coquins-là!
Vers le même temps le bruit arriva que Tiennette Lampalaire, dont personne ne recevait plus de nouvelles, avait servi au Roi, dans la maison du Parc aux Cerfs, à Versailles.
—Elle est restée longtemps chez le Roi, avait dit un valet du marquis d'Orangis. Puis, attirée par un racoleur, elle est venue fringuer à Paris et fut bientôt la plus délurée danseuse de guinguette connue au Petit-Chantilly et au Grand-Vainqueur. Puis je la vis rue Pierre-au-Lard, criant aux passants: chit! chit! le soir, par son volet entr'ouvert.
Le village fut bouleversé.
—C'est-il Dieu possible! s'écria la tante Monneau. Evertuez-vous à prêcher d'exemple pour éduquer la jeunesse! C'est pourtant pas les bons conseils qui lui ont manqué! Pour ma part je l'ai mise en garde contre tous les dangers qui guettent une honnête fille à son arrivée dans le grand monde. Et moi qui un jour l'ai caressée d'un revers de main parce qu'elle venait écouter ce que nous nous disions entre femmes, Rose Sansonnet et moi! Ah! faut qu'elle en ait entendu bien d'autres, à Bellevue, pour en arriver là. C'était donc un repaire de paillards et de catins, votre château?
—Pourtant, dit Rose Sansonnet, elle a eu la bonne fortune la plus relevée, puisqu'elle a couché avec le Roi!
—Peuh! c'était pas la peine qu'elle aille au catéchisme pour devenir pareille à la marquise de Pompadour!
Jasmin était atterré:
—Que de calomnies! s'écria-t-il.
Martine, qui en savait plus que son mari, fit un geste vague.
Alors les commères la traitèrent d'entremetteuse.
—On t'a payé cher l'honneur de Tiennette? Martine se sauva. Des enfants lui lançaient des pierres.
A la suite de ces nouvelles, Eloi Règneauciel et plusieurs de ses amis attaquèrent Jasmin un soir, au bord de la Seine. Il allait sans doute être jeté dans le fleuve quand de violents coups de bâton plurent sur la tête des agresseurs. C'était Vincent Ligouy. Il sentait qu'un danger planait sur Jasmin et il veillait.
Vers la fin d'avril 1764, un matin, Laïde Monneau et Nicole Sansonnet passèrent devant la maison de Buguet. Il faisait un joli temps printanier. Les alouettes planaient au-dessus des champs et la Seine était bleue. Les deux paysannes paraissaient solennelles comme le jour de Pâques.
—Elle a crevé, dit Laïde à Jasmin.
—Qui?
—La coquine au Roi.
Le jardinier pâlit.
—Oui, dit Nicole, le 15 de ce mois, dans les petits appartements, à Versailles. On ne parle que de cela au marché de Melun. Elle est enterrée, à ce qu'on m'a dit, au couvent des Capucins. La v'là à son tour dans une boîte, celle qui mit tant de monde au cachot!
—On ne dit pas de quoi elle est morte, reprit Laïde. Des femmes comme celle-là on ne sait pas de quoi ça meurt.
—Allez-vous-en! hurla Buguet.
Il avait l'air si étrange que les deux bavardes obéirent. Alors le jardinier s'affala sur un escabeau.
Toute la douleur retenue au fond de son coeur depuis des années sauta à sa gorge, creva en sanglots.
Maintenant, c'est bien fini! Toujours Jasmin a espéré. Chaque matin il attendait un billet de Mme de Pompadour. Souvent il avait cru tenir le papier de petit format, doré sur tranche, avec le cachet aux trois tours qui le rappelait… Mais, c'est fini! Les crachements de sang ont tué la Marquise. Buguet la voit pâle, très pâle, plus pâle qu'elle n'était les lendemains de fête, quand elle buvait du lait d'ânesse.
Elle est morte! Cela pèse sur Jasmin. Il a le vertige du passé. Une angoisse l'étreint. Il étouffe, ouvre la porte et les fenêtres à l'air qui entre chargé des arômes du printemps.
—Les fleurs! murmure Buguet. Elle les aimait!
Il sort, la poitrine gonflée, et machinalement cueille sur les petits théâtres des anémones, des primevères, des auricules. Il cueille sans plus penser, sentant le soleil sur son dos, sur ses tempes qui grisonnent. Il cueille d'une main tremblante et verse des larmes dans les calices.
Martine arrive:
—Tu me fais un bouquet?
Le jardinier, serrant les tiges, cache son visage ruisselant.
—Tu sanglotes, Jasmin?
Jasmin laisse rouler sa tête sur l'épaule de sa femme.
—Elle est morte, murmure-t-il.
Martine comprend. Elle saisit le bras de Buguet:
—Rentre, il ne faut pas qu'on te voie pleurer!
Elle installe Jasmin près de la table, mais ne trouve point de mots pour le consoler.
—Avons-nous été malheureux! dit Buguet.
—Que veux-tu? Nous avons eu nos jours de bonheur. Et tous n'en ont pas dans la vie.
Elle passe le bras autour du cou de Jasmin:
—Mais je te reste!
—Oui, ma bonne Martine, je me plains et tu es là! J'ai dû souvent te navrer le coeur!
—Non, Jasmin, rien n'est arrivé par ta faute.
—Je t'ai mortifiée, Martine!
—Allons, mon pauvre homme, ne te lamente pas sur des peines passées! De te voir si chagriné ça me fait du mal, et à notre maîtresse aussi, ajouta Martine très doucement, car maintenant qu'elle est là-haut elle reconnaît ceux qui lui sont fidèles.
—Oui, oui, dit Jasmin d'une voix sanglotante. Elle me pardonnera ma folie. Tu m'as bien pardonné, toi, Martine. Et pourtant il a dû t'en coûter de faire bien des choses….
—C'était pour te forcer à m'aimer. Tout à cet effet m'était doux. Et à vrai dire jamais notre maîtresse ne m'a porté ombrage. Et même, voici la preuve que je ne fus point jalouse.
Martine disparut dans la chambre voisine. Jasmin entendit un bruit de clef. Martine revint avec une gravure qu'elle déroula.
—Elle! s'écria Jasmin.
—Dieu me pardonne, dit Martine, c'est la seule chose que je volai en ma vie!
C'était la Pompadour en «belle Jardinière», portant sur la tête un chapeau de paille, au bras gauche un panier de fleurs, de la main droite une branche de jacinthe.
Buguet prit l'estampe:
—J'ose la contempler devant toi, Martine. Maintenant ce n'est plus ni lâche ni méchant.
Martine laissa Buguet regarder la gravure, puis elle dit:
—Je veux ce portrait à notre muraille. Nous l'aurons chaque jour devant les yeux.
—Oh! Martine! Cela te ferait souffrir!
—Non! Ce qui peut te consoler ne peut me déplaire. J'aimais aussi la Marquise et de la savoir disparue cela me fait de la peine. Elle était si bonne pour moi. Jamais je ne croirai qu'elle fut cause de nos malheurs.
Quelques jours après l'image ornait la chambre. Jasmin et Martine entretinrent des bouquets de fleurs sous le portrait de leur ancienne maîtresse.
Et la favorite, qui posséda tant de jardins et de parcs splendides, garda, après sa mort, alors qu'elle était oubliée, un parterre que des humbles cultivaient dans un coin de village.
XVI
Depuis des temps éloignés, les Buguet n'avaient cessé d'être la proie du village; leurs cheveux blancs ne faisaient pas cesser les rancunes, que les rustres, avec des méchancetés de bêtes fauves, transmettaient à leurs enfants.
Quand il se rendait le dimanche à l'église, Jasmin entendait toujours les mêmes propos. On lui reprochait la mort de la mère Buguet, la disparition de Tiennette Lampalaire. Personne n'oubliait que le jardinier s'était vu chassé de Bellevue après avoir été le serviteur de la «putain du Roi». Les nouveau-nés, à Boissise, paraissaient téter cette haine avec le lait de leurs mères. Les Règneauciel et les Lampalaire se montraient les plus venimeux et les plus hostiles. Ils menacèrent plusieurs fois les Buguet de mort.
Le curé seul venait chez Jasmin avec un bon sourire. Il consolait, prêchait la résignation. Il était maigre et pâle. On disait qu'il avait bien cent ans. Il trouva pour Buguet quelques travaux dans des cures et des couvents.
De son côté Martine allait coudre à Melun chez des bourgeois. Elle rapportait quelques sols. Mais elle était obligée de revenir au bord de la Seine par des nuits où le vent sifflait. Jasmin allait à sa rencontre et ils rentraient sans espérance de jours meilleurs. En hiver, ils se couchaient tôt pour ne consommer ni huile ni chandelle, et ils ne se nourrissaient souvent que de pain d'orge et d'avoine. Jasmin, le dos voûté, rattachait ses semelles avec des cordes pour peiner dans son jardin et Martine, les traits tirés, la mine creuse, finit, quand elle se rendait à Melun, par ressembler à une vieille pauvresse qui va quêter par les chemins.
Les Buguet avaient toujours gardé à leur muraille le portrait de la marquise de Pompadour. Jasmin cultivait quelques fleurs pour composer des bouquets qu'il mettait pieusement sous l'image.
Cette fidélité redoublait l'acharnement du village. Les gens rendaient les pauvres jardiniers responsables des exactions croissantes qui amaigrissaient leurs pitances. On leur montrait le poing:
—Vous recracherez ce que vous avez avalé chez les nobles!
Les paysans récriminaient contre le droit exclusif de chasse, celui de fuies et de colombiers. La dîme les exaspérait.
—C'est pour payer les frais de vos ripailles à Bellevue que nous sommes réduits à manger l'herbe! criaient-ils aux Buguet.
Ceux-ci protestaient doucement. Jasmin se hasarda un jour à dire que la
Marquise avait des goûts de bergère.
—De porchère! lui fut-il hurlé. Elle a gardé sur terre les cochons du diable et elle les soigne en enfer!
Cependant depuis trente années les événements s'étaient pressés.
Louis XV était mort. La nouvelle reine était une Autrichienne, que personne n'aimait.
En 1789, le bruit se répandit que Louis XVI était ruiné et qu'il voulait demander de l'argent au peuple.
—Tu vois, dirent les paysans au vieux Jasmin, c'est nous qui paierons les violons!
Quelque temps après un des Règneauciel, Pierre, garçon de vingt ans, accourut essoufflé de Melun:
—Le peuple de Paris a pris la Bastille d'assaut! s'écria-t-il. Ils ont massacré la garnison!
On s'assembla vis-à-vis de l'église. Pierre, qui avait vécu dans la capitale, parla de la liberté conquise. Il voulait aller se battre contre les Suisses et les Allemands du Roi.
A ces nouvelles, le vieux Jasmin vacilla sur ses jambes. Son visage, tout fripé par les rides et qu'encadrait une barbe argentée, devint plus pâle.
—On vit trop! On vit trop! murmura-t-il en levant une main tremblante.
Pierre Règneauciel entra chez lui, désigna le portrait de la Pompadour:
—Tu devrais brûler cela!
—Non! s'écria le vieillard d'une voix rauque.
—Cela te portera malheur!
Les jours suivants, Pierre se promena dans le village avec quelques galvaudeux. Ils donnaient les détails sur l'événement du 14 juillet. Ils mirent des feuilles vertes sur leurs feutres cabossés pour imiter Camille Desmoulins au Palais-Royal: ils remplacèrent bientôt les feuilles par une cocarde rouge et bleue et Règneauciel agita une pique de garde national, qu'un marinier lui avait apportée de Paris.
Bientôt on apprit que les paysans boutaient le feu aux châteaux par toute la France. Jasmin craignit pour celui de Bellevue. Il le voyait avec ses quatre murailles noires, son toit écroulé, les serres détruites, les orangers jetés sur le sol comme les révoltés que la mitraille avait tués le long des murs de la Bastille. Le soir il fouillait l'horizon du côté d'Étioles.
Cependant les événements se calmèrent pour de longs mois. Une ère fleurie semblait renaître. Il vint de Paris quelques vagues espérances. Une fête avait eu lieu au Champ-de-Mars, où le Roi avait embrassé les représentants de la commune et les fédérés des départements. On se répétait jusqu'à Boissise les inscriptions patriotiques de l'arc de triomphe. L'Assemblée constituante ayant aboli les titres, les armoiries, les livrées et les ordres de chevalerie, Pierre Règneauciel affecta d'appeler le seigneur du village «citoyen Orangis».
Mais peu après les manants virent plusieurs berlines attelées chacune de six chevaux s'arrêter devant le château. Le marquis descendit de l'une d'elles, botté à l'anglaise, sanglé dans un habit vert-dragon, les jambes serrées en une culotte de peau de daim. Il portait un chapeau rond qu'il s'enfonça, d'un geste colère, en pénétrant dans son parc.
Les valets hissèrent de grosses malles dans les voitures. Des villageois vinrent regarder. Les laquais les chassèrent avec furie.
Quand les berlines furent chargées, elles partirent au galop.
Pierre Règneauciel courut derrière le cortège en agitant un vieux pistolet sans amorce:
—Ils émigrent! Ils émigrent!
Il revint essoufflé devant l'église et cria:
—Vive la nation!
Jasmin hocha la tête:
—Cette fuite ne présage rien de bon.
Ses pressentiments ne le trompèrent pas. On sut que Louis XVI avait fui aussi et que, ressaisi du côté de Varennes, il était sous la garde de la nation.
Pierre Règneauciel, en revenant de Melun, cria plusieurs fois:
—Vive la République!
Beaucoup de paysans ne comprirent pas ce mot. Pierre expliqua que c'était la suppression des rois.
Ses auditeurs frémirent.
—Au moins aurons-nous le pain quotidien?
—On pillerait!
Puis des bruits de guerre circulèrent. Toute l'Europe, excitée par les émigrés, s'apprêtait à envahir la France. Règneauciel raconta qu'il avait vu des poteaux rouges sur lesquels il était inscrit: «Citoyens, la patrie est en danger.» Il parla de s'engager dans les armées qui allaient se battre à la frontière. Sa pique de garde national ne le quittait plus.
Jasmin entrevit des choses épouvantables. Les châteaux flambaient dans ses rêves. On massacrait les habitants. Il se réveillait hagard, et murmurait:
—Dieu! qu'il ne lui arrive point de mal!
La vieille Martine savait pour qui son mari craignait. Elle n'osait lui rappeler que la marquise de Pompadour était morte depuis longtemps. Mais quand le jour pointait Buguet se souvenait et disait en hochant la tête:
—C'est fini! Tout est fini!
En août 1792, l'écho des canons qui avait tonné à travers les Tuileries parvint à Boissise. Buguet trembla pour les beaux arbres et les statues. Au mois de septembre, Règneauciel arriva chez le jardinier.
—On en a massacré des centaines! s'écria-t-il.
—Des centaines? demanda Jasmin anxieux.
—Des aristocrates!
Règneauciel se pencha pour regarder Buguet d'un air menaçant:
—Et des suspects!
Règneauciel désigna le portrait de la Pompadour d'un doigt farouche:
—Si celle-là eût vécu, on l'aurait massacrée!
Il cracha sur la Belle Jardinière et partit.
Buguet essaya de courir sur les pas du garçon. Ses mains se levaient pour étrangler l'insolent. Celui-ci, déjà loin, sifflait, le nez en l'air.
Le vieillard suffoqué s'appuya sur le coin de sa table. Puis il prit un coquemar plein d'eau, se hissa d'un mouvement caduc sur une chaise et lava le cadre. Buguet fut heureux de se trouver tout près de la figure au clair regard, au chapeau gaillardement posé sur l'oreille gauche. D'ordinaire ses yeux faibles la voyaient à travers un brouillard. Il embrassa le bas de la gravure et demanda:
—Pardon!
A la fin du mois, Jasmin et Martine virent par la fenêtre Règneauciel qui arrivait, un bonnet rouge sur la tête, en agitant un bâton et escorté de gaillards qui braillaient. Martine se précipita pour fermer la porte. Règneauciel se prit à ricaner.
—La République est proclamée! s'écria-t-il. Vive la République!
Il poussa la porte.
—Crie donc: Vive la République! hurla-t-il à Buguet.
Le vieux jardinier de la Pompadour ne répondit pas.
—Vas-tu m'obéir, canaille!
Règneauciel fit mine de vouloir briser le portrait de la favorite.
Alors, branlant la tête et d'une voix chevrotante, Buguet murmura:
—Vive la République!
—Plus fort! s'écria Règneauciel.
Il leva son bâton vers la Belle Jardinière.
—Vive la République! cria le vieillard de toute la force de ses pauvres poumons.
Règneauciel partit en criant:
—A bas Louis Capet!
L'exécution de Louis XVI épouvanta Jasmin. Dans ses idées, le souverain restait le Roi au visage rose et rond sous la poudre blanche, le Roi à la démarche élégante et ennuyée qu'il avait vu à Bellevue. C'est à ce cou cravaté de dentelles qu'il imagina la raie de la guillotine et, longtemps, son front chauve dans ses mains gourdes, il hoqueta:
—Mon Dieu! mon Dieu!
Les mois suivants des bruits de guerre et d'échafaud continuèrent à arriver aux oreilles de Jasmin. Les prêtres du pays étaient partis. On raconta que des «Jacobins» avaient fait périr la Reine. Des «brûlements» eurent lieu à Corbeil et à Melun, où l'on faisait flamber tout ce qui rappelait la «tyrannie» et la «superstition»: armoiries, titres, reliques, livres, drapeaux. Règneauciel racontait qu'on accomplissait ces cérémonies au son de la musique et il ne manquait point d'aller acclamer.
—Tu ferais mieux de brûler de la poudre contre les Autrichiens, lui dit
Martine.
—Je me fous de toi! répliqua le sans-culotte.
Des bandes passaient dans les bourgs pillant les églises. L'une d'elles apparut un matin à Boissise. Ces hommes étaient plus de cent et venaient on ne savait d'où. Déguenillés, ils avaient l'air de sortir d'une prison. Des femmes échevelées portaient des bonnets rouges. Tous avaient des piques, des fusils, des sabres. Les villageois se réfugièrent dans les bois de La Mée. Règneauciel se joignit à la bande et la conduisit à l'église.
Buguet et Martine n'avaient pu fuir. Ils s'enfermèrent dans leur maison.
Des cris retentissaient par le village. Martine, qui avait conservé de bons yeux, aperçut une fumée épaisse qui montait du cimetière.
—Ils brûlent les livres de messe, dit-elle, et les catéchismes.
Elle observa par une lucarne. Des coups de feu éclatèrent.
—Ils tirent sur la croix!
Martine crispait ses mains à une poutre, se hissant pour mieux voir.
—Ils décapitent saint Antoine devant la maison de Cancri!… Ciel, le saint ciboire!…
Elle fit le signe de la croix.
—Ils jettent les hosties! Bon Dieu! Ils outragent la Sainte Vierge!
Martine lâcha la poutre et vint haletante s'asseoir près de son mari.
Les émeutiers entonnèrent un «Dies iræ» qu'ils coupaient des refrains de la «Carmagnole». Les Buguet entendirent briser les vitres de l'église et le bruit de la cloche qui tombait. Ils prièrent.
Tout à coup, la bande encombra le chemin qui descendait vers la Seine. Jasmin les aperçut par la fenêtre. Ils s'étaient vêtus de chasubles et de surplis qui leur mettaient au dos de l'or et des croix noires. Ils brandissaient le goupillon, les encensoirs, les cierges bénits. La statue de la Vierge était promenée au milieu de leur bande sur un âne et une grosse «Mariane» toute rouge brandissait le petit porc de saint Antoine. Trois hommes sur une planche portaient la cloche. Tous hurlaient. Au milieu, Pierre Règneauciel, coiffé du bonnet phrygien, agitait sa pique au bout de laquelle se trouvait enfilée une toque de curé.
—C'est là! dit-il.
Il montrait du doigt la maison de Jasmin. Quatre gaillards enfoncèrent la porte. Les Buguet se blottirent au fond de la chambre.
Un homme entra, en chemise déchirée, les mollets nus. Ses yeux brillèrent quand il aperçut la Belle Jardinière:
—La Pompadour, je l'ai connue en ma jeunesse! J'ai logé à la Bastille pour un pamphlet à cause de cette arrogante Poisson! Voyez, mes amis! Je la retrouve!
Il agita un sabre sous la gravure:
—Tiens, crève, grisette formée pour le bordel, comme l'a chanté ton ami de Voltaire, crève, honte de la France!
Il donna trois coups à l'image. Le cadre vola en éclats, le portrait fut déchiré.
—Monstre! s'écria Jasmin.
Il s'élança, armé d'un couteau, vers le brigand. Mais celui-ci l'arrêta avec la pointe de son sabre et étendit le vieux jardinier sur le sol:
—Ainsi périssent les ennemis de la liberté!
Jasmin râle. Le sang coule sur sa poitrine.
—J'étouffe, dit-il.
Martine se jette sur son mari, déchire sa veste, cherche la plaie.
—Jasmin! Reviens! Reviens!
Buguet ne répond pas.
—Jasmin! hurle Martine.
Il pâlit davantage.
—Reviens donc! Ah! Tu reviendras!
Rapide comme à Étioles, elle escalade l'escalier, fait glisser d'un coin du grenier un coffre qu'elle ouvre. Elle en tire une robe rose et la déploie.
Cette robe! Celle que sa maîtresse portait à Sénart, que Martine mit à Étioles devant Jasmin et que, Buguet vit à la Marquise quand elle dansait à la lueur des étoiles! Martine s'en revêt; fanée et fripée, la robe est lâche à la taille, se décollette sur la poitrine vide de la vieille, embarrasse ses pas. Qu'importe! Martine la prit pour rappeler Jasmin si, un jour, il voulait la quitter! Et Jasmin s'en va!
Trébuchante, Martine redescend, se précipite sur le blessé. Elle sourit d'une façon étrange:
—Jasmin, reviens donc! Pourquoi partir?
La vieille a imité l'accent de Mme d'Étioles. Buguet ouvre les yeux, ses lèvres remuent, il saisit la robe d'un geste vague. Jadis il épandit sur l'étoffe soyeuse des gouttes d'eau. Il la tache de sang. Ses doigts se crispent sur les rubans, s'accrochent aux noeuds. Ses narines paraissent chercher un relent de parfum. Martine roule sa tête sur le corps de son mari en riant aux éclats:
—Je savais bien que tu reviendrais!
Mais la bouche du jardinier reste ouverte, ses yeux deviennent vitreux, ses mains inertes.
Alors Martine se relève avec un sourire édenté; elle prend un coin de sa robe, et, fardée de sang, poudrée par la vieillesse, elle entame autour de Jasmin le menuet, tandis que, d'une voix brisée, elle chante un air sautillant de Lulli qu'aimait la Pompadour.
End of Project Gutenberg's Le jardinier de la Pompadour, by Eugène Demolder