← Retour

Le joug: roman

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Le joug: roman

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le joug: roman

Author: Marion Gilbert

Release date: July 9, 2022 [eBook #68487]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: J. Ferenczi et fils, 1925

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JOUG: ROMAN ***

LE JOUG


DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR:

L’amour de la Blonde. Celle qui s’en va.

La trop Aimée.

Celui qui reste.

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS:

Du Sang sur la Falaise.

[Illustration]

PREMIERE PARTIE:
I
II, III,

DEUXIEME PARTIE:
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X,

TROISIEME PARTIE:
I, II, III, IV, V, VI.

MARION GILBERT


LE JOUG

Roman



PARIS
J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
9, Rue Antoine-Chantin, 9



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

Cinq exemplaires
sur papier pur fil des Papeteries Lafuma
numérotés de 1 à 5


Copyright 1925, by J. Ferenczi et Fils.
Tous droits de traduction, reproduction, adaptation, représentation
réservés pour tous pays, y compris la Russie.


A Celle qui sait
que ce livre est à Elle.

LE JOUG


PREMIERE PARTIE

I

Dans la chambre qu’envahissait le crépuscule, on distinguait encore la blancheur du grand lit, vaste et haut, entouré à l’ancienne de ses rideaux empesés. Le reste du jour printanier traînait ici et là, s’accrochait aux vernis luisants des vieux meubles d’acajou, piquait un point à la glace ternie de la cheminée, au miroir à col de cygne de la toilette. Et, sur le lit, bien allongée sous ses couvertures en ordre et sous son drap aux cassures intactes, la mère Bernage achevait de mourir.

—Ouvre la fenêtre, Berthe, fit une voix douce.

Berthe se leva de la chaise qu’elle occupait au pied du lit. Sur la baie encore claire se profila sa silhouette aux contours ronds de grande femme bien faite. Elle tourna l’espagnolette qui résista, grinça et céda enfin pour laisser entrer d’une seule bouffée le printemps tout entier. Cela sentait la terre humide, la fumée de bois et, par-dessus tout, l’odeur douce et sucrée des primevères d’avril qui couvre alors la terre normande d’un manteau parfumé.

Fanny, qui avait parlé, respira fortement en levant la tête: le souffle frais entrait dans la chambre déjà pleine des relents de maladie et de mort, comme pour la purifier, et les vivants appellent inconsciemment la vie. Le miroir auquel elle faisait face lui renvoya son image au fond d’une eau trouble et verdie: sa pâle figure inquiète de vieille fille de vingt-neuf ans, ses yeux incolores, ses cheveux bruns sans reflets, et cette bouche de madone aux lèvres pures, aux dents parfaites, qui était sa seule beauté.

Et soudain parce qu’elle avait vraiment regardé sa figure, l’idée de la maladie et de la mort prochaine de sa mère la quitta tout à fait, comme cela arrive au milieu des préoccupations extrêmes. Au-dessus de son reflet, sa sœur, qui s’était retournée, mit le sien, et sa grosse figure ronde, rose et blanche sous une rude broussaille de cheveux blonds, éclaira le vieux miroir terni. Les deux sœurs se contemplèrent un moment ainsi avec plus d’intensité qu’elles n’en mettaient dans leurs regards quotidiens, puisque l’habitude de la vie commune émousse cette curiosité d’âme traduite par un regard qui appuie au lieu d’effleurer. Ce ne fut qu’un instant: un de ces instants pathétiques, toujours méconnus, et la plus jeune sœur se retourna, et Fanny se leva, car la mourante avait remué.

Penchée déjà sur le lit, l’aînée dit:

—Tu as appelé, maman?

La face décolorée se souleva un peu sur l’oreiller et les lèvres bougèrent. Fanny approcha son oreille.

—Tu veux quelque chose?

Mais les syllabes sans suite chuchotées par la malade ne lui apprirent rien. Berthe s’était penchée aussi.

Le masque de la vieille femme se détendit un peu tandis que sa plus jeune fille s’approchait d’elle; pourtant, sa sèche main d’ivoire se leva pour l’écarter et elle dit, presque nettement cette fois:

—Fanny!

Fanny interrogea avec passion la figure où la mort avait déjà si clairement tracé ces signes mystérieux que nous reconnaissons sans les avoir jamais vus, et elle recueillit à mesure ces mots, les derniers peut-être, que la raison formerait derrière ce front impassible. La vieille femme prononçait:

—Donne la lettre.

Alors Fanny dit vite:

—Quelle lettre? Quelle lettre, maman?

Mais les lèvres ne remuaient plus et semblaient rigides, comme scellées à jamais.

Les deux sœurs se regardèrent avec cette surprise que donne l’inhabitude—comment s’habituer à la mort?—Il y eut un moment de silence, et puis la main déjà froide qui errait sur le drap rencontra la main de Fanny et la serra convulsivement, les yeux déjà voilés se rouvrirent et Fanny entendit ces mots distincts:

—Renvoie Berthe.

Fanny se releva. Quelque chose au fond de ses yeux montra qu’elle avait compris une signification cachée. Mais le regard bleu de la cadette resta perplexe:

—Va, Berthe, fit l’aînée, maman a quelque chose qui la tourmente.

Un mouvement impatient des mains les plus patientes qui poussaient Berthe vers la porte surprit celle-ci. Elle se retourna. Le pli habituel que le bouleversement de l’heure solennelle avait effacé sur sa figure y reparaissait. Et sa lèvre inférieure s’avançait, boudeuse:

—Pourquoi donc que je ne resterais pas aussi, moi?

Fanny dit avec douceur:

—Elle veut me parler. Il ne faut pas la contrarier. Elle veut.

Et l’ascendant de la mère impuissante et vaincue était si grand que l’hostilité jalouse de la fille favorite céda et qu’elle sortit sans rien dire.

La nuit remplissait à présent presque toute la chambre. Mais le ciel encore illuminé par le reste du couchant était comme une grande coupole phosphorescente. Fanny, de nouveau penchée sur le lit, scrutait le visage redoutable où elle n’avait jamais su lire, avec l’espoir désordonné d’apprendre enfin quelque chose. Et la bouche pâle s’ouvrit encore.

—La lettre, dit la mourante, donne la lettre.

Cette fois, la parole était nette, et, sous les paupières relevées, les yeux sombres commandaient, exigeaient dans la mort comme dans la vie.

—Oui, fit docilement Fanny, oui, maman. Quelle lettre?

—Une lettre, là, sous ma couronne.

Fanny se retourna. Elle avait compris. Sur la cheminée, un globe de verre recouvrait, sur un coussin de velours rouge frangé d’or, la couronne d’oranger que la mariée avait posée là, un soir, trente ans plut tôt. Au moment d’enlever le globe, elle hésita: jamais elle n’y touchait. Dans les rites ménagers de la maison, la mère seule nettoyait sa chambre et il n’y avait que si peu de jours qu’elle était étendue là, privée de son activité! Mais les impérieuses prunelles noires semblaient diriger ses mains et elle enleva le globe avec précaution. Les grêles fleurs de cire tremblaient au souffle frais de l’air. Fanny souleva le coussin à regret. Dessous, ses doigts qui tâtonnaient dans l’ombre accrue à présent touchèrent une enveloppe. Elle fit: «Ah!» et se retourna. Redressée sur ses oreillers, la malade regardait. Le jour finissant, concentré sur sa figure, montra encore à Fanny les sombres yeux brûlants qui attendaient une fois dernière l’obéissance passive qu’ils avaient toujours exigée. Alors, elle mit l’enveloppe dans la main ouverte qui se referma comme sur une proie.

Des minutes coulèrent. La mère Bernage était retombée. Son long corps mince creusait son lit à la façon des mourants. L’épuisement de l’effort faisait ruisseler son front de fines gouttelettes que Fanny essuyait doucement avec un linge soyeux. Tout à coup l’agonisante parla et sa voix rauque heurtait les mots au passage de l’air:

—Avec moi, avec moi la lettre, tu promets, Fanny!

—Oui, maman, sois tranquille, oui.

Mais les terribles yeux noirs s’ouvrirent encore tout grands pour joindre leur commandement à celui des mots.

Sans rien dire, Fanny prit la lettre aux doigts qui se raidissaient et la posa sur la poitrine sèche de la vieille femme. Alors le regard s’éteignit comme apaisé et, tandis que la dernière lueur quittait le ciel, le râle des agonisants s’éleva dans la chambre obscure.

Maintenant, tout était silence. La nuit et la mort, entrées ensemble dans la chambre, y régnaient seules. De la fenêtre toujours ouverte montait l’haleine fraîche du jardin. La première lueur de la lune qui paraissait à l’horizon entra doucement et posa un doigt de clarté sur les deux sœurs. Agenouillées côte à côte, elles pleuraient sans bruit, la tête sur le drap. Et ce fut comme si l’indécise lumière venait sécher leurs larmes. Elles se levèrent ensemble. Berthe alla fermer les volets. Fanny alluma une bougie sur la commode, et elles firent la toilette funèbre de la morte, selon le rite millénaire qui veut qu’on lave, qu’on habille et qu’on regarde dormir les morts comme si c’étaient encore des vivants.

Enfin, quand tout fut prêt et que le lit blanc fut encore plus blanc sous les cassures plus nettes d’un drap plus frais et que, seul, le visage de la morte dépassa le pli du suaire, les deux filles s’arrêtèrent et se regardèrent avec incertitude, car il ne restait plus rien à faire.

—Quelle heure est-il? demanda Fanny.

Et Berthe répliqua:

—J’ai entendu sonner neuf heures, pas longtemps «après».

Fanny réfléchissait, sans rien dire, les yeux vagues; alors l’autre ajouta:

—Il faudrait aller manger quelque chose. On finirait par tomber. Depuis midi...

Fanny regarda le lit et la chambre. Oui, tout était en ordre. Elle soupira et se laissa emmener.

A l’entrée des deux sœurs, un homme se leva dans la cuisine. C’était un incroyable petit vieux, cassé, délavé, passé, ratatiné, sans âge. Sa figure grise et ravinée ne portait pas la broussaille des vieillards, sauf au-dessus des yeux, qui s’en trouvaient cachés.

Et il dit d’une voix râpeuse:

—Comment qu’ ça va là-haut?

Fanny cacha sa figure dans son mouchoir et Berthe fit un geste sans rien dire. Alors le petit vieux leva le bras avec effort et retira l’espèce de casquette moulée à sa tête qu’il ne quittait jamais. Et ce geste insolite saisit les deux orphelines plus que beaucoup de paroles.

Sur la grande table, une chandelle, dans un chandelier de fer en spirale, grésillait, éclairant mal la vaste pièce. Une casserole chantait sur le fourneau.

Berthe dit:

—As-tu fait à souper, père Oursel? On est bien obligé de manger quelque chose.

—La soupe est prête, répondit le vieux de sa voix parcimonieuse. Mais j’ai pas mis la table dans la salle.

—Ça ne fait rien. Nous mangerons un morceau dans la cuisine, fit Fanny avec lassitude.

Elle s’assit et, comme il arrive, la fatigue tomba sur elle d’un seul coup et elle eut une envie forcenée de s’asseoir dans le coin de la cheminée, à sa place d’enfant, et de s’y endormir, d’oublier, de dormir, de dormir sans rêver.

Mais Berthe ne perdait jamais de vue tout à fait les réalités de ce qu’elle appelait les «devoirs» de la vie. Elle n’eut de repos que lorsque sa sœur se fut, comme elle, approchée de la table. La soupe campagnarde, mitonnée par leur étrange cuisinier, de poireaux, de pommes de terre, de pain, de beurre et de crème, livra sa douce chaleur onctueuse et les deux sœurs mangèrent sans rien dire. Enfin Fanny posa sa cuillère et repoussa son assiette:

—Pauv’ maman! Elle aimait tant sa soupe!

C’était la première fois qu’on parlait au passé de la mère Bernage. Le vieux eut l’air de réfléchir avec difficulté. Puis il dit:

—Même âge que moi qu’elle avait. De mil huit cent vingt-cinq qu’on était tous les deux.

Il répéta plusieurs fois, comme étonné et flatté prodigieusement de cette coïncidence:

—Tous les deux, tous les deux!

Et ils écoutèrent dans le silence et la pénombre résonner ces chiffres évoquant tant de choses anciennes, oubliées, mortes comme la morte d’en haut.

A ce moment, un coup de sonnette retentit qui fit tressaillir les deux sœurs. Elles se regardèrent.

—Qui ça peut-il être à cette heure-là?

L’inutile question n’eut d’autre réponse que le bruit que fit le vieux domestique en se levant. Il marchait un peu courbé, et la chandelle qu’il portait lui traçait une ombre grotesque de gnome sur le mur. Il sortit suivit un long corridor, et les sœurs, dans l’obscurité, l’entendirent déverrouiller et débarrer la porte d’entrée. Alors elles dirent ensemble:

—C’est l’oncle Nathan!

Et, déjà, elles étaient dans le corridor quand, se rappelant tout à coup ce que le deuil de la maison leur commandait, elles s’arrêtèrent sur le seuil. Au fond du long corridor, le clair-obscur montrait l’arrivant, un grand homme puissant qu’entourait l’ombre et le halo de la pauvre lumière rougeâtre oscillant aux mains du bonhomme. Alors, vite, Fanny rentra dans la cuisine pour allumer une seconde chandelle.

Quand ils furent tous dans la petite salle à manger, assis sur les chaises alignées contre le mur de chaque côté de la table ronde, avec un petit rond de sparterie sous les pieds, ils se regardèrent un moment. Rien d’autre n’avait été échangé entre eux que le dur baiser d’arrivée, singulière salutation d’autrefois donnée et reçue sans plaisir et sans intérêt. Et maintenant, ils ne trouvaient pas les paroles qu’il fallait pour commencer.

La haute taille de l’oncle Nathan faisait un rectangle sombre sur le mur ramagé de clair et sa surprenante figure de demi-paysan de la cité du val, comme ciselée dans du granit rouge avec force et finesse à la fois, s’achevait dans une charmante chevelure inattendue toute en petites boucles d’argent.

Enfin, il soupira et dit:

—Et, comme ça, la v’là partie, ma pauv’sœur. Et vous v’là toutes seules, alors.

Sa grande bouche régulière et rasée souriait presque, mais sa voix était plus grave que ses médiocres condoléances. Il avait l’air à la fois de les plaindre et de se moquer un peu. Les demoiselles Bernage, qui connaissaient le vieil oncle Le Brument, n’y firent pas attention. Et Berthe, pénétrée de cette importance subite que la mort fait rejaillir autour d’elle, répondit:

—Oui, elle a passé dans la soirée, vers les huit heures et demie.

Après cela, elle dit—un peu plus comme une fille qui vient de perdre sa mère:

—Not’ pauv’ mère! Elle se repose à présent. Mais nous...

Et elle finit sa phrase dans son mouchoir.

Fanny, muette, croisait et décroisait ses mains sur ses genoux, d’un geste inconscient. L’oncle Nathan reprit:

—Avez-vous vu le pasteur?

—Pas «depuis», dit Berthe, mais il était encore là hier.

La bouche ironique se plissa encore. Le vieillard regardait Fanny qui, les yeux perdus dans le halo de la chandelle grésillante, semblait absente de la scène. Et il dit, penché vers elle:

—Elle a-t-il dit quelque chose, ta mère?

Fanny le regarda en tressaillant violemment. Et, tout à coup, ramenée à la réalité, elle écouta les paroles qui semblaient encore résonner et elle dit, comme si elle comprenait leur sens caché:

—Non, rien.

Berthe avança entre eux sa grosse tête blonde.

—Qu’est-ce que tu dis, Fanny! Si, elle a parlé tu sais bien.

Mais son interruption tomba dans le vide sans toucher personne, et elle recula en les regardant toujours.

Au bout d’un instant, l’oncle Nathan reprit:

—Y’ aura du monde à l’inhumation. Du temps du père Bernage, y’ aurait eu toute la ville. Mais à présent c’est plus la même chose: j’ suis vieux, vous êtes restées filles. C’est des familles qui s’en vont.

Il avait posé ses mains à plat sur ses genoux, et discourait, comme pour lui-même, de sa voix mordante, en regardant la flamme. Il continua:

—Le grand-père Jean Bernage, avec sa fabrique, c’était un homme! Y en a eu du monde ici, du temps que les mouchoirs de Beuzeboc étaient dans leur beau! Le père Jean, i’ causait à Rouen, le vendredi, à tu et à toi avec tous les messieurs des grosses fabriques. Tout ça est mort. Tout ça est fini. Ça a commencé du temps de ton père, Alfred Bernage. L’argent s’en va d’ici. Et pas seulement de chez vous, mais de toute la vallée. Ça s’en va, comme c’est venu, sans qu’on «save» pourquoi. L’argent s’en va.

Il semblait répéter le mot avec complaisance, peut-être avec volupté. Et il ne regardait toujours pas les affligées qu’il venait consoler, comme si son discours était d’une portée générale, ou encore chargé d’un sens intelligible à lui seul.

Berthe dit à mi-voix:

—T’aurais bien pu allumer une bougie, au lieu de c’te chandelle.

L’oncle Nathan reprenait:

—L’argent? Où qu’il est aujourd’hui? On ne sait pas. Il est toujours plus là où qu’il était. Y en a qu’en ont. Peut-être. C’est pas ceux qu’on croit. L’argent n’est pas...

Il s’interrompit pour écouter quelque bruit qui venait du corridor noir. Et il dit d’une voix changée, moins âpre:

—Votre père était un bon homme. Mais il ne savait pas gagner de l’argent. Il avait des idées à lui là-dessus, crainte de nuire au monde, ou n’importe. Des bêtises! On ne va pas loin avec ça. Et ma sœur, qui le menait dans tout, elle a pas pu l’ mener là-dessus. Ah! mais non!

Il regarda Fanny tout à coup:

—Tu lui ressembles à ton père, toi, Fanny, d’un sens... Et, si ton père avait «vit», il y a des choses qui seraient pas arrivées. Pas que ça soit plus mal comme ça, non, peut-être; on ne sait pas, on ne peut pas dire.

Il rêva un moment, comme s’il résumait des pensées profondes. En face de lui, elles ne bougeaient pas: Fanny pâle et inerte, Berthe comme tendue par une idée fixe, qui la faisait froncer les sourcils d’attention. Enfin, le vieillard se leva:

—Faut que j’m’en retourne. Il est tard.

Fanny dit doucement:

—Voulez-vous la voir?

—Ça peut pas se refuser.

Ils montèrent tous trois l’escalier. A la porte, ils pausèrent un instant, pour rassembler ce courage qui se détourne devant le visage de la mort. Et ils entrèrent.

 

Quand elles furent seules, et que le pas du vieillard eut décru jusqu’à s’éteindre sur la route de Villebonne, sèche et sonore sous la lune, les deux sœurs se regardèrent.

—Quelle heure est-il? demanda Fanny.

Et Berthe répondit, comme si elle attendait la question:

—Dix heures et demie.

Alors Fanny reprit:

—Nous allons la veiller chacune à notre tour. Veux-tu aller te reposer d’abord?

—Non, dit vivement Berthe. On restera ensemble, c’est mieux.

Fanny fit un geste vague qui acquiesçait.

Quand elles revinrent, elles avaient changé leurs robes contre des peignoirs et chacune s’était fait deux grosses tresses qui tombaient, brunes et soyeuses, de chaque côté de la figure pâle de Fanny, blondes et rudes, sur les épaules de Berthe. Elles ressemblaient ainsi à deux grandes pensionnaires dans leur première robe longue, car les vingt-neuf ans sonnés de Fanny gardaient, plus que les vingt-cinq de sa sœur, un air d’innocence et d’ignorance.

Elles s’assirent, l’une au pied, l’autre à la tête du lit. Sur la commode, une bougie brûlait avec un halo rouge. Fanny avait joint les mains et semblait prier. Berthe la regardait fixement. Et le visage de la morte était coupé de grandes ombres, qui bougeaient un peu lorsque la flamme vacillait.

Les yeux de Fanny rencontrèrent les yeux de Berthe et ce fut comme si le charme du silence se rompait entre elles. Quelque chose dans le regard de sa sœur surprit l’aînée. Pourtant, elles n’avaient guère l’habitude de s’analyser; leur milieu endormi leur vie engourdie, une sorte de fatalisme provincial leur faisait accepter passivement choses, êtres et événements. Etait-ce cette atmosphère de mort qui agitait autour d’elles l’eau morte de leur âme? Fanny se replia un peu plus et attendit.

Ce fut assez long. Berthe ne semblait pas pouvoir formuler cette question qui était si clairement inscrite dans ses dures prunelles bleues. On devient malhabile à parler de certaines choses lorsque la parole n’a servi jusque-là qu’à exprimer l’ordinaire de l’existence. Enfin elle dit:

—Fanny!

L’autre répondit en tremblant:

—Eh bien?

—Qu’est-ce qu’il peut y avoir dans cette lettre?

L’interpellée eut ce léger souffle exhalé qui marque la fin d’une appréhension. Ce n’était pas là ce qu’elle avait craint. Et elle répéta:

—La lettre?

—Oui, la lettre qu’elle a demandée et que tu lui a mise dans les mains.

—Je ne sais pas, dit lentement Fanny.

Berthe resta saisie.

—Ce n’est pas possible! Où était-elle, d’abord?

Fanny indiqua le globe.

—Là? Et on ne le savait pas? Et d’où vient-elle? Et de qui?

Ses yeux s’aiguisaient, implacables. Fanny la sentit en proie à une de ces crises de curiosité qui la possédaient parfois: et un découragement l’envahit à l’idée de la lutte.

—C’est son affaire et pas la nôtre, dit-elle avec douceur.

—Mais c’est la nôtre aussi, puisque tout ce qui est à elle est à nous maintenant.

Il y eut un silence dans lequel l’écho des mots se prolongea et sembla leur donner toute leur valeur. Et Berthe reprit plus fermement:

—Il faut que nous sachions ce qu’il y a dans cette lettre.

Fanny se débattit encore.

—Non, Berthe, ce ne serait pas bien. Maman serait fâchée.

—Au contraire. Si c’est quelque chose d’important, nous devons le savoir. Car, enfin, elle n’avait peut-être plus toute sa tête quand elle t’en a parlé. Sans ça, elle ne t’aurait pas demandé de la détruire.

Elle avançait des yeux éclairés en dedans par sa passion contre ceux de sa sœur, comme pour forcer physiquement son consentement. Et elle ajouta:

—Il faut même que nous le sachions. C’est notre devoir.

Fanny eut un gémissement de défaite devant ce mot qu’elle ne savait comment conjurer. Un mot dont elle avait tant souffert déjà quand sa mère le dressait devant elle comme un obstacle infranchissable. Et elle se couvrit la figure de ses mains pour ne pas voir Berthe qui soulevait le drap mortuaire.

Quand elle les écarta, sa sœur tenait la lettre. Alors, elle gémit:

—Oh! Berthe, qu’est-ce que tu as fait? Dès que maman a été morte, tu lui as désobéi!

L’autre avait pâli sous le rose cru qui fardait naturellement ses joues pleines. Mais ses yeux triomphaient. Et elle parla si fermement que Fanny sentit vaciller sa conviction intérieure.

—Non, dit-elle, il fallait le faire. Tu verras que j’avais raison.

Sa respiration était un peu courte. Elle sourit pourtant et ajouta:

—Nous la lui redonnerons, va!

Trop de choses se pressaient dans la tête de Fanny pour qu’elle pût réfuter cette parole-ci qui lui paraissait monstrueuse comme l’acte et le geste qu’elle venait de voir. Il lui semblait que tout cela était un rêve affreux commençant avec la mort de sa mère, et elle ne s’étonna même plus quand elle vit sa sœur tirer de l’enveloppe la lettre vouée au tombeau par la voix de la mourante, en disant avec un frisson:

—Oh! qu’elle est froide!

Et puis, elle s’approcha de la bougie. Fanny la suivait des yeux, hallucinée. Etait-ce vrai? était-ce arrivé? Oh! tout ceci aurait un châtiment: le Ciel le voulait! Elle se leva à moitié de sa chaise. Alors, Berthe se retourna.

—Comme ça, tu ne sais pas du tout ce que c’est? Du tout?

Fanny fit non, toujours comme en rêve, et elle étendit la main pour une défense suprême du secret de la morte. Berthe détourna les yeux. Le moment passa qui aurait pu changer le destin: la lettre dépliée livrait déjà un peu du mystère qui ne pouvait plus, à présent, rester caché.

Berthe lut.

—«Tours». Ça vient de Tours. Comme c’est drôle! On ne connaissait personne à Tours. Enfin, voyons.

Et elle commença:

«Madame,

«C’est avec étonnement que vous lirez cette lettre, je n’en doute point. Pour moi, quelque habitué que je sois, de par mon ministère, à de pénibles démarches, il n’en est pas qui m’ait coûté davantage. Il se peut, en effet, que le message que je suis chargé de vous transmettre apporte le trouble et le désordre au sein d’une famille unie. Il est possible qu’elle brise la douce confiance qui unissait entre eux les membres de cette famille, en révélant un secret jusque là ignoré...

«Veuillez donc croire, madame, que je suis au regret d’être la cause involontaire de vos ennuis et soyez assurée qu’il ne faut rien de moins que la certitude d’accomplir un devoir sacré pour que je me permette une telle démarche.

«Je laisse la plume à mon infortuné pénitent qui doit à présent parler pour lui-même afin, s’il se peut, de toucher votre cœur.

«Croyez bien, madame, je vous prie, à mes sentiments très chrétiens.

«✟ Marie-Adrien Bruneau,
Curé de Saint-Gilles

Berthe laissa tomber la lettre et regarda sa sœur.

—Comprends-tu un mot?

Fanny ne répondit même pas. Au fond de ses yeux pâles, grands ouverts par la surprise, un petit nuage montait: souvenir, crainte, angoisse?

Berthe reprit:

—Un curé de Tours? A nous, des protestants! Qu’est-ce qu’il pouvait avoir à nous dire? Et ce secret dont il parle... Sais-tu, toi? As-tu une idée?

Fanny fit non de la tête car, déjà, elle n’était pas maîtresse de sa voix.

Berthe retourna la lettre. Le papier jauni se montra vide d’écriture. Elle reprit l’enveloppe et poussa une exclamation étouffée.

—Il y en a une autre, c’est ça!

Elle dépliait un mince papier quadrillé qui criait sous ses doigts animés d’une sorte de hâte voluptueuse. Mais elle le déplia, le lisant avant de commencer, comme pour faire durer ce plaisir aigu. Et elle dit encore:

—Ah! enfin, voilà! Nous allons savoir. Ça vient aussi de Tours et cette fois, c’est daté.

 

Tours, le 30 mai 1883.

Fanny fit un mouvement, mais Berthe ne voyait rien, rien que la lettre qui enfin allait assouvir cette folie de curiosité qui la tenaillait.

—Ça commence aussi: «Madame», dit Berthe. Et elle lut:

«Je mets la main à la plume afin de soulager la peine que j’ai qui est grande. Je vous ai fait bien du tort et j’en ai du regret, me voyant sur un lit de maladie. On pense à tout quand on se voit dans une position pareille que j’ai été et on reconnaît ses torts. Ça fait que je me suis dit que j’allais vous dire tout ce que j’ai sur le cœur, en vous priant de me pardonner, vu que je veux faire réparation.

«Madame, tout ça est venu un peu de votre faute. Pourquoi que vous êtes partie quand le régiment a passé par Beuzeboc? On laisse-t-il une demoiselle toute seule comme ça parmi des soldats? (surtout si jeune!) Toujours est-il que le malheur est plus vite arrivé qu’on ne croit et que vous êtes donc un peu fautive, comme je le dis plus haut. Mais, pour moi, je n’ai pas oublié, comme j’aurais pu et comme d’autres auraient fait. Et donc je peux le dire, que j’ai traîné le souvenir partout avec moi depuis ce jour. Alors, voilà ce que je viens vous dire. D’abord que j’ai bien du regret de ce que j’ai fait, car, vraiment, c’était une enfant plutôt qu’une femme et j’aurais pas dû. Mais, enfin, c’est pas tout ce qu’on dira qui changera rien; alors, passons à la suite.

«Je suis jardinier de mon métier. Je gagnais déjà bien avant mon congé, et j’espère arriver à m’établir après, car mes parents m’ont laissé quelques sous. Ça fait que d’ouvrier je pourrais devenir petit patron. Ça s’est vu. Me voilà libéré en septembre, donc que je prendrais chez moi, qu’est pas très loin d’ici dans le Saumurois, un fonds que j’ai entendu parler et que je pourrais me marier. Donc, que si votre demoiselle, elle voulait bien alors de moi tout à fait comme époux, je serais consentant et bien satisfait.»

Berthe laissa tomber la lettre et regarda sa sœur. Sa curiosité était dépassée. C’était comme si la porte qu’elle avait voulu entr’ouvrir avait cédé brusquement en la précipitant dans un abîme. Mais Fanny, aussi pâle que la morte, la regardait avec des yeux brûlants. Et elle dit impérieusement de sa douce voix qui se brisait dans le paroxysme:

—Et après? après?

Vraiment, c’était elle qui semblait haleter à présent de cette curiosité vitale qui séchait tout à l’heure les moelles de sa sœur. Et Berthe, cette fois, ne put qu’obéir, machinalement.

Elle reprit:

«...et bien satisfait. Peut-être que vous allez croire que je cherche à faire, comme on dit, une bonne affaire en regardant au-dessus de ma condition. Non, madame, je ne suis pas de ces gens-là. J’ai bien vu que vous étiez du monde plus haut placé que moi et que vous avez apparence de fortune, je jure que ça n’est rien pour moi là-dedans et que c’est le regret seulement qui me fait parler. Preuve en est que je vous demande votre fille toute nue et rien avec, que je lui ferai une position par mon travail.

«Il faut encore que je vous informe que ma maladie est une fluxion de poitrine, que j’ai bien souffert et pensé étouffer, donc que ça m’a fait réfléchir sur le tort que j’avais fait à votre demoiselle pour l’empêcher peut-être de se marier ou lui causer du dommage pour sa conduite vu la méchanceté du monde. Mais le major dit que me voilà guéri tout à l’heure et que c’est la maladie des plus vigoureux.

«Donc, madame, ayez aucune crainte et donnez-moi votre fille en toute sûreté si le cœur lui en dit comme à moi (que je ne l’ai jamais oubliée). Je la rendrai heureuse de toutes les façons. Et, craignez-rien, à preuve que c’est pas pour vous faire déshonneur, vous entendrez plus jamais parler de moi si vous ne faites pas réponse à la présente, que je comprendrai que c’est non que ça veut dire.

«Madame, je termine cette longue lettre que M. le curé a bien voulu relire pour moi en vous saluant avec le plus grand dévouement.

«Ludovic Vallée.»

Le dernier mot tombé, un silence pesant régna. Quelque chose de tangible était sorti de cette lettre jaunie, de ces papiers condamnés à la mort et qu’on ressuscitait malgré la défense de la morte. Quelque chose de vivant venait de naître dans cette chambre funéraire et les deux sœurs pressentaient obscurément que leur vie allait en être changée.

Ce fut comme une torpeur momentanée dont elles sortirent en même temps, car le moment des cris, des indignations et des larmes était arrivé et elles n’étaient pas de ceux qui ont la sagesse suprême de savoir y échapper.

—Alors, dit Berthe, tu comprends tout ça?

Fanny mit sa tête dans ses mains, du grand geste féminin qui cache la honte en cachant ces yeux qui la proclament. Et pourtant, ce n’était pas la honte qui la poignait. Car elle répétait tout bas: «Il a écrit! Il a écrit!»

Quelques instants coulèrent ainsi, et elle releva la tête. Elle était transformée. Son visage blanc brillait dans la pénombre et ses yeux pâles, enfin allumés par la vie, y mettaient une flamme ardente. Et, comme malgré elle, Berthe cria:

—C’était donc toi?

Fanny inclina la tête.

—Mais comment? mais comment? demanda encore l’autre, passionnée d’étonnement et de curiosité, honteuse un peu aussi et avide de tout cet inconnu brûlant qu’elle sentait là, sous sa main, ranimé comme un feu retrouvé sous la cendre.

Et Fanny dit avec une véhémence nouvelle qui, plus que tout le reste encore, était surprenante:

—Je vais te dire, je vais tout te raconter. Et tu verras, tu comprendras.

Elle passa la main sur ses yeux.

—Mais voyons, comment commencer? C’est si loin! Depuis onze ans! et c’était pas oublié mais comme engourdi, vois-tu. Il faut que je retrouve tout.

Elle s’arrêta encore pour se recueillir, penchée, les bras allongés sur ses genoux et les mains nouées, tandis que Berthe, en face d’elle, se penchait aussi pour mieux absorber la révélation qui allait tomber sur son envie comme la pluie sur la terre sèche. Plus tard, plus tard, peut-être, elle songerait à s’indigner, à juger, à condamner, à dire tout ce que son époque, sa coutume et sa race voulaient qu’elle dise dans une circonstance pareille, mais, d’abord, elle allait apprendre, goûter, manger et digérer ce secret, ce vieux secret oublié qui lui avait été volé si longtemps mais qui revenait au jour miraculeusement.

Fanny sentit un peu de tout cela dans le simple mouvement qui rapprochait de la sienne la figure avide. Ce ne fut qu’une lueur perdue dans le foyer ardent qui s’allumait dans tout son être.

—Ecoute, dit-elle.

«C’était cette année-là que dit la lettre, non, l’année d’avant, que le malheur a commencé. J’avais pas encore dix-sept ans et toi treize. Tu allais encore à la pension et moi j’avais fini. Cet été-là, il faisait très chaud, et maman était allée à notre petite ferme de la Hétraye avec toi, pendant trois ou quatre jours, parce que la femme du fermier était malade. Et moi, on m’avait laissée ici, à cause d’une couvée tardive que j’avais faite moi-même et que le père Oursel n’aurait pas su surveiller. C’est de là que tout est venu. A peine étiez-vous parties qu’on a dit qu’un régiment allait passer, comme presque tous les ans, pour aller aux tirs des prairies de la basse Seine. Et, le lendemain, il était là avec tout ce bruit de musique et de tambour qui remplit la ville.

«Et voilà le père Oursel qui vient me dire qu’on va nous envoyer du monde à loger. Je ne savais que faire quand l’oncle Nathan arriva.

«—Ce n’est rien que ça, qu’il me dit, au lieu d’un officier, j’ te vais faire envoyer des soldats qu’on mettra à la remise avec de la paille.

«Je voulais qu’il aille chercher maman en voiture.

«—Non, non, qu’il me dit, ça sera très bien comme ça. C’est pas la peine de fatiguer mon cheval qui vient de rentrer.

«Tu sais comme il est, l’oncle Nathan, là-dessus! Enfin, j’étais si jeune, il m’a persuadée que c’était très bien comme ça. Pensait-il seulement que j’étais une jeune fille toute seule? Il ne s’est jamais marié. Sait-il?

«Il était cinq heures à peu près quand ils sont arrivés. Il y en avait deux. Des soldats, ça se ressemble tous sur le moment, j’y ai pas fait attention, et puis j’étais pas hardie, je l’ai jamais été, mais de ce temps-là je l’étais encore moins. Enfin, je leur ai dit ce que l’oncle Nathan m’avait recommandé et je les ai laissés. Alors, derrière mon rideau, je les ai regardés aller et venir.

«Il y en avait un qui avait une figure de paysan, pas mauvaise et de bonne santé, et je voyais qu’il regardait toujours vers la maison. Enfin, il est venu trouver le père Oursel pour lui dire que son camarade, un petit brun trapu, était de Gruville et qu’il allait coucher chez lui, qu’il ne faudrait rien dire. Le soir est venu; ils avaient fait leur ménage dans la cour; le père Oursel leur faisait chauffer leurs plats, enfin, le camarade est parti. La grille a fait un coup sourd, et, sans savoir pourquoi, je me suis sentie malaise. Alors je suis descendue au jardin, poussée par je ne sais quoi. Le soldat était toujours dans la cour. Il fumait, assis à califourchon sur une chaise. A travers la grille, il me regardait marcher dans les allées et, sans le voir, je sentais ses yeux sur moi. Il ne m’a rien dit et je suis rentrée enfin. Je me rappelle. Le chèvrefeuille sentait fort dans l’air et on entendait les rossignols du Val à la Reine qui commençaient leur chant.»

Elle s’arrêta. Pourtant, elle ne ramassait plus les mots en hésitant comme lorsqu’elle avait commencé. Peu à peu, les souvenirs longtemps comprimés dans sa mémoire se dépliaient et renaissaient comme ces fleurs sèches qu’un peu d’eau fait revivre. Autre chose l’arrêtait: une douceur, une langueur qui lui serrait la gorge pendant qu’elle décrivait ce soir d’été, cette nuit chaude, cette terrible nuit douce et cruelle qu’elle avait cru oublier tant d’années et qui sortait du passé aussi réelle que naguère.

Berthe, qui n’avait pas bougé et qui semblait recueillir chaque mot dans tout son être tendu, dit ardemment:

—Et puis?

Fanny laissa passer des mots étouffés à travers ses mains qui cachaient sa figure.

—Je ne sais pas comment te dire ce qui est arrivé, je ne sais pas.

De force, Berthe lui enleva les mains.

—Mais si, dis, tu peux bien me dire, je n’ai plus dix-sept ans, moi!

—Ah! c’est trop dur! Je croyais que c’était fini, mort, pour toujours et que jamais, jamais, je n’aurais à en parler.

Berthe dit plus doucement:

—Mais si, raconte-le, ça te fera du bien maintenant, au contraire.

Fanny continua:

—La nuit est venue tout à fait, mais si belle, si douce, que j’ai laissé ma fenêtre ouverte. De mon lit, je sentais tout le jardin qui montait. Et je me suis endormie sans le savoir. Et alors, alors, Berthe, je me suis réveillée, réveillée, comprends-tu, dans les bras d’un homme!

Il y eut un long silence. Fanny s’était caché la tête sur le lit et ses épaules rythmaient ses sanglots muets, Berthe se leva et alla entr’ouvrir les volets. La froide lune d’avril entra obliquement, mais l’air était presque tiède. Berthe resta debout un moment, et puis elle se retourna, droite, grande, large et un peu formidable ainsi sur la fenêtre qu’elle semblait défendre. Et elle dit:

—Et alors, tu as supporté ça? Tu n’as donc pas de sang dans les veines! Tu ne pouvais pas te débattre, crier, appeler?

La désolée releva du lit une figure hagarde. Elle semblait si loin encore que les paroles ne lui parvenaient pas clairement.

Elle bégaya:

—Crier quoi? Appeler qui? Il était déjà trop tard. Est-ce qu’on m’avait jamais parlé de ça? J’aurais dû savoir qu’on verrouille sa porte, qu’on ferme sa fenêtre... Mais jamais maman ne parlait de la vie, tu le sais bien. J’étais perdue, abandonnée, toute seule. Le père Oursel était déjà si cassé dans ce temps-là... Et s’il avait reçu un mauvais coup?

—Ah! si tu avais le temps de penser à tout ça! Enfin, quand on n’est pas consentant, tout de même!

Elle n’acheva pas. On a beau être sœurs et vivre de la même vie entremêlée durant des années et des années, il n’est point de mots pour aborder des choses qui sont comme si elles n’existaient point.

Ce fut Fanny qui reprit:

—Et la honte, la honte que le monde vienne, crois-tu que c’est rien? Comment est-ce que j’aurais regardé maman quand on lui aurait raconté ça?

Berthe ne répondit rien sur le moment, comme si l’argument était vraiment sans réplique. Et puis, enfin, elle dit:

—Tout de même, on peut se défendre. C’est pas possible: il y a autre chose que tu ne dis pas.

Fanny baissa encore la tête. La clairvoyance implacable de sa sœur à courtes vues ordinaires lui paraissait surnaturelle. Elle se soumit:

—Oui. Mais je ne peux pas expliquer. Et je ne sais pas si tu comprendrais.

Berthe se pencha. Il lui fallait entrer sa volonté dans cette chair faible qui ne savait pas résister.

—Dis-le, dis-le.

—Depuis la mort de papa, depuis sept ans, personne ne m’avait jamais dit un mot bon. Maman, si froide, si dure; et toi, qui n’aimais pas qu’on t’embrasse, ni qu’on te parle doucement. J’étais comme trop privée, même, de paroles douces. Et, tout d’un coup, quelqu’un qui vous répète cent fois: «Je t’aime, je t’aime», tu crois que ce n’est rien, ça?

Elle était presque à genoux. Sa douce figure levée semblait implorer la cause de l’amour. Et, du haut de sa grande taille, la cadette laissait tomber sur elle le dédain, le mépris que ses yeux, sa bouche, son corps même exprimaient. Et elle dit:

—Si c’était ça que tu voulais, tu ne pouvais pas attendre? J’attends bien encore, moi!

Fanny détourna les yeux. Sans pouvoir l’exprimer, elle sentait qu’elle n’était pas comprise, qu’elle ne le serait jamais et que cette phrase, si difficile à dire pour sa sœur et à entendre pour elle, cette énormité proférée à voix haute ne jetait aucune lueur de vérité entre elles. Elle soupira sans rien dire. Et les pensées des deux sœurs suivirent chacune leur route dans le silence.

Ce fut Berthe qui, la première, revint à la réalité, car tout ceci n’était qu’un peu de passé ressuscité, mais il y avait autre chose de plus passionnant encore à apprendre.

—Et alors, c’est lui qui a écrit?

Fanny releva la tête et ses yeux pâles se ranimèrent. Le présent rentrait en elle et, pour un instant, elle oubliait que c’était aussi du passé. Elle répéta avec ravissement:

—Il a écrit!

Et à peine eut-elle dit cela qu’elle se souvint qu’onze ans avaient passé sur cette nouvelle étonnante arrachée à l’ensevelissement. Mais toute sa joie ne tomba pas, parce qu’elle était habituée à se contenter d’ombres de bonheur. Elle répéta seulement deux ou trois fois:

—Ludovic Vallée! Ludovic Vallée...

Berthe dit avec une sorte de violence, contenue à cause de la morte:

—Tu ne vas pas dire que tu ne savais même pas son nom?

Fanny la regarda avec cette espèce de candeur qui, à vingt-neuf ans, paraissait si déconcertante:

—Mais non, dit-elle simplement.

Un souffle plus frais glissa dans la chambre. Berthe se tourna pour fermer la fenêtre, et puis elle regarda la morte qu’elles avaient oubliée. Alors, comme frappée subitement, elle demanda:

—Et c’est tout? Tu l’as donc dit à maman?

L’aînée fit oui de la tête.

—Pourquoi? Moi, je l’aurais gardé pour moi toute seule.

La martyrisée eut une rétraction un peu plus forte. La torture ne sera jamais tout à fait abolie tant que la terrible question de famille subsistera. Elle se souvint. Il fallait dire tout, puisqu’elle n’avait pas eu la force de garder son secret «pour elle toute seule», ou puisqu’une sombre fatalité pesait sur elle depuis la découverte de la lettre condamnée à mort. Enfin, les mots vinrent:

—Il a bien fallu que je le dise.

Et elle ajouta, après un silence:

—Je n’ai pas pu le cacher.

Et, cette fois, elle s’abîma à terre, secouée de sanglots, contre le lit froid, le lit de sa mère morte, qui n’avait jamais été son refuge au temps de sa mère vivante.

Du temps coula. Berthe, cette fois, était restée sans mouvement. L’étonnement, surtout, de découvrir un secret là où elle n’en avait pas deviné, elle qui en voyait partout. Elle parla enfin:

—Ainsi, tu as eu...

Elle s’arrêta, incapable de dire un mot de plus.

Fanny fit oui, tout en pleurant.

—Chez nous, chez nous, oh!

Si Fanny avait regardé sa sœur, elle aurait vu clairement, l’orgueil froissé, la colère de caste, le puritanisme blessé aussi se combattre en elle. Dans son trouble, elle comprit pourtant que cette faute si bien cachée, si inconnue, si oubliée, apparaissait à l’autre comme une nouvelle, réelle, éclatante. Et elle dit:

—Personne, personne n’a rien su.

Les traits de la grande fille se détendirent.

—Ah! personne?

—Seulement l’oncle Nathan et la vieille Marthe, notre ancienne bonne.

Berthe s’assit. De sa grande main, elle toucha les épaules de la pleureuse.

—Allons, ne pleure pas comme ça. Puisque c’est fini et oublié, qu’est-ce que ça te donne? Et dis-moi comment tout ça est arrivé.

Fanny obéit. Elle obéissait toujours à ceux qui savaient commander. Et, assise en face de l’autre, elle reprit cette confession qu’elle arrachait par bribes à sa mémoire endormie qui tressaillait pour se réveiller.

—Le régiment est reparti le lendemain à cinq heures. Je me suis barricadée dans ma chambre. J’étais comme folle et surtout honteuse. Il me semblait que ça se serait vu sur ma figure. Quel tourment! Tout ce que j’ai souffert! Enfin, maman est revenue. On dit que les mères voient tout. Non. Elle n’a rien su de ce qui était arrivé avant que je le lui dise. Ma vie changée, perdue, elle ne l’a pas devinée.

Elle regarda furtivement la morte comme si cet humble reproche était encore de trop envers celle qui n’entendait plus.

—Enfin, j’avais fini par m’habituer à ce malheur, à ce mensonge, quand j’ai compris que mon péché ne pouvait pas rester caché. Mais j’étais si jeune, si enfant encore que je ne faisais pas vraiment attention et c’est à ce moment-là que maman m’a questionnée. Oh! ça, ne me demande pas! Ce serait comme s’il fallait recommencer!

Berthe se pencha curieusement.

—Elle a été colère?

Fanny eut un frisson des épaules.

—Je ne peux pas te dire. Elle m’a soutenue. Mais comme elle était sévère! et sans pitié du tout...

«Enfin, elle a décidé tout avec l’oncle Nathan. Tu sais que la vieille Marthe était retirée dans son pays, à Bures, tout au bout du département, près de la Somme. Alors, on a répandu le bruit que j’étais malade et que nous allions consulter à Paris. Et nous sommes allées vivre trois mois à Dieppe. Février, mars, avril. Ces mois-là ne sont pas comme d’autres pour moi, depuis.»

Berthe dit, comme si elle gardait un contrôle ouvert et qu’elle s’en trouvât satisfaite:

—Oui, je suis restée en pension, je me rappelle. J’allais chez l’oncle Nathan le dimanche. Il disait que tu étais malade. Et puis?

Toute reprise par ses souvenirs, Fanny à présent se réveillait, frémissante, dans ce temps aboli qui effaçait le présent.

—Et puis, dit-elle, le moment est arrivé et j’ai bien souffert. Quel mal et quel tourment, tout ensemble! On ne peut pas savoir! Et surtout, quand je l’ai eu là contre moi, mon petit à moi, que c’était dur de me dire: «Faut pas que je me laisse aller à l’aimer!» Mais maman était là, toujours la même que tu l’as vue. Si sévère, si froide! Elle m’aurait pas quitté l’aimer. Et puis, j’étais si jeune, je ne savais pas, je n’osais pas. Plus tard, peut-être que j’aurais eu plus de courage...

Elle dit encore:

—Peut-être...

«Mais elle a tout arrangé pour moi. Tout. Elle n’a pas voulu que je lui donne à téter. J’aurais pu, pourtant. Je t’assure! Et puis, trois jours après, elle est rentrée toute seule. Et je n’ai rien osé lui demander. Enfin, quand je me suis relevée, elle m’a emmenée à la gare, et, là, nous avons pris le train pour Paris. En passant devant la station d’un petit pays qui avait un clocher pointu dans la verdure, elle m’a dit:

«—C’est là qu’il est, avec la vieille Marthe.

«Et c’est tout ce que j’ai su de mon petit garçon.»

Elle se tut. Berthe attendit un peu, et puis elle dit:

—Ah! il a été élevé là; alors, à Bures. Et la vieille Marthe, est-ce qu’elle écrivait?

Fanny avoua:

—Je ne sais même pas. Maman ne m’en a plus parlé, jamais, la première. Et tu sais comme elle était! On avait peur de commencer sur quelque chose qui ne lui plaisait pas. Et puis on dit: «l’amour maternel», mais ça ne vient pas toujours comme ça, au début. Moi, c’est comme si on me l’avait tué en moi, d’avance...

Comme elle s’arrêtait, Berthe commença:

—Enfin, tu en étais débarrassée, de c’ t’ enfant, et heureusement.

Fanny ouvrit grands ses yeux incolores qui ne comprenaient pas ce langage...

—Oh! non, c’est pas ça! Mais j’étais trop contrariée en tout. Il aurait fallu que je résiste tout de suite, alors, mais c’était trop tard, je ne pouvais plus. Et, par moments, il me semblait que ce n’était pas à moi, mais à une autre que c’était arrivé. Et j’y pensais comme on pense à une histoire qu’on a vue, sans en être...

«Et c’est drôle, ce que je vais te dire; au lieu que ça s’efface, ça m’est revenu plus fort depuis quelque temps, depuis que j’étais plus femme. L’âge, l’âge de se marier qui passe. Alors, on pense: «Mais je sais ce que c’est et j’en ai eu un enfant aussi!» Et alors, j’ai bien songé à lui depuis quelque temps. Même, j’ai pris sur moi d’en parler à maman. Oh! les jours et les jours que j’ai retourné ça! Les fois que je suis venue pour lui dire et que je n’ai pas osé! Les phrases que j’ai commencées: «Dites-moi, maman...» et que je finissais par autre chose! Enfin, un jour, j’ai été jusqu’au bout:

«—Maman, il aurait dix ans, mon petit Félix...

«C’était l’année dernière, au 20 du mois de mai, qui est le jour de sa naissance. Elle m’a répondu, sans me regarder, mais, tout de suite comme si elle attendait ce mot-là tous les jours depuis toutes ces années:

«—Oui, il est vivant. Il se porte bien.

«Ça m’a fait tant de plaisir que je lui en aurais reparlé cette année encore.»

Berthe dit avec aigreur:

—Pourquoi donc? Elle avait raison, maman. Je trouve qu’elle a fait pour le mieux. Vois-tu un peu qu’on ait su ça ici? Et puis qu’est que ça t’aurait donné de savoir ce qu’il devient, cet enfant du malheur?

Fanny courba la tête. Déjà, elle sentait une volonté se substituer à celle de la morte, en la continuant. Berthe, selon son habitude, répéta ses arguments:

—Vois-tu un peu si maman n’avait pas agi comme il le fallait? Notre vie ici sur laquelle on n’a jamais rien dit et toutes nos habitudes, qu’est-ce que ce serait devenu? Est-ce rien d’être des gens comme il faut, que tout le monde respecte? Si personne ne s’est jamais douté de rien, tout est pour le mieux.

Fanny ne disait rien. Même elle n’entendait pas ce langage sous lequel sa mère l’écrasait jadis. Car, dans ce bouleversement de toute sa vie évoquée, voilà qu’elle retrouvait ce qui l’avait fait parler, la lettre, la lettre, ce fait nouveau. Et elle dit:

—Et voilà surtout ce qui m’a enlevé tout le courage que j’aurais pu avoir, c’est de n’avoir jamais rien su de ce malheureux... du, du soldat.

—De Ludovic Vallée, fit Berthe. Appelle-le par son nom, puisque tu le connais, à présent.

Sa cruauté fait saigner le tendre cœur ouvert. Fanny sanglota.

—Oui, oui, si longtemps j’avais espéré qu’il se douterait, qu’il saurait! Il avait pas la figure d’un mauvais gars, non, je le savais bien. Et il a écrit. Il me voulait. Et moi, je n’ai rien su, rien, et mon petit est sans père et sans mère!

Elle s’abattit encore sur le parquet, la figure dans les draps. Sa rancune de doux être écrasé par la meule de la vie, sacrifié aux siens et au monde, crevait enfin après dix ans de silence, de résignation ou de fatalisme.

Berthe la regardait avec plus d’étonnement qu’elle n’en avait encore laissé voir dans cette heure étonnante. La bougie baissa en jetant, avant de s’éteindre, de grandes lueurs tremblantes qui semblèrent animer le visage de la morte d’une vie surnaturelle. Et le grand froid de l’aube se répandit dans la chambre.

II

Sous le blanc soleil d’avril, les invités à l’enterrement se pressaient au jardin qu’emplissait le ronron de la fabrique d’en face. Car, déjà, la maison était pleine et l’on s’étouffait dans le vestibule pour arriver plus près du salon où avait lieu le service. La pièce aux volets entre-bâillés s’assombrissait encore de cette assemblée de gens empaquetés dans les opaques étoffes de deuil qui boivent la lumière.

Le cercueil paraissait immense. Quelques couronnes le paraient, et la senteur fraîche et forte des jacinthes se mêlait à l’étrange odeur du crêpe qui est celle même des cérémonies funèbres.

Droite auprès du cercueil, Fanny voyait et entendait tout, à travers le voile noir qui déforme odeurs et sons. Elle paraissait frêle et petite auprès de la grande taille de Berthe qui allait au-devant des arrivants, du pasteur, plaçait et déplaçait, faisait enfin l’office de maîtresse de maison et de conductrice du deuil.

La voix du pasteur montait péniblement dans la pièce matelassée d’assistants, trop pleine d’étoffes, de chaleur, d’odeurs. Ici et là, un mot plus clair sonnait: la justice, la vie éternelle. Et, tout à coup, Fanny entendit une phrase qui lui parut remplir toute la pièce. «Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu.»

Ceux qui ont le cœur pur. Ceux qui ont le cœur pur. Elle ne pouvait plus entendre autre chose. Et, elle se souvint que c’était ce qu’on avait mis sur les lettres de faire-part, le verset choisi de l’Ecriture proposé par le pasteur, adopté par Berthe, et passivement approuvé par elle.

Alors, ce fut comme si la parole venue du fond des siècles faisait déborder ce chagrin trouble et passionné qui recouvrait sa douleur filiale. «Ceux qui ont le cœur pur». Voilà le seul mot trouvé digne de sa mère, de sa mère qui depuis dix ans la sacrifiait, la martyrisait, la dépossédait, de sa mère qui, jadis, l’avait volée en lui dérobant cette lettre.

Le service continua. Elle n’entendit plus rien, retirée tout entière dans son cœur en tumulte. La prière, la bénédiction qui courbe les têtes, et la sortie, le jour éblouissant, comme argenté d’une lumière pure, le jardin fleuri de crocus, de primevères, de jacinthes, et enfin ce départ si émouvant, si dur, ce dernier départ de ceux qui ne rentreront plus, tout cela ne pénétra pas en elle. Son âme humble et fidèle était fermée désormais à sa mère.

Le cortège descendit et monta les routes et les rues mal pavées. Deux par deux, les hommes d’abord, en noir, avec ces habits étriqués et démodés qui sont ceux des cérémonies à travers une vie entière et quelquefois deux, et puis les femmes, dans ce profond deuil provincial, sans lequel on n’oserait assister, en Normandie, à une «inhumation», et qui est la charmante sympathie visible de la race.

Il y avait «tout Beuzeboc, à la suite», comme dit plus tard Berthe avec orgueil. Le vieux nom de Bernage, qu’on retrouve dans tous les parchemins concernant les religionnaires, était bien respecté encore, malgré son éclat diminué avec la fortune déclinante. Derrière Nathan Le Brument et tous les cousins laboureurs ou herbagers que les collines et la plaine avaient envoyés en souvenir de la cousine Brument, marchait M. Fautais, roi des filateurs et tisseurs de la vallée. De très vieilles gens se souvenaient fort bien d’avoir entendu son grand-père, le colporteur, crier son fil dans les rues de Beuzeboc. Et son père avait laissé à sa mort trente-deux millions à partager entre ses huit enfants. Pour lui, il cachait son insignifiance sous une morgue extrême qui ne l’empêchait point de rester méticuleux sur le chapitre généalogique du pays. La famille Bernage faisait partie de ces premiers fileurs de coton, colonisateurs de la vallée, et M. Fautais s’en souvenait toujours dans les grandes occasions. C’est pourquoi son impeccable haut-de-forme honorait le cortège entouré d’une considération accrue.

En haut de la Rue-aux-Chevaux, les porteurs s’arrêtèrent pour souffler. Le long ruban noir se resserra, chaque couple venant buter aux talons du suivant. Au fond des allées couvertes et des ruelles, on entendait crier les enfants s’appelant au spectacle de l’enterrement. Et les seuils étaient tous occupés.

Berthe et Fanny marchaient en tête des femmes et bien loin de la morte dont les séparait la cohorte indifférente des hommes, bien qu’un seul s’en trouvât proche par le sang. La démarche de Berthe montrait son importance aux gens de la ville. Fanny marchait comme une automate, les yeux à terre, l’esprit bien loin. Elle vivait en rêve depuis cette nuit de révélation qui coupait sa vie en deux. Pourtant, elle avait fait les gestes de l’habitude et tous ceux qu’exigeaient les circonstances nouvelles, mais elle ne les suivait pas et n’y mettait rien de son être intérieur.

Au cimetière, on entra dans un concert d’oiseaux parmi les feuilles naissantes. Le grand jardin délicieux succédait brusquement à la traverse sordide du faubourg. Le chemin gravit la colline presque à pic qui s’adoucit enfin vers le faîte. Le cortège s’étendit en s’arrondissant autour de la fosse. Au sortir de la ville encaissée, l’azur et la lumière semblaient la baigner avec douceur.

On entendit la voix de l’officiant prendre ce timbre émoussé des paroles dans l’air libre et vibrant. Il y avait des violettes le long des murs et des chemins herbeux, et l’odeur indicible du printemps normand montait de l’enclos, fécond plus que tous ceux d’alentour.

Fanny, droite, près du caveau profond, entendit encore: «Heureux ceux qui ont le cœur pur» et son cœur en révolte n’éclata pas. Maintenue à cette place qui était la sienne par des raisons plus puissantes que des mains qui l’y eussent tenue de force, elle écouta ou parut écouter; elle fit tomber la terre qui retentit si affreusement sur le cercueil, elle gagna l’allée et la sortie, elle se rangea près de la barrière et serra les mains de toute la ville qui défilait devant elle.

Enfin, ce fut la dernière main, et il n’y eut plus que les sœurs dans le cimetière, avec l’oncle Nathan et le vieux père Oursel.

—Ça y est, dit l’oncle d’un ton soulagé. Venez-vous, les filles?

Il dut se rendre compte après coup que sa phrase ne sonnait point comme il fallait, car il ajouta:

—Ma pau’r sœu’! C’est pas ça qui y changera rien, à c’t’ heure.

Berthe regardait disparaître dans l’allée tournante les derniers assistants, quelques humbles femmes du peuple, qui avaient jeté le crêpe léger d’autrefois sur le bonnet blanc, et Fanny, les yeux à terre, regardait en elle-même.

Ils partirent tous les quatre, le père Oursel un peu en arrière, par bienséance. Ils étaient fort regardés et sentaient les yeux embusqués derrière chaque rideau blanc qui tremblait; aussi ne parlèrent-ils pas jusqu’au retour à la maison bouleversée.

L’odeur écœurante du crêpe et des fleurs enfermées leur sauta au visage. Ils s’arrêtèrent dans le vestibule, incertains. Ce ne fut qu’un instant, un de ces courts instants où l’instinct crie quelque chose qu’on écoute avant de le faire taire. L’oncle Nathan y céda, pourtant. Il redressa dans la porte sa haute stature.

—Vous n’avez plus besoin de moi, mes pau’r filles? demanda-t-il. Alors, je m’en vas. J’ai de l’ouvrage chez moi.

Il toqua son front contre le leur avec un air de cérémonie, et s’en fut hâtivement. Le père Oursel sortit en même temps pour gagner la cour, et les deux sœurs se trouvèrent seules dans la maison dont elles étaient à présent maîtresses.

Quand elles furent en haut de l’escalier, Berthe dit:

—Y en avait du monde! Aurais-tu cru? Ah! on peut dire qu’on est bien vu dans le pays. Notre pauvre mère est partie accompagnée.

Fanny hocha la tête machinalement. Toutes ces paroles qu’elle entendait depuis trois jours tombaient autour d’elle sans toucher son entendement. Berthe la regarda et puis, lui saisissant l’épaule:

—Quoi, tu m’entends? Qu’est-ce que tu as, ma pauvre fille? tu es toute frappée! Que veux-tu, faut nous faire une raison!

Elle paraissait naturelle, avec son bon sens bien assis, bien traditionnel et conservateur, dans sa tristesse officielle et légale, dosée selon les convenances les mieux établies. Avait-elle tout oublié: la scène de la chambre mortuaire, la découverte de la lettre, et la nuit des aveux qui bourdonnaient encore dans la tête de l’aînée et qui, depuis, empoisonnaient la source des larmes qu’elle devait à sa mère et qu’elle ne pouvait pas verser pour elle? Le regard de ses yeux incolores chercha tout cela sur la figure de sa sœur, et n’y trouva rien. Le peu d’intimité qui reliait leurs natures dissemblables, ce lien lâche et fort des habitudes, tout paraissait rompu. Et Fanny ressentit cela si fort, quoique confusément, que les mots qu’elle ne commandait jamais avec aisance, affluèrent à sa bouche:

—Qu’est-ce que j’ai? Tu demandes ce que j’ai?

—Tu as, tu as comme moi que nous avons perdu notre pauvre mère, mais je le supporte bien, moi!

D’un air égaré, Fanny passa sur son front sa main froide, car elle venait de comprendre tout à fait que la mort de sa mère n’était pas au fond de sa peine, n’y était pour rien peut-être. Elle savait mal scruter son âme, et resta étourdie de ce qu’elle y découvrait. Mais, déjà, le courant vertigineux de pensées et de sensations qui la roulait depuis trois jours l’avait reprise. Et elle osa dire:

—Ce n’est pas ça.

Interdite du son même de ces paroles, Berthe cria:

—Comment? Comment?

Vite, pour se donner du courage, Fanny osa dire:

—C’est pas seulement ce malheur-là, pour moi, c’est tout qu’est changé, tout.

—Mais comment? répéta Berthe.

Sombre, Fanny répéta:

—Tout, tout.

Elle dérobait ses yeux translucides avec une sorte de dernière pudeur de son secret. Et il fallut que Berthe la forçât enfin hors d’elle.

—Ça te travaille donc, toute cette histoire de l’autre jour, je parie?

Elle fit oui, sans rien dire.

—Mais, ma pauvre fille, qu’est-ce que tu vas te faire du tourment avec tout ça qu’est fini et mort! Enfin, tout de même, si tu n’avais pas trouvé cette lettre, tu n’aurais pas été déterrer ça?

Fanny ne songea même pas que ce n’était pas elle qui avait voulu lire la lettre: elle ne savait jeter les reproches comme des projectiles de combat, et puis son idée fixe l’emportait. Et elle dit:

—Je ne l’avais jamais oublié, mais, maintenant, c’est redevenu comme quand c’est arrivé. Tout ce que j’ai raconté, ça m’a fait comme si je recommençais ce temps-là.

Elle se tut et acheva lentement:

—Parce que je vois que je n’ai pas fait ce que j’aurais dû.

Berthe la regarda avec stupéfaction. Jamais peut-être ces murs n’avaient entendu de semblables paroles, le devoir ne s’étant jamais trouvé discuté chez les Bernage. Et, comme malgré elle, il fallut qu’elle demandât:

—Et qu’est-ce qu’il fallait donc faire?

Mais Fanny ne répondit pas. Il faut aux pensées nouvelles le temps de s’acclimater, de perdre la honte de leur nudité dans laquelle elles se présentent à nous. Ce n’est qu’ensuite qu’on peut les habiller et les présenter au monde.

Rien d’autre ne pouvait être dit. Et, tout à coup silencieuses, les deux sœurs se séparèrent.

III

Il y eut un ou deux jours de répit que remplirent les tristes soins ménagers qui suivent les réalités de la mort. Chacune des sœurs remuait ses pensées. Fanny se courbait durement sur sa tâche, pliait sans merci son corps aux plus sévères besognes. Et jamais son esprit un peu engourdi par tant d’années de vie monotone n’avait fait autant de chemin.

Le troisième jour, après une de ces fines pluies d’avril qui font tout à coup embaumer la terre, Fanny sortit dans le jardin comme le soir venait. Une langueur infinie était dans l’air mouillé qui se chargeait de tous les parfums des fleurs nouvelles. Le ciel, d’un ton de perle, se nuançait de rose à l’ouest, au-dessus du viaduc de brique orangée dans la verdure neuve des collines. De la terrasse à mi-côte qui surplombait les toits et la perspective de la creuse vallée, il semblait qu’on flottât dans le brouillard bleu si tendre qui est comme le voile de la Normandie printanière.

Fanny sentit son cœur se fondre de douceur en elle: les choses inconciliables et difficiles qui se battaient dans sa tête parurent soudain faciles, et elle alla trouver sa sœur.

Berthe descendait les quelques marches de pierre qui menaient à la terrasse. Le tablier à carreaux noirs et blancs mettait une note familière sur sa stricte robe noire. Sa figure haute en couleur luisait sous la grosse torsade de ses cheveux de paille blonde. Le jardin, qui ne s’apercevait pas de la présence furtive et comme suppliante de Fanny, parut soudain habité.

L’aînée retint son courage prêt à lui échapper; et, dès qu’elle fut près de sa cadette, elle dit:

—Berthe, il faut que j’aille à Bures.

Il n’y eut pas de stupéfaction sur le visage de la jeune fille, et les paroles de surprise vinrent trop vite pour n’avoir pas été préparées.

—Tu veux aller à Bures! Mais pourquoi, ma pauv’ fille? Te voilà repartie dans tes inventions.

—C’est pas des inventions, tu le sais bien, toi! Et puis, j’ai bien réfléchi à tout, j’ai retourné ça dans tous les sens, je ne serai pas tranquille tant que je ne saurai pas ce qui est arrivé.

Berthe fit quelques pas, le front plissé, les yeux à terre. Et puis, elle prit sa sœur par le bras.

—Viens, on pourrait nous voir de la rue.

Elles gagnèrent un banc au bout du potager, sous un noisetier, qui prenait ses premières feuilles pareilles à des papillons d’or vert. La colline, au flanc de laquelle était coupé l’emplacement de la propriété, portait en contre-bas une ligne de maisons ouvrières dont les toits d’ardoise effleuraient le mur du jardin. Et l’étrange petite cité suspendue descendait ainsi la côte en escalier jusqu’au fond, où se cachait, honteuse, la rivière, sous les murs et les ponts. C’était une retraite haut placée et pourtant bien isolée, que les sœurs affectionnaient parce qu’elle leur permettait de voir les passants de la route sans en être aperçues.

Berthe reprit la première:

—Pourquoi que tu veux aller à Bures?

Alors, Fanny laissa couler son cœur.

—Parce que, depuis que j’ai revu tout ça, je ne peux plus vivre comme avant. Parce que je ne sais même pas ce que maman a fait pour lui. Il a-t-il tout ce qu’il lui faut? Est-il vivant seulement? Je ne sais rien, rien!

Berthe écoutait déferler ce grand flot d’amour maternel qui, tout à coup, montait vers elle d’un élan si éperdu. Sans marquer d’émotion, elle dit posément:

—C’est-il pas plutôt à cause de ce que tu as appris dans la lettre?

La pâle figure enivrée eut une brusque onde de sang. Elle joignit les mains.

—Oh! ça, dit-elle, oh! ça!

Elle ne trouvait rien pour exprimer tout ce qui s’agitait en elle. Et Berthe insista:

—Oui, je vois bien que c’est ça qui a tout fait revenir. Voyons, tu ne m’avais jamais même dit un mot à moi, avant.

Elle ne s’aperçut pas de l’étrangeté de ses propres paroles. Elle oubliait son premier geste, elle ne se souvenait plus d’avoir arraché bribe à bribe ce secret du cœur où il dormait.

Mais les mots vinrent enfin au secours de l’aînée.

—Non, dit-elle doucement, pour ce qui est de la lettre, il est trop tard. Un homme n’attend pas onze ans. C’est fini ça. Mais, pourtant, je suis bien contente qu’il ait écrit, bien contente.

Et ces petites paroles banales furent la seule oraison funèbre du rêve de toute sa vie de femme. Ce rêve dont la réalisation lui avait été offerte dérisoirement quand elle ne pouvait plus le saisir.

Elle sourit un peu à cette pensée trop belle, et elle reprit:

—Non, ce n’est pas ça, mais c’est que tout est repassé devant moi justement à présent. C’est comme—elle hésita—comme un jugement du Ciel. Peut-être qu’il faut que je m’en occupe. Ce pauvre enfant tout seul si longtemps! Et puis, si maman faisait quelque chose, c’est à nous de le continuer. Et alors, il faut savoir ce que c’est.

Elle s’agitait, étreignait ses mains et jetait ses pauvres arguments gauches comme si elle avait eu besoin de se convaincre qu’elle était vraiment libre et maîtresse d’agir à sa guise.

Berthe écoutait, les yeux détournés, calme en apparence. Elle dit:

—Maman n’envoyait pas régulièrement. Nous l’aurions su. Elle a peut-être donné une somme à la vieille Marthe. Mais voilà cinq ans qu’elle est morte; alors, puisque nous n’avons entendu parler de rien, c’est que notre nom n’a pas été prononcé.

—Mais justement, il «manque» peut-être, le pauvre petit gars! Je ne peux pas penser à ça. Il faut que je sois tranquille.

—Mais si maman à donné une somme, c’est justement pour qu’on n’en entende plus parler.

Le son de ces dures paroles, durement dites, les fit seulement s’apercevoir ensemble qu’elles ne se répondaient pas, mais qu’elles poursuivaient chacune sa pensée, en alternant. Et, stupéfaites, elles ne surent plus que dire.

Le soir montait. Au ciel, le rose s’était fané en un gris un peu plus clair que le fond des nuages. Les mille cassolettes de la bordure de violettes brûlaient un parfum ineffable. Les écharpes bleues s’épaississaient sur les collines. Un chat bondit sur le mur en miaulant. Fanny sentit plus affreusement sa solitude, et se débattit pour en sortir.

—Berthe, commença-t-elle, peux-tu pas te mettre à ma place?...

C’étaient les seules paroles qu’il ne fallait pas dire. L’importance, la souveraineté des mots est grande sur les simples. Les sœurs Bernage, un peu bourgeoises, un peu paysannes encore, et pénétrées surtout de l’esprit citadin des petites villes, n’en usaient guère, et les ressentaient vivement. Berthe se redressa:

—A ta place! J’ me suis pas mise dans l’ cas d’y être moi. Pourquoi que je m’y mettrais?

L’étroitesse, la sécheresse de son cœur parurent à nu. Fanny se rétracta, et dit humblement:

—C’est pas ce que je voulais dire, bien sûr, tu ne peux pas me comprendre tout à fait...

Piquée, cette fois, Berthe l’interrompit:

—Je ne peux pas me mettre à ta place, mais je peux tout de même te comprendre, peut-être!

Elle s’arrêta un instant pour rassembler, sans doute, ses arguments épars, et reprit:

—Tu te fais du tourment pour rien. Maman était une femme de tête, tu le sais bien. Si elle ne t’en a jamais reparlé, et pas même avant de mourir, c’est qu’elle avait arrangé les choses une fois pour toutes.

Elle débita cela d’une haleine et s’arrêta pour en regarder l’effet.

L’obstination que Fanny montrait pour la première fois ne parut pas entamée. Elle leva doucement les épaules et ce petit geste familier marqua la fatalité plus fortement que des paroles qui n’auraient pu être que des redites, après l’essentiel exprimé.

 

Le lendemain, elles montèrent dans la chambre de la morte pour examiner ses papiers. Berthe, préoccupée de la loi, comme tout Normand, avait parlé du notaire et de la convocation qu’elles n’allaient pas manquer de recevoir.

—Si on dérangeait quelque chose qu’il ne faut pas?

Fanny s’était serré les mains avec angoisse. Son habitude d’enfant craintive toujours soumise à sa mère ne pouvait la quitter d’un coup. Pourtant, le nouveau sens mystérieux qui menait sa vie depuis quelques jours prit le dessus, car elle dit doucement:

—Qu’est-ce que tu veux qu’on dérange? S’il y a des choses pour le notaire, on le verra bien.

Le vieux secrétaire, qui avait vu la splendeur des Bernage et contenu leur fortune, livra ses tiroirs en ordre. Et telle était encore la domination de la morte que ses filles les ouvrirent avec hésitation, comme si, vraiment, elles commettaient un abus de pouvoir ou, tout au moins, une indiscrétion. La grande curiosité de Berthe semblait assouvie d’un seul coup et au delà, par la révélation du secret de famille, ainsi qu’une soif trop étanchée dégoûte de boire. Et ce fut Fanny qui osa porter la main sur ces papiers qu’elles n’avaient jamais regardé, que de loin, avec un peu de crainte.

Et elles ne trouvèrent rien. Dans les factures rangées par liasses d’années, dans les registres, dans les paquets de lettres, rien, rien ne se rapportait à la tragique confession de l’aînée. Pourtant, un tiroir secret livra un petit agenda. Il était de l’année 1883 et contenait toutes les dépenses concernant le voyage à Dieppe et à Paris, avec les prix d’hôtel, de sage-femme et de pharmacie consignés à un centime près. Le nom de la vieille Marthe ne s’y trouvait pas. Seulement, sur la dernière page employée, la mère Bernage avait marqué de son écriture ferme de paysanne bourgeoise ceci: «Malandain, 2.000 francs.»

Deux mille francs! Les sœurs se regardèrent: une telle somme consacrée à un tel but! Le cœur de Fanny se desserra un peu envers sa débitrice et diminua quelque chose sur sa terrible créance. Et Berthe eut un cri suprême d’indignation. Deux mille francs retirés à l’héritage commun pour un enfant inutile!

Comme si elle lisait ses pensées, Fanny dit:

—Elle a pris ça sur ma part. Ça ne te fera pas de tort.

—C’est la justice, rétorqua Berthe d’un ton soulagé.

Et, après avoir réfléchi, elle ajouta:

—Tout de même, deux mille francs en une fois!

Elle s’arrêta encore et reprit:

—Elle pouvait bien demander de jamais le revoir, là contre.

La figure de Fanny, qu’elle observait, se tira un peu, mais, comme elle ne disait rien, Berthe continua:

—Mais qui c’est que ces Malandain?

—J’ai jamais entendu leur nom, dit Fanny.

—Ce serait-il des parents à Marthe. Mais on à dit qu’elle n’avait plus personne dans le pays.

Fanny réfléchissait, les sourcils bas.

—C’est des gens que Marthe connaissait et à qui on aura confié le petit.

—Mais c’est donc pas Marthe qui l’a élevé elle-même?

L’objection travailla un instant dans le silence: et puis l’aînée trouva la réponse:

—Elle avait déjà soixante-dix ans, Marthe, tu sais bien, quand elle nous à quittés deux ans avant. A cet âge-là, elle n’a pas voulu se risquer à élever un enfant...

Berthe hocha la tête. C’était plausible.

—Ça se peut. Et on a trouvé une famille qui a bien voulu le prendre. Pour une somme, une somme pareille! conclut-elle avec une rancune ravivée.

Fanny prit courage.

—Tu vois bien qu’il faut que j’aille voir ce que tout ça est devenu.

Elle se représentait celui qui n’était déjà plus pour elle l’enfant anonyme, devenu un gars de onze ans, vêtu comme les petits paysans de village, mal chaussés et sales. Et elle souffrait aussi de cela.

Berthe parut en comprendre quelque chose, car elle dit, de ce ton de colère froide qui était le sien:

—C’est malheureux, tout de même, d’avoir des choses pareilles dans une famille!

Un silence s’épaississait autour de la phrase cruelle. Mais Fanny, blessée, dit encore, comme en s’excusant:

—Il faut que j’y aille. C’est plus fort que moi.

Berthe affectait de ranger les papiers avec calme. Et elle dit, comme quelqu’un qui veut convaincre un enfant en le raisonnant:

—Et qu’est-ce que ça te donnera, quand tu l’auras vu?

Fanny la regarda. Cette sœur, qui avait grandi à côté d’elle en partageant tout, elle la sentait soudain loin d’elle, partie, comme si elle avait marché seule sur la route commune. Confusément, elle sentit tout cela et répondit:

—Ce sera tout: je l’aurai vu. Je saurai s’il a ce qu’il faut.

—Et, poursuivit Berthe avec une sorte de patience appliquée, après, qu’est-ce que tu feras?

—Rien.

—Ah! rien?

Elle paraissait mal convaincue. Pourtant, elle ne cherchait pas les yeux de sa sœur, qui détourna les siens. Car il est des moments de trouble où ceux mêmes qui vivent d’une vie commune ne peuvent supporter leurs regards.

Elle ramassa les papiers épars, les rangea, ferma les tiroirs, tandis que Fanny restait inactive, les mains abandonnées, les yeux perdus dans la vision des choses lointaines qui semblaient l’éblouir.

 

Leur départ eut lieu par un matin de la fin de mai. Ces premiers jours de deuil, d’habitude si vides, leur avaient semblé pleins à déborder. Un formidable présent se dégageait de ce message du passé que leur apportaient la lettre et ce simple item du livre de comptes. Berthe avait essayé du raisonnement, de la bouderie, du silence, de la colère; mais tous les moyens échouaient devant la douceur obstinée de Fanny.

—Il faut que j’y aille, disait-elle.

—Mais enfin, osait demander Berthe, qu’est-ce que tu veux faire pour lui? Tu vas pas aller défaire tout ce que maman a fait, pour nous perdre de réputation?

Fanny, alors, d’un geste épouvanté, venu du fond de sa nature, avait repoussé l’idée du scandale. Et Berthe sentit sans doute qu’il valait mieux céder pour en finir et tuer, peut-être, ce désir qui devenait dangereux, car Fanny, manifestement, serait partie seule.

Il fallait trouver des prétextes. Ce fut le plus difficile. Le père Oursel, dénué de curiosité personnelle, servit seulement de véhicule aux explications nécessaires pour les voisins. Les quelques amis, des veuves, de vieilles demoiselles, un ou deux couples âgés, la famille du pasteur, nécessitaient plus de frais. Alors Fanny se souvint d’une amie qu’elle avait eue à la pension et qui l’avait invitée bien souvent, jadis, à aller passer quelques jours à sa ferme d’Offranville. Elle s’épouvantait pourtant de ce mensonge. Berthe la calma.

—Nous irons la voir aussi, c’est bien facile.

Mais, comme Fanny voulait lui écrire, elle s’y opposa, afin qu’elles pussent garder l’entière liberté de leurs mouvements.

Elles furent étonnées du peu de surprise qu’excita leur projet qu’elles annonçaient en rendant les visites de deuil. Un peu déçue, Berthe dit à Fanny:

—C’est drôle. Ça a l’air de leur sembler tout naturel. Pour un peu, on dirait qu’on s’y attendait.

Elle réfléchit longtemps là-dessus, soucieuse, renfrognée et plus préoccupée de ce détail que de leurs préparatifs, sans effleurer cette raison profonde que les amis s’intéressent toujours moins à notre vie qu’ils n’en ont l’air, à moins qu’il ne s’agisse de la renverser du pied comme une fourmilière pour voir ce qu’il y a dedans.

Elles gagnèrent Dieppe par Rouen et les adorables vallées qui entre-croisent leurs gorges vertes, des falaises de la Seine jusqu’à celles de la côte. Un dais blanc et rose qu’étayaient les troncs noirs des pommiers couvrait le pays vert. Le train fila deux heures dans un paysage identique. Les deux sœurs ne le voyaient même pas. A Dieppe, elles errèrent dans la triste gare sans oser quitter les salles d’attente pour les quais tout proches. Enfin, le premier train omnibus les mena à Bures.

Elles descendirent du wagon, effarouchées au fond de leurs voiles noirs comme deux oiseaux nocturnes. Leur seule intention à peu près claire consistait à s’enquérir de la vieille Marthe, comme si elles ignoraient sa mort. Mais l’embarras du voyage, l’émoi de l’arrivée dans ce pays inconnu les désorientaient. Fanny ne se souvenait que d’un seul voyage, et Berthe n’avait jamais passé une nuit hors de la maison de la route de Villebonne ou de la ferme de la Hétraye. Et, surtout, la volonté agissante qui menait leur vie leur faisait défaut tout à coup, depuis la mort de leur mère.

Elles regardèrent la route blanche qui tournait en s’enfonçant sous les arbres. Le joli village ne livrait rien qu’une ceinture de verdure fraîche qui, de loin, paraissait impénétrable. Toute leur résolution fléchissait. Berthe posa la main sur le bras de l’aînée.

—Tu vois bien, on ne pourra jamais!

Fanny, irrésolue pour la première fois, depuis qu’elle était menée par cette force étrange intervenue dans sa destinée au moment même où la volonté de sa mère s’éteignait, s’arrêta, saisie.

Vraiment, allait-il falloir retourner? Etait-ce cela peut-être qu’il fallait faire? Ce devoir difficile à trouver était-il là?

A ce moment d’hésitation, deux galopins débouchèrent du couvert, criant et se poursuivant; et ce fut comme l’ordre qu’attendait Fanny.

—Faut y aller, puisque nous sommes venues, dit-elle.

Et elle prit la route.

Après une descente jusqu’à une rivière toute verte de mirer du vert, la route se cassait en deux pour remonter une pente le long de laquelle le village s’étageait.

—Et alors? demanda Berthe.

Fanny répondit comme si elle attendait la question et que la réponse lui fût dictée:

—On va passer à la mairie.

Justement, celle-ci apparaissait en haut de la côte, flanquée des deux écoles. Les voiles noirs voltigèrent un instant à la barrière derrière laquelle un beau jardin commençait à fleurir. Mais déjà les voyageuses avaient été aperçues.

Par la fenêtre ouverte, quelqu’un cria: «Entrez!» Et elles se trouvèrent à la porte du lieu officiel. La femme de l’instituteur descendait l’escalier.

—Vous venez pour la mairie, mesdames? Mon mari est absent, aujourd’hui jeudi, mais je peux vous renseigner.

Alors Fanny dit, avec difficulté, comme si c’était le commencement de son secret qu’elle dévoilait:

—Nous voudrions savoir si la vieille Marthe Leplay est encore vivante.

La femme de l’instituteur réfléchit, la tête inclinée.

—Marthe Leplay? Une vieille fille? qui demeurait dans une petite maison, la dernière là-haut? Je me rappelle, moi. Je ne l’ai pas connue longtemps, il n’y a que six ans que nous sommes à Bures et elle est morte un an après notre arrivée, je crois bien.

Ardemment les deux sœurs l’écoutaient. Personne à les voir n’eût pu deviner qu’elles n’ignoraient rien de ce qu’on croyait leur apprendre. Même elles firent «Ah!» d’un identique mouvement des lèvres, avec cette détente des traits qui marque la stupeur d’une triste nouvelle.

Les trois femmes se regardèrent un moment avec tout l’inexprimé entre elles.

—Vous la connaissiez, sans doute? demanda enfin la femme de l’instituteur.

Et Berthe répondit très vite:

—Oui. Elle a été servante chez des parents à nous et nous la connaissions très bien. Et, comme nous passions dans le pays...

Par honte de ces subterfuges et surtout de la hardiesse avec laquelle ils étaient débités, Fanny détournait les yeux.

—Ah! c’est ça, c’est ça! dit la femme de l’instituteur.

Et elle répandit encore sur les visiteuses toute une poussière de ces mots insignifiants qui satisfont la politesse en donnant le change à la curiosité.

Toutes trois reprenaient insensiblement le chemin de la barrière. Quand la femme de l’instituteur eut ouvert la grille, Fanny demanda, pâle jusqu’aux lèvres:

—N’y a-t-il pas ici une famille qu’elle connaissait?

—Quelle famille voulez-vous dire? Dites-moi le nom, je vous renseignerai. Je connais tout le monde, moi, ici, voyez-vous.

—Oh! des fermiers, je crois, des braves gens dont elle parlait quelquefois.

—Eh bien, comment?

—Malandain, dit-elle négligemment. Malandain, je crois bien, toujours, n’est-ce pas?

Elle consultait sa sœur des yeux. Faiblement, celle-ci acquiesça d’un signe de tête.

—Malandain? Malandain? Non, dit lentement la femme de l’instituteur, je ne vois pas ça ici. Mais c’est un nom que j’ai entendu. Ça pourrait être sur Londinières; de l’autre côté de la voie, là-bas.

Elle faisait les gestes qui indiquent vaguement une direction par-dessus les routes, les arbres et les terres vers un point idéal. Et, de nouveau, elle répéta:

—Par là, ça se pourrait, oui.

Et, tout à coup, elle les regarda plus directement qu’elle ne l’avait encore fait et dit:

—Alors, vous voulez les voir, ces Malandain?

—Oh! se hâta de dire Berthe, c’est pour nous promener, parce qu’on est ici. Sans ça, vous pensez bien qu’on ne serait pas venu de chez nous!

—Vous êtes sans doute de loin?

En lançant cette question un peu trop précise pour le protocole provincial, la femme de l’instituteur éteignit instinctivement son regard trop aigu sous ses paupières, et se baissa pour arracher d’un air négligent un pissenlit étalé sur le gravier de l’allée.

Quand elle releva la tête, elle vit, à son indicible étonnement, les deux demoiselles déjà au milieu de la route, qui lui faisaient de grands coups de tête accompagnés d’abondants remerciements.

Quand les sœurs eurent atteint la rivière sous le chemin ombreux, Berthe dit:

—J’ai eu peur. Quelle curieuse que cette femme-là, crois-tu!

Fanny secoua les épaules de ce geste las qu’elle avait souvent. Et elle dit seulement:

—On va y aller.

Berthe s’arrêta. Devant elles, le chemin remontait jusqu’à la voie ferrée, assez raide entre ses hauts talus herbeux, et, bien après les bâtiments de la station, on le voyait filer, blanc entre les deux rubans verts, à perte de vue sur une colline ronde qui fermait l’horizon. Il faisait chaud; les étoffes noires et le crêpe emmagasinaient le soleil. Berthe ruisselait. Elle dit violemment:

—Tu vas pas encore nous faire tourner en bourrique, non?

Fanny ne répondit pas et continua à marcher; et Berthe dut presser le pas pour la rattraper.

—Mais quoi! cria-t-elle, qu’est-ce que tu veux? Nous voilà à la gare, retournons chez nous.

Fanny tourna à demi la tête et, avec une patience inébranlable, elle répéta:

—On va y aller, je veux voir. Après, je serai tranquille.

Berthe saisit un mot pour y accrocher la discussion.

—Voir quoi, pauv’ fille? Qu’est-ce que tu verras? A tout bien prendre, si on finit par les dénicher, ces gens-là, qu’est-ce que tu iras leur dire?

Fanny marchait toujours. Quelques mètres à présent les séparaient. Sans tourner la tête, elle répondit:

—Je leur dirai rien. Je verrai s’il est bien, et c’est tout.

—Et s’il est mal?

Fanny fit encore un geste. Elle n’osait pas se retourner. Son éternelle douceur et sa soumission de toujours n’étaient pas si oubliées qu’elle ne les regrettât, comme un vêtement aisé auquel on est habitué. Et la gare proche était une étape rude à franchir. Elle sentait que, si elle ralentissait un instant, elle n’aurait jamais la force de vaincre la discussion qui s’engagerait. Aussi dépassa-t-elle le passage à niveau sans ralentir.

Berthe, pourtant, faillit se fâcher pour de bon. Elle héla sa sœur, mais un employé qui roulait à regret une futaille vide sur le quai, se retourna si vite qu’elle dut se taire. Et, après avoir hésité quelques secondes devant les rails, elle la suivit.

Le soleil de mai, qui paraît subitement si lourd en Normandie, chauffait la route montante toute dénudée, car elle s’en allait à l’assaut de ces rondes petites collines singulières qui amorcent la falaise crayeuse du littoral. Derrière, tout le doux pays de Bray s’étalait mollement, les pieds dans l’eau de ses prés, diapré par ses bocages capricieux. La folle expédition s’annonçait longue, aucun signe de village ne paraissait à l’horizon que bornait un pays montueux et boisé. Berthe rejoignit sa sœur et l’arrêta de force.

—Ça va-t-il durer longtemps, cette comédie-là?

Fanny la regarda. Cette grossièreté glissait sur son âme d’aujourd’hui sans y pénétrer. Et elle ne trouva rien à répondre.

Alors la grande cadette lui secoua brutalement le bras:

—Parle, au moins! J’ suis là à te suivre au lieu de reprendre le train... Crois-tu que c’est pour mon plaisir? Tu ne sais seulement pas où tu vas! As-tu demandé quelque chose à quelqu’un?

Sous cette avalanche de mots, Fanny se fit plus petite. Elle se sentait si loin de tout cela sans pouvoir l’examiner. Et sa pauvre réponse fut pourtant pathétique:

—Berthe, laisse-moi, il faut que j’aille jusqu’au bout.

—Mais, encore une fois, dis ce que tu veux faire après! Enfin, tu veux lui donner de l’argent, ou le ramener ce... ce bâtard?

Elle lâcha le mot qui n’avait jamais passé ses lèvres, car il y a des choses qu’on ne dit pas chez les puritains. Et, une fois dehors, sa résonance parut les étourdir toutes deux. Fanny entendait, cette fois.

Mais elle ne montra rien. Elle ne se révolta pas, elle ne cacha pas sa figure dans ses mains, elle se remit seulement à marcher avec une espèce de désespoir forcené. Et Berthe dut la suivre.

Elles marchèrent ainsi longtemps. Comme il arrive alors, le balancement du corps endormant la fatigue des muscles, elles ne sentaient plus qu’un besoin machinal d’aller, d’aller toujours. Le soleil allongeait leurs ombres. Autour d’elles, des champs, du seigle déjà haut, du blé, et du colza en fleur dont l’odeur sucrée affadissait l’air. La colline ronde tournée, une autre s’était offerte, puis une gorge entre deux autres. Enfin, le bois de l’horizon traversé, un village s’ouvrit. Depuis une heure, pas une parole n’avait été échangée, mais, ici, Berthe s’arrêta.

—Ça ne peut pas durer comme ça. Faut prendre quelque chose.

Fanny parvint à ralentir et puis à cesser cette marche forcenée qui la menait comme malgré elle.

—Comment! dit-elle, où?

—Mais, à un café, n’importe!

—Au café!

Elles se regardèrent, terrifiées à cette seule pensée. Au café, elles, les demoiselles Bernage!

Berthe fit un mouvement de la tête un peu désespéré et elles repartirent.

La première maison du village se trouva précisément être un débit de boissons et de tabac. Cela les rassura et elles entrèrent dans le dessein de demander des timbres. L’emplette faite, elles s’enhardirent à prier timidement la buraliste de bien vouloir leur donner une tasse de café.

—Avec un peu de lait, dit Berthe, et une tartine de beurre, s’il y a moyen.

La buraliste, une forte femme joviale, dit que c’était facile si ces dames voulaient bien passer dans la salle du café. Les sœurs jetèrent un regard effrayé vers ce lieu de perdition où deux ou trois voix rurales se cognaient contre les murs nus. Mais elles ne bougèrent pas:

—Si ça ne vous faisait rien de nous le donner ici... dit timidement Fanny.

La petite boutique bourdonnait comme une cage à mouches. Dans une armoire vitrée, du gruyère achevait de moisir auprès d’un camembert aplati. Un moulin à café cuivré dominait le comptoir. Sur des rayons, on voyait des étoffes pliées. Et une odeur de hareng saur et de chicorée flottait sur tout.

La buraliste regarda les sœurs avec étonnement. Préférer la boutique au café constituait une innovation qui ne laissait pas de la surprendre. Pourtant elle dit:

—Si vous voulez, si vous voulez.

Et elle pénétra dans la salle d’où elle rapporta deux tasses épaisses.

Sur le coin trop haut du comptoir, elles burent leur café douceâtre. La buraliste vaquait autour d’elles, en femme qui ne demanderait pas mieux que de causer. Enfin, elle commença:

—Sans doute que ces dames viennent de loin?

Après avoir bu avec méthode, Berthe hocha la tête.

—Ça se voit, dit encore la commère.

Un silence fut peuplé par le bruit des mouches affolées par l’arôme nouveau du café chaud. Et Fanny demanda avec précaution:

—Connaissez-vous un nommé Malandain, ici?

Berthe frémit. La question dévoilée parut soudain remplir la pièce. La commère allongea son cou à plis de graisse hors du caraco à carreaux.

—Malandain? Oui, j’avons ça, dit-elle. Vous l’ connaissez?

Berthe intervint encore dans la dangereuse explication:

—Oh! dit-elle, au hasard, pour tâter le terrain, c’est du monde de Bures qui nous a dit qu’à sa ferme on trouverait du beurre ou, toujours, des œufs.

La débitante considéra profondément ceci et en trouva le défaut:

—Mais, dit-elle, ils en ont, à Bures!

—Oh! dit encore Berthe, un peu trop vite, c’est parce qu’on se promenait, pas? On est à Dieppe, alors, on s’ promène.

La commère fit voyager ses yeux aigus sur ces baigneuses de mai, en villégiature à Dieppe, qui se «promenaient» à vingt kilomètres. Et elle dit, mystérieusement, comme quelqu’un qui prépare un coup de théâtre:

—Eh bien, il est là, justement, au café, Malandain, Albert Malandain, si c’est lui que vous voulez.

Les sœurs se levèrent d’un seul mouvement, prêtes à fuir. Et Berthe dit avec embarras:

—Oh! ce n’est pas qu’on ait besoin de le voir, c’est seulement pour aller à sa ferme.

—Eh bien, il vous y mènera, car il s’en retourne.

Elle alla vers la salle de café, ouvrit la porte, et cria:

—Maît’ Albert! On vous demande!

Il y eut un bruit de chaises repoussées et de pas lourds. Et un homme parut au seuil, avec une barbe de cinq jours sur une grosse figure réjouie de luron. Il paraissait à peine trente ans.

—Me v’là, la maîtresse!

—C’est ces dames qui «baignent» à Dieppe qui sont venues vous acheter des œufs et du beurre.

Une malice sournoise égayait les yeux vifs de la matrone.

Le paysan bégaya:

—Ces dames-là? L’ beurre, est pas bien le jour. On l’ fait d’main pour le marché. Mais pour les œufs, ça s’ peut, oui, ça s’ peut.

Il les regardait avec embarras et surprise, de côté, sans oser les fixer.

Alors, Fanny encore se décida:

—Eh bien, allons, dit-elle.

Ils sortirent ensemble dans le bruit des paroles de la buraliste et du fermier qui luttaient de politesse dans les adieux. Le soleil, déjà oblique, chauffait la petite place où aboutissaient les chemins verts de la campagne. Ils en prirent un et furent bientôt entre deux haies de pommiers qui passaient de longs bras chargés de bouquets blancs et rose au-dessus des haies basses.

—C’est-il loin, vot’ ferme? demanda Berthe.

—Point, dit-il, est la dernière ed’ la route.

La glace rompue, il reprit:

—Comme ça, ces dames viennent de Dieppe?

—Oui, répondit Berthe sèchement.

Le cœur de Fanny battait follement. Cette fois, son fils lui devenait presque tangible à travers cet homme si difficilement trouvé. Et, tout à coup, elle songea: «Il est bien jeune pour l’avoir depuis cinq ans avec lui.» Mais elle n’osa rien tenter pour éclaircir le mystère, car elle savait bien qu’elle reconnaîtrait son fils dès qu’elle le verrait.

Enfin, ils arrivèrent à la barrière. Le fermier la poussa et ils se trouvèrent dans ce grand reposoir fleuri qu’est une ferme normande en mai. L’herbe haute touchait parfois les basses branches et il régnait un demi-jour religieux entre ce vert et ce blanc. Ils s’engagèrent dans un sentier silencieux qui courait parmi les arbres et, de loin, ils aperçurent la maison rayée noire et blanche et toute bordée de ravenelles couleur de feu.

Un chien tira follement sur sa chaîne en aboyant et une femme parut au seuil.

Fanny s’arrêta. Elle ne pouvait plus avancer vers son fils inconnu.

Le fermier cria:

—Est des dames, des baigneuses de Dieppe qui veulent des œufs, car pour du beurre...

La fermière, coiffée de mèches blondes, se flanquait de deux petits enfants aux cheveux décolorés. Sa jeunesse déconcerta Fanny. Elle montra un sourire édenté pour dire:

—Est sûr!

Ils restèrent à se considérer tous les six, étrangement, comme lorsqu’il y a une signification cachée sous les regards. Enfin, Berthe se mit à parler avec volubilité puisqu’il fallait rompre ce silence dangereux.

La jeune femme lui répondit. Comment bouder à une causette avec des «étrangers» quand, depuis des jours, parfois, on n’avait vu que les bêtes de la ferme?

Et Fanny, à l’abri de cette conversation, regardait de toute son âme autour d’elle, sans apercevoir la petite silhouette qu’elle cherchait.

A grand renfort de politesse hospitalière, on fit entrer les dames pour leur offrir «une» bol de lait. Mais, dans la maison, il n’y avait qu’une grand’mère cassée qui accomplissait au fond de l’âtre immense quelqu’une de ces besognes mystérieuses des vieilles femmes.

La jeune fermière parlait toujours, entre deux taloches à l’aîné des enfants, lorsqu’il devenait trop importun. Et, tout à coup, Fanny entendit cette phrase:

—Du temps du cousin Malandain qu’était «sur la ferme» avant nous.

Et elle dit, comme malgré elle:

—Il n’y a pas longtemps que vous êtes ici?

—Non, répondit l’homme. J’avons r’pris la ferme à mon cousin qu’est parti du côté d’Abbeville.

Il déroula une longue histoire compliquée, pleine de considérants sur les tenants et aboutissants de l’exode du cousin et de sa famille.

Dans sa tête douloureuse, Fanny calcula. Cinq ans que la vieille Marthe était morte. Et, sans souci des convenances rurales, elle l’interrompit.

—Alors, il y a longtemps qu’ils sont partis?

—Deux ans, dit l’homme, deux ans qu’y a eu à Pâques.

Ainsi, il avait alors neuf ans. Elle demanda encore:

—Ils avaient des enfants?

—Oui, trois, sans compter...

Fanny répéta:

—Sans compter?

Tous restèrent en suspens comme si les paroles qui allaient être dites devaient tomber dans ce silence d’attente. Et Malandain prononça:

—Oh! rien, un p’tit gars qu’ils avaient recueilli, un nourrisson.

Malgré elle, Fanny dit encore:

—Petit?

—Non, dans les neuf, dix ans.

Berthe avança d’un pas devant Fanny.

—Allons, dit-elle, c’est pas tout ça, faut nous en r’tourner. Quelle heure qu’il peut bien être?

La longue horloge gainée de bois luisant sonnait justement six heures. Elle s’écria:

—Si c’est possible! Et on ne sait seulement point l’heure de notre train pour Dieppe!

Mais la fermière s’exclama qu’il fallait prendre un bol puisque, précisément, une servante apportait un seau de lait. Elle s’empressa, mit sur la table du pain, du beurre salé et du lait qui moussait encore. Malgré le goûter qu’elle venait de prendre, Berthe ne refusa rien, mangea, but et parla beaucoup pour masquer le silence de sa sœur qui vida seulement son bol d’un trait.

—Elle est pas forte, et elle n’en peut plus, expliqua-t-elle.

Tous les identiques yeux bleus de la famille Malandain s’ouvraient grands par-dessus la longue table de cuisine pour regarder avec profit la visite inattendue. Et le fermier dit posément:

—J’ vas pas êt’ sans vous «porter» jusqu’à la «gâre».

Il fallut accepter. Les demoiselles, munies de deux douzaines d’œufs soigneusement calées dans de vieux numéros de La Gazette du Village sortirent dans la cour.

Elle étincelait sous le soleil couchant. Les pommiers fleuris s’ouvraient comme des parasols couverts de neige. Fanny regardait sans voir. Tout lui semblait fini. Et un grand accablement tombait sur elle. Tant surmonter d’obstacles pour en arriver là, pour s’en aller sans ce regard dont elle se serait contentée pour toute la vie!

Ce fut comme en rêve qu’elle prit congé de la fermière aux mèches blondes, qu’elle monta le haut marchepied de la charrette. Le jeune cheval partit furieusement à travers les arbres magiques, et tourna de court la barrière. Berthe causait avec Malandain pendant que la voiture dévalait les pentes de la colline ronde et que la contrée verte venait à eux comme un beau parc sinueux.

Le fermier les laissa à la gare après tous les compliments voulus de part et d’autre. Le fier petit cheval dansa, et partit. Et les demoiselles se retrouvèrent enfin sur le quai de la gare, seules en face d’elles-mêmes.

Il y eut d’abord le silence gêné qui précède les explications et dans lequel, comme dans un bain, se retrempent les individus avant de s’affronter. Et puis, tout le ronron des Malandain était encore dans leurs oreilles et il leur fallait le laisser diminuer et s’éteindre.

Berthe installa sa sœur sur le banc avec le paquet baroque qui contenait les œufs et elle disparut dans la gare pendant que Fanny rêvait, accablée.

Quand elle revint, elle jeta:

—On a l’ temps jusqu’à presque neuf heures et demie!

En donnant ce coup de sonde, elle cherchait les yeux pâles de sa sœur. Celle-ci leva la tête.

—Le train pour Dieppe?

—Qu’est-ce que tu veux que nous fassions ici à présent?

Alors Fanny rassembla tout son courage.

—Etre venues si près! dit-elle d’une voix tremblante.

Berthe fit front aussitôt devant le danger.

—Justement! J’ai fait ce que tu voulais; tu as vu que ça ne servait à rien. Il n’y a plus qu’à nous en aller.

—Pourtant, dit encore Fanny, pourtant...

—Pourtant quoi? Tu ne vas pas le poursuivre encore plus loin? On a fait l’impossible, tu vois bien.

Elle s’arrêta et ajouta avec rancœur:

—Presque au risque de se faire remarquer.

Un moment, elles regardèrent le double ruban d’acier clair qui semblait animé de vitesse pour gagner l’horizon embrumé. Un étrange accablement venait à Fanny: voyage manqué, but manqué, vie manquée. En ce moment s’achevait quelque chose qu’elle ne retrouverait jamais plus et qu’elle aurait voulu passionnément retenir. Elle n’était jamais née tout à fait à l’amour maternel, et elle le regrettait déjà... Mais comment expliquer ce qu’elle sentait, ce qu’elle voulait défendre, et ce besoin qui la soulevait? Toutes ces choses confuses en elle s’embrouillaient l’une dans l’autre en un enchevêtrement inextricable. D’un effort désespéré, elle balbutia pourtant:

—J’aurais tant voulu le voir, le voir seulement une fois!

—Puisqu’il n’y est pas!

Elle osa préciser:

—On aurait pu chercher les vrais Malandain.

—A Abbeville! cria Berthe, comme elle eût dit: «A Bornéo!»

—C’est pas si loin, dit Fanny d’un air qui doutait déjà.

—Par exemple! C’est pas seulement dans le département!

Fanny eut un regard terrifié. C’était vrai, c’était vrai! Berthe poursuivait son avantage:

—On est déjà loin de chez nous, élinguées là, aussi loin qu’on peut, mais sortir du département; alors, ça, par exemple!

Fanny fit un geste vague.

—Ça doit être par là!

—Par là, par là, l’Angleterre aussi est par là? On n’ peut pas aller partout. Non, faut être raisonnable. Si tu avais dû le retrouver, ce serait fait. Tu vois bien que je t’ai écoutée, je t’ai laissée aller, je suis même venue avec toi!

Elle écrasait sa sœur sous toutes ces raisons timbrées au «Je» majuscule. Lentement, Fanny rentrait dans son rôle sacrifié d’aînée déchue de son droit d’aînesse. Et, par une étrange illusion, il lui semblait que Berthe lui disait enfin tout ce que sa mère, dans son terrible silence, avait pensé d’elle. Oui, c’est ainsi qu’elle eût exprimé les choses. Et elle ne sentait plus où étaient la raison et la vérité.

Le jour baissait. A présent, les deux rails rapides recueillaient les restes mourants de la lumière sur le ballast sombre. Le vert des arbres et le blanc des pommiers se confondaient en une teinte d’une douceur infinie. Des cris d’enfants, des meuglements de bestiaux montaient du village. Et la grande haleine humide et salée de la mer se répandait sur le pays avec la nuit et le vent du nord.

Fanny serrait ses mains l’une contre l’autre comme lorsqu’elle réfléchissait profondément. Berthe, sans presque tourner la tête, la regardait. Peut-être, en vérité, tant l’habitude de la vie commune émousse la curiosité, la regardait-elle pour la première fois, avec le désir de la voir telle qu’elle était, de pénétrer dans cette âme fermée à laquelle elle n’avait jamais frappé, de la connaître, enfin, puisque son intérêt l’exigeait.

Elle tira sa montre. Il restait encore plus d’une demi-heure avant l’arrivée du train. Alors, elle se pencha, posa sa main sur le bras de sa sœur, et dit:

—Ecoute, Fanny.

 

Elle parla longtemps. Sa voix un peu aigre s’adoucissait, ses paroles coulaient comme une eau intarissable. Et Fanny, à travers son étourdissement et cette hébétude qui lui venait, comprenait que, pour la première fois, quelqu’un essayait de la convaincre. Et une sorte de reconnaissance lui venait pour sa sœur et pour toute cette grande peine de temps et de paroles qu’elle lui consacrait.

Depuis l’événement bouleversant, elle était comme un mendiant qui vient d’hériter. Douze ans elle avait obéi à ce dur commandement d’oubli et fait vœu de pauvreté morale. Et voilà qu’au moment où la mort de sa mère ouvrait sa geôle, les dons tombaient dans ses mains.

La lettre, d’abord, la lettre, trésor inestimable qui lui avait rendu ce vif goût de la vie qu’elle ne possédait plus; l’enfant, qui était vraiment né quand elle avait osé évoquer son existence et la revivre avec la sienne. Oui, elle se sentait si riche, si riche, en vérité, qu’elle pourrait peut-être plus facilement abandonner telle ou telle chose en ce moment de plénitude que lorsque la réaction serait là.

Mais il fallait à ce petit fantôme d’enfant le temps de disparaître. C’est ainsi qu’elle écoutait sa sœur avec une attention revenue de loin, mais présente, et dans laquelle les arguments raisonnables de Berthe trouvaient enfin un écho.

Poursuivre cette équipée serait une folie. Déjà, on avait risqué de se faire remarquer en quittant Beuzeboc sans motif valable. Et cette enquête menée à découvert était encore plus dangereuse. Aussi, pourquoi ne pas profiter de cette indication du destin? Ce serait une folie plus grande d’aller à Abbeville rechercher l’enfant si miraculeusement éloigné! D’ailleurs, il y aurait un danger véritable à se rapprocher des Malandain. S’ils se révélaient intéressés, cupides? S’ils tentaient d’abuser de ce qu’ils devineraient?

Berthe se penchait pour ajouter à ses paroles cette persuasion du regard qui violente ceux qu’elle ne révolte pas. Fanny hochait doucement la tête sans répondre davantage. Une fois, elle dit enfin:

—Oui, ça, c’est vrai.

Et, quand elle eut dit cela, elle ne s’appartenait déjà plus. Sa personnalité meurtrie, qui s’était débattue pour se révéler dans cette crise d’amour maternel, se repliait dans la prison de l’habitude. Il arrive moins rarement qu’on ne le croit de retrouver ses chaînes avec soulagement. Et puis, les êtres chimériques se fatiguent vite de l’action; et Fanny possédait maintenant de quoi alimenter sa vie intérieure pendant des années par les événements que venaient de lui révéler ces quelques semaines. Et, enfin, le grand argument de Berthe répondait en elle à une étrange certitude. Il lui était clairement signifié par l’insuccès complet de leur démarche qu’elle ne devait pas aller plus loin.

Maintenant, les rails semblaient d’argent bruni, et le ciel prenait cette froide couleur des nuits glacées du printemps normand. Les deux sœurs ne parlaient plus. Tout avait été dit. Fanny sentait sa peine s’engourdir dans sa fatigue de corps et sa lassitude d’âme; et Berthe détournait une figure triomphante.

A l’extrémité de la voie, un point rouge apparut dans la brume. Il augmentait sans qu’on entendît encore aucun bruit, et, en un instant, les rails l’amenèrent, après qu’il les eut happés de ses roues voraces.

Le convoi s’arrêta, haletant et ferraillant. Berthe s’était levée.

—Allons, monte, dit-elle en poussant sa sœur vers un compartiment.

Fanny se retourna:

—Mais, as-tu des billets?

—Des billets pour Beuzeboc? Je les ai pris pendant que tu te reposais sur le banc. Oui, nous serons chez nous ce soir, ou demain matin par Clères plutôt que de retourner par Dieppe.

Fanny monta. Tout était fait, arrangé, réglé pour elle et sans elle. Les billets avaient été pris avant que leur avenir se fût discuté devant les rails brillants qui couraient vers l’horizon! Elle s’assit et posa sa tête dans le coin assombri. Des images passèrent sous ses paupières closes: le singulier clocher ardoisé de Bures, les mèches blondes de la fermière. Et un nom: Abbeville. Sur sa poitrine, la copie de la lettre faisait un angle dur qui la blessait un peu.

Le joug retombait, plus pesant que jamais, sur ses faibles épaules habituées à plier. Beuzeboc demain, sa chambre, son lit, la solitude. Résignée, elle accepta cette compensation, et referma son cœur sur sa déception maternelle.

Le train s’ébranla. Alors, elle ouvrit les yeux et passa la tête par la portière pour voir s’éloigner, diminuer et disparaître le village où son enfant avait vécu.

DEUXIEME PARTIE

I

Fanny ouvrit les yeux dans la nuit. Elle quittait un cauchemar confus, toujours semblable, comme si, même en rêve, elle ne pouvait échapper à la monotonie.

Une fois de plus, elle reconnut toutes ces choses familières qui l’entouraient, ces meubles de famille dont l’existence est tellement plus longue que la nôtre qu’ils nous semblent immuables et presque éternels. La lune collait sa figure plate aux carreaux. Tous les soirs, Fanny repoussait sans bruit les volets qu’elle venait de fermer ostensiblement, tant elle aimait voir apparaître cette clarté qui semble monter pas à pas l’escalier nocturne.

Son esprit, encore éparpillé dans le cauchemar, rentrait lentement en elle. Et, comme cela arrive toujours à ceux qui ont vécu, il souffrait pour reprendre cette place réduite où il lui faut se comprimer. Pourtant, son rêve était fatigant et sans issue: elle voyait sa mère sur son lit de mort, mais vivante encore, et qui lui demandait quelque chose qu’elle n’arrivait pas à deviner. Et les fossoyeurs l’emmenaient que Fanny n’avait pu encore la comprendre. Elle marchait près du cercueil ouvert de la morte-vivante qui lui parlait. Et, au cimetière, M. Bernage venait au-devant du cortège. Là, elle éprouvait cette sorte d’allègement, cette joie particulière aux rêves, si pleine vraiment et d’une qualité si haute qu’elle ne peut être comparée à aucun mouvement de l’âme ou à aucune jouissance physique de l’existence réelle. Car son père ne regardait pas la morte, mais il ouvrait les bras et serrait sa fille contre lui. Alors, sous une sensation d’étouffement, elle s’éveillait.

Elle rêvait cela depuis dix ans, depuis la mort de sa mère, plusieurs fois par an. Du coin du subconscient où il était embusqué, le rêve déroulait ses tableaux, toujours les mêmes, auxquels elle assistait pantelante, torturée et actrice en même temps que spectatrice. Elle redoutait les nuits qui le ramenaient. Et, cependant, l’étrange bonheur de la fin était bien la seule joie qu’elle connût en ce monde.

Jamais, pourtant, elle ne pensait qu’elle fût malheureuse. Et elle ne l’était sans doute pas. Ces dix années avaient passé sur elle comme les gouttes d’eau de la fontaine pétrifiante sur un objet. A présent, elle était solidement engainée sous les couches successives, et il fallait le rêve pour qu’elle sentît la joie remuer encore dans son cœur, son cœur chaudement endormi dans sa prison de pierre.

La lune, maintenant, était traversée exactement par le second barreau de la fenêtre. Il devait geler dehors, car l’air de la grande pièce froide glaçait les joues de Fanny. Jamais on ne faisait de feu dans les chambres, encore que le bûcher regorgeât de bois. C’est ainsi que les demoiselles Bernage avaient été élevées et ainsi qu’elles continuaient, sans bien savoir pourquoi. Cette seule pensée évoquait une idée de luxe coupable, de péché... et le froid venait, durait et repartait comme un fléau contre lequel on ne luttait pas à partir du premier étage.

Fanny, frileuse à s’engourdir l’hiver, se renfonça un peu plus sous son énorme édredon rouge. Et les pensées de l’insomnie commencèrent à rouler dans sa tête.

Elle songea d’abord avec ennui que c’était le lendemain son anniversaire. Oui, elle allait «prendre»—puisqu’on parle des années comme d’une affaire qu’on saisit plutôt que comme d’une horloge sur laquelle on regarde avancer les aiguilles—elle allait prendre trente-neuf ans.

Elle n’avait rien d’une coquette, pourtant, et sa vie, macérée dans la mortification secrète, sous deux yeux implacables, (ceux de sa mère d’abord, ceux de sa sœur ensuite), ne réservait aucun plan à la vanité ni à la coquetterie la plus lâche.

Mais il n’est au pouvoir d’aucune femme de tuer tout à fait la femme en elle, et cette quarantième année commençante la glaçait de répulsion. C’est qu’il faut toujours qu’on s’évade et que cette quarantaine murait l’espoir de sa trentaine: un espoir tapi en elle comme une bête plate sous un pavé, son espoir obscur, immobile et engourdi, et pourtant vivant et fort, l’espoir de sortir un jour de sa vie et d’échapper enfin à son passé.

Les rayons arrivaient sur son lit. Elle ferma les yeux et bougea un peu la tête, comme elle faisait toujours, puisqu’il est notoire, au fond des provinces, que la folie se prend ainsi. Et, un moment distraite, elle retrouva bientôt la chaîne de ses pensées.

L’espoir de se marier. D’abord, elle ne l’avait guère encouragé. La première, la seconde année suivant la mort de sa mère, sa tragédie était trop saignante encore en elle pour laisser place à des projets. L’enfant et l’homme. L’homme et l’enfant.

L’inconnu d’un soir, l’affreux passant haïssable, était devenu le pauvre jardinier qui suppliait. Et, par le miracle de la lettre, elle avait enfin pu l’imaginer et sortir de ce malheur anonyme qui était le sien. Et elle l’avait récréé, débarrassé de cet uniforme qui lui faisait peur, et vêtu de ses habits de travail, en humbles étoffes déteintes par le soleil et par la pluie, avec des mains rugueuses qui sentent le thym ou la ciboulette et, quelquefois, la violette et le géranium.

Jardinier justement! Elle aimait tant les fleurs et tout le travail mystérieux des graines et des racines sous la terre! Alors, ce grand bouleversement qui avait suivi la mort de sa mère, ce rafraîchissement de sa plaie cicatrisée, cet éblouissement de ce qui aurait pu être, cette soif de son enfant, tout s’était achevé dans une rage de pensées silencieuses dont elle bâtissait un château autour de ses deux héros.

Berthe l’observait avec des yeux aiguisés, sans rien trouver de ce que sa sœur cachait jalousement, car il semblait à Fanny qu’elle serait morte de honte si elle en avait laissé voir même le reflet sur sa figure. Aussi, un peu plus encore s’était-elle appris à murer ce visage résigné, à le rendre inexpressif, à éteindre ces yeux incolores, dont l’opale fonçait si rarement.

Et ces deux années-là avaient été les plus remplies de son existence, après celle de son aventure. Tant d’imaginations les peuplaient que, par moments, il lui semblait déborder de pensées nouvelles. Et elle pouvait enfin aimer à son gré dans le silence, sans crainte et sans limites.

Mais les sentiments les plus désintéressés ne peuvent se nourrir éternellement d’eux-mêmes. Ce fut l’homme qui s’en alla le premier. Il n’était déjà que l’ombre d’une ombre, ce soldat mué en jardinier, qui ne s’était vraiment incarné dans sa véritable identité que dix ans après le drame. Il pâlit peu à peu, s’effaça et devint enfin, au fond de la mémoire de Fanny, un souvenir comme les autres.

L’enfant eut la vie plus dure. Pourtant, elle n’avait connu de lui que ce premier cri qui poignarde les mères d’une blessure inguérissable. Elle ne savait plus, déjà, ce qu’était devenu le petit gars de douze ou treize ans. Mais, parce qu’elle avait vu le pays où il avait vécu, un peu plus de réalité l’entourait. Et cet élan furieux de son cœur vers lui, cette poursuite désespérée l’avait rendu plus vivant encore, puisque, enfin, elle savait bien qu’elle n’avait pas poursuivi un mort, et s’était arrêtée volontairement. Il agonisa donc longtemps, des jours et des mois, et des années, et, même, il ne mourut jamais tout à fait. Car tous les liens peuvent se détendre et se briser dans l’âme et dans les sens, sauf le lien de la maternité.

Un jour vint, cependant, où ce triste bonheur amer qu’elle avait fait de son malheur ne remplit plus son âme ni sa vie secrète. C’est la loi constante des sensibles qu’un grand chagrin ou un grand bonheur contente aussi bien leur appétit, mais que le vide leur est mortel. Fanny sentit, un jour, le néant monter en elle, et ce fut alors qu’elle s’aperçut, pour la première fois, qu’elle était une vieille fille de trente ans passés.

Et, dans cette nuit de révision mentale, elle se souvenait de toutes les tentatives matrimoniales si singulièrement échouées. Comme si un mystérieux signal eût été hissé par le destin, c’est alors qu’on avait commencé à vouloir «la marier».

Le premier prétendant était un cousin de la défunte femme de l’oncle Le Brument: un vieux garçon bizarre et riche, qui habitait à Autretôt. Les deux sœurs le connaissaient de réputation, ce Samuel Lambart, couvert de gros bijoux d’or rouge, oint, cosmétiqué et parfumé, et dont le patois sonnait gras. Jamais, pourtant, il n’était parvenu jusqu’à cette vallée, bien lointaine pour un paysan qui ne sortait pas de son canton.

Après sa première visite, l’oncle Nathan avait parlé, avec de transparents sous-entendus, de son cousin Lambart, «qui était fatigué de vivre seul». D’abord, elle s’imagina que c’était pour Berthe. Mais l’oncle, la prenant à part, avec mille cérémonies, l’assurait que c’était elle, Fanny, qu’il voulait «comme aînée d’abord, bien entendu».

Le sieur Lambart n’était point positivement repoussant, avec sa bonne figure d’égoïste bien soigné, et ces recherches qui plaisent aux mi-citadines un peu puritaines que sont les filles de la vallée.

Et la pauvre Fanny s’était sentie éblouie par cet honneur et ce possible moyen de bâtir encore une vie par-dessus l’autre. Mais les perplexités avaient commencé. Et aussi les tourments suscités par Berthe. Bien persuadée que la venue du riche parti la concernait, il avait fallu l’entremise de l’oncle Nathan pour la détromper, et Fanny supporta de bien furieux assauts de colère, d’humeur et de dédains.

Elle s’en fût d’autant décidée si un redoutable obstacle ne l’eût arrêtée. Lambart savait-il son passé? A la première question, l’oncle Nathan abandonna le sourire éternel qui plissait ses yeux et serra ses lèvres sur ses longues dents.

—Non, personne ne sait rien. Rien, répétait-il avec une sorte d’orgueil entêté. Et c’est pas toi qui iras lui dire, ma fille. J’ crois, toujours!

Elle se souvenait encore si bien comment elle avait répondu.

—Mais si, il faut qu’il le sache.

Et la lutte qui avait suivi avec le vieux madré, et tous les arguments, patiemment répétés sans fin et sans fatigue, et qui, pourtant, s’écrasaient contre le mur de sa résolution cette fois inébranlable.

Et l’entrée de Berthe dans la partie, pour la première fois de l’avis de sa sœur et qui disait, en détournant ses implacables yeux bleus.

—C’est des choses qu’il faut dire à un homme.

Et le départ de l’oncle, courroucé, et jurant qu’elles étaient deux folles ensemble, ne sachant pas profiter de leur chance extraordinaire assurée par la sage prévoyance de sa feue sœur, qui avait réussi à cacher l’affaire à tout un pays affamé de scandale.

De la suite surnageait ceci dans sa mémoire: la ténacité du sieur Lambart, contrecarré dans son désir pour la première fois de sa vie d’enfant gâté et d’homme riche, coq de village et roi de campagne; ses démarches répétées et cette quasi-persécution dont il l’entourait à chacune de leurs entrevues, son embarras à elle, qui se changeait en tourment, puis en obsession. Et tant de choses encore, tant de ces sentiments et de ces sensations qui passent en colorant les jours avant de se faner: les heures où elle faiblissait, car elle se sentait touchée enfin de cette constance, les heures de tentation où elle voyait combien c’était facile de ne rien dire et les heures où elle retrouvait sa force intacte.

Et le jour où elle avait annoncé à l’oncle Nathan qu’elle parlerait à Samuel Lambart. Ce repas plein de gaillardises voilées, entre les lippées du vieux garçon, grand mangeur et buveur, les regards significatifs de l’oncle, et l’ostensible bouderie de Berthe.

Elle s’était fixé de lui parler au jardin. Là, entre les plates-bandes bordées de buis et fleuries de toutes les plantes démodées, ils avaient tous vagué sans but, avec cette âme du dimanche, rassasiée et bienveillante. Mais elle ne savait vraiment comment dire, comment faire pour amorcer cette incroyable révélation.

Et la collation était arrivée, puis le départ, qu’elle n’avait rien dit encore, décidée à écrire le lendemain.

Mais le lendemain amenait l’oncle Nathan armé d’une nouvelle combinaison. Elle entendait encore les paroles tomber de cette bouche serrée d’avare.

—T’as rien dit, ma fille, pas? Bien, il est encore temps de ne point faire de malheur. Puisque tu ne te décides point, Berthe fera aussi bien l’affaire de Lambart que toi.

Et Berthe, consultée, ne disait pas non. Alors, écœurée, fatiguée et délivrée au fond, Fanny avait consenti à ce nouveau marché.

Le prétendant rustique, toutefois, l’avait refusé, ce marché. Cette femme qui s’offrait ne lui disait rien. C’est celle qui se refusait qu’il voulait: la pâle, l’effacée, la triste, si éloignée pourtant de son idéal normand, dont la plantureuse Berthe, aux cheveux de chaume, aux yeux de mer, à la chair de lait, aurait dû s’approcher bien plus: les raffinements ne se trouvent pas seulement chez les raffinés.

Il y avait eu encore des semaines de pourparlers, dont Fanny ne se souvenait pas sans fatigue. C’était un jeu inextricable, ainsi mené: Lambart qui voulait Fanny, Berthe qui voulait Lambart, Fanny qui acceptait Lambart à condition de tout lui dire, l’oncle Nathan qui conduisait la ronde et défendait à Fanny de parler. Et comme aucun ne voulait abandonner sa position, ils restaient là, sans avancer ni reculer, jusqu’au moment où le temps s’était entremis, comme il le fait si miséricordieusement lorsqu’on le lui permet.

Et Lambart était reparti régner dans son village, non sans que l’oncle eût réussi à lui vendre un cheval à gros bénéfice. Berthe avait fermenté d’un degré de plus; et Fanny, plus silencieuse, plus effacée, était restée intacte aux yeux du monde.

Maintenant, il lui fallait faire un effort pour retrouver dans sa mémoire la grosse tête pommadée, sans cou, de l’ancien cultivateur, et ses doigts en boudin, avec la bague chevalière monumentale. Et, pourtant, elle n’entendait jamais sans mélancolie prononcer son nom. Voilà: si elle avait voulu, elle serait Mme Lambart, avec une «position» à Autretôt, et peut-être des enfants autour d’elle.

Quand elle pensait à cela, (et cette nuit encore, seule, dans l’ombre de ses rideaux), elle rougissait d’une sorte de honte à cause de son fils, son fils perdu, son fils mort peut-être, son fils auquel il lui semblait qu’elle faisait tort par cette seule pensée.

Elle se retournait dans son lit, un peu enfiévrée sous la plume. La lune était tout en haut du dernier carreau. Le sommier craqua et Fanny songea tout à coup que Berthe allait l’entendre et deviner son insomnie, puisque demain elle prenait trente-neuf ans.

Berthe! Rien que son nom lui faisait toujours un peu peur. Comme elles auraient pu être heureuses, pourtant, se consoler de tout en s’aimant! Mais voilà, Berthe lui en voulait de lui avoir barré la route. Et même de plus loin encore. Elle lui en avait voulu depuis le jour où elle avait appris son malheur. Et de plus loin encore, comme si, mystérieusement, elle le pressentait. N’était-elle pas singulière cette curiosité que, toute petite, elle lui témoignait? Elle l’épiait, des heures, avec patience et courait vite avertir sa mère si Fanny se trompait ou négligeait un devoir. «Car je n’étais vraiment pas méchante, songea-t-elle encore, et je ne désobéissais pas exprès. Pourquoi donc est-ce que ma sœur ne m’a jamais aimée?»

Elle sonda un moment ce mystère qui la séparait de l’être le plus rapproché d’elle de chair et de sang, et, une fois de plus, elle n’y trouva aucune explication. C’est comme ça, comme ça. On n’y peut rien.

Le sommeil semblait voltiger autour de ses yeux, sans s’y poser assez pour les fermer. Trente-neuf ans! Elle pourrait être mariée depuis huit ans avec Lambart, ou depuis cinq avec le prétendant que M. Pommier, le pasteur, lui avait proposé. Ce prétendant était un veuf, un pasteur chargé de six enfants, le dernier au maillot. Le cœur de Fanny avait bondi vers lui sans le connaître. Celui-là, Berthe ne le lui jalouserait pas!

—Elever les enfants des autres, en voilà un goût! disait la grosse fille avec mépris.

Tout de même c’était un honneur que cette offre, et Fanny en jugea aux traits empoisonnés que décocha la cadette. Son rêve de bonheur dura peu; elle recommença à se torturer de doutes. Fallait-il pas, et plus que jamais, avouer son passé? Elle finit par se résoudre à tout dire à M. Pommier, sous le sceau du secret.

Comme elle allait le faire, la nouvelle arriva que le veuf se trouvait très malade d’une pneumonie. Elle retint son aveu. Trois jours après, son prétendant mourait.

Elle resta frappée de cette coïncidence terrifiante, et un peu persuadée qu’il lui était défendu de chercher à refaire sa vie. Aussi refusa-t-elle le troisième fiancé, un herbager, familier de l’oncle Nathan, qui vint se proposer directement, en homme qui ne craint pas plus les femmes que les chevaux. Il s’en alla trop furieux pour y songer: la seconde n’aurait peut-être pas dit non.

Cette fois, la porte parut fermée pour toujours sur les prétendants, car les années coulèrent toutes pareilles sans rien qui les distinguât l’une de l’autre. La quatrième prenait fin. C’était un amoncellement de jours identiques que les saisons seulement coloraient différemment. Fanny ne les avait pas aimées: elle ne les regrettait pas! Et, pourtant, elles lui coulaient entre les doigts comme du sable fin, sans qu’elle pût les retenir.

La lune n’était plus à la fenêtre, mais très haut au ciel. La clarté tombait, plus tendre et plus bleue. Ses trente-neuf ans sonnèrent à la pendule de la cuisine, car elle était née le 25 février à une heure du matin. Toute la maison en vibra.

Alors, comme si elle n’attendait que cela, Fanny se tourna une dernière fois dans son lit, et s’endormit.

II

Le père Oursel déposa auprès de l’âtre ses sabots qu’il tenait à la main et dit:

—Le nouvel instituteur est arrivé.

Sa voix, tout à fait cassée maintenant, fit un bruit de grêle dans la vaste cuisine, mais les deux sœurs n’y entendirent pas cet accent prophétique des paroles qui vont modifier le cours de la vie.

Elles se tenaient toutes les deux auprès du feu qui montait dans la grande cheminée à la mode d’autrefois qu’elles n’avaient jamais voulu changer. Pourtant, la cuisinière ronflait au bout de son tuyau coudé au centre de la pièce, unissant ainsi, à l’image de ses maîtresses, le présent à l’avenir. Ensemble, elles levèrent la tête, puisqu’il faut toujours considérer la bouche d’où sort une nouvelle. Et Berthe dit:

—Comment, déjà?

Le vieillard branla sa tête sèchement sculptée en plein bois.

—Oui, il sera venu avant son mobilier. Fallait, faut croire.

Berthe réfléchit un moment, et proféra d’un ton sentencieux:

—Une école ne peut pas s’arrêter. Quand le vieux M. Auzoux est mort, j’ai bien pensé que son remplaçant ne tarderait pas à arriver.

Les années écoulées avaient renforcé en elle ce désir d’avoir toujours raison, ce bonheur d’avoir prédit les choses, de les avoir connues avant chacun. Et, dans les moindres futilités, comme dans les événements graves, elle commençait d’abord par vérifier avec complaisance l’exactitude de ses prophéties. Fanny arrêta le mouvement machinal de ses mains qui épluchaient des pommes de terre et demanda de sa douce voix un peu lassée:

—Vous venez de le voir, père Oursel?

Le bonhomme secoua la tête pour affirmer. Il parlait si peu que deux phrases de suite lui paraissaient une coupable prodigalité, comme si tous ses mots lui étaient comptés jusqu’à sa mort et qu’il en sût le nombre.

Berthe répondit à sa place:

—Bien sûr qu’il l’a vu, puisqu’il en parle.

Et, combattue entre son désir de prédire et son besoin d’apprendre, elle ajouta, mais plus comme une affirmation que comme une question:

—Sans doute qu’il amène sa famille avec lui.

Le père Oursel fit non. Elle s’oublia jusqu’à le regarder avec étonnement.

—Il serait garçon? Un jeune, alors, un remplaçant?

Au fond de sa gorge râpeuse le vieil homme râcla des sons qui faisaient au total:

—Bel homme, déjà vieux.

Le soleil convalescent de février entrait par les carreaux de la fenêtre qui montrait la chevelure des arbres poudrée d’un givre étincelant sur un ciel d’un pâle bleu de cristal. Quelque chose de nouveau parut entrer dans la pièce avec les rayons ressuscités, quelque chose de frémissant: une ombre d’aventure qui pointait au fond de la vie monotone et déserte des deux sœurs.

Pâle clarté de février, paroles éparses dans la pièce: «Un bel homme, déjà vieux.» Ce fut ainsi que Silas Froment entra dans l’existence des demoiselles Bernage.

 

Un mois plus tard, tout ce qui était à apprendre sur le nouveau voisin se trouvait su, grâce à Berthe. Célibataire de quarante-cinq ans, l’instituteur montrait une belle carrure dans sa haute taille. Des cheveux noirs grisonnaient aux tempes. Son masque rasé se découpait avec la sécheresse d’une médaille. Il vivait seul, absolument seul. Une vieille femme, grand’mère de l’un des élèves, engagée pour tenir son intérieur, rapporta qu’elle n’avait guère de besogne tant monsieur montrait de soin et de propreté.

En mars, il attaqua le jardin qui doublait l’école en longueur, à la hauteur des toits en cascades du «bas de la ville». Son prédécesseur, âgé et souffrant, l’avait quelque peu abandonné. Il y passa tous ses instants de loisirs et, par les beaux jours de cette saison qui se trouva précoce, les sœurs entendaient au-dessus de la petite ruelle entre leurs deux jardins, ces bruits familiers du jardinage: pas lourds des sabots bottés de terre, choc de la bêche contre un caillou, chute de deux outils qui sonnent le fer.

Et cela donnait un sourd agrément à leur propre travail.

Aux sorties de l’école, l’instituteur accompagnait ses élèves jusque dans la rue. Alors, cachées derrière leurs rideaux, elles le voyaient ouvrir la porte d’où la volée des écoliers se dispersait. Il surveillait les petits, les mettait sur le trottoir, les regardait s’éloigner. Parfois, une mère l’arrêtait. Il inclinait sa haute taille, penchait la tête. On le voyait sourire ou froncer le sourcil. Et les sœurs le regardaient, de loin, fascinées, sans qu’il soupçonnât leur existence.

Un jour, pourtant, ils firent connaissance. Les deux jardins possédaient une porte donnant sur la ruelle, et il se trouva que les deux sœurs, l’ouvrant, trouvèrent le voisin debout sur son seuil.

Fanny fut si surprise qu’elle fit: «Ah!» et recula. Mais Berthe la poussa en avant. L’instituteur avait fait un mouvement pour rentrer, puis il s’arrêta, se découvrit largement. Confuses, elles passèrent; Berthe retroussait sa jupe avec dignité et marchait à petits pas. Fanny avait envie de courir.

Quand elles eurent terminé, au «bas de la ville», une commission sans importance que Berthe écourta, elles reprirent la singulière petite ruelle qui se serre entre les «étentes» des fabricants, franchit la rivière salie par les teintures et toute la chimie des usines et finit par des escaliers de grès abrupts, toujours peuplés d’enfants. Et elles virent que l’instituteur était toujours là.

—Allons-nous-en, proposa Fanny.

—Par exemple, fit Berthe à demi-voix.

Elle l’entraîna dans son sillage, littéralement, car son imposante personne, forte en chair et haute en couleur, fendait l’air comme un flot, avec puissance et régularité. Lorsqu’elles furent à sa hauteur l’instituteur fit un pas en avant et se découvrit encore.

—Mesdames, dit-il, nous sommes voisins, je le sais, et je suis heureux de vous présenter mes hommages.

Berthe rougit et Fanny pâlit, mais ce fut la cadette qui retrouva la première sa présence d’esprit.

Elle fit un pas en avant:

—Monsieur, nous sommes bien honorées vraiment.

Elle s’arrêta, embarrassée, et finit:

—Nous serons bons voisins, j’espère.

Le grand homme rasé écoutait avec déférence, son chapeau toujours à la main, et il dit:

—J’en serai charmé pour ma part. Adieu, mesdames.

Il fit un large geste de son chapeau pour le remettre et rentra chez lui.

Berthe fourrageait la serrure avec émotion. Enfin, la clef tourna et elles rentrèrent.

Le soleil de quatre heures chauffait doucement le jardin. L’air avait cette odeur de promesse si fugitive, spéciale à ce premier réveil de la terre en certaines années.

—Crois-tu qu’il est aimable! fit Berthe.

Fanny ne répondit pas. Il n’y avait jamais besoin de répondre avec Berthe.

—Et poli, et tout!

Elle fit encore quelques pas:

—Ça nous fera un bon voisin.

Fanny descendit pour aller du côté du poulailler et Berthe continua vers la maison. Chacune emportait avec elle l’image du bel homme, avec sa tête un peu argentée et sa figure où la volonté était écrite avec la douceur; cette première image qui est la seule exacte et la seule valable de toutes les photographies successives que la vie donnera d’un être par la suite.

A présent, il n’y avait pas de jour qu’elles n’eussent un salut de l’instituteur. A l’entrée ou à la sortie de onze heures et demie, à la rentrée d’une heure et demie ou à quatre heures, le grand voisin était là, tête nue, au milieu du flot des enfants. Et souvent Berthe se trouvait comme par hasard à la grande barrière du jardin ou à la petite porte de la maison, ou encore à une fenêtre d’où elle pouvait surveiller un si grand panorama que l’école ne semblait en être qu’un infime détail. Fanny, au contraire, se cachait près de ses poules ou bien sur ce banc d’où on voyait la route sans être vu. Et elle apercevait l’instituteur, le temps qu’il passait devant la barrière qui coupait le mur.

Il entrait ainsi peu à peu dans leur vie, avec lenteur et sûreté, sans qu’elles s’en aperçussent.

Mais ce ne fut que deux mois plus tard qu’elles firent sa connaissance officielle.

La chose eut lieu chez le vieux M. Gallier, le pasteur en retraite. Il habitait, sur l’ancienne route de Villebonne, une maison de briques posée entre deux jardins comme une rose entre deux feuilles. C’était un petit Méridional trapu et laid, avec des yeux charbonneux, d’où partait un regard aigu sous le plissement de ses paupières lasses. Son visage rasé portait des favoris raccourcis, selon la mode immuable des ministres du temps: ses lèvres épaisses tombaient ainsi que les mille plis de sa peau basanée. Il était bourru et spirituel, comme le sont les méridionaux de montagne, avec réserve et finesse. Sa femme, une maigre personne qui n’avait jamais voisiné avec aucune beauté, conservait à un degré surprenant ses deux seuls avantages: un teint normand de roses et de lis et d’épais cheveux blonds ondulés. Tout de noir vêtue depuis la mort de son fils unique, elle portait souvent un tablier de moire qui accrochait ses mains rugueuses de ménagère.

Mieux qu’une merveille de propreté, sa maison était la propreté réalisée sur cette terre.

Chaque vendredi, elle donnait de petits thés à quelques personnes de la ville. Les demoiselles Bernage y étaient souvent invitées, honneur qui les flattait intarissablement. Avec elles, quelques vieilles dames se retrouvaient dans le salon au beau parquet de mosaïque, deux veuves, une demoiselle mûre et un couple âgé d’égoïstes à deux, touchants dans leur amour prolongé.

Elles étaient là quand M. Silas Froment, leur nouveau voisin, arriva. Rien que par sa façon d’entrer, de saluer, il mit tout à coup un peu de vie dans la pièce triste où on osait à peine, pour s’asseoir, retirer les sièges de leur place le long du mur. Berthe, qui échangeait une conversation endormie avec une des veuves, parut se réveiller, et son lourd chignon blond lança des rayons sous la lampe.

Quand on les présenta, elle inclina la tête en souriant.

—Mais, dit M. Gallier, vous êtes voisins, à propos!

Elle en convint en peu de mots. Fanny rougissait avec embarras. Tous trois, ils se regardaient d’un air de complices, à cause de cette entente tacite avec laquelle ils évitaient de parler de leur première entrevue.

A présent, tout le salon était ranimé. M. Gallier préparait une conversation politique: l’autre vieillard s’approchait de l’instituteur, car, par cette loi mystérieuse qui régit les salons de province et quelques autres, les trois hommes se rejoignaient déjà. Mme Gallier souriait d’un air rêveur, en songeant que son fils pourrait être aussi un bel homme fort et dominateur. Berthe et Fanny vibraient encore des paroles dites et des paroles sous-entendues. La demoiselle mûre essayait instinctivement le plus seyant des sourires et les vieilles dames, ne pouvant mieux, laissaient paraître un regard attentif sur leurs visages endormis.

Fanny regardait tout cela comme en un rêve, sans comprendre d’où arrivait cette douceur qui venait de se répandre dans la pièce depuis un moment, sentant seulement, comme les autres, l’attrait de la nouveauté, le désir de briller et tout ce qu’amenait enfin la présence d’un homme.

A certains moments, par-dessus les épaules des messieurs, tournés pour la discussion, les sœurs rencontraient un regard de malice lancé par les beaux yeux bruns de M. Froment. Et quelque chose d’inconnu, comme une ivresse légère, montait à la tête de Fanny, plus silencieuse que jamais, avec son air sage et ses mains croisées sur ses genoux.

Le thé arriva et fit diversion. Il était toujours excellent, comme dans toutes les petites villes normandes qui, d’instinct ou d’atavisme, comprennent les choses d’Angleterre. Un gâteau aux raisins, fait à la maison, circulait, ainsi que deux coupes de gâteaux «à deux sous» de chez le pâtissier. Les veuves et la demoiselle minaudèrent: «Qu’est-ce que je vais prendre?», tandis que leur choix visait une «conversation» ou un «royau» arrêté entre tous dès l’entrée des plateaux.

Les messieurs, appelés, se rapprochèrent. Mais, encore, ils se retrouvèrent alignés tous les trois comme les chaînons d’une indestructible chaîne, entre les alignements de dames. La conversation confidentielle qui déferlait par petites vagues mortes s’arrêta tout à fait, comme si, tout naturellement, le silence nécessaire se préparait pour ces longues histoires que les hommes racontent en s’écoutant parler.

Silas Froment était en face de Fanny. Et, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait s’empêcher de le regarder. Elle ne se lassait pas de la courbe de ses sourcils, qui venait si exactement mourir à l’arête délicate et ferme de son nez. A la dérobée, entre une réponse donnée et un silence attentif, il jetait aussi les yeux sur elle avec un intérêt mystérieux qu’elle sentait et qui faisait courir son sang plus vite, selon un rythme qu’elle ne connaissait pas, car elle était vierge de sens, sinon de corps.

Berthe parlait et riait. Son cou et sa gorge robustes tendaient la soie de son corsage bleu marine ourlé d’une dentelle blanche; elle était la femme la plus femme de la réunion, et Fanny le sentait. Mais elle voyait le regard de l’instituteur glisser sur elle avec indifférence et chercher le sien.

L’heure du départ arriva. Les dames se levèrent avec de petits cris effrayés.

—Comme il est tard!

—On ne va pas vous prendre, affirmait le vieillard à la demoiselle mûre.

Il y eut le brouhaha des conversations décousues du départ:

—Y a-t-il de la lune seulement?

—Quel froid pour la saison!

—C’est pourtant le printemps dans trois jours!

—Au revoir et merci de votre bonne soirée.

—Et adieu, mes amis!

—Alfred, éclairez ces dames.

La bonne Mme Gallier prononça:

—M. Froment et ces demoiselles Bernage s’en vont ensemble, comme de juste.

—Je crois que c’est pas possible de faire autrement, dit Berthe gracieusement.

L’instituteur protesta de sa bonne volonté et ils sortirent dans la rue baignée de lune. Le vieux couple les accompagna jusqu’au bas de la route en pente. Là, il y eut encore des adieux, des mots qui sonnaient plus fort qu’on n’aurait voulu dans l’air froid, et qui allaient frapper dans les fenêtres des maisons endormies. Et puis les demoiselles s’en allèrent avec leur cavalier. C’était la première fois de leur vie qu’elles se trouvaient seules dans la rue avec un homme à marier. Et elles en éprouvaient autant d’émoi que si elles avaient été de toutes jeunes filles. Plus, peut-être, parce qu’elles ne sentaient plus cet avenir illimité devant elles, et que l’angoisse était comme un levain dans leur émotion.

D’abord, elles furent silencieuses. Leur ombre les précédait. L’une en longueur, celle de M. Silas Froment; l’autre en largeur, celle de Berthe, et enfin, l’ombre fluette de Fanny, fragile comme elle, et mince.

Berthe regardait derrière elle et aussi devant, aux carrefours où quelqu’un pouvait se cacher. Elle avait un peu peur et un peu envie d’être vue avec leur cavalier.

—Y a-t-il longtemps que vous connaissez M. et Mme Gallier? demanda l’instituteur, comme ils tournaient le coin de la ruelle qui s’achevait en escalier, après avoir enjambé la rivière sur un petit pont couvert.

Berthe se hâta de répondre:

—Oh! je crois bien! On les a toujours connus, pour dire. Quand j’étais petite, M. Gallier me semblait déjà vieux.

Elle riait niaisement, d’un rire qui, aussi, voulait se rajeunir. La rivière proche grondait jusqu’à la roue du moulin et faisait entendre son grand bruit de chute en nappe.

Au pied de l’escalier, le bruit ayant diminué, l’instituteur demanda:

—Puis-je vous aider, mesdames?

Elles eurent un geste effarouché, le même, et Berthe répondit:

—Oh! non, monsieur, on a l’habitude. Merci!

Il faisait pourtant presque tout à fait noir dans l’espèce de cave que formaient d’un côté les murs d’une propriété et, de l’autre, les grands arbres qui retenaient dans leurs racines la terre des talus. Les demoiselles montaient vite, émues de sentir l’ombre presque opaque envelopper leur compagnon avec elles. Le bruit de la rivière décroissait peu à peu; enfin, la route de Villebonne apparut, blanche sous la lune.

—On a beau être accoutumé, dit Berthe, c’est toujours haut.

L’instituteur hocha poliment la tête et il regarda Fanny, comme s’il attendait les paroles qu’elle n’avait pas encore prononcées. Son cœur battait jusque dans sa gorge et elle dit faiblement:

—Oui, c’est haut.

Ils se remirent à marcher. L’instituteur, maintenant, était chez lui, mais il tint à mettre les demoiselles Bernage devant leur porte. Alors il se découvrit et sa belle figure apparut, ferme et nette, dans la clarté qui la sculptait en force. Il prit la grande main de Berthe, offerte la première; ensuite, Fanny donna la sienne, qu’il serra doucement d’abord, et puis plus fort, avec une insistance volontaire.

Il n’y eut que quelques secondes de trop. Déjà, pourtant, avec la prompte entente du couple qui s’aimante contre le danger, ils virent que Berthe attendait la fin de leur étreinte.

L’instituteur fit encore un salut, et s’en alla. Son pas net sonnait sur la terre froide; il décrut, s’arrêta, reprit et cessa.

Ce fut la musique qui berça la nuit blanche de Fanny, enfiévrée, étonnée et honteuse de sentir en elle quelque chose qui répondait à ces pas d’homme sur la terre, quelque chose qu’elle croyait mort à jamais et qui s’éveillait seulement: son cœur engourdi de vierge froissée.

III

L’année s’écoulait, scandée au rythme des grandes fêtes. Pour les deux sœurs, la vie s’activait ou se ralentissait avec elles. Mais cette saison-là prenait aux yeux de Fanny une signification nouvelle, car c’était la première fois que le grand espoir de l’amour mûrissait en elle.

Les semaines de Passion vinrent et s’en allèrent dans un printemps précoce qui réveilla brusquement la terre glacée sous les brumes normandes. Il y eut les sorties pour les services du soir de la semaine sainte, alors qu’une seule étoile s’allumait dans un ciel indiciblement violet et que l’air semblait presque tiède.

Les sœurs «montaient» au temple et toujours retentissait derrière elle et au fond de la poitrine de Fanny le pas vif de l’instituteur.

Il remplissait les fonctions de lecteur et, de leur banc, les demoiselles voyaient sa haute taille se dresser au-dessus de la petite chaire placée à l’ombre de la grande. Dans sa bouche, la liturgie prenait pour Fanny une beauté plus grande, plus poignante, et les commandements tonnaient avec leurs défenses et leurs sanctions, terriblement.

Il chantait aussi à pleine voix, entraînant les auditeurs clairsemés du début du service, le long des psaumes aux paroles naïves et profondes:

Chargement de la publicité...