Le joug: roman
Ainsi des méchants devant Dieu
La force est consumé-é-e...
Et Fanny sentait un bonheur confus, parce que sa voix se mêlait en un mariage mystique à la voix qui dominait toutes les autres.
Cependant, Berthe changeait d’attitude. Ce soupçon que Fanny avait senti peser sur elle s’était sans doute apaisé, car elle n’en montrait plus rien et recevait avec émotion les attentions du voisin.
Dans les maisons qu’elles fréquentaient, on les interrogeait sur M. Froment et on racontait ce qu’on avait appris sur lui. C’est ainsi qu’elles surent son histoire, de la bouche de Mme Gallier.
Il était de Picardie, cette province qui fournit tous les instituteurs protestants de la région. Et il se trouvait quelque peu en disgrâce à l’école de Beuzeboc, à cause d’une grande ombre d’amour qui l’enveloppait. On disait cela à voix basse, comme si ces choses de mystère ne supportaient ni le jour ni le bruit, ou comme s’il avait été là, à écouter.
C’était, dans la grande ville de l’Ouest, où il se trouvait: une femme mariée qui s’était tuée pour lui. On ne savait pas bien le rôle de M. Froment dans la tragédie. Pas tout à fait répréhensible assurément puisqu’il exerçait toujours. Il lui en restait comme un reflet de fatalité plutôt que de culpabilité, qui s’attachait à lui, à tous ses mouvements, et le transformait en héros d’amour dans la fadeur ambiante des gens et des choses.
—Et, concluait pathétiquement Mme Gallier, on dit qu’il ne s’est jamais consolé.
Berthe interrogea avec une espèce d’avidité.
—Vraiment? Mais y a-t-il longtemps?
Mme Gallier passa avec incertitude ses mains rêches sur son tablier de moire.
—Je crois qu’il y a cinq ou six ans.
—Alors, on l’a envoyé dans un petit poste avant de le nommer ici?
—Mais oui, il vient de l’Eure; d’un bourg, je crois.
Fanny écoutait sans rien dire, comme toujours, mais tellement mieux que tous ceux qui sont distraits par leurs propres paroles. Et il arrivait généralement que les autres posaient les questions qu’elle aurait voulu poser elle-même.
—Et a-t-il encore ses parents?
—Non, personne, personne. C’est un orphelin, sans frères, ni sœurs, tout seul.
Fanny pensa comme elle le faisait quand on prononçait ce mot devant elle: «Il est comme mon petit Félix!»
Car, au fond d’elle-même, il ne restait plus que ceci de son malheur lointain: le nom de son fils et, puisqu’il faut bien se représenter un être, une silhouette qui restait indécise entre l’enfant et l’homme. La catastrophe presque disparue, comme la figure du coupable, comme la lettre et comme le voyage, tout s’enlisait sous le sable mouvant des jours et des habitudes que la marée de la vie apportait sans relâche.
Et cette similitude de sort avec son fils fut encore quelque chose qui l’attira vers le bel homme romantique et triste.
Souvent, elle montait dans les anciennes «étentes» à coton de la fabrique désaffectée qui bordaient la ruelle. Et là, elle regardait vivre l’école, dont le petit peuple, épelant, chantant, récitant, n’était que le reflet du maître. Entre les lames de bois inclinées, elle ne voyait rien que le toit, les fenêtres ouvertes, le jardin, mais cet espionnage furtif la remplissait d’un émoi un peu coupable.
La Pentecôte vint dans la gloire fleurie des pommiers. L’œil fatigué de blancheurs ne distinguait plus, au long des routes, les jeunes filles marchant sous leurs voiles, des arbres escaladant les pentes sous leur parasol neigeux. Il y eut un beau service, plein de chants éclatants, et l’émotion de l’Eglise autour de ses lis emplit le vieux temple. Ce jour-là, pour la première fois, Fanny sentit son cœur chanter l’hosanna en elle.
Lentement, elle s’éveillait à l’amour, comme ces roses d’automne qui éclosent avec tant de peine à travers les froides rosées, les nuits glacées et les pâles soleils et qu’un jour glorieux d’octobre vient enfin ouvrir jusqu’au calice. Le miracle commença vraiment pour elle par cette Pentecôte.
Ce fut chez M. Poirier, le pasteur, qu’ils se rencontrèrent, cette après-midi-là. Les sœurs, ayant décidé cette visite nécessaire, «montèrent» au presbytère vers cinq heures. Sur le seuil du salon, Fanny eut un mouvement de recul. M. Froment était là, assis dans un fauteuil et qui lui souriait, comme s’il l’attendait. Et, dès ce moment, ils furent isolés des autres, et sans l’embarras qu’on éprouve dans un tête-à-tête trop ardemment désiré.
Ils sortirent au jardin que fleurissaient de grands rhododendrons pourpres, violets et blancs et une azalée arborescente couleur de feu, unique dans la ville. Quelques dames en visite et le pasteur marchaient lentement le long des allées. Fanny et l’instituteur se trouvaient l’un près de l’autre et Berthe, prise malgré elle par Mme Poirier, ne pouvait intervenir.
Ils allaient sans rien dire. Sous sa toque de paille et de ruban, le profil de Fanny descendait purement et, pour la première fois, elle songeait: «Est-ce que je suis bien?»
Les minutes s’ajoutaient les unes aux autres, et le silence, dangereux de pensées, devint enfin intolérable. Alors Silas Froment commença une phrase quelconque, d’une voix qui tremblait un peu.
Il n’y eut rien de plus ce jour-là. Mais, pour Fanny, le miracle avait eu lieu. Cette voix d’homme, cette voix virile et chaude qui, pour elle, s’était cassée dans l’émotion, contenait un aveu qui surpassait son attente.
Des jours, elle en vécut. Elle se disait: «Je suis sûre maintenant que c’est moi qu’il aime.» Et toute une théorie de rêves très purs et un peu enfantins se déroulaient dans sa tête de quarante ans, nourris du peu de littérature qu’elle possédait, car sa triste expérience était d’autre sorte et ne lui servait pas plus que si elle avait appartenu à une autre.
Cependant, la petite ville aux yeux vigilants ne faisait encore que les regarder. Ils se voyaient chez des tiers, au hasard des visites et, parfois, en une de ces conduites du soir, qui sont de rigueur. Jamais le voisin n’était entré chez les sœurs, et leurs rencontres sur la route, leurs conversations à la petite porte de la ruelle se trouvaient déjà soigneusement cataloguées, étiquetées dans l’herbier de la médisance, pour en sortir en temps voulu.
Cela n’allait guère plus loin pour le moment. D’ailleurs, en province, on ne médit que d’un couple, et cette cour timide, qui se passait à trois, ne tombait pas sous la critique. Surtout on ignorait laquelle des deux sœurs pouvait être l’élue, et la critique a besoin, pour se manifester, d’une sorte de certitude. On disait donc seulement, en voyant les deux sœurs revenir du temple, tandis que l’instituteur les suivait de loin ou quand, les ayant rattrapées, il s’arrêtait pour une conversation de cinq minutes à la grille: «M. Froment est bien aimable avec ces demoiselles.»
L’opinion générale croyait qu’il choisirait Berthe.
Entre les deux sœurs, pourtant, la balance paraissait tellement égale que la jalousie de Berthe, si prompte à l’ordinaire, ne s’éveillait pas. Quand elle parlait à Fanny du voisin, sa figure se pavoisait d’espoir, tant que l’autre, gênée, détournait les yeux. Mais son silence habituel l’environnait si bien et Berthe songeait si peu à l’observer que son embarras ne comptait pas.
Elle traversait cette période cruelle et délicieuse que toutes les femmes ont connue à un moment quelconque de leur vie profonde, et dont l’âge ne fait que doubler l’amère douceur, puisqu’il y mêle le goût de cendre de l’avenir déjà presque consommé. Elle se disait: «C’est la dernière fois, la dernière. Après, personne ne me regardera plus comme cela.»
Des dates tombèrent encore: la Fête-Dieu, le 14 juillet qui étend sur la vallée un réseau de sonneries de clairon et finit en apothéose avec les fusées du feu d’artifice. Fanny sentait le temps s’écouler avec la joie de sentir mûrir son bonheur et la crainte horrible de ne jamais pouvoir le cueillir.
Enfin le jour fut là, si tôt qu’il la prit au dépourvu, comme toutes les choses trop espérées.
C’était un chaud après-midi de juillet, où le ciel, d’un bleu sombre, roulait de gros nuages blancs au-dessus de la vallée qu’ils suivaient jusqu’à la Seine, cachée derrière les dernières collines de l’horizon. Berthe partit faire en ville quelques courses qui la retiendraient une couple d’heures. D’ailleurs, elle caressait secrètement l’espoir de se faire offrir, chez une des vieilles dames de leur société, un de ces petits goûters soignés que les femmes sans hommes préfèrent aux repas classiques.
Fanny, un peu alanguie par la chaleur, préféra rester, et sa sœur, contre son habitude, n’essaya pas de la contraindre. Vers quatre heures, elle songea à descendre au jardin où elle devait couper quelques légumes.
Au fond, la petite porte brune de la ruelle, qui l’attirait toujours magnétiquement, était fermée. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Le père Oursel préparait des rames sous le hangar, avec cette patience des gens âgés pour lesquels le temps paraît si singulièrement indéfini. D’un geste machinal elle tira la ceinture de la blouse mauve qu’elle portait, rajusta l’empiècement carré formé par un ruban de velours noir, redressa son petit tablier de maison en cotonnade du pays. Son manque d’éclat même, la rareté de ses gestes, la lenteur de son allure lui donnaient quelque chose d’apaisant, de rafraîchissant dans la langueur oppressante du jour. Elle avait pris le Journal de Rouen pour le lire sur le banc ombragé; mais, quand elle vit le désert qu’était le jardin brûlant, sous le soleil, elle plia le papier en deux pour s’en coiffer.
Elle revint du carré avec trois artichauts à la main, comme un bouquet. Cette fois, elle dut passer près de la petite porte et, malgré tout ce qu’elle s’était défendu en raisonnant, elle posa les doigts sur la clenche de fer triangulaire. Le métal brûlait si fort qu’elle le lâcha aussitôt. Et cette défense naturelle de la serrure décida tout à fait l’instinct qui la guidait. Elle ouvrit la porte.
De l’autre côté de la ruelle, Silas Froment ouvrait la sienne.
De saisissement, ils ne dirent rien, tout d’abord, se regardant à satiété. Et puis ils se déprirent enfin des yeux, et cherchèrent les paroles qu’il fallait.
—Ah! dit Silas. Ça, par exemple! c’est une rencontre inattendue.
Et, comme ils se rendaient compte combien elle avait été attendue et espérée, ils sourirent ensemble d’un air contraint.
Sans bouger de sa porte, Fanny tendit la main. L’instituteur fit alors un pas pour la prendre. Et quand il tint, cette main, petite, fraîche et fondante dans la sienne, quelque chose de résolu passa dans ses yeux incertains, et il dit:
—Je voulais justement vous parler, mademoiselle Bernage, et j’avoue qu’en ouvrant cette porte, j’espérais beaucoup qu’un heureux hasard...
Sa phrase continua longuement. Ainsi que toujours, il parlait avec soin, avec recherche, avec satisfaction. Fanny l’écoutait, charmée, comme si jamais elle ne se lasserait de l’entendre sous le soleil implacable qui flambait entre les murs de la ruelle. Et ce ne fut que quand il eut fini qu’elle comprit tout à fait le sens de ce qu’il disait. Il voulait lui parler! Du coup, elle eut un tremblement, et ses mains fraîches se glacèrent. Enfin, elle dit:
—Me parler, monsieur Froment, vraiment?
Il se pencha et dit gravement:
—Oui, j’ai quelque chose à vous demander.
Elle osa le regarder en face, de ses yeux pâles et, dès cet instant, elle sut ce qu’il avait à lui dire et ce qu’elle lui répondrait.
Pourtant, l’habitude, la réserve la retenaient là sur cette porte qu’elle n’osait livrer. Et elle dit:
Il comprit, et, indiquant son jardin à lui, qui, derrière l’ombre portée de l’école à cette heure-là, semblait un asile de fraîcheur, il dit:
—Si vous voulez!
Elle eut un geste de défense, et recula sur le seuil. Alors, avec respect et autorité, il passa devant elle, et referma la porte.
—Vous êtes seule? demanda-t-il.
Elle fit oui, de la tête, soulagée, à présent qu’il était entré, de n’avoir plus à choisir. Il fit un geste du côté du père Oursel.
—Et votre domestique?
—Le père Oursel ne parle jamais. D’ailleurs il est sourd.
Il saisit doucement le bras de Fanny et la guida vers le banc ombragé du noisetier. Quand elle fut assise, elle s’aperçut avec confusion qu’elle tenait les trois artichauts et qu’elle était encore coiffée du journal. Elle l’enleva à la hâte pour le déposer sur le banc, sous les légumes, et lissa un peu ses cheveux. Ses pensées tournaient avec rapidité derrière son front. Elle se demandait avec crainte: «Comment est-ce, comment est-ce, un homme qui vous demande?» car elle n’avait gardé de l’amour que l’effroi des gestes et des propos. Et l’herbager qui était venu à brûle-pourpoint se proposer était d’une autre sphère que le maître d’école.
Cependant, Silas Froment semblait se recueillir. Le bourdonnement continu de la fabrique d’en face remplissait l’air. Sans tourner la tête, elle le voyait, beau, sévère, avec sa tempe argentée et son grand air de sagesse; et elle se disait: «Jamais, jamais, je ne pourrais lui dire!» Alors, cela déborda de ses lèvres, comme ces nausées que rien au monde ne peut retenir, et elle dit:
—Monsieur Froment, moi aussi...
Surpris, il la regarda. Surpris, du son de sa voix, mais non des paroles qu’il ne comprenait même pas. Alors ce regard trop doux l’arrêta; elle sut qu’elle ne trouverait jamais les mots nécessaires, et, un peu lâchement, elle voulut l’entendre d’abord. Elle savait bien que son silence faisait parler les autres.
Il attendit un instant, toujours en la regardant, et il dit enfin:
—Mademoiselle, vous trouvez très singulière ma démarche, mais il fallait que je vous parle. Nous ne nous voyons jamais que par hasard et au milieu des autres... et j’avais besoin de vous voir seule.
Il s’embarrassait, se perdait dans le lacis des mots qui se refermait sur lui. Une pause lui redonna son sang-froid. Il continua:
—Vous a-t-on parlé de moi?
Fanny fit oui de la tête.
—Ah! dit-il, c’est ce que je pensais.
Il s’arrêta quelques secondes, comme indécis sur ce qu’il allait dire, puis, avec un geste qui balayait, il reprit:
—Eh bien, tout cela, c’est du passé; j’ai résolu de vivre une nouvelle vie et, pourtant, je n’en trouvais pas le courage. Mais je vous ai vue, j’ai compris que c’était vous qui pouviez m’aider. Mademoiselle, voulez-vous m’épouser?
Fanny ferma les yeux pour savourer son bonheur avant que rien ne s’y mêlât.
C’était ainsi, c’était ainsi! Respectueux, doux et ardent à la fois, la tête découverte et les yeux implorants, toute la force agenouillée devant la faiblesse, voilà comme elle avait toujours rêvé un amoureux. Elle ouvrit les yeux. Il n’avait pas parlé d’amour. Alors elle dit, le visage détourné, avec cette confusion que les femmes savent qu’elles doivent montrer:
—C’est un grand honneur, monsieur, je ne vous dis pas non.
Il se redressa, comme fouetté dans son orgueil. Elle eut peur et étendit la main:
—Mais, peut-être, seulement...
Il se pencha, prit sa main dans les siennes, qui tremblaient.
—Je serai si heureux, Fanny, voulez-vous?
Elle sentit qu’il lui était aussi impossible de dire non que de se lever et de s’en aller. Et son silence acquiesça.
Il serra encore sa main avant de la laisser aller. Et ce fut tout. Leur situation à découvert sur le banc, la proximité du père Oursel, qu’on voyait toujours remuer des branchages, les obligeait à garder l’apparence, qu’ils devaient avoir, de deux voisins causant de choses indifférentes.
Et puis Silas Froment se leva et, machinalement, Fanny reprit les artichauts. Alors, rapidement, il se baissa et, la figure tout près de la sienne il dit à voix basse:
—Vous m’avez promis, vous m’avez promis.
Il allait peut-être l’embrasser, mais, prise d’un émoi singulier en revoyant, après plus de vingt ans, la figure d’un homme auprès de la sienne, elle retira un peu la tête. Il reprenait:
—Il faut que je m’en aille. Quand nous verrons-nous?
Alors, d’un seul coup, tous ses soucis redescendirent sur elle: Berthe et sa jalousie, son opposition possible, et, surtout, ce secret qu’il fallait avouer. Et, pour aller au plus vite, elle dit:
—Non, non, je ne veux pas qu’on le sache encore, pas encore.
Elle parlait avec une hâte et une ardeur qui lui étaient si étrangères qu’il la considéra étonné.
—Ah! dit-il.
Il réfléchit un peu et ajouta:
—Il faut que nous soyons mariés à la rentrée.
Il avait pris ce ton de certitude avec lequel les hommes ordonnent ces choses. Fanny eut un frisson d’angoisse. Comment lui dire? Elle commença:
—J’aime mieux que ma sœur...
Il l’interrompit:
—Mais vous ne dépendez de personne, ni moi non plus. C’est ce qu’il y a de bien dans un mariage comme le nôtre. Voulez-vous que je lui parle?
Avec épouvante elle le regarda. Voyons, il fallait lui dire. Mais quoi? quels mots trouver pour parler de ce passé oublié, mort, en poussière? Vingt ans, plus de vingt ans! Elle savait si mal parler des choses de tous les jours, comment pourrait-elle parler de cela? Elle cherchait avec désespoir les paroles qu’il fallait. Et, en levant les yeux sur lui, elle vit qu’il souriait et que toute sa belle figure avait pris un air de tendresse. Il se pencha, saisit sa tête entre ses mains et, sans la baiser, l’appuya contre la sienne. Ce fut si doux qu’elle défaillit de joie en fermant les yeux. Quand elle les rouvrit, elle était seule. De la porte, il lui envoyait un dernier geste d’adieu; et Berthe ouvrait la grille.
IV
Ce ne fut qu’à la fin de sa nuit d’insomnie qu’elle songea qu’il ne lui avait rien avoué de lui-même. Jusque-là, elle avait tourné et retourné ses remords, qui la brûlaient d’une brûlure intolérable. En songeant à cela, elle s’assit sur son lit. A mi-voix, elle dit: «Silas, Silas!» Et elle se rappela pour la vingtième fois ce moment de douceur qui était le premier de sa vie, ce moment où elle avait vu cette grande tendresse illuminer la belle figure de son ami. Elle répéta: «Mon ami, mon ami!»
Pourtant, il n’avait rien avoué. A la vérité, une phrase la tourmentait: «Tout cela, c’est du passé.» Mais aucun mot n’expliquait ce que voulait dire «cela». «Vous a-t-on parlé de moi?» aussi: question adroite pour éclairer ce qu’elle savait, et qui n’avouait rien.
Ainsi, il lui offrait sa vie sans rien lui dire de ce qu’elle contenait. Il ne croyait même pas lui devoir compte du passé.
Elle gémit tout haut: «Et moi, et moi!» Car, dans cette espèce d’innocence, d’honnêteté que rien n’avait pu détruire en elle, il ne lui semblait pas que cela la déliât de son devoir. Non. Elle se disait: «Voilà les hommes. Ils ont de la chance.» Et c’était tout. «Comment lui apprendre?» Car c’est toujours là qu’elle en revenait. Et, à l’heure actuelle, elle ne comprenait pas comment elle n’avait pas trouvé moyen de parler.
Berthe, à côté, ne devait pas dormir, car elle l’entendit se retourner. Et ce fut un nouveau tourment. Où trouver le courage de dire à Berthe: «Je suis fiancée à M. Froment»?
Alors elle prit une résolution: «Je ne suis pas fiancée, tant que je ne lui ai pas avoué mon malheur. S’il ne veut plus, Berthe ne saura rien.»
Mais, déjà, elle tremblait en songeant à ces yeux vigilants et cruels qu’il faudrait abuser, et sa peine lutta avec sa joie jusque dans le sommeil qui vint la surprendre à l’aube blanche.
Le lendemain, après le repas du soir, les sœurs allèrent respirer la fraîcheur des prés de la vallée, comme c’est la coutume d’été un peu intermittente. Elles gagnèrent par les escaliers l’ancienne route de Villebonne, qui serpente entre les haies vivaces, à moitié folles, qui bordent les «cours» à pommiers. La grande chaleur de la journée cédait à la fraîcheur qui montait du sol toujours gorgé d’eau par la rivière, et descendait des bois qui suivent les collines sans arrêt. Le ciel était une coupe d’émeraude sur le vallon vert, dans le déchaînement des herbes et des feuilles de juillet, alors que, les fleurs étant passées et les fruits pas encore distincts, il semble qu’il ne soit qu’une couleur au monde pour peindre la terre normande.
A la rencontre d’une femme accompagnée d’une petite fille, Fanny s’arrêta. Elle reconnaissait une élève de l’école du dimanche, qui, justement, était absente de la dernière classe. Berthe la laissa avec elle et continua sa route. Elle venait de tourner le coude brusque que fait le chemin encaissé, quand elle remarqua sur le talus un homme assis. C’était un chemineau, un de ces êtres sans âge, cuits, recuits et lavés au chaudron du ciel, et sur lesquels tout, même le visage, semble rapiécé.
La curiosité de Berthe ne touchait pas aux spectacles de la vie inconnue; elle passa sans remarquer qu’il la regardait avec insistance.
Derrière elle, il se mit debout d’un mouvement de reins plus animal qu’humain, et la suivit. Le ciel fonçait très vite. Déjà, au-dessus du Val-à-la-Reine, paraissaient quelques étoiles, et la voix affaiblie du rossignol descendit d’en haut sur la vallée.
Berthe se retourna pour voir si sa sœur arrivait et se trouva face à face avec le vagabond. Il leva la main vers son espèce de coiffure.
—Mademoiselle! fit-il.
Elle se retourna tout à fait, et le dévisagea.
—Quoi donc?
Tant de dédain résonnait dans ces simples mots que le dur-à-cuire le sentit.
—Faites excuse, dit-il. J’ai besoin de vous causer.
—A moi?
—Oui. Je sais bien que vous êtes les dames de la maison blanche, là-haut.
Berthe, qui ne manquait pas de courage, se sentit interdite. Un mendiant ou un voleur! Elle regarda autour d’eux. Par fatalité, sur la route fréquentée, aucun passant ne s’annonçait. Mais l’homme continuait:
—N’ayez aucune crainte. Je ne suis pas-t-un malfaisant. Raccommodeur de faïence, c’est tout. Mais c’est pas par rapport à ça. C’est une commission.
Berthe, qui avait fait deux pas en arrière, s’arrêta, surprise.
—Une commission?
Et, tout à coup, elle songea à Silas Froment.
—Quoi donc? demanda-t-elle plus doucement.
—Ah! je savais bien que vous m’écouteriez, dit-il avec importance. Voilà c’ que c’est. C’en est un que j’ai rencontré là-bas (il fit un geste de sa tête hirsute vers une orientation vague) qui m’a dit: «Si tu passes à Beuzeboc sur le trimard, une fois, t’iras là et là.» Il m’a bien espliqué vot’ maison; et tu lui diras, à la plus vieille, tu lui diras de ma part...
Il hésitait. Berthe dit:
—Mais qui, d’abord? Dites-le une bonne fois.
Alors il s’approcha et, tout bas, sa figure hérissée de mèches de cheveux et de barbe, à la fois malpropres et décolorés, tout près de celle de son interlocutrice, il dit:
—Vallée...
Elle ne comprit pas tout d’abord.
—Vallée? Qui donc?
Subitement, la mémoire du nom maudit lui revint et, sa curiosité enfin bien allumée, elle questionna encore:
—Et d’où alors?
Il refit son geste bizarre, et prononça lentement:
—Poissy. Centrale. Prison.
Malgré sa maîtrise, elle faillit se trahir. Mais le temps pressait. Il ne fallait pas que Fanny vît le messager. Alors, elle composa son visage le plus indifférent.
—Ce n’est pas pour moi, dit-elle. C’est ma sœur aînée qui s’intéressait à ce malheureux. Je lui dirai.
L’autre leva la main.
—C’est donc pas vous la plus vieille? J’ croyais.
Elle pinça les lèvres, sensible à ce coup, au milieu de son bouleversement.
L’homme reprit:
—Attendez, vous savez pas quoi. Vous lui direz: «Le bonjour». C’est tout.
Berthe répéta machinalement:
—Le bonjour? Bien.
Et puis, songeant qu’après tout il ne savait peut-être rien, et pour en apprendre quelque chose elle ajouta:
—C’est un pauvre malheureux. Ma sœur a été bonne pour lui.
L’autre se mit à rire silencieusement.
—A’ ne le sera plus. Il est mort, Vallée.
Fanny apparaissait au détour du chemin. Berthe fit un signe de tête et, sans rien de plus, elle quitta le vagabond pour aller vers sa sœur.
L’obscurité montait. Les talus, les haies, les arbres se couvraient de cette cendre grise qui les décolore peu à peu. Fanny, surprise, cria:
—Tu reviens déjà?
Et, dans l’indécise clarté, elle vit sur la figure de sa sœur, qu’elle déchiffrait si vite, quelque chose de redoutable.
Elles reprirent le chemin du retour. Dans la douceur infinie du crépuscule sur lequel pleuvait la chanson de l’oiseau amoureux, elles avançaient pesamment, chargées de colère, de haine et de chagrin. Et elles ne parlèrent pas jusqu’à la maison.
Quand elles furent à la porte de leurs chambres, Berthe dit:
—Entre, j’ai à te parler.
Fanny obéit comme elle obéissait toujours. Elle pensa: «Elle se doute de quelque chose entre Silas et moi. Il va falloir dire tout. Et pour rien, peut-être...»
Elle s’assit. Berthe resta debout, avec des yeux si chargés d’orage, une figure si sombre que Fanny commença de sentir ce tremblement au creux de l’estomac, cette moiteur froide des mains, qui la paralysaient devant une scène imminente. Et la grosse fille blonde, si formidable dans le clair-obscur de la chambre, commença brutalement:
—Fanny. Vallée est mort.
La pauvre fille se leva d’un coup et bégaya:
—Vallée, Vallée, tu dis?
—Qui, je te dis que Vallée est mort.
Elle n’hésitait pas. Elle ne cherchait pas parmi ceux, nombreux justement, qui portaient ce nom au pays. Berthe s’en étonna un peu, confusément, à peine. S’était-elle jamais souciée de sonder cette âme meurtrie qui se débattait si près d’elle?
Il y eut un silence que remplit l’écho de ces paroles, et Fanny dit, d’une voix essoufflée, la phrase attendue.
—Mais, comment as-tu su?
—Un espèce de vagabond, un chemineau qui m’a arrêtée sur la vieille route quand tu parlais avec la mère Clémentine. Il avait cherché notre maison, il nous avait suivies. Oui, voilà à quoi on est exposé!
Fanny eut un gémissement blessé, et se couvrit la figure. L’autre poursuivit âprement, en créancière qui ne fera pas grâce d’un item sur son mémoire:
—Et il m’a dit qu’il avait une commission à nous faire de la part, donc, de ce Vallée.
Fanny retira ses mains pour l’interroger, car elle voyait bien que tout ne viendrait que peu à peu, et qu’il faudrait qu’elle souffrît longtemps.
—Une commission?
Berthe prit un temps. Le temps de jouer un peu de ce cœur blessé qui palpitait si fort. Enfin, elle prononça avec indifférence:
—Oui. Oh! pas grand’chose! C’était vraiment pas la peine qu’il fasse un détour pour ça, le chemineau. Il a dit: «Vous lui direz «le bonjour» de sa part.» Et c’est tout.
Un peu de douceur parut entrer dans la pièce avec ce mot: «Le bonjour», cette simple salutation familière. Un homme avait été envoyé pour lui porter cela. Il se souvenait. Cela lui fut étrange et doux, malgré la menace qui venait de si loin dans le passé troubler son espoir naissant.
—Vraiment, il m’a fait dire ça? Pauvre malheureux. Et il est donc mort, maintenant?
Berthe eut un rire sec.
—Tu vas pas l’ pleurer, je suppose? Heureux qu’il est mort! On peut dire que c’est un vrai débarras.
Fanny dit seulement:
—Oh! Berthe!
—Quoi, oh! Berthe! cria furieusement l’autre. Sais-tu seulement d’où qu’il te l’envoyait, son bonjour?
La lumière avait disparu. Seule, cette voix acharnée vivait dans la pièce. Fanny ne dit rien, car elle ne comprenait plus. Et le silence des quelques secondes parut interminable. Enfin, la furieuse se décida à lâcher le plus venimeux des serpents que chaque parole d’elle libérait, comme dans le conte de fées.
—Il te l’envoyait de prison, de prison, comprends-tu? Voilà où qu’il en était arrivé, et c’est là qu’il est mort, plus que probable.
Cette fois, Fanny recula, les mains en avant. Et, de l’ombre, Berthe entendit seulement sortir une plainte:
—Est-il possible, est-il possible?
Peut-être eut-elle un peu de pitié car elle n’ajouta rien sur le moment. Il n’en était pas besoin. Le mot affreux remplissait sa bouche, et leurs oreilles, et la chambre, et la maison. Le vieux logis huguenot ne le reconnut pas; et il finit par s’éteindre dans le silence et l’obscurité.
Ainsi, la voix du passé s’était fait entendre. Fanny restait confondue de cette coïncidence qui lui envoyait ce message au moment même où elle espérait commencer une vie nouvelle. Elle se disait: «C’est peut-être un signe que tout est pardonné.» Et puis, elle retombait dans un abîme en songeant à la fin misérable du pauvre prisonnier.
La nuit suivante, elle vit en rêve le soldat Vallée et le chemineau qui se confondaient en une seule personne. Et une pensée affreuse vint encore la tourmenter au réveil.
Le beau matin de juillet mettait une fraîcheur lavée de rosée au jardin, quand elle descendit. Ses yeux brûlés de larmes se caressèrent à l’ordonnance familière du jardin, à l’évasement du vallon couronné de futaies. Mais son cœur restait lourd en elle, et fatigué.
Elle n’osa pas regarder Berthe; et elles déjeunèrent en silence. Elle s’était fixé cette limite. Alors, comme sa cadette se levait, elle dit:
—Berthe!
—Quoi donc? demanda l’autre d’un air renfrogné.
—Si c’était lui?
—Lui?
—Oui, si c’était Vallée?
—Oh! non, ce n’est pas possible. Il l’aurait dit tout de suite. Pourquoi parler de l’autre? Et puis, il est trop vieux. Il avait au moins cinquante ans. Et puis, il ne m’aurait pas prise pour toi.
Elle s’arrêta en pinçant la bouche. C’était sans doute parti trop vite.
Fanny dit tristement:
—Au bout de vingt-deux ans!
—Non, non, reprit Berthe avec décision, il ne faut pas se mettre ça en tête. Ça n’a pas de bon sens. C’était bien comme il l’a dit.
Elle se leva et sortit. Fanny la suivit au jardin, et, comme, perdue dans ses pensées, elle arrivait contre la petite porte de la ruelle, sa manche se prit dans la clenche de fer. Et aussitôt, ainsi qu’un décor succède à un autre, elle revit Silas Froment qui passait près d’elle, et le banc, avec toutes ces paroles précieuses qu’elle venait d’oublier. Et un peu d’espoir rentra en elle.
Ce furent quelques heures de répit. Les voix chantantes des écoliers qui lisaient en psalmodiant lui faisaient du bien. Elle sarcla une planche de carottes avec ardeur. Ensuite, elle cueillit des pois. Et, comme il arrive, le travail l’engourdissait, l’apaisait, lui donnait surtout cette illusion de rançon qu’il apporte.
Mais après le déjeuner, lorsque la longue après-midi s’allongea devant elle avec toutes ces heures interminables, marquées d’avance sur le visage rond de la pendule à gaine et à poids, elle perdit courage et, timidement elle proposa à Berthe une promenade.
Dans l’ombre chaude de la petite salle astiquée, qu’un rayon de soleil, passé en contrebande sous un volet, éclairait seul, Berthe se trouvait bien installée devant sa corbeille à raccommodage. Rien ne semblait si loin des souvenirs tragiques et des aventures de la passion que cette intimité tranquille. Elle s’étonna.
—Il fait trop chaud. Sortir? En voilà une idée!
Et puis, songeant à quelque chose, elle dit:
—Attendons quatre heures, toujours.
Et elle l’attendit, en femme trop grasse, dans un demi-sommeil, tandis que Fanny, son ouvrage tombé sur ses genoux, songeait à cette prison, à cet endroit inconnu et maudit où Vallée, le soldat, avait trouvé sa fin.
Un peu avant quatre heures, elle réveilla Berthe, qui prétendit n’avoir pas dormi, et elles sortirent tandis que les premiers écoliers passaient en criant.
Devant le portail ouvert, M. Froment se tenait dans l’exercice de ses fonctions de magister. Autour de lui, les petits gars défilaient, touchant leur coiffure ou une mèche de cheveux. Fanny le regardait de loin, et elle vit que, dès qu’il les aperçut quelque chose changea dans la sévérité de sa figure. Il pressa les gosses et se trouva seul au moment où elles passèrent.
C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis le jour des aveux, l’avant-veille. Oui, l’avant-veille seulement, songea Fanny avec étonnement, tellement le temps lui avait paru long, à cause de tout ce qui était arrivé pour se mettre entre eux.
Il les salua, et fit un mouvement vers elles. Berthe céda le pas, mais Fanny l’entraîna. Elle ne pouvait pas lui parler indifféremment ce jour-là.
Les sœurs suivirent la route neuve de Villebonne qui, sur le vieux pont, rejoint l’ancienne. Là, seulement, Fanny s’expliqua:
—Je ne peux parler à personne, aujourd’hui.
Berthe la regarda:
—Puisque personne ne sait rien, qu’est-ce que ça peut faire, par exemple?
Fanny ne répondit pas. Elle tournait le pont.
—On va donc revenir par la vieille route? Quelle lubie!
La vieille route, c’était celle sur laquelle le vagabond, l’autre soir, avait guetté Berthe. Fanny allait, le cou tendu, comme hallucinée. Quand elle eut rejoint le coude où elle s’était arrêtée, elle demanda:
—C’est donc là?
Mais Berthe en avait assez. Elle n’avait pas l’habitude de suivre sa sœur. Et puis la chaleur sourde qui filtrait sous le ciel feutré de nuages gris la fatiguait. La vallée était comme éteinte, et tous les verts assoupis se fondaient en une seule teinte terne et morte.
—C’est là, c’est là, oui, c’est là! C’est donc un pélerinage que nous faisons? Fallait le dire, alors, je ne serais pas venue.
Fanny revint à elle, baissa la tête. Les colères de sa sœur la laissaient toujours petite fille. Elle dit seulement avec humilité:
—Je voulais voir où. Ça ne te coûte pas beaucoup.
Elle se remit à regarder le joli paysage, borné de tous côtés par la verdure envahissante des bas-fonds. Et, tout en marchant, elle se disait: «Si c’était à moi qu’il avait parlé, j’aurais su, j’aurais su plus de choses, j’aurais compris, je n’aurais pas perdu un mot de ce qu’il a dit.»
Elles entendirent le moulin avant de le voir. Le grand bruit continu de la chute libérée emplissait l’air, plein de cette fraîche odeur vaporisée qui annonce les jeux de l’eau. Quand elles eurent tourné le coin du bâtiment qui empiète sur la route, elles virent un groupe immobile auprès du pont de planches à cheval sur la rivière qui coule à pleins bords entre les rives plates des prés.
—Qu’est-ce que c’est? Y aurait-il eu un malheur?
Fanny s’arrêta.
—Allons-nous-en par l’autre route. On n’a pas besoin de voir ça.
Mais rien n’eût pu détourner la curieuse d’un spectacle offert.
—Va-t’en si tu veux. Moi, je vais voir.
Elles avancèrent. Deux hommes du moulin, quatre ou cinq commères arrachées à leur baquet, des galopins faisaient cercle autour de quelque chose qui ne semblait qu’un tas sombre et ruisselant. Enfin, l’un des hommes y porta la main, et un corps se dégagea du paquet informe, une figure embroussaillée et des bras mous.
Berthe cria:
—Un noyé!
Et elle se hâta vers le groupe.
Le plus grand des deux hommes, le garde-moulin, heureux de ce public plus considérable qui lui arrivait, se tourna vers elle:
—Il était arrêté là, au râtelier, derrière la première vanne que je m’en allais ouvrir quand je l’ai vu.
—Y a peut-être longtemps? risqua une des laveuses.
L’homme saupoudré, qui connaissait toutes les choses de l’eau, siffla entre ses dents:
—Le courant est trop vif, mais, après tout, on ne sait pas, parce qu’y avait justement beaucoup de charogne à la rivière an’hui, et qu’ tout ça était au râtelier sans qu’on puisse bien voir quoi.
Il prononça simplement cette parole affreuse, et se tut.
—Il est-il d’ici? demanda quelqu’un.
L’homme prononça:
—Non, j’ crois pas. J’ l’ai jamais vu. C’est un vieux «soleil».
Tout le dédain de l’homme fixé parut dans le joli nom normand des lazzarones qu’il donnait au vagabond de la route.
Berthe s’était penchée. Elle se releva sans rien dire. L’homme lui jeta en riant:
—Le connaissez-vous-t-il, vous, mam’zelle Bernage?
Elle prit un air dégoûté qui arrivait un peu tard sur sa figure, et, sans répondre, se tourna vers sa sœur:
—Viens-tu, Fanny? dit-elle, on a assez regardé.
Mais Fanny, amenée par cette force qui nous tire vers l’horrible et l’inoubliable, avait vu la face bouffie et tuméfiée, les pauvres yeux ouverts et cet air misérable des défunts par violence qui, dans la mort, semble crier vengeance contre la vie. Et elle restait là, vraiment écrasée d’horreur, sans pouvoir détacher ses yeux du noyé.
Berthe dut la secouer et la prendre au bras, de force.
—Allons, viens, nous n’avons pas besoin là.
Elle s’en alla comme à regret, fascinée pour la première fois par l’épouvante.
Dès qu’elles ne furent plus à portée de la voix, Berthe lui dit:
—Tu sais, je l’ai reconnu. C’est l’homme d’hier soir.
Fanny s’arrêta au milieu de la route.
—Comment, l’homme d’hier soir?
—Oui, le chemineau, le vagabond, celui qui m’a parlé sur la vieille route.
—Par exemple, par exemple! C’est lui! comment! Es-tu sûre?
—Si j’en suis sûre! Je l’ai bien reconnu avec sa vilaine barbe et sa défroque. Enfin, je te dis que c’est lui, conclut-elle avec autorité.
Fanny semblait frappée, là, d’un nouveau coup.
Elle dit doucement:
—Pauv’ malheureux! Pauv’ malheureux!
—Eh bien, alors, rétorqua Berthe, t’es bien bonne, par exemple. Il a bien voulu se mettre à l’eau, c’est son affaire. Mais, pour nous, puisque ça y est, c’est tant mieux.
Comme Fanny marchait en silence, sa pâle figure penchée, elle ajouta:
—Pour toi, toujours, car, enfin, moi, ça ne me touche pas.
Tant de cruauté vainquit la pauvre force tremblante de Fanny. Elle eut un sanglot étouffé, Berthe vit le danger.
—Tu vas pas te donner en spectacle au monde! Tiens, voilà déjà les demoiselles Seigneuret qui nous regardent!
Un rideau de mousseline embrassé laissait voir, en effet, à la fenêtre basse d’une maison bordant la rue, l’approche d’une tête à lunettes, qui se retira vivement. Berthe saisit le bras de sa sœur.
—Tournons dans la sente, on ne rencontrera personne.
Elles entrèrent dans un de ces singuliers sentiers d’eau qui rejoignent la rivière entre deux haies ivres d’humus.
Fanny se remettait. Sur ses joues décolorées, deux larmes séchaient dans leur petit sillon salé. Quand les sœurs arrivèrent au pont de planches disjointes, Fanny dit:
—Asseyons-nous un moment.
De mauvaise grâce, Berthe céda. Elles s’assirent sur le talus herbeux que parfumait l’odeur poivrée du géranium sauvage. La rivière roulait à leurs pieds ses eaux grasses, lourdes de déchets, épaisses d’immondices, colorées par les teintures, ignobles et chaudes. Une nuée en montait vers les branches délicates des vieux ormes et des saules au tronc déchiqueté. D’énormes rats sortaient furtivement entre les racines à fleur d’eau.
Berthe dit tout haut ce qu’elles étaient toutes deux en train de penser:
—Comment se jeter là-dedans!
Et, comme si elle avait attendu qu’elle commençât, Fanny demanda:
—Il t’a dit: «Le bonjour» et c’est tout?
Berthe se tourna tout d’une pièce.
—Te revoilà partie! Mais, ma pauvre fille, il ne faut plus y penser. Tout vient de se finir, là-bas.
Fanny courba la tête pour dérober ses yeux que cette parole un peu adoucie venait de mouiller. Une pensée nouvelle luttait pour s’implanter en elle depuis un moment. Après un silence, elle dit:
—Il n’a pas dit son nom?
—Bien sûr que non. Pourquoi faire?
Fanny ferma les yeux. Si c’était lui, ce pauvre malheureux, si c’était Vallée qu’était venu mourir là?
Et elle dit encore:
—Il avait-il l’air vieux?
Impatientée, Berthe coupa:
—Tu l’as vu aussi.
—Pas vivant. Un mort, ça change, surtout un noyé.
Au fil de l’eau, de petits chats nouveau-nés, déjà gonflés, passèrent. Les nuages s’élevèrent, au ciel un coin bleu parut, et le soleil fit tout à coup du sentier pavé de mâchefer un fin paysage capricieux.
Il semblait à Fanny que sa tête n’était pas assez grande pour contenir ce qui arrivait dans sa vie tout unie. Elle récapitula, comme on le fait, en un éclair. Silas et ce grand espoir d’amour, le vagabond avec son message qui ramenait le souvenir effacé de son malheur. Et ce doute encore, ce doute affreux, car, si c’était Vallée qu’elle venait de voir, elle n’était pas débarrassée comme le disait Berthe, mais perdue, perdue de remords de l’avoir amené là, perdue pour Silas, perdue à jamais. Elle gémit tout bas avec désespoir: «Oh! mon péché!»
V
La sonnette, ce matin-là, se mit à tinter avec hésitation comme si la main qui la tirait n’était point assurée. Puis, attaquée plus fort sans doute, elle sonna éperdument. Le silence qui se produisait à l’arrêt de midi de la fabrique semblait amplifier tous les bruits, et les deux sœurs, debout près de la table où elles allaient s’asseoir, se regardèrent.
—On sonne, père Oursel! cria Berthe.
Le vieux, qui travaillait dans la cuisine, s’était arrêté. Il dit:
—J’entends bien tout de même, j’ suis pas sourd!
Il l’était précisément, mais, comme certains infirmes, n’en convenait point. Tout en maugréant, il se dirigea vers le couloir. Berthe le regardait aller.
—C’est drôle, dit-elle; qui ça peut-il être? Un fermier, peut-être, à cause du marché? Mais, ils viennent pas à midi. L’oncle Nathan est en voyage...
Comme tous les gens à l’esprit inoccupé, elle s’éveillait en sursaut devant l’inconnu, et accumulait les raisons qui eussent prouvé, absurdement, que personne n’avait pu sonner.
Mais Fanny qui, pendant ces quinze affreux jours écoulés depuis l’aventure du chemineau, ne se ressaisissait pas, restait là, tremblante, à écouter les dernières ondes de la sonnette s’égoutter dans l’air. Enfin, elle dit avec effort:
—Quelqu’un qui se trompe, peut-être.
Berthe protesta dans un flux de paroles qui déferla longuement. Quand elle se tut, le père Oursel revenait.
—Eh bien? cria-t-elle.
Le bonhomme portait sur sa figure grise un air annonciateur de nouvelles. Il s’arracha péniblement des mots.
—Est un gars. Un soldat. Qui veut vous parler.
La bouche de Berthe et les yeux de Fanny firent ensemble:
—Un soldat!
Et ils se regardèrent tous trois avec cet air d’incompréhension qu’on a devant l’inconnu. Mais Berthe se ressaisit la première, car la marée de sa curiosité montait déjà en elle.
—Mais, comment? un soldat? Il n’a pas dit son nom?
Le père Oursel secoua parcimonieusement la tête.
—Et qu’est-ce qu’il nous veut?
—Vous voir, qu’il dit.
Berthe regarda sa sœur.
—C’est trop fort! Qui ça peut-il être?
Fanny dit doucement:
—On pourrait lui dire d’entrer. On verrait qui c’est.
Elle parlait encore qu’on entendit des pas au fond du corridor. Et, avant que personne eût eu le temps ou la présence d’esprit de bouger, celui qui avait sonné se présenta. Sous l’uniforme bleu et garance, délavé et raccommodé à gros points, il faisait figure d’un valet de ferme rougeaud, faraud, à la fois effronté et gêné. Il fit une espèce de salut militaire et se mit à se dandiner d’une jambe sur l’autre sans rien dire, tout en regardant les demoiselles en dessous. Suffoquées, elles ne trouvèrent pas un mot. Enfin, Berthe se reprit:
—Bonjour, monsieur, qu’est-ce que vous voulez?
Le gars parut saisir dans cette question l’entrée en matière qu’il fallait, et il prononça d’une voix qui râpait sa gorge:
—Bonjour, dames et la compagnie.
Puis, il recommença à se dandiner à la muette.
Impatientée, Berthe reprit:
—Mais qu’est-ce que vous voulez?
Il les regardait, de ses petits yeux noirs vifs et rusés, et, sans les perdre de vue, il dit enfin lentement:
—J’ viens de Bures.
Le mot tomba dans la pièce comme un couteau lancé qui se fiche au sol. Fanny pâlit excessivement et Berthe rougit de tout son sang vite remué de blonde. Le garçon parut enregistrer leur émoi. De plus en plus maître de lui, il cessa de se dandiner.
Dès qu’elle put parler, Berthe trouva une diversion.
—Mais il n’y a pas de soldats à Bures!
Le gars sourit. Il avait de fort belles dents, sur lesquelles ses lèvres minces se retroussaient cruellement. Ce fut très fugitif et il dit, avec une sorte de solennité dont il marquait ses paroles:
—J’ fais mon congé à Lisieux.
—Alors?
—Alors, j’ suis de Bures.
L’entretien paraissant fermé par ce mot obstiné. Berthe jeta un regard à Fanny, prête à défaillir, et elle se dressa pour la bataille.
—C’est pas tout ça, mon garçon, dit-elle de son air le plus impérieux, vous arrivez ici sans crier gare, vous entrez sans qu’on vous le dise et puis, pour toute explication, vous répétez: «J’ suis de Bures.» Bon, vous êtes de Bures. Et puis après?
Le soldat l’écouta attentivement jusqu’au bout. Puis il dit en affirmation plutôt qu’en interrogation:
—Vous connaissez bien Bures.
—Oui, concéda la grosse fille. Nous y avons connu quelqu’un, plutôt.
Le garçon la regarda fixement comme s’il cherchait quelque chose sur sa figure encolérée. Et il fit un geste vague de paysan.
—Vous y êtes allées.
Fanny tomba sur la chaise, livide. Berthe tourna et, la voyant défaillir, elle s’approcha:
—Folle, dit-elle tout bas, veux-tu te retenir!
Elle plongea ses yeux durs au fond des prunelles vacillantes de l’aînée, comme pour la fouetter du regard, la remettre debout. Ce fut efficace, la faiblesse s’éloigna, Fanny passa ses mains sur ses tempes et se redressa.
Mais l’adversaire avait profité de l’occasion, et, quand Berthe se retourna, elle vit le soldat qui, trouvant le passage libre, entrait dans la cuisine. Alors, elle ne se contint plus. Les poings aux hanches, elle alla vers lui, grande, forte, puissante, auprès de ce gringalet en uniforme, et, plantée contre lui, elle dit brutalement:
—Ah çà, ne vous gênez plus à présent!
Le gars eut un gros rire.
—J’ me gêne pas. J’ sais bien que vous savez qui j’ suis.
Du coup, la grande fille recula, domptée, et tous sentirent que le moment de l’audace était passé. Il y eut un silence tragique, pesant, intolérable, que rompit enfin la voix singulière, la voix presque inconnue du père Oursel qui disait:
—Est le neveu de Marthe.
Un soulagement passa comme un souffle frais dans la chaleur suffocante qui précède l’orage, en annonçant qu’après tout il n’éclatera peut-être pas, et chacun rendit intérieurement hommage au génie du vieillard taciturne.
—Ah! je m’ disais aussi, fit Berthe d’un air presque gracieux, il me semble que cette figure-là m’est point tout à fait inconnue.
Le gars eut encore un sourire qui contenait beaucoup de choses, mais ses paroles acceptèrent avec empressement ce compromis qui permettait de temporiser.
—Sûr, qu’a n’ peut pas être inconnue, ma figure.
Et, après un silence, il ajouta:
—J’y ressemble, à ma tante, qu’on dit.
Il les regardait l’une après l’autre avec une fixité si gênante que Fanny sentit qu’il fallait entrer dans la conversation.
—Puisque c’est comme ça, dit-elle faiblement avec un effort vers cette cordialité normande qui est de rigueur dans une invitation, vous allez rester à manger avec nous.
—Vous êtes bien honnête, fit le gars avec une manière de civilité, ça n’est pas de refus.
Le père Oursel, auprès du fourneau, remuait déjà les casseroles d’où montait une bonne odeur de bouillon et de légumes.
—Justement, on a fait le pot-au-feu hier, annonça Berthe, on a le bœuf froid et la soupe.
Les yeux du gars eurent un éclair de sensualité.
—Est bon, ça, fit-il. J’ peux-t-il mettre mon ceinturon là?
Fanny regarda Berthe.
—Montre-lui le porte-manteau, dit-elle, je vais rajouter un couvert.
Et elle entra dans la petite salle en défaillant. Le buffet ouvert, elle s’y plongea comme dans un refuge. Enfin, enfin, elle était seule, enfin, elle ne sentait plus peser sur elle tous ces yeux brûlants qui fouillaient son secret, enfin, son fils ne la regardait plus, car elle savait bien que c’était son fils.
De ses mains qui tremblaient, à l’abri du battant de chêne ouvert comme une aile, Fanny prit un verre, une assiette à fleurs, avec cette joie obscure que les femmes éprouvent à servir. Elle se disait: «C’est la première fois que je mets la table pour lui.» Déjà, elle avait renoncé à se tromper elle-même comme l’instinct de défense nous en donne si souvent le conseil, et, dût-elle en mourir, elle sentait qu’elle ne le renierait pas une seconde fois.
La petite tâche qu’elle remplissait usa sa première agitation. Et, quand le soldat entra dans la pièce avec Berthe, elle se retourna, presque maîtresse d’elle-même.
Ils s’assirent. Le gars prit sa serviette raide d’empois, et la noua derrière son cou. Le père Oursel apporta la soupière. Avec des yeux luisants le gars tendit son assiette, dont il engloutit le contenu en quelques lappements. Il en demanda une seconde qui eut le même sort. Après quoi, il se renversa sur sa chaise, les jambes écartées, les joues luisantes.
—Est meilleur qu’au régiment, dit-il.
Les deux femmes le regardaient. Elles avaient été élevées avec ces bonnes manières de la bourgeoisie puritaine, à gestes étroits, à pratiques discrètes et silencieuses, et les dîners qu’elles donnaient à leurs fermiers leur fournissaient matière à de longs commentaires, à des plaisanteries auxquelles Fanny elle-même se mêlait parfois. Assurément, l’oncle Nathan avait perdu de sa tenue à la fréquentation des herbagers, et son neveu Lambart montrait une gourmandise trop évidente. Mais celui-ci était auprès d’eux comme un maître auprès d’élèves: un maître en malpropreté, en goinfrerie, en mauvaise tenue: et jamais elles n’avaient rien vu de semblable. Son sans-gêne surtout les étonna. Assurément, les fermiers reçus par elles vidaient leur verre d’un trait en disant: «A la vôtre!» Mais ils n’en jetaient pas les dernières gouttes à terre avant de le poser. Ils coupaient bien leur pain avec leur gros couteau à manche de corne qu’ils déposaient furtivement à côté de celui du service, mais ils n’auraient pas osé le substituer à la fourchette pour «saucer» les bouchées... Elles n’avaient jamais vu, non plus, un être humain à table, pas même le rudimentaire père Oursel, gratter de ce même couteau ouvert la paume de sa main...
Fanny détournait les yeux, gênée d’une gêne inconnue qui grandissait de ce que Berthe ne quittait pas le soldat du regard.
Et le pire, c’était la conversation qu’il fallait soutenir, puisque le silence est la dernière solution que puissent adopter des êtres qui s’affrontent avec danger. Heureusement, le gars de Bures était de ceux qui n’admettent guère de concurrence au sacerdoce des mâchoires, et il se borna à des réponses en monosyllabes. Pourtant, la loi formelle des repas humains exigea des paroles plus fréquentes à mesure que celui-ci avançait. Et la torture de Fanny la silencieuse fut de trouver ces paroles pour les jeter entre ces deux êtres qui s’observaient avec la ruse de deux ennemis sur la défensive.
Une fois lancé sur le sujet de Bures, il parut que le gars y serait enfin inépuisable. Ce fut un monologue sur le pays, la terre, les habitants, le maire, l’adjoint, l’institutrice, le curé, le cafetier et le boulanger, et un tel, et une telle, leurs fermes et leurs bestiaux. Le dessert passa ainsi, et le café, qu’il fallut arroser d’un marc dont le gars vida à demi le flacon précieux.
Son parler gras de Normand du pays d’herbages sonnait et roulait dans la petite pièce close, mais rien de lui ne se laissait voit à travers, rien qui pût saisir et plaire, rien qui pût révéler ce qu’il était vraiment, d’être et d’âme.
Berthe, dont Fanny scrutait la figure à la dérobée pour y lire son impression, pour y découvrir une idée directrice, quelque chose de stable dans le tourbillon qui l’emportait, Berthe avait éteint son expression, et ne laissait rien voir. Enfin, comme le narrateur arrivait à un point mort, elle se leva.
—Eh bien, mon ami, on a été bien content de vous recevoir, mais, maintenant, nous avons à sortir.
Le gars se leva à regret.
—Vous êtes bien honnêtes, dit-il. Je ne serais pas venu à Beuzeboc sans venir vous voir.
Une intention voilée se fit sentir dans sa voix. Berthe la négligea dans sa réponse.
—A la bonne heure, dit-elle d’un ton qui sonna dur. Vous savez ce qu’il faut faire. Si jamais vous revenez, nous vous recevrons avec plaisir...
Elle hésita un peu:
—...comme aujourd’hui.
—Merci, répliqua-t-il en souriant comme à l’ouïe d’une excellente plaisanterie.
Berthe lui tendit la main. Il la prit et la serra mollement, puis-celle de Fanny. Il les regarda encore l’une après l’autre, avant de se diriger vers la porte.
Quand il eut recouvré son ceinturon et son képi et que les deux sœurs furent auprès de lui dans le corridor, au fond duquel on apercevait la porte avec ses clefs et ses verrous, il dit encore:
—C’est tout pour aujourd’hui.
Et, sur ce mot, seul de tous ceux qu’il avait prononcés, à contenir un peu de ses intentions, il s’en alla.
La porte se referma sur lui avec ce son rassurant pour ceux qui viennent de mettre le danger dehors. Derrière, les deux sœurs se regardèrent.
—Il n’a rien dit! fit Berthe d’un ton de triomphe.
Fanny ne répondit pas. Aucune parole ne lui venait. C’était comme un rêve qui finissait, un rêve dont elle s’éveillait sans savoir ce qu’il fallait en conserver. Heureusement, Berthe pensait pour elle et possédait déjà une opinion définitive sur l’étourdissante aventure. Elle l’entraîna dans sa chambre et, sans la laisser se reprendre, commença son siège.
—Eh bien, en voilà une affaire! dit-elle en croisant dramatiquement les bras sur sa forte poitrine. J’en suis encore toute étremblée.
Bien assise sur ses bases, elle respirait la force et le courage. Fanny osa presque le penser, en cherchant une réponse qui ne fût point téméraire. Enfin, elle dit:
—Moi aussi.
Berthe la toisa:
—Toi aussi? Ah! toi aussi, pourquoi donc?
Fanny détourna les yeux. L’autre reprit sévèrement:
—Il fallait trembler quand tu as commencé. Tout ça ne serait pas arrivé, et je n’en serais pas là, moi, à supporter ce que faut que je supporte!...
L’orage passa. Une éclaircie de raison apparut.
—Mais, enfin, comment nous a-t-il retrouvées? C’est ça qui me passe.
Fanny osa placer:
—Il a dit: «Vous y êtes allées...»
—Oui, oui, il nous a espionnées: au bout de dix ans, si c’est possible! Mais, tout de même. Oh! il sera revenu à Bures, il aura été voir ces Malandain et la femme du greffier. Mais personne ne savait d’où nous venions...
Fanny pensait: «Je ne pouvais pas échapper à mon péché.»
Berthe continua:
—Et qu’est-ce que nous allons faire?
—Faire? répéta Fanny.
—Oui. Puisque ce Félix nous a retrouvées, il fera ce qu’il veut ici en croyant qu’on a peur du scandale.
Fanny baissa la tête. Elle sentait la toute-puissance de cette argumentation. Et ces mots prononcés lui faisaient voir, en effet, le scandale et l’horreur rejaillissante.
—Tu n’as jamais rien à dire! reprit Berthe avec violence. Pourtant, c’est toi qui devrais t’occuper de tout ça! Enfin, as-tu une idée?
Fanny ouvrit les mains. Une idée? Comme si on pouvait avoir une idée à soi dans un pareil désordre d’événements! Alors, Berthe continua avec cet air de sagesse bornée qu’elle avait quand elle étalait ses raisonnements:
—Eh bien, moi, j’en ai déjà une.
Elle se baissa pour tenir les yeux de Fanny dans les siens et pénétrer ainsi avec effraction dans sa volonté.
—Ce garçon-là, reprit-elle, est venu pour se cramponner à nous. Et comme nous dépassons ses espérances—même alors, elle ne pouvait se résoudre à dire «tu»—il ne nous lâchera pas. Mais il est soldat et les soldats ne font pas ce qu’ils veulent. Il a dit qu’il était en permission de quinze jours. Alors, pour bien lui montrer que nous ne voulons plus le voir, nous allons partir.
Elle regarda triomphalement Fanny stupéfaite.
—Partir, partir, bégaya-t-elle.
Berthe, un grand air de jouissance sur sa grosse figure, la laissa un instant ainsi, comme pour exprimer ce que la situation lui donnait de supériorité. Puis, elle se décida:
—Partir, il n’y a que ça. Nous en aller. Disparaître.
Elle accumulait les synonymes avec une complaisance visible, comme s’ils augmentaient le mérite de sa trouvaille.
—Oui, c’est le seul moyen. Qu’est-ce que tu veux qu’il dise devant une porte fermée? Car il veut nous faire marcher, va, ce gars-là, nous faire marcher, en argent et en tout.
L’appréhension et la colère lui coupèrent le souffle. Elle s’arrêta. Fanny regardait le rai de soleil qui passait à travers les persiennes rapprochées et qui amenait le souvenir de juillet dans la chambre fraîche.
Berthe reprit:
—Nous allons faire deux valises et partir ce soir. Il y a un train qui quitte Beuzeboc sur les neuf heures. Mais nous n’allons pas traverser la ville! Pas si bêtes, pour le rencontrer! Nous allons prendre le train à Gruville.
Elle se tut, et, comme Fanny n’objectait rien, elle continua:
—Tu ne dis rien? Tu ne demandes même pas où nous irons?
—Eh bien où? fit docilement l’aînée.
—A Paris.
Le mot tomba dans la pièce avec ce son magique qu’il a partout. Fanny s’était levée.
—A Paris, à Paris...
—Oui. Il faut faire ce qu’il faut, et il n’y a pas d’autre moyen. Je veux te sauver, ma pauv’ fille. Tu n’as pas plus de défense qu’un enfant nouveau-né et ce gars-là, vois-tu, c’est un malin!
Comme toujours, elle jetait sur l’autre ses flots de paroles pour la submerger. Et Fanny, déjà, perdait pied.
—Tu crois, demanda-t-elle faiblement, tu crois?
—Si je crois! Mais si nous restons, il sera ici demain, après-demain, tous les jours. Et alors les suppositions, les potins, les cancans... Qu’est-ce que nous dirons, hein? Et qu’est-ce qu’il dira, lui, partout?
—Mais, si nous partons, il peut parler tout de même?
—Non, dit la grosse cadette avec décision, il n’osera pas semer en notre absence une chose pareille. Et puis il détruirait tout en faisant ça. Non, il se fatiguera en voyant qu’on ne tient pas compte de lui et il n’osera pas poursuivre. La peur, ça compte aussi, tu sais! Et, attaquer des gens comme nous, considérés dans le pays, ça ne se fait pas comme ça.
—Alors? dit Fanny timidement.
Mais sa sœur lui coupa la parole:
—Non, non, il ne faut pas dire: «Alors nous n’avons qu’à rester», parce que rester, c’est l’accepter. Si tu ne comprends pas la différence, tu es bien simple, ma pauvre fille!
Elle la dominait de sa masse et de sa décision, et Fanny, encore une fois, comprit que sa cadette avait raison et qu’il fallait accepter le joug sans lequel elle n’était pas capable de se diriger.
—Fais ta valise, ma fille, jeta la grosse Berthe en s’en allant. Juste ce qu’il faut. Quinze jours.
Fanny s’accrocha à ce détail effrayant:
—Mais quoi! comme ça, à Paris? Moi qui n’y ai été qu’une fois...
Berthe secoua la tête.
—Ce n’est pas un voyage d’agrément. C’est un grand ennui qui nous arrive.
—Et de la dépense, plaça Fanny.
Berthe se recula dans la porte pour la toiser.
—L’honneur d’abord! comme disait défunte maman, fit-elle avec noblesse.
Fanny s’assit, accablée. La honte, la peur, l’angoisse venaient d’étouffer quelque chose en elle, quelque chose qui était la joie maternelle ou, simplement, le sentiment de la maternité. Elle songea qu’elles n’avaient parlé que par sous-entendus et que les mots qui créent les choses ne s’étaient pas trouvé prononcés. Ah! si Berthe eût dit: «C’est ton fils, l’aimes-tu? le veux-tu?», elle n’aurait jamais trouvé en elle la force de dire non.
Et elle osa songer encore:
«C’est avec lui que je serais partie.»
VI
La lumière traînait encore au ciel quand elles quittèrent la maison.
Le père Oursel, que rien n’étonnait, avait écouté en silence Berthe lui annoncer le voyage inattendu et laisser ses recommandations.
—Si on nous demande, vous direz que c’est un voyage d’affaires.
Elle ajouta:
—Il y a une lettre pour l’oncle Nathan. S’il venait une visite, vous diriez qu’on sera là dans quinze jours, et si...
Elle parut hésiter:
—Il y a des pois qui vont «perdre». Vous pourriez en porter à M. Gallier et... au voisin, à M. Froment.
Le vieux hochait la tête, à mesure, sans commentaires. Elle dit encore:
Les petits yeux enfouis dans les broussailles eurent un éclair de compréhension. Il dit:
—Le gars?... J’ sais bien c’ que faut lui dire.
Elle s’assura d’un regard qu’ils se comprenaient, et dit d’un ton détaché:
—Ça n’a pas d’importance, ce garçon... Enfin, on prévoit tout! Pour le reste, vous avez de l’argent, nous vous écrirons. Au revoir, mon père Oursel.
Il grogna une salutation indistincte et Fanny, qui se retournait, reçut son étrange regard de chien fidèle.
La douce nuit d’été sans lune pesait sur la vallée encore chaude du jour. Sur la vieille route, Berthe craignait l’ombre épaisse des tournants. Elles couraient presque en arrivant à la gare.
—Que j’ai eu peur! soupira-t-elle en tombant assise sous la lanterne. As-tu vu. Au pont, un homme qui nous regardait?
Fanny portait en elle une peur qui ne laissait place à aucune autre car, depuis qu’elle avait accepté la fuite en principe et depuis le premier pas fait sur la route du départ, l’âme d’une fugitive était entrée en elle. Les ombres du chemin creux ne recelaient rien d’aussi terrifiant que le passé qui la poussait à présent vers la petite gare déserte. Et elle frissonnait en songeant aux yeux rusés et froids du soldat. Et puis, ce voyage, ce voyage, le troisième de sa vie, la troisième étape de son calvaire... Elle dit vaguement:
—Non, je n’ai pas vu. Je ne pense pas à ça.
Le train arriva en soufflant, précédé de l’œil rond de sa lanterne qui éclairait le ballast herbeux. Les sœurs montèrent dans un compartiment de troisième classe. Berthe souffla:
—Quelle chance! Personne! Si on nous voyait!
A la station de Bréauville, elle fit tout ce qu’il fallait pour qu’on les remarquât, courant le long des wagons, ouvrant et refermant toutes les portières. Pourtant, aucune figure de connaissance ne se trouvait là. Quand le train omnibus qui devait les mettre à Paris à six heures du matin arriva, elles étaient déjà fatiguées d’émotion et d’appréhension.
Ce fut un long voyage morne et lassant. A chaque arrêt dans la nuit, Berthe se réveillait en sursaut, le chapeau de travers, en disant:
—Je ne dors pas, mais, vraiment, si je dormais, ces secousses me réveilleraient.
La figure patiente de Fanny faisait une tache claire dans l’ombre entre une énorme femme prostrée pour un sommeil de toute la nuit et un homme en blouse qui descendit à Pavilly. La tête appuyée au dur dossier, elle se laissait emporter, avec la sensation d’obéir encore, d’obéir contre sa volonté, contre son choix, contre son cœur. Dans le premier choc de ce bouleversement, elle avait perdu son orientation. Derrière Félix, Silas disparaissait. Maintenant, il rentrait dans son champ de vision. Elle songea: «Qu’est-ce qu’il va penser de notre voyage? Il serait venu, peut-être, dimanche, parler à Berthe... A-t-il vu entrer le soldat? A midi... peut-être. Va-t-il rapprocher tout ça? Si jamais il apprenait quelque chose avant que je ne le lui dise, il croirait que j’ai voulu le tromper.»
Une nouvelle torture s’ajoutait à l’autre et, jusqu’à Paris, les deux hommes se battirent derrière son front.
Le petit jour d’été s’éclaircissait quand elles arrivèrent. Une brume enveloppait la cité qui brillait au travers comme un bijou sous une ouate légère. L’odeur fade de l’eau et l’odeur âcre de la fumée entrèrent dans le compartiment malpropre. L’écœurement des matins de voyage tirait les estomacs et les figures. Fanny et Berthe ne se regardaient plus car elles craignaient de lire sur le visage de l’autre ce regret qui vient trop tard.
Au sortir du tunnel, la gare apparut, lépreuse et enfumée et si affreuse, si indigne de la beauté dont elle est la porte infernale qu’il n’est pas un voyageur sensible qui ne s’enfuirait s’il écoutait ce premier mouvement qu’on ne suit jamais. Fanny ferma les yeux. A travers son indicible fatigue de corps et d’âme, elle ressentait l’offense de cette laideur. Mais, déjà, Berthe la bousculait.
—Quoi, alors? On va être les derniers à descendre, quand on est à côté de la porte.
C’était, en effet, un avantage dont il lui paraissait illégitime de ne pas profiter. Les valises leur tirant les bras, elles prirent leur rang dans le peuple incohérent qui s’écoule sur les quais. Et, les barrières de l’octroi franchies, elles furent dans la rue, palpitante encore du réveil.
La place, nouvellement arrosée, s’étendait, presque vide. Paris sentait l’eau fraîche et les fruits mûrs. C’était une ville innocente et inhabitée qui commençait là. Les deux sœurs s’arrêtèrent, incertaines: elles ne s’étaient pas attendues à ceci.
Berthe murmura:
—C’est comme ça, Paris? Tu m’avais pas dit...
Fanny hocha la tête.
—Je l’ai si peu vu! On n’a fait que le traverser quand on s’est réfugié à Villeneuve. Si tu veux, on pourrait y aller, je me rappellerais...
Mais Berthe protesta:
—Ah! mais non, on est à Paris, faut au moins en profiter.
Elles rechargèrent leurs valises et, sourdes aux invites de quelques porteurs et cochers, elles commencèrent l’exploration des rues.
Les hôtels luxueux ne les arrêtèrent pas un instant. En passant devant le hall, elles détournaient la tête. Les petits établissements dont le quartier regorge les firent hésiter. Elles ralentissaient le pas, regardaient longuement la porte du bureau, mais, quand un garçon ensommeillé s’avançait sur le seuil, elles se sauvaient en hâte.
Cependant les quarts d’heure passaient. Sept heures sonnèrent. Des voitures de laitiers et de messageries ferraillaient aux pavés. Les tombereaux de la voirie avec leurs chevaux abrutis et leurs conducteurs épileptiques épouvantèrent les sœurs et elles finirent par entrer dans un petit hôtel devant lequel elles étaient passées trois fois.
—Tu vas parler, souffla Fanny à Berthe.
Après de longs pourparlers soupçonneux de la cadette avec une patronne fardée et mal lavée, les sœurs se trouvèrent dans une chambre assez claire située au quatrième étage mais où flottait une étrange odeur d’eau de toilette, de cuisine et de cabinets.
Quand la porte se referma, après les derniers marchandages, les sœurs poussèrent ce soupir d’aise des voyageurs qui viennent d’acheter un foyer.
Berthe ouvrit la fenêtre. Cette fois, la ville commençait sa vie véritable du matin. Dans les rues c’était le réveil de la fourmilière, avec ses courants d’êtres infatigables allant vers des buts mystérieux. Et le bruit terrible des voitures, des autobus, des tramways, celui des trains proches avec leurs sifflets et leurs jets de vapeur, et celui que font les milliers de pas et les millions de paroles, ce bruit qui est la voix même de la ville montait jusqu’à la petite chambre et jusqu’à elles. Fanny regardait par-dessus l’épaule de sa sœur. La moitié d’une place lui suffisait toujours. Et, confusément, comme il arrive en cette première rencontre, elle sentit qu’elle était absorbée dans quelque chose d’extérieur, plus fort que sa force; et une peur sournoise la saisit.
Quand elles eurent déjeuné de café au lait insipide et de délicieux petits pains, les choses leur semblèrent moins difficiles.
—Qu’est-ce qu’on va faire? osa demander Fanny.
—On va profiter de ce qu’on est ici.
Fanny jeta un coup d’œil craintif vers le garçon qui empilait des assiettes sur le dressoir.
—Profiter?
—Oui. Visiter Paris. Tu y es venue, toi, mais moi, c’est la première fois...
—Oh! dit Fanny tristement, on ne pensait pas à visiter...
—Je te dis pas, s’entêta la cadette, mais enfin tu y es venue. Rien que de traverser, c’est beau.
Elle se pencha.
—A propos, combien de temps que vous avez été à Villeneuve avec maman?
Fanny détourna les yeux. Sa pudeur était sur elle, insurmontable comme au premier jour.
—Huit jours, je crois bien.
—Tu crois bien! Tu n’es pas plus sûre que ça? Que t’es drôle, ma pauv’ fille!
Elle s’arrêta, se souvenant tout de même à l’éclat de sa voix, qu’elle n’était plus dans leur maison de Beuzeboc, avec le vieux sourd pour tout public.
—Et alliez-vous à Paris? continua-t-elle.
—Non, oh! non, jamais!
—Eh bien, conclut-elle avec décision, on va le voir pour notre argent.
Elles sortirent.
Dehors, la rue inclinée qui roulait déjà son torrent humain s’entr’ouvrit et se referma sur elles pour les engloutir.
VII
Ce furent dix journées étonnantes. D’abord, elles ne voulurent demander aucun renseignement par peur d’être trompées et selon le défiant Credo normand. Le premier jour, dès qu’elles eurent fini leur petit déjeuner, elles partirent par les rues fraîches encore de la nuit.
Elles allaient, une peu inquiètes, le cou tendu, la main sur la poche, singulières et déplacées parmi les passants qui se retournaient souvent pour les revoir.
Quand elles apercevaient un jardin public, elles y entraient vite pour s’asseoir sur ces bancs offerts gratuitement, sous ces arbres surprenants qui consentent à pousser entre les maisons.
Une à une, elles trouvèrent les églises. Elles y pénétraient en évitant peureusement le bénitier. A Notre-Dame, Berthe compta les chaises. La rosace, pourtant les éblouit. A Saint-Sulpice, les orgues jouaient. Elles restèrent foudroyées contre un pilier, sans oser bouger, comme si ce bruit remplissait l’édifice à leur enlever la possibilité de le lui disputer.
Parfois, Berthe se ressaisissait:
—C’est pas plus beau qu’à Rouen, disait-elle.
Et Fanny traînait partout un cœur blessé et des yeux qui osaient à peine quitter le spectacle terrifiant qu’ils regardaient intérieurement. Les visions nouvelles passaient devant elle, comme devant une glace. Un instant, elle les reflétait sans qu’elles pénétrassent dans son esprit pour y demeurer par le souvenir. Son cerveau, son esprit, son cœur étaient déjà occupés. Quelle place y restait-il pour la curiosité ou l’émotion? Elle suivait sa sœur puisqu’il fallait la suivre, admirait quand il devenait nécessaire d’admirer, s’exclamait parfois, même, pour faire écho à Berthe, mais elle se sentait morte à tout.
C’est ainsi, à pied, et pierre à pierre, qu’elles découvrirent Paris. Mais elles n’y furent émerveillées qu’une fois: lorsqu’elles trouvèrent la Concorde.
C’était un des premiers matins. Il avait plu et le ciel, frais lavé, miroitait dans les flaques d’eau. Une brise, venue des Champs-Elysées arrosés, leur arriva presque dans la rue Royale.
—Ça sent les bois, fit Berthe.
Et ce fut alors qu’elles aperçurent la place comme un désert où le vent les aurait déposées pendant qu’elles dormaient. Devant elles, le pavé s’étendait pour la première fois, illimité, semblait-il, et peuplé de passants semblables à des fourmis affolées. Les statues et les fontaines colossales et l’obélisque sur son fût de pierre paraissaient seuls à la taille de cette immensité.
—C’est comme la mer! dit Fanny.
Un moment, elles restèrent immobiles, vraiment béantes d’émerveillement. Et puis, l’appel irrésistible leur vint comme il vient à tous ceux qui, pour la première fois, aperçoivent l’espace et ses chemins. Elles se jetèrent à la traverse, allant de l’audace à l’affolement, courant entre les voitures lorsqu’il aurait fallu s’arrêter, s’arrêtant lorsqu’il aurait fallu passer, toutes pareilles, enfin, à de grands oiseaux de nuit subitement livrés à la clarté.
Elles y revinrent souvent, tremblantes et fascinées devant ce danger offert qui les tentait jusqu’à ce qu’elles y cédassent.
Berthe disait:
—Mais tous les chemins y mènent donc?
Et, sournoisement, elles s’arrangeaient pour prendre ceux-là.
Quand elles passaient devant les théâtres, elles détournaient la tête. Pourtant, l’Opéra leur sembla digne de faire exception et elles l’admirèrent comme une curiosité architecturale du même ordre que les églises.
Le soir, elles ne sortaient pas et, après leur repas auquel elles trouvaient toujours un petit goût d’orgie, malgré qu’elles le prissent léger et qu’elles fussent garées tout au bout de la longue table d’hôte souvent plus qu’à moitié vide, elles remontaient dans leur chambre. Là, Fanny, lasse de la journée, se laissait tomber sur le fauteuil qui se plaignait doucement. Et tous ses soucis retombaient sur elle sans partage, comme si la nuit et l’oisiveté la rendaient enfin vulnérable.
Alors, elle se martyrisait de questions, de doutes. Félix et Silas. Silas et Félix. Cette absence de nouvelles où elles étaient pour tout le voyage permettait de tout supposer. Et qui eût écrit? L’oncle Nathan ne dépensait jamais un timbre sans motifs vitaux, et il n’en verrait aucun ici. Le père Oursel était illettré, et aucun de leurs amis ne devait se sentir appelé à communiquer avec elles. Alors? Que se passait-il là-bas? Le soldat était-il reparti? Elle espérait que oui en songeant à Berthe, tant elle avait pris l’habitude de canaliser sa pensée dans celle de sa sœur, jusqu’au moment où l’idée qu’elle ne reverrait plus Félix la frappait comme un coup de massue dont on sent qu’on va mourir.
Sur la nuit éclairée, la forme de Berthe mettait une ombre massive et, quelquefois, à bout de pensées et de souffrances, Fanny venait derrière elle regarder aussi l’iniquité de la grande Babylone. Du quatrième, on distinguait mal les trafics du trottoir, mais l’éclairage, les enseignes lumineuses, l’atmosphère empoussiérée, violente, ardente et parfumée, arrivaient jusqu’à elles. Et surtout, surtout, le bruit sourd, le bruit enfiévré, le bruit de plaisir et de fête du Paris nocturne montait, montait sans arrêt jusqu’à cette petite chambre qui était leur forteresse, et d’où elles se défendaient.
Elles ne parlaient pas; Berthe, par moments, poussait une exclamation étouffée quand un jet lumineux, ou la phrase langoureuse d’un violon d’orchestre ou quelque remous de la foule l’étonnait plus fort. Alors, pour s’excuser, elle disait:
—Si «ils» voyaient ça, à Beuzeboc!
Quelquefois le garçon, qui constituait à peu près leur seul truchement à l’hôtel (Berthe ayant déclaré une fois pour toutes que la dame du bureau n’avait pas «l’air comme il faut»), leur proposait à demi-voix des billets de théâtre.
—Pourquoi que ces dames ne se distraient pas un peu? demandait-il.
Et il leur offrait successivement toutes les pièces à succès des théâtres subventionnés et des autres. Berthe prenait un air choqué qu’elle gardait avec peine. Elle répétait:
—Le Moulin-Rouge! Vous dites? Mais c’est pas un endroit comme il faut, ça!
Il y avait une pointe de complaisance dans la façon dont elle répétait ces mots. Et Fanny pensait: «Je n’oserai jamais lui répondre comme ça!»
D’ailleurs, Berthe endoctrinait le garçon qui s’était révélé compatriote, étant d’Harfleur.
—Chez nous, à Beuzeboc, disait-elle, c’est mieux qu’ici. Chez nous, on ne fait pas le veau comme ici. Chez nous, on mange les artichauts à la crème.
Le garçon abondait. La crème? La crème avec les œufs, avec les choux-fleurs, les poulets, les moules, les haricots verts, ah! oui, la crème? Il connaissait ça, et il connaissait aussi Beuzeboc, par ouï-dire, comme une ville de fabriques où on gagnait bon.
Berthe expliquait avec condescendance qu’il y en avait une en face de leur maison et que, même, ça manquait, le dimanche, de ne plus l’entendre. Le garçon parlait des tréfileries et des chantiers qui, tout le jour, grondaient au bord de la basse Seine. Et tous deux, le garçon chauve, éternellement fatigué et la grosse fille endimanchée et dépaysée, ressuscitaient le pays dans la salle morne du restaurant.
Fanny les regardait sans bien les voir et sans les écouter. Les noms familiers l’endormaient doucement, car Paris la fatiguait à mourir. Harfleur, Beuzeboc, et la Hétraye et Cantarville et Lintot et Etainhus. Elle appuyait sa tête sur sa main: il lui semblait être revenue dans la petite salle à manger de la route de Villebonne. Et elle somnolait paisiblement sans ses grands rêves épuisants de la nuit, que pleuplaient les figures ennemies de Silas et de Félix.
Elles visitèrent les musées, passant un jour tout entier au Louvre, de l’ouverture à la fermeture, et mangeant furtivement un croissant sous les yeux gênants des gardiens. Elles parcouraient les salles avec lenteur en regardant à la dérobée les parquets luisants. Mais elles cessèrent de voir les tableaux dont la multitude les rebutait.
Berthe disait:
—Y en a-t-il, y en a-t-il dans cette halle!
Fanny courait derrière, lassée, une migraine serrant ses yeux meurtris.
Quand elles rencontraient une fenêtre, elles regardaient dehors avec envie, mais sans oser avouer qu’elles auraient mieux aimé marcher sur le quai accueillant, plein de soleil et d’ombre papillotant au vent qui agitait les peupliers de la berge. Quand elles sortirent, elles étaient presque malades de leur marche de sept heures à travers les bâtiments. Elles tombèrent sur un banc du quai.
—C’est tout de même beau, dit Berthe avec conviction. Et toutes ces peintures, tous ces cadres! Et pour rien!
Fanny acquiesça faiblement. Cela glissait sur elle avec le reste. Elle ne sentait qu’une immense lassitude et le besoin, enfin, de se trouver chez elle, avec son souci et son malheur bien présents, sertis dans sa vie ordinaire et non pas transportés dans ce monde hostile et bouleversé. Et ce fut ce jour-là qu’elle osa dire enfin:
—Rentrons chez nous, veux-tu? Je ne me plais pas ici.
Berthe la querella longuement là-dessus. Il n’y avait que dix jours qu’elles étaient à Paris. La somme fixée ne se trouvait point dépensée. On avait dit quinze jours, pourquoi abréger? Fanny laissa passer le flot, tête courbée. Et elle dit enfin, doucement:
—Ça ferait une économie. On a déjà bien vu tout.
Berthe sembla considérer l’argument. Son avarice devait lutter avec sa curiosité. Elle prononça enfin:
—T’en as donc assez?
—Oui, avoua Fanny, j’ voudrais être chez nous.
—Que t’es drôle, ma pauvre fille! T’es jamais contente! On est ici, pas mal, à voir Paris... T’as donc hâte de retrouver du tourment?
Jamais elles n’avaient reparlé du soldat, comme si l’étourdissement de leur vie les empêchait de se souvenir, comme si Beuzeboc et ses soucis n’existaient plus, comme si le fait de couper les ponts eût supprimé le danger. Peut-être était-ce simplement parce qu’elles ne pouvaient pas en parler dans ce milieu nouveau, car les paroles sont, plus qu’on ne le sait, dépendantes d’une atmosphère, d’un ciel, d’un paysage.
Bien que sa pensée n’eût jamais quitté l’aînée, ces mots ressuscitèrent le soldat devant les deux sœurs, aussi nettement que si, vivant, il se fût dressé entre elles sur ce quai plein d’ombres mouvantes, de feuilles et d’oiseaux. Et Berthe dit, d’un ton qui hésitait:
—Qu’est-ce qui se passe là-bas?
Elles virent la maison si bien posée entre son jardin et sa rue et, positivement, la fabrique d’en face fit son ronron incessant qui semble agiter l’air.
—Tu vois, fit enfin Fanny, il vaudrait mieux que nous y soyons...
Elle se tut pour laisser passer le bruit d’un tramway et ajouta:
—Il y a des pois qui «perdent».
Berthe ne disait plus rien. Elle fixait la noble façade du vieux Louvre au balcon noir et or historique. Du doigt, elle le désigna enfin:
—C’est le balcon d’où le roi a tiré sur les protestants, tu sais?
Les yeux de Fanny, qui regardaient en elle un spectacle différent, l’interrogèrent.
—Oui, on nous l’a dit. Tu te rappelles que M. Poirier nous a bien recommandé d’aller voir ça.
—Ah! peut-être, fit-elle sans conviction.
Elles se turent encore, puis Berthe reprit:
—Des pois qui perdent, c’est vrai. Et puis ça va être les distributions de prix qu’on ne manque jamais...
Leur vie quotidienne évoquée les entoura tout à coup et leur sembla, seule, véritable et nécessaire.
—On oublie, ajouta Berthe avec difficulté, on oublie tout dans ce Paris. Pourtant, c’était beau.
—C’est beau, mais on serait mieux chez nous.
Les sourcils froncés, Berthe réfléchissait. Maintenant, finie la fantasmagorie dans laquelle elles venaient de vivre, on rentrait dans le réel, à cause de ces paroles dites qui appelaient les autres.
—Le soldat, dit-elle enfin. Il sera parti, ça, c’est sûr. Mais combien qu’il sera resté? Il a dit qu’il avait quinze jours, mais il n’avait pas d’argent pour rester quinze jours à Beuzeboc!
Fanny plongea d’un seul coup dans son souci. Au même point qu’au départ, sans avoir avancé d’un pas. Elle dit faiblement:
—Sûr qu’il est parti! Qu’est-ce qu’il ferait là-bas?
Un regret inconscient passait dans sa voix. Berthe répliqua avec aigreur:
—Dieu merci! On a fait ce qu’il fallait pour en être débarrassées.
Elle réfléchit encore.
—Faut peut-être pas trop rester parties, on ne sait pas. S’il avait dit des choses, il vaudrait mieux être là pour le savoir. Et puis...
Elle sourit presque et sa grosse figure en fut illuminée. Frappée du changement de sa voix, Fanny la regarda.
—Quoi donc?
—Le voisin va se demander ce que nous devenons.
—Le voisin? Le voisin?
Elle répétait stupidement le petit mot qui venait de lui faire comprendre qu’elle n’avait pas encore touché le fond de son tourment, et que l’hostilité de sa sœur devenait de la rivalité.
Le fleuve incessant des passants coulait devant leur banc. Les regards distraits s’accrochaient aux détails de leurs toilettes, s’amusaient un instant à leurs figures provinciales et disparaissaient pour faire place à d’autres.
Elles se levèrent et suivirent le flot. Déjà la ville avait disparu à leurs yeux, leur existence reprenait son cours dans le lit habituel.
En tournant la tête, elles auraient pu encore apercevoir le banc ombragé qu’elles venaient de quitter; pourtant, elles n’étaient déjà plus là, elles étaient parties, elles étaient arrivées.
VIII
Lorsqu’elles débarquèrent à la gare de Beuzeboc, toutes les écharpes des soirs normands traînaient sur la vallée creusée en entonnoir. Leurs yeux, réhabitués par la lente progression du voyage, se reposaient enfin avec délices. Voilà le pont qui annonce la ville, et les maisons solitaires qui font sentinelles, et voici la gare, et l’omnibus, et les «soleils», et les sentiers blancs qui montent vers les bois, et les cheminées roses qui dépassent les collines vertes...
—Quel bonheur d’être rentrées, tout de même! cria Berthe en descendant de wagon.
Fanny oubliait sa lassitude. Quelque chose enfin l’accueillait ici. L’air était ami. Les habitudes, le travail et le repos venaient au-devant d’elle.
Et, sur le seuil de la gare, elles aperçurent le soldat qui attendait la sortie en montant la faction.
Glacées, elles s’arrêtèrent. Il leur faisait une sorte de salut militaire sans sourire, gravement, comme pour bien montrer que leur rencontre était chose sérieuse et préméditée et non pas d’aventure.
Berthe se remit la première. Elle prit sa sœur au bras, l’entraîna vers l’omnibus qui attendait, la poussa dedans, y jeta leurs valises. Ce fut étourdissant. Fanny tremblait encore du coup, que la lourde machine s’ébranlait déjà. Quand elle eut repris ses sens engourdis, elle n’eut qu’un mouvement: regarder, revoir Félix. Mais le soldat avait disparu.
Pendant le trajet qui se fit dans le bruit infernal de la grosse voiture ferraillant aux pavés, Berthe lui cria des choses, gesticula. Elle n’entendait rien, ne comprenait rien. Une seule chose demeurait: elle avait revu son fils. Tout au fond d’elle une sorte de grande joie sombre grondait, contre laquelle elle se débattait comme le chasseur qu’une bête, à moitié sortie de sa tanière, a déjà saisi au pied, malgré qu’on la batte, qu’on l’assomme pour lui faire lâcher prise.
Ce fut assez court. La vue de sa sœur hors d’elle-même, celle des rues, des rues faites de maisons où chacun connaissait les demoiselles Bernage, dressa comme un mur d’obstacles à cette marée furieuse qui venait de passer sur elle. Et, tout à coup, elle eut peur: peur du monde en bloc, des gens en particulier: peur de Berthe, et de l’oncle Nathan et du père Oursel même, peur de ce Félix aux yeux durs, peur d’elle-même à cause de ce qu’elle venait de sentir.
Les chevaux grimpaient au pas la dernière côte. Tous les voisins garnissaient les portes dans la douceur du soir. Les sœurs reconnurent leur maison et, devant la porte, le soldat qui attendait.
Cette fois, elles avaient compris. C’était une déclaration de guerre, de guerre à mort ou plutôt à vie. Le Félix commençait à se faire reconnaître. Déjà, toute la ville devait jaser. Les sœurs ne surent jamais comment elles avaient franchi leur grille en frôlant le soldat en sentinelle, comment elles s’étaient trouvées assises, haletantes, chez elles, enfin chez elles, dans ce chez elles menacé.
Comme une espèce d’ange gardien rustique, le père Oursel se tenait dans la cuisine où elles s’étaient réfugiées. Il les regardait avec une sorte de compréhension apitoyée. Mais il ne leur adressa pas un mot, même de bienvenue, à la suite du bonjour caverneux dont il les salua.
Ce ne fut qu’après le souper qu’elles retrouvèrent le calme nécessaire pour en parler. Jusque là, ç’avait été des exclamations, des soupirs et des gestes. La bonne soupe mitonnée, les œufs frais, les légumes nouveaux, tous ces biens dont le goût leur revenait parurent leur redonner un peu d’espoir.
—Il faut en finir, dit Berthe. Père Oursel!...
Le vieillard, qui remuait sa vaisselle dans l’eau fumante, se retourna.
—Père Oursel, ce gars qu’est soldat est là à la porte. Il est-il revenu ici?
Le père Oursel se remit à sa bassine avec un mépris très visible.
—Est rien! dit-il, dans la vraie manière laconique normande.
Berthe connaissait ses façons. Il fallait insister.
—Père Oursel, est-il revenu, oui ou non?
—Il est venu, il est venu... murmura-t-il d’un ton dubitatif. Il y a rien à faire pour lui ici.
—Bien sûr, bien sûr, dit Berthe. Mais pourquoi donc qu’il est planté là comme s’il nous attendait?
Elle osait enfin mettre en paroles leur appréhension. Fanny trembla d’entendre le bonhomme répondre. Mais il se tut, noyant son silence dans le bruit des casseroles. Et elles n’apprirent rien de plus ce soir-là, ni son sentiment s’il en nourrissait un là-dessus, ni celui des gens de Beuzeboc.
Comme Berthe allait entrer dans sa chambre, Fanny l’arrêta.
—Nous parlerons demain, veux-tu? Je ne peux pas ce soir, je t’assure.
Une si effrayante fatigue creusait ses traits dans sa figure livide aux yeux cernés que Berthe n’osa point passer outre.
—Bon, bon, dit-elle. Repose-toi, ma fille, y en a qui ne se reposeront pas, va!
Sur ce trait, elle se retira, déjà remise du voyage et toute rafraîchie, elle, par la perspective du combat.
Quand Fanny se fut assurée en tremblant, le lendemain matin, qu’aucun soldat ne se montrait sur la route, elle gagna le jardin où Berthe attendait le déjeuner en considérant les pois en train de «perdre». Elle ne savait plus, vraiment, où elle en était, car ce curieux instinct nouveau qui venait de lui être révélé ne la soutenait que lorsque ses yeux de chair pouvaient se poser sur son fils. Hors de sa vue, elle n’était réellement qu’une créature tremblante, agitée, soumise aux autres.
Berthe vint au-devant d’elle. Il y avait sur sa figure une espèce de résolution qui effraya Fanny en même temps qu’elle la rassurait. Et elle attendit qu’elle parlât. Ce fut aussitôt.
—Fanny, pendant que tu dormais, j’ai parlé avec le père Oursel. Le soldat est venu tous les jours.
Elle s’arrêta, le temps de jouir de son effet sur la malheureuse, et reprit:
—Tous les jours! Tu vois ce qu’on suppose, ce qu’on dit. Encore, ce n’est rien, parce que nous n’y étions pas. Mais, maintenant, qu’est-ce qui va arriver?
Devant elle, Fanny restait pétrifiée, sans voix. Berthe reprit encore:
—Tu ne sais pas? Tu n’as pas une idée? Pourtant, c’est à cause de toi que tout ça est arrivé. Mais j’ai déjà vu ce qu’il fallait faire.
Comme elle se taisait, Fanny retrouva la voix. Elle hasarda:
—L’oncle Nathan lui parlerait bien.
Berthe cria:
—L’oncle Nathan est dans la Manche pour huit jours, voir des chevaux. Il peut en arriver des choses, d’ici huit jours!
Fanny, écrasée, balbutia:
—M. Poirier pourrait...
—M. Poirier?... Un homme comme lui, fourré dans les livres jusqu’au cou et qui se détourne quand il voit une limace sur sa route? Allons donc! qu’est-ce qu’il irait dire à ce mauvais gars?
Malgré elle, Fanny interrompit:
—C’est peut-être pas un mauvais gars...
Berthe agita furieusement les bras.
—Tu le défends, à cette heure, tu le défends? Après ce qu’il nous a fait voir! Un mauvais gars, comme son père!...
Fanny s’était abattue sur le banc. Elle sanglota:
—C’était pas un mauvais gars. Il a écrit. Il regrettait. On peut bien se repentir.
Berthe resta un moment à court. La plus pure orthodoxie lui barrait la route. Et, tout à coup, elle trouva une réponse:
—Œil pour œil, dent pour dent! C’est ça qu’il faut dire, c’est ça!
Fanny pleurait toujours, à sanglots profonds, qui secouaient ses épaules frêles; et tout le chagrin du monde semblait abattu là sur elle.
Le soleil entrait lentement dans le jardin, repliant un à un les pétales jaunes des belles de nuit, ouvrant les petites coupes bleues et blanches des belles de jour. L’air paraissait déborder du ronron doux de la fabrique. Un beau jour d’été commençait dans la vallée.
Les sanglots de l’aînée cessèrent peu à peu. Sans la regarder, Berthe se recueillait. Et elle lâcha enfin le mot par lequel elle gouvernait la vie de sa sœur:
—Ecoute...
«Ecoute, Fanny, tu dis vrai: il faut quelqu’un qui nous conseille, un homme qui puisse, s’il le faut, tenir tête à un homme, parce que moi, ce gars-là, ça me tourne le sang de penser qu’il faut que je lui parle.
«Alors, il n’y a qu’un homme qui puisse nous aider.»
Elle s’arrêta un peu.
—Tu y penses comme moi!
Fanny fit d’un air stupide:
—M. Gallier?
—Tu ne cherches que des vieux. Que t’es simple, ma pauvre fille! Faut un homme encore jeune, d’attaque, qui puisse faire peur. Voyons... le plus près, notre voisin.
Fanny répéta:
—Notre voisin?
—Oui, M. Froment, l’instituteur.
La stupeur morne qui marqua le visage de Fanny dut lui faire voir qu’il fallait la noyer dans des paroles, car elle reprit très vite:
—Tu comprends, ce n’est plus un étranger. Nous l’avons rencontré souvent, il demeure à côté de nous...
—M. Froment, jamais! Oh! non, ce n’est pas possible, fit Fanny, les yeux séchés, les mains jointes.
—Et pourquoi pas possible?
—Mais parce que je ne veux pas, je ne peux pas. Surtout lui!
Elle avait tout dit. Berthe la considéra comme elle le faisait rarement. Fanny comptait pour si peu dans sa vie profonde! Et elle dit lentement, comme quelqu’un qui a enfin compris:
—Ah! surtout lui! Ah! surtout lui! Je m’en doutais bien que tu faisais quelque chose en dessous aussi par là. Mais enfin, tu l’avoues!
Elle tremblait de fureur, soudain, comme quelqu’un qui vient de découvrir l’imprévu, et non pas comme la prudente toujours avertie qu’elle voulait paraître. Et, à côté d’elle, Fanny tremblait de chagrin et d’émoi.
—Oui, c’est comme ça, dit-elle enfin. Nous étions d’accord. Il devait venir...
Elle s’arrêta, incapable de continuer, tant son bonheur manqué la prenait à la gorge.
—Eh bien, il viendra, dit férocement la grosse fille. Et on lui dira ça.
Une idée subite parut la frapper.
—Car, enfin, tu n’allais pas prendre cet homme-là sans rien lui dire, tout de même?
—Oh! peux-tu croire ça!
—Est-ce qu’on sait jamais avec toi?
Fanny tenta de se rebeller.
—Tu sais bien qu’avec les autres...
Mais Berthe ne voulait rien de ce côté.
—Les autres, les autres! dirait-on pas qu’il y en avait une douzaine après toi!
Le soleil arrivait sur les héliotropes, qui envoyèrent une bouffée vanillée jusqu’au banc.
Berthe reprit:
—Il faut lui dire, à M. Froment, tout de suite. Puisqu’il faut en arriver là, pourquoi attendre?
Fanny se tordait les mains.
—Pas comme ça, pourtant! Ce n’est pas comme ça que je voulais lui dire!
—Qu’est-ce que ça fait? Toutes les manières sont bonnes de dire ce qu’on veut.
Elle se pencha.
—Il faut, il faut lui dire. Il nous donnera un bon conseil. As-tu mieux à proposer?
Elle s’arrêta un instant, comme pour attendre une opinion qui ne vint pas.
—Tu vois bien, tu n’as rien à dire.
Elle se leva.
—A la sortie de onze heures et demie, je demanderai à M. Froment d’entrer un instant.
Fanny s’épouvanta devant cette façon officielle d’agir.
—Entrer chez nous!
—Eh bien, puisqu’il devait venir. Puisque vous...
Elle ne se décida pas à prononcer un mot qui parût consacrer ou même accepter la chose, et, se levant brusquement, elle s’en alla.
Cachée dernière les rideaux de sa fenêtre, Fanny vit la scène redoutée: la grand’porte de l’école s’ouvrant, le flot agité des enfants s’envolant et la haute taille de Silas planté au milieu d’eux.
Et puis Berthe, près de la barrière entr’ouverte, semblable à une araignée dans sa toile, Berthe attendant le passage du grand homme et avançant d’un pas.
Oh! ce pas! Fanny en brûla de honte, tandis qu’elle rougissait lentement jusqu’aux yeux. Et puis ce fut rapide. Quelques mots et Silas entrait, refermait la barrière, suivait Berthe dans l’allée, et Fanny entendait résonner son pas ferme sur les marches, dans le corridor.
Alors elle essaya de se composer: «Il faut que je descende, allons, songea-t-elle. Il le faut. Il faut que ce soit moi qui lui dise.»
Ce fut un combat dur et court. Elle luttait encore que, déjà, elle descendait l’escalier sans presque s’en rendre compte.
A la porte du salon, elle s’arrêta, surprise. Berthe avait fait entrer sa visite dans la pièce de cérémonie. Cela lui fut encore une occasion d’hésiter. Enfin, elle se vainquit, et, pâle, tremblante, le cœur battant jusque dans la gorge, elle entra.
Tout de suite, elle comprit qu’ils n’en étaient qu’aux préliminaires de l’explication. Silas, debout, sans chapeau à la main, ce qui lui donnait quelque chose d’étrangement familier, se tenait en face de Berthe, la tête inclinée, avec un air de surprise dissimulée. Autour d’eux, la pièce inhabitée, froide, luisait d’un éclat gelé par le vernis des meubles, l’or des cadres, de la garniture de cheminée, les glaces et les vitres. «Il n’y a pas un grain de poussière!» songea Fanny avec satisfaction, malgré elle. Et, aussitôt, elle plongea dans ses tourments.
Berthe disait:
—Ah! la voilà!
Il y eut le petit choc ordinaire et l’embarras des rencontres. Fanny sentait les yeux de Silas la brûler à travers ses paupières baissées à elle, lui demander: «Pourquoi êtes-vous partie? Où êtes-vous allée? Comment ne m’avez-vous rien dit?» Et le joug écrasant de l’amour, qu’elle ne sentait plus, retomba sur elle.
Comme en rêve, elle vit qu’ils étaient tous assis. Elle entendit sa sœur qui, seule à rompre l’insupportable silence, disait des paroles quelconques pour masquer leurs pensées. Elle entendit: «Paris, oui, Paris. Un petit voyage.» Et, enfin, les mots importants arrivèrent. La voix profonde de Silas répondit:
—Vous avez besoin de moi. Tant mieux. Je ne désire rien tant que de vous être utile.
Berthe recueillit le compliment, le goûta et le digéra. Puis elle dit:
—Voilà. Notre oncle est parti. Nous n’avons que des vieux amis, ici, et il nous faut l’avis d’un homme.
Elle prit un temps.
—C’est à cause de quelque chose que vous avez entendu dire, peut-être?
M. Froment la regardait, sans comprendre.
—Non, vraiment rien.
—Ah! dit-elle d’un ton soulagé.
Il y eut un silence, et puis, elle regarda Fanny.
—C’est à cause de ma sœur.
De tous les durs moments de la vie de la pauvre fille, ce fut peut-être le plus dur. Son cœur lui parut sauter hors de sa poitrine. Elle ferma les yeux. «Si je pouvais m’évanouir!» songea-t-elle. Mais, quand elle les rouvrit, la cruelle lumière de midi était toujours là, autour d’eux, sur elle, sur le visage attentif qui se penchait vers le sien.
Elle fit un geste qui devait contenir bien du désespoir, car Berthe elle-même parut le comprendre. Et, malgré tout, heureuse de reprendre le sceptre de la conversation après l’avoir tendu par mégarde à sa sœur, elle continua:
—Monsieur Froment, vous avez peut-être remarqué un jeune homme, un soldat, qui rôde autour de chez nous. Il a osé se présenter ici. Il vient d’un pays où nous avons eu une vieille servante. Et... il se dit son neveu, mais...
Elle s’arrêta encore en regardant Fanny.
Le grand homme écoutait d’un air étonné.
—Ah oui? dit-il. Et alors...
—Alors, il nous persécute. Il veut se faire nourrir ici, ou je ne sais quoi, il est là, tout le temps. Avant notre départ, nous l’avions eu ici à dîner une fois. A notre retour, il était à la gare, et puis, nous l’avons trouvé à notre porte. Tenez, si vous regardez par la fenêtre, vous le verrez peut-être.
Tous, ils se tournèrent vers la vitre brillante sous le rideau blanc. Et, comme elle l’avait dit, ils virent, contre le mur, le petit gars trapu, rouge et bleu, qui les regardait.
D’un commun accord, ils reculèrent comme si ces regards eussent été des projectiles auxquels on ne pouvait s’exposer sans danger. Cette fois, ils l’avaient tous senti, ce n’était plus des mots mais une présence qui les menaçait. Et, un peu pâle, l’instituteur demanda:
—Et ce garçon vous persécute, mais pourquoi?
Il y eut un silence pesant qui parut devoir durer éternellement. Enfin, Fanny leva la tête, osa regarder son fiancé. Alors, elle vit dans ses yeux ce qu’il craignait, et une étrange goutte de bonheur tomba dans sa coupe d’amertume.
Ce fut lui qui parla le premier, d’une voix si altérée qu’elle le reconnut à peine.
—Fanny, je vois que vous avez appris notre décision à votre sœur?
Ainsi, son ami la réclamait, avant de savoir. Dans cet inconnu dont frémit l’ordinaire égoïsme masculin, il lui tendait la main! Elle l’adora dans son cœur douloureux, tandis qu’incapable de parler elle inclinait la tête.
—Alors, je peux dire que je suis là pour vous servir, pour vous protéger au besoin?
Sa voix, redevenue sonore, montrait qu’il la voyait toujours à lui. Entre eux, une onde d’entente passa, qui fut interceptée par Berthe.
Elle se dressa, tout à coup, ivre de cette jalousie cachée qui explosait enfin, et elle cria:
—Mais ça ne se peut pas! Vous ne savez rien! Demandez-lui donc de vous dire ce qu’il y a entre vous deux. Demandez-lui!
Muette d’horreur, Fanny se détourna et cacha sa tête dans ses mains. Elle ne pouvait pas étrangler de ses mains cet amour naissant, et elle dit d’une pauvre voix de honte:
—Toi, dis-lui, je ne peux pas.
Berthe se calmait. Elle tenait la parole et la réparation qu’elle voulait.
—Si tu veux. Vous allez comprendre, monsieur Froment. Notre mère, quand elle est morte...
Elle parla longtemps, assise, importante, écoutant ses paroles, et tout à l’effet qu’elle faisait sur le bel homme terrassé en face d’elle. Quand, enfin, ayant tout dit, elle se retourna, Fanny avait disparu.
Elle ne descendit que bien après le départ du visiteur, les yeux rougis, froide d’appréhension. La porte, en se fermant, lui avait battu sur le cœur. Silas s’en allait pour ne jamais revenir. Il partait la méprisant, déçu d’elle, irrité, plein de ce courroux des hommes trompés, car elle l’avait trompé.
Timidement, elle jeta un regard dans le salon vide. Un peu de présence y restait encore: une légère odeur humaine se mêlait à son ordinaire senteur de renfermé; deux chaises et un fauteuil sortis de leur immuable alignement témoignaient encore de la scène jouée; les ronds de sparterie, ordinairement placés devant chaque siège, se bousculaient les uns les autres. La vie enfin avait pénétré dans la pièce morte et y persistait encore. Fanny comprit un peu de tout cela, et referma doucement la porte.
Elle trouva sa sœur à table, solidement installée devant son assiette.
—Te voilà! cria-t-elle. Je croyais que tu n’allais pas «dîner» aujourd’hui. Si ça a du bon sens, tout ça! Assieds-toi, tiens!
Fanny s’assit, les yeux pleins de questions, mais sans oser se fier à sa voix. Et elle commença son misérable repas.
Toute la gaîté du monde riait sous la fenêtre ouverte. Une odeur de boudin grillé venait de la rue. Des enfants débridés de l’école criaient. On sentait le jardin pâmé de joie sous le soleil. La table, nappée de frais, était chargée d’un plat savoureux de poule au riz, que l’étrange cuisinière accommodait au mieux. Berthe remplit l’assiette de sa sœur.
—Mange, j’ai faim.
Le symbole même de leur vie fraternelle parut exprimé. Et le joug était si bien incrusté dans les faibles épaules, l’obéissance accourait tellement au-devant de l’ordre, et puis, après tout, un tel parfum montait du plat pour séduire la bête vorace de l’appétit, que Fanny mangea.
Elles ne parlèrent de rien à table, mais, dès qu’elles furent au jardin dans l’allée ombragée de noisetiers qui bordait le potager, Fanny demanda d’une voix tremblante:
—Qu’est-ce qu’il a dit?
Depuis le départ de Silas, la question était entre elles; et ce ne fut qu’une simple formalité pour l’une de le dire, pour l’autre de l’entendre. Pourtant, la réponse toute prête ne tomba pas aussitôt. Berthe hésita un moment avant de parler.
—Il n’a rien dit...
—Rien?
—Rien.
Fanny serra ses mains l’une contre l’autre. Elle sentait qu’elle venait de perdre une des choses précieuses de sa vie: le silence de son fiancé. Ce silence qui n’était rien, rien, en effet, pour quelqu’un d’autre, comme elle aurait su l’interpréter! Et puis l’hostilité de Berthe le dénaturait peut-être encore... Tant de choses, tant de choses dans la façon dont une tête se relève ou s’abaisse, dont une main se crispe, et puis les yeux qui parlent toujours avant qu’on les fasse taire...
—Oh! dit-elle avec angoisse, tu as bien vu ce qu’il pensait!
Berthe se pencha pour enlever un gros escargot qui montait à l’assaut d’un chou. Et Fanny perdit ainsi la première lecture de ce visage qui n’aurait pas su, non plus, se fermer tout de suite.
—Il n’a rien dit sur le coup. Il baissait la tête, il avait les yeux en bas, l’air dur. Enfin, il s’est remis; il a fait: «Je vous remercie, mademoiselle Bernage, de la confiance que vous me témoignez. Vous avez bien fait de compter sur moi. Je vous suis tout dévoué.»
Elle savourait, en les répétant, les paroles qui s’adressaient à elle, et n’en cédait rien à celle qui en était le sujet.
Fanny reprit après un silence:
—Enfin, quand il a su que je... que Félix... mon malheur, il a bien laissé voir quelque chose?
—Pour sûr qu’il n’avait pas l’air très content. Il est devenu blanc. Et puis ça lui a passé. Après, il n’a plus fait mine de rien.
Chaque parole perfide entrait dans l’âme à vif.
Elle demanda encore:
—Et qu’est-ce qu’il va faire?
Berthe dit vivement:
—Pour Félix? Il a dit: «Ne vous tourmentez pas. Vous me demandez conseil? Partez pour la ferme que vous avez du côté de Villebonne.»
—«A la Hêtraye? que je lui ai fait.»—«Oui, qu’il m’a dit. Vous y avez gardé un pied-à-terre, eh bien, allez-y tout de suite. Je me charge du gars.»
Elle s’arrêta net comme quelqu’un qui a encore quelque chose à dire et qui le retient. Et, à regret, elle ajouta:
—Et il a dit: «Mais il faut que je sache ce que votre sœur veut faire vis-à-vis de lui.»
—Il a dit ça, il a dit ça?
Et elle reprocha humblement:
—Tu disais qu’il n’avait rien dit.
—Laisse-moi le temps, toujours! cria Berthe, hargneusement. Alors, j’ai répondu: «Ma sœur veut, comme moi, s’en débarrasser.»
—Débarrasser, oh! Berthe!
—Quand tu répéteras: «Oh! Berthe!» c’est tout de même ça que nous voulons! C’est pour ça que nous sommes allées à Paris. C’est pour ça que nous avons appelé M. Froment à notre secours.
Fanny dit faiblement:
—Je ne voulais pas.
—Tu ne veux pas, d’abord, et puis tu profites de ce que je fais. Heureux que je suis là pour mener la barque. Où irais-tu sans moi, ma pauvre fille?
Elles se turent. La chaleur devenait insupportable. Berthe se dirigea vers la maison. Fanny marchait derrière elle.
—C’est tout ce que vous avez dit?
Berthe ne se retourna pas.
—Oui, dit-elle sèchement, c’est tout et c’est bien assez.
Dans le vestibule frais, elle s’arrêta pour s’éponger.
—Alors, on va suivre son conseil. Puisque le gars reste là, on va encore lui fausser compagnie.
Fanny restait songeuse, le front plissé, les yeux pleins de chagrin.
—Est-ce mieux? Est-ce qu’il le croit, vraiment?
Elle ouvrit la porte et regarda par la fenêtre qui donnait sur la rue.
Le soldat était là qui faisait les cent pas sous le soleil implacable de deux heures.
Elle se rejeta en arrière.
—Pauvre Félix! murmura-t-elle tout bas, comme il a chaud!
IX
Quand Berthe poussa ses volets, le soleil mangeait déjà le brouillard. Les nuages de vapeurs condensées sur la Seine pendant la nuit débordaient à présent d’une mousse laiteuse la large coupe verte de l’estuaire.
La Hêtraye, village, église et mare, se dressait à l’extrémité de la plaine que terminait la ferme accrochée au rebord du plateau et surplombant la vallée profonde où siège Villebonne, entre son cirque romain, son clocher gothique et sa tour féodale. Villebonne ceinturée de la verdure affolée par l’humus des falaises et prolongée sans fin par les marais où fuit, vers le sud, tout droit depuis deux mille ans, la chaussée de Jules César.
Il était de fondation dans la famille Bernage, depuis qu’elle avait quitté son berceau de la Hêtraye, de garder un pied-à-terre à la ferme. Elle possédait une assez jolie maison d’habitation à un étage, remplie de vieux meubles d’héritage, et plantée au milieu d’un clos de pommiers vénérables. Les fermiers logeaient plus loin, dans une chaumière, petitement et humblement, à la mode de jadis.
Cette fois encore, les sœurs étaient parties à la brune dans une voiture réquisitionnée chez l’oncle Nathan absent. Et aucune ombre suspecte ne s’était mêlée aux commères de la route, extasiées de curiosité sur ce nouveau départ.
Sur sa porte, l’instituteur fumait une cigarette. Il les salua gravement, mais Fanny ne put voir dans l’ombre l’expression de ses yeux.
Ce matin-là, elle dormait d’un sommeil accablé après une longue insomnie dans laquelle ses soucis avaient pris le grossissement accoutumé. Pourtant, elle ouvrit les yeux, dès que Berthe la toucha.
—Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-elle en s’asseyant, lucide et prête à souffrir.
—Il y a, il y a... viens voir ce qu’il y a...
Elle la prit sous le bras. Encore engourdie, Fanny se mit à bas du lit. Berthe la tirait vers la fenêtre. Elle se frotta les yeux, où le sommeil persistait.
—Regarde! dit Berthe dans un souffle.
Elle regarda et, rouge et bleu sur le paysage embrumé, elle vit le soldat adossé à la haie du clos, et qui considérait la maison.
Quand elle ouvrit les yeux après le demi-évanouissement où elle venait de sombrer, elle vit Berthe, debout devant elle, droite, grande, sévère et comme pleine de résolution.
—Ah! c’est passé? fit-elle. Je peux m’en aller, à cette heure?
—Où? questionna Fanny.
—Lui parler, à la fin des fins, à ce gars-là, et tu vas voir si je vais me faire écouter!... Tu trembles tout le temps, toi; il le voit bien. Mais attends qu’il trouve quelqu’un en face de lui et tu verras!
Déjà elle semblait en route pour la bataille. Fanny, des deux mains, l’arrêta.
—Ne fais pas ça! Lui parle pas mal! Te fâche pas! Qu’est-ce qu’on fera s’il crie des choses?...
Violemment, Berthe s’arracha.
—Qu’est-ce que ça me fait! Et sa persécution, crois-tu que ça ne nous compromet pas?
Elle était dans l’escalier. Fanny la perdit de vue. Les verrous glissèrent, la clef grinça; puis, dans l’herbe noyée de rosée, elle l’aperçut qui passait, laissant un sillage plus foncé derrière elle. Chaussée de sabots, elle levait haut les pieds, marchant redoutablement vers le petit soldat immobile.
Fanny vit l’abordage. Haute et vaste, plus grande que le garçon, Berthe le lui cachait. Le dos véhément de sa sœur, vêtu d’une camisole bleu foncé à pois, faisait une grande tache dans le pré, où le soleil commençait de glisser obliquement mille rayons que renvoyaient dix mille gouttes de rosée. Et cette chose un peu grotesque, un dos de grosse femme en déshabillé, qui bougeait dans la lumière du matin, lui paraissait décider de son avenir.
Elle tremblait comme une fiévreuse. «Qu’est-ce qu’il va dire? Pauvre malheureux, tout de même! Si je pouvais faire quelque chose pour lui?»
Et toute sa volonté disait au dos qui tachait le pré lumineux:
«Pas si fort! Il me ressemble peut-être, au fond, et ça fait si mal, la brutalité!»
Par moments, elle était secouée de la terreur de le voir se dresser en colère contre sa sœur et lever la main, peut-être, ou tirer son coupe-choux.
Et soudain elle revit le visage de Berthe, qui reprenait le chemin marqué de sombre sur la cour miroitante. Elle revenait vers la maison, et, à grandes enjambées paisibles d’homme de la terre, le gars la suivait. Affolée, elle se dit: «Le voilà! le voilà! Je vais le voir!» sans démêler si elle se désespérait ou si elle se réjouissait. Elle fit sa toilette avec des gestes d’automate. Pourtant, au dernier moment, sa pâleur la frappa, dans le miroir à col de cygne du lavabo d’acajou.
«Il va me trouver vilaine!» songea-t-elle.
Et, pour la première fois de sa vie, elle fit un geste de coquette pour se frotter les joues d’une serviette rêche.
Le gars était dans la cuisine, où la mère Laurent, la fermière qui aidait les sœurs quand elles venaient seules, allumait la cuisinière et tournait le moulin à café. Berthe devait finir sa toilette dans sa chambre. Il fallait donc, seule, prendre une attitude, choisir, agir. Elle baissa les yeux. Avant tout, il fallait empêcher son amour maternel captif et torturé de se montrer par là.
—Bonjour, dit-elle doucement.
—Bonjour, dit le gars.
Sa figure pointue portait un air de ruse satisfaite. On le sentait apaisé pour le moment, comme l’est un méchant chien en train de lécher un os. Encore cette fois, la mère sentit son cœur entr’ouvert se rétracter.
Aussitôt, un nouveau souci lui vint. Qu’avait dit Berthe à la fermière? Mais déjà la loquacité de la vieille femme lui venait en aide.
—Alors, c’est le neveu de c’te pauv’ Marthe, comme ça? fit-elle en affirmation-interrogation, car la mode paysanne aime à greffer une conversation sur une branche solide.
C’était une petite vieille que l’âge tassait. Sa figure de fin ivoire mille fois creusé sertissait deux malins yeux d’agate. Elle était la première à poser à Fanny la question redoutée.
—Son neveu, répéta celle-ci en écho, heureuse de ne pas trop mentir.
Berthe entrait justement. Sans doute n’avait-elle pas osé laisser longtemps sa sœur privée de soutien dans la dangereuse entrevue. Pourtant, elle paraissait bien ajustée dans sa robe grise du matin, avec un petit tablier à carreaux bleus et jaunes en mouchoirs du pays; et ses joues luisaient de savon sous la torsade magnifique de ses cheveux de blé mûr.
—Oui, mère Laurent, il nous est tombé du ciel, Félix.
La mère Laurent plaça:
—Félix Leplay, comme Marthe?
Berthe resta court un instant, puis elle se remit:
—Les neveux ne s’appellent pas toujours comme la tante! Une nombreuse famille qu’elle avait, Marthe, n’est-ce pas?
Elle regarda le gars comme pour le presser de venir à l’aide. Déjà, ils étaient complices.
—Non, fit-il avec calme. Elle n’avait «pas» qu’une sœur.
—Donnez-moi le moulin, cria Berthe. Dépêchons-nous. J’ai faim, moi!
Elle poussait la mère Laurent vers l’armoire et c’était comme si, en même temps, elle poussait ses questions hors du chemin.
En un instant, la table de chêne lavé et poli par cinq générations de Bernages fut couverte d’assiettes à coq et à roses, de bols et de cuillères. Une livre de beurre tout frais moulé y prit le milieu avec le lait fumant et le café qui finissait de passer.
Ils s’assirent tous, sauf la mère Laurent, pressée de retrouver son homme. Le gars Félix atteignit son couteau en poussant un soupir retentissant de contentement.
—On n’est pas mal ici, fit-il.
Et, coupant à la miche une énorme tranche, il entama le beurre.
Ils mangèrent sans parler, puisqu’il devenait évident que le soldat possédait la religion des repas. Fanny le regardait à la dérobée, anxieuse, troublée, un peu heureuse et très triste. Qu’il était épais et rustaud! Comme tous ceux de la vallée, elle exagérait la distance qui les sépare des paysans. Avec effort, elle détourna les yeux de lui, se contraignant à les tenir sur son assiette.
Néanmoins elle les releva bientôt, tant le silence lui causait de malaise: quelque chose de subtil flottait dans l’air, sans qu’elle pût le localiser. Et, tout à coup, en regardant Berthe, elle comprit: il n’y avait plus d’hostilité sur le visage, sur la personne tout entière de sa sœur.
«Qu’est-ce qu’elle a pu lui dire, tout à l’heure, dans la cour?» songea-t-elle.
D’ailleurs, ce ne fut qu’un éclair, une de ces intuitions certaines qui sont comme des ponts jetés sur l’avenir. Et elle retomba dans son incertitude, tandis que la voix de Berthe s’élevait plus aigre que jamais.
—Ils vous ont donné une bien longue permission au régiment, Félix?
«Elle l’appelle Félix, songea Fanny avec attendrissement. Comme ça doit lui coûter!»
Il réfléchit un peu avant de répondre.
—Ça tire à sa fin!
—Ah! dit seulement Berthe.
Et personne n’ajouta rien, tant chacun sentait les mots prochains difficiles à manier.
Berthe se leva avec décision.
—On va se mettre au ménage, ma sœur et moi. Allez vous promener, mon garçon. Il y a de quoi voir dans la campagne «du moment».
—Et dans la propriété, ajouta le gars presque spontanément.
Après quoi, il serra les lèvres comme pour les empêcher de lâcher d’autres paroles trop pleines de signification.
Berthe fit la moue.
—Oh! la propriété!
Elle n’ajouta rien. Entre eux venait de tomber le mot décisif: la propriété, l’argent, le bien, l’appât qui, de si loin, attirait ici le gueux renié, comme une charogne attire les bêtes puantes.
De la journée, il ne rentra à la maison. Après avoir rejoint le père Laurent aux champs, où il coupait du seigle, il dut fraterniser avec lui et le journalier qu’il employait, car les sœurs le virent de loin qui faisait «mézienne», endormi sous une haie. Le soir, il rentra avec les hommes, les outils sur l’épaule, de la marche lente et lourde des fins de journée.
Elles étaient devant la porte, à regarder le soleil s’enfoncer dans l’estuaire lointain, jouissant comme jouissent les gens de la terre de cette beauté dans laquelle ils baignent sans vouloir l’exprimer.
Le gars arriva par le sentier de l’est. Tournées vers le couchant, elles ne le voyaient pas, et il resta là, à deux pas d’elles, immobile, attentif et muet.
Ce fut Fanny qui l’aperçut la première. Elle sursauta et faillit crier, comme s’il l’avait surprise dévêtue. Berthe le regarda tranquillement.
—Vous voilà, mon garçon. On a soupé, nous. Va falloir que vous alliez avec le père Laurent.
Le gars eut un mince sourire assuré.
—J’ vas manger la soupe avec eux, toujours, fit-il.
D’une seule pièce, à la paysanne, il se tourna et partit.
Quand il eut fait quelques pas, Berthe cria:
—L’ père Laurent vous prendra avec lui, à l’écurie, pour coucher!
Le gars se retourna. Elles aperçurent sa figure soudain convulsée, haineuse, ses yeux durcis. Il ouvrit la bouche, la referma. On vit sa volonté lutter avec sa colère et la dompter. Il répéta:
Et il reprit sa marche.
Quand il fut au bout de la cour, Berthe dit orgueilleusement:
—Il n’y a qu’à savoir lui parler.
—Oh! souffla Fanny, tu me fais trembler!
—Quoi! parce que je lui cause dur? D’abord, depuis quand qu’ c’est une honte pour un domestique de ferme de coucher avec les chevaux?
—Pourtant...
—Pourtant, ça lui a pas plu! Mais c’est justement. Ça lui fait voir qu’on ne le supporte que jusqu’à un certain point.
Elle se tut. Sa figure rayonnait positivement sous la clarté immense du couchant. Malgré la victoire évidente que leur parti venait de remporter, Fanny regardait sa sœur avec appréhension.
Berthe se tut un instant, puis elle reprit:
—Et je sais le faire parler aussi. Il m’a dit comment qu’il nous a retrouvées. Car, enfin, c’était drôle, après toutes les précautions que maman avait prises.
Elle s’arrêta, mais Fanny ne dit rien.
—Ça ne te semble pas drôle, à toi? Non? Il n’est pas sorcier, pourtant! J’ m’étais promis de lui tirer ça d’abord, pendant qu’il est pas encore trop «hardi». Eh bien, c’est ton voyage, ma pauv’ fille, ta belle idée d’aller à Bures, y a dix ans.
«Je m’en doutais bien. Mais je me suis trouvée «dupe» quand il me l’a avoué. Oui. L’ fermier Malandain, qui nous a reconduites, connaissait le chef de gare qui lui a dit où que nous allions. Tout ça, mis avec les rapports de la femme du greffier, notre course à Londinières, l’a renseigné. Tout de même, il est pas sot!
Fanny ne s’arrêta pas à songer que ce n’était pas elle, en ce jour lointain, qui avait été prendre les billets pour Beuzeboc à la petite gare, au lieu de retourner couvrir leurs traces à Dieppe. Elle ne portait pas un cœur de créancière, et, pour elle, les moyens employés dans cette patiente chasse à la mère lui importaient peu. Son fils l’avait trouvée parce qu’il devait la trouver. Il ne pouvait pas disparaître de sa vie, elle le voyait bien maintenant. Le voyage à Paris, cette résolution désespérée et la fuite à La Hêtraye, rien ne réussissait à le dépister.
Un peu plus tard, debout en robe de nuit, derrière sa fenêtre entr’ouverte, Fanny regardait au fond de la cour le bâtiment, l’écurie où son fils, toute la nuit et les nuits suivantes, allait dormir dans l’haleine chaude et la forte odeur des chevaux de ferme.
Elle spéculait sur le passé. «Si papa avait vécu, jamais cette chose-là ne serait arrivée... jamais il ne m’aurait laissé arriver du mal... jamais il n’aurait caché la lettre... jamais il n’aurait consenti à ce que j’abandonne mon enfant... il l’aurait aimé.» Et elle reconstruisait ainsi sa vie sur une seule donnée, puisque c’est là la consolation suprême de ceux qui l’ont manquée. Mais son remords montait en elle, formidable, accru, en réalité, de toutes ces années où il avait dormi en elle, alors qu’elle le croyait apaisé, tandis qu’elle regardait l’étable à cause de celui qui y dormait avec la haine au cœur.
«Mon Dieu, priait-elle, mon Dieu, pardonne-moi, j’ai péché en l’abandonnant, je le vois maintenant, tout en obéissant comme il est dit, j’ai péché.»
Elle revoyait son père, ce bon huguenot, et son grand-père qu’elle avait connu, et les aïeux dont il lui parlait quelquefois, ces rocs au milieu de la tourmente des siècles de persécution et de folie. Mais la foi baissait, le siècle reprenait le dessus, le siècle, c’est-à-dire la complaisance au péché qui devient le péché et puis le vice lui-même. Mais comment savoir où est le péché? «Pour maman, se disait-elle, c’est ce petit enfant né de ma faute qui n’en était pourtant pas une. Et, vraiment, le péché, c’est de l’avoir abandonné. O mon petit, mon petit, j’aurais fait un bon garçon de toi! Je t’aurais tant aimé qu’il aurait bien fallu que tu le deviennes.»
Et elle s’arrêtait devant le sentiment de l’irréparable comme devant un mur.
Une pluie fine se tendait devant le paysage comme la chaîne sur le métier, lorsque les sœurs descendirent, le lendemain. Aussi, le gars se trouvait-il dans la cuisine avec l’air désœuvré des paysans contrariés par le temps en pleine saison. Il exhalait une odeur appréciable d’écurie. Berthe fit une grimace qu’il saisit au vol sans maladresse.
—Ça sent son fruit, dit-il. Ah! je n’ai pas d’effets de rechange, ici, et l’écurie, ça tient bon.
Berthe dit rudement:
—C’est pas nos affaires. A vous de vous arranger.
Elle paraissait butée, ce matin, à se montrer intransigeante, autant, la veille, elle avait laissé voir une singulière bonne volonté. Le gars pâlit un peu sous son hâle de paysan.
—Si, c’est vos affaires, dit-il d’une voix sourde en ne regardant que la cadette.
Elle vint en face de lui, à le toucher; les poings aux hanches, dans sa terrible attitude de combat.
—Ah! c’est nos affaires? Eh bien, combien qu’ ça va durer, dites un peu, combien de temps que vous allez rester à la Hêtraye?
Le gars ne répondit pas tout de suite. Il recula, se détourna et s’assit. Puis il se coupa du pain, et alors il parla:
—Ma permission finit dans huit jours. En convalescence que j’ suis.
Fanny fit un pas et un cri.
—En convalescence?
Le gars la regarda comme s’il venait seulement de l’apercevoir depuis son entrée dans la chambre.
—Oui, dit-il, une «purésie» qu’ j’ai eue. Un chaud et froid que j’avais pris, qui m’a tombé sur «l’estomac».
—Une pleurésie? C’est grave, ça, fit-elle sans réfléchir.
Il leva les yeux, qu’il avait baissés sur la tartine qu’il confectionnait. Un peu de surprise y luisait.
—L’ major a dit que j’avais un bon coffre.
Il réfléchit un peu et ajouta:
—Mais que fallait faire attention.
Berthe avança entre eux et, se tournant pour poser le lait sur la table, jeta à Fanny un regard impérieux comme un ordre.
—Déjeunons, dit-elle. Eh bien, mon garçon, puisque vous êtes là encore pour huit jours vous allez demander au père Laurent de vous prêter un pantalon de toile et une chemise.
Le gars et Fanny restèrent bouche bée, littéralement, et Berthe se rengorgea devant leur étonnement:
—Faut ce que faut, dit-elle. Dans huit jours vous partirez...
Il y eut un de ces silences où l’on sent s’amasser les paroles importantes, comme la pause dans l’orage annonce la décharge de la foudre... Et elle ajouta:
—Et on ne vous reverra peut-être jamais.
Fanny songea passionnément:
«S’il avait du cœur, il se lèverait et s’en irait. Oh! comme je l’aimerais s’il faisait ça!»
Et elle entendit encore la voix de Berthe qui ajoutait ces mots indifférents dans lesquels il faut toujours noyer les autres comme la pluie noie le tonnerre et l’éclair:
—On peut bien faire ça: un pantalon et une chemise, c’est pas une affaire... En mémoire de not’ pauv’ Marthe.
Le cœur en suspens, Fanny regarda son fils. Il riait d’un rire silencieux, et sa figure épanouie lui parut l’image même de la bassesse.
X
Silas Froment montait la côte de la Hêtraye. Le train quitté à la gare de Villebonne, il avait traversé la petite ville braisillante dans sa chaude vallée, suivi l’interminable route encaissée où les «fabriques» n’arrivent pas à enlaidir la verdure souveraine, et qui s’élève enfin par larges lacets enserrant la coupe de l’un de ces petits monts de l’estuaire, cariatides formidables du plateau de Caux.
Il marchait du long pas cadencé des infatigables, sans s’arrêter et sans se presser, avec un air de grande réflexion. Quand il émergea au sommet, midi éclatait à tous les clochers; et celui de la Hêtraye, plus proche, cognait ses volées à tous les peupliers de la route.
A la barrière, les deux sœurs le regardaient venir. Berthe lui tendit franchement la main. Fanny, livide, attendait. Quand il eût répondu à Berthe, il se pencha et, sans un mot, prit la main froide de l’aînée, et la serra avec douceur et tendresse.
Ils pénétrèrent dans le petit bosquet d’ormes taillés qui formait un croissant derrière la maison. Et Berthe, pressée de parler, commença:
—Nous nous sommes permis de vous écrire de venir, monsieur Froment. Excusez la démarche. Vous allez mal nous juger. Pardonnez-nous. Qu’est-ce que vous allez penser de nous?...
Silas coupa ses pléonasmes d’un geste courtois.
—Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas de plus grand désir que de vous être utile. Ce ne sont pas des mots: c’est l’expression d’une réalité bien vive, croyez-le.
Comme toujours, même dans les moments les plus graves, il s’écoutait un peu parler par habitude professionnelle, par goût aussi.
Berthe reprit avec difficulté, car l’expression de la reconnaissance est une tâche ardue pour la hauteur normande:
—Bien de la bonté de votre part. Mais nous sommes des femmes seules et c’est une position...
Il y eut un silence, et l’instituteur dit plus vite, comme pour en finir:
—Alors, où en êtes-vous? Je ne sais plus rien depuis votre départ.
Ce fut comme si cette simple question enlevait enfin la bonde des paroles.
—Ah! monsieur Froment, dit Berthe, nous en sommes à la raison. Il est là depuis huit jours et il part ce soir, mais je vous jure que j’en ai assez. Moi, toujours! termina-t-elle en regardant Fanny avec rancune.
—Oui, oui, dit M. Froment. Quelle attitude a-t-il?
Berthe leva des bras tragiques:
—Quelle attitude? Quelle attitude?
Elle réfléchit un peu.
—Peut-être pas d’attitude du tout, mais des façons de tout regarder, de tout soupeser, des façons d’espion ou de maître: on ne sait pas.
—Mais comment?
—Tenez, hier au soir, il a demandé quand finit le bail du père Laurent, comme si, vraiment, ça le regardait... Enfin, c’est trop fort!
Elle se démenait sur le banc comme une chatte qui se fouette les flancs pour amener sa colère au diapason voulu. Et Fanny se faisait toute petite entre sa furie et l’attention brûlante de Silas, qu’elle sentait attachée à elle. Et elle n’arrivait pas à comprendre le ressort caché de ce grand jeu. Elle n’aurait pas voulu que Silas vint la voir dans son tourment, et l’idée de le mêler à leur embarras lui était intolérable. Elle écouta la voix grave qui la prenait aux entrailles, si fort, parfois.
—Voyons, sait-il?... Sait-il laquelle?
Et Berthe répondit très vite comme si elle attendait la question depuis le commencement:
—C’est incroyable, mais il n’a pas l’air de savoir que c’est Fanny...
La phrase resta inachevée, car certains mots ne pouvaient être dits, même par celle qui ne ménageait rien.
L’instituteur se leva. Il parut très grand dans le sentier couvert de la charmille.
—Voici mon avis, dit-il: ne rien lui apprendre. Il se lassera en voyant qu’on ne veut rien lui dire... C’est une situation qui ne peut s’éterniser... Il le comprendra. Tout homme de bon sens le comprendrait.
Il s’échauffait un peu aussi, tandis que, singulièrement, Fanny se refroidissait. Depuis que les paroles s’amassaient contre son fils honni—et celles mêmes de celui-ci qu’elle croyait un juste—elle n’était plus si certaine de voir en lui l’ennemi dont il fallait se débarrasser.
Les sœurs se levèrent aussi, et ils se dirigèrent tous vers la maison. Dans l’allée étroite, Berthe frôlait Silas de sa large hanche, et Fanny venait derrière, seule, mince et muette.
Sur le seuil ils virent de loin le gars qui attendait. Alors, Berthe se tourna et, dans la figure de l’instituteur, elle jeta:
—Vous lui parlerez. C’est vous qui nous en débarrasserez.
Il n’eut pas le temps de répondre. Le gars les avait vus et se dirigeait vers eux.
Ce fut un singulier repas. Aucun mot n’avait été prononcé en présentation. Mais le gars, avec son flair puissant de rustre, sentait visiblement l’ennemi. Il se renfrogna, jetant des regards sournois et mangeant à plein sans parler. Berthe trouvait moyen de faire marcher la conversation, de paraître à son aise entre ces convives jugulés par l’angoisse, ou la crainte, ou l’embarras. Et la chère de la fermière affriandait tant l’appétit, aiguisé par l’air déjà salé du plateau, qu’un peu de détente permit tout de même d’arriver au dessert sans encombre.
Après le café, Berthe se leva.
—Allez faire un tour dehors, dit-elle. Moi et Fanny, on a à s’occuper un moment.
Elle hésita et ajouta:
—Félix vous montrera la propriété.
Les deux hommes sortirent. Fanny les regarda s’éloigner avec crainte. Tout la blessait: les choses et leur contraire, ce qu’elle désirait et ce qu’elle redoutait. Cette conversation entre ces deux hommes auxquels sa chair et son cœur étaient attachés, elle eût voulu l’entendre, et elle ne savait comment en fuir le récit.
Le ménage était terminé depuis longtemps lorsque les hommes arrivèrent.
Assises sur le banc devant la porte, les sœurs les regardaient approcher: la grande taille de Silas s’élevant à côté du petit gars comme un chêne auprès d’un arbuste.
Fanny songea à la fois: «Comme il est grand et fort!» et: «Comme il est chétif!» Et le coup de stylet maternel trancha à vif dans son orgueil d’amoureuse. Berthe dit à demi-voix:
—C’est-il bête que ce soit l’instituteur, qui ne se sert que de sa tête, qui soit si fort et que ce malheureux qui a besoin de ses bras n’en ait point.
La réponse de Fanny vint comme un réflexe:
—Le père Laurent dit qu’il est plus fort qu’il n’en a l’air.
Les hommes arrivaient près d’elles. M. Froment se laissa tomber sur le banc. Félix s’assit un peu à l’écart, à portée de la voix cependant, comme décidé à garder sa place, cette fois. Et la conversation ne fut que de lieux communs.
A la collation, qu’on hâta pour que M. Froment, qui avait annoncé son intention de regagner Beuzeboc à pied, pût se mettre en route à temps, le gars ne démarra point de la pièce, avec une sorte d’obstination, visible à la manière dont il restait tassé sur sa chaise. Et, dans ses yeux aigus, tour à tour fixés sur ceux qui parlaient, luisait l’âpre curiosité paysanne intéressée.
Pourtant, sur l’ordre de Berthe, il dut aller chercher du cidre au cellier contigu, mais il fut si vite de retour qu’elle n’eut pas le temps d’amorcer la conversation qu’elle désirait.
Enfin, M. Froment se leva pour partir. Il alla à Berthe et lui tendit la main:
—Merci, mademoiselle, dit-il, de cette excellente journée.
Il appuya sur l’adjectif.
Il se tourna vers le gars et le salua avec une politesse distante:
—Au revoir, monsieur.
Puis, la voix haute et claire:
—Venez-vous me conduire, Fanny?
Pour les deux qui restaient ce fut inattendu comme un mauvais rêve. Les fiancés étaient dehors qu’ils n’arrivaient pas à se rendre compte des paroles étonnantes et du coup d’audace qui les suivait.
Cependant, le couple s’éloignait dans la grande lumière dorée de l’après-midi. Silas n’avait pas osé offrir son bras comme il y songeait. Ils marchaient côte à côte, proches et, pourtant, séparés par l’éclat nouveau de ce coup d’Etat. Et il leur semblait qu’ils n’avaient plus rien à se dire.
Ils allèrent ainsi jusqu’à la barrière. Silas l’ouvrit, et ils furent sur la route blanche du plateau que l’instituteur allait suivre pour gagner Beuzeboc au plus court.
On aurait dit qu’une impossibilité physique les empêchait de parler l’un et l’autre. Enfin, Silas commença d’une façon incohérente qui n’était pas la sienne:
—Il ne sait pas.
Et Fanny, sans hésiter, elle qui hésitait toujours, répondit:
—Ah! il ne sait pas?
Ils marchèrent encore quelques pas, puis elle reprit:
—Mais ce n’est pas possible!
Silas dit sans la regarder:
—C’est que vous avez l’air si jeune!
—Oh! répéta-t-elle, c’est pas possible.
Ils traversaient la longue rue du village. Leur conversation pouvait être épiée; elle l’était: ils connaissaient trop les us des campagnes pour n’en être pas certains. Fanny continua, l’air indifférent:
—Il ne se doute pas, vous êtes sûr?
M. Froment affirma:
—Non. Il pencherait plutôt de l’autre côté.
—Berthe?
—Oui, affirma-t-il. Par moments, on dirait qu’il croit que c’est elle.
Elle ne répondit pas à cela. Elle venait de songer à ce premier jour où sa sœur était allée comme une Furie vers le soldat planté au bas du pré, et à ce qu’elle avait pu lui dire et dont elle ne lui avait jamais parlé, à elle, à cet air adouci qui paraissait parfois sur sa figure.
Sa mère? Non, non, même pour tout savoir, jamais Berthe n’aurait consenti à lui faire supposer cela. Elle se perdait dans ses pensées confuses. Et ce fut Silas qui reprit:
—Je l’ai questionné doucement, mais de façon à ce qu’il comprenne que vous m’aviez tout dit. Il n’est pas sot. Il a compris.
—N’est-ce pas? dit Fanny, avec une lueur de joie.
—C’était difficile à expliquer. Cela s’est fait à demi-mot et très rapidement. «Mon ami, lui ai-je dit, je suis ici pour aider ces dames. Vous tombez dans leur vie sans crier gare.»
«Il m’a répondu: «Oui, je sais bien, mais, moi aussi, j’en ai une situation qui n’est pas drôle. (Il a dit: «qu’est rêvable.») Que celle qui me doit quelque chose vienne m’établir. J’ai l’âge.»
—Il a dit ça?
—A peu près, c’est le sens.
Elle répéta:
—«Qu’elle vienne m’établir...»
—Oui. Et il le pense. Je crois qu’on ne gagnera rien à ruser, à temporiser avec une nature comme celle-là; c’est un roc.
Elle pensa: «Comme maman.» Et, tout haut, elle dit:
—Alors?
—Et c’est tout. Aucun nom n’a été prononcé, c’est à des indices que j’ai vu qu’il croyait que c’était votre sœur...
Il se tut. Le village dépassé, quelques fermes bordaient encore un des côtés du sentier qu’ils prirent pour couper vers la plaine. Des hêtres, alignés sur le talus, une fraîcheur descendait, qui les surprit, après l’haleine embrasée de la route crayeuse. D’un commun accord, ils s’arrêtèrent pour s’adosser au talus herbeux contre lequel tous les amoureux du village devisaient. Et l’instituteur reprit:
—J’ai eu l’impression qu’une somme, une somme raisonnable, bien entendu...
Fanny étendit la main:
—Oh! non, non, plus d’argent entre nous! Il y en a eu trop, déjà!
M. Froment rougit jusqu’aux yeux. Fanny en eut honte pour lui.
—Vous ne pouvez pas savoir, se hâta-t-elle de dire, perdant sa réserve coutumière, tant elle se pressait de s’excuser, mais c’est l’argent qu’on a donné, déjà, qui a tout perdu. Et l’argent n’arrange rien.
—Quelquefois, dit l’instituteur qui s’était remis. C’est une question de délicatesse. Il est évident qu’il n’est revenu, qu’il n’est entré dans votre vie que pour cela.
Elle détourna la tête.
—Oh! pardon, je vous blesse, mais il faut porter le fer dans la plaie, voyez-vous, le fer rouge.
Il répéta, content de son image et la poussant encore:
—Le fer rouge à blanc.
Elle ne disait rien, la tête toujours détournée. Alors, il insista avec douceur et fermeté:
—Voyons, réfléchissez vous-même. Il est venu réclamer quelque chose, n’est-ce pas? Eh bien, quoi? Sinon ce qu’un homme élevé comme lui peut réclamer?
Comme elle ne répondait toujours rien, il se pencha et, stupéfait, vit qu’elle pleurait.
—Oh! fit-il, avec cet air à la fois mécontent et surpris des hommes lorsqu’ils voient le monument solide de leur argumentation battu en brèche par la marée des larmes féminines.
Elle bégaya:
—Elevé comme lui, c’est justement!
«Il n’aurait pas dû être élevé comme ça! C’est moi, c’est moi...»
Elle ne put achever, les sanglots l’étouffaient. Sa pensée désolée lui disait: «Tu as perdu ta vie, perdu ton fils, et tu perds maintenant celui-ci qui te restait.» Elle savait qu’elle ne pouvait plus être touchante sous les larmes, que ce temps-là était passé pour elle. Et pourtant, elle pleurait toujours.
Par discrétion, il se détourna.
—Remettez-vous, je vous prie.
Il fit quelques pas sur le sentier. Alors, comme elle sentait la tempête diminuer, elle fit les gestes automatiques des femmes qui se rajustent et essuient sur leur visage la trace passionnée que personne ne doit voir. Sans mot dire, elle vint à côté de lui, et ils reprirent le sentier.
Mas ils ne savaient ni l’un ni l’autre où renouer la chaîne des paroles. Toutes celles qu’ils venaient de manier les brûlaient encore. Enfin, Fanny commença:
—Je vous ennuie: je... je suis ridicule...
Il protesta du geste.
—Oh! je trouve cela si naturel! C’est un si grand désarroi pour vous, pauvre amie!
Le joli mot inusité la fit frémir.
—Oui, dit-elle, un remords surtout.
Il s’arrêta au milieu du chemin vert criblé de rayons obliques:
—Non, ne dites pas cela. Il ne faut pas. Vous n’avez pas de remords à avoir. A travers ce que votre sœur m’a dit, j’ai compris. Vous avez été forcée, forcée à tout. Il n’y a pas de remords à avoir.
Il parlait avec fermeté et noblesse. Une sorte de sensation de certitude accompagnait ses paroles dans l’entendement de Fanny. Et elle ne trouva rien à répondre.
Ils marchèrent encore un peu, puis il reprit, continuant sa pensée:
—Pas de remords non plus à employer le seul moyen possible. Comprenez bien ceci, Fanny: ce n’est pas une réparation en... affection qu’il est venu vous demander aujourd’hui; c’est une réparation...
Il se tourna vers elle:
—Endurcissez-vous à l’entendre: en argent. Et c’est pourquoi je vous parlais d’une somme raisonnable...
Fanny marchait toujours, bercée par cette voix profonde qui devait avoir raison. Oui, c’était cela sans doute qu’il fallait faire, dans l’intérêt de tous, c’était même peut-être le devoir...
Elle dit, enfin:
—Vous croyez vraiment qu’il accepterait, et que je dois le faire?
—Mais, c’est certain, dit-il avec emphase, c’est l’évidence même.
Ils arrivaient à l’extrémité des fermes, et le chemin rural se changeait en sentier bordé de champs. Fanny s’arrêta.
—Il va falloir que je m’en retourne. Mais, il part ce soir. Comment m’y prendre?
Silas lui tendit la main.
—Laissez-moi tous vos ennuis. Je le ferai, moi.
Elle le regarda avec appréhension.
—Mais, comment?
—Ne dites rien, ce soir. Qu’il parte. Il a une intention; celle de revenir vous persécuter, sans doute. Je lui écrirais pour vous.
—Merci, dit-elle avec embarras. Vraiment, je voudrais bien, si ce n’était pas trop de dérangement.
—Pouvez-vous croire, Fanny! demanda-t-il avec chaleur. C’est dit, je lui écrirai.
Il lui serra plus fort la main.
—A bientôt, dit-il. C’est entendu. A Lisieux, au 200ᵉ d’infanterie. Oui. Naturellement, je ne fixerai pas de somme, cela viendra ensuite. Au revoir.
Il ne lui donna point de baiser. Quelque chose entre eux les séparait, ou quelqu’un. Il s’en alla dans la coupure que faisait le sentier entre un champ de blé roux et un champ d’avoine blonde.
Immobile, elle le suivait des yeux, et le vit se retourner. Il la regarda, parut hésiter, et revint enfin.
Quand il fut devant elle, il lui sembla qu’il était plus pâle. Il ouvrit la bouche sans trouver de mots. Et il finit par dire:
—Et comment, comment l’adresser?
—Comment l’adresser?
—Oui, le nom.
—Eh bien, M. Félix, M. Félix...
Atterrée, elle s’interrompit.
—Oui, Félix...
Son regard se chargea d’épouvante et tout l’opprobre du monde tomba sur ses épaules. Elle venait seulement de comprendre qu’elle ne savait pas le nom de son fils.
TROISIEME PARTIE
I
Depuis que leur résolution était prise, une sorte de tranquillité venait aux sœurs. Les hésitations, les tourments ressentis par l’une et par l’autre, bien qu’à des degrés différents de tonalité et d’intensité, s’apaisaient momentanément dans une certitude.
C’est le soir même du départ de Félix qu’elles comprirent qu’il fallait définitivement quitter Beuzeboc pour la Hêtraye.
Après leur entretien, Fanny quitta Silas, toute honte bue, sans trouver un mot à ajouter. Et le chemin du retour fut vraiment son chemin de croix. Un petit fait pourtant, qui n’était pas nouveau et qui ne changeait rien à l’état des choses, que cette ignorance de l’état civil de son fils. Pour elle, il dépassait tous les autres en importance, en signification, en résultats.
Une honte nouvelle l’avait accablée quand elle s’était retrouvée en sa présence. Elle n’osait plus le regarder: il lui semblait que son fils lisait, cette fois, sur sa figure, un remords d’une autre qualité.
Ils avaient dîné silencieusement. Berthe boudait Fanny depuis sa sortie avec Silas, et le gars mangeait, comme toujours, avec conviction. Enfin, il s’était levé:
—Faut que j’ m’en aille. L’ train est à dix heures, à Villebonne.
Fanny remarqua qu’il était lavé, astiqué et frotté. Et elle dit:
—Tout est-il prêt?
Elle n’osait dire tu, ni vous. C’est pourquoi elle ne s’adressait jamais à lui, directement. Mais, cette fois, ce fut, malgré elle, la mère dont le fils, millionnaire ou mendiant, gagne le régiment, qui parla:
—Oui, dit-il, j’en ai pas lourd!
Il se balançait d’un pied sur l’autre. On voyait les paroles s’amasser sans trouver d’issue. Enfin, il dit:
—Je vous remercie. C’est un agrément d’être ici.
Personne ne répondit. Alors, il parut s’enhardir et prononça:
—Vous auriez besoin...
Il s’arrêta, comme pour juger de l’effet de ce début. Puis il reprit:
—D’un bon domestique.
Ce fut le tonnerre éclaté aux pieds des sœurs. On eût dit qu’elles en restaient assourdies. La première, Berthe se remit:
—Et alors? dit-elle avec quelque insolence.
—Et alors, je connais le métier, tout le monde vous le dira. Vous n’avez qu’à vous informer...
Fanny songea: «Sans nom!»
Berthe réfléchissait sans répondre. Elle semblait peser des choses. Enfin, elle dit:
—Vous rêvez, mon garçon! Nous n’avons pas besoin d’un domestique. Nous «n’occupons» pas, nous demeurons à Beuzeboc.
Les yeux bruns du gars eurent un vif regard sur lequel il tira aussitôt le rideau de ses paupières.
—Vot’ bail va finir, dit-il, vous pourriez bien reprendre la ferme à vot’ compte.
—Par exemple, comme vous arrangez ça! fit la grosse fille, suffoquée.
Fanny pensa douloureusement: «Il sait tout ce qui concerne nos intérêts, tout. Mais il ne sait pas laquelle est sa mère.»
—C’est une bonne ferme, reprit le gars. J’ai regardé les terres. Y’a plus mauvais. L’ père Laurent est vieux. I’ s’ mettra chez sa fille...
—Vous êtes au courant! fit Berthe avec ironie.
Le gars eut un sourire qui éclaira soudain sa figure impénétrable d’un rayon d’intelligence. Il continua:
—Elle ne rapporte pas c’ qu’elle pourrait, c’te ferme-là. Ils sont trop vieux... De l’argent, qu’on en tirerait!
Berthe l’écoutait attentivement, toute ironie disparue. Elle répéta:
—De l’argent...
Avec un art consommé de roublard, il rompit les chiens.
—Faut que j’ m’en aille, dit-il. A revoir!
Il tendit la main, sa main durcie de paysan-soldat. Et Fanny, pour la première fois, remarqua sa petitesse, qu’il tenait d’elle.
Berthe la serra mollement en réfléchissant toujours. Fanny la prit en tremblant. C’était la première fois qu’elle touchait son fils. Une langueur l’envahit tout entière. Que c’était doux!
L’étreinte se desserra. Elle restait tremblante, oppressée, les yeux mouillés. Le gars regardait Berthe.
Alors, comme frappée d’une idée subite, celle-ci dit avec décision:
—On vous écrira.
Le gars enregistra gravement:
—Bon.
Il alla vers la porte. Fanny étendit la main. Voilà. Le moment était venu:
—Berthe! cria-t-elle.
Berthe la regarda étonnée. Que pouvait-elle avoir à demander? On arrangeait tout pour elle.
Fanny comprit si complètement, cette fois, que tout son courage défaillit. Eh bien, oui, après tout, accepter cela encore; le laisser partir sans savoir son nom; ne pas lutter, ne pas même intervenir.
—Rien, rien, dit-elle en se passant la main sur le front d’un air un peu égaré.
Ce fut pourtant comme si cette pensée fulgurante avait jailli de son cerveau dans celui de sa sœur, car Berthe se retourna vers le soldat:
—Mais, à propos, comment l’adresser?
Du seuil, il se retourna:
—Au 200ᵉ de ligne, 6ᵉ bataillon, 3ᵉ compagnie, à Lisieux.
A son tour, elle hésitait, arrêtée devant l’obstacle monstrueux que toute sa ruse n’avait pas prévu.
Et le soldat, la main sur la clenche, faisait une figure de surprise évidente.
Sa ruse à lui était dépassée.
—Qu’est-ce que c’est? demanda-t-il enfin.
Pour la première fois de leur vie, Fanny vit sa sœur embarrassée. Les yeux détournés, elle cherchait le mot nécessaire sans le trouver.
Le silence devint pesant. Enfin, Berthe dit avec difficulté:
—Toute l’adresse, c’est comment?
Le gars la regardait toujours sans comprendre. Puis, comme s’il eût enfin pris son parti d’obéir, il ânonna:
—Malandain Félix, au 200ᵉ d’infanterie, 4ᵉ bataillon, 2ᵉ compagnie, Lisieux.
—Ah! cria Fanny.
Mais Berthe fit un pas en avant pour la cacher, et elle dit, avec une indifférence forcée, sonnant singulièrement dans sa voix qu’elle forçait afin de couvrir celle de sa sœur:
—C’est ça, c’est ça. Bien, au revoir, mon garçon.
Il les regardait toujours, et quelque chose du mystère qui s’agitait là parut filtrer jusqu’à lui. Il eut un mince sourire.
—On m’appelle comme ça, fit-il.
Et son regard acheva la phrase si nettement que tous crurent l’entendre dire: «Mais ce n’est pas mon nom.»
Le silence dura un peu trop pour ne pas devenir dangereux. Enfin, Félix ajouta tout haut:
—Parce que je suis resté longtemps avec les Malandain.
Il se mit à rire niaisement, de la façon la plus inattendue.
—C’est un «surpiquet», un surnom, qu’ils appellent. Je suis «dit Malandain».
Il s’arrêta de rire et ajouta avec une sorte de solennité:
—Mon nom, c’est...
Et, se ravisant tout à coup, il termina:
—Vous avez pas qu’à mettre: Félix, dit Malandain, «ils» me trouveront bien.
Il toucha du doigt son képi qui n’avait pas quitté sa tête, et passa la porte.
Arrivé au bas des marches, il se retourna et, voyant qu’elles n’avaient pas bougé et le regardaient toujours, il leur jeta:
—Un bon domestique qu’il vous faut ici.
Et il s’en alla pour de bon.
C’est alors qu’elles virent qu’il n’y avait qu’à céder, et qu’elles décidèrent de s’installer à la Hêtraye, temporairement tout au moins. Il y a des forces qu’on ne discute pas. En Félix, les sœurs en reconnaissaient une avec laquelle il fallait compter.
Ce fut Berthe qui l’exprima la première. A l’indicible étonnement de Fanny, elle ne fit ni lamentations, ni reproches. Elle paraissait céder à la nécessité, mais en bonne joueuse. L’aînée songea: «Elle a toujours aimé la campagne.» Et elle accumula toutes les objections comme si, puisqu’elles devaient être invoquées et que Berthe ne s’en chargeait pas, la tâche lui en revint. L’étonnement de leurs amis et du monde devant cette décision soudaine; l’opposition certaine de l’oncle Nathan; les difficultés matérielles de ce changement d’existence: leur confort, leur commodité abandonnés avec la maison de la vallée... Mais Berthe allait au-devant de tout et, une fois de plus, Fanny accepta le joug commode qui descendait sur elle, et auquel elle n’aurait plus qu’à obéir.
Quand elles rentrèrent, deux jours plus tard, Beuzeboc cuisait au fond de sa cuvette, sous le soleil d’août. Leur absence n’avait duré que dix jours. Elles se virent complimentées sur leur courage:
«Rentrer ici quand vous étiez si bien à respirer là-haut!»
La bonne Mme Gallier usait son tablier de moire à leur exprimer son étonnement.
—Tant qu’à faire, il fallait rester plus longtemps.
Ainsi, les sœurs rentraient dans le lit ordinaire de leur vie que de leurs mains, il allait falloir défaire. Car cette chose incroyable arrivait qu’elles allaient quitter la ville ronronnante et les rues aux pavés bossus, et leur maison où chacun de leurs mouvements avait son aire prévue et sa portée certaine, et l’église, debout comme une douairière qui attend ses invités du haut de son perron, et les rues qui regardent par leurs fenêtres abritées sous les paupières des rideaux, et les ruelles mortes, pleines d’amoureux, toute la ville, enfin, de toute leur vie, pour gagner ce plateau d’où leur famille était descendue un jour d’autrefois.
Berthe profita de ces paroles d’accueil pour amorcer la chose. Oui, elles s’étaient plu à la Hêtraye, tellement qu’elles y retourneraient bientôt, ayant d’ailleurs à s’occuper de leur ferme dont le bail expirait à Pâques. Elle hasarda qu’elles pourraient avoir à y passer l’automne entière car la maison nécessitait des réparations et que Fanny, surtout, se portait bien là-haut et y dormait mieux.
Elle plaçait soigneusement ses allusions, ses raisons, comme un alpiniste place son pied, sans rien laisser au hasard parmi les nouvelles qu’on lui demandait sur le voyage à Paris.
Les amis disaient entre eux:
—Elle rajeunit, Berthe!
Et quelque chose en elle semblait, en effet, s’épanouir, un espoir ou une certitude.
L’oncle Nathan rentra de la Manche deux jours après. Il arriva au soir chez ses nièces, et les trouva au jardin. Fanny essayait de se ressaisir, car le tourbillon qui l’entraînait depuis la rencontre du chemineau lui faisait perdre la notion de la réalité et, rejetée de Félix à Silas et du chemineau à Ludovic, promenée dans les souvenirs de Bures, de Paris et de la Hêtraye, elle dérivait au fil des événements terrifiants dont elle se trouvait témoin et acteur.
Et, depuis son retour, la maison d’école était fermée. Sans doute n’y avait-il là rien d’extraordinaire, puisque l’époque des vacances venait d’arriver. Mais ce départ sans un avertissement la frappait comme un nouveau malheur. Non, ils n’avaient pas dit un mot de cela à la Hêtraye pendant cet étrange repas, ni plus tard, au cours de cette conversation dont le souvenir encore la frappait d’un coup au cœur.
Une cendre d’or tombait de la coupole enflammée quand le grand vieillard arriva. Sa face d’oiseau de proie, entourée de l’argent pur de ses cheveux, resplendissait. Il s’assit sans rien dire, puis s’informa des santés, des poules, parla du terrain. Enfin, il dit, comme à regret:
—Comme ça, vous êtes allées à Paris?
Berthe prit avec empressement les rênes de la conversation.
—Oui, on voulait toujours: on s’est décidé.
Le long nez austère du vieillard qui contredisait sa bouche curieuse parut vouloir réduire celle-ci au silence. Il y eut une pause.
—C’est beau, murmura Berthe.
—Oui, dit-il. Il y a à voir.
—Sûr, approuva-t-elle.
—Plus qu’ici.
D’un commun accord, ils se donnèrent trêve afin de ramasser de meilleures armes pour le combat, dont les préparatifs avaient lieu entre le rusé vieillard et Berthe qui ne laisserait filtrer son butin de nouvelles que goutte à goutte.
Fanny se leva. Une lassitude lui venait d’avance.
—Je vais vous faire du thé, dit-elle.
L’oncle approuva avec vivacité: un repas supplémentaire gratuit ne lui était jamais désagréable.
Elle s’en alla vers la maison environnée du parfum que le soir arrachait aux fleurs. Elle songeait avec amertume à la conversation qui commençait derrière elle. Toute sa vie, toute sa vie livrée à ces mains cruelles qui auraient pu être douces. Demain, ce seraient celles des étrangers, peut-être, qui arracheraient avec sa chair le vêtement secret que chacun serre si fort contre soi...
Pourtant, ses craintes furent encore une fois dépassées par la réalité. Malgré les surprenantes confidences reçues, l’oncle n’y fit aucune allusion. Il but et mangea en parlant des affaires qu’il avait faites dans le Cotentin. Seulement, quand il partit, il adressa à Berthe un signe d’intelligence qu’elle surprit. Et il dit à Fanny, comme en réfléchissant:
—A la Hêtraye, à la Hêtraye, que tu veux aller?
Elle le regarda avec surprise.
—Oui, dit-elle d’un ton craintif, nous croyons que c’est le mieux.
Il la fixa encore d’un air goguenard et attentif et fit un geste qu’elle ne comprit pas. Berthe s’était détournée avec affectation. Fanny regarda profondément le vieillard. Voilà. C’était lui qui représentait toute leur famille, surtout les hommes, puisqu’elles ne possédaient ni père, ni frères, ni maris. En ce quart d’heure que Berthe avait si bien employé, il venait d’apprendre avec ces nouvelles du passé (le message du chemineau et sa mort, l’arrivée du fils abandonné), cette nouvelle du présent: les fiançailles de Fanny et l’entrée de l’instituteur dans sa vie. Et tout cela ne valait pas un mot, une allusion... Elle se sentait à la fois allégée et frustrée, car l’indifférence est quelquefois comme une insulte.
Elle réfléchit longtemps là-dessus ce soir-là. Maintenant, toutes ces choses qu’il fallait qu’elle fît étaient comme un rocher sur sa route. Enorme, il barrait son horizon et elle se disait: «Jamais je n’arriverai à le remuer.»
Comment supposer, par exemple, qu’elles réussiraient à faire passer pour naturelle leur soudaine retraite à la Hêtraye? Et comment si, déjà, on n’avait jasé de la présence du soldat, n’en jaserait-on point? Et comment, encore, prendrait-on cette nouvelle attitude de Silas auprès d’elles? Silas. Lui seul, de son bras d’homme fort aurait pu faire vaciller le rocher. Fanny l’avait presque cru, en l’entendant la revendiquer comme sienne, l’autre jour, à la Hêtraye. Oui, mais il était parti. Parti sans rien dire. Lui aussi, à la onzième heure, il l’abandonnait.
Le lendemain, dimanche, les sœurs se rendirent au temple. Un orage avait éclaté dans la nuit. La ville et les bois brillaient, vernis de neuf, sous un soleil rafraîchi. Les demoiselles montèrent à la tribune. Le lecteur, qui remplaçait toujours l’instituteur pour les vacances, lisait la Bible. C’était un petit homme avec de grosses moustaches grises et des paupières sanguinolentes. Il psalmodiait complaisamment sa lecture. Par le vitrail ouvert, on voyait une rose-thé se balancer au bout d’une longue tige sur le mur voisin. Fanny ne pouvait s’empêcher de suivre la fleur des yeux et il lui semblait qu’elle ne retrouverait jamais son ancienne ferveur. Son cœur paraissait dévasté, aride, vide comme le vaste édifice clair dénudé de la voix de Silas, de la voix sonore, caressante, savante de Silas! Les assistants arrivaient, gagnaient leurs places dans les bancs que leur famille occupait depuis l’origine du temple. Le culte se déroulait selon la liturgie immuable; tout ici était fixe et solide. Le malheur d’une vie ne pouvait cependant pas se consommer dans l’ombre de ces choses éternelles!
Elle ferma les yeux pour mieux poursuivre un raisonnement qui se brisait. Elle les rouvrit tout à coup; la basse veloutée de l’instituteur montait d’en bas jusqu’à elle comme tous les dimanches. Elle crut rêver et attendit le dernier cantique où, de nouveau, la voix s’éleva. Pourtant, il n’était ni à la tribune, ni au banc du consistoire. Et ce ne fut qu’à la sortie qu’elle vit qu’elle ne rêvait point, car il était là, vraiment, en face de la porte, qui la cherchait des yeux.
Ce fut comme un miracle ou plutôt comme un signe qui lui était destiné. Elle songea à l’arc-en-ciel après le déluge, à la manne au désert. Mais, tant de regards étaient sur eux qu’elle n’osa aller vers lui et passa. Berthe, d’ailleurs, avait déjà pris les devants et Fanny dut courir pour la rattraper, et mener le même train jusqu’à la maison. Elles trouvèrent l’oncle Nathan assis à la table, la serviette nouée derrière le cou.
—Allons, cria-t-il, y’a temps pour tout! J’ai été au temple à Saint-Antoine, et me v’là.
—Avec vot’ cheval qui va comme l’enfer, c’est pas drôle! fit Berthe qui tamponnait sa figure rouge et suante.
—Pourquoi se presser tant? osa demander Fanny qu’un fil invisible avait tiré en arrière tout le long du chemin.
L’oncle et l’autre nièce échangèrent un regard plein de signification.
—On t’expliquera tout à l’heure, mangeons, dit le vieillard.
Fanny sentit s’amasser un de ces orages lourds de paroles et d’exhortations qui crevaient si souvent sur elle depuis quelque temps, et le bon déjeuner dominical du père Oursel fut gâté pour elle.
M. Le Brument commença avec le dessert:
—Alors, ma fille, dit-il en s’adressant à Fanny, comme ça, tu veux aller à la Hêtraye?
L’entretien se renouait au point exact où il s’était rompu. C’était de bon protocole normand.
Elle dit en hésitant:
—Je veux, c’est-à-dire nous croyons que ça vaut mieux pour le moment.
Il opina, débonnairement, de toutes ses petites boucles d’argent.
—Oui, c’est sûr.
Et il laissa aux paroles de Fanny le temps de vivre et de mourir dans l’air avant d’en ajouter d’autres.
—Vous croyez, reprit-il, vous croyez, mais si c’est pour le monde... C’est-il pour le monde?
—Bien sûr! fit Berthe complaisamment en commère qui place une réplique.
—Eh bien, ça étant, tu n’as peut-être pas raison.
—Comment? demanda Fanny, déroutée.
Il eut l’air de réfléchir et son grand nez en bec de rapace s’inclina vers la nappe. Puis il dit lentement:
—Faudrait que ça soit toi qui y ailles, à la Hêtraye avec ce gars, pour l’apaiser.
—Oui, toi, toute seule.
—Sans Berthe? cria-t-elle avec une véhémence si inaccoutumée qu’un instant ils lui livrèrent leurs yeux surpris, tels qu’ils étaient.
—Oui, sans Berthe. Comme ça, on n’aurait pas à trouver drôle que vous laissiez votre maison d’ici, car ça le semblera, drôle!
Elle restait abasourdie. Jamais cela ne s’était présenté à son esprit. Et, marquant son avantage, le vieillard continua:
—Et puis, toute seule, c’est «bien de révisé» si tu n’arrives pas à le dompter, le gars! Il y en a d’aucuns qui sont ambitionnés à ne pas céder devant un autre que leur maître. J’ai vu des chevaux comme ça!
Le ridicule de la comparaison ne frappa même pas Fanny. Elle songea seulement avec désespoir: «Dompter quelqu’un! Comme si je le pouvais!»
Et, tout de suite, un souci lui revint:
—Et Berthe?
Le bonhomme gratta son grand nez sec.
—Elle restera ici, je te dis. Elle...
Il s’interrompit, comme s’il se trouvait devant des mots trop lourds à prononcer. Et, instinctivement, Fanny, si peu perspicace, mais si sensitive, fut certaine que tout ce qui avait été dit jusque-là n’était rien et que tout n’avait été dit que pour en venir là. Et elle reprit, d’un ton machinal, comme si le dernier mot eût été un levier pour soulever les autres:
—Elle...?
Le père Oursel entra avec le café. Avec ses mouvements d’automate, il posa la cafetière—car on n’avait jamais pu l’habituer à l’usage du plateau—et il disparut sans qu’une fois son regard eût croisé celui des autres.
M. Le Brument dit à mi-voix à Berthe:
—Toujours de d’ même, l’ père Oursel! En v’là un qui s’occupe pas du tiers et du quart! Quel bonhomme! Je suis sûr qu’il sait seulement pas ce qui se passe sous son nez!
Berthe dit, dédaigneusement:
—L’ père Oursel? Rien, c’est rien.
En Fanny les pensées cheminaient comme sur un vent d’ouest. Elle était sûre qu’on allait lui parler de l’instituteur, sans deviner comment. Enfin le vieillard commença:
—M. Froment, votre voisin, il est parti, d’apparence?
—Il est revenu, dit Fanny: nous l’avons vu au temple, tout à l’heure.
—Revenu! Sa maison était fermée pour les vacances. Comment?
Personne ne répondit. Il reprit:
—Comment? C’est bien drôle, ça!
Pour la première fois depuis le début de la conversation, il paraissait sincère.
Il y eut un silence, puis il continua:
—C’est peut-être quelque chose qu’il avait oublié.
Il regardait Berthe. Elle dit seulement:
—Ouat!
Elle semblait agitée et anxieuse. Fanny songea:
«Ça la contrarie qu’il soit revenu. Elle ne veut pas que je le revoie.»
Le bonhomme poursuivit, comme s’il prenait enfin une résolution:
—Faut te faire une raison, Fanny, ma fille. Faut te faire une raison.
Cette fois, il la regardait. Elle essaya de saisir quelque chose dans les froids yeux bleus, si pareils à ceux de sa mère, ces yeux qui avaient glacé sa vie. Mais, comme toujours, elle y fut impuissante.
D’ailleurs, le moment favorable était passé. Il se leva, après avoir plié méthodiquement sa serviette et secoué ses miettes.
—Puisque c’est comme ça, faut que j’ m’en aille. Il est temps.
Berthe se leva et alla lui chuchoter quelques mots à l’oreille. Il fit: «Oui» de la tête. Puis, prenant son chapeau:
—Fais-toi une raison, ma fille, dit-il, c’est ton intérêt.
Fanny écoutait désespérément. Elle sentait que quelque chose était résolu contre elle qu’elle ne savait pas. Et elle ne comprit que lorsqu’elle vit l’oncle entrer par la petite porte de la cour d’école.
Pâle jusqu’aux lèvres, elle se retourna. Berthe la guettait. Alors un peu de courage lui vint. Qu’est-ce qu’ils avaient décidé? La question dut être si clairement écrite dans ses yeux que Berthe répondit avec une espèce d’arrogance qui masquait autre chose:
—Faut bien en finir!
Fanny mit sa main à sa gorge.
—Finir quoi?
Une expression nouvelle parut sur la grosse figure de la cadette. Elle posa la main sur le bras de sa sœur.
—Allons, allons! dit-elle avec une espèce de bonhomie, si ça a du bon sens!
Elle l’attira dans la pièce.
—Quitte cette fenêtre. Qu’est-ce que ça te donne de guetter la route?
Elle continua pendant un instant à prononcer des phrases insignifiantes, qui déjà agissaient par cette vertu lénifiante des mots de tous les jours dans les situations graves. Machinalement, Fanny obéissait et c’était le commencement de sa reddition.
Berthe la fit asseoir. Elle s’assit elle-même, et puis elle commença:
—Ecoute...
Elle se recueillit quelques secondes et détourna les yeux de la pâle figure hallucinée de Fanny.
—Tu vois bien toi-même que ça ne peut pas durer comme ça. Il faut prendre un parti. Sur le coup, on ne se rend pas compte. Mais le monde ne comprendrait pas que nous allions toutes les deux nous enterrer à la campagne. Il faut une raison pour que tu partes, puisque c’est toi qui doit partir: une raison... importante... qui nous oblige à nous séparer. Tu comprends?
Les yeux de Fanny répondirent éloquemment que non.
Berthe reprit, avec une sorte de patience appliquée:
—Il n’y a qu’une raison qui puisse nous y forcer. Vois-tu ça?
Elle se penchait pour forcer une réponse. Fanny fit: «Non», de tout son visage étonné.
—La raison qui fait qu’une femme veut rester seule... c’est-à-dire pas toute seule...
Elle fit un geste violent:
—Que je me marie, enfin! Est-ce si drôle que ça?
Fanny, stupéfiée au delà des paroles vaines, ne bougea pas. Berthe reprit:
—Oui... c’est ça qui arrangerait tout. Tu pars à la Hêtraye, puisque tu n’as pas d’autre moyen d’en finir avec ce gars que de le supporter. Moi qui n’y suis pour rien (elle accentua cruellement), je reste ici, avec...
Elle ne put aller plus loin. Peut-être n’eût-elle pas osé. Mais Fanny se leva brusquement comme quelqu’un qui, enfin, voit.
—Avec...? fit-elle sourdement.
Berthe se leva aussi pour l’affronter mieux, puisque la masse est aussi un argument.
—Avec l’homme qui comprendra qui il doit choisir, quand on lui aura montré.
Fanny dit seulement:
—C’est l’oncle Nathan qui a...
Berthe inclina la tête.
—L’oncle Nathan est allé lui parler, oui.
Il y eut un silence. Fanny n’osait pas regarder sa sœur. Puis elle dit:
—Car enfin, tu dis que vous vous êtes mis d’accord... Peut-être. Mais c’était avant l’arrivée de Félix. Ça change tout, une chose pareille. Pour un homme surtout. Et il faudrait avoir bien peu de «cœur» pour courir après.
Fanny étendit la main.
—Je ne cours pas après, dit-elle d’une voix étranglée. Tu sais bien ce qu’il a dit à la Hêtraye l’autre jour.
Berthe parut chercher.
—Ce qu’il a dit?
Fanny ne répondit pas. Un immense découragement s’abattait sur elle. Qu’était-ce que ce petit argument qui lui restait, en présence de toutes ces implacables vérités... Silas l’avait appelée Fanny devant les autres, oui. Par distraction, peut-être, ou par pitié, pour adoucir le coup qu’il voulait lui porter et qu’il n’avait pas le courage de lui porter encore... Mais aucun mot décisif ne lui était échappé, aucune allusion à leurs projets de naguère, quand c’eût été le moment entre tous d’en parler... Et puis, surtout, surtout, le départ, cette maison silencieuse et aveugle qui lui était apparue alors comme une réponse définitive.
Elle baissa la tête. Elle n’était plus sûre de rien.
Comme si elle suivait ses pensées et se trouvait obligée de les résumer et de les poursuivre, Berthe reprit alors:
—Il n’a rien dit de remarquable devant moi et, entre nous, à en juger par la figure que tu avais en revenant...
La phrase qu’elle laissa en suspens se termina à leurs oreilles comme si elle était prononcée. Il n’avait rien dit, non, il n’avait rien dit.
Et, soudain, Fanny sentit la vanité de la lutte pour celui qui n’a pas d’arme. Après le découragement, le renoncement entra dans la place. Sans parler, elle fit un geste de lassitude. A cette sœur qui voulait lui voler un amour qu’elle était pourtant bien sûre d’avoir possédé, elle ne dirait rien, c’était trop difficile, elle ne savait pas reprocher, prendre la voix haineuse qu’il faut, jeter les mots comme on jette des pavés... Elle pensa: «Faites, faites, écrasez-moi! Je ne sentirai bientôt plus rien.»
Comme étonnée de la promptitude de sa victoire, Berthe regarda sa sœur, inerte, passive, la tête baissée et les mains jointes sur les genoux. Et, sans honte, elle retourna vers la fenêtre et se colla le front contre les carreaux pour épier le retour du vieillard.
Quand il arriva, elles étaient toujours dans la même position, mais, ni le bruit de la grille, ni celui de la porte d’entrée, ni le grincement du pêne ne tirèrent Fanny de ses pensées.
Le bonhomme entra. En quittant la grande lumière, il tâtonna dans le demi-jour frais. Fanny leva enfin sur lui ses yeux mornes. Il paraissait singulièrement agité et se laissa tomber sur une chaise en retirant son chapeau à larges bords.
—Bougre! dit-il. C’est pire que le four du boulanger, dehors!
Berthe fit un pas. Toute sa prudence l’abandonnait:
—Eh bien, mon oncle?
Il agita l’air avec son chapeau auprès de sa figure pendant un moment.
—Eh bien, dit-il enfin, y’a rien à lui dire, c’est Fanny qu’il veut.
Ce ne fut que le lendemain que l’aînée revit son fiancé. Elle était restée effarée, presque assommée de ce coup de massue. A ce degré-là, le bonheur dépasse son étiage, sa marque, et fait perdre la sensibilité sans laquelle on ne peut le goûter. Au premier sentiment de triomphe, ineffable redressement de l’être courbé, reprenant enfin son jet vers le ciel, succédait une sorte d’hébétement. L’âme fatiguée de Fanny ne savait plus soutenir sa joie, tandis que ce sacrifice accepté lui faisait une route austère et facile, où elle se sentait sûre de pouvoir marcher.
Berthe la boudait farouchement, et Fanny ne pouvait s’empêcher de ressentir avec elle cet affront terrible. C’était comme un dédoublement de son être si cruellement abaissé et piétiné par les autres qui s’appropriait la mortification fraternelle. Et elle souffrait ainsi d’une façon encore inconnue.
Fuyant la ville vers laquelle Berthe s’était dirigée sans l’avertir, Fanny prit le chemin de la vallée vers la rivière, ce triste sentier d’eau qui l’attirait depuis qu’elle y avait pleuré sur le chemineau noyé. Sans doute M. Froment la guettait-il et la suivit-il à distance, car elle le vit poindre sous les arches espacées que faisaient les sureaux échevelés, reliés aux ormes, par des viornes géantes. Elle s’était assise sur le petit talus, et se leva en l’apercevant. C’est ainsi qu’ils s’abordèrent, froidement, parce que leur cœur les étouffait, debout et se mesurant du regard.
—Bonjour, Fanny, dit-il enfin vite et bas, ce n’est pas par hasard que je suis là; je vous ai suivie.
—Oh! fit-elle avec consternation, car le mot exprimait une action connue par ouï dire seulement à Beuzeboc.
—Oui, fit-il plus ardemment, qu’importe tout cela, le comme il faut et les usages d’une petite ville! Il y a autre chose ici. Fanny, il y a votre bonheur et le mien.
Elle baissa un instant les paupières pour savourer une petite joie délicieuse: «Votre bonheur et le mien». Elle avait si peu l’habitude de passer la première! Mais il parlait toujours, il disait:
—Laissons les mots inutiles: il n’y en a eu que trop entre nous. J’ai bien réfléchi depuis notre dernière entrevue, Fanny, j’ai même voulu essayer de l’éloignement. Et ces cinq jours m’ont paru des siècles; le départ a failli être impossible, une force m’a fait revenir. Maintenant, je sais, je vois clair...
Il s’arrêta. Son haleine était courte, ses mains tremblaient. Fanny éprouva un peu d’appréhension. Pourquoi y avait-il toujours ce trouble dans l’amour? Pourtant, il fallait parler. Elle dit, les yeux à terre:
—Vous êtes bon.
Il reprit avec élan, comme s’il venait de toucher un tremplin:
—On ne peut pas ne pas être bon avec vous. C’est du bonheur de vous aider. Je vous l’ai dit chaque fois que je vous ai vue.