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Le journal d'une pensionnaire en vacances

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The Project Gutenberg eBook of Le journal d'une pensionnaire en vacances

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Title: Le journal d'une pensionnaire en vacances

Author: Noémie Dondel Du Faouëdic

Release date: August 31, 2006 [eBook #19152]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JOURNAL D'UNE PENSIONNAIRE EN VACANCES ***

Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

Mme DONDEL DU FAOUËDIC

LE JOURNAL D'UNE PENSIONNAIRE EN VACANCES
VANNES
IMPRIMERIE LAFOYLE FRÈRES

1906

Ce sont les livres qui nous donnent nos plus grands plaisirs et les hommes qui nous causent nos plus grandes douleurs. Quelquefois même les pensées consolent des choses et les livres consolent des hommes.

JOUBERT

Le 1er août.

Les vacances! que de brillantes promesses, de douces espérances ce seul mot-là renferme! Les vacances, ce sont les courses folles à travers bois et plaines, les pieds dans la rosée et le front au vent; ce sont les promenades charmantes sur la mer verte et sous le ciel bleu, ce sont les jeux bruyants dans les prairies et les interminables causeries sans cloches, à l'ombre des grands bois. On se lève avec le soleil ou seulement pour déjeuner, suivant la couleur de son esprit ou les caprices de sa volonté. Beaucoup de mouvement ou beaucoup de repos, de la paresse si le coeur vous en dit; en un mot, les vacances, c'est le règne de la liberté!

Les chevaux piaffent, les grelots carillonnent, le fouet retentit, caisses et voyageurs remplissent l'omnibus. Nous partons, laissant l'agréable et tranquille quartier des horticulteurs d'Angers. N'a-t-on pas dit que l'Anjou, comme la Touraine, est le jardin de la France, le pays des parfums et des fleurs, la terre promise des beaux fruits? Nous entrons en gare… La locomotive, cette machine infernale et bénie, qui traverse l'espace comme le monstre de l'Apocalypse, ébranle les échos de ses mugissements auxquels le mécanicien, sans égard pour les oreilles, ajoute les coups stridents et précipités de son sifflet aigu. Tout un monde s'ébranle… Adieu, Angers! Déjà nous n'apercevons plus que ses clochers dont les flèches percent le ciel, et le panache enfumé de ses fabriques. Nous voyons fuir les pimpantes villas et les élégants châteaux qui entourent la cité de sa plus coquette ceinture. Bientôt nous allons côtoyer continuellement les belles rives de la Loire et saluer les villes et les bourgs gentiment couchés à ses pieds. Regardons-les; les plus remarquables sont: Ingrande, avec les hautes cheminées de son importante verrerie; Saint-Florent, couronné de la statue du marquis de Bonchamp; ce héros, après avoir servi en Amérique, fut choisi en 1793, avec d'Elbée, pour commander l'armée vendéenne, dont il marqua les premiers succès; mais, blessé mortellement peu de mois après devant Cholet, il mourut le 17 octobre 1793. Si son existence ne fut qu'un long acte de bravoure et de courage, sa mort est une belle page de générosité. Avant d'expirer, il fit grâce à cinq mille prisonniers républicains que la loi cruelle des représailles condamnait à une mort certaine. Voici Ancenis, qui s'honore d'avoir vu signer en ses murs un traité entre le roi de France et le duc de Bretagne, l'an 1468. Cette ville garde encore un souvenir des temps les plus reculés: une pierre druidique, connue sous le nom de la Souvretière.

Champtoceaux, qui ne se souvient plus de ses fortifications, rasées en 1420.

Oudon dont la grande tour carrée prend auprès des autres maisons les proportions d'un géant.

Non loin de ces belles rives, que nous parcourons si rapidement, s'élevait jadis Champtocé, la forteresse où Gilles de Laval, maréchal de Retz, après s'être signalé par sa bravoure au siège d'Orléans et aux guerres du règne de Charles VII, vint acquérir la triste célébrité du crime. La légende, en s'emparant de ce personnage historique, en a fait un être presque fabuleux et, d'âge en âge, on racontera la terrible histoire de Barbe-Bleue qui, finalement, fut pendu et brûlé à Nantes en 1440, sous le duc Jean V de Bretagne. Champtocé, maudit et abandonné à la mort du maître, résista des siècles encore aux assauts du temps. L'empereur Joseph II, venu en France pour voir sa soeur Marie-Antoinette, en fit le croquis; mais aujourd'hui, ses tours branlantes ne sont plus qu'une masse informe de ruines, dépendant de la terre de Serrant.

Voici Nantes, nous devons y poser le pied quelques heures. Toujours le mouvement, l'animation, le commerce enfin, qui caractérise cette grande cité. Quelle immense ruche et quel bourdonnement continuel! J'en suis tout étourdie. Quelle différence entre ce brouhaha et le calme de mon couvent, si bien nommé la Retraite.

Nous avons admiré l'hôtel de nos aimables hôtes et amis, M. et Mme B… À l'intérieur, toutes les fantaisies raffinées que le luxe moderne peut inventer; à l'extérieur, de riches sculptures, des colonnes, des balustres, et tout à l'entour de grands arbres ombreux tamisant la lumière qui se joue sur les gazons souples comme des tapis de velours; des ruisseaux limpides où nagent des ondes bleues et des poissons rouges, et enfin un jardin d'hiver, ou plutôt une grotte merveilleuse faisant rêver le soir, lorsqu'elle est illuminée, aux descriptions enchantées des Mille et une nuits. Comme contraste nous sommes allées visiter le Temple protestant, dont la sévérité ne dit rien du tout à l'âme. On a bien tort de reprocher au catholicisme la pompe de son culte; ses riches autels, ses statues, ses madones, ses beaux tableaux, retraçant la vie du Sauveur et celle des saints, nous parlent bien mieux du Ciel que toutes ces sentences de la Bible incrustées sur les parois du Temple; sentences éternelles comme la pierre qui les garde, mais aussi froides qu'elle.

Maman m'a également menée à son ancienne pension. Il y avait bien longtemps qu'elle n'y était retournée, et elle a cherché en vain les personnes et les choses de son temps. L'immutabilité n'est pas de ce monde! Elle n'a pu retrouver aucune de ses maîtresses, les unes appelées ailleurs, les autres parties pour le grand voyage… Et cependant toutes ces bonnes religieuses l'ont reçue comme l'enfant de la maison, et maman à son tour semblait se trouver à l'aise, comme si elle les avait toujours connues.

Nous avons tout visité: la chapelle, les dortoirs, les classes. Ici était mon pupitre, là mon lit, disait maman; mais partout des métamorphoses! L'eau, la lumière, la chaleur sont maintenant dispensées dans toute la maison par des procédés savants et ingénieux, mais non pratiqués autrefois.

Maman cherchait aussi partout les beaux arbres gravés dans sa mémoire, et surtout les belles charmilles impénétrables aux rayons et aux brumes. Plus rien de tout cela! Des massifs, des pelouses, des allées tournantes, enfin, ces jardins à la mode du jour qu'on est convenu d'appeler jardins anglais.

En nous en allant, maman me disait:

«Ainsi va le monde, chaque génération passe son temps à détruire et à refaire les travaux de la génération précédente, et à préparer ainsi de l'ouvrage pour celle qui vient. Vois comme le luxe gagne et s'introduit partout. Crois-tu que nos grosses lampes à l'huile ne valaient pas le gaz? Elles étaient infiniment meilleures, et ne fatiguaient pas la vue. Crois-tu que l'eau vive, tirée du puits, ne valait pas autant que celle qui a circulé longtemps dans des canaux et séjourné ensuite dans de vastes réservoirs? Crois-tu que nous avions besoin alors de calorifères pour nous réchauffer? Non; je t'assure que toutes ces délicatesses de confort ne font pas les robustes santés. Je veux bien croire que l'anémie ne soit pas seulement une maladie à la mode; cependant, autrefois personne n'en parlait. On s'ingénie à raffiner les besoins de la vie; les exigences du bien-être, et l'on appelle cela progrès, civilisation; mais ne se trompe-t-on pas sur la portée de ces mots, et surtout sur la valeur de ce bien-être matériel dont toutes les classes sont devenues si avides? Faire fortune par n'importe quel moyen et jouir, n'est-ce pas le principal résultat du luxe et des appétits insatiables? Il est reconnu que tous les peuples ont été vaincus par les délices de la fortune avant de l'être par leurs conquérants. Les hommes sobres, qui se lèvent matin, dorment à cheval, et n'accordent rien aux superfluités de l'existence, ont le secret des races fortes. Tant que Rome chercha ses sénateurs et ses conseillers dans le calme et la simplicité des champs, elle eut des hommes si grands qu'elle aurait pu conquérir le monde. Plus tard, elle s'effémina et s'amollit en prenant aux peuples vaincus par elle leur luxe et leurs plaisirs, et fut, à son tour, vaincue par leurs vices devenus les siens propres.»

Maman était en verve, et sa tirade tournait au discours, lorsque nous sommes rentrées; mais nos petits préparatifs de toilette pour le dîner, assez nombreux ce jour-là, ont mis fin à son éloquence, ce dont je n'ai point été fâchée, je le confesse tout bas, et l'ajustement de ma jolie robe bleue, succédant à ma sombre robe d'uniforme, m'intéressait beaucoup plus en ce moment que l'histoire de tous les peuples du monde.

Le 3 août.

Nous avons quitté Nantes l'après-midi, et nous sommes descendues à Savenay, maman voulant me faire visiter une de ses propriétés. Nous y sommes arrivées par une pluie torrentielle, ce qui a singulièrement refroidi et rembruni nos idées. Une flamme brillante a séché nos vêtements et doré les crêpes qu'on nous préparait, et que nous avons trouvées excellentes, arrosées d'une jatte de lait mousseux.

Après ce repas champêtre et charmant, nous eussions affronté toutes les cataractes du ciel; mais le char-à-bancs du fermier nous attendait, et, dix minutes après, nous rentrions en gare. À huit heures et demie les formes imposantes et grandioses de la Tour de Redon se dessinaient dans l'obscurité transparente d'une soirée d'été…

Salut, mon cher manoir! salut, mes jeunes sapins et mes vieilles tourelles! comme vous me semblez grands! Car c'est le propre de l'ombre de laisser seulement entrevoir les contours, deviner les lignes et d'agrandir les formes indécises de tout ce qu'elle enveloppe de ses voiles mystérieux. Salut aussi, hôtes nocturnes des bois, qui versez dans l'espace vos chants plaintifs, auxquels se mêle, l'hiver, dans une harmonie lugubre, le cri aigu des girouettes que le vent fait grincer sur leurs gonds rouillés? Que de fois je suis restée à vous entendre, trouvant je ne sais quelle rêveuse et mélancolique poésie dans la profondeur des ténèbres et les hurlements de la nuit? Demain, je saluerai le soleil, les oiseaux, les fleurs, la gent laitière et l'espèce emplumée: les belles poules aux oeufs frais et les canards soyeux. J'irai dans la serre cueillir quelques raisins dorés. Dans ma petite enfance on m'y surprenait toujours; j'aimais tant les suaves parfums, les brillantes couleurs, les fruits exquis! Je croyais que toutes ces belles grappes vermeilles allaient d'elles-mêmes me tomber sur les lèvres et je restais à les attendre…

Que de fois maman ou ma bonne m'ont trouvée les conjurant du regard et les appelant de la voix: «Petites belles, petites belles, leur disais-je, venez donc je vous attends.» J'admirais aussi les fleurs, les camélias surtout, et lorsque je les voyais s'effeuiller, je disais, dans ma naïve simplicité: «Mais, pourquoi donc toutes les fleurs se déshabillent-elles ainsi? Est-ce qu'elles ne pourront plus reprendre leur jolie robe!—Non, me disait maman; quand tu vois leur fraîche corolle pâlir et leur tête se pencher, quand tu vois toutes ces fleurs endolories sourire tristement, c'est qu'elles vont mourir? Mais c'est la loi de la nature, rien ne meurt tout à fait… Et comme les jeunes filles plus tard doivent remplacer leurs mères, de même les jolies bengales d'avril font oublier les dernières roses d'automne. Regarde partout la végétation, et vois combien de nouveaux boutons se préparent…» Alors, je regardais les sèves pleines d'espérances, et cependant je n'étais pas consolée, et le raisonnement de ma chère maman, que j'aime tant, me faisait bien de la peine en pensant à elle.

Je les aime toujours les fleurs, aujourd'hui comme jadis, et les oiseaux aussi. Ah! si j'habite jamais la campagne, j'aurai une volière pleine des musiciens de la forêt; j'aurai un grand jardin où j'entendrai encore le suave concert de la brise se jouant dans le feuillage et caressant de son haleine légère la tête embaumée des fleurs; ces belles fleurs rouges, roses, jaunes, violettes, azurées et tigrées comme des peaux de panthères, ou fourmillantes et brillantes comme les pierreries de la reine de Saba. Des oiseaux quelque part et des fleurs partout, voilà mon ambition et mon rêve!

Le 12 août.

Hélas! nous venons de traverser trois jours de torrents, de tourbillons, de tempêtes à ne pas mettre le pied dehors. Quelle vilaine inauguration des vacances!

Nous allons cependant à la rencontre de mon frère, et nous revenons trempés comme des canards; aussi, maman n'étant pas de la race des palmipèdes, ne trouve-t-elle aucun agrément dans ce qui fait leur joie.

Le 16 août.

Enfin, la calotte du ciel a repris ses teintes azurées; le soleil a quitté son bonnet de nuit et salué de ses plus beaux rayons notre arrivée dans la capitale des Venètes.

Mon amie Augustine est du voyage, en sorte que maman se trouve le Mentor de deux charmantes filles et d'un garçonnet. En quelques heures nous avons visité la cathédrale, qu'une intelligente restauration rendra bientôt complète. On y remarque beaucoup de tableaux donnés par le roi Louis-Philippe, et la chapelle Saint-Vincent Ferrier, dont le tombeau en marbre est surmonté de son buste qu'on porte en grande pompe à toutes les processions.

Saint Vincent Ferrier est le patron, l'honneur et la gloire de la ville de Vannes. Cet ardent apôtre, arrivé au terme de sa vie, disait à nos pères ces belles paroles: «Le moment est venu où mon Seigneur Jésus-Christ veut me conduire par sa miséricorde dans son paradis. Vous le voyez, je suis vieux, il est bien temps que je paye la dette de la nature humaine: gardez et observez fidèlement ce que j'ai prêché jusqu'à ce jour. Vous n'ignorez pas à quels vices j'ai trouvé que votre province était sujette; de mon côté, je n'ai rien épargné pour vous ramener dans le bon chemin. Rendez grâces à Dieu avec moi, de ce qu'après m'avoir donné le talent de la parole, il a rendu vos coeurs capables d'être touchés et portés au bien. Il ne vous reste plus qu'à persévérer dans la pratique des vertus et à ne pas oublier ce que vous avez appris de moi. Quand je serai mort, mon corps restera avec vous, et mon esprit sera votre intercesseur là où Dieu le placera, et il ne cessera jamais de vous faire tout le bien qui sera en son pouvoir. Je vous le promets, pourvu que vous ne vous écartiez pas de ce que je vous ai enseigné.»

Ces paroles étaient prononcées le 25 mars 1419; dix jours après, le 5 avril, saint Vincent Ferrier rendait son âme à Dieu. Son corps fut solennellement déposé dans le choeur de l'église cathédrale de Vannes, où il fit un si grand nombre de miracles, que le pape Calixte III n'hésita pas à le mettre au nombre des saints dès le 19 juin de l'année 1455; cependant la bulle de la canonisation ne fut expédiée que sous le pontificat de Pie II, son successeur, l'an 1458, le 7 octobre.

Les habitants de Vannes se sont vus plus d'une fois exposés au danger de perdre le corps de saint Vincent. Vers le milieu du seizième siècle, des troupes espagnoles, envoyées par Philippe II, ayant protégé efficacement la ville contre les efforts des hérétiques, le Chapitre de la cathédrale voulut témoigner au chef don Juan d'Aguilar sa reconnaissance, et lui offrit un fragment considérable des reliques de son compatriote. Mais les soldats formèrent le complot d'enlever le corps tout entier. Heureusement les chanoines furent avertis à temps; ils cachèrent donc eux-mêmes, pendant la nuit, la châsse qui contenait le corps de saint Vincent, et ils le firent avec tant de secret que cette châsse demeura inconnue et comme ensevelie dans l'oubli depuis l'an 1590 jusqu'en 1637. À cette époque, elle fut découverte par l'évêque de Vannes, Sébastien de Rosmadec. Les saintes reliques furent vérifiées très exactement, et l'on en fit une seconde translation le 6 septembre, jour dès lors consacré pour en renouveler la mémoire tous les ans. Ce grand saint, qui a fait plus de huit cents miracles authentiques, rapportés au procès de sa canonisation, était né à Valence en 1357.

Dès l'âge de dix-sept ans il entra dans l'ordre des Dominicains et se fit une telle réputation qu'on venait pour l'entendre de tous les points de l'Espagne. Plusieurs princes étrangers l'appelèrent à eux, et c'est ainsi qu'il vint en France, en Angleterre, en Allemagne et enfin en Bretagne sur les instances du duc Jean V, qui lui mandait de venir en hâte dans ses États, jeter les semences de la divine parole, qu'il avait déjà portée en tant d'autres lieux. Il y vint, en effet, vivant d'austérités et de mortifications et convertissant les peuples, il y demeura jusqu'au jour où il rendit son esprit à Dieu, assisté de son évêque, Amaury de la Motte, et entouré des hauts dignitaires du pays. Sa mort fut un deuil général: grands et petits, riches et pauvres, tout le monde pleurait. On visite encore aujourd'hui l'appartement où il a vécu, transformé en modeste oratoire, et où l'on a toutes les peines du monde à pénétrer[1].

La clef de ce simple réduit se trouve chez un pâtissier, ce qui lui fait vendre ses gâteaux et le verre d'eau sucrée qui les accompagne, autrement cela ne lui arriverait pas souvent, j'en réponds. Il vous sert de l'eau chaude et trouble dans des verres douteux, et ses pâtisseries sont assiégées de mouches, on y découvre même des fourmis, et pendant le premier moment d'hésitation qui détourne votre main de ces gâteaux si peu engageants, l'honnête marchand vous dit de l'air le plus tranquille: «Faites pas attention, ce n'est rien, faites comme moi, soufflez dessus», et son haleine plus ou moins fraîche se promène en éventant tout le comptoir. Trop primitif vraiment, ce bon indigène vannetais[2].

J'ai visité plusieurs églises, qui ne m'ont rien dit de particulier, mais je me suis arrêtée à Saint-Patern, un vieux monument où l'on ne prêche qu'en breton, et à la chapelle de Monseigneur, style grec pur, dont la sévérité, tempérée par quelques beaux tableaux, me plaît beaucoup.

Nous avons ensuite fait un tour sur la Rabine, promenade qui longe la rivière, et où les élégantes se donnent rendez-vous les jours de musique.

Vannes était jadis une ville forte, entourée de fossés profonds et de hautes murailles dont il reste encore quelques vestiges. L'intérieur de cette vieille cité, que les Bretons nomment toujours Gwened, garde encore aujourd'hui des rues rappelant l'ancienne Rome que l'empereur de monstrueuse mémoire fit brûler pendant une fête. On a prétendu que ces ordres furent donnés par lui sous prétexte de salubrité publique; l'air et le soleil ne pénétrant plus dans les rues de Rome bâties en encorbellement, elles étaient devenues presque inhabitables. C'est égal, ce n'était pas une raison pour l'incendier, et les forfaits de l'exécrable Néron, malgré ses apologistes, feront toujours frissonner d'horreur. Il est certain qu'à Vannes il y a quelques rues où l'on peut se parler à voix basse du rez-de-chaussée, se prendre la main du premier, et s'embrasser du second.

La capitale des Venètes s'enorgueillit aussi de deux affreuses têtes sculptées en bois, à l'angle d'une vieille maison, et qu'on ne manque jamais de faire remarquer aux étrangers. Ces deux vilaines figures s'appellent Vannes et sa femme. Y a-t-il une légende, je l'ignore; en tous cas, je ne vois rien d'intéressant ni dans l'ancienneté de ces bustes informes, ni dans la cicatrice plus récente qui traverse leur visage balafré une nuit par le sabre de jeunes officiers en trop belle humeur. Cela fit grand bruit (on s'en souvient encore), et les bons Vannetais, habitués à vénérer leurs magots, furent fort scandalisés de ce procédé trop leste… L'édilité elle-même s'inquiéta de quelques réverbères cassés par les mêmes sabres oisifs, et les arrêts de rigueur furent la digne récompense de ces joyeusetés.

On voit encore quelques vieilles portes du temps des fortifications, entre autres la porte Saint-Vincent, dans le couronnement de laquelle on a niché le saint. Celui-ci le bras étendu et la main levée comme pour imposer silence, semble commander aux flots débordés qui menacent d'engloutir la ville. La mer se retira bientôt, et c'est pour perpétuer le souvenir de ce miracle que l'on a placé la statue de Ferrier à la grande porte qui ouvre devant le port même. Sans doute, l'intention était bonne, le sujet bien choisi, fait pour inspirer, et cependant l'art n'a rien à revoir ici, car l'artiste étant détestable s'est montré bien au-dessous de son sujet dans cette grossière sculpture, enluminée et bariolée des couleurs les plus criardes et du plus mauvais goût.

Revenons aux oeuvres de la belle nature: nous avons traversé la Garenne, charmante promenade en terrasses, dont chacune est plantée d'arbres d'essences différentes, et qui domine à gauche les hauts murs d'autrefois. À leurs pieds serpente un frais ruisseau qui murmure sa douce chanson et remplace avantageusement l'eau noire des fossés profonds. Il serait ravissant, s'il n'était le rendez-vous des lavandières qui, l'émaillant un peu trop de leur parole et de leur linge, lui ôtent tout charme et toute poésie. De là, nous nous sommes dirigés vers la préfecture, qu'on nous a autorisés à visiter. C'est un bel édifice qui coûte cher, les contribuables en savent quelque chose; mais ce qu'on va admirer, c'est moins le monument en lui-même que le parc qui l'entoure où l'art et la nature, rivalisent à qui mieux mieux; ou plutôt l'art a trouvé à son service une nature riche, féconde, pittoresque, qu'il a façonnée sans peine à tous ses élégants caprices, à toutes ses heureuses inspirations. Nous avons commencé par la serre, vrai palais de cristal, temple de fleurs à faire rêver des tropiques, garni de divans, de nattes, qui permettent aux élus de ce lieu charmant de s'enivrer tout à l'aise de parfums et de soleil.

Nous avons ensuite circulé dans de vastes allées bordées de grands arbres, de massifs de fleurs ou d'arbustes, et découpant gracieusement la croupe vallonnée des pelouses. Une rivière, décrivant mille arabesques, ici ruisseau qui soupire, là torrent qui gronde, enchâsse dans son écrin liquide les joyaux de Flore. Des ponts suspendus, des passerelles légères, brillant de loin comme des rubans d'or, enlacent ces rives fleuries… Ouf! quel lyrisme, j'en suis tout étonnée; serais-je une descendante de l'hôtel de Rambouillet? Assurément la belle Julie d'Angennes n'eût pas mieux dit.

Enfin, un bois majestueux couronne ce beau domaine, comme un diadème posé sur la tête d'un roi. Le temps change tout ce qu'il ne détruit pas. Jadis ces vastes jardins dépendaient d'une abbaye, et l'on découvre encore aujourd'hui, cachés dans l'herbe, à l'ombre des chênes séculaires, des granits longs et étroits, ayant toute l'apparence de pierres tombales, des caractères dévorés par les mousses s'y devinent aussi. Sans doute, de pieux abbés, les supérieurs peut-être, ont voulu demeurer après la mort dans le saint asile qui les avait abrités pendant la vie. Ce bois ombreux surplombe une grotte légendaire, un chaos où l'on voit à cent pieds de haut des rochers s'escaladant les uns les autres à faire rêver à l'ascension des géants de la Fable. Tous ces blocs sont revêtus d'arbres, de plantes folles, de lianes flexibles, s'enlaçant de la base à la cime, dans un fouillis inextricable. Au pied de ce mamelon désordonné, deux fontaines mystérieuses épandent leurs eaux limpides qui semblent sortir du rocher même; oui, mystérieuses, car ces quartiers de granit, qui paraissent à peine dégrossis, sont mobiles. La paroi intérieure du milieu de chaque fontaine tourne sur un pivot de fer et donne accès à une grotte, insondable aux regards, d'en haut comme d'en bas. C'est là que la charité de quelques fidèles sut cacher et nourrir plusieurs prêtres proscrits par la Terreur, car alors, la vertu s'isolait dans l'ombre, et le vice s'étalait au grand jour. C'est aussi de l'autre côté du haut mur qui ferme cet enclos et le sépare du grand escalier de la Garenne, qu'eurent lieu les fusillades républicaines, et malgré les années écoulées, malgré la splendeur du lieu, la pensée s'assombrit profondément aux souvenirs de tant de jeunes victimes, venues une à une présenter leur coeur noble et généreux aux balles fratricides, et écrire avec leur sang la dernière page de ce drame affreux, qu'on nomme la déroute de Quiberon.

Un de mes grands oncles fut aussi fusillé ici, peut-être à cette même place où je me promène insoucieuse et tranquille…

L'établissement des Jésuites, masqué par de vieilles bicoques du temps passé, n'a aucune apparence extérieure, mais, dès qu'on a pénétré intra muros, comme dit mon frère Henri, l'impression change complètement.

La chapelle, vaste comme une église, est d'un aspect assez original; avec ses grandes fenêtres, ses colonnes sveltes et élancées, ses galeries à jour, elle a quelque chose de particulièrement oriental, qui ne déplaît pas, mais qui étonne au premier abord; aussi, j'espère que ces grandes fenêtres s'enrichiront plus tard de vitraux de couleur, ce qui harmonisera la lumière et tout l'ensemble, un peu trop blanc et neuf. La tribune réservée aux dames, placée en face du choeur, garnie de banquettes en maroquin rouge, est fort élégante et ne laisse rien à désirer. Tout l'établissement est taillé en grand comme la chapelle. Vastes les parloirs superbes comme des salles de réceptions; vastes les dortoirs, où chaque élève a comme sa chambrette à lui; vaste la lingerie encore, où tous les bons frères besognent de leur mieux, pliant, repassant et raccommodant les effets de toutes sortes, car pas une seule femme n'est attachée à cet immense établissement. On parcourt ensuite des salles appropriées à tous les besoins: salle de théâtre, salle de gymnase, salle de physique, les études et les classes. Il ne faut pas non plus oublier le réfectoire où les montagnes de petits pains dorés, qui se chiffrent par centaines au déjeuner comme au goûter, allécheraient les plus difficiles. Qu'est-ce alors des robustes appétits de collégiens? Ils les dévorent.

Les jardins ne sont pas moins agréables à visiter, renfermant tout ce qui en fait le charme: serre pimpante, où les oiseaux même viennent gazouiller; pelouses fines et soyeuses, fleurs embaumées, grands arbres, pièce d'eau poissonneuse et, enfin, légumes et fruits en abondance, ce qui n'est point à dédaigner dans ce grand Gargantua de collège.

Nous avons terminé cette journée, si bien remplie, par le Musée, peut-être unique en son genre, et qui pique vivement la curiosité des profanes et l'intérêt des savants.

C'est dans la tour du Connétable (restée seule debout pour nous rappeler l'ancienne demeure des ducs de Bretagne à Vannes, le château de l'Hermine dont elle faisait partie), et le lieu est bien choisi, qu'on a groupé tant de vestiges des siècles antiques, tant de débris druidiques, celtiques, gaulois retrouvés à différentes époques dans le sein de cette terre bretonne, si féconde en souvenirs qu'ils semblent ne devoir jamais s'épuiser.

Nous quittons Vannes fort tard.

À onze heures du soir, nous entrevoyons le château de Kergonano dont nous allons être les hôtes. Ses ailes avancées, sa grosse tour, carrée au centre, couronnée d'une horloge et d'un belvédère d'où l'on compte le jour neuf clochers, et la nuit autant de phares, prennent des proportions aussi étendues qu'indécises.

C'est à partir de demain que nous allons commencer la série des promenades et parties à pied, à cheval, en voiture, en bateau. Tous les genres de locomotion, enfin. Il ne manque plus qu'un léger ballon captif pour tenter une petite excursion dans les airs, et mon oncle est si bon, si aimable, que je suis presque disposée à le lui demander. Nos chers parents sont infatigables quand il s'agit de nous amuser, et rien ne leur coûte pour varier nos plaisirs. Nulle part on ne pourrait rencontrer meilleur accueil.

Le 18 août.

Kergonano est une très belle propriété; mon oncle, qui est plus matinal que ma tante, est venu nous chercher de bonne heure pour nous faire parcourir ses domaines. Nous avons admiré le jardin potager rempli de bons légumes et de beaux fruits. C'est le côté pratique du jardinage, les parterres ne sont que le superflu, a dit mon oncle et il a ajouté: Les brillantes couleurs et les doux parfums font toujours plaisir aux dames, et c'est en ma qualité de bon mari que j'ai émaillé le parc de massifs d'arbustes et de corbeilles de fleurs, pour plaire à votre tante.

Le parc est fort grand, composé de bois superbes, de vastes pelouses, d'une petite pièce d'eau de forme ronde et qu'on nomme pour cela le Rondeau; nous avons admiré un cèdre, planté le jour même de la naissance d'une soeur de mon oncle qui dit en riant: «Ma soeur Elisa est devenue une très belle personne, mais son cèdre a autrement prospéré qu'elle». Le fait est que ses immenses branches s'étendent à je ne sais combien de mètres autour de son tronc. Nous avons caressé les chiens bondissant joyeusement auprès de leur maître; nous avons regardé les chevaux et les nombreuses vaches qui remplissent les étables.

Nous sommes allés à la serre, un peu dépeuplée en ce moment mais gardant encore la famille des plantes grasses et de superbes grappes de raisin. Puis nous avons pénétré dans l'intéressante demeure des volatiles auxquels mon oncle a jeté quelques poignées de grains; alors sont accourus, pigeons roucoulant, poules gloussant, poussins piaulant et le roi de la basse-cour un coq superbe lançant à pleins poumons dans les airs ses cocoricos prolongés. Mon oncle m'a donné le plaisir d'aller moi-même dénicher dans les nids les bons oeufs frais, dont quelques-uns encore chauds. Nous n'avons fait qu'entrevoir les lapins en robes blanches et grises; à notre approche ces farouches quadrupèdes sont allés se blottir au fond de leur loge où ils ne formaient plus qu'un monceau de courtes queues et de longues oreilles.

Après ces différentes visites mon oncle nous a demandé si nous n'étions pas un peu fatigués de cette longue promenade à travers Kergonano et il a ajouté: «C'est ce qu'on est convenu d'appeler subir le propriétaire

—Mais non, mon oncle, nous sommes-nous écriés, tout ce que nous voyons nous intéresse beaucoup.

—Oui, a renchéri mon frère, d'un ton presque sentencieux. Mon oncle, nous voulons tout voir!

—Alors, suivez-moi, venez faire la connaissance de trois nouveaux élèves que j'entoure de soins… dans une caisse. Devinez si vous pouvez, je vous donne en cent, en mille, comme la spirituelle marquise.

—Sont-ce des oiseaux?

—Des lapins?

—Des écureuils?

—Vous n'y êtes pas.

—Ah! s'écrie Henri, ce sont des petits chiens!

—Vous n'y êtes pas encore. Ce sont des renards.

—Ah! mais cela va nous amuser; nous n'en avons jamais vu de vivants.

Mon oncle a soulevé le couvercle d'une barrique et nous les avons vus dormant blottis les uns contre les autres. Ils sont très mignons; on dirait de petits ours en miniature; d'ailleurs, à l'inverse des oiseaux qui sont si laids en naissant, tous les quadrupèdes sont gentils. Malheureusement, mon oncle ne pourra pas les garder longtemps, car leur instinct carnassier se révélera bien vite; et les renards enchaînés en vieillissant deviennent très méchants et s'ils s'échappaient, mon Dieu! quelle hécatombe ils feraient de toute la gent emplumée!

Demain nous commencerons déjà nos excursions. Nous irons entendre la messe solennelle qu'une fois seulement Mgr l'évêque de Vannes célèbre chaque année au camp de Meucon.

Après-demain nous irons nous promener sur les grèves de Larmor, saluer le vieil océan et visiter la chaloupe de mon oncle La Protégée de Marie, avec laquelle nous devons faire plusieurs promenades en mer.

Au moment du dîner deux hôtes inattendus sont arrivés. Ma tante les a accueillis avec son amabilité habituelle tout en s'excusant de n'avoir à leur offrir que la fortune du pot.

D'ailleurs dans ce cher domaine de Kergonano, hospitalier par excellence, on ne s'effarouche pas facilement. L'hiver dernier, un vendredi soir, vers six heures, quatre chasseurs affamés s'abattent sur Kergonano pour demander à dîner et même à coucher, le ciel venant d'ouvrir toutes ses cataractes. Leur offrir un bon gîte ce n'était rien car Kergonano est grand, mais rassasier ces quatre ogres qui criaient famine, cela eût pu paraître compliqué à tout autre maître de maison que mon oncle; il ne s'embarrasse jamais!

Ma tante et mon cousin étaient absents depuis quinze jours et mon oncle était seul. Il va trouver sa cuisinière et lui dit: «Marie Jeanne, on peut manger les oeufs à plusieurs sauces. Nous aurons donc un plat d'oeufs au miroir, des oeufs durs avec de la salade et une omelette sucrée au rhum; un plat de pommes de terre frites, à la maître d'hôtel, et l'excellent riz que je vois mijoter sur le fourneau. Avec cela nous ouvrirons deux boîtes de conserves: sardines à l'huile, homard, pour lequel vous ferez une bonne mayonnaise. Voilà le menu. Seulement le dessert est un peu maigre.»

—Monsieur, il y a toujours les quatre mendiants traditionnels, amandes, noisettes, etc…

—Oui, oui, qui trottent au milieu de quelques gâteaux secs, mais cela ne suffit pas pour orner la table. Voyons, combinons les choses. Dans la corbeille de milieu vous mettrez de la verdure: branche de laurier en fleur, branches de houx à perles rouges, branches de gui à perles blanches, ce sera un surtout superbe; et pendant que les chasseurs se chauffent et se sèchent je vais vous faire vos quatre corbeilles de table.

—Avec quoi? grand Dieu! murmura Marie Jeanne épouvantée.

—Envoyez de suite chercher verdure et mousse, et vous, apportez-moi des carottes, des navets, des oignons et des pommes, ces seuls fruits que nous ayons maintenant. Il ne reste pas une poire. Lavez comme il faut carottes et navets; que les carottes soient d'un beau rouge et les navets blancs comme neige.

Là dessus, mon oncle installe dans ses coupes une pyramide de carottes rouges, une pyramide de navets blancs, une pyramide d'oignons en robes de soie saumon, le tout discrètement voilé de mousse, aussi verte que fraîche, aussi fraîche que verte. Quant à la pyramide de pommes rosées, il se contenta de les saupoudrer de mousse. Ah! celles-là se montraient dans tout leur éclat.

«Vous mettrez une grosse moche de beurre en face d'un grand pot de confiture, et le dessert sera complet, le tout arrosé du bon vin de derrière les fagots et vous verrez que nos convives se lècheront les doigts jusqu'aux coudes et auront fait un festin des dieux.

Ce qui fut dit, fut fait.

Pendant le dîner trois des coupes improvisées intriguèrent fort les convives qui se demandaient in-petto quels pouvaient bien être ces beaux fruits qui leur paraissaient tout à fait inconnus.

Il n'y eut qu'à la fin du repas que mon oncle avoua sa supercherie, ce qui finit d'achever d'égayer ses hôtes et les obligea à rendre hommage à son ingéniosité.

On but à la santé de mon oncle, à la santé des chasseurs et ceux-ci, savourant devant un bon feu un cigare exquis et un verre de fine Champagne, déclarèrent qu'ils étaient les plus heureux des hommes et que tout était pour le mieux, dans le meilleur des mondes.

Le 21 août.

La messe au camp de Meucon m'a vivement impressionnée, je n'avais jamais vu pareil spectacle. Cette cérémonie a été imposante et l'office entendu en plein air, sur une lande sauvage, avait un cachet grandiose qui saisissait l'âme plus encore peut-être que tous les offices des plus belles églises. Les commandements militaires, la fanfare sonore des trompettes, et la voix profonde du canon répondant seuls à la parole du prêtre qui s'élevait douce et forte au milieu de ces troupes silencieuses, inspiraient au plus haut point la Foi et le recueillement. À l'issue de la messe, les manoeuvres ont été parfaitement exécutées et après force saluts échangés avec les officiers, le général et Monseigneur, nous avons parcouru le camp. Les tentes des officiers nous ont semblé suffisamment confortables, et la soupe du soldat, très appétissante par la bonne odeur qui s'échappait des marmites.

Le 22 août.

Nous venons de faire une charmante promenade en mer. D'abord, nous passons la barre à Port-Navalo et tous les coeurs se comportent bien. Nous apercevons à gauche les immenses sables de la presqu'île de Quiberon, dorés par le soleil et qui rayent la mer d'un ruban étincelant; à droite, les deux îles d'Hoedic et de Houat, apparaissant comme deux points dans l'infini. L'île d'Hoedic est de peu d'importance, mais l'île de Houat, qui appartint jadis aux moines de Rhuys et qui fut à différentes époques prise par les Anglais, est plus considérable; elle a un fort pour la défendre. La petite garnison appelée à vivre sur ce rocher sauvage, loin de toutes les ressources de la civilisation, se trouve véritablement comme en exil, et cependant l'île de Houat est fort intéressante à étudier, au moins quelques jours.

C'est une petite république dans la grande, mais qui pourrait donner le bon exemple à celle-ci, car elle se gouverne à la mode des abeilles, toujours soumises à leur reine. Ici, le Roi ou le Président—comme on voudra—c'est le curé, qui cumule les fonctions de maire, juge de paix, entreposeur des tabacs et des boissons, et tout n'en va que mieux. J'engage nos libres-penseurs, qui se croiraient déshonorés de saluer un prêtre, à venir vivre pendant quinze jours seulement sous l'administration de cet excellent pasteur; s'ils sont de bonne foi, ils nous diront ensuite quel est le joug préférable: ou de celui du curé à l'autorité douce et paternelle, ou de celui des frères et amis aux fureurs communardes!

Mon oncle, qui a conduit bien des amis à l'île de Houat, nous a encore signalé une particularité de ce curieux pays, le débarquement des vaches qui viennent du continent. Ces quadrupèdes sont enlevés par un palan muni de fortes sangles emprisonnant leur corps. Pauvres vaches! rien ne peut rendre leur stupeur lorsqu'elles se sentent soulevées en l'air, leurs quatre pattes se raidissent, leurs yeux bêtes sortent de leur orbite, heureusement que l'opération n'est pas longue, elles ne tardent pas à toucher terre et à reprendre possession de leur plancher.

Après cette petite digression, continuons notre route car nous allons déjeuner à Méaban, une île inhabitée des hommes, mais toute peuplée de moutons et de lapins qui se régalent à belles dents du thym sauvage et du serpolet parfumé qui tapissent ce roc perdu dans les flots. Nous allions… mais l'homme propose et l'Océan dispose… Soudain, un nuage noir s'est levé à l'horizon et semble courir vers nous; des troupes de courlis tourbillonnent sur les vagues, de gros cormorans pêchent gravement aux creux des rochers, et les goélands, effrayés, agitent leurs grandes ailes et font retentir l'air de cris aigus. Il n'y a plus à en douter, un grain se forme et s'avance. Il est plus prudent de rentrer dans le golfe, maître Océan étant un camarade avec lequel il ne faut pas toujours badiner. Nous longeons, en regagnant la rivière de Vannes, l'écueil qu'on appelle communément le Mouton, le plus terrible de tous les courants dont ces parages abondent, et que les marins experts reconnaissent à la teinte des eaux. Le Mouton est blanc comme une toison de laine, mais il n'a rien de la douceur ni de la candeur de son homonyme, et ce sont, sans doute, les vagues blanchissantes et moutonneuses qui se précipitent tumultueusement dans son gouffre comme un troupeau indompté, qui lui ont fait donner son nom.

Telle est sa puissance que tous les bateaux, frêles ou forts, esquifs ou navires qui s'égarent dans ses courants, sont saisis de vertige et se mettent à tournoyer sur eux-mêmes comme un toton, s'enfonçant toujours davantage, jusqu'à ce qu'ils disparaissent complètement… Puis la mer se referme tout à fait, de nouveaux flots couvrent les anciens, qui s'adoucissent et se calment en s'éloignant, inconscients du drame horrible qu'ils viennent de jouer.

Nous avons fait la cuisine à bord et préparé un repas homérique; toutes les pattes, blanches ou brunes, ont prêté leur concours au cordon-bleu. On a épluché les légumes, taillé le pain et la viande: c'était un vrai plaisir déjà, mais qui s'est doublé lorsque la bonne odeur de la soupe et le grand air sont venus ouvrir à deux battants les portes de l'estomac. Après nous être lestés mieux encore que la chaloupe, nous avons filé sur Vannes, laissant derrière nous le joli bourg d'Arradon et quantité d'habitations de plaisance, modestes maisons, châteaux élégants, chalets découpés et dentelés. Ces derniers s'apportent en caisses, par morceaux, se montent et se démontent presque aussi facilement que ces jolis joujoux suisses, ces bergeries de carton qui ont bien amusé mon enfance. Nous avons encore salué Pen-Boc'h, la campagne des Jésuites, dont les vastes bâtiments et la gracieuse chapelle se mirent dans les cieux pendant que la pimpante nacelle qui promène de temps en temps les collégiens se mire dans les flots; Conleau, une maisonnette blanche, plantée dans le feuillage entre deux azurs, le ciel et l'Océan; le village de Séné, à moitié caché dans son nid de verdure; les Trois-Sapins, aujourd'hui représentés par un seul, et lieu favori où les Vannetais viennent prendre les bains; et enfin Vannes, encore dans le lointain, et se perdant dans la brume. Plusieurs chapeaux à l'eau nous donnent les émotions d'un homme à la mer; nous courons trois bords pour en repêcher un, plein de bonne volonté: quant aux deux autres, nous les abandonnons pour jeter les fondements de nouvelles îles. Le grain aperçu en mer s'est évanoui comme par enchantement; le soleil est merveilleux… cependant, on nous attend pour souper à Kergonano, et il serait bon de songer au retour; mais le courant et la brise se sont endormis ensemble, et, de ce train-là, dit mon oncle, nous pourrions faire quatorze lieues en quinze jours.

Nous sommes au repos le plus complet, à peine si notre esquif se balance; c'est le calme plat. Bientôt Phébus (style olympique), entouré de pourpre et d'or, descend à l'horizon et disparaît dans la mer. La nuit déploie ses voiles, et nous voyons se lever une à une toutes les étoiles dans les profondeurs du firmament. Le vent fraîchit mais il a tourné bout pour bout et nous renvoie en ville, et nous voilà luttant et courant des bords, dans notre chaloupe à moitié perdue et visible sur la plaine liquide, comme une noisette dans un bois sauvage. Mais que faire? Il faut prendre son mal en patience, l'Océan est toujours maître chez lui, d'ailleurs, il se montre bon prince ce soir, il est admirable et le ciel aussi, mille feux nous éclairent et la lune, ce doux soleil des nuits, verse sur nous ses plus tendres rayons. On sommeille d'abord, puis on cause, puis on chante, et toutes nos voix sonores, s'élevant dans le silence et le calme de la nuit et des flots, trouvent de nouvelles vibrations et des échos sans fin dans leurs profondeurs.

C'était ravissant!… Allons, voilà encore que je m'emballe; ma nature est enthousiaste, c'est incroyable, je vois tout en beau, en sera-t-il toujours ainsi?… Dieu le veuille car s'habituer à voir plutôt le bon que le mauvais côté des choses n'est-ce pas faire l'apprentissage du bonheur.

Il était trois heures du matin lorsque nous avons mis pied à terre. Nous venions de courir cent bords pour faire une lieue; mais c'est comme cela de toutes les parties de mer, en chaloupe à la voile. On sait à peu près quand on part, mais jamais quand on revient; et c'est justement cet imprévu qui devient l'attrait nouveau que j'aime par dessus tout; c'est un charme ignoré des plaisirs champêtres.

Vers quatre heures, nous faisions, bien doucement et sans bruit, comme des criminels, notre entrée à Kergonano, nous ne voulions pas réveiller les domestiques, la cuisinière surtout qui, pour garder prêt à servir, le souper cuit et recuit à nous attendre, avait dû, pendant plusieurs heures, allumer plus encore sa colère que ses fourneaux. Bref, le jour commençait à poindre, mais bien inutilement pour nous, car malgré les sourires de l'aurore, Morphée a tout de suite obtenu la permission de nous jeter ses pavots. Personne n'ira demain à la première messe, nous serons tous de grand'messe, et le curé sera enchanté de nous voir écouter avec recueillement son sermon en breton, auquel, hélas! nous ne comprendrons pas un mot.

Le 25 août.

Hier c'était une des grandes foires du pays; pour les paysans, une foire c'est une fête, c'est un plaisir aussi charmant pour eux, je suppose, qu'un bal pour nous. Nous sommes donc allés y faire un petit tour et prendre notre part de la joie générale, en compagnie de notre seigneur châtelain, et pendant que mon oncle, entouré des jeunes gens, examinait en bon agriculteur qu'il est, les nombreuses divinités égyptiennes qui couvraient la place, nous avons pu nous mêler au tohu-bohu des vendeurs, acheteurs, crieurs, bateleurs et charlatans: c'est un brouhaha inexprimable! Les uns arrachent les dents sans faire le moindre mal, au son de la musique qui étouffe les cris du patient; les autres vendent pour rien leurs orviétans merveilleux; ici l'on prédit l'avenir, là on fait parade des plus affreuses monstruosités; plus loin, de grands coups de tam-tam annoncent les vainqueurs du tir à la carabine ou les élus de la loterie, jeu plein de charmes et d'émotions où, pendant qu'on examine les beaux vases qu'on peut gagner, et qu'on décide son choix, la fortune vous adjuge un bâton de sucre d'un sou ou un verre de deux. On recommence avec rage; c'est le supplice de Tantale, on s'acharne après la capricieuse déesse qui reste sourde à vos conjurations, et finalement vide votre bourse sans remplir vos poches. Cependant l'enseigne ne ment point: on gagne toujours, quand on ne perd pas; le sire de La Palisse n'eût pas mieux trouvé. Nous en avons fait judicieusement la remarque, mais bien mal nous en a pris; la tireuse, indignée, se campant sur sa roulotte comme Hercule sur sa massue, nous a foudroyées du regard et de la parole par cette virulente apostrophe: «Pour des dames en robe de soie, vous n'avez pas d'esprit!» Eh bien, nous n'eussions jamais deviné cela, que de porter une robe de soie était une preuve d'intelligence, tout au plus une preuve de richesse, et encore… Si bien que nous n'avons pas été convaincues du tout. L'humanité est ainsi faite, voyant toujours les choses comme elle les aime et les désire, aussi sommes-nous restées persuadées que cette aimable marchande nous trouvait beaucoup trop d'esprit pour nous laisser prendre aux petits manèges de son industrie, qui consiste à plumer les gens de bonne volonté. Elle se vengeait par le seul moyen en son pouvoir, l'impertinence.

Ces messieurs venaient de nous rejoindre. Nous nous sommes amusés quelques instants encore de l'admiration et de l'ébahissement du bon peuple breton donnant tête baissée dans tous les pièges, mordant avidement à tous les hameçons tendus par les mains insatiables du lucre, et nous sommes partis nous répétant une fois de plus que la crédulité et la bêtise humaines sont de tous les temps, et que la campagne a ses badauds plus encore peut-être que la ville.

Aujourd'hui, après déjeuner, nous sommes allés jeter la seine dans la baie du Célino; la pêche nous offrait, des mulets exquis et des petits bars non moins bons, auxquels Dieu n'a pas prêté vie pour qu'ils devinssent grands. Quand on a senti le filet lourd et chargé, chacun s'y est mis de tout coeur, et rien de pittoresque comme de voir tout le monde à la besogne, les uns en simples costumes de bain, les autres en belles toilettes, tirer vivement la corde et battre l'eau derrière la seine pour empêcher les poissons de sauter par dessus et les retenir prisonniers. Avec l'instinct de la conservation qui caractérise tous les êtres, ces beaux mulets faisaient de vrais sauts de carpes pour regagner leur domaine, ou nous filaient entre les doigts comme des anguilles qu'ils ne sont pas, et ils avaient grandement raison de trouver qu'il fait meilleur frétiller dans l'eau que de sauter dans la poêle. Après avoir rempli les paniers d'une cinquantaine de beaux poissons, on a remis le fretin au large, et les joyeux pêcheurs, très fiers d'un tel succès, sont rentrés l'appétit bien ouvert, et tout disposés à manger leur part du butin.

Le 27 août.

Nous avons passé hier une charmante journée au Rohello. Nous y sommes arrivés quinze seulement pour dîner, excusez du peu! Mais il en est de l'hospitalité bretonne comme de l'hospitalité écossaise: on a beau en user, les hôtes aimables qui vous reçoivent ne trouvent jamais qu'on en abuse!

On a joué à toutes sortes de jeux, on a fait de la musique, mais on a surtout dansé et le classique quadrille et la polka légère. Maman aux doigts infatigables, surnommée peut-être un peu irrévérencieusement par mon petit cousin Jules, madame l'Orchestre, ne demandant pas mieux que de nous amuser, a joué du piano presque tout le temps, aussi la lune promenait-elle depuis longtemps son char vaporeux, lorsque les mamans ont donné, au grand regret de la jeunesse, le signal du départ. Notre nature insatiable est ainsi faite, que plus elle a et plus elle veut avoir.—Une journée de plaisir ne nous suffisait plus et nous trouvions la soirée trop courte.—Pour revenir, le temps était admirable fort heureusement, plein de douceur et de clarté, ce qui nous rassurait un peu et permettait à nos chevaux de prendre le bon endroit lorsque le chemin de traverse, qui dure une lieue, ne semblait plus praticable qu'aux chèvres.—Du reste, dans ce beau Morbihan, la terre classique des monts et des vaux, du granit et de la bruyère, il y a encore une foule de chemins où piétons, cavaliers et carrosses, montent et descendent sans savoir comment.

Le 28 août.

Nous avons enfin demandé grâce aujourd'hui, car une fatigue ne chasse pas l'autre, comme les clous. On s'est doucement promené dans les beaux bois de Kergonano, restés verts et feuillés comme au printemps. La chasse aux geais et aux écureuils a entraîné les intrépides; le billard, le trictrac (encore un jeu qui s'en va), le damier, les cartes et tutti quanti, ont offert leurs distractions aux plus tranquilles; chacun s'est retiré de bonne heure dans ses appartements et l'horloge du château a sonné minuit dans le silence.

Le 29 août.

Nous avons encore fait aujourd'hui une ravissante promenade en mer, mais, cette fois, au lieu de visiter des bords fleuris et habités, nous avons abordé les îlots déserts du Morbihan, dont les monticules foncés percent faiblement les flots verts et ressemblent de loin à des taupinières dans un pré. En nous voyant envahir leur domaine, les lapins qui, sans songer à mal, broutaient leur serpolet au soleil, sont bien vite rentrés dans leurs garennes; mais les moutons n'ont pu en faire autant, et le premier qui nous a aperçus a entraîné toute la bande, à la façon des moutons de Panurge, c'est le cas de le dire, dans une course folle, c'était une vraie déroute… Pour le coup, ils tournaient dans un cercle vicieux ces malheureux moutons, car, après avoir fait deux ou trois fois le tour de l'île, pour nous fuir encore, ils n'ont trouvé d'autre moyen que de recommencer.

Le 31 août.

Aujourd'hui nous savourons tranquillement nos souvenirs. Hier nous avons fait une excursion aussi pieuse qu'intéressante: notre pèlerinage à Sainte-Anne. Une véritable basilique a remplacé l'antique chapelle si modeste par ses proportions, si grande par la Foi et jadis vénérée de nos Pères. Tout a été transformé sous l'inspiration du Ciel. «Le désert même a fleuri».

C'est le 8 août 1877 qu'eut lieu la consécration solennelle, présidée par sept évêques, un archevêque, et un cardinal, Mgr Saint-Marc, du nouvel édifice que nous admirons aujourd'hui: une oeuvre d'art dans les grandes lignes comme les plus petits détails. Partout sur les chapiteaux des colonnes, les confessionnaux, les autels jusqu'aux voûtes qui sont à compartiments et à cinq clefs pendantes, une végétation fantaisiste de sculpture produit le plus grand effet.

Les vitraux sont de valeurs inégales, cela dépend des personnes qui les ont donnés, chacun fait ce qu'il peut et aux yeux de Dieu n'ont-ils pas la même valeur… Il y en a de superbes et tous retracent les principaux faits de l'histoire de sainte Anne et du pèlerinage.

Le grand autel surmonté d'un riche retable est magnifique, les marbres de cet autel y compris les degrés ont été offerts par Pie IX—c'est un don unique puisque ces marbres proviennent de l'Emporium où ils avaient été transportés à l'époque de Titus et de Donatien.—Les ex-voto ne se comptent plus; que de grâces reçues et que de souvenirs reconnaissants ils rappellent!

Après avoir prié devant la statue miraculeuse nous nous sommes rendus à la fontaine de l'Apparition, ainsi appelée, parce que c'est là que sainte Anne se montra pour la première fois à Nicolazic et que jaillit la source miraculeuse contenue aujourd'hui dans un bassin de granit[3]. Nous aussi nous avons voulu boire quelques gorgées d'eau à cette piscine salutaire où tant de malheureux sont venus retrouver la santé de l'âme et du corps.

Nous avons donc traversé le Champ de l'Épine où le paysan Nicolazic déterra, en 1625, la statue de sainte Anne et s'arrêta à l'emplacement même de la Scala santa, construite depuis par l'ordre et aux frais de Louis XIII. La Scala est une chapelle ouverte, située à la hauteur d'un premier étage au-dessus d'un porche. Des deux côtés montent des galeries couvertes qui aboutissent à un palier central, duquel s'élève un autel où l'on dit la messe les jours de grandes solennités. L'escalier nord se termine par une colonnette de marbre renfermant un fragment de la colonne de Flagellation; il ne se monte qu'à genoux, en mémoire sans doute de la Scala santa de Rome, cet escalier de marbre blanc tyrien, provenant du palais de Pilate et que franchit Notre Seigneur, lorsque le Gouverneur le fit appeler pour entendre sa sentence; depuis des siècles ces marches sacrées couronnées d'un autel, ne se montent qu'à genoux.

Nos dévotions terminées et nos souvenirs achetés nous sommes allés déjeuner à l'hôtellerie de l'Ecu de France. Cette hôtellerie est très ancienne, elle remonte aux premières années des pèlerinages et a été, pendant près de deux siècles, le principal hôtel de la localité.

C'est là, jusqu'à la Révolution, que sont descendus les plus illustres pèlerins de Sainte-Anne.

À côté de l'hôtellerie nous avons visité, avec le plus grand intérêt la maison de Nicolazic.

C'est dans cette maison que, à différentes reprises, sainte Anne apparut à son serviteur et lui parla. C'est là qu'eut lieu sa dernière apparition, dans la nuit du 7 au 8 mars 1625.

À Sainte-Anne par exemple on est assailli de mendiants mains tendues pour recevoir un pauvre petit sou, c'est le revers de ce beau pèlerinage: des haillons et des infirmités. Comme maman en témoignait son étonnement à mon oncle, celui-ci répondit: «C'est vrai et c'est le cas de rappeler le mot de Taine: La guenille humaine est ici la plus hideuse que j'aie jamais vue, disait-il, en parlant des bas quartiers de Londres.» Eh bien! il en aurait dit autant s'il avait vu le rebut de la race bretonne à travers les loques de ses miséreux. Ce sont les jours de fête aux noces, aux pardons qu'on peut encore les voir de près. Aux pardons ils vous importunent de leurs quémanderies, mais aux noces ils sont tout à la joie; là ils ont droit de cité, la coutume existe toujours de les y convier.

Après le repas des mariés et des invités, la table est de nouveau servie pour tous les pauvres qui veulent s'y asseoir. On les voit passer par groupes nombreux, leurs misérables vêtements contrastent singulièrement avec les riches costumes du pays et le bon peuple breton les accueille, leur sourit même, donnant ainsi l'exemple de la plus parfaite confraternité.

De loin en arrivant au Champ des Martyrs on aperçoit une élégante colonne dorique de granit bleu que surmontent un globe et une croix.

Derrière cette colonne s'ouvre une longue avenue de sapins, à l'extrémité de laquelle se trouve un vaste enclos entouré de deux rangées d'arbres verts et fermé par des haies. Dans le fond apparaît la chapelle expiatoire construite dans le style grec. Elle est rectangulaire et compte quarante-cinq pieds de longueur sur vingt de large.

La façade est un portique d'ordre dorique à quatre colonnes monolithes extraites des carrières de Saint-Malo. On y arrive par quinze marches; le fronton porte cette inscription:

In memoria æterna erunt justi. La mémoire des justes est éternelle.

Au-dessus de la porte d'entrée de la chapelle on lit ces mots:

Hic ceciderunt. C'est ici qu'il tombèrent.

La chapelle expiatoire occupe donc l'emplacement même de la fosse où tombaient les victimes. La chapelle n'a qu'une fenêtre, elle est au fond de l'édifice. Une grande croix est dessinée dans les vitraux. L'intérieur n'offre rien de remarquable, on devait en orner les murs de fresques; de même, à l'extérieur on comptait remplacer les haies par des grilles mais, dans un pays qui change continuellement de gouvernement, tous les plans non exécutés de suite restent… en plan.

Le Champ des Martyrs fait naître un sentiment de recueillement, de profonde tristesse. Après tant d'années écoulées, son aspect est désolé; la solitude et le silence qui l'enveloppent pèsent sur les coeurs comme un linceul. On sent qu'il portera toujours le deuil du passé… Dans le long frémissement des grands arbres solitaires qui l'entourent, dans ces voix mélancoliques de l'air, l'âme croit entendre encore les dernières plaintes de la souffrance, l'adieu suprême des mourants!… Oui, c'est dans ce champ, sacré pour tous maintenant, qu'une grande partie de la noblesse bretonne et française est venue expirer et sceller de son sang sa fidélité à son Dieu et à son Roi. Mais ce n'est pas mourir que de s'éteindre dans la gloire, et le nom de ces héros s'éternisera sur la terre comme leur âme s'est immortalisée aux Cieux!

C'est encore au milieu de cette vallée marécageuse et profonde, que domine le temple que nous voyons, qu'eut lieu, entre Jean de Montfort, dit le Vaillant et Charles de Blois, la bataille qui mit fin à la guerre de succession du duché de Bretagne. Du Guesclin y fut fait prisonnier. Olivier de Clisson, son frère d'armes, y perdit un oeil et Charles de Blois la vie.

Oui, c'est bien en marchant sur cette terre bretonne pétrie de cendres et de souvenirs qu'on peut s'écrier: «Nous foulons à nos pieds la poussière des ancêtres».

Oui, il s'est battu partout et à tous les âges ce peuple guerroyant, indomptable et entêté qui pendant si longtemps ne voulut point renoncer à sa nationalité et se fondre avec la France.

La Chartreuse s'appelait autrefois Saint-Michel du Champ. Elle avait été bâtie par Jean de Montfort en reconnaissance de la victoire qu'il avait remportée sur Charles de Blois dans la vallée de Kerzo, l'an 1364. Cette église collégiale sous le vocable de Saint-Michel avait été élevée sur l'emplacement même où Jean de Montfort avait campé et où il avait fait enterrer ses morts. Huit chapelains et un doyen y furent installés. Ils avaient pour mission de célébrer à perpétuité des messes pour le repos de l'âme des victimes de cette terrible guerre. Jean de Montfort fit en outre bâtir près de l'église Saint-Michel une grande salle où devait se tenir le jour anniversaire de la bataille qui l'avait rendu seul duc de Bretagne, l'assemblée générale des chevaliers de l'Hermine, ordre institué par lui, au lendemain de la victoire, afin de s'attacher les gentilshommes du parti de Charles de Blois. C'est dans cette salle que le duc conférait l'ordre aux nouveaux Chevaliers. Après avoir reçu leur serment de fidélité, il leur passait au cou un riche collier d'or formé de deux chaînes, réunies à leurs extrémités par des couronnes ducales qui avaient une hermine passant. Ces colliers, récompense du dévouement personnel, ne pouvaient être légués. Les héritiers des Chevaliers décorés de l'ordre de l'Hermine devaient faire remettre les colliers au doyen des chapelains, afin qu'ils fussent utilisés pour l'ornementation des autels de l'église collégiale.

Après avoir été desservi plus d'un siècle par des chapelains séculiers,
Saint-Michel du Champ fut confié aux Chartreux par le duc François II.
Le nombre des religieux fut fixé à treize, par une bulle du pape Sixte
IV en date du 21 octobre 1480.

Les Chartreux occupèrent ce couvent jusqu'en 1791 époque à laquelle ils furent obligés de s'exiler; leurs biens furent vendus, leur bibliothèque, riche de trois mille volumes, fut transportée dans la ville d'Auray où elle se trouve encore aujourd'hui, aussi bien que les belles boiseries des stalles de leur chapelle, qui sont à Auray à l'église des Cordeliers. Tous leurs biens furent vendus quatre-vingt-quatorze mille livres et rachetés, en 1810 par M. Deshayes, curé d'Auray, et M. Le Gal, vicaire général du diocèse. On établit alors dans l'ancien couvent une institution de sourds-muets. Un peu plus tard, cet établissement fut confié aux Soeurs de la Sagesse qui y installèrent également un pensionnat de jeunes filles et ma grand'mère maternelle y fut élevée.

Elle m'a souvent raconté qu'un soir d'hiver par une nuit profonde et lugubre, quelques instants avant le souper de huit heures, et pendant qu'on faisait à la chapelle un sermon sur le malheur des réprouvés, un orage épouvantable éclata tout à coup, et le tonnerre tomba sur la chapelle qu'on vit instantanément toute en flammes! «Je te laisse à penser, ajoutait ma grand'mère, la stupeur des élèves, déjà bien saisies par tout ce qu'on disait d'effrayant. C'était à croire que l'enfer venait de surgir sur la terre à la parole du prédicateur. Toutes les élèves s'étaient jetées le visage contre terre. L'incendie était commencé et le tumulte à son comble. On les fit sortir en toute hâte, mais plusieurs jeunes filles étaient évanouies, ce qui augmentait encore la confusion. Ah! quoique bien jeune alors ce souvenir s'est gravé à jamais dans ma mémoire. Je me rappellerai toujours mes impressions, à ce moment, les battements précipités de mon coeur; mon effroi pendant que le feu, se tordant comme un serpent monstrueux, déroulait ses anneaux tout autour de nous… On essayait cependant de le comprimer, mais en vain, il avait déjà dévoré la moitié du clocher, et ses langues ardentes venaient lécher tout le pensionnat! On n'avait alors que des moyens très imparfaits: les secours sérieux ne pouvaient venir que d'Auray et l'on attendit longtemps.

Bref, le désastre fut grand et devint l'événement de toute la contrée. Plusieurs élèves des environs retournèrent chez leurs parents pendant les quelques jours d'horrible désordre qui suivirent, mais je n'eus point ma part de ces vacances imprévues et nullement annoncées dans le prospectus. Je n'avais pas ma famille sous la main pour y rentrer et il fallait plusieurs jours pour se rendre d'Auray à Dinan, pour faire cette longue route, qui aujourd'hui finit si vite sur l'aile de la vapeur.»

Jadis, du temps de ma bonne grand'mère, le cloître que nous avons visité orné, de tableaux racontant la vie de saint Bruno, était l'oeuvre originale de Lesueur, mais depuis le Gouvernement a repris ces toiles d'un grand prix pour les placer dans ses musées, et il a bien fait, car les copies sont déjà fort endommagées en maints endroits, par l'humidité.

Les ossements des nobles victimes de Quiberon demeurèrent enfouis au Champ des Martyrs jusqu'en 1814, époque à laquelle M. Deshayes les fit transporter dans un caveau de la Chartreuse.

Le duc d'Angoulême, étant venu visiter ces lieux remplis de souvenirs et sacrés par le malheur, conçut le dessein d'élever un monument par souscription nationale. Cette idée fut acceptée avec enthousiasme, et le 15 octobre 1829 eut lieu l'inauguration du monument comprenant la chapelle expiatoire au Champ même des Martyrs et la chapelle sépulcrale de la Chartreuse. Cette solennité eut un grand retentissement, le ministre des cultes y était représenté par le comte de Chazelles, préfet du Morbihan.

On lit sur le fronton du portique d'entrée de la chapelle cette inscription:

Gallia mærens posuit. La France en pleurs l'a élevé.

La chapelle expiatoire de la Chartreuse est un édifice sévère, imposant, entièrement revêtu, à l'intérieur de marbre blanc et noir, digne enfin des cendres qu'il renferme. Sur le frontispice de ce temple, où l'on a gravé: In memoria æterna erunt justi, on aurait pu ajouter, comme aux Thermopyles: «Passant, va dire à nos neveux que nous sommes morts ici en défendant leurs saintes lois.»

Le monument intérieur, dessiné par Alexandre Fragonard, long de treize mètres sur neuf de large, exécuté par M. Caristie, est construit en marbre blanc.

Le mausolée est également dû au talent de M. Caristie, il est composé d'un haut stylobate supportant un cénotaphe qui repose sur un triple socle de marbre noir. Les tympans du cénotaphe représentent le premier en face de l'entrée de la chapelle, la Religion déposant une couronne sur un tombeau, avec cette inscription au-dessus:

Quiberon juin M D C C X C V

Le second sur le côté opposé représente Mgr de Hercé en profil dans un médaillon surmonté d'une croix et soutenu par des anges. On voit encore la descente des émigrés à Carnac; Mgr le duc d'Angoulême priant sur les ossements des victimes le 1er juillet 1814 et Mme la duchesse d'Angoulême posant la première pierre du mausolée le 20 septembre 1823. Le dais du sarcophage fait ressortir sur deux petites faces les principaux chefs de l'expédition. Les bustes du comte de Soulanges et du comte de Sombreuil se trouvent au-dessus de la porte du caveau funèbre. Les grands côtés du dais du sarcophage sont ornés de bas-reliefs; celui de droite représente le débarquement de l'armée royale dans la baie de Carnac, avec cette date XXVII juin M D C C X C V et cette inscription.

Perierunt fratres mei omnes propter Israël. Tous mes frères sont morts pour Israël.

Le bas-relief de gauche représente Gesril du Papeu se jetant à la mer malgré les Anglais pour revenir se constituer prisonnier.

On lit au-dessus:

In Deo speravi, non timebo. J'ai espéré en Dieu, je ne craindrai pas.

Le stylobate dont un côté fournit l'entrée du caveau est couvert sur les trois autres des noms des victimes au nombre de neuf cent cinquante-deux; environ deux cents de ces nobles victimes furent tuées dans les combats. Les autres ont été fusillées à Quiberon, à Vannes et à Auray.

Leurs noms sont encadrés dans des guirlandes de cyprès. Au-dessous on lit ces inscriptions en latin qu'un nouveau bachelier ès-lettres tout fier de son savoir me traduit:

Vous recevrez une grande gloire et un nom éternel: Précieuse devant
Dieu est la mort de ses saints.

Au-dessus de la porte du caveau se trouve leur titre de gloire:

Pour Dieu et pour le Roi indignement immolés.

À l'intérieur du stylobate une inscription nous apprend que là est le tombeau des royalistes et l'ossuaire des martyrs:

     «Courageux défenseurs de l'autel et du Trône,
      Ils tombèrent martyrs de leurs nobles efforts.
      Quel Français pénétré des droits de la couronne
      Ignore ce qu'il doit à ces illustres morts?»

Les fenêtres sont ornées de vitraux. La voûte est étoilée et fleurdelisée et porte au centre l'écusson de France.

Une porte de fer, dont le gardien sourd-muet tient toujours la clef, s'ouvre au pied du monument… Un caveau profond, immense, est là, renfermant pêle-mêle, des centaines de morts. On n'entrevoit cet ensemble lugubre qu'à la lueur vacillante d'une faible lanterne promenant autant d'ombre que de lumière. On se penche un instant dans le vide et cela fait frissonner. Ah! mon Dieu, quel horrible spectacle que cette montagne d'ossements blanchis!… Quel sujet d'épouvante et de méditation que cet amas de cendres et de poussière!… Quelle affreuse vision que celle des oeuvres de la mort!… Ah! c'est assez!… Revenons à la chapelle et examinons les grandes plaques de marbre du monument où sont inscrits en lettres d'or tous les noms chers et glorieux qu'on a pu recueillir. Combien j'en retrouve de parents et d'amis de ma famille!… Oui, les voilà par centaines, les noms de ces preux dont le sacrifice fut une offrande et l'échafaud un autel; les noms de ces braves qui se battirent héroïquement jusqu'à la mort, dans cet abominable piège où les avaient attirés ennemis et amis, Français et Anglais. Traqués du côté du continent par les révolutionnaires, qui fermaient tous passages, de l'autre côté par la mer et les fils de la perfide Albion, qui sous prétexte de les secourir et de tirer sur les bleus, massacraient les blancs, toute fuite était impossible. Il fallait se rendre mais personne ne voulait être pris vivant! On se défendait en désespéré. Pour mettre fin à ce carnage, le général Hoche promit de faire grâce à ceux qui se rendraient…

Nous savons si l'on tint cette promesse et si le Comité du Salut Public ratifia cette parole! Aussi cette page sanglante du 27 juin 1795 ne peut-elle s'écrire qu'avec des larmes, puisque toutes les victimes échappées au combat furent plus tard conduites à la fusillade. Tous les malheurs comme toutes les gloires se résument dans le souvenir de Quiberon. Il y eut des faits monstrueux, des horreurs calculées, que la plume se refuserait de retracer, si l'histoire, juste et vengeresse, ne commandait la vérité, tout autant pour flétrir le mal que pour couronner le bien.

Un trait entre beaucoup. On nous l'a raconté sur les lieux mêmes; mais il a été rapporté aussi par Nettement, écrivain sincère et vrai, si jamais il en fut:

À la sortie de ce désastre sans précédent, le général L. M… (je tais son nom, quoiqu'on ne l'ait pas oublié) remarqua parmi ces émigrés, auxquels on avait promis la vie sauve s'ils se rendaient, un jeune homme plein de douceur, d'intelligence et de talent. Il dessinait parfaitement. Le général, qui avait besoin d'un bon crayon pour lever les plans du pays accidenté qu'il parcourait, l'attache à son état major. Pendant quinze jours, il l'a sans cesse près de lui pour ses travaux. Ce jeune homme dîne à sa table et fait la conquête de tous les officiers. Personne ne doute de sa liberté; la vie, d'ailleurs, on la lui doit. Le seizième jour, à la fin du dîner, le général qui a fini de lever ses plans, propose lui-même un toast à la santé du jeune artiste; on n'est pas encore sorti de table, lorsque deux soldats paraissent…

—C'est pour monsieur, dit le général, qui sourit en désignant l'émigré.

On le fait descendre, et là, dans la cour, sous les fenêtres de l'appartement où cet horrible général boit encore, on le fusille!…

On ne fusillait pas au-dessous de seize ans. Un jeune émigré les avait depuis quelques jours seulement.

—N'accusez que quinze ans, lui dit-on, et vous serez gracié.

—Non, jamais, répondit-il; pas même au prix du plus léger mensonge je ne voudrais racheter ma vie.

Et cet héroïque enfant meurt avec le courage que nos immortelles croyances peuvent seules donner. Oui, pendant cette ère douloureuse, les plus sublimes vertus côtoyèrent les plus épouvantables crimes; le Bien et le Mal se tinrent constamment par la main, car il n'y avait plus de milieu, les hommes devenant, par la force même des choses, des héros ou des monstres. Cette immense baie de Quiberon, que l'ange des solitudes habite tout entière, cette plage aride et désolée comme les sables du Sahara jusqu'à cette époque, but tant de sang alors, que depuis elle se couvre chaque année, au printemps, d'une moisson toute particulière et inconnue ailleurs. De son sein fécondé jaillissent des milliers d'églantiers nains d'un rose pâle et mélancolique comme les dernières teintes de la vie qui s'échappe, d'un arôme doux et pénétrant comme les parfums de l'âme qui s'envole aux Cieux!

Le 31 août.

Nous venons de faire une longue promenade à cheval, mais il y avait de la mélancolie dans l'air comme dans les coeurs, on sent que les adieux sont proches…

Le 1er septembre.

Nous parlons cette après-midi, et hier soir nous avons terminé cette délicieuse moitié des vacances par une saynète à deux personnages: En Wagon.

Les acteurs ont eu un grand succès, et mon frère Henri, qui s'est donné beaucoup de mal, à ce qu'il prétend, pour éclairer les coulisses, porter les costumes et mettre en place les quatre fauteuils qui représentaient le wagon, a-t-il voulu en avoir sa part.—En regagnant nos chambres, il m'a glissé à l'oreille, mais d'un ton qui commandait l'éloge: «C'est que nous avons joliment bien joué notre pièce, qu'en dis-tu?—Comment! toi aussi? mais tu ressemblais, dans tes évolutions, à la cinquième roue, ou plutôt, à la mouche du coche.» Il s'est fâché tout rouge de ma réponse, et je l'ai quitté en songeant au bedeau qui avait sonné l'admirable sermon de Massillon, sur le petit nombre des élus.—Avons-nous bien joué! m'a dit orgueilleusement Henri.—C'est moi qui l'ai sonné, répondait magistralement le bedeau.

Le 3 septembre.

Je viens d'avoir la joie d'embrasser mes grands-parents et mon petit frère après dix mois de séparation! Quelle bonne journée! et n'est-ce pas la meilleure des vacances pour le coeur?

Hélas! voilà déjà la moitié de notre bon temps écoulée, mais un mois encore de nouveau et d'imprévu, quel horizon!… pour une pensionnaire. Au couvent, l'année, sous le rapport de la variété, passe comme un jour: l'aurore ramène les mêmes travaux, le midi les mêmes récréations, la nuit l'heure régulière du repos.—Après un an de pension on peut dire qu'on a vécu un jour, et l'on a beau feuilleter sa mémoire, les pages sont restées blanches; tandis qu'après un mois de vacances seulement, c'est bien différent, on peut croire qu'on a vécu toute une année, et par le nombre, la variété des faits accomplis, et par les doux souvenirs qu'ils laissent.

Mes chers grands-parents partent demain matin pour Saint-Nazaire, emmenant leurs petits-fils. Quant à moi, comme je deviens la seconde ombre de maman pendant les vacances, je vais la suivre à Nantes, où nous allons rester vingt-quatre heures, le temps de faire nos adieux et de serrer la main à de bons amis qui quittent la Bretagne, sans espoir prochain de retour; ils vont se fixer dans le Midi. Nous irons ensuite passer une semaine à six lieues de Nantes chez des parents dans une jolie campagne aux environs de Vallet.

Tout chemin mène à Rome, dit-on, et à Saint-Nazaire aussi, de sorte que je ne me plains pas du tout de prendre le chemin des écoliers pour rejoindre mes grands parents et mes frères.

Le 6 septembre.

Je connaissais peu les amis de maman, aussi mon coeur aurait-il dû se trouver bien libre et presqu'indifférent pendant cette dernière heure qui précède le départ, alors que les lèvres prononcent les plus tendres paroles, que les mains se serrent avec tant d'empressement, que les yeux, brillants de larmes et d'affection, se suivent et se cherchent encore lorsque la locomotive est déjà en marche: oui, j'aurais dû me sentir fort dégagée de ces pénibles impressions; point du tout, j'étais très émue aussi, moi: je comprenais, pour la première fois de ma vie, que ces adieux sincères, emportant tout un passé pour le coeur, ne renfermaient que l'inconnu pour l'avenir. Et l'inconnu, c'est sans doute l'espérance, mais ça doit être plus souvent la déception…

Ah! que de tristesses renfermées dans ce seul mot: Adieu! Il me semble le plus amer de tous.

Nous voici donc arrivées, aux Granges: une vieille propriété de famille, habitée par mon grand-oncle Benjamin et sa fille Francine, ma tante à la mode de Bretagne. Il y avait quinze ans que maman ne les avait vus et moi je ne les connaissais pas.

Le jour même de notre arrivée nous avons visité la maison et les jardins et le soir en nous couchant, maman m'a mise au courant de cet intérieur à part. «Rien ne me paraît changé dans cette antique demeure, m'a-t-elle dit. Elle passe immuable à travers le temps. Les choses sont donc restées à peu près telles que je les ai connues. Ce sont toujours les mêmes meubles, un peu plus usés, les mêmes boiseries, un peu plus vermoulues, la même vaisselle un peu plus fêlée. Quant aux gens, c'est différent; ma cousine Francine qui a doublé le cap de la quarantaine, était alors une grosse réjouie de vingt-cinq ans, fraîche et rose. Ayant perdu sa mère de bonne heure, ma cousine s'est consacrée à son excellent père. Elle est, à mes yeux, un modèle accompli de la piété filiale; quant à mon oncle qui est né aux Granges et qui mourra aux Granges comme son père, son aïeul et son bisaïeul (ils sont d'une race qui tient à se figer dans ses domaines), quant à ton grand-oncle, dis-je, qui a 84 ans passés, il aime à faire parade de ses années, sans omettre le jour, l'heure et le quantième de sa naissance. C'est par vanité: la coquetterie est, paraît-il, de tous les âges. Après avoir soufflé aux jeunes de se rajeunir, elle pousse les vieux à se vieillir; toujours par pure prétention afin qu'on dise: Ah! qu'il est bien conservé.

L'an dernier mon oncle reçoit une dame des environs qui vient lui faire visite, sans le savoir, le jour anniversaire de ses 83 ans. Elle le félicite sur sa bonne mine, sur sa brillante santé. «J'accepte vos compliments, chère Madame, répond mon oncle le sourire aux lèvres, car je suis dans ma 84e année.» Il y était tout juste depuis deux heures mais il aurait pu y être depuis onze mois et c'était avec le sentiment d'une orgueilleuse coquetterie qu'il s'était empressé de substituer le 4 au 3.

La famille prétend que mon oncle ne vieillit pas, moi au contraire, a continué maman, je le trouve cette fois aussi changé au physique qu'au moral; mais c'est toujours la crème des hommes, un brave coeur, vivant en paix avec lui-même et avec les autres. Il est la courtoisie et l'amabilité en personne, c'est le type de l'ancienne politesse française qui se perd de plus en plus, et à laquelle la génération actuelle ne comprend pas grand'chose.»

Comme nous n'avions pas envie de dormir, maman m'a raconté quelques historiettes très réjouissantes. En voici une qui date de la première jeunesse de mon grand-oncle:

À cette époque lointaine, le voisin le plus rapproché des Granges était un mylord anglais, un original aussi; à eux deux, ils faisaient la paire.

Dans ce temps-là, le chien favori de mon oncle s'appelait Mylord et ce nom il le répétait vingt fois par jour. Mylord avait ses grandes et petites entrées dans la maison, il était admis à l'honneur de ronger les os et de lécher les assiettes dans la salle à manger. Il avait également le droit de s'allonger devant le foyer du salon l'hiver, et de prendre pour lui le meilleur de la flamme. L'Anglais et mon oncle étaient très liés alors; et chaque fois que mon oncle sifflait son chien et l'appelait Mylord, l'Anglais bondissait d'indignation. Shoking! Shoking!

Un jour n'y tenant plus il s'écria: «Mylord, toujours Mylord, eh bien, si vous donnez à votre chien le nom de Mylord, moa appellerai le chien à moa Charl's X, oui Charl's X.» Et cela arriva ainsi. Donner à un chien un nom vénéré, le nom du dernier Roi de la Branche Aînée, n'était-ce pas un crime de lèse Majesté! Mon oncle le pensa et blessé dans ses plus chères convictions, lui le défenseur du trône et de l'autel, il cessa toute relation avec l'étranger.

Un jour, il est invité à un dîner de cérémonie où une place d'honneur près de la maîtresse de maison lui avait été réservée.

On sert un saumon d'une fraîcheur exquise; chacun trouve un compliment flatteur pour cet excellent mets. La maîtresse de maison, se tournant vers mon oncle, lui dit en souriant:

«Est-ce aussi votre avis?

—Comment donc! Madame, certainement. Poisson délicieux, faisandé à point.»

Une autre fois, il va correctement rendre une visite de noces qui lui avait été faite la semaine précédente. Il est reçu par la mère du jeune homme et les nouveaux époux, qui doivent habiter avec elle. Il faisait très froid et un bon feu de chêne brillait dans l'âtre.

Après les compliments d'usage mon grand-oncle termina ainsi son petit discours. «Ah! chère Madame, comme je vous félicite d'avoir une belle-fille, quel charme, quel agrément cela va donnera votre intérieur, car enfin il faut bien le reconnaître: deux bûches n'ont jamais fait de feu, mais trois bûches… mais trois bûches, c'est bien différent!»

La châtelaine et le jeune ménage ont dû être flattés de la visite et de la comparaison.

Il y a plusieurs années mon grand-oncle, fut passer une quinzaine à Nantes chez une de ses nièces. On était en hiver; il se faisait faire grand feu dans son appartement. Au bout de dix jours il pria sa nièce de passer dans sa chambre ayant une communication importante à lui faire. «Ma bonne amie, je vais bientôt partir, dit-il, et depuis plusieurs jours je me pose un problème que je ne puis arriver à résoudre seul.

—Quoi donc mon oncle?

—J'aime à avoir bon feu dans ma chambre, tu le sais, mais ne voulant pas à chaque instant m'occuper de l'entretenir, je tiens à ce qu'il soit un peu enterré dans la cendre, la bûche particulièrement; eh bien! ma chère amie, quand je rentre tous les matins de ma petite promenade, je trouve bon feu mais pas de cendre et je suis sûr qu'il y en avait la veille au soir. Voilà une semaine que je creuse cette question.—En ma qualité de gentilhomme campagnard j'ai examiné le bois.—Il est excellent, c'est du chêne qui doit faire de la cendre; j'ai examiné le tuyau de la cheminée, supposant qu'il était peut-être construit de manière à faire envoler cendre et fumée ensemble par-dessus les toits, mais non il est coudé.

J'ai fini par me demander si le soufflet n'était pas le grand coupable et s'il n'absorbait pas la cendre dans ses replis intérieurs, j'ai tâté le cuir, sondé le tube, il se gonfle d'air et voilà tout. Et maintenant, continua mon grand-oncle, peux-tu me donner le mot de cette énigme qui me met l'esprit à la torture depuis huit jours?

—Oui, mon oncle, le sphinx va parler. Le mot de l'énigme, demandez-le tout simplement à ma cuisinière, elle vous le dira.

—Tu plaisantes.

—Pas le moins du monde, la cendre, comme la plume et les os, fait partie de ses petits bénéfices, et voilà pourquoi, chaque matin, en dressant le feu dans les cheminées elle l'enlève si complètement. Cher oncle, je regrette que vous n'ayez pas parlé plus tôt, il n'y avait qu'un mot à dire, mais soyez tranquille, dorénavant votre bûche restera enfouie dans la cendre.

Peu de temps après son retour aux Granges mon oncle pria Francine de lui faire acheter deux ou trois feuilles de papier à lettre grand format, du papier ministre.

—Une lettre de cérémonie! À qui voulez-vous l'écrire, cher père?

—Au préfet de mon département.

—Et pourquoi?

—Pourquoi, pourquoi, et voilà je suis tourmenté… je n'ai plus la conscience tranquille…

—Ciel! vous m'effrayez, cher père. Qu'arrive-t-il donc?

—Il arrive que pour arroser ma prairie, tu le sais, j'ai détourné, je pourrais même dire que j'ai capté le ruisselet qui parcourt notre propriété.

—Eh bien, vous en aviez parfaitement le droit.

—Je ne le crois pas, car enfin, lorsque j'étais à Nantes chez ta cousine, dans son joli hôtel de la Tenue Camus, j'ai vu coulant au bout de son jardin un ruisseau d'aussi modeste apparence que le nôtre.

Eh bien, Francine, apprends cela, c'est de l'histoire; ce ruisseau qui se nomme encore aujourd'hui la Chésine était jadis une rivière et porta les flottes de César; de même que la rivière est devenue ruisseau, qui peut dire que notre ruisseau ne deviendra pas rivière? Et tu vois d'ici les conséquences… non, je n'ai pas le droit de détourner son cours.»

Francine, à ce qu'il paraît, haussa légèrement les épaules, ce qui ne lui arrivait que lorsque son père avait dit ou fait une énormité; elle eut bien de la peine à obtenir le statu quo.

«Laissons les choses comme elles sont; si la commune est mécontente, nous le saurons bien, elle fera des réclamations. Attendez-les; mais de grâce n'écrivez pas au préfet.

—Tu crois que cela brouillerait les cartes? Eh bien! soit, j'attendrai.

Et le bon oncle attend encore; on peut même dire, sans crainte de trop s'avancer, qu'il attendra toujours.

Le 9 septembre.

Mon grand-oncle n'a qu'une passion au monde, tout à la fois heureuse et malheureuse: il se croit poète et versifie chaque jour à dessécher son encrier, il nous a déjà lu plusieurs de ses élucubrations fantaisistes. Non, mille fois non, il n'est pas poète, il n'a pas reçu l'étincelle; rimes pauvres, souffle éteint, vers boiteux, tel est le bilan de ses oeuvres. Mais voilà en quoi cette passion devient heureuse: il y trouve le bonheur. Rimer est pour lui le plus agréable des passe-temps. Cette douce manie lui rend mille services. La conversation menace-t-elle de tourner en discussion vite mon oncle bat en retraite, il quitte le salon et se réfugie dans son cabinet de travail, le sanctuaire de l'ingrate poésie; a-t-il quelque ennui domestique, les choses marchent-elles de travers, il court illico vers la Muse, reine de son coeur, et lui demande ses plus tendres consolations. Elle lui verse l'Oubli, et alors l'Idéal remplace quelques instants les mornes réalités de la vie. Il va sans dire que le lendemain de notre arrivée, mon oncle nous a conduites dans son buen retiro. Ah! c'était pour nous apprendre une grande nouvelle. J'ai cru qu'il allait nous annoncer le mariage de ma cousine. Il s'agissait bien de cela: mon oncle nous a fait part du travail colossal qu'il a entrepris, un travail qui doit mettre le sceau à sa gloire, et le conduire à l'Immortalité. Mon oncle nous a confié avec force mystères et avec toute l'humilité qui convient à une âme naïve et pure qu'il a versifié l'oeuvre de saint Mathieu, de saint Marc, de saint Luc et de saint Jean. À l'exemple de Pierre Corneille qui fit paraître jadis l'Imitation de Jésus-Christ en vers, mon oncle se prépare à faire paraître ainsi les Saints Evangiles. Il rêve modestement quarante éditions comme l'ouvrage du grand poète qui eut tant de succès. J'ai vu le manuscrit, quatre livres volumineux auxquels mon oncle met la dernière main, d'une écriture fine, correcte, serrée, qui vous donne le vertige rien qu'à la regarder.

Je me demande si je ne préférerais pas être condamnée à monter à l'échafaud que d'être condamnée à le lire; ce serait plus vite fini. Sur la couverture du premier livre il y aura un ange qui empruntera ses traits à ma cousine, sur la deuxième un lion; sur la troisième un taureau, sur la quatrième un aigle. Mon oncle compte aussi mettre son portrait, ce qui fera cinq gravures. Nous avons été atterrées de cette révélation inattendue. Nous avons dû subir trois pages du manuscrit. On dirait que mon oncle porte en lui une source d'eau tiède et insipide dont il ouvre à perpétuité le robinet, c'est toujours la même chose, d'une monotonie désespérante. Ça coule, ça coule, à vous donner des haut-le-coeur. Cette prose incomparable des saints Évangiles, mon oncle la dénature sous prétexte de la perfectionner. Ces pensées sublimes, il les écourte ou il les délaye dans une langue dont lui seul a le secret. Une langue qui n'est plus de la prose et qui ne sera jamais de la poésie.

Enfin j'espère que Francine saura en retarder indéfiniment l'impression, et détruire ensuite ce manuscrit qui ne doit pas voir le jour.

Le 10 septembre.

Nous avons saintement employé notre temps. Grand'messe et vêpres, c'est la règle inflexible des Granges.

Mon oncle cependant m'a causé quelques distractions pendant le sermon, peu attachant, je le reconnais; je le voyais sans cesse compter sur ses doigts 1, 2, 3, 4, 5. Francine m'a poussé le coude: «Ne faites pas attention, m'a-t-elle murmuré à l'oreille, mon cher père est aux prises avec la Muse. Il fait des vers et compte leurs pieds».

Aux vêpres il a été plus sage et pour cause: il somnolait un tantinet.

Mon grand-oncle, qui a toujours mangé très vite, s'arrose de sauce de temps en temps. Hier soir sa belle chemise blanche se couvrait d'éclaboussures. Soudain, Francine s'est écriée: «Mon père, vous savez que Guillaume est en ville.»

Cette phrase a produit sur mon grand-oncle un effet cabalistique. Illico il a saisi sa serviette à peine dépliée sur ses genoux et s'est mis à frotter consciencieusement son jabot et les revers de son veston. Après quoi sans mot dire, fourchette et couteau ont repris leurs fonctions. Ceci demandait explication. Nous l'avons eue après le dîner, mon grand-oncle étant sorti sans doute pour retrouver l'Inspiration, ma cousine nous a dit alors. «Ma phrase: vous savez que Guillaume est en ville, vous a surprises n'est-ce pas? c'est un mot d'ordre convenu entre mon père et moi. Quand nous avons du monde c'est comme cela que je l'avertis qu'il est en train de se tacher. Ce petit subterfuge réussit quelques mois, mais maintenant c'est le secret de la comédie, il est usé et je reste forcée de m'en servir, mon père y tenant mordicus.»

Et cependant ce milieu austère dans lequel je vis depuis quelques jours prendra place parmi mes joyeux souvenirs. Sans doute le calme champêtre a du bon, mais il est un peu monotone; la gaieté franche et le gros rire qui dilate les poumons font du bien. «Il faut rire avant que d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri», c'est La Bruyère qui a dit cela et, me fondant sur les conseils de ce grand philosophe, j'ai ri et je me suis fait plus d'une pinte de bon sang depuis huit jours.

Somme toute, on est très bien ici pour se mettre au vert, air pur, nourriture succulente, doux farniente, je voudrais que tous ceux qui ont besoin de se refaire pussent venir aux Granges. Ils s'en retourneraient certainement sains de corps et d'esprit.

Après vêpres, mon oncle nous a entraînées voir ses cultures. Nous avons cru rêver maman et moi; au lieu de choux et de carottes, nous nous sommes trouvées en présence d'un semis de deux hectares de réséda.

«Ah! mon oncle, vous vous occupez d'apiculture, a dit maman, et voilà la nourriture choisie de vos abeilles?

—Du toute du toute; (mon oncle fait toujours sonner le t comme s'il y avait un e au bout), du toute cette culture est pour mes vaches, c'est un essai et j'aurai un beurre exquis que vous goûterez.»

Le fait est que, si excentrique qu'on puisse être, personne n'a jamais songé à nourrir ses vaches au réséda.

Décidément mon grand-oncle n'est point un homme comme les autres et ses originalités lui sont toutes personnelles.

Le soir, l'excellent homme nous a régalées d'un peu de littérature moins embaumée que le fourrage au réséda, j'en réponds.

«Tu permets, ma nièce, a-t-il dit à maman, tu permets…

—Comment donc, mon oncle?

—Je suis tourmenté par la Muse, comme disait Châteaubriand. Et sur cette comparaison modeste mon grand-oncle s'est mis à déclamer:

Audacieux mortel, au sommet du Parnasse,
Crois-tu caracoler sur le dos de Pégase;
Cet animal rétif pour venger Apollon,
Te précipitera loin du sacré vallon.
Arrête, audacieux, quel démon te lutine?
Du ciel éprouves-tu la vengeance divine?
Arrête…

—Mon Dieu, oui, papa, arrêtez-vous-là, a dit Francine, ces déclamations vous fatiguent toujours.

—C'est-à-dire qu'elles ne t'intéressent guère. C'est le chagrin de ma vie, mes chères nièces, ma fille ne me comprend pas.

—Si, papa, j'admire vos oeuvres, mais je préfère vos poésies légères qui sont moins longues. Dites plutôt à mes cousines les jolis vers que vous avez faits jadis pour moi, quand j'avais seize ans.

—Oui, mon oncle, dites-les, je vous en prie, d'abord ma cousine que je trouve charmante est faite pour inspirer les poètes, et le poète ici s'est doublé du père.

—Tu veux dire que le coeur et l'esprit se sont rencontrés ensemble pour chanter le même objet.

—C'est cela même, mon oncle.

—Pas tant de compliments, a murmuré Francine. Et mon grand-oncle moitié bourru, moitié souriant a repris la parole: Ceci n'est point une poésie louangeuse; c'est le portrait strict de Francine à seize ans.

Qu'est-ce donc que Francine? une bonne fillette
Douce, aimable, sensible, agaçante et follette;
Son caractère est gai, son esprit soutenu,
Et bien qu'un peu rieuse elle aime la vertu.
Sans laideur ni beauté, gentille est sa figure,
Elle a le nez au vent et trotte belle allure:
Ainsi qu'un papillon se plaît à voltiger,
La légère Francine aime à se trémousser;
Elle chante fort bien et de même elle glose;
C'est une fleur champêtre encore à peine éclose,
Les talents et les arts n'occupent pas son temps,
Elle a fort peu d'estime, hélas, pour les savants;
Et comme La Fontaine aimant à ne rien faire,
Boire, manger, dormir est sa meilleure affaire.

—Très bien, mon oncle, très bien, a dit maman, mais vous ne flattez pas ma cousine.

—Ma chère, j'ai dit la vérité. Francine, je le reconnais, est une fille parfaite; elle entend admirablement les soins de la vie, c'est la femme pratique par excellence; mais elle ne comprend rien à l'idéal, elle n'a pas un grain de poésie.

—Cher père, vous en avez trop, il faut bien rétablir l'équilibre.

—Tu sais bien semer de fleurs tes tapisseries et ton jardin, pourquoi ne veux-tu pas aussi semer quelques fleurs de rhétorique sur le papier? Que de fois je t'ai suppliée de t'exercer à la poésie; je t'aurais donné des leçons, j'aurais corrigé tes essais; non, tu n'as même pas voulu me donner cette légère satisfaction; les belles campagnes, les grands bois ne te disent donc rien? Ecoute le langage de la nature; tout parle, la fleur comme l'étoile, le brin d'herbe comme l'oiseau. Tu n'as donc jamais écouté la Muse chanter en toi? tu n'as donc jamais senti ces transports qui m'animent?

Mon grand-oncle était parti. Cela aurait pu durer deux heures, j'étais effrayée.

«Quel lyrisme, s'est écriée maman, quel lyrisme! je suis honteuse de l'avouer, mais je suis, comme ma cousine, très pratique. Vive la prose! La poésie, c'est vide, c'est creux je crois même qu'aucune Soeur sur les neuf n'a rien chanté dans mon âme.

N'est-ce pas Ronsard qui a dit: Que de choses commencées en poésie qui se finissent en prose. Moi j'ai tout de suite pris le commencement par la fin, tandis que vous, mon oncle, vous vous obstinez à ne voir que le commencement.

Mon oncle fronçait les sourcils, c'était mauvais signe, à ce qu'il paraît. Il trouvait maman bien osée de lui tenir tête, d'autant qu'elle avait beaucoup exagéré ses antipathies littéraires pour faire une malice à mon grand-oncle. Pourquoi se mêler de combattre sa marotte favorite.

«Que voulez-vous, reprit vivement Francine pour empêcher l'orage d'éclater, c'est le seul chapitre sur lequel mon père et moi nous ne nous entendons pas. Allons, papa, pour vous calmer et pour effacer la mauvaise impression que vous donnez de moi, j'essaierai de vous faire une pièce de vers. Cela vous fera-t-il plaisir?

—Sans doute, sans doute, mais il est bien tard pour commencer.

—Ah! mon oncle, ne découragez pas le talent naissant.

—Mon cher père, ne me découragez pas; mon essai poétique, vous l'aurez après demain soir» a repris Francine le sourire aux lèvres. Et sur cet engagement plein de promesses chacun est allé se coucher.

Tout en montant l'escalier, Francine nous disait:

«Depuis longtemps, mon père s'étant plaint à tous nos voisins de mes goûts anti-poétiques, ne leur en parle plus, mais, dès qu'il vient quelqu'un en passant, il recommence ses jérémiades et la dernière fois cela m'avait fort ennuyée car nos visiteurs n'étaient point des parents, pas même des amis mais des simples connaissances. Je m'étais bien promis que, la première fois qu'il reprendrait son thème, je lui servirais une pièce de vers que je copierais dans Lamartine ou Victor Hugo, et vous verrez qu'il la critiquera.

—Mon cher oncle se croit donc le seul fils des Muses? a repris maman en souriant pendant que je me disais tout bas: «Un fils bien dégénéré par exemple».

Le 11 septembre.

Notre journée ne s'est point passée avec la sérénité habituelle de ses soeurs aînées.—Avant le déjeuner et pendant que mon grand-oncle était plongé dans le 22e Evangile après la Pentecôte: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu»,—on est venu lui annoncer l'arrivée d'un marchand de vin en gros. Mon oncle possède des raisins renommés jusqu'à présent respectés par le phylloxéra, le mildow, le blanc, enfin par tous ces microbes vignophiles au nombre d'une trentaine, disent les savants, et qui, depuis quelques années, s'occupent consciencieusement à dévorer les vignes. «Venez avec nous, mes chères nièces, a dit notre oncle, vous verrez mes chais.»

Mon oncle fait goûter ses vins à l'acheteur et garde naturellement le meilleur pour la fin, et comme il aime par dessus tout à parler le langage des dieux, il s'écrie en frappant sur un tonneau cerclé de fer et portant un gros numéro: Celui-là vient de mon grand coteau, un nectar… Et le gros marchand de vin qui sait que mon oncle a la réputation d'avoir souvent l'esprit dans les nuages, de riposter soudain: je ferai observer respectueusement à Monsieur que lorsqu'il s'agit de liquide on dit un hectolitre et non pas un hectare. Après cette répartie pleine d'à-propos mon oncle et le marchand se sont regardés également ahuris; mon oncle fronçait encore les sourcils, j'ai cru que l'affaire allait manquer, mais le marchand a repris le premier son aplomb, ses offres étaient rémunératrices et le marché a été conclu.

C'est égal, mon grand-oncle au fond était furieux. Avez-vous entendu, nous a-t-il dit, ce grossier personnage qui semble me prendre pour un vulgaire vigneron et qui, incapable de me comprendre, s'arroge le droit de me donner des leçons de français—c'est trop fort…

Pour comble de malheur on a servi le beurre au réséda. Jamais je n'ai rien mangé d'aussi horrible, un beurre à jeter au fumier, d'une saveur à la fois âcre et miellée. «C'était à prévoir, a dit Francine d'un ton presque sec, voilà le revenu de deux hectares de nos meilleures terres perdu pour cette année sans compter le prix de la semence qui nous a coûté une somme ridicule.

—J'achèterai des ruches, dit résolument mon grand-oncle.

—Il n'est plus temps d'ailleurs; ça ne vous a jamais réussi d'empiéter sur mes domaines. Toutes les fois que j'ai cédé à vos caprices, mal m'en a pris; souvenez-vous de vos poulains boiteux quand vous faisiez l'élevage du cheval, et de votre faisanderie déserte lorsque vous vous occupiez de volatiles.

—Des essais malheureux, a soupiré mon grand-oncle.

—Mon Dieu oui, comme celui du réséda. Tenez, mon cher père, retournez à votre Muse. Vous savez bien que je suis la prose, restez la poésie.»

Nous sommes sorties avec Francine, et nous avons fait une promenade ravissante, sa conversation est spirituelle et charmante, je commence à croire que l'esprit dithyrambique de son cher père coupe les envolées du sien, car Francine est une fille trop respectueuse pour contredire ouvertement ce qu'il dit. Le soir lorsque nous sommes rentrées à notre chambre maman m'a fait part de ses réflexions qui m'ont prouvé que je voyais assez juste: As-tu remarqué, m'a-t-elle dit, comme Francine est intéressante dans tout ce qu'elle dit quand elle est seule. À côté des qualités morales et du bon sens pratique, qui font de ma cousine une maîtresse femme, et un coeur d'or, je lui ai découvert en causant intimement toute à l'heure avec elle un esprit fin, charmant, cultivé dont je ne me doutais pas.

Décidément, son père l'éteint avec son éternelle soupape toujours ouverte. Ah! je comprends qu'elle ait en horreur la poésie! À sa place il y a longtemps que je l'aurais prise en grippe, et que j'aurais même déserté toute littérature.

Le 13 septembre.

C'est hier que nous avions la soirée mémorable des essais poétiques de Francine. «Eh bien! ma cousine, lui ai-je dit avant le dîner, avez-vous songé aux vers que vous devez soumettre ce soir à mon oncle?

—Certainement ils sont prêts et ne m'ont donné aucune peine. J'ai tout simplement copié les premières strophes de la quatrième Harmonie poétique de Lamartine. J'avais songé à prendre une de ses Méditations, mais ces poésies délicieuses m'ont paru trop belles pour un début.

—Y pensez-vous! mon oncle reconnaîtra l'auteur!

—Soyez tranquille, mon père n'admet que les Classiques. Lamartine, Musset et Victor Hugo, dont il n'a jamais voulu lire une traître ligne, sont une trinité d'hérétiques en poésie dont on devrait, à défaut de leur personne, faire brûler toutes les oeuvres par la main du bourreau.—Lire Lamartine! le père de Jocelyn, un livre à l'index, y pensez-vous!»

En sortant de table nous nous sommes rendus dans le grand salon. L'heure était solennelle; Francine tenait son manuscrit en main. «C'est fait, a dit mon grand-oncle Benjamin.

—Oui, oui, ai-je répondu vivement, et je vous demanderai la permission de lire l'oeuvre de ma cousine, l'auteur devant être trop ému.

Soit, je t'écoute: Et d'une voix forte j'ai déclamé.

Parle, lampe du Sanctuaire,
Pourquoi dans l'ombre du saint lieu
Inaperçue et solitaire
Te consumes-tu devant Dieu?

Ce n'est pas pour diriger l'aile
De la prière ou de l'amour,
Pour éclairer, faible étincelle,
L'oeil de Celui qui fit le jour.

Ce n'est point pour écarter l'ombre
Des pas de ses adorateurs;
La vaste nef n'est que plus sombre
Devant tes lointaines lueurs.

Ce n'est pas pour lui faire hommage
Des feux qui sous ses pas ont lui;
Les cieux lui rendent témoignage,
Les soleils brûlent devant lui;

Et pourtant lampes symboliques,
Vous gardez vos feux immortels
Et la brise des basiliques
Vous berce sur tous les autels.

Et mon oeil aime à se suspendre
À ce foyer aérien,
Et je leur dis sans les comprendre:
Flambeaux pieux, vous faites bien.

—C'est tout?

—Oui, mon oncle, mais c'est beau. Que dites-vous de la poésie de ma cousine?

—C'est un peu court, mais je suis satisfait.

Francine, quand je te disais que tu tiens de moi, mon enfant, tu le vois, ça n'est pas plus difficile que cela.—La rime et la mesure y sont, ce n'est vraiment pas trop mal pour un début, il y aura des corrections à faire et beaucoup, mais, dame! on n'entre pas comme cela de plain pied dans le secret des dieux.

J'aurai sans doute du mal à faire un chef-d'oeuvre de ton oeuvre…, mais lorsque j'y aurai mis la dernière main…»

Décidément cette dernière main de mon grand-oncle, elle est comme le doigt de Dieu… infaillible.

Le 14 septembre.

Aujourd'hui nous avons pêché toute l'après midi.—C'est la règle inflexible des Granges—tous les jeudis en prévision du vendredi, mon grand-oncle tend ses lignes quatre heures durant, au bord d'un clair ruisseau. Jeudi il était rêveur, à plusieurs reprises il a abandonné sa ligne pour tirer un papier de sa poche et le lire attentivement; c'est l'oeuvre de Francine… il y a tant de corrections à faire!

Mon grand-oncle adore la pêche; pendant que son hameçon se promène dans l'onde tranquille, sans y rencontrer jamais le plus simple gougeon, sa pensée s'envole dans l'espace à la recherche de rimes têtues et de vers introuvables. Quand la provision des vers rampants (ne pas confondre avec les autres) est épuisée, il revient chez lui heureux de la journée qu'il a si bien employée. En rentrant il prend la gazette. Comme il le dit fort judicieusement, tout homme qui se respecte doit recevoir au moins un journal et connaître les nouvelles du jour. Cependant, il ne lit jamais la politique—parce que cela lui tourne le sang, lui le défenseur du trône et de l'autel (cliché rococo). Il se contente de jeter un coup d'oeil distrait sur les faits divers, qui révoltent en général sa nature vertueuse et lui font monter le rouge au front, puis il ferme le journal avec la visible satisfaction d'avoir accompli un devoir obligatoire, mais pas amusant du tout.

Le jour où il est né, mon oncle Benjamin a dû par mégarde mettre un doigt sur l'aiguille du Temps qui a cessé de marcher pour lui.

Sa Muse, ses habitudes et sa personne, qui comptent aujourd'hui quatre-vingt-quatre printemps et quatre-vingt-cinq hivers, c'est lui-même qui le dit, sont en retard d'un siècle sur l'époque actuelle; c'est sans doute pour cela qu'il ne fait aucun cas des inventions nouvelles. Aux Granges on est encore au régime de la chandelle, de la six à la livre au salon, de la dix à la cuisine, et il n'y a pas encore bien longtemps que le suif a remplacé la résine. Mon oncle n'a jamais voulu voyager en chemin de fer, cette vertigineuse locomotion lui donnerait mal à la tête, il ne connaît que sa berline antique, mais pas solennelle, un coche antédiluvien.

Il se fait gloire également de n'avoir jamais franchi les murs de la capitale. C'est un point d'honneur pour lui. Fi donc, de cette Babylone moderne qui périra par le feu. Ils étaient trois vieux amis qui avaient fait serment de n'y point aller dans ce Paris maudit; l'un d'eux s'est parjuré, il est même revenu en déclarant qu'il avait fait un charmant voyage et qu'il était prêt à recommencer. Quelle horreur! s'il l'osait, mon oncle se signerait avant de prononcer son nom. L'autre ami est mort. Il n'y a que M. Benjamin qui ait tenu bon, aussi est-il devenu légendaire dans le pays. Benjamin, en voilà un nom charmant quand on a 4 ans; mais, quand on en a 84, il est tout simplement ridicule.

Ah! ce cher oncle! Ma plume trotte toute seule lorsque je parle de lui. Il y a cinq ans il fut au plus mal d'une fluxion de poitrine. Nous craignions tous, non sans raison, que ce fût sa dernière maladie. Mon oncle demanda à voir l'unique ami d'enfance qui lui restât. Un ami avec lequel il avait été lié toute sa vie et auquel il avait rendu mille services. C'est singulier, mais il y a des gens qui s'attachent par les services qu'ils rendent et d'autres qui se détachent par les services qu'ils reçoivent. Mon oncle était donc très attaché à son ami d'enfance lequel ne lui témoignait qu'une médiocre reconnaissance. Le bienfait pèse aux âmes basses. On envoie la fameuse berline chercher l'ami qui demeure à quelques lieues. Celui-ci en robe de chambre et en pantoufles se dorlotait au coin du feu en fumant son brûle-gueule et en sirotant son petit verre. Il s'habille de mauvaise grâce et maugrée fort contre décembre qui a ouvert l'antre du vent et les cataractes de la pluie juste le jour où l'amitié l'oblige à sortir. Il part, beaucoup plus préoccupé de lui-même que du moribond. Du reste j'ai connu bien des gens qui n'ont pas attendu à être octogénaires pour briser dans leur coeur les cordes de la sensibilité.

Il arrive, ma cousine se précipite. «Ah Monsieur! venez, je vous en supplie, réconforter mon pauvre père; quelques bonnes paroles de vous lui feront tant de bien!

—Mademoiselle, dit l'ami en tirant son pardessus, je compatis à votre douleur. Je vous remercie d'avoir pensé à moi (la politesse exige quelquefois qu'on sache mentir).

Pauvre ami! continua-t-il, à nos âges on ne peut guère espérer… C'est un pas difficile à franchir, mais tout le monde s'en tire—et comme Francine le regardait sévèrement: C'est le comte de Guiche qui jadis a dit cela, Mademoiselle, ce n'est pas moi». Puis entrant dans la chambre de mon oncle, il lui prend la main, et lui dit d'un air fort dégagé: Eh bien! mon pauvre Benjamin, nous allons donc mourir!… c'est pas la mer à boire! c'est pas la mer à boire. Ce fut tout ce que l'excellent ami trouva dans son coeur pour consoler le père et la fille. Après ces bonnes paroles, il fut s'asseoir au coin du feu, et demanda un grog. Ma cousine était consternée.

Cette façon leste de l'expédier dans l'autre monde ne pouvait être du goût de mon oncle. Il se regimba. «Hé! l'ami, je n'ai point encore bouclé ma malle, répondit-il, et ce n'est peut-être pas moi qui partirai le premier.» Le fait est que l'ami est mort depuis et que mon oncle, qui nous racontait l'histoire, a terminé en manière d'oraison funèbre—Mon Dieu, oui, je me suis fait un dernier devoir d'aller enterrer ce gaillard-là, mais en vérité, après l'affection qu'il m'avait témoignée, je n'y étais pas obligé.

Jeudi soir après souper, mon oncle, reprenant l'oeuvre de Francine, nous a fait part de quelques modifications. «Comprends, compare mon enfant, tu vois comme tous les changements que j'ai apportés sont heureux; ce n'est qu'un commencement, mais lorsque j'y aurai mis la dernière main…

Le 16 septembre.

Hier nous sommes encore allées, à notre grande joie, nous promener avec Francine pendant que mon oncle restait en tête à tête avec sa Muse. Tout en marchant, tout en devisant, nous avons été visiter Fanchon, la protégée favorite de ma cousine; une bonne vieille qui tourne tout le jour son rouet (ce fil c'est son pain quotidien) et la nuit récite son chapelet et prie le Bon Dieu pendant les heures qu'elle passe sans sommeil. À quatre-vingts ans elle veut encore gagner sa vie. Une légende s'attache à sa chaumière.

—Une légende, s'est écriée maman, ah! contez-nous-la. Les légendes sont la poésie du passé; les paillettes et les flonflons, les rubans et les fleurs enguirlandant les sévérités de l'histoire.

Et Francine a repris en riant. On pourrait l'appeler; la Légende des
Haricots.

—Par exemple, a dit maman, comme ces deux mots: légende et haricots doivent être étonnés de se voir côte à côte. La légende! ce nom éveille en l'esprit quelque chose de poétique, de suave, un pénétrant parfum d'antan.

—C'est vrai, a répondu Francine, pour les Bretons comme vous, la légende c'est un chant, une mélodie, un souvenir des temps passés qui vous berce et vous endort sous les ailes de l'imagination.

Le vulgaire haricot!! quoi de moins poétique! Quoi de plus terre à terre! la plupart du temps ce nom fait sourire, appelle la plaisanterie et provoque l'éclat de rire. Mais cette légende-ci s'élève plus haut et je vais vous la raconter. Un souffle mystique passe sur elle et l'on oublie le côté prosaïque pour ne voir que le miracle de la Charité.

«Au temps mauvais de la Révolution, le curé du village qui nous touche s'en allait un jour dès l'aurore porter à l'un de ses paroissiens malade les derniers sacrements, la suprême consolation.

Une forte pluie d'orage avait la veille raviné tous les sentiers et transformé les chemins en rivières de boue.

Le bon curé faisait mille détours pour éviter les fossés pleins d'eau et les fondrières de la route.

Il était presque arrivé au terme de sa course lorsqu'une mare profonde s'offre à sa vue, lui barrant complètement le chemin.

Le curé, craignant moins pour lui que pour le trésor sacré, l'Hostie Sainte qu'il porte et ne voulant pas retourner sur ses pas, s'arrête un instant fort embarrassé. Il prête l'oreille et croit percevoir un léger bruit. En effet, un homme est là qui bêche, c'est Jean, un richard de l'endroit, le Coq du village.

Maman a interrompu malicieusement Francine.

—Mes compliments, le Coq du village! j'ai remarqué, en général, que les coqs de village sont tous des oies; mais je vous interromps. Continuez.

—Le bon curé hèle d'une voix forte Jean qui semble absorbé dans son travail, lui fait part de son embarras, et le prie de vouloir bien le laisser traverser son champ.

—Que nenni, Monsieur le Curé, vous m'écraseriez trop de pois, ils lèvent à peine et la dernière récolte n'était déjà pas si belle. J'voulons conserver celle-ci.

Cette réponse péremptoire n'étonna qu'à moitié le bon curé, il connaissait le mauvais caractère de Jean et ses idées révolutionnaires. Il n'y avait pas à insister, il restait là, sans trop savoir ce qu'il ferait, quand de l'autre côté de la haie, une voix franche et joyeuse, l'appelle: «Monsieur le Curé, revenez un peu sur vos pas, prenez par la claie (barrière) et passez par mon champ, c'est un grand honneur pour moi que Notre-Seigneur le traverse; mes haricots ne s'en porteront pas plus mal, bien au contraire, et vous direz au Bon Dieu de les faire lever.

—Oui, Pierre, je dirai au Bon Dieu de les faire lever et aussi de te bénir toi et ta famille.

Le curé traversa sans encombre le champ et put administrer à temps le moribond, propriétaire alors de la chaumière qu'habite maintenant la bonne vieille.

Trois mois après, Pierre en cueillant sa récolte de haricots, cette fois extraordinairement abondante, fut surpris et charmé en voyant que sur chaque haricot, semé blanc, se voyait un ostensoir parfaitement dessiné en brun, et depuis tous les haricots provenant de ceux-ci sont marqués du même cachet. La charité de Pierre lui avait porté bonheur.

—Oh! oui, elle est charmante, votre légende, j'aurais bien voulu voir ces haricots-là.

—C'est très facile, l'espèce en existe toujours; nous en avons à la maison, m'a répondu Francine, je vous en donnerai un petit sac, vous les sèmerez dans votre jardin et pourrez à votre tour recoller les haricots du miracle.

—J'accepte de grand coeur et vous me faites bien plaisir.

Pendant notre sortie, mon grand-oncle, pratiquant les préceptes de
Boileau

«Sur le métier, remettez votre ouvrage
Polissez-le sans cesse et le repolissez.»

travaillait la poésie de sa fille.

De l'oeuvre de Lamartine il ne reste plus trace. Son ombre a dû tressaillir de cette horrible mutilation. Nous en avons eu une dernière lecture après souper. Mon oncle était rayonnant. Les limites de la bêtise humaine sont introuvables comme autrefois les sources du Nil, et comme mon oncle voulait recommencer en déclamant du geste et de la voix: Non, papa, ne parlons plus de notre travail, a dit Francine qui baillait à se décrocher la mâchoire pour ne pas rire, revenons à vos poésies légères; mes cousines partent demain, c'est la dernière soirée que nous passons ensemble. Chantez-nous pour finir la ronde que vous m'avez dédiée sur l'air: «Au pays de Bretagne». Et mon grand-oncle sans se faire prier, passant avec une désinvolture sans pareille de la déclamation au chant, a commencé et fini d'une voix chevrotante:

Bergère aimable et joyeuse,
Chantez-nous donc un couplet.
Si cela ne vous déplaît,
Chantez ma fille,
L'écho des bois redira
Elle est gentille.

Dans ce séjour agréable
Où croissent d'aimables fleurs
Les Belles charment les coeurs.
Chantez ma fille,
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

Veuillez pour ma récompense,
Moi qui sais tant vous aimer,
Me donner un bon baiser.
Chantez ma fille.
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

N'allez pas, chère Francine,
Vous prendre aux jolis filets
De trop louangeux couplets.
Chantez ma fille,
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

Gardez-vous, bonne fillette,
D'écouter les vains flatteurs
Ils sont souvent fort trompeurs.
Chantez ma fille,
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

Pour finir ce verbiage,
Ces couplets, doux passe-temps,
Je dirai dansez longtemps,
Chantez ma fille.
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

Ma cousine et maman ont applaudi, moi je n'ai pas eu ce courage.

Oui, c'est à perpétuité
Que mon cher oncle à la ronde,
Veut occuper tout le monde
De sa personnalité.

Cette bonne Francine, elle flatte trop son père, mais elle l'aime tant qu'elle ne voudrait pas lui connaître la plus petite imperfection.

Je n'en suis pas là, moi, et je me désopile la rate tout à mon aise en l'écoutant. Mais je sens qu'il n'est pas trop tôt que ça finisse, de temps en temps mon oncle raffermit ses lunettes, me regarde en face et m'apostrophant vivement: «Ah ça! pourrais-tu me dire ce qui provoque ton hilarité?» et je reste coite.

Maman, tout en me faisant de gros yeux, vient à mon secours et dit: «Vous savez bien, cher oncle, que la jeunesse s'amuse de tout et de rien; d'une fleur qui s'effeuille, d'une mouche qui vole de travers…»

Au fond je ne voudrais pas lui faire de peine, le pauvre homme; nous partons demain, c'est fort heureux, car le ridicule a fait une si large brèche dans le respect que je porte à mon grand-oncle poète, qu'à la longue je ne pourrais plus le regarder sans rire!

Le 17 septembre.

À midi nous étions à Saint-Nazaire, à deux heures nous causions sur nos grèves de Saint-Hylax, en costume de bain; Henri nage décidément comme un poisson. Je voudrais bien en faire autant; mais, avant d'arriver sur nos plages tranquilles, que d'alertes, que d'émotions!…

Ce matin, nous prenons à Nantes le bateau à vapeur pour descendre la Loire jusqu'à Saint-Nazaire. Il fait un temps admirable, et le soleil est encore si brûlant que nous serons infiniment mieux sur le bateau que dans les wagons, où l'on étouffe.

Nous allons avoir l'espace, le grand air, le ciel bleu, la brise caressante, le murmure des roseaux qui assurément ne pourront nous faire nulle révélation malsonnante, ni trahir aucun secret comme celui, par exemple, que leur confia jadis l'indiscret barbier du roi Midas.

Nous arrivons à sept heures sur le quai, le bateau chauffe, quelques voyageurs diligents arpentent le pont, et une foule de bancs et de pliants, dressés sous la tente, semblent inviter les dames à s'asseoir. Comme nous allons être à l'aise, et quelle charmante traversée nous allons faire!—Nous nous embarquons, mais sans penser, hélas! que tout le monde a fait le même raisonnement que nous, en sorte que voyageurs et colis s'entassent bientôt sur le pont avec frénésie. On commence un peu tard à s'apercevoir qu'il est temps de refuser les gens et les choses. On n'est même qu'à moitié rassuré, tant la foule est compacte. Quelques personnes parlent de redescendre et notre bateau, en ce moment, ressemble assez à une forteresse assiégée; les assiégeants voulant y entrer et les assiégés en sortir. Jusqu'aux dernières vibrations de la cloche c'est un tohu-bohu épouvantable; il n'y a plus de place pour s'asseoir, on se coudoie debout et les caisses qu'on ne cesse d'empiler, s'escaladant les unes les autres, donnent, à notre modeste bateau l'apparence d'une montagne flottant sur l'eau. Enfin, un nuage de fumée noire et épaisse obscurcit le ciel, la vapeur s'échappe en mugissant, la machine s'ébranle… Mais le navire n'est point équilibré, toute la charge est sur le pont et ses flancs sont vides; un effroyable roulis se fait sentir; les sabords embarquent l'eau; le capitaine monte sur un banc et d'une voix de Stentor commande: «Tout le monde en bas, il faut remplir les chambres.» Les enfants crient, les femmes pâlissent, les hommes murmurent, mais personne ne veut obéir. «Je reste sur le pont, pense chacun.»

Les plaintes commencent à s'élever. «S'il y a danger, débarquez-nous!—Mais il n'y en aurait pas, reprend le capitaine, si vous vous rendiez à mes observations, c'est vous qui allez le faire naître.»

Personne ne bouge davantage. «Attends un peu, me dit maman, et tu vas reconnaître le fond indiscipliné et frondeur du caractère français: on a peur, chacun comprend que l'invitation du capitaine est nécessaire et juste, et cependant on ne veut pas céder ni obéir à ce commandant qui, en définitive, n'a le droit de donner des ordres qu'aux hommes de son bord, et tu vas voir qu'on va se mettre à discuter, oubliant que c'est l'action et non la parole qui peut sauver.» À ce moment, en effet, un monsieur à cheveux blancs, s'écrie d'un air résolu:

«Vous allez me débarquer, capitaine.

—Mais, monsieur, il n'y a nul danger, c'est un moment de désordre.

—Ça m'est égal, je veux descendre à terre, on ne peut pas me retenir de force ici.

—Mais, monsieur, vous allez pousser à l'épouvante, jusqu'à l'émeute, vous voyez bien que tout le monde reste et moi-même…

—Ah! par exemple, ceci est trop fort, gronda le monsieur, s'emportant de plus en plus, votre bateau serait sur le point de sombrer que vous devriez rester à son bord; et, quand tout l'équipage serait en train de se sauver, votre devoir vous y enchaînerait encore jusqu'au dernier homme. C'est comme un général sur le champ de bataille, continue le monsieur s'échauffant toujours davantage et regardant plusieurs voyageurs en tenue militaire; c'est comme le mécanicien sur sa locomotive, il a entrevu le danger, un conflit est inévitable, il pourrait peut-être sauter, s'échapper il est encore temps… mais l'honneur le retient à son poste et il doit mourir plutôt que de déserter. Chacun doit faire son métier, mais je le déclare ici: nous ne sommes pas chair à canon, ni à wagon, ni à poisson, nous sommes des passagers qui nous confions à vous et vous répondez de notre vie.»

Toute cette belle tirade s'était éteinte dans le brouhaha croissant; il y avait longtemps que le capitaine ne l'écoutait plus.

Nous descendons dans les chambres, quelques personnes nous suivent; mais c'était inutile: les hommes du bord avaient reçu l'ordre, à défaut de voyageurs, de remplir les cabines de la majeur partie des bagages.

Après quelques mouvements désordonnés, le bateau reprend son aplomb, la paix se rétablit, chacun se rassure et peut regarder sans inquiétude cette grande route qui marche, ainsi que Pascal appelle les fleuves.

Nous n'avons pas eu d'autre incident, sauf l'aventure inverse de deux voyageurs; l'un plein de sollicitude pour les malles qu'on continue d'entasser dans les cabines, oublie sa station, et lorsqu'il se précipite sur le pont pour descendre, il n'est plus temps, le bateau a repris sa marche; l'autre au contraire ne peut monter à bord, il accourait au bateau dans une nacelle trop tard pour accoster, il gesticulait, criait, jurait dans sa coquille de noix comme un vrai diable dans un bénitier. Nous l'avons entrevu une dernière fois, se livrant à toutes les marques du plus profond mécontentement; arrivé à son paroxysme, c'était une tempête… dans un canot. Il a dû s'enfuir en tourbillon.

À Saint-Nazaire, on nous a écorchées vives pour transporter notre simple caisse, du bateau à la voiture. «Saint-Nazaire c'est une petite Californie, a dit ingénument le commissionnaire, il faut que tout le monde y passe.» Et nous avons dû passer sous ses fourches caudines et lui payer un tarif… non tarifé.

Le 19 septembre.

Décidément, nous sommes des amphibies et nous vivons presqu'autant dans l'eau que sur terre. Qu'on en juge. Tous les jours, nous prenons deux bains qui se prolongent presque indéfiniment et nous pêchons deux ou trois heures enfoncés dans les flots jusqu'à la ceinture. Aussi crevettes, moules et coquillages de toutes sortes remplissent-ils nos paniers de pêche. Autrefois, nous prétendions reconnaître nos crevettes même après la cuisson. «C'est moi, disais-je, qui ai pris cette belle-là.—Non, répondait mon frère Henri, elle est sortie de mon filet, j'en suis sûr, et je vais la manger.—Par exemple! c'est à moi de la prendre.» Et pendant que nous discutions si vivement, maman saisissait la crevette en litige, la dépouillait délicatement de son écaille rose et l'avalait, nous mettant ainsi d'accord, en parodiant la fable des Voleurs et de l'Ane, ou mieux encore de l'Huître et des Plaideurs. Pour la cueillette des moules qui tiennent dur au rocher, on s'écorche toutes les mains, et, malgré les espadrilles, les pieds qui courent sur les falaises ne sont pas en meilleur état. Mais, bah! quelques égratignures de plus ou de moins, on n'y regarde pas de si près; avec cela nous sommes faits comme des Bohémiens en vacances, les pieds pleins de vase et du sable jusque dans les cheveux. C'est là le plaisir. Tout à l'heure je voyais Henri assis sur un rocher pointu, tout au bord de la mer, battant l'eau de ses deux jambes, et je l'ai remercié de me donner ainsi en miniature la représentation du colosse de Rhodes.

Ce que j'aime par-dessus tout cette année, c'est de venir le soir contempler l'infini, c'est de venir, à l'heure où la terre s'endort et où s'éveille le firmament, lire dans ces deux sublimes pages de la création, la mer et les cieux! Ce que j'aime, c'est de courir le matin les cheveux au vent, les pieds nus sur notre plage sablonneuse, ignorant les semis de galets, et de suivre ma pensée qui vagabonde dans l'immensité.

Alors, j'écris sur ce sable, fin et brillant, comme les Romains sur leurs tablettes, les plus jolies choses du monde, oubliant que la vague insouciante va bientôt tout effacer. Ah! oui, je passerais mes jours devant l'Océan à la tunique verte, à la ceinture de roches grises, agrafée de sable d'or, à suivre son flux et son reflux, à regarder ses flots qui coupent en deux l'équateur et qui bornent les deux pôles, à contempler ses vagues désordonnées qui se détachent de l'Amérique et font 1,800 lieues avant de toucher nos grèves. Ah! c'est comme une extase qui s'empare de l'esprit, devant cet immense miroir où le temps n'imprima jamais aucune ride durable, et qui n'est pas encore assez vaste pour réfléchir la face de Dieu!

Je voudrais pénétrer cette mer, dont le sein fourmille d'êtres inconnus, soumis à la grande loi du changement autant que toutes les choses qui passent et dépendent du domaine actif de la nature, soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal. Je voudrais analyser ses plantes sans nom, étudier ses animaux sans cesse renaissants et qui viennent se jouer à la surface des flots, se baigner d'air et de lumière, ces deux sources de vie! Le naturaliste, qui cherche à pénétrer les ombres mystérieuses de l'Océan, à découvrir les richesses enfouies dans le fond de ses abîmes, n'est-il pas comme l'historien qui essaye d'éclairer l'obscurité des âges écoulés?

Chacune de ces lames est comme un berceau. La vie se répand de toutes parts dans les couches supérieures, et, pour ces millions de vies, le lit de l'abîme est le champ du repos. Et l'on se demande des trois livres de la création, quel est le plus beau, de la mer immense, du ciel étoilé ou de la terre en fleurs!

Le 20 septembre.

Nos plages se couvrent de plus en plus d'habitations mais, en revanche, elles se découvrent de plus en plus de bivalves et de coquillages. La solitude, c'était leur salut; maintenant, tout le monde pêche, aussi les moules s'en vont. Oui, les moules, qui le croirait, comme les hirondelles, se donnent le mot pour émigrer tout d'un coup! Pourquoi? on l'ignore; mais, un beau matin, au moment où l'on arrive pour cueillir son déjeuner sur un banc couvert encore hier de millions d'individus, on entend comme un bruissement dans la mer, comme un mouvement d'ailes battant les flots. Les moules viennent de partir, elles ont ouvert leur coquille et volent dans le sillon des vagues comme le papillon dans l'azur des cieux.

Du reste, elles ne sont pas seules à faire des migrations intelligentes. Il y a quelques années, les harengs se pêchaient en grande abondance sur des grèves presque voisines des nôtres. Un industriel s'empresse de bâtir un vaste établissement, rempli de presses et de machines pour la conservation du hareng. Hélas! pour lui ce vaste établissement devint le pot au lait de Perrette; il avait rêvé la fortune et ne trouva que la ruine. À partir du jour où les machines purent fonctionner, les pêcheurs ne rencontrèrent plus un traître hareng; ils avaient disparu comme par magie et onques depuis on n'en a revu.

Pour preuve de leur séjour sur nos côtes inhospitalières et désertes, il ne reste qu'une grande maison fermée qui intrigue le voyageur; naturellement, il s'informe de ce que cela pouvait être, et il apprend ce que je viens de dire. Cependant nos moules, malgré leur amour de la tranquillité, et bien que nous les tracassions souvent, n'ont point toutes déserté nos rives, et aujourd'hui la mer montant très haut et descendant très bas, nous sommes allés à la pêche aux moules qui ne se découvrent qu'aux grandes marées; celles-là sont infiniment meilleures et plus belles que celles des rochers que le flux baigne seulement quelques heures et qui restent une grande partie du jour exposées aux rayons du soleil.

C'est ce qui a fait dire qu'à l'exemple des huîtres, les moules baillent; et, on effet, elles se tiennent hermétiquement closes pendant la chaleur, mais, dès qu'elles ont senti les premières vagues, au retour du flux, lécher leur coquille, elles s'ouvrent tout doucement chaque fois que l'eau revient, et aspirent ainsi la fraîcheur et la vie. Ces moules-là vivent donc, mais elles ne s'engraissent pas. Parlez-moi des autres, de celles qui demeurent accrochées au fond de l'eau; elles sont presque aussi bonnes que les huîtres. Nous avons donc fait une ample récolte; nous étions tous là, cueillant, cueillant toujours. Notre grand panier débordait; sans doute ce n'était pas grand'chose de le remplir, le difficile c'était de l'emporter. Enfin nous réfléchissons que la mer est encore bien retirée et qu'en la suivant nous abrégeons notre route de plus de moitié: pas de sables fatigant à traverser, pas de rochers à contourner ou à escalader, mais une belle plage unie, toute droite, nous n'avons qu'à marcher devant nous; c'est ce que nous faisons, je prends courageusement le panier, puis chacun le porte à son tour.

Nous nous reposons rarement, mais nous changeons souvent de mains, car plus le but se rapproche et plus le fardeau semble s'alourdir. C'est l'effet de la fatigue. Enfin nous sommes devant le port Charlotte et nous n'avons plus qu'une baie à franchir pour être chez nous, coupons toujours au plus court et lançons-nous dans les sables vaseux du rivage; le chemin est si lisse et si blanc!… J'ai au bras le panier qui me pèse singulièrement; tout à coup le sable cède, j'entre jusqu'à la cheville, un effort va me dégager; mais, pendant que je retire mon pied droit, ma jambe gauche enfonce jusqu'au genou. J'abandonne le panier, espérant plus facilement me sortir de ce mauvais pas; impossible. J'enfonce de toutes parts… Je suis entourée de cette traîtreuse vase si douce, si chaude, mais si terrible dans ses enlacements; j'en ai jusqu'à la taille… chaque mouvement m'engloutit de plus en plus. Henri, qui voit mon anxiété et n'a pas fait son trou, arrive à mon secours en prenant mille précautions; grâce à son aide, je puis me retourner, revenir en arrière, de ce côté seulement est le salut. Je suis habillée d'une robe de vase collante, épaisse et bien pesante; mais, en comparaison de tout à l'heure, je me trouve ingambe et leste à marcher sur une corde raide, comme madame Saqui. Je rentre bénissant les divinités marines qui ne m'ont point encore cette fois vouée au trépas. «L'expérience est une lumière qui trop souvent n'éclaire que ceux qu'elle brûle.» Me voici bien éclairée, j'en conviens, et pas à la veille de m'aventurer ainsi à la légère dans ces sables mouvants, qu'une marée suffit pour déplacer.

Le 21 septembre.

Hier soir, malgré mon aventure du matin, je suis allée avec maman et mes frères à une grande pêche organisée par nos voisins.—La pêche de nuit, une fois en passant, a bien son charme, avec accompagnement de lune au ciel (l'obscurité est cependant beaucoup plus favorable aux pêcheurs) et de lanternes sur terre.—Comme Diogène, on cherche, mais ce n'est pas un homme qu'on désire; fi donc! c'est la moindre des préoccupations, ce qu'on demande, c'est beaucoup, beaucoup de poissons. À peine les dernières mailles de la seine sont-elles sorties de l'eau, que chacun se précipite vers la poche; la main qui tient la lanterne parcourt fiévreusement tous ses anneaux: les paniers s'ouvrent, les doigts s'agitent; il faut saisir le poisson, qui lui se glisse, se faufile, s'élance… loin du traître filet pour retrouver la vie dans son élément, et dans le premier moment de ce va-et-vient, on pourrait prendre les pêcheurs cachés dans l'ombre et le mystère, pour tout, excepté pour ce qu'ils sont. N'apparaissent-ils pas, arpentant cette plage sans bruit et parlant bas, comme des conspirateurs agités par leurs débats? Tous ces gens agenouillés autour des rayons tremblants d'une faible lanterne, ne sont-ce pas des voleurs se partageant le butin?—Non, non, ne craignez pas, promeneurs nocturnes, voyageurs attardés, ce groupe se compose des plus honnêtes gens du monde.

Quand la mer est phosphorescente, c'est un bien autre tableau. Son écume est de perles, ses vagues de flammes, et la seine, devenue un réseau d'or, disparaît dans des sillons de feu. C'est la pêche merveilleuse, mais qui n'en devient pas plus pour cela la pêche miraculeuse, bien au contraire, et le poisson défiant, loin de se laisser fasciner par ce qui brille, se tient coi dans ses profondes retraites, et se moque bien des filets et des pêcheurs.

Trois beaux Parisiens, venus en villégiature dans nos parages, et désireux de connaître tous les plaisirs qu'offre la mer, sont apparus à cette pêche aux flambeaux et qui oblige à se mettre à l'eau, parés de leurs plus beaux atours, comme pour aller au bal, pantalon gris perle, habit de gala, chapeau à haute forme, gants frais, souliers vernis! Ils espéraient sans doute nous éblouir; eh bien! ils n'ont point réussi, et nous nous sommes bien amusés d'eux et de leur toilette, dans laquelle ils paraissaient aussi à l'aise que nos poissons dans nos paniers.

Nous attendons des amis qui doivent venir à bord de leur yacht et depuis hier nous interrogeons continuellement l'horizon, chaque bateau qui passe éveille de nouveaux espoirs, suivis de nouvelles déceptions.

Pourquoi n'arrivent-ils pas? C'est que l'homme n'a point encore découvert le secret de commander aux vents et aux flots, et que le voyageur qui prend les grandes routes de l'Océan avec ses voiles au vent ne peut pas dire, comme celui qui marche par les chemins de la terre: tel jour et à telle heure j'arriverai! Cela serait vraiment trop commode si l'on pouvait prendre la rose des vents et tenir la corde du côté qu'on veut. Un rien dérange l'harmonie, la brise qui tourne, le courant qui change, la lune qui s'est mal couchée ou le soleil qui ne s'est pas mieux levé, et crac, il n'en faut pas davantage pour grisonner le ciel, bouleverser la température si impressionnable des mers et déranger tous les projets.

Le 23 septembre.

Nous tenons enfin tout notre monde. «Se voir est un plaisir, se revoir un bonheur!» Mais, à peine arrivé, on nous menace de repartir, on est venu seulement nous serrer la main, nous dire un petit bonjour. Moi, j'espère beaucoup en l'inconstance des flots, dont cette fois je bénirai les caprices. Les vents n'ont pas changé et puisqu'ils étaient favorables à l'arrivée, ils seront très contraires au départ.

Le 25 septembre.

Hier soir nos amis nous ont fait de longs adieux, le vent n'était pas précisément pour eux, mais ils devaient lever l'ancre au premier courant, entre trois et quatre heures du matin. Dame! je riais sous cape, bien convaincue que l'embarcation resterait en panne toute la journée entière et peut-être plusieurs jours encore. C'est ce qui va arriver, et pendant qu'elle déploie ses grâces sur place, que ses voiles pendent piteusement, sans un souffle pour les gonfler, ce qui, au fond, nous est fort agréable, nous allons promener nos hôtes dans nos environs. Lundi, grande excursion sur le littoral.

Le 26 septembre.

Nous projetons d'aller à Pornic; ce sera une jolie excursion, mais, en attendant, le ciel s'est chargé de nous donner une fête de nuit gratis et à domicile. D'abord nous avons allumé nos regards aux clartés de la nature. De grandes lueurs couraient dans le ciel, qui en restait tout illuminé; ce n'étaient que sillons d'ombres et de lumières jusqu'à l'horizon; ces lueurs, ces épars comme on voudra, s'étaient surtout emparés d'un gros nuage blanc qu'elles avaient métamorphosé en feu d'artifice dont les étincelles, les fusées, les gerbes nous apparaissaient dans la sérénité et la transparence d'une nuit tranquille, sans le tapage des artificiers et l'odeur de la poudre. Un peu plus loin, le gros globe rouge de la lune, (la lune cette amie du marin) sortant de la mer, semblait un nouveau phare, ou un ballon gigantesque se promenant à la surface des flots; mais bientôt ce sont de véritables éclairs précurseurs de la foudre qui court dans le ciel et secoue l'air et l'Océan de ses violentes détonations. Là, ce sont des déchirements profonds de l'azur, qui semble labouré par un soc de feu; ici, ce sont des serpents de flammes qui se tordent et déroulent leurs anneaux sans fin. Puis, pendant quelques instants tout rentre dans la nuit, pour revenir ensuite avec plus d'éclat encore.

Oui, de tous côtés des milliers d'étincelles se croisent, se choquent, s'allument et s'éteignent à la fois, s'en allant et revenant comme une folle bande d'insectes lumineux, une troupe de papillons d'or à faire rêver aux lucioles d'Italie. La nature, qui ne fait jamais les choses à demi, est admirable dans tous ses phénomènes, surtout aux bords de la mer, où elle se montre plus grandiose que partout ailleurs.

Hélas! cette scène magnifique s'affaiblit déjà; la lune va changer les décors, calmer la foudre et paraître sur son char triomphant. Puis, pour lui faire la cour, toutes les étoiles vont se lever sur le passage de leur reine, et, demain matin, lorsque le soleil, à son tour couronnera de son nimbe d'or le ciel transparent et pur, nous croirons que ce violent orage, qui ébranle tout en ce moment encore, n'a passé que dans nos rêves.

Le 28 septembre.

Pornic est un petit port de mer maintenant très fréquenté par les touristes. On n'y trouve pas le monde mirobolant de Dieppe et de Trouville, mais on y rencontre l'aristocratie de l'ouest, et aussi une foule de gens avides de repos; ils viennent demander à la mer son air vivifiant et réparateur, à la belle nature ses sites verdoyants qui défatiguent les yeux du sable brillant des grèves et des lames miroitantes de la mer.

La ville de Pornic a une histoire. Son origine remonte dans l'antiquité. Il est même permis de croire, d'après les découvertes faites de tombeaux romains, d'objets anciens et d'inscriptions multiples, qu'elle avait autrefois une certaine importance.

La mer en se retirant n'a plus permis l'entrée du port aux navires de grande dimension; mais on est autorisé à penser que jadis les vaisseaux pouvaient trouver dans le port de Pornic un abri spacieux.

Un vieux château, ancien castel des seigneurs de Retz, domine l'entrée du port. Au temps des guerres de Vendée, des batailles sanglantes furent livrées sous ses murs, où les boulets ont laissé leurs traces. Une croix de pierre, penchée par le temps, couronne un rocher en saillie sur la mer, lieu de sépulture des chouans.

Le château de Pornic n'est pas le seul souvenir subsistant des seigneurs de Retz, dont toute la contrée a porté le nom. À quelques lieues d'ici se trouve une vieille tour en ruines entourée d'une superbe pièce d'eau où des carpes séculaires prennent leurs ébats. On l'appelle la tour de Princé. Elle était reliée jadis par un souterrain à un vaste château, résidence habituelle des seigneurs de Retz. C'est là que vint souvent le célèbre Barbe-Bleue, dont aujourd'hui on raconte encore aux enfants, les cruautés et le juste châtiment. Le gardien de la tour conduit les visiteurs dans un bois, oui, dans un bois où il montre des îles séparées les unes des autres par des ponts-levis. Jadis les fossés étaient remplis d'eau; actuellement ils sont à sec, et les îles, que l'on appelait les îles enchantées, ne se distingueront bientôt plus. La légende, toute frissonnante, assure que, dans chaque île, Barbe-Bleue enfermait une de ses femmes. Les vieux du pays racontent que dans leur enfance les demeures de ces femmes étaient encore debout.

Mais revenons à Pornic. L'ancienne ville elle-même, propre et gracieusement plantée sur une colline, s'augmente chaque année de chalets, villas, cottages de toutes sortes; si cela continue, une pointe déserte où l'herbe jaunit et où aucun arbre n'a jamais pu pousser, la pointe de Gourmalon, ne tardera pas à former une sorte de faubourg.

De Pornic à Sainte-Marie, on rencontre trois plages, celles du Château, de Noveillard et des Grandes-Vallées, qui sont pendant toute la journée les lieux où l'on se retrouve et où l'on vient s'asseoir. Une jolie promenade, sorte de terrasse sur la mer, y conduit en suivant les détours accidentés de la côte.

Les environs de Pornic sont très pittoresques. À Paimbeuf, l'embouchure de la Loire présente un aspect majestueux. Saint-Gildas est l'une des pointes les plus avancées dans l'Océan.

Si on va à la Bernerie, on passe devant l'habitation de l'un des Charette. C'est là, sous des quinconces de tilleuls, que fut décidée la dernière insurrection vendéenne. La mer en cet endroit se retire à plusieurs kilomètres au moment de la marée basse.

Le 30 septembre.

Hier matin, à six heures, par le plus beau temps du monde, nous avons gagné la grande route à la Vequerie, où nous devons prendre le véhicule loué à Saint-Nazaire, pour la course d'aujourd'hui. On entend un roulement lointain: «C'est notre coche! s'écrient les impatients.» Non c'est une affreuse carriole. D'ailleurs ce serait arriver trop juste ensemble, calmons-nous. Mais nos oreilles sont au guet… Ecoutez ce trot prolongé, ces grelots bruyants: quel est cet équipage encore caché dans un nuage de poussière? Hélas! c'est la diligence de Pornichet; et, pour nous faire prendre patience, mon frère Henri, qui a quelquefois un mot d'à-propos, la mémoire heureuse, nous répète cette jolie fable de Gaudy:

Clic, clac, clic, holà, gare, gare!
La foule se rangeait,
Et chacun s'écriait:
Peste! quel tintamarre!
Quelle poussière! Ah! c'est un grand seigneur,
C'est un prince du sang—c'est un ambassadeur!
La voiture s'arrête; on accourt, on s'avance:
C'était… la diligence!
Et… personne dedans.
Du bruit, du vide. Ami, voilà, je pense
Le portrait de beaucoup de gens.

Sans doute, c'est le portrait de beaucoup de gens, mais ce n'était pas celui de notre diligence, car elle était pleine de voyageurs; en nous apercevant ils ont mis leur tête curieuse et inquiète aux portières, s'imaginant sans doute que nous allions demander place. Enfin, le même bruit se renouvelle, et cette fois c'est bien notre voiture, un grand omnibus à douze places au moins.—Nous ne sommes que dix et nous nous installons à l'aise, bien disposés à voir et à retenir, et je puis ajouter à rire, en parlant de la jeunesse.

Nos petits chevaux vont comme le vent. Nous nous arrêtons à Escoublac, un bourg qui n'a absolument rien à montrer, et dont le nom n'éveille l'attention du présent qu'en souvenir de son passé, l'ancien Escoublac ayant été envahi petit à petit par les sables qui ont tout englouti de leurs vagues montantes jusqu'à l'extrême pointe du clocher. On a pensé que les plantations et les semis de pins maritimes qui croissent partout, même sur la roche nue, pourraient seuls les endiguer, et l'on s'est mis à l'oeuvre; mais sept cents hectares de dunes ne se renouvellent pas en un jour. Jusqu'à présent, trois cents hectares seulement ont été ensemencés, et il faudra le travail constant de la nature et des années pour transformer ces éternelles plages de sable mouvant et brûlant en forêts verdoyantes. Il faudra revenir bien des fois à la charge lorsque les graines n'auront pas levé ou qu'elles auront été balayées par les rafales; mais, quoi qu'il en soit et malgré les larges places encore vides çà et là, ces plaines, qui avaient paru si désolées à maman, il y a vingt ans, lorsqu'elle visitait ce pays pour la première fois, lui sont apparues aujourd'hui couvertes d'un léger feuillage; la réverbération du soleil n'éblouit plus les yeux et tous ces pins chevelus, sans cesse agités, répétant la plainte monotone du vent, vous bercent de leur douce harmonie et semblent inviter au repos. Désormais ces lieux ne seront plus un affreux désert, s'avançant toujours et que l'homme doive fuir, puisqu'on est arrivé au résultat désiré, celui d'interrompre la montée envahissante des sables que rien jusqu'alors n'avait pu arrêter.

À huit heures et demie, au son du fouet et des grelots qui faisaient accourir tous les gamins, nous franchissions la grande porte de Guérande. Nous entrons dans cette vieille ville forte, comme il n'en existe peut-être pas deux en France, et si bien conservée que, sur dix tours qui formaient sa défense, neuf sont encore intactes. Nous suivons le chemin de ronde de ses fortifications, une jolie promenade plantée et toute moderne, mais qui pourrait bien avoir été jadis un premier mur d'enceinte. La ville de Guérande, position très importante, fortifiée à plusieurs reprises et principalement par Jean V, duc de Bretagne, fut fondée au VIe siècle. Elle subit plusieurs sièges; prise en 1342 par Louis d'Espagne, en 1373 par Duguesclin, elle fut vainement assiégée en 1379 par Olivier de Clisson, et en 1489 par le maréchal de Rieux. Un célèbre traité y fut conclu, celui par lequel la Maison de Blois cédait ses droits sur la Bretagne aux comtes de Montfort. La ville de Guérande eut donc ce grand honneur et elle le dut à une bien petite cause. Oui, cette ville fut choisie parce que les conférences avaient lieu en mars 1365 pendant le carême et qu'à Guérande on trouvait facilement du poisson. Le traité fut signé le 12 avril dans l'église Saint-Aubin et les partis en firent solennellement l'observance sur l'évangile et à genoux devant le Saint-Sacrement exposé sur l'autel. Le comte de Montfort jure sur son âme et les députés de Jeanne de Penthièvre sur l'âme de leur Dame. Oui, cette ville, avec ses maisons tassées dans ses rues étroites, ses lourdes portes et ses hautes murailles, conserve une physionomie féodale des plus remarquables, un cachet du temps passé qu'on ne retrouve plus. Ses fossés, quoiqu'à moitié comblés, sont encore remplis d'une eau épaisse où mille plantes aquatiques se développent capricieusement; le lierre, parure des ruines, escalade ses grands murs, qu'il couronne d'une chevelure brillante et le feston régulier des créneaux se détache au milieu des broderies légères et charmantes de son feuillage persistant. Ah! ce beau lierre, toujours vert et qui semble puiser sa jeunesse dans la vieillesse même de ces sombres remparts noircis par le temps, me présente une image saisissante de la vie, faite de mélange, de contraste, de faiblesse et de force.

Guérande a quatre faubourgs aboutissant à ses quatre portes qui se nomment les portes Vannetaise, Saint-Michel, Bizienne et Saillé. Nous avons aperçu dans le faubourg Saint-Michel, celui par lequel nous sommes arrivés, le petit Séminaire et l'hôpital, deux établissements assez considérables, mais que nous n'avons pas eu le temps de visiter.

La bonne ville de Guérande, en tout temps, est très calme, sans commerce ou à peu près; mais l'été c'est une ville tout à fait morte, les vieilles familles nobles qui ont continué de l'habiter la quittant à cette époque pour la campagne ou la mer.

Nous avons commencé par l'église. N'est-il pas tout naturel, lorsqu'on parcourt ville et village, de faire la première au Bon Dieu.

L'église, autrefois collégiale, est fort belle. On y voit dans une chapelle de bas côté, à moitié souterraine, un tombeau renfermant les cendres d'un seigneur de Carné de la Touche et de sa femme. Ils sont là, représentés de grandeur naturelle, et sculptés dans un granit sur lequel le temps n'a pas de prise; elle, dans sa robe de grands atours, lui, vêtu d'une armure, car, après avoir été premier maître d'hôtel de François II, duc de Bretagne, il fut ensuite attaché au service de sa fille, la duchesse Anne, en qualité de chevalier d'honneur.

Quelques tableaux nous ont encore intéressés, puis nous sommes montés dans le clocher, réparé dans le style de l'époque, et d'où la vue s'étend fort loin.

En sortant de cette belle église, nous avons aussi remarqué dans un parfait état de conservation, à droite du grand portail, l'ambon ou chaire extérieure, du haut de laquelle le clergé, dont le pouvoir temporel était alors aussi étendu que le pouvoir spirituel, faisait entendre la parole sainte ou lançait des monitoires à la foule réunie.

Cette église garde encore un précieux souvenir; elle fut le lieu choisi pour signer, en présence de hauts et puissants personnages, le célèbre traité de Guérande, dont je viens de parler. Ce traité termina la guerre civile dont la Bretagne était déchirée depuis la mort de Jean III par suites des prétentions de Charles de Blois et de Jean de Montfort à sa succession.

Nous avons également visité la chapelle dédiée par ce dernier à Notre-Dame-la-Blanche. Une plaque de marbre gravée d'or rappelle ce fait; en face, une madone indique l'époque à laquelle cette chapelle a été rendue au culte, après la Révolution, et restaurée par les soins du maire, comte de Pélan.

On nous a raconté quelques légendes intéressantes pendant que nous parcourions les rues désertes de la ville, où vraiment nous nous promenions un peu comme dans le palais de la Belle au Bois dormant, sans rencontrer personne. Bref, je trouve Guérande beaucoup plus peuplé de ses morts que de ses vivants, beaucoup plus animé par les souvenirs du passé que par les événements du présent.

Nous déjeunons en déclarant le pain de Guérande le meilleur du monde, et puis, fouette cocher! Nous mettons pied à terre pour visiter l'église de Saillé; mais, hélas! nous n'y avons pas vu, comme maman à son premier voyage, une belle noce dans tout le pittoresque et la vérité du costume national. Non, tout s'en va, les vieilles coutumes et les vieilles traditions! Les paludiers actuels, oubliant leur origine saxonne et les habitudes que leurs pères avaient maintenues pendant des siècles, ont francisé leurs modes. Adieu les larges braies et les guêtres blanches, les culottes bouffantes et les gilets étagés, les chapeaux et les souliers à boucles d'argent; la blouse et la casquette sont en train de tout niveler sous leur forme démocratique, et c'est toujours très mal au Présent de renier ainsi le Passé.

Mais revenons à l'église, que nous n'avons point examinée. Hélas! rien n'y retient, rien n'y charme le regard; les murs sont nus, l'autel à peine fleuri et le bon Dieu y est bien mal logé, ainsi que dans toutes les pauvres églises de campagne. Là encore, pendant sa vie, Notre-Seigneur continue ses leçons d'humilité; il ne vint jamais à la recherche de la richesse et du luxe. Non, ce qu'il demandait, alors comme aujourd'hui, c'est l'ample moisson des coeurs. Sur le dernier pilier, presqu'à la sortie de l'église, nous avons cependant remarqué un grand tableau, aussi affreux qu'ancien, représentant, d'après l'historien de Bretagne d'Argentré, le mariage en 3es noces, du duc Jean V le Vaillant avec Jeanne de Navarre, l'an 1386. L'inscription du tableau fait encore connaître qu'en deuxièmes noces ce prince breton avait épousé une Jeanne de Hollande, et en 1res noces Jeanne, fille d'Edouard III roi d'Angleterre.

Nous reprenons notre course; à une demi-lieue du bourg de Batz, au milieu des salines qui répandent les émanations les plus exquises de la violette, il nous vient par instants des bouffées d'une odeur âcre qui sent le brûlé. Les plus clairvoyants croient apercevoir un gros nuage de fumée s'élever du bourg de Batz. Mais n'est-ce pas plutôt l'effet des brumes de midi qui, par les jours de chaleur, enveloppent d'un voile si épais l'horizon? Et ces senteurs désagréables ne proviennent-elles pas des champs d'oignons qu'on récolte en ce moment et qui longent la route des deux côtés? Cette plante potagère, l'oignon, est, à l'heure actuelle, l'un des grands produits de ce pays-ci; et lorsqu'on rencontre par hasard ces caravanes, devenues si rares, de paludiers conduisant de grandes mules chargées de hauts paniers, il ne faut pas s'imaginer que ces paniers contiennent du sel ou de la sardine comme autrefois; ils sont remplis d'oignons qu'on va échanger, tout au fond des campagnes, contre du blé noir. Jadis l'exploitation du sel enrichissait toute cette contrée, devenue très pauvre depuis que les sels de mine ont remplacé les sels marins. Nous nous sommes laissé dire qu'un oeillet, qui valait 300 fr. au temps prospère, s'offre à présent pour 6 francs. C'est à n'y pas croire; aussi beaucoup de salines sont-elles abandonnées. On n'aperçoit plus ces blancs monticules à perte de vue, comme les tentes d'un immense camp, mais çà et là épars, quelques tas de sel coupés à de longs intervalles par une haute montagne de terre grise, rappelant les tumulus si nombreux encore dans le Morbihan; cette montagne n'est point un sarcophage recouvrant l'urne des cendres et les armes du guerrier. Non, elle renferme tout prosaïquement la récolte de trois ou quatre années de sel, que le propriétaire ne peut vendre et qu'il recouvre de terre pour sa conservation. Donc, tous ces braves habitants échelonnés depuis Saillé jusqu'au Croisic, en passant par Batz, en sont réduits, pour vivre, à planter de l'oignon, pêcher de la sardine et exploiter les baigneurs de bonne volonté.

Hélas! le nuage entrevu n'était point une illusion, mais une triste réalité; l'incendie dévore une maison au bourg de Batz. On fait la chaîne, deux pompes jouent et nous voyons tomber pêle-mêle dans la rue des bottes de foin calciné et les meubles qu'on jette par les fenêtres. Ne nous arrêtons pas davantage, puisque nous ne pouvons être d'aucun secours. Ces flammes, qui ne sont pas celles d'un feu de joie, répandraient beaucoup de sombre sur notre rapide voyage lequel, jusqu'à présent, tient toutes ses promesses.

Voici le Croisic; une petite déception nous y attend, le port est à sec. On peut y descendre et s'y promener à pied. Franchement, rien de plus affreux! Autant ses nacelles légères, ses jolis bateaux sont élégants lorsqu'ils se balancent au gré de la vague et du vent qui gonfle leur voile blanche, autant ils semblent piteux et mal à l'aise, sans toile, sans cordages et couchés de côté sur le sable jaune ou la vase noire. Ils ont l'air d'une nichée sans plumes jetée hors du nid. Décidément, la mer est aussi nécessaire au port que le feuillage à la forêt. Tout le monde a voulu aller jusqu'au bout de la jetée, longue d'un kilomètre, et se déployant comme un ruban. À ce moment, la flottille des pêcheurs apparaissait; bientôt la sardine, si jolie quand elle est fraîche, si pimpante dans ses écailles d'argent où se jouent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel va tomber par milliers des bateaux dans de minces corbeilles. On les rangera ensuite, couche de sardine, couche de sel, dans de grands paniers de voyage.

Le Croisic est une petite ville assez commerçante; il y a plusieurs fabriques de conserves et de salaisons. L'air qu'on y respire n'est pas précisément délicieux; rien ne le purifie complètement, pas même les grandes brises de mer, qui demeurent insuffisantes à emporter les émanations combinées de l'huile et du poisson. Nous avons tout visité: et le confortable établissement de bains installé pour charmer et retenir tous les âges et les deux promenades plantées qui commencent et finissent la ville d'un côté, le Mont Esprit; de l'autre, par opposition sans doute, le Mont des Nigauds, et bien nigaud, en effet, celui qui ferait de ce lieu sa promenade favorite, la vue y est tout à fait bornée, tandis que du Mont Esprit le panorama est très étendu. On a devant soi la mer infinie, à ses pieds la ville, plus loin les maisonnettes blanches et les chalets rouges qui s'échelonnent sur le rivage jusqu'au bourg de Batz et prennent auprès de son clocher les proportions de châteaux de cartes; enfin, tout à fait dans le lointain et fermant l'horizon, Guérande avec ses bois sombres et ses crêtes élevées. Je ne vois rien à dire de particulier sur la vieille église régulière et bien entretenue du Croisic, si ce n'est que son ancienneté même est un titre de plus à la vénération des fidèles.

À quelque distance en mer se trouve le beau phare appelé la Tour du Four. Nul anachorète n'a une vie plus sévère que celle de ses gardiens, jetés sur un rocher au milieu des flots, seuls, sans communication avec personne et ne voyant, à l'exception de quelques visiteurs l'été, d'autres visages humains que celui du douanier qui vient tous les quinze jours renouveler leurs provisions.

Le Croisic possède une école d'hydrographie, fondée par l'un de ses enfants, Pierre Bouguer, né en 1698. Après avoir remporté plusieurs prix sur des questions scientifiques, il fut choisi, en 1730, avec Godin et La Condamine, pour aller au Pérou déterminer la figure de la terre. On a de lui plusieurs ouvrages de mérite, et il fut le créateur de la photométrie.

Notre itinéraire marque plus d'une étape encore. En marche donc pour la plage Valentin, située à moitié route entre le Croisic et le Bourg de Batz, c'est la plus belle, la plus fréquentée puisque c'est là que, des deux côtés, on vient se baigner en foule.

Nous rencontrons les pompes et pompiers qui reviennent en bon ordre, l'incendie est terminé; mais nous retrouvons bientôt les malheureux occupés à reconnaître leurs meubles, et nous apprenons des détails bien tristes. Le brasier a été allumé par des enfants jouant avec des allumettes dans un grenier à foin; un petit garçon de trois ans a été brûlé jusqu'à la ceinture et se meurt dans les atroces douleurs d'une trop lente agonie. Les locataires sont sans gîte et le propriétaire n'était pas assuré!

Chacun de nous s'est empressé de remettre son offrande. Sans doute l'obole du passant est bien peu de chose pour soulager cette infortune, cependant il ne faut pas oublier que les rivières se font des petits ruisseaux… il y a tant d'étrangers en ce moment, que les secours ne pourront se faire attendre longtemps.

L'antique église de Batz est bâtie dans de belles proportions; je regrette pourtant l'irrégularité de l'intérieur, la nef principale étant accompagnée de deux bas-côtés à droite, tandis qu'à gauche il n'en existe qu'un, ce qui nuit à l'ensemble et choque le regard. On visite plus loin, et se baignant presque dans l'Océan, une chapelle abandonnée qui remonte à plusieurs siècles. Elle est du plus pur style gothique; en contemplant l'élégance de ses colonnes aériennes, la délicatesse de ses rinceaux fouillés dans un dur granit que l'habileté de l'artiste a su pétrir comme une cire molle, on se prend à rêver du passé et à regretter que ce beau monument ne soit plus qu'une ruine.

Nous eussions voulu voir le costume national dans tout son éclat, rencontrer quelques beaux paludiers sous le harnais traditionnel. Bah! on ne les retrouve plus, ces intéressants personnages… qu'en coquillages ou en photographie. En parcourant les rues irrégulières de ce bourg, qui ne connut jamais le cordeau, nous passons devant une chaumière où nous apercevons une belle dame occupée à dessiner une jeune paludière en costume de mariée. Notre premier mouvement est d'entrer, beaucoup moins pour voir l'artiste que pour voir le modèle. Mais, au moment de franchir le seuil, une vieille se précipite à notre rencontre: «Arrêtez, dit-elle, n'entrez pas, c'est la comtesse de Bretagne qui peint ma fille!» Comment, il y a encore une souveraine de Bretagne?

Nous avons cru la bonne femme folle; mais point, elle raisonnait parfaitement la chose, qu'elle croyait certaine; et le jeune monde s'animant, ça n'a plus été qu'un chassé-croisé de demandes et de réponses, d'autant plus amusantes qu'elles étaient plus imprévues. Vraiment, il n'y a que la langue qui ne s'use pas en marchant. Nous avons bien vite compris que la vieille n'était pas insensible à l'argent, et qu'à l'aide de quelques pièces blanches on pouvait facilement manier ses paroles et ses actions; cela nous refroidit un peu. D'ailleurs, ce colloque moqueur ne peut se prolonger sans devenir impertinent pour l'artiste, qui s'est rapprochée et commence à prêter l'oreille, et les gens bien élevés tiennent toujours à être polis, tout autant pour eux-mêmes que pour les autres. Au lieu de nous attarder davantage, songeons que le temps marche. Le soleil, qui n'attend personne, s'avance grand train, et l'inconnu nous appelle encore. Bientôt nous allons apercevoir le Pouliguen. La route est charmante, le grand chemin qui rattache entre elles toutes ces agréables stations de bains, si rapprochées les unes des autres, se déroule devant nous comme un long ruban blanc liseré de vert quand il traverse bois et prairies, festonné de bleu quand il côtoie la mer; cette course rapide et variée renferme tous les enchantements de la vue.

Descendons, nous sommes arrivés. Le vieux Pouliguen, avec ses cabanes de pêcheurs, ne nous retiendra pas! mais ce qui va nous plaire, ce sont les ravissantes villas semées de tous les côtés, c'est le joli bois sombre qui s'élève à droite, entre la ville et l'Océan. Allons nous y asseoir. L'ombre et la fraîcheur nous attendent dans ce bois charmant, un peu trop encaissé peut-être, puisqu'il n'a aucune vue. Mais ici est-ce défaut ou qualité? Il me semble que c'est un mérite, et l'on est bien aise, dans un lieu où l'immensité de la mer vous saisit à chaque pas, de s'y dérober quelques instants. Les promeneurs ne sont pas très nombreux au milieu du jour, mais nous rencontrons beaucoup de bonnes et quantités d'enfants, fervents habitués, partout et toujours, de toutes les promenades; voici également le marchand de plaisir, qui connaît les bons endroits et suit les enfants à la piste comme un fin chasseur de gibier. Il vient nous tenter à notre tour, et chacun veut tirer et gagner bon nombre de ces petits cornets friables et dorés qui m'ont toujours semblé découpés dans la feuille légère d'un papier parfumé, mais au demeurant fort agréables au goût.

Nous passons sans transition du bois à l'église toute neuve, toute fraîche, toute parée, qui fait honneur au pays. Saint-Nazaire devrait être singulièrement humilié de voir ainsi la bourgade donner l'exemple à la ville; mais, dame! il se montre bien plus préoccupé des richesses de la terre que de celles du ciel; il se bâtit des bassins, des docks, des hôtels; les églises viendront plus tard.

Il est cinq heures. Les estomacs commencent à battre le rappel. En route pour Pornichet. Nous longeons les dernières dunes plantées d'Escoublac. Nous traversons deux ou trois villages inconnus, et nous arrivons à la Baule, station balnéaire qui se fonde sur l'admirable plage s'étendant du Pouliguen jusqu'à Pornichet. Si la mode s'en empare la Baule deviendra la ville des villas.

Nous touchons Pornichet, un port assez mal niché à mon avis. Un bouquet d'arbres nous invite au repos; arrêtons-nous ici, comme dans le Chalet, et mettons le couvert à l'ombre de ces nombreux sapins si bien nommés maritimes, puisque ce sont les seuls arbres qui s'acclimatent à vivre les pieds dans le sable, la tête sous un soleil de plomb, rarement arrosés et rafraîchis seulement par les grandes brises de l'Océan qui ébranlent bien plus qu'elles ne caressent.

Le soleil, qui s'était voilé d'un léger brouillard à la mer montante, nous fait ses adieux à travers de vrais rayons d'or. La soirée est délicieuse, le temps calme, pas un souffle, aucun bruit; seul, l'Océan alangui se mourant sur la grève. La meilleure manière d'allumer l'esprit, c'est d'éteindre la faim. On mange d'abord en silence, puis toutes les langues se délient à la fois. Un peu plus on allait chanter et danser dans ce bois où il est même défendu d'entrer, ce que nous n'avons lu qu'en le quittant, fort heureusement. Louise, une de mes amies, s'animait de plus en plus, elle riait à gorge déployée et bavardait comme l'oiseau blanc et noir. Ne me sentant pas du tout à l'unisson de cette joie bruyante et sans raison d'être, je me suis rapprochée de maman qui, elle aussi, m'a trouvée trop raisonnable: «Bah! m'a-t-elle dit, ne lui reproche pas de rire et de jaser, ne la plains pas de ne rien voir et de ne rien entendre; crois-moi, assez vite viendra l'heure de la pensée longuement réfléchie… Laisse-la jouir et jouis toi-même de cet heureux âge, de la saison printanière où l'on regarde sans voir, où l'on écoute sans entendre. Que dis-je? on entend la voix de la jeunesse qui répète au coeur ses plus brillantes chansons. Ah! celle-là domine toutes les autres voix, tous les tumultes extérieurs, tous les bruits de la terre qui viennent à peine effleurer l'âme… Oh! laisse les lèvres de Louise sourire et chanter, ces lèvres insouciantes qui, plus tard peut être, se plisseront amèrement.

Nous remontons en voiture, et cinq minutes après, au grand trot de nos chevaux, nous faisons notre entrée à Pornichet. Le fouet claque, les grelots carillonnent, les essieux gémissent, la voiture bourdonne; mais quel est ce misérable fracas, comparé à celui que nous percevons tout à coup…

Il est sept heures: baigneurs et baigneuses, en costumes éclatants, se promènent au sortir de table et entourent une troupe d'acrobates qui font une parade assourdissante au son de la caisse, du fifre et du tambour. Notre bande se sépare en deux; les plus jeunes, mes frères et leurs amis, grimpent sur le haut de l'omnibus pour mieux dominer la scène; les autres vont se promener sur la plage et donner un coup d'oeil aux habitations. Le château Vauthier, qui les couronne et qui nous semble très beau, nous attire par l'élégance de son galbe imposant et, pour l'examiner de plus près, nous abrégeons le chemin en faisant une vraie course au clocher, à travers des vignes sablonneuses et des buissons épineux. En effet, ce château est superbe avec ses cinq tours élancées, et son fronton gracieusement sculpté au milieu de la principale façade flanquée de deux poivrières. Il semble énorme, et son aspect deviendrait tout à fait sévère sans la blancheur de sa robe. Il est tard, il faut partir, le frais et la nuit arrivent comme s'ils se tenaient par la main. Tout le monde se case à l'intérieur du coche et plus d'un oeil se ferme doucement, invité au sommeil par le balancement régulier d'une rapide locomotion. La route paraît plus longue dans l'obscurité, on se rend moins compte des lieux et des distances. «Nous avons dépassé la Vequerie, le conducteur nous amène à Saint-Nazaire, s'écrie Louise, qui se réveille tout à fait pour nous faire cette belle révélation. Nous avons un moment d'incertitude et de crainte; mais rassurons-nous. C'est à peine si nous avons atteint la Tour d'Aiguillon. Voici le feu tournant du Commerce, et tout là-bas l'oeil rouge du spectre blanc; c'est ainsi que nous appelons le phare Ville-ès-Martin. À mer haute, sur sa pointe avancée, il se trouve si loin de terre qu'il ressemble à un grand fantôme se promenant sur les eaux. Nous descendons à point; le ciel nous inonde de ses clartés pendant que nous regagnons Saint-Hylax. Il est neuf heures, et la fatigue étant débarquée avec nous, chacun prend son bougeoir et se hâte de regagner sa chambre avec l'espoir de continuer en rêve les péripéties d'un jour si bien rempli.

Le 2 octobre.

Hier nous nous sommes longuement reposés, et le repos succédant à beaucoup de mouvement et de bruit, c'est encore du plaisir. Ce matin, je me suis réveillée après un somme de douze heures; j'avais fait le tour du cadran sans m'en douter. Mais à seize ans, le sommeil est une marchandise dont on a toujours à revendre, et l'on est bien loin de se plaindre comme le financier de La Fontaine:

Que les soins de la Providence,
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir
Comme le manger et le boire.

J'avais quelque loisir avant le déjeuner et comme je sentais ma plume toute guillerette et frétillante entre mes doigts, j'ai pris mon cahier pour y consigner une journée charmante et tout à fait à part que jusqu'ici je n'avais pas eu le temps d'écrire. Il s'agit des noces d'or de nos voisins, Monsieur et Madame C…, fête très belle, très touchante à laquelle nous avons assisté dernièrement.

Bien des ménages célèbrent leur vingt-cinq ans d'hymen, les noces d'argent; mais se retrouver ensemble, à cinquante ans de distance pour recevoir de nouveau la bénédiction du prêtre, c'est bien rare. C'est un long bail qu'un demi-siècle, même avec la vie, à plus forte raison avec le mariage. Dieu réservait ce bonheur d'une longue union à M. et Madame C… Ils étaient là comme au premier jour, l'un près de l'autre, au pied de l'autel et nous avons admiré leur belle tournure et leur bonne santé. Je pense qu'ils étaient presque aussi heureux qu'à pareille heure il y a cinquante ans; alors, sans doute, c'était la jeunesse et l'espérance, que rien ne remplace; mais c'était aussi l'inconnu, le travail, la lutte pour la vie. Que d'inquiétudes pouvaient se grouper dans l'azur de leur ciel bleu! Que de craintes pouvaient apparaître comme un point noir à l'horizon vermeil de ce jeune couple qui commençait les affaires, riche seulement de bonne volonté et des dix mille francs de dot que chacun apportait! Heureusement que dans ce mince bagage, pour une route aussi longue, la boîte de Pandore avait trouvé place à côté des fortes qualités qui domptent le sort. Aussi quel contentement intime ils ont dû éprouver en revenant en arrière jusqu'au point de départ! Que d'actions de grâce ils ont dû rendre au Seigneur qui a béni leur travail et leur a accordé la fortune et la santé! Cependant il y a une lacune dans ce bonheur qui semblerait complet, si le bonheur parfait était de ce monde. Leurs deux filles sont bien là, mais sans descendance, et quand on a la joie d'assister à la cinquantaine de ses parents, cela veut dire qu'on n'est pas précisément de la première jeunesse, et que de ce côté-là il n'y a plus d'espoir.

Après la messe, on a chanté le Te Deum; le marié et la mariée ont dû signer à la sacristie avant de quitter la jolie église de l'Immaculée, qui n'avait jamais vu pareille fête; puis la noce a défilé deux par deux comme elle était entrée. Cette touchante cérémonie eût été plus solennelle encore si Mgr de Nantes avait pu arriver à temps pour offrir le saint sacrifice, comme on l'avait espéré; mais il n'a pu venir que pour le dîner de famille, très nombreux et très gai, paraît-il. Nous n'y assistions pas, et pour cause: les seuls membres de la famille étant au nombre de cinquante. Mais les amis et les connaissances de la côte avaient tous été conviés pour la fête de nuit, vraiment délicieuse; tout était de la partie; le ciel étoilé, la mer phosphorescente et le parc illuminé de flammes multicolores qu'une brise aimable caressait sans les éteindre. Nous avons eu des moments féeriques à nous croire transportés dans les jardins d'Armide. Toutes les corbeilles de fleurs étaient entourées de cordons de feu; les gynériums pleuvaient de l'or, les marguerites reines s'étoilaient de diamants, les roses et les héliotropes mêlaient à leurs flots de parfums des flots de lumière. La pièce d'eau elle-même était lumineuse, et l'on aurait pu croire que, dans chaque creux de rocher, dans chaque coquille nacrée, un gros ver luisant avait élu domicile. Puis, tout à coup, une longue traînée de paillettes rouges a sillonné l'espace: le feu d'artifice commençait. Toutes ces fusées, lancées presqu'en même temps, ressemblaient à des comètes chevelues et échevelées qui se poursuivaient quelques instants dans le ciel pour venir s'éteindre dans la mer. Les feux de Bengale s'allumaient de tous côtés: ici, comme des nappes d'eau moirée d'argent; là, comme de petits Vésuves en miniature, lançant de leurs cratères microscopiques la lave et les étincelles brûlantes. Toutes ces teintes donnaient aux arbres, aux fleurs, aux gazons, les nuances les plus suaves, les plus indéfinies et revêtaient soudain des couleurs de l'arc-en-ciel les groupes assis ou promenant. C'était un éclair, un rayon, puis tout rentrait dans l'ombre pour en ressortir de nouveau sous des aspects variés. Le château lui-même a changé de décors; un immense feu de Bengale a brûlé au faîte de la grande tour, animant la campagne qui semblait sortir du sommeil aux approches d'une aurore merveilleuse; puis l'habitation est rentrée dans la nuit, recevant à son tour les reflets lumineux du jardin, jusqu'au moment où les salons se sont ouverts à deux battants. Il était dix heures, la brise semblait fraîchir, les yeux étaient satisfaits et les appartements se sont remplis des invités, au nombre de cent environ. Bientôt le thé, accompagné de mille friandises, a été servi avec une recherche, une élégance généralement inconnues à la campagne, et l'on a terminé par la jarretière de la mariée: un flot de rubans de sucre blanc et rose, qui s'est déroulé à l'infini et dont chaque convive a pu prendre une large part.

Ce soir-là je suis rentrée ravie, j'ai fait des songes d'or, mon sommeil ayant continué cette belle fête, même aujourd'hui c'est l'imagination encore tout éblouie de ce que j'ai vu que j'écris ces charmants souvenirs, bien persuadée cependant qu'ils ne s'échapperont jamais de ma mémoire.

Cette après-midi nous sommes allés au bain avec notre voisine et ses jeunes enfants, qui courent et folâtrent au milieu des vagues, sans peur aucune, comme ils s'amuseraient sur une pelouse. Ah! quelle différence avec les enfants qu'on amène des grandes villes, tout les saisit. C'est à se demander si ces bains dont ils sortent pâles et grelottants leur sont salutaires. Ici c'est différent et ces jolis enfants avaient l'air de chérubins, avec leurs cheveux blonds comme les épis, leurs joues fraîches comme les roses, enveloppés d'un élégant costume de flanelle blanche liserée de bleu, et je comprenais le regard d'amour de leur mère suivant toutes ces jeunes têtes rieuses, tous ces petits corps sortis brûlants de la mer froide. L'air buvait dans un baiser les dernières perles du bain ruisselant de leurs épaules avec cette fraîcheur délicieuse et parfumée de la pluie retombant de la corolle d'un lis après une matinée d'orage. Ils avaient des frissons roses, des transparences de sang sous une pulpe de fleur, des délicatesses merveilleuses de tissu, et, à travers l'épiderme souple et satinée de leurs petits bras potelés, je voyais courir des veines bleuâtres, comme les pousses inextricables et vigoureuses d'un jeune arbre.

Pendant qu'ils s'habillaient, je regardais arriver plusieurs beaux navires rentrant au port. Le plus grand de tous, un transatlantique, m'était apparu d'abord comme un léger brouillard. Sur la terre, j'en voyais autant. Une fumée floconneuse sortait des habitations humaines, déroulant ses spirales dans l'azur; au fond de l'horizon, c'était encore la même fumée, signalant la trace et la marche de l'homme, cette fumée image de sa vie! Il naît, il se dresse, il avance, il va, vient, court, s'élance, passe et repasse avec ses ardeurs, ses volontés, ses passions, ses espérances, et tout à coup, comme cette fumée, il s'évanouit sans rien laisser de son fugitif passage!…

Je n'aurais pas voulu m'arracher à ce spectacle grandiose, mais on proposait de remonter au jardin et de s'asseoir à l'ombre des vieux chênes. Là, d'ailleurs, ma rêverie pouvait se continuer. Ne nous disent-ils pas les plus charmantes choses, les fils et les filles de l'air; les papillons brillants et les mouches légères butinant à tous les calices? n'ont-ils pas aussi leur langage joyeux, les parterres odorants et les vergers pleins de promesses?

Oui, les grappes vermeilles alourdissent les pampres qui traînent à terre, les pommiers et les poiriers s'affaissent sous le poids de leurs fruits, et tous ces beaux plants n'ont guère qu'une quinzaine d'années. Maman peut dire: «Je les ai plantés, je les ai vus naître,» et moi, je reste tout étonnée de la rapidité de la végétation, de la diligence de dame Nature et à faire grandir ici tous ces jeunes arbres.

Nous buvons le jus de notre vigne, un vin modeste qui, sans doute, ne vaut pas le lacryma-christi (hélas! le Christ n'a pas versé de ces larmes-là sur toutes les plages), mais que nous trouvons très agréable tout de même. D'ailleurs, avec le temps et les soins, notre crû ne peut aller qu'en s'améliorant, nous l'espérons du moins, et l'espérance c'est le flambeau de l'avenir. «La Confiance dans l'avenir éclate dans tous les actes de la vie de l'homme. Il ne plante pas seulement pour lui-même, il espère donner de l'ombrage à ses enfants. S'il désire être père, c'est pour perpétuer son nom et revivre dans les rejetons de son sang rajeuni; s'il allume son génie au feu de la création, aux merveilles de la terre et des cieux, au souffle de la science et des arts, c'est afin que sa mémoire, comme une étoile glorieuse s'élevant au-dessus de son enveloppe mortelle, brille sur le monde et sur son tombeau. Son âme au Ciel se réjouira alors des bienfaits qu'il aura répandus sur les hommes.» «Il faut le reconnaître, l'homme vit par ses espérances autant que par ses souvenirs; portant ses regards de l'horizon qui se rapproche vers celui qui s'éloigne, il tend sans cesse une main au passé et l'autre à l'avenir. Il continue son existence par sa famille et ses labeurs, double lien unissant toutes les générations entre elles, établissant cette grande loi de la solidarité.» «Si la pensée de l'homme n'avait pas franchi les bornes de la vie, si elle s'était renfermée dans le cercle étroit où il s'agite, il n'aurait entrepris, dans la prévision d'une fin inévitable, que des ouvrages proportionnés à l'incertitude et à la brièveté du temps; mais il sait que l'oeuvre commencée ne restera pas inachevée, qu'une autre main viendra remplacer sa main absente, et il travaille avec ardeur. Voilà ce qui constitue la vie indéfinie du genre humain à travers les siècles qui se succèdent et se déroulent sans cesse vers l'éternité.»

Le 3 octobre au soir.

L'Océan gronde sourdement, et pourtant le ciel est beau. Ah! c'est pendant ces grandes colères, qui viennent se briser contre la falaise ou s'apaiser sur un sable mouvant, que l'on comprend davantage les sublimes harmonies de la création, où tout est réglé par l'Intelligence Suprême.

Nous arrivons de Saint-Marc, un point de grandes roches et de grosse mer, qui va se peuplant de plus en plus chaque année. Nous avons visité le beau bateau de sauvetage insubmersible, tout construit en acajou, et pouvant contenir au moins trente personnes, sans compter l'équipage; celui-ci se compose de dix marins intrépides dont la conduite en plusieurs occasions a été admirable.

Le voilà donc ce grand canot sur son lourd chariot qui doit le conduire à la mer comme le canon sur son caisson qui doit le conduire à la bataille. Lui aussi, comme le canon, il est prêt à marcher au champ d'honneur, à lutter contre tous les éléments déchaînés qui vont livrer bataille à l'énergique résistance de la force et de la volonté humaines, souvent trop faibles devant leur aveugle fureur. Son pointeur c'est le pilote, qui va commander les manoeuvres, non pour faire comme l'artilleur l'oeuvre de la mort, mais au contraire une oeuvre de vie et sauver les victimes déjà aux prises avec l'infernale puissance. Ah! ce combat qui l'attend me semble le plus terrible de tous, car il va marcher contre l'inconnu, seul, dans la nuit peut-être, sans se dissimuler que la retraite est parfois impossible et qu'aucun autre secours ne peut arriver.

Nous avons aussi visité la trop modeste chapelle de Saint-Marc et remarqué en revanche son grand nombre de restaurants et de cabarets. L'un d'eux s'intitule l'Entrée de la Loire. Vraiment, pourquoi se faire marin d'eau douce devant cette mer orageuse? Pourquoi se faire si petit devant cet espace si grand? Parler de la Loire, c'est bon à Nantes, mais pas ici, devant l'infini. Et pourtant j'aime les fleuves, je m'intéresse à leur histoire, que les flots jaseurs et familiers racontent en passant. Ils naissent d'une goutte d'eau tombée de la fente d'un rocher ou sortent d'une humble source cachée sous la mousse verte et le cresson en fleur. Alors ce sont de petits ruisseaux joyeux qui courent en gazouillant sur les cailloux polis et le sable argenté, ne disant pas grand'chose encore, puis leur voix devient douce et plaintive, chantant maintes idylles écoutées avec recueillement par les saules au front incliné. Après cela, ces mêmes voix grandissant deviennent sévères; les flots s'augmentent, s'étendent sur les bords fleuris, se gonflent entre les rives de granit, mugissent sous les arches des ponts et viennent se mêler à la vie turbulente des cités; ensuite, ils quittent la ville, se déploient avec majesté dans de vastes plaines, les montagnes se sont déchirées pour les laisser passer, et ils arrivent enfin à la mer, c'est-à-dire à l'immensité, à l'oubli, qui prend leurs souvenirs avec leurs ondes. Ils se précipitent dans cet antique abîme où l'oeil plonge éperdu et plein d'extase, où la pensée nage dans l'espace et se perd dans les profondeurs infinies de la contemplation! La vie apparaît comme dans un songe, et le passé toujours vivace ramène dans le même flot les heures fortunées ou douloureuses de l'existence. Souvenirs! phares plus brillants que ceux qu'on voit illuminer la mer et qui, chaque fois qu'on regarde en arrière, se rallument dans la nuit du passé! Hier après dîner, je suis restée tard sur la grève, retenue par le charme puissant qui naît de l'approche du soir, alors que le soleil caresse d'un dernier regard la terre qu'il semble quitter à regret. Après une journée très chaude encore, il est délicieux de se reposer dans la nuit, d'aspirer tous les parfums au souffle de la brise, de suivre du regard les Cieux qui s'éveillent et d'écouter doucement les harmonies de la terre qui s'endort. C'est le murmure du flot qui chuchote avec la plage, c'est l'aboiement lointain du chien qui ramène le troupeau, c'est le dernier frôlement de l'oiseau qui ploie son aile…

Joachim le plus vieux pêcheur de la côte qui s'en allait après une pêche fructueuse, s'est arrêté pour me souhaiter le bonsoir et nous avons fait un brin de conversation. La mer était phosphorescente: «Eh bien! Joachim, vous qui aimez tant la mer, vous devez la trouver bien belle avec toutes ces paillettes d'or.

—D'abord je la trouve toujours belle.

—Vous ne trouvez pas étrange cette mer qui semble charrier des flammes plutôt que des vagues?

—Si, mademoiselle, mais j'ai vu jadis lorsque j'étais matelot à bord de la Marie-Louise un grand navire de commerce, j'ai vu quelque chose de bien plus étrange, j'ai vu un navire aimanté…

—Joachim, un navire aimanté! mais c'est un phénomène alors que vous avez vu.

—Oui, mademoiselle, c'est ce qu'ils disaient tous à bord et le capitaine appelait ça une série de phénomènes magnétiques.

—Mais c'est intéressant, contez-moi ça, Joachim, je vous écoute.

—Mademoiselle, c'était un 1er août, je n'ai point oublié cette date, notre navire fut complètement enveloppé par un nuage phosphorescent qui aimanta toutes les parties, tous les objets en fer du bord.

Le bâtiment, les hommes de l'équipage étaient comme «enduits d'une couche de feu».

Les marins à ce moment se précipitèrent à l'habitacle: l'aiguille de la boussole avait des oscillations de l'amplitude de celle d'un éventail mécanique!

Ils voulurent, alors, sur l'ordre du capitaine, changer de place, des chaînes qui traînaient sur le pont… Impossible de les remuer, bien qu'elles ne pesassent pas plus de soixante livres chacune.

Chaînes, boulons, goujons et barreaux, tous les objets en fer du bord, en un mot, étaient aimantés et adhéraient au pont, comme s'ils y avaient été vissés.

Le nuage électrique était si épais, que le navire dut suspendre sa marche; on ne voyait, en effet, rien au delà du pont, qui paraissait être une masse étincelante de feu.

Tout à coup, la phosphorescence commença à décroître, le nuage s'éleva, puis abandonna le navire, d'où nous le suivîmes de l'oeil, s'éloignant sur la mer.

Ah! je me rappellerai toujours cette chose extraordinaire et le saisissement de tout l'équipage.

Le vent fraîchissait beaucoup il était temps de rentrer, mais je suis restée encore quelques minutes. Joachim venait de reprendre sa marche lorsqu'une barque silencieuse et que j'entrevoyais à peine glissa devant moi. Soudain de cette barque légère, de ce frêle esquif, une voix que, de plus près, au milieu des critiques d'un salon ou des exigences d'un théâtre, on eût froidement entendue, une voix, dis-je, s'est élevée, sortant du sein des ondes comme si la mer charriait des flots harmonieux; c'était quelque chose de vague, d'aérien, d'insaisissable, comme un écho, un rêve, un soupir; ce chant devenait si suave, si mystérieux dans cette nuit profonde, que j'ai pensé à des voix surnaturelles murmurant un langage inconnu, comme celui que soupirent les sylphes dans l'air, les génies sur les eaux, les fleurs à la prairie, les feuilles à la forêt, et pendant que la nacelle fuyait et que la voix s'éteignait, mon âme s'est envolée vers les sphères où l'harmonie est née, d'où elle est descendue: des Cieux!

Peut-être est-ce ma dernière soirée passée dans la solitude, à contempler l'infini, car ces jours-ci de nouvelles excursions nous appellent encore, et les vacances qui vont prendre fin auront été bien employées jusqu'au bout. Nous allons voir les forts et les phares qui nous entourent, visiter un transatlantique à Saint-Nazaire et les chantiers de la Compagnie.

Le 6 octobre

Les phares nous ont vivement intéressés. Cette lumière qui s'allume dans l'ombre n'est-elle pas comme l'oeil vigilant de la Mère-Patrie qui veille sur ses enfants et leur indique le chemin? cette lumière qui brille dans la nuit sur la terre n'est-elle pas soeur de l'étoile qui luit aux Cieux, et ne devient-elle pas comme elle une étoile de salut? Toutes les deux dirigent vers le port, l'une les voyageurs de la vie, l'autre les naufragés de la mort… Oui, tous ces feux de différentes couleurs, fixes ou tournants, ont été disposés de façon à indiquer, d'une manière sûre, la voie à suivre et les écueils à éviter aux navires ballottés dans les ténèbres et l'inconnu.

Nous avons visité les trois phares de notre voisinage; après avoir gravi les longues spirales de leur escalier, on nous a introduits dans la lanterne et l'on a fait mouvoir devant nous, pour les feux mobiles, le mécanisme ingénieux qui les fait tourner. Cette lanterne circulaire, haute et large de plusieurs mètres, se compose de panneaux en cristal, épais comme une planche, sans défaut, sans tache, et si nets que c'est à se demander s'ils existent vraiment, tant le regard les traverse sans difficulté; aussi la lumière, se décomposant, se grossissant et se reflétant dans ces prismes merveilleux, se projette-t-elle à de grandes distances, à plusieurs lieues en mer. Tout l'intérieur est éblouissant de propreté, le cuivre reluit comme l'or. L'extérieur est imposant de solidité. Cependant, telle est la force des ouragans que ces tours, bâties de blocs de granit et qui semblent inébranlables sur leur roc profond, oscillent parfois de plusieurs centimètres pendant les tempêtes. Les gardiens se sentent bercés, comme les marins dans leur cabine, c'est presque le roulis. Ils sont donc au nombre de deux, les braves gens attachés aux phares et chargés d'alimenter soigneusement, chaque nuit, la grosse lampe qui doit brûler depuis le coucher du soleil jusqu'au matin; ce sont les modernes gardiens des feux sacrés, avec cette différence des anciens, qu'ici on rencontre des gardiens par douzaine, c'est une place très enviée, tandis que l'antique Rome avait bien de la peine à trouver six vestales seulement parmi sa nombreuse population.

Du haut de la tour du Commerce, élevée de huit étages, le panorama est immense et le regard s'étend à perte de vue sur les coteaux accidentés de Savenay et l'horizon sans limites de l'Océan.

Le phare Ville-ès-Martin, bien moins haut, a été construit sur l'extrême pointe d'un amas de récifs où maman a vu un navire talonner et s'engloutir en quelques minutes.

Celui d'Aiguillon indique également, des écueils à fleur d'eau et la baie de la Courance, où il ne fait pas bon s'aventurer. En ce lieu sauvage, composé de sables mouvants et de rochers terribles, l'Océan gronde toujours et l'on voit encore à marée très basse les mâts d'un grand vaisseau qui vint se perdre ici, il y a bien années, par une sombre nuit d'hiver.

Ce phare d'Aiguillon, construit d'après les ordres et sous le gouvernement du duc d'Aiguillon en Bretagne, en a gardé le nom. Il eût été à désirer que ce duc, qui fut si universellement détesté dans notre cher pays, n'eût pas laissé d'autres traces de son passage que des souvenirs de ce genre-là. Malheureusement pour son honneur, l'histoire a raconté l'accusation portée contre lui devant le Parlement de Bretagne et ses démêlés avec l'éminent procureur général René de Caradeuc de la Chalotais.

Au moment de partir, les gardiens nous ont présenté un grand registre que l'on fait signer aux visiteurs. Beaucoup de noms sont suivis de réflexions généralement assez sottes, et cependant ces personnes-là ont cru bien faire sans doute et se montrer spirituelles. Non, quoi qu'on en dise, l'esprit ne court les rues nulle part, ni à la campagne, ni à la ville. Le gardien chef de la tour d'Aiguillon est un demi-sauvage: pris enfant à l'âge de quatorze ans par une horde africaine, après le naufrage du Saint-Pol, navire à bord duquel il était mousse, il ne dut qu'à sa très grande jeunesse d'avoir la vie sauve. Un vieux chef, s'y étant intéressé, le défendit contre les autres, qui voulaient tout simplement le manger. Il est resté jusqu'à l'âge de trente-trois ans dans cet horrible pays, et il raconte les choses les plus étranges sur les moeurs et les habitudes de cette tribu toute primitive et composée d'individus n'ayant aucune idée de civilisation. Ils vivent presque comme des animaux, couchant sur le sable, en plein air, et ne se nourrissant que de poisson séché au soleil. Ils n'adorent rien, pas même les astres, et naissent et meurent sans la moindre notion de Dieu, ni de l'âme. Oui, ce pauvre homme a vécu dix-neuf ans de cette vie épouvantable! Ses bras sont ornés de tatouages ineffaçables, ses narines ont été percées pour y suspendre des anneaux, et l'une de ses oreilles, toute trouée, portait un ornement si lourd qu'elle s'est allongée jusque sur l'épaule; le plus grave de tout ceci est la blessure qu'il garde à la jambe et qui ne cicatrisera jamais. C'est pendant son sommeil qu'on lui a fait cette entaille avec une arête empoisonnée, pour le punir d'avoir voulu goûter d'un certain poisson réservé aux vieillards.

Sans doute, il est fort heureux d'avoir été rendu à son pays et à la civilisation; mais il avait presque oublié sa langue, et il y a une foule de choses qui l'étonnent au plus haut point, par exemple, de ne pouvoir prendre ce qui lui convient dans les boutiques et d'être toujours obligé d'avoir de l'argent en poche pour se procurer ce qu'il désire. Avec cela, il est d'un appétit féroce: douze sardines crues lui font six bouchées, et parfois, pour exprimer ses sentiments, surprise, peine ou plaisir, il pousse des cris qui n'ont rien d'humain. Sa vie a été écrite, et cette petite brochure se vend à son profit; c'est une manière honnête de recevoir l'aumône, et nous nous sommes empressés de l'acheter à ce pauvre diable, qui se hâte de l'offrir.

Quant aux forts enfouis en terre, suivant les principes de Vauban, cachés et entourés de talus gazonnés, et qui doivent défendre l'entrée de la Loire, ils paraissent d'abord de peu d'importance. On a baissé le pont-levis pour nous faire entrer, et cela m'a fait sourire, aussi bien que le raisonnement prolixe des gardiens pour démontrer l'utilité de ces forts, leur nécessité même. Au fond, je crois qu'ils ne parlaient si bien qu'au point de vue de leur intérêt particulier, car ces braves gens semblent jouir d'une vraie sinécure dans leur jolie maisonnette entourée d'un jardin. Ils n'ont d'autre travail que de maintenir en bon ordre les piles d'obus et de boulets, et de fourbir de temps à autre les canons paresseusement couchés sur leurs affûts.

Revenons maintenant à Saint-Nazaire. Tout un monde se meut dans les ateliers de la Compagnie transatlantique, c'est un brouhaha et un mouvement perpétuels. Les machines fonctionnent avec rapidité; ici, dans les fourneaux ardents, divers métaux se fondent; là, le fer rougit et se tord; partout le marteau et l'enclume font leur besogne. Quant aux transatlantiques eux-mêmes, ces magnifiques vaisseaux qui connaissent tous les mondes, ils sont la dernière expression de la science et du luxe: de la science, lorsqu'on s'arrête devant ces immenses machines fonctionnant avec une régularité si admirable, et du luxe, lorsqu'on considère tout le confort que renferment ces villes flottantes.

Ces grands navires semblent fiers et majestueux, même au repos; mais lorsqu'ils arrivent au port des contrées lointaines, ils doivent paraître mille fois plus beaux encore. Ah! quelle doit être l'émotion des exilés qui saluent le drapeau national de ce navire qui va les ramener au pays! Quelle doit être leur joie de toucher ce pont qui est un morceau de la terre natale, de poser le pied sur le sol flottant de la Patrie!

En considérant ce vaste port de Saint-Nazaire, encombré de bâtiments grands et petits, portant les couleurs de tous les pays, en entendant sur tous les points un langage rappelant celui de la tour de Babel, on comprend la nécessité qui a fait creuser un second bassin dans cette ville neuve, si importante déjà, et qui n'était, il y a un demi-siècle qu'un pauvre village, un nid de pêcheurs perdu dans les flots. En regagnant le quai, notre attention s'est concentrée quelques instants sur un beau trois-mâts, coquettement pavoisé, toutes voiles dehors et se préparant à partir. Deux officiers se promenaient sur le pont, et voici la jolie petite histoire qu'on nous a racontée à leur sujet: ils sont marins et cousins, naviguant sur le même bateau, l'un comme capitaine, l'autre comme second. Il est bon d'ajouter qu'ils sont liés comme des frères; jeune, d'humeur joyeuse, le second, un farceur s'il en fut, se trouve toujours prêt, à bord comme à terre, à jouer mille tours. Voici donc l'un de ses exploits: après une traversée des plus longues et des plus pénibles, où l'on n'a eu pendant les quinze derniers jours que de mauvais lard salé à manger, on arrive enfin, il y a quelques semaines, à Saint-Nazaire, à l'aurore d'un beau jour, d'été. Pendant que le capitaine s'occupe de régler le déchargement du navire, le second court dans la famille annoncer l'heureuse arrivée. «Ma tante, dit-il à la mère du capitaine, faites-nous un repas homérique, un festin de roi; à onze heures, nous viendrons déjeuner. Votre fils n'a qu'une idée fixe depuis qu'il approche de terre, c'est de manger du lard, du boudin, de la saucisse.» La brave femme ne se le fait pas dire deux fois; elle dévalise la charcuterie voisine. À l'heure dite, le capitaine, au bras de son cousin, le sourire et le cigare à la bouche, l'oeil brillant de plaisir, lui disait en se rendant à la maison: «Nous allons donc nous mettre sous la dent autre chose que cet affreux lard qui me soulevait le coeur; cette viande de porc, je ne pourrai plus la manger d'ici longtemps, ni même la voir.»

On se met à table. La bonne mère est radieuse, le potage s'avale gaiement. À peine la vaste et traditionnelle soupière est-elle emportée, qu'on voit apparaître sur la nappe blanche une belle andouille noire qui s'enroule sur sa purée de haricots verts, comme un boa sur l'herbe fine des prés indiens. Elle est escortée de deux plats enguirlandés de boudins et de saucisses. «Enfin, pense le fils qui veut se consoler de ce premier mécompte et qui grignote du bout des lèvres la charcuterie maternelle, la saucisse a du bon, elle stimule le palais, ouvre l'appétit et porte à boire, c'est l'usage de commencer ainsi.» Mais, grands dieux! à ce premier service en succède un second, qui laisse le marin aussi stupéfait sur sa chaise que si quelque requin de Chine ou quelque vieux crocodile du Gange venait de faire irruption dans l'appartement: sur la table, à droite, une magnifique côte de lard sort d'une ceinture de choux verts, comme un fort entouré de murailles, du sein d'une forêt; à ses pieds un cordon de saucisson s'arrondit comme le fossé sombre des remparts, tandis qu'en face d'elle, à gauche, se dresse en pyramide un gros pâté de cochon. Le centre est occupé par une énorme arbelèse rôtie, nageant dans son jus: une mer de saindoux. Ceci est le couronnement du festin. Horreur! le fils recule épouvanté. Un moment, chacun est anxieux. Le cousin lui-même, qui commence à trouver qu'il est allé trop loin, et qui ne s'attendait pas à voir son menu si fidèlement rempli, se sent fort mal à l'aise… Heureusement le trio avait l'esprit bien fait, le capitaine surtout. On s'est expliqué en riant: «Moi qui croyais lui faire tant de plaisir!» répétait la bonne mère toute déconcertée, et qui, dès l'après-midi, retournait aux provisions. À six heures, un fin dîner, uniquement sorti des mains de la bouchère venait raccommoder tout le monde, si tant est qu'on fût un peu fâché, l'humeur et l'estomac, et faisait oublier au milieu de mets recherchés les désappointements du matin.

Nos dernières courses aux forts, aux phares et aux transatlantiques se sont effectuées en nombreuse compagnie, entre autres, les trois beaux Parisiens venus à notre pêche de nuit. S'ils font fi de la seine et du filet, ils ne dédaignent pas l'arme à feu, et nous les voyons souvent partir en guerre, comme défunt Marlborough, avec cette différence que l'ennemi doux et inoffensif qu'ils poursuivent sont de beaux oiseaux: la blanche mouette, l'alcyon noir, les goélands timides et les graves cormorans. Les gros marsouins qui chassent continuellement le mulet sur nos plages les préoccupent encore beaucoup et ils rêvent d'en tuer au fusil, oubliant que leurs balles s'aplatiront comme des boulettes de mie de pain sur le cuir chagriné de ces mammifères.

Ils ont commencé par dire beaucoup de mal de la mer, par gémir des brouillards intenses que la Manche et l'Océan tissent à perpétuité comme un voile épais s'étendant sur la Bretagne, ils se sont plaints des remous, de cette mer agitée toujours en mouvement, sans repos, sans trêve et qui ne peut rester un instant tranquille. Ils disent encore: «On forme des projets; on va excursionner, le temps est superbe. Soudain un gros nuage arrive de l'Océan; il pleut à torrent. Nous nous désolons…—Faites pas attention répond un marin presque souriant, c'est la marée montante qui amène ce nuage-là, ça ne va pas durer.

—En effet, le soleil reparaît, mais six heures après, voilà le ciel qui s'obscurcit encore, l'averse recommence et le marin de reprendre du même ton: «Faites pas attention ce ne sera rien, c'est la mer qui baisse entraînant à sa suite les nuages du continent. Que voulez-vous, Messieurs, faut ben en prendre son parti, la Bretagne a le privilège des douches pluviales…

—Et continuelles, mon brave, n'est-ce pas?».

Oui, ces beaux messieurs, qui ne sont pas coutumiers de la mer, se sont d'abord étonnés de tout; aujourd'hui, ils semblent se familiariser avec le mugissement des flots, avec le flux capricieux, tantôt s'affaissant avec mollesse sur le sable d'or, tantôt fouettant de son écume de neige les sombres rochers.

Ils découvrent maintenant mille poésies dans «le tapage des vagues arrondies en croupe, bondissant et se pressant en désordre comme un troupeau de coursiers indomptés…», ils étudient la flore des mers aux algues multicolores et s'intéressent même à l'humble coquille si fort attachée à son rocher. Ils nous font alors des comparaisons, des citations et des dissertations superbes; leur lyrisme se développe dans la contemplation de ces spectacles grandioses de la nature.

Le 8 octobre.

Hélas! les vacances touchent à leur fin; depuis plusieurs jours les soirées sont devenues très froides et, la semaine dernière, elles étaient tout à fait sombres, le soleil se couchant tôt et la lune ne prenant plus la peine de se lever. Cette belle Phébé, cependant, daigne reparaître ces jours-ci et nous montrer sa grosse face cuivrée; mais Borée l'accompagne avec tant de persistance qu'il n'y a plus moyen de rester longtemps dehors. Nous avons exhibé les cartes, si délaissées pendant les beaux jours, et que nous sommes trop heureux de reprendre maintenant pour nous tenir compagnie après dîner. L'agréable Trente-et-un nous réunit autour du tapis vert où nous nous passionnons pour nos modestes sous comme pour des louis; nous jouons avec rage à l'instar des Anglais, la nation la plus joueuse du monde. Henri déclare sans vergogne qu'il joue pour gagner, et mon petit frère assure qu'on triche quand il ne gagne pas; il trouve bien, comme Shéridan, que le premier bonheur est de gagner au jeu, mais il ne reconnaît pas, comme lui, que le second soit d'y perdre. Moi-même, je ne suis point indifférente aux faits et gestes des têtes couronnées et des as vainqueurs, ni maman non plus; il n'y a vraiment que mes grands parents à prendre philosophiquement leur parti des mauvaises grâces de la Fortune. Ma bonne maman n'aime pas les cartes; mais elles le lui rendent bien, car elle perd toujours.

Hier, au milieu de notre intéressante partie, la cuisinière entre tout effarée nous demander si la lune s'est cassée dans la mer? Nous courons voir; en effet, il manquait un morceau à la lune dans son plein; cela demandait explication, et nous n'avions pas le moindre Nick sous la main; je cours chercher un vulgaire almanach, que Henri ouvre illico et où nous trouvons l'éclipse annoncée et prédite depuis longtemps. «Vois, me dit mon frère, c'est nous-mêmes, c'est notre terre qui s'interpose entre le Roi du jour et la Reine des nuits…» Mon frère était parti, et je le voyais déjà escaladant le mont Parnasse ou enfourchant Pégase; mais je l'ai arrêté court en si beau chemin, en lui rappelant que nos intérêts étaient en souffrance. En effet, lorsque nous sommes rentrés, mon petit frère empochait nos sous à l'aide d'un superbe brelan. Ceci a ramené le sourire sur ses lèvres, car, qui le croirait? il se montre aujourd'hui rêveur et mélancolique. Il pense au départ, et le départ, c'est l'adieu à sa vie vagabonde et oisive; le départ, c'est l'adieu aux bains, aux pêches, aux courses aventureuses à travers les plages, les champs et les vignes qu'il vendangeait si bien à son profit; le départ, en un mot, c'est la fin de toutes les parties de plaisir…

La Liberté va replier son aile et le collège ouvrir toutes grandes ses portes, et notre Benjamin, pour la première fois depuis deux mois, songe creux aujourd'hui…

Le 9 octobre

Ce matin, avant le déjeuner, je suis encore allée passer quelques minutes devant ce grand Océan qui respire d'un pôle à l'autre, et dont le souffle s'entend des deux hémisphères, comme preuve de sa puissance et de sa grandeur. Ce spectacle, toujours le même, me semble toujours nouveau dans sa sublimité. C'est la saisissante image de l'infini!

Ah! que j'aime à rêver devant l'immense mer
S'étoilant d'or, d'azur comme une souveraine,
Pendant que sous mes pieds s'ouvre le gouffre amer
Où la vague sans fin roule sa longue chaîne.

Ah! oui, j'ai relu bien des fois cette définition de la mer par
Lamartine.

«J'ai roulé, des milliers de fois, la pensée de l'infini dans mes yeux et dans mon esprit, en regardant du haut d'un promontoire ou du pont d'un vaisseau le soleil se coucher sur la mer, et plus encore en voyant l'armée des étoiles commencer, sous un beau firmament, sa revue et ses évolutions devant Dieu. Quand on pense que le télescope d'Herschell a compté déjà plus de cinq millions d'étoiles, que chacune de ces étoiles est un monde plus grand et plus important que ce globe de la terre; que ces cinq millions de mondes ne sont que les bords de cette création, que si nous parvenions sur le plus éloigné, nous apercevrions, de là, d'autres abîmes d'espace infini comblés d'autres mondes incalculables; et que ce voyage durerait des myriades de siècles, sans que nous puissions atteindre jamais les limites entre le néant et Dieu, on ne compte plus, on ne chante plus; on reste frappé de vertige et de silence, on adore et l'on se tait…»

Tout en regardant l'espace, je suivais le travail d'un petit brick tenace, courageux, soutenant une lutte énergique contre vent et marée qui l'entraînaient en mer au lieu de le pousser au port, tandis qu'un grand vapeur remontait tranquille et majestueux les courants, comme s'il ignorait les flots et la tempête…

Tout en admirant les deux, je pensais à cette merveilleuse découverte de la vapeur. Je trouve les magnifiques créations du génie humain peut-être encore moins étonnantes dans leur conception que dans leur réalisation. Tracer sur le papier des plans superbes, enfanter des chefs-d'oeuvre du bout d'une plume mathématique est quelque chose, mais la merveille c'est de donner une forme réelle et palpable à la pensée, c'est de réduire toutes les difficultés à néant.

Au XVIe siècle, un Espagnol proposa, dit-on, à Charles-Quint de faire marcher un bâtiment sans rames et sans voiles, au moyen d'une chaudière d'eau bouillante, dont la vapeur faisait agir un piston. Ce procédé obtint le résultat désiré; mais, à la mort de Charles-Quint, cette découverte restée sans protecteur, demeura dans l'oubli. En 1663, le marquis de Wescester publia un ouvrage où la même idée des machines à vapeur se trouva énoncée. En 1711, Denis Papin, de Blois, fit d'heureux essais pour appliquer la vapeur à la navigation. Enfin, c'est l'Américain Fulton qui, en 1767, mit en évidence cette grande et merveilleuse invention, et lança sur la Seine, en 1805, le premier bateau à vapeur. L'Anglais Griffits imagina ensuite, en 1812, de faire mouvoir les voitures par le même procédé. Nous savons s'il réussit. La vapeur a donc aplani les routes, abrégé les distances, et grâce à elle, pendant que d'un côté le navire, insoucieux du vent, traverse fièrement les mers, de l'autre, la locomotive vertigineuse entraîne son sillon de voitures dans l'espace!

J'ai bien fait de sortir ce matin. Il n'est que midi, et déjà les nuages amoncelés crèvent de toutes parts, la pluie fait rage, la mer a des mugissements terribles, un ouragan se prépare, la nuit va être bien mauvaise, et le coeur se serre à la pensée des pauvres marins exposés à ses fureurs. Ah! mon Dieu, comme l'âme se dégage et s'élève devant le danger, comme la prière monte fervente vers vous qui pouvez seul les protéger! Mon Dieu, ayez pitié d'eux!…

Cinq heures.—La grande voix de la mer résonne de plus en plus distincte, et je suis de ma fenêtre toutes les péripéties de ce drame des éléments. Nous sommes ballottés par une affreuse tempête, à croire que les rochers, les arbres et les maisons, dans un horrible pêle-mêle, vont s'envoler dans les airs ou s'abîmer dans les flots! Les vagues, emportées par l'aquilon, se brisent avec des sanglots immenses exprimant des souffrances inconnues, gonflant leur masse liquide comme des poitrines soulevées par la douleur; des milliers de larmes amères ruissellent sur les rochers comme les pleurs sur un visage désespéré, et les goëlands inquiets poussent des cris d'épouvante.

Une forme hideuse et noire apparaît par moment, c'est le cadavre d'un chien; tout à coup une vague monstrueuse le saisit, le tord dans sa volute capricieuse et l'engloutit à jamais. L'ouragan vient d'éclater dans toute sa furie. Les lames assaillent la plage en files pressées comme des guerriers montant à l'assaut, et lancent à cinquante pieds en l'air leur longue fusée d'écume; les nuages noirs se lézardent comme des murailles fantastiques, laissant apercevoir par leurs fissures l'ardente fournaise des éclairs; des lueurs blafardes et aveuglantes illuminent l'étendue. Les quelques barques amarrées devant nous s'entrechoquent avec des bruits lugubres, et les cordages, tourmentés par l'humidité, se plaignent douloureusement. La pluie, fouettée par le vent, tombe en faisant siffler ses hachures comme des flèches. On dirait que le chaos veut reprendre la terre et en confondre de nouveau les éléments. Voilà le spectacle que j'ai devant moi; de l'autre côté, dans la campagne, le même bouleversement se manifeste: les arbres craquent et se fendent sous les efforts de l'aquilon, les sentiers se changent en torrents, les feuilles jonchent le sol, les oiseaux frémissants se cachent dans les ramées humides, moi-même je grelotte de froid et d'émotion.

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