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Le journal d'une pensionnaire en vacances

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Pourrons-nous partir demain? Je l'ignore; et l'on se demande, devant un tel bouleversement, si jamais cette grande colère de la nature va s'apaiser, si les flots rentreront dans leur lit; assurément les arbres vont se redresser, les feuillages secouer les perles brillantes dont ils sont surchargés, les oiseaux s'aventurer dans l'espace pour sécher leurs ailes alourdies par la pluie? Sans doute demain, après une nuit terrible, l'ouragan fatigué s'éloignera. Du sein des eaux, des bois et des plaines sortiront des voix frémissantes, laissant échapper un immense soupir de soulagement. Encore quelques heures et tout rentrera dans l'ordre. La terre reprendra ses sourires, la mer ses limites, le soleil ses rayons, et l'on ne s'apercevra plus de cette terrible secousse qu'à la fraîcheur de l'air et au parfum plus pénétrant de la brise…

Nous avons reçu hier après-midi (heureusement qu'il faisait beau) une visite qui nous a tous bien surpris, la visite de M. Benoit, un monsieur très correct d'ailleurs, fils de mon premier professeur de piano. Il venait nous faire ses offres de service, c'est un industriel qui semble très au courant de sa partie: «Oui, nous a-t-il dit en souriant, le commerce est plus productif que les arts. Mon pauvre père n'entendait rien aux choses pratiques de la vie; c'est probablement ce qui m'a rendu très positif.»

Nous n'avions jamais vu M. Benoit fils, c'est à peine si nous savions son existence, son père n'en parlait guère, ce qui était assez singulier; cet étranger, cet inconnu m'apparaissant comme la vision rajeunie de mon vieux professeur, m'a rappelé soudain plus d'un souvenir de mon enfance.

Je connais une petite fille qui vous dit le plus gentiment du monde: «Je n'ai pas peur de papa, ni de maman, ni de ma bonne; j'ai seulement un peu peur de Croquemitaine.» Quand je pense à mon vieux professeur de musique, je pourrais dire la même chose. À cette époque, je ne craignais ni papa, ni maman, ni ma bonne, mais j'avais une affreuse peur de mon maître de piano.

Je le retrouve dans ma mémoire avec un visage d'ogre, des yeux dévorants, des dents de requin, une voix de tonnerre. Je croyais à l'instant voir surgir de ses immenses poches les paquets de verges, dont il parlait, pour corriger les doigts faibles ou récalcitrants. Il avait des comparaisons qui alors me terrifiaient.

«Qu'est-ce que c'est que ça? des doigts flasques comme des asperges bouillies, attachés à des poignets raides comme du cornouiller.» Lorsqu'il m'avait lancé ces épithètes malsonnantes, je prenais le parti héroïque de m'endormir. Dame, je n'avais que six ans! Quand on saura que ce maître intraitable me donnait une heure de leçon tous les jours, on conviendra que c'était un peu long.

Si la leçon s'était bien passée, maman me donnait un sou, pour aller acheter un chausson aux pommes chez le pâtissier voisin. Ah! ces pommés, comme ils me paraissaient délicieux! J'ai eu beau chercher, je n'en ai jamais retrouvé de pareils. Le grand Napoléon demanda vainement toute sa vie un haricot de mouton, comme ceux qu'il mangeait à l'école de Brienne; on lui en servit de bien supérieurs sans doute, mais il ne les trouva jamais aussi bons. Ce qui prouve une fois de plus, que les souvenirs enfantins demeurent les plus vivaces et souvent les meilleurs.

Depuis, petit à petit, j'ai appris l'existence pénible de mon professeur. C'était un artiste dans toute l'acception du mot; le sens commun, qu'on devrait appeler le sens rare, lui manquait totalement. Il appartenait à cette race intelligente des bohèmes d'il y a un demi-siècle, vivant au jour le jour sans penser au lendemain, dépensant peu ou beaucoup, suivant les circonstances, mais n'ayant jamais un centime devant eux. Aujourd'hui, les artistes ont fait de grands progrès sous ce rapport-là, ils sont devenus pratiques; ce n'est pas une poire, mais des vergers de poires qu'ils savent se ménager pour la soif; s'ils connaissent à présent l'art de gagner de l'argent, ils connaissent aussi celui de le garder.

Mon professeur était fils d'un fonctionnaire ayant économisé une certaine fortune, et frère d'un compositeur qui a laissé des romances charmantes qu'on chante encore; ces bons exemples ne lui servirent en rien. Comme on le voit, c'était un irrégulier, un bohème. À vingt ans il s'était marié avec une jeune fille de dix-huit, aussi riche que lui d'insouciance et de gaîté, n'ayant d'autre patrimoine que la jeunesse et l'espérance. L'espérance! un banquier qui n'aboutit souvent qu'à la faillite. La pauvre jeune femme mourut un an après, en donnant le jour à un fils, dont M. Benoît s'occupa tout juste, comme jadis La Fontaine s'était occupé du sien.

M. Benoît, ce professeur qui ne passait pas un quart de soupir, ni un double point, qui raisonnait si exactement en musique, restait toujours un grand original dans les choses sérieuses de la vie. Je pourrais même ajouter qu'il avait plus de justesse dans les oreilles que de justice dans l'esprit. Je me souviens encore de quelques petites histoires qui en font foi.

Après les premières études si ingrates du piano, lorsque je commençais à faire une moue dédaigneuse aux morceaux de Leduc et de Carpentier, on m'acheta un bel instrument neuf. Dire toute la joie que j'en ressentis serait impossible. J'étais encore à cet âge heureux où les impressions sont les plus vives et où l'on ne croit qu'au bonheur. On avait d'abord décrété que je ferais gammes et exercices sur le vieux piano; mais bah! au bout de quelques mois je ne voulais plus en entendre parler. Ma mère songea alors à le vendre et pria mon professeur de s'en occuper. La caisse était encore belle, l'ivoire des touches pas trop jauni; mais les sons, hélas! laissaient beaucoup à désirer. Le facteur de la ville n'estimait plus mon vieux piano, que deux cents francs. Mon professeur avait justement, à trois ou quatre maisons plus loin que la nôtre, une nouvelle commençante dont les parents cherchaient un piano d'occasion: c'était leur affaire. M. Benoit qui donnait cette leçon-là après la mienne, offre illico mon piano. À deux heures il était proposé; à quatre heures, il était acheté; à six heures il était emporté.

Comme on voit, notre intermédiaire ne s'était donné aucune peine, ma mère cependant comptait lui offrir une petite gratification. Malgré tous les travers, qu'elle lui connaissait, elle s'intéressait vivement à ce bon M. Benoit pas riche du tout et elle se disait in petto: «Je le connais, c'est la délicatesse en personne, il est capable de ne vouloir rien accepter et moi, certainement, je lui offrirai un louis.»

En effet, dès le lendemain, après ma leçon, ma mère remercia M. Benoit de son empressement à lui être agréable; le sourire aux lèvres, songeant à la joie qu'elle allait lui causer, ma mère lui demanda ce qui lui était dû pour sa complaisance.

M. Benoit baissa les yeux et tout rougissant il répondit d'un air modeste: «Oh! Madame, rien, presque rien; cinquante francs si vous voulez.»

Presque rien! cinquante francs! le quart de la vente totale du piano!

Ma mère crut qu'elle avait mal entendu, cette demande lui paraissant fort exagérée. Elle lui remit vingt-cinq francs; mais, depuis ce jour, elle ne parla plus des sentiments délicats de mon professeur.

À quelque temps de là, il y eut soirée dansante à la maison; ma mère pensa que le violon de M. Benoit soutiendrait très agréablement les personnes qui auraient l'amabilité de faire danser, et même au besoin pourrait les remplacer. Sachant les susceptibilités du bonhomme, mon père se rendit en personne chez lui pour lui demander son concours, appuyé d'un salaire rémunérateur. À cette demande M. Benoit fronça les sourcils… «Monsieur, dit-il, je n'ai jamais joué qu'une seule fois dans un bal… et ça a mal tourné.

—Comment? cela a mal tourné!

—Oui, très mal.

—Mais enfin, M. Benoit, je ne vois aucun motif pour que cela tourne si mal chez moi. Vous me rendriez service; je vous en prie.

—Monsieur, ce serait chez vous, comme chez les autres.

—Expliquez-vous de grâce.

—D'abord, moi, quand je joue un quadrille, je le joue correctement, pas une note de plus que les reprises voulues: tant pis pour les retardataires.

Eh bien! au bal dont je vous parle, on voulut me faire jouer les figures des quadrilles aussi longtemps que cela plaisait aux danseurs, à eux de me donner le signal de l'arrêt, en frappant dans leurs mains.

«Ah! par exemple, me disais-je, vous prenez donc mon archet pour la manivelle d'un orgue de barbarie? Je vais vous prouver que non. Je me regimbai. De plus, quand je joue, j'entends qu'on m'écoute.

—Ah! même la musique de danse…

—Oui, Monsieur, le plaisir des jambes n'a rien à revoir avec celui des lèvres, autrement dit de la conversation qui ne sert qu'à brouiller les figures, étouffer la musique, estropier la mesure. Dans ce salon tout le monde riait, parlait, criait, si bien que je ne m'entendais plus: je croyais avoir affaire à des sauvages ou à des fous. Dame! ça m'a chauffé les oreilles. Je me suis arrêté tout court et j'ai refusé net de jouer. «Dansez maintenant, ai-je dit, comme dame Fourmi à la frivole Cigale; trémoussez-vous, belles». Et j'ai remis mon violon dans sa boîte. On m'a supplié d'abord, les plus jolis minois m'ont fait des risettes; mais stoïque, mais Romain jusqu'au bout, je suis demeuré inflexible. Le maître de la maison s'est fâché tout rouge, m'a saisi par le bras et m'a poussé à la porte.

Oui, on m'a jeté à la porte! s'écria M. Benoit que ce souvenir rendait encore frémissant.»

Mon père, tout interloqué de cette confidence, se donna bien garde d'insister davantage.

Mon professeur de musique ne vint pas à la soirée.

Voici du reste la dernière aventure qui mit le comble à ses méfaits. M. Benoit, ayant travaillé chez un facteur de pianos dans sa jeunesse, était aussi bon accordeur que bon professeur. Mais ne voulant marcher sur les brisées de personne, il laissait cette clientèle à l'accordeur qui passait régulièrement tous les trois mois.

Il advint cependant qu'une année, au moment des vacances, notre piano devint faux tout à coup. Nous devions être nombreux à la maison, faire de la musique et danser de temps en temps. Ma mère demanda à M. Benoit de lui rendre le léger service d'accorder notre piano. M. Benoit y consentit de bonne grâce. C'était un simple accord, puisque le piano était au diapason et qu'il ne lui manquait pas une corde. Après avoir terminé son accord, M. Benoit demanda plumeau et brosse pour enlever la poussière qui, disait-il, s'était glissée à l'intérieur du piano. Nous finissions de déjeuner, on était au dessert, ma mère pria M. Benoit de venir manger quelques fruits et prendre une tasse de café, additionnée d'un verre de fine champagne; ce qu'il accepta avec empressement.

Mon père rencontra M. Benoit le lendemain…

«Combien vous dois-je, lui dit-il?» M. Benoit sembla éluder la question.

—Mais rien, presque rien, cela se retrouvera une autre fois.

—Non, non, vous avez devant vous un débiteur qui ne demande qu'à s'acquitter, reprit mon père, en souriant.

—Eh bien, puisque vous le voulez absolument, ce sera vingt-cinq francs.

Mon père, comme ma mère la première fois, trouva cette réclamation fort exagérée. Mais M. Benoit tint bon et voulut lui prouver, en termes techniques que les profanes ne pouvaient guère comprendre, qu'il avait fait une réparation considérable.

À son passage à la maison, mon père consulta notre accordeur ordinaire qui estima l'accord, cinq francs et l'époussetage, cinq autres francs.

Mon père offrit quinze francs, mais M. Benoit ne voulut pas démordre de ses prétentions et menaça de l'huissier s'il ne recevait illico ses vingt-cinq francs.

Quand on l'entendait jouer de la guitare ou du piano, il vous empoignait. On s'intéressait à lui, on lui cherchait des positions, on lui en trouvait: le malheureux ne savait pas les conserver. Lorsque la Folie avait fait tinter ses grelots et le Plaisir ses flonflons, aucune considération ne l'arrêtait plus; voici peut-être sa plus jolie escapade.

Je l'ai connu vieux, mais il avait été jeune… (Monsieur de La Palisse n'aurait pas dit mieux). Donc à cette époque, on lui avait fait obtenir une place dans une ville de province. Avec ses leçons et les concerts qu'il organisait de temps en temps, on voyait poindre pour lui des jours heureux. Surcroît de bonheur: il avait été nommé organiste d'une petite paroisse suburbaine. Ah! bien oui! Y pensez vous! N'avoir jamais eu d'autre maître que son caprice et soudain dépendre d'un chef de bureau tous les jours de la semaine et d'un bon curé le dimanche, c'était deux chaînes au lieu d'une qu'il se rivait à perpétuité.

Un certain dimanche, les petits camarades avaient organisé une partie de campagne. Les voitures avaient été commandées pour dix heures et demie dernière limite, et mon professeur devait les rejoindre aussitôt la grand'messe finie; mais quand bien même l'organiste l'eût menée à fond de train en écourtant toutes les antiennes, il lui était impossible d'arriver à l'heure. Ce retard l'agaçait. Il dormit mal, cherchant un moyen de concilier son devoir et son plaisir. À la fin de la nuit, il eut soudain une idée géniale, une idée triomphante; il se leva promptement et se dirigea vers l'église. Une seule porte donnait accès à l'escalier de la tribune et à celui de l'horloge. En sa qualité d'organiste M. Benoit avait une clef de cette porte; vers cinq heures et demie il se croisa avec le sacristain qui venait de sonner l'Angélus, il entra à l'église où il n'y avait encore personne, grimpa dans la tour de l'horloge et avança prestement les aiguilles d'une heure.

À neuf heures moins un quart, les cloches étaient en branle sonnant la grand'messe. Chacun chez soi fit la même réflexion, et tout en se disant: comment se fait-il que ma pendule soit en retard d'une heure? se hâta de s'apprêter pour courir à la messe. Au sortir de la dite messe, quand chacun se raconta sa petite histoire, qui était la même, y compris le clergé, les chantres, le bedeau, les enfants de choeur et les paroissiens, on s'aperçut que ce n'était pas toutes les pendules et montres de la paroisse qui s'étaient détraquées à la fois, mais que c'était l'horloge seule qui avait avancé d'une heure, et l'on comprit le coup de pouce donné aux aiguilles par l'organiste. Celui-ci avait tout à la fois concilié son devoir et son plaisir: il avait tenu l'orgue toute la grand'messe et il était arrivé juste à l'heure du rendez-vous. Malheureusement, le curé et les fabriciens ayant éventé le truc réprouvèrent cette façon d'agir; le pauvre musicien fut remercié et perdit ainsi la grosse corde de son arc.

Il lui aurait fallu une vie d'aventures, voire même une roulotte bariolée pour courir de bourg en ville, parader, recueillir des bravos. Incapable de se plier aux exigences d'une vie modeste mais assurée, il eût de beaucoup préféré vivre dans l'imprévu, connaître les jours de liesse et d'abstinence, le gîte à la belle étoile et les hôtels somptueux. Chaque soir de cette existence uniforme et de la même couleur, il se serait volontiers écrié comme je ne sais quel poète. «Me voilà donc encore débarrassé d'un jour!»…

Il s'était ensuite rejeté sur les concerts, mais hélas!…

Le plus mirifique de ses concerts eut un sort aussi désastreux. Il jouait à ce moment un morceau intitulé La Retraite, son triomphe sur la guitare, instrument grêle et sans ressources s'il en fut, et cependant, sous ses doigts merveilleux, on croyait entendre les fifres et les tambours, et l'on voyait, si l'on peut s'exprimer ainsi, la Retraite se rapprocher, arriver, passer, s'éloigner. Au moment le plus brillant du morceau, une des cordes casse; il la remet en maugréant. À peine est-elle remise que deux autres partent à la fois. C'en était trop; l'artiste furieux pousse un juron formidable et, jetant sa guitare à terre, trépigne dessus. C'était un instrument de prix, une guitare parfaite, presque impossible à remplacer… Le public montra son mécontentement, on entendit à la porte des chut! chut! des bravos ironiques se croisèrent avec des coups de sifflet, il y eut tumulte. Les plus raisonnables se levèrent pour s'en aller; les mécontents voulurent qu'on rendît l'argent. Bref, c'est au milieu de ce brouhaha inexprimable que les concerts de mon professeur prirent fin.

Il se rendait au bureau à l'heure de son caprice; au bout d'un mois son chef savait à quoi s'en tenir sur ses services; au bout de deux mois, il le remerciait.

On pouvait considérer ce pauvre M. Benoit comme une épave de la vie. Il avait essayé de bien des métiers et n'avait réussi à rien. Il revenait à ses leçons qui lui permettaient de vivoter, mais ne mettaient guère de beurre sur son pain. Ce sont ses goûts nomades dans sa jeunesse et son amour de la pêche plus tard qui l'avaient perdu.

Il s'en allait l'été au milieu des grandes herbes, à l'ombre d'un vieux saule, jeter sa ligne et suivre d'un regard rêveur la mince ficelle et sa pensée vagabonde qui toutes les deux s'en allaient à la dérive; c'était pour lui le nec plus ultra du plaisir solitaire. Comme cela il manquait beaucoup de leçons. C'est avec la plus parfaite bonhomie qu'il disait à ses élèves: «Demain, je ne pourrai pas vous donner de leçon, je vais à la pêche, mais, après-demain, je vous en donnerai deux…» On reconnaîtra que ce système nouveau ne pouvait convenir ni aux parents, ni aux enfants: c'était une énormité qu'il proposait là sans l'avoir jamais comprise.

D'ailleurs, il s'était toujours énergiquement refusé à donner des leçons aux jeunes qui travaillaient pour devenir à leur tour professeurs de musique: «Leur donner des leçons! s'écriait-il. Élever des petits chiens pour me mordre; jamais!»

Le 10 octobre au soir.

J'ai achevé ce matin une robe merveilleuse, qui m'a pris tous mes moments de loisir pendant les vacances; cette jupe sans pareille, qui renferme entre ses plis les oracles du Destin, va revêtir une poupée, que dis-je? une magicienne cabalistique qui doit prédire les temps présents, futurs et surtout passés. Elle va tirer la bonne aventure à tous, grands et petits, mais particulièrement aux jeunes filles. Ma sibylle, ne s'étant jamais occupée de mariage pour son propre compte, s'intéresse vivement à l'hymen des autres et promet monts et merveilles. Dorénavant tous les jeunes gens ne rencontreront plus que des perles pour femmes, et les jeunes filles, des phénix pour maris.

Hier soir au dîner, ma chère famille a fêté mes seize ans. J'ai reçu de jolis souvenirs, et mon frère aîné avait préparé un brillant feu d'artifice qu'on a tiré après avoir mangé le traditionnel gâteau aux bougies. Cette fois il y en avait seize; un nombre déjà respectable, comme dit grand-père.

Après déjeuner, pour nous distraire une dernière fois, nous avons couru les champs et ramassé des champignons de toute espèce. Vraiment, il est affreux de penser que dans ces végétations, si variées de formes et de couleurs, nées de quelques gouttes de rosée et d'un rayon de soleil, se glissent trop souvent les principes d'une mort terrible. Nous avions beaucoup de cèpes et beaucoup étaient mauvais; les cèpes qui poussent à l'ombre des grands bois sont généralement bons, mais ceux qui viennent dans les prairies sont souvent de la pire espèce, malgré leur apparence trompeuse. Ils ont la même forme et la même couleur que les autres; mais, dès qu'on les ouvre, instantanément, au contact de l'air, la partie intérieure, dure et compacte, qui doit toujours rester blanche, prend une teinte vert-de-grisée, qui s'étend et se fonce jusqu'au noir. Il faut, autant que possible, chercher les différentes espèces à la place qui leur est propre: le cèpe, dans les bois; le champignon rose à la mine engageante et jamais trompeuse, dans les prairies; le gros potiron qui sent la farine, aux champs labourés. Rien d'amusant comme la cueillette de ces énormes cryptogames qui remplissent tout de suite les paniers. En main, ils ont la forme du parapluie de Robinson Crusoë dans son île déserte; mais de loin, on dirait le toit pointu d'une cabane en miniature. Quant aux mousserons, je crois qu'ils se plaisent également à l'ombre et au soleil; mais je ne me hasarde pas à les ramasser, à cause des traîtres qui se faufilent si facilement parmi les bons.

À deux heures, maman nous a rappelés pour voir quelques connaissances qui venaient nous dire adieu.

Les deux ou trois premières visites ne m'ont guère amusée, on a d'abord parlé de la pluie et du beau temps… Ah! vraiment l'on ne saura jamais ce que cette sempiternelle et monotone lamentation contre le temps rend de services à la société; cette jérémiade permanente fait les trois quarts et demi des frais dans les visites banales et tire bien des personnes d'embarras.

«Mon Dieu, que vous êtes aimable, dit-on, d'avoir affronté, pour venir me voir, ce soleil torride (si c'est l'été), ce froid de Sibérie (si c'est l'hiver), et les doléances vont leur train, la glace et la neige, la poussière et la boue, le ciel bleu et les nuages, le froid et le chaud, le vent et la pluie, enfin tous les divers états atmosphériques alimentent la conversation de ceux qui ne savent que dire. La petite ville qu'on habite donne aussi matière à la causerie. N'a-t-elle pas le privilège, peu enviable, d'être tout à la fois ville ou campagne, suivant l'appréciation de ses habitants? Chacun la juge à sa manière. L'hiver, c'est une bourgade ouverte à tous les frimas il est vrai, mais fermée à toute espèce de plaisir, et si l'on tient à s'amuser, il faut aller chercher la grande ville qui mène joyeuse vie. En revanche, et chose toute particulière, à peine le printemps est-il de retour, à peine les rayons ont-ils succédé aux neiges, à peine mai a-t-il fait craquer l'écorce des pousses nouvelles et bourgeonner tous les arbres que, par une métamorphose subite, la petite ville, qui n'était tout à l'heure que la campagne, redevient ville avec tous les inconvénients de l'été: pas le moindre petit coin d'ombre ou le plus léger zéphyr; on souffre de la chaleur, la poussière est intolérable, et l'on court au fond des bois ou au bord de la mer.

Ma conclusion est qu'il y a beaucoup d'esprits mal faits qui n'aiment l'hiver que pendant l'été et vice versa.

En revanche la dernière visite m'a fort intéressée. Ah! nous en avons appris de belles sur la tempête de l'autre jour, elle a fait des siennes! Le bateau sauveteur de Saint-Marc n'existe plus! Il s'est perdu en voulant sauver deux navires en détresse! Qui eût pu croire que nous ne le reverrions pas et qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre, lorsque ces temps derniers nous allions le visiter et l'admirer. Ce beau bateau insubmersible, construit dans les grands chantiers de la Seyne, près Toulon, si bien gréé, si bien préparé à la lutte, nous semblait toujours devoir être vainqueur. Les courants l'ont entraîné entre deux rochers où la mer, le menant et le ramenant sans cesse avec furie, l'a broyé en miettes. Grâce à leur ceinture de liège, les dix marins qui le montaient ont pu se soutenir sur l'eau plusieurs heures, et attendre ainsi qu'on vînt les secourir. Il était grand temps pour quelques-uns d'entre eux, épuisés et presque sans connaissance; enfin, personne n'a péri, non plus que les deux bâtiments signalés en souffrance secourus par le Pouliguen.

Quant aux aimables Parisiens déjà nommés, ils ont terminé leur saison balnéaire par un exploit digne d'eux et qu'ils n'oublieront pas, j'en suis sûre. Voulant profiter de tous les genres de plaisir que peut offrir la mer, ils ont rêvé d'emporter les émotions d'un naufrage, sans cependant courir aucun danger. Pour cela, ils se sont entendus, après force insistances mêlées d'or, avec le patron de l'un des bateaux pilotes qui circulent continuellement dans nos parages pour diriger, à l'entrée comme à la sortie du port de Saint-Nazaire, les grands vaisseaux ignorant le chenal. Ces bateaux sont d'une solidité à toute épreuve, montés par des gens aguerris aux emportements de la mer et dont le métier même ne consiste qu'à les affronter perpétuellement. Donc, le soir de la dernière tempête, nos trois élégants ont obtenu la permission de monter à bord de l'un de ces bateaux et d'y passer la nuit. En effet, l'obscurité profonde, les rugissements de la tempête, les paquets d'eau qui déferlaient sur le pont, le roulis qui forçait à se cramponner aux cordages, rien ne manquait au programme. La position était émouvante et critique, nos Parisiens étaient tranquilles quand même, rassurés par la solidité du bateau et les capacités de l'équipage. Ils tenaient donc tout ce que leur imagination fantaisiste avait pu rêver; mais ce qu'ils n'avaient pas prévu, ils l'ont eu cependant, c'était de faire véritablement naufrage. Voilà ce qui est arrivé. Vers minuit, la mer est devenue si mauvaise que le bateau a chassé sur ses ancres, ce qui n'arrive presque jamais; on cite peu d'exemples de bateaux pilotes sombrant, cela, cette fois, s'est produit, le bateau a été entraîné à la dérive vers une pointe de rochers où il n'a pas tardé à talonner et à faire eau de toutes parts. Tous les malheureux qui le montaient n'ont eu que le temps de se sauver sur ce rocher, heureusement plus haut que le flux et de s'y cramponner de leur mieux. Ils ont attendu là, six mortelles heures, au milieu des flots qui les enveloppaient et les frappaient de tous côtés, le retour du jour pour sortir de l'abîme… Il faut avouer que ces beaux messieurs ont été servis trop à souhait; car ce n'était plus seulement en imagination, mais bien en réalité qu'ils avaient éprouvé toutes les émotions d'un naufrage. Ils pouvaient périr à ce jeu dangereux, ils en ont été quittes pour la peur; mais ils ont rapporté, en plus de leurs souvenirs, un gros rhume et force douleurs rhumatismales; ce que voyant et ressentant surtout, ils sont partis le jour même, jurant, un peu tard, comme dans la fable, qu'on ne les y reprendrait plus.

À quatre heures, il a fallu terminer les paquets et les malles. Nous partons tous demain matin. Ah! mon Dieu, qu'il est donc triste de se quitter! et, quand on y réfléchit, la vie n'est qu'une longue suite d'adieux. Adieu à la gaieté de l'enfance, adieu aux illusions de la jeunesse, adieu aux joies plus douces de l'âge mûr, adieu à la santé, au bonheur, à la vie! La mort, cette grande désenchanteresse de l'existence, c'est le terme de tout…

J'ai rangé soigneusement ma chambre, renfermé tous les jolis bibelots de mes étagères, pris la clef de mon secrétaire et de mon armoire, voilé mon petit oratoire et abrité d'une mousseline blanche les portraits qui me sont chers, celui surtout de mon bien-aimé père, si tôt enlevé à notre affection. Ah! oui, que de tristesses dans un départ! On laisse toujours une partie de soi-même aux lieux préférés qu'on quitte; le coeur anxieux se demande si on les reverra…

Et puis, j'ai emballé mes livres de classe dans ma grande caisse de voyage, ces livres que, hélas! je n'ai pas ouverts une seule fois pendant les vacances, même ceux d'histoire et de géographie que j'aime tant; ils sont restés oisifs au fond du dernier casier. Mes cahiers sont immaculés et devant leurs feuillets blancs, le blanc, couleur de l'innocence et de la sérénité, j'éprouve les troubles du remords; ces cahiers, je les voudrais noirs, raturés, remplis jusqu'à la dernière feuille des analyses, narrations, résumés que j'avais à faire et que je n'ai pas faits. Voilà, j'ai dit bonsoir à tous les devoirs de vacances, je me suis moquée d'eux et je suis l'attrapée maintenant. Chaque jour, je les remettais au lendemain, en leur tirant ma plus gracieuse révérence, et aujourd'hui qu'il est trop tard pour les commencer, je ne vois rien encore à faire de plus pour eux! Cependant la plume, mon démon familier, n'a pas chômé.

Qu'imaginer? Que devenir? Comment rentrer au pensionnat les mains vides des devoirs à faire et l'esprit vide des leçons à apprendre? Par quel moyen me tirer de cet embarras? Penser mélancoliquement à toutes ces choses n'y remédie point… Ah! mon Dieu, quelle heureuse idée m'arrive… c'est une inspiration du Ciel… Mon journal sera mon sauveur, et pourtant, j'avais rêvé de le garder pour moi toute seule… Mais, bah! quand on a fait un mauvais pas par sa propre faute, il faut tâcher de s'en tirer. Je vais le présenter à mes chères maîtresses, d'ailleurs si bonnes, si indulgentes, et je suis sûre qu'elles voudront bien l'accepter. Ce long devoir de littérature va, d'un même coup, acquitter la dette obligatoire de tous les devoirs de vacances.

Adieu, mon charmant home, je te quitte, la conscience allégée par cette douce espérance.

Signé: HENRIETTE.

Voilà comment ce modeste journal a commencé son chemin. Il a été lu en classe pendant l'ouvrage manuel; puis il a été prêté aux amies d'Henriette, qui l'ont timidement fait sortir du pensionnat. C'est ainsi qu'il est arrivé jusqu'à moi. En fermant ce gros cahier, mes yeux se sont machinalement abaissés sur la couverture, et, comme Henriette, je l'ai trouvée si jolie que je ne puis m'empêcher, en finissant, de transcrire ses réflexions à ce sujet; cette couverture est bleue, ayant en tête la Vierge Marie portant l'enfant Jésus:

«J'aime tout ce qui parle du Ciel, je t'aime bien, jolie couverture de mon cahier, tu es bleue et tu me rappelles la céleste couleur. Et qu'elle est belle, cette Vierge au regard chaste et pur! que j'aime à la voir, à la contempler! Grâces vous soient rendues, ô vous qui avez placé au frontispice d'un cahier une madone, alors que tant d'autres nous arrivent avec une couverture froide, inanimée, gravée de traits insignifiants ou même de folies. Les enfants de Marie peuvent plus que l'aimer, cette feuille aux couleurs de la Vierge; il leur est permis de la presser sur leurs lèvres, car l'effigie est celle de la Reine des Cieux. Oui, je t'aime, charmante couverture de mon journal, avec ton Enfant-Dieu, ta Madone, tes étoiles et tes anges. Je voudrais, ô Vierge! que ton image fût retracée autant de fois qu'il y a de grains de sable sur les plages, de gouttes d'eau dans l'Océan, d'astres au firmament, parce que je sais que ton sourire angélique peut toucher tous les coeurs, parce que je sais que ton amour t'a faite la Mère de tous les hommes, leur consolation, leur espérance et leur salut!»

HENRIETTE

SECONDE PARTIE

QUELQUES-UNS DES DEVOIRS D'HENRIETTE

LES DIX COMMANDEMENTS D'UNE PENSIONNAIRE

Sitôt que la cloche ouïras,
Saute de ton lit prestement.
Au lavabo tu parleras
Mais tout bas et très rarement.
À la chapelle te rendras
Pour la messe dévotement.
Et puis au réfectoire iras
Pour y manger fort sobrement.
Pendant la classe tu feras
Tes devoirs scrupuleusement.
De tes compagnes souffriras
Les défauts bien patiemment.
Sous la charmille tu feras
Mille et un complots d'agrément.
À l'étude tu rentreras
Pour travailler assidûment.
Et le soir tu te coucheras
L'esprit orné, le coeur content.
Jusqu'aux vacances passeras
Ainsi chaque jour mêmement.

PREMIER DEVOIR

DE LA CONVERSATION DES SALONS D'AUJOURD'HUI ET DE CEUX D'AUTREFOIS

Avec les gens d'esprit, l'esprit vient de lui-même.
Causer avec les sots, donne une peine extrême.

Qu'est ce que la conversation?

La conversation, c'est le rapprochement de deux âmes, le frottement de deux intelligences ou simplement l'échange de pensées légères et frivoles, de menus propos alimentés par les nouvelles du jour et, faut-il l'avouer, par les pailles du prochain.—La conversation est l'une des principales récréations de l'esprit; son charme se compose de tout et de rien, de nuances délicates et de couleurs vives, de mots emporte-pièce et de douces joyeusetés, d'expressions hardies et de phrases mélodieuses.

Dans ce duo où l'esprit et le coeur sont appelés à faire leur partie, si l'esprit doit régner, le coeur seul doit gouverner; et ici, je ne parle pas du tête à tête qui à lui seul renferme toutes les attractions, non seulement, quand c'est l'amour qui préside, mais même aussi l'amitié. Je parle de la conversation en général. Oui, il faut que le coeur gouverne l'esprit pour l'empêcher d'être méchant, s'il il en est autrement, cela ne s'appelle plus causer, mais médire, calomnier.

«L'Allemand disserte avec profondeur, l'Anglais discute avec flegme, l'Espagnol s'exprime avec emphase, l'Italien pérore avec volubilité, le Français seul sait causer». Causer, c'est aborder tous les sujets sans avoir l'air de les prendre corps à corps, c'est mêler l'enjouement à la sagesse, c'est habiller le simple bon sens de cette courtoisie et de cette politesse qui le rendent séduisant; c'est glisser l'avis judicieux au milieu d'une phrase légère ou plaisante; causer, c'est savoir allier la raison sans rien de vulgaire à la finesse, à l'élégance sans négligence ou prétention; causer, c'est avoir sa manière de dire, son esprit à soi, tout en gardant le désir de faire valoir celui des autres. Avoir de l'esprit et faire de l'esprit sont deux choses bien différentes. Il arrive trop souvent que l'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a.

Causer avec facilité et grâce ce n'est pas dire beaucoup, mais bien dire; cet amour excessif du toujours parler, de trop parler, entraîne à beaucoup de sottises. Il y a des personnes qui ne connaissent ni point, ni virgule dans leur causerie et dont la langue marche comme les baguettes d'un tambour. Elles voient tout, savent tout, connaissent tout, elles éclaireraient le soleil, et en attendant elles sont le catéchisme ambulant de la conversation, avec demandes et réponses toujours prêtes. Il n'y a rien de fatigant comme ces relations-là. Ah! si l'on osait comme on leur réciterait la fable de l'abbé Reyrac:

«Naguère un grand parleur tant jasait, tant jasait
Qu'enfin las de l'entendre et ne pouvant le suivre
Un aveugle attentif, estimant qu'il lisait
Lui dit: «Monsieur, pour Dieu, brûlez ce mauvais livre!»

Et puis dans ces intempérances de langage; ces excès de paroles qui sortent des lèvres comme un flot mal contenu, il est difficile de rester bon, indulgent, généreux, de ne pas exercer sa langue contre le prochain. Combien d'ennemis on se fait ainsi sans y prendre garde? Une saillie amère est le poison de l'amitié. Heureuses les natures d'élite qui ont tant et tant d'esprit à leur service qu'elles restent toujours spirituelles sans jamais être méchantes…

La conversation a deux écueils qu'il faut éviter avec un égal soin, le pédantisme et la négligence. Pour éviter le pédantisme, il faut parler en bons termes, mais toujours avec naturel et simplicité. Fuyons cette faiseuse de couronnes et de pompons, la Prétention comme l'appelle un vieil auteur qui nous la dépeint: dorée, parée, coquette et ennuyeuse à faire mourir. Évitons la faiblesse de vouloir répéter un bon mot passé inaperçu, c'est gâter un trait heureux que de forcer les autres à l'admirer; mêlons les fruits aux fleurs, l'utile à l'agréable et au lieu de nous appesantir sur les choses, effleurons-les avec grâce, suivant le précepte du naïf La Fontaine:

«Qu'il faut de tout aux entretiens
C'est un parterre où Flore épand ses biens,
Sur différentes fleurs l'abeille se repose
Et fait du miel de toute chose»

Ces deux derniers vers sont charmants, ils se prêtent à une comparaison toute chrétienne, dont l'honneur appartient au bon saint François de Salle qui l'a employée fréquemment.

Sans doute, il ne faut pas être aussi puriste, qu'un prince de Beauvau qui eût préféré se casser le bras, que de donner une entorse à ses phrases; cependant, il faut éviter avec attention la négligence. Celle-ci, laisse la phrase incorrecte, inachevée, obscure, se contente de comparaisons douteuses, remplace les expressions choisies par des expressions vulgaires, les mots propres par des mots vicieux et de terroir si l'on peut s'exprimer ainsi. Elle ôte enfin la clarté, la beauté et l'élégance à notre langue.

Boufflers disait que les hommes sont aussi jaloux sur le chapitre de l'esprit, que les femmes sur celui de la beauté. Il est certain que, pour tout le monde, hommes ou femmes, la conversation est le trône de l'esprit; la beauté éclipsée s'incline devant cette supériorité et n'est plus que sa vassale. La matière cède à l'intelligence car la beauté sans esprit, c'est une fleur sans parfum, c'est la statue superbe à laquelle manque l'étincelle de vie. La beauté séduit, mais c'est l'esprit qui retient—voilà pourquoi les femmes spirituelles, sans être jolies, inspirent des affections beaucoup plus durables que les femmes très belles seulement. La beauté reste une, elle est toujours la même, «l'ennui naquit dit-on de l'uniformité», tandis que l'esprit sait se multiplier à l'infini, se plier à toutes les exigences, prendre toutes les formes et, comme le phénix, renaître de ses cendres pour paraître toujours jeune et nouveau. Quelle cruelle déception, lorsque, sous ses dehors enchanteurs qui semblent tant promettre, on ne trouve qu'une tête creuse, un coeur vide, une âme languissante, rien enfin.

Les personnes distinguées par l'esprit et le coeur, toutes déshéritées qu'elles puissent être des biens physiques, trouvent un grand dédommagement dans la conversation; les qualités morales se traduisent toujours par quelque côté, l'âme se révèle alors dans ses plus nobles aspects. Que de fois nous avons entendu dire: C'est incroyable! cette personne est laide et cependant, dès qu'elle parle, elle devient presque jolie. On pourrait répéter ce que Mme de Sévigné avec sa grâce habituelle disait du visage de la Princesse Henriette d'Orléans: «Sa figure ne lui sied point, mais son esprit lui sied à ravir.» La physionomie reflète l'âme, les yeux parlent avec les lèvres, les imperfections des traits disparaissent sous le feu du regard. La chaleur de la parole, l'animation du visage et cette transfiguration qui vous étonne et vous charme tout à la fois: c'est l'oeuvre de l'esprit.

Savoir tenir un salon n'est pas chose aussi commode qu'on pourrait le croire. Il n'y a pas de culture plus difficile ni plus délicate que celle des personnes. Pour les fréquenter, souvent les réunir et les grouper, autour de soi, il faut, non seulement de l'esprit, mais surtout beaucoup de tact et une connaissance approfondie du coeur humain. Ce rôle qui incombe à la maîtresse de maison, consiste à maintenir la conversation dans de justes bornes, la rendre agréable et intéressante en détournant les discussions amères. C'est encore à elle de ménager les susceptibilités de tous, en retenant les antagonistes sur un terrain impartial, en conciliant par un mot heureux les natures les plus contraires et les idées les plus opposées; en adoucissant, en calmant l'ardeur des polémiques religieuses et des controverses politiques; et, tout cela sans trop retenir le dé pour elle-même. On le sait les causeurs aiment à causer. Ils aiment à parler de ce qui les intéresse, à faire valoir leurs connaissances, à semer leurs bons mots, à raconter leurs anecdotes. Ce va-et-vient de la pensée, ces joutes pacifiques de l'esprit font naître des entretiens aussi faciles qu'agréables, aussi éloignés de la banalité que du commérage. Quelle moisson charmante peut alors cueillir une maîtresse de maison. Parmi tous les bouquets apportés par chacun, parmi toutes ces couronnes effeuillées dans son salon ne peut-elle pas, abeille industrieuse, choisir et conserver les fleurs et les parfums qui lui conviennent le mieux.

Sans doute il y a encore quelques salons où l'on sait causer, où l'on sait apprécier toutes les jouissances de l'esprit, où la conversation demeure attachante et variée, vive et spirituelle. Dans ces milieux intelligents et sympathiques, où des personnes faites pour s'entendre et se comprendre se doivent mutuellement la moitié de leur esprit, les heures s'échappent comme en un songe d'or. Cependant nous sommes loin des brillants salons du XVIIIe siècle. Toutes les illustrations du moment s'y donnaient rendez-vous, accourant avec empressement auprès des femmes vraiment supérieures, qui régnaient alors par la grâce et le charme de leur esprit. Elles avaient fait de la conversation un art véritable. Que nous sommes loin de cette exquise politesse, (la politesse est soeur de la charité), de cette gracieuse urbanité, de ce tact parfait des convenances, qualités typiques des salons d'autrefois.

Les salons des XVIIIe et XVIIe siècles, inaugurés à l'Hôtel Rambouillet sont restés célèbres. Sous le Directoire Mme de Staël et plus tard Mme Récamier à l'Abbaye-au-Bois, comme deux astres radieux, attirèrent autour d'elles une pléiade de beaux esprits et d'hommes distingués. C'est à cette époque que La Harpe, toujours prétentieux, prononça ce mot resté inoublié. Il se trouvait à table entre Mme de Staël et Mme Récamier. «Ah! s'écria-t-il, sentencieusement, ma place est la meilleure, je suis assis entre l'esprit et la beauté.» Phrase assez malheureuse, au demeurant, puisqu'elle enlevait à l'une ce qu'elle donnait à l'autre.—À quoi Mme de Staël répondit avec sa vivacité ordinaire. «Je suis très flattée, voilà la première fois qu'on fait ce compliment à mon visage»—ce qui laissait ainsi, autant d'esprit que de beauté à Mme Récamier.

Le salon de Mme Tallien fut aussi très suivi, et quoique Napoléon n'ait jamais voulu l'admettre, à la cour elle n'en donnait pas moins le ton et avait une grande influence sur la société parisienne.

Sous la Restauration, on savait encore causer et se réunir pour goûter les plaisirs délicats de l'esprit, mais à l'heure présente qui s'occupe de ces plaisirs-là?… La politique qui se glisse partout, escortée de passions mesquines, a tout désuni. Les esprits les plus élevés ne sauraient rien semer sur cette terre aride, dans ce domaine dont ils ne peuvent même pas sortir, puisque la conversation revient par une pente presqu'involontaire, vers ce qui préoccupe le plus.

Lorsqu'il y a divergence d'idées, la contrainte toujours, l'antagonisme souvent, refroidissent les mieux disposés et ôtent toute espèce de charme aux entretiens; ici, on peut dire: qui n'est pas avec moi est contre moi.

Bien plus, ces questions brûlantes passionnent les adversaires, on ne dit plus ce que l'on pense sans éclat, sans tapage, avec mitaines et patins, suivant l'expression de Saint-Simon; on s'échauffe, on s'emporte même pour faire valoir ses arguments; on s'entête de plus en plus dans sa manière de voir et finalement, on se quitte, sans s'être converti le moins du monde et fort mécontent les uns des autres, chacun plus convaincu que jamais, que lui seul a raison. Tout s'apaise en ce monde, sauf les querelles politiques, car, à peine éteintes, le moindre souffle les fait renaître de leurs cendres et flamber de plus belle.

Les relations ébranlées par toutes sortes de tiraillements politiques, en face d'un présent qui n'est pas gai et d'un avenir plus sombre encore, les relations dis-je deviennent de jour en jour plus rares et plus difficiles; d'ailleurs qui a le temps de causer, le télégraphe, le téléphone et surtout les cartes postales ont remplacé la jolie lettre des épistolières du temps jadis, dont Mme de Sévigné reste la reine. La vie enfiévrée qu'on mène maintenant nous dévore, c'est à peine si on a le temps de penser, et former un salon qui rappelât ceux dont nous venons de parler, reste aujourd'hui un rêve à peu près irréalisable. Notre époque troublée ne les reverra pas.

SECOND DEVOIR

LE FACTEUR DES POSTES

L'univers est l'immense scène où chacun est appelé à remplir son rôle. Il y a longtemps qu'on a dit cela pour la première fois et que Rabelais se sentant mourir ajoutait: «Tirez le rideau, la comédie est jouée.»

Eh bien! parmi tous ces acteurs du monde civilisé, combien y en a-t-il dans la grande machine administrative, dont les services quotidiens passent presqu'inaperçus?

Je n'en citerai qu'un exemple, le Facteur des Postes. Avons-nous jamais pensé que cet agent d'un service si parfaitement fait aujourd'hui, que cet agent modeste, exact, discret, dont personne ne s'occupe, est cependant le grand distributeur de tous les événements, le porteur de toutes les joies et de toutes les douleurs de ce monde? À la ville, où l'existence se dévore si vite, où l'on ne sait même pas l'heure à laquelle vient le facteur, c'est à peine si l'on a le temps de songer à son arrivée, car à coup sûr on n'a jamais celui de l'attendre. Le courrier est remis au concierge ou dans la boîte appendue au bas de l'escalier, cette petite boîte froide, rangée au milieu de plusieurs autres ne dirait rien sans le nom qui l'étiquète. À la campagne, c'est tout différent; à la campagne où l'on a le loisir, si l'on peut s'exprimer ainsi, de s'écouter penser, de se sentir vivre, on connaît l'heure exacte de l'arrivée du facteur.

L'hiver, la lecture qu'il apporte tient compagnie au coin du feu et fait passer agréablement les longues soirées; l'été, on aime à aller à sa rencontre, à faire une petite promenade sur la route qui doit l'amener, ou à l'attendre tranquillement assis à l'ombre du grand bois qu'il traversera bientôt. On est aise alors de prendre son courrier, le jour surtout où il apporte les journaux favoris, où l'on attend la Mode par exemple. Ah! ce jour-là combien de belles châtelaines se montrent impatientes d'effleurer de leurs doigts mignons, de tenir dans leurs petites mains aristocratiques, ce code de l'élégance et du bon goût. On est donc charmée de recevoir soi-même son courrier, catalogues, journaux, revues, faire-part: ici un simple coup d'oeil suffit pour reconnaître la nature de ces derniers. Le pli tout blanc, c'est l'annonce d'un mariage, liseré de noir il est, hélas! le triste signe du deuil; autrefois un filet, bleu ou rose encadrant une jolie lettre satinée annonçait l'arrivée d'un cher bébé peut-être ardemment désiré depuis longtemps.

Puis, vient enfin le tour des lettres que le facteur tire d'une case à part. Elles sont généralement la meilleure partie du courrier, le côté intime, car la correspondance tient une grande place dans la vie; elle anime la solitude, rapproche même les antipodes en reliant tous les peuples et tous les pays, mais elle unit surtout ceux qui s'aiment et, par la plus douce des illusions, fait, pendant quelques minutes, disparaître l'éloignement. Oui, dans ce petit carré de papier, dans ce chiffon blanc, saupoudré de noir qu'un souffle emporterait et qu'on appelle une lettre, il y a la pensée toujours, et parfois le sentiment, le coeur, l'âme tout entière de la personne qui l'a écrite. Qui de nous n'a pas attendu, au moins, une fois dans sa vie, avec désir ou crainte, l'arrivée du courrier? Qui de nous n'a pas tendu une main anxieuse au porteur de notre secret, à ce facteur qui, chaque jour en tient tant d'autres entre ses mains.

«Jamais roi, peut-être, dans toute la pompe de son cortège n'est désiré comme ce voyageur obscur, poudreux ou mouillé, toujours en route, toujours pressé.»

Sait-on qu'un facteur rural fait en moins de quatre ans le tour du monde?[4]

Pour le bon paysan de la campagne, le facteur rural est le messager fidèle qui s'intéresse aux événements; il est même quelquefois prié de lire la lettre qu'il apporte, et après avoir accepté le verre de vin ou la bolée de cidre, qui doit le réconforter l'hiver et le rafraîchir l'été, il décachète solennellement l'enveloppe, pendant que toute la maison se groupe autour de lui pour l'entendre. Si les nouvelles sont heureuses, les yeux brillent, le sourire dénoue toutes les lèvres et le facteur prend sa part à la joie générale; si au contraire la lettre ne contient que des tristesses, si elle annonce que le fils qui fait son tour de France est tombé malade, oh! alors, le facteur trouve de bonnes paroles pour les rassurer; c'est lui qui apportera, il en est certain, la lettre de la convalescence, et, un peu plus tard, celle de la guérison. Comment ne s'identifierait-il pas à l'existence de tous ces braves gens? Il les connaît par leur nom, les rencontre souvent, fait leurs petites commissions à la ville et, après s'être occupé de leurs affaires, consent à engager, pendant deux ou trois minutes, un brin de conversation pour leur apprendre les nouvelles du pays. Il est aussi le porteur consciencieux de l'épargne péniblement amassée par la tendresse filiale ou maternelle et qui doit secourir l'enfant resté au loin sans travail, ou la mère souffrante à son foyer. C'est encore lui, qui remet directement à la jeune fille rougissante, la lettre de son fiancé que le sort a pris, mais qui reviendra fidèle…, et cette dernière lettre d'amour, toute rayonnante d'espoir et de bonheur, cette dernière lettre qui doit annoncer le retour, le facteur la prendra encore dans sa boîte, plus vaste que celle de Pandore qui ne contenait que l'Espérance. Oui, plus vaste, puisque la sienne contient tout…, la mort et la vie, le bien et le mal, l'espérance et les regrets, l'amour et la haine, tous les sentiments qui remplissent les âmes, toutes les pensées qui, après avoir circulé dans l'esprit, viennent circuler dans l'espace. Oui, cette boite contient tous les fils qui font mouvoir les plus illustres comme les plus simples acteurs du théâtre de la vie, tous les événements grands et petits, toutes les nouvelles politiques, où la raison cherche en vain à découvrir la vérité.

Honneur donc au facteur qui remplit scrupuleusement ses fonctions, modestes sans doute, et cependant si nécessaires. Moderne juif-errant, il reprend à chaque aurore, sans murmure, de bonne grâce et pour un bien faible salaire, sa course fatigante que rien n'arrête, ni les frimas de l'hiver, ni les soleils de l'été.

* * * * *

Il est impossible d'assigner une date certaine à l'origine de la Poste: elle remonte, au moins, à l'époque des conquêtes d'Alexandre.

L'institution des Postes, telle que nous la comprenons de nos jours, ne paraît pas avoir été connue des Anciens, mais ils employèrent les oiseaux et les chiens comme messagers et Bergier, dans son Histoire des grands chemins de l'Empire romain, dit que Cyrus introduisit l'usage des chars à quatre roues, attelés de quatre chevaux pour transporter les dépêches du gouvernement et que, de la mer Egée jusqu'à la ville de Suze, capitale du royaume des Perses, on comptait cent onze gîtes ou maisons de l'une desquelles à l'autre il y avait une journée de chemin. Sous les Romains, ce fut au temps d'Auguste, dit Suétone, qu'on employa les relais pour la rapidité des communications. Les Empereurs envoyaient leurs lettres par la voie des Postes Assises sur les routes militaires, si bien réglées et policées, qu'il n'était pas besoin au prince souverain de courir par les parties de son empire sans sortir de la ville de Rome, celui-ci pouvait gouverner la terre par ses lettres, missives, édits, ordonnances et mandements; lesquels n'étaient pas plutôt écrits, qu'ils étaient, par la voie des Postes, emportés aussi promptement que si des oiseaux en eussent été les messagers.

Dès ce temps-là, on employait la cryptographie, c'est-à-dire l'art d'écrire en signes conventionnels et particuliers, connus seulement de ceux qui s'en servaient, à l'aide d'une clef en permettant la lecture.

Lorsque deux personnes ont un intérêt majeur à cacher le contenu des lettres qu'elles s'adressent, les moyens employés, ordinairement, pour s'écrire, ne peuvent plus servir. Aussi pour arriver à correspondre d'une manière plus ou moins sûre, capable de déjouer les investigations d'une personne étrangère ou d'un ennemi, se sert-on alors de la cryptographie.

Donc, la science cryptographique remonte à la plus haute antiquité; l'histoire nous apprend, qu'en plusieurs occasions, le prophète Jérémie se servit de caractères secrets pour sa correspondance, et on sait que les Romains, les Grecs, les Carthaginois, les Perses et les Phéniciens usèrent de ces moyens, et parfois très utilement. Polybe, Plutarque, Suétone, Aulu-Gelle, Jules l'Africain nous ont laissé de précieux renseignements à ce sujet.

Pour correspondre secrètement, les Anciens se servaient de planchettes ou de dés percés de vingt-quatre trous, (représentant les lettres de l'alphabet) au travers desquels, un fil passait dans un certain ordre et aidait à deviner la signification du texte qui s'y trouvait caché; il suffisait, en effet, que le correspondant, recevant la dépêche, sût à l'avance la lettre convenue pour chaque trou. Connaissant cette clé, il lui était alors facile d'opérer le déchiffrement.

Ce procédé a été inventé par Tenéas, le tacticien, qui en parle dans ses commentaires, sur la défense des places (IVe siècle avant Jésus-Christ). Il est loin d'être inviolable et fait partie de la catégorie des systèmes, dits de substitution simple, dans lesquels la même lettre est toujours remplacée par le même signe.

Tenéas indique aussi divers autres moyens que l'on employait de son temps.

Les États chinois et quelques autres pays lointains n'ont pas de postes régulières, l'État n'a pas là-bas le monopole et aucune entreprise n'est chargée de ce service.

Chacun est libre d'ouvrir des «boutiques pour lettres» et d'essayer à ses risques et périls du transport des correspondances.

Cela ne veut pas dire que le service postal y soit plus mal fait qu'ailleurs.

À Shang-Haï, par exemple, il n'y a pas moins de 200 boutiques pour lettres où l'on rivalise de zèle pour être agréable au public.

La taxe de chaque lettre varie suivant la distance à parcourir. Cette taxe varie aussi suivant que l'enveloppe contient ou ne contient pas de valeurs.

On croit généralement en France que l'institution des Postes ne remonte qu'à Louis XI, c'est une erreur; Charlemagne est le premier souverain qui se soit occupé de cet important service. Il institua pour les besoins de l'empire un corps de courriers qui se nommaient Cursores et il permit à l'Université d'entretenir un certain nombre de messagers pour faire communiquer les étudiants avec leurs familles. Pendant les guerres qui suivirent la mort du grand empereur, le service des Postes fut interrompu et même abandonné et ce fut en effet Louis XI qui procéda à la réorganisation des Postes par l'édit qu'il rendit à Doulens au mois de juin de Tannée 1464. Ses successeurs continuèrent l'oeuvre commencée. Les rois Charles VIII, Charles IX, Henri III s'en occupèrent particulièrement. Louis XIII créa les charges de Maîtres des courriers et contrôleurs généraux des postes et des relais. Ces maîtres coureurs, nos maîtres de postes, reçurent des rois de nombreux privilèges qu'ils conservèrent jusqu'en 1790. Sous Louis XI, les Postes n'avaient été établies que pour le service du roi, et ce n'est que plus tard que les particuliers obtinrent la permission de faire porter leurs lettres par les courriers du gouvernement. Jusque-là, et pendant des siècles, les Français ne correspondaient entre eux que par l'entremise des messagers que l'Université de Paris expédiait à des époques indéterminées et à son profit, dans les principales villes du royaume. Sous Louis XIV, ceux qui étaient chargés de distribuer les lettres en fixaient le prix à leur gré et le percevaient à leur profit. À partir de 1676, sous le ministère de Louvois, les Postes furent affermées; en 1791, l'État se chargea lui-même de l'exploitation. La taxe régulière des lettres date du commencement du siècle, mais elle variait suivant la distance qu'elles avaient à parcourir. C'est à partir de 1848 seulement que l'affranchissement des lettres devint uniforme par toute la France. La petite poste de Paris fut inventée en 1759 par M. de Chamousset, conseiller d'État. On commença le service le 1er juin 1760 au grand ébahissement des Parisiens, et le premier jour, M. de Chamousset suivit en chaise à porteurs les distributeurs de lettres pour voir s'ils faisaient bien leur nouveau métier. Oh! si M. de Chamousset pouvait revenir, c'est lui à son tour qui serait ébahi, non seulement, du service si complet des postes actuelles, mais surtout des merveilles du service télégraphique et téléphonique.

Pendant longtemps le transport des lettres se fit dans une malle attachée sur le dos d'un cheval, car les routes étaient alors à peu près impraticables aux voitures; c'est en souvenir de cet usage que la voiture des courriers fut appelée la malle. En 1818 on remplaça les anciennes malles-postes par de nouvelles, plus nombreuses, moins lourdes et mieux aménagées et en 1828 un service spécial fut créé pour les campagnes. Jusqu'à cette époque, les lettres restaient quelquefois huit et dix jours dans un bureau par suite de la lenteur des communications. À partir de cette année 1828, cinq mille facteurs ruraux furent chargés de parcourir les trente mille communes ne possédant pas encore de bureaux de poste. Depuis les améliorations ont été continuelles; ils sont légions maintenant les facteurs qui portent en France bon an, mal an 500 millions de lettres, sans compter les journaux, les cartes de visite, les circulaires, catalogues et imprimés de toutes sortes et les cartes postales! Ah! les cartes postales c'est par milliards qu'elles parcourent le monde, l'Allemagne à elle seule en expédie chaque année 1 milliard, accompagné de plusieurs millions.

La législation des postes fut d'abord très sévère. En 1471 un employé fut pendu pour avoir intercepté deux lettres. Un décret de 1742 formula la peine de mort, contre tout employé qui décachèterait une lettre pour s'en approprier les valeurs. Comme on le voit, on n'y allait pas de main-morte dans ce temps-là. Aujourd'hui les peines se sont fort adoucies et l'on n'a plus besoin de ces menaces pour obtenir la probité et l'exactitude des employés.

Le budget des postes est un des rares budgets qui rapporte plus qu'il ne coûte, quoique les dépenses s'élèvent à plus de 150 millions. Cela se comprend, quand on pense au nombre de lettres qui s'expédient toute l'année et particulièrement pendant le mois de janvier. Et les cartes de visite donc! elles tombent en avalanches, c'est le cas de le dire, car ces petits cartons glacés qui s'envoient par millions sont trop souvent à l'unisson du coeur des recevants et des envoyants.

On avait entrepris une campagne contre l'usage des cartes de visite.

—Vieux jeu, disaient les uns.

—Mauvais ton, ajoutaient les autres.

Mais, on a eu beau dire et beau faire, cet usage prévaut toujours.

C'est par milliards que s'expédient lettres, cartes de visite, cartes postales, catalogues, et échantillons, revues et journaux, puisqu'on évalue au moins à douze milliards le nombre d'objets transportés annuellement par le service des postes sur toute la surface du globe. On ne compte pas les cartes de visite, bien entendu, ce serait un travail de Romains on les pèse; on a reconnu qu'il faut environ 275 cartes pour 1 kilog.

Celui qui, de tous les souverains, reçoit le plus de lettres, c'est le
Pape.

Il arrive au Vatican quotidiennement plusieurs milliers de lettres et journaux. Pour l'expédition de ces affaires on emploie dans le palais papal 35 secrétaires et scribes. Sa Sainteté ne lit que les lettres les plus importantes.

Le Président des États-Unis reçoit à peu près 1,400 lettres et de 3 à 4.000 journaux et livres par jour.

Le roi d'Angleterre a également un courrier important: environ 1.000 lettres et 2 à 3.000 journaux et livres par jour.

L'empereur d'Allemagne reçoit quotidiennement 1.000 lettres et de 3 à 4.000 journaux et livres. Guillaume II n'ouvre que les lettres recommandées qu'il classe lui-même. Il dicte ses réponses personnellement à ses secrétaires et signe chaque lettre de sa main.

La correspondance du Czar est moins importante. Elle se compose à peu près de 600 lettres par jour, et celle du roi d'Italie en compte 300.

La reine Wilhelmine reçoit de 100 à 150 lettres par jour.

TROISIÈME DEVOIR

LES TIMBRES-POSTE

«Mesdemoiselles, nous a dit ce matin notre maîtresse, il est tout naturel qu'après avoir parlé du facteur des postes, vous parliez aussi des timbres-poste. Voilà le sujet de votre prochain devoir trouvé; cherchez, furetez, à vous de le rendre à la fois instructif et intéressant.»

Après ce préambule, nous nous sommes toutes mises à piocher. Voici notre devoir collectif. Chacune de nous ayant apporté son petit bagage de renseignements, notre maîtresse nous a engagées à les réunir pour faire un travail plus complet.

On nomme philatélistes les collectionneurs de timbres-poste et philatélie leur douce manie. Ce mot rébarbatif vient du grec:

Philos, ami, amateur, et atelès (en parlant d'un objet), franc, libre de charge ou d'impôt, affranchi. Substantif ateleia. Philatélie signifie donc: amour de l'étude de tout ce qui se rapporte à l'affranchissement.

C'est un peu tiré par les cheveux, mais il en est souvent ainsi avec les mots qui sont formés de racines grecques.

La première origine des timbres-poste en France est très curieuse.

L'histoire de ces petits carrés de papier, dont plus d'un a fait le tour du monde, remonte au XVIIe siècle ainsi que le prouve l'extrait ci-dessous de la Gazette de Loret.

En France, sous Louis XIV, quand le roi était éloigné du lieu où la cour résidait, les personnes de sa suite se procuraient des marques qu'elles apposaient sur les lettres destinées à Paris, pour les faire recevoir et porter par les courriers de Sa Majesté.

Un collectionneur, M. Feullet de Conches, possède une lettre envoyée à Paris, écrite à Mlle de Scudéry par Pélisson Fontanier et sur laquelle se trouve ce genre de timbre-poste.

Voici d'ailleurs le règlement du 18 août de 1654:

«On fait assavoir à tous ceux qui voudront escrire d'un quartier de Paris à un autre que leurs lettres, billets ou mémoires seront portés et diligemment rendus à leur adresse, et qu'ils en auront promptement réponse, pourvu que lorsqu'ils escriront, ils mettent à leurs lettres un billet qui portera port payé, parce que l'on ne prendra d'argent; lequel billet sera attaché à la dite lettre, ou en toute autre manière qu'ils trouveront à propos, de telle sorte néanmoins que le commis puisse voir et l'oster aysément.»

Ainsi que le dit Loret, le prix de ce billet d'affranchissement était d'un sou tapé. Le règlement se termine ainsi: «Les commis commenceront à porter les lettres le dix-huit août 1654. On donne ce temps afin que chacun ay le loisir d'acheter des billets.»

La Gazette de Voss nous apprend qu'en 1650 déjà, mais seulement pendant très peu de temps, la poste anglaise mit à la disposition du public des enveloppes timbrées, idée qui fut ensuite, en 1818, remise en pratique dans l'île de Sardaigne, mais aussi seulement pendant peu de temps. Ces enveloppes sardes devenues rarissimes, sont payées par les collectionneurs au poids du diamant.

C'est à partir de 1840, que l'usage des timbres-poste s'est introduit d'une façon générale d'abord en Angleterre (1840), au Brésil (1843), à Genève (1844), aux États-Unis (1846), en Russie (1848), en France (1849), en Prusse (1850), etc.

Avant 1866, il existait à l'usage des différents États de l'Allemagne jusqu'à 177 timbres-poste; aujourd'hui en dehors des timbres de l'empire il n'y a plus que la Bavière et le Wurtemberg où l'on se serve de timbres particuliers; la Bavière spécialement tient à conserver ce privilège en mémoire de ce fait que cet État a le premier en Allemagne adopté, en 1849, l'usage des timbres-poste.

C'est donc en 1849 qu'eut lieu la première émission de deux timbres chez nous. Ces deux timbres étaient à l'effigie de la République, l'un de 20 centimes pour l'intérieur, il était noir. L'autre de 1 fr. pour l'étranger, il était rouge.

En 1852, nouveaux timbres-poste de 10 centimes (bistre) et de 25 centimes (bleu) avec la tête de Louis Napoléon Bonaparte. En 1853, on vit apparaître le timbre de 40 centimes. En 1855, on nous donna celui de 5 centimes, et en 1860, celui de 1 centime.

Un changement s'opéra dans les timbres français en 1863: Napoléon III y fut représenté la tête couronnée de lauriers. Vint, hélas! le 4 septembre de 1870, on remit en usage le timbre de 1849 à l'effigie de la République et jusqu'en 1876 il ne subit que de petites variations, depuis il a été créé plusieurs types nouveaux. On assure que pour la Semeuse, dernier modèle, 700 concurrents se sont présentés et 3 modèles seulement ont obtenu des prix.

C'est en Amérique que l'on trouve la plus grande variété de timbres. Ils représentent habituellement le portrait d'un des grands hommes des United States. Selon la valeur, le portrait varie: avec le timbre d'un centime, on a l'effigie de Franklin; avec un autre, celui de Washington; avec un autre encore, celui de Jefferson, et ainsi de suite. Il n'en faudrait pas conclure cependant que les Américains estiment leurs gloires nationales à la valeur de leurs timbres.

D'autres timbres des États-Unis représentent l'image de Christophe Colomb sur sa Caravelle la Santa Maria; tous les timbres commerciaux, en nombre incalculable, sont aux effigies variées.

Les États-Unis, lors de l'exposition de Buffalo, ont émis une série de timbres donnant les divers modes de locomotion à l'aurore du XXe siècle.

Le 1 centime vert, représente un bateau à vapeur des grands lacs de l'Amérique du Nord. Dans le timbre de 2 centimes rose, nous voyons un train express aux longues et confortables voitures filer à toute vapeur à travers une plaine à perte de vue. Voici le 4 centimes brun-rouge, avec un coupé automobile, arrêté devant le capitole de Washington. Le 5 centimes bleu ciel, nous présente un magnifique pont d'une seule arche, jeté sur les chutes du Niagara; tandis que le 8 centimes violet nous fait assister au passage d'un grand vapeur à travers une écluse.

Enfin, dans le 10 centimes brun clair nous voyons un transatlantique, dont les deux grosses cheminées lancent des torrents de fumée, fendre les vagues furieuses de l'Océan.

Cette puissante République révèle qu'elle émet chaque année 4 milliards et demi de timbres-poste, et un mathématicien (les mathématiques se fourrent partout) constate que ce nombre colossal de timbres collés bout à bout sur la ligne de l'équateur, formeraient un ruban faisant sept fois le tour du monde, et, capable peut-être d'affranchir le poids total de la terre, si on pouvait la faire entrer en une boîte aux lettres.

Aucune souveraine n'a été autant collée en effigie sur les enveloppes que Her gracious Majesty Victoria. En effet, il n'est point de colonie anglaise qui n'ait donné à l'indigène le portrait de la Reine Victoria, comme signe d'affranchissement… de ses lettres.

Ces États qui pendant 60 ans, depuis 1840 ne connurent que des timbres de la reine Victoria, les gravent aujourd'hui à l'effigie de son fils et successeur, le roi Edouard VII.

L'Angleterre, ayant à célébrer le cinquantenaire de Rowland Hill, l'inventeur du timbre-poste, lui en consacra un.

Avant que sir Rowland Hill inventât la poste à 2 sous, on se servait peu d'enveloppes, car un papier enfermé dans un autre, si mince qu'il fût entraînait doubles frais.

L'emploi des enveloppes ne se répandit qu'à partir de la taxe uniforme.

La première machine à les fabriquer a été imaginée par Edwin Hill, frère de Rowland Hill, et c'est à elle que succéda, plus tard, la machine de la Rue pour les plier.

L'Amérique du Sud tient le premier rang pour la beauté de ses timbres. Ceux du Pérou représentent soit un lama, soit un soleil aux rayons resplendissants, soit encore les armes du pays. Le Guatemala a deux bien jolies figures de timbres gravées avec une finesse qu'on ne s'attendrait guère à rencontrer chez des peuples aussi commerçants: une tête d'Indienne empreinte de tristesse, mais non sans charme, et un magnifique ara perché sur une colonne à demi-brisée.

La Nouvelle-Galles du Sud a frappé aussi un timbre pour faire connaître au monde le centenaire de sa fondation; Hong-Kong et Shang-Haï, le cinquantenaire de la leur; le Monténégro, pour rappeler l'anniversaire de l'introduction de l'imprimerie dans la principauté, a fait un timbre.

Le Portugal a frappé un timbre à la gloire de Christophe Colomb; l'Espagne, à propos du troisième centenaire de Velasquez, reproduisit sur les siens les chefs-d'oeuvre du maître. La Belgique, à l'occasion de la grande exposition d'Anvers, fit également un timbre.

Le portrait du Shah, que nous donnent les timbres de Perse, prouve qu'avec le Coran, comme avec le Ciel, il est des accommodements; on sait que la loi musulmane défend aux Croyants de faire représenter leur image.

Dans les États de l'Hindoustan et au Japon, les timbres ne portent que des inscriptions sur papier de couleur.

Cependant Mut-Suhito, l'empereur du Japon, lors de la célébration de ses noces d'argent avec l'impératrice Haruko, émit un timbre-poste spécial, valable seulement ce jour-là. Ces timbres peu nombreux puisqu'il n'y en eut qu'une seule émission ont une largeur de 3 centimètres 1/2. Leur valeur est de 2 et de 3 sen. Les uns sont rouges, les autres bleus. Au milieu, il y a le soleil, emblème de Louis XIV, entouré de l'exergue anglais: Impérial Wedding 25 anniversary (25e anniversaire des noces impériales.) À droite et à gauche du soleil se tiennent deux flamants, et en haut et en bas, on lit en anglais et en japonais les mots: Empire de Japon. Ces premiers timbres, lors de leur apparition en Europe, ont été, tout de suite, cotés très haut par les amateurs.

L'Égypte, elle-même avec son timbre au Sphinx et à la Pyramide, nous offre un pittoresque que la France n'a plus.

Nos colonies ont depuis quelques années sur leurs timbres une allégorie plus gracieuse que celle des timbres de la métropole: une femme, tenant un drapeau déployé, s'appuie sur l'écusson portant pour inscription la Valeur, tandis qu'on aperçoit un vaisseau filant à l'horizon.

Nous avons encore un autre timbre artistique, mais toujours pour nos colonies; c'est celui de la toute petite colonie d'Obock. Il représente au premier plan, un chameau monté par un indigène près duquel se trouve un autre indigène, armé d'un bouclier. Un troupeau de chameaux s'aperçoit à l'horizon.

Ce timbre pittoresque, destiné à affranchir les lettres pour les endroits périlleux, coûte 10, 25 et 50 francs.

En aucun pays, croyons-nous, le sens artistique ne produirait mieux que la France, dont les graveurs sont renommés.

Comme on vient de le voir, dans beaucoup de pays les timbres rappellent des faits importants de leur histoire. Il n'en est pas de même chez nous. L'État païen, que nous subissons, a préféré nous donner un Mercure ou une Minerve rococos qui n'ont rien de national.

Quand aurons-nous donc une série de timbres, nous donnant soit l'effigie de Jeanne d'Arc, soit les principaux faits de l'histoire de France? Mais, hélas! cela viendra-t-il? Saint Michel ferait aussi très bien sur un timbre.

En excluant l'idée religieuse, on exclut forcément ce qui est le plus élevé, et l'on est réduit à de plates allégories, à de grosses femmes au type banal représentant la Loi, la Justice, la Vertu même, ou à des emblèmes formant bric à brac: des bonnets de Mercure avec des ailes et des serpents, des épis, des coqs ou des canons.

Les faits historiques qui montreraient une victoire ne conviendraient pas aux relations internationales; il serait intolérable que la Prusse nous envoyât Sedan gravé sur ses timbres-poste.

Ici encore, la solution est du côté des choses de Dieu; mais, peut-être préférera-t-on toujours, à cette radieuse vérité, les vieilles ornières de la routine.

D'abord, par respect pour les planches actuelles et la forme des roulettes, on a rendu le format des timbres obligatoire, et il ne se prête guère aux conceptions des artistes.

En définitive, les timbres beaux ou laids, aux jolies figurines, comme aux modèles les plus insignifiants ne coûtent rien, comparativement à ce qu'ils rapportent.

Voici quelques détails sur la fabrication des timbres-poste.

L'impression se fait au moyen de plaques d'acier gravées, dont chacune porte 200 empreintes. On emploie un papier d'un grain particulier.

Deux hommes garnissent les plaques d'encre de couleur et les passent à un troisième qui, aidé par une ouvrière, imprime les feuilles au moyen d'une grande presse à main. Trois de ces petites équipes travaillent constamment et l'on peut faire fonctionner 10 presses si c'est nécessaire.

Quand les feuilles imprimées sont sèches, on les porte dans un autre atelier pour être gommées. La gomme dont on fait usage, s'obtient en délayant dans de l'eau de la poudre de pommes de terre, ou autres végétaux, que l'on a fait sécher. Il faut rejeter la gomme arabique, à cause de son action sur le papier.

On enduit les feuilles une à une en les plaçant sur une tablette et en appliquant la gomme avec une grande brosse. Un châssis métallique sert à préserver les bords de la feuille. Cela fait, on opère un second séchage au moyen d'un courant d'air, et après avoir mis les feuilles de timbres entre des feuilles de carton, on les soumet à l'action de la presse hydraulique. Une ouvrière partage alors les feuilles avec des ciseaux en deux moitiés, contenant chacune cent timbres. L'usage des ciseaux est préférable à celui d'une machine qui pourrait endommager les timbres. Les feuilles passent enfin à la perforatrice, qui entoure chaque timbre d'une ceinture de petits trous très rapprochés, Pour cela, l'ouvrière prend une machine se composant de deux cylindres dont le supérieur est garni de pointes, qui jouent le rôle de poinçon et correspondent à des trous pratiqués dans le cylindre inférieur.

On commence par faire les rangées de trous séparant les timbres dans le sens de la longueur, puis, avec une seconde perforatrice, on fait les rangées transversales.

En dernier lieu, les feuilles achevées sont mises en paquets, étiquetées et emmagasinées. Si un paquet est défectueux, on le brûle immédiatement. Le comptage est répété onze fois pendant la durée des opérations, et avec tant de soin, qu'on a rarement à constater la perte d'une seule feuille.

Les souverains ne sont point indemnes des petites manies du commun des mortels, entre autres, de celle des collections.

Ainsi, l'empereur d'Allemagne collectionne des autographes de grands capitaines. Les rois de Suède et de Roumanie collectionnent également des autographes. Le czar Alexandre III avait l'une des plus belles collections connues de timbres-poste. Le roi de Serbie rassemble aussi des timbres, tandis que le prince de Galles s'était formé un vrai musée de pipes, et sa mère, la reine Victoria, une étonnante collection de dés à coudre. La reine Marguerite d'Italie a des collections de gants et de souliers portés par des souveraines.

Après tout, puisqu'on collectionne des tableaux, des émaux, des ivoires, des cannes, des pipes, de vieux chapeaux, de vieux souliers, des boutons et même de vieux tessons que leur antiquité rend vénérables, pourquoi ne collectionnerait-on pas aussi de vieux timbres-poste?

Modeste et timide d'abord, la philatélie prit naissance vers 1856; mais deux ans après, son extension s'affermissait; collectionner des timbres devenait à la mode, et, dès 1858, les Parisiens, à leur suite nombre de Français, se mirent à réserver les timbres qu'ils recevaient de l'étranger, à les coller sur des livres géographiquement divisés, et ensuite, à en faire l'échange, puis la vente et la revente.

Alors, on ne trouvait point à acheter comme aujourd'hui de mirifiques albums classés, étiquetés, comme on en rencontre partout, on collait de son mieux les timbres recueillis sur des pages blanches qu'on calligraphiait ensuite.

Vint, hélas! la guerre terrible de 70 qui arrêta net, chez nous, l'essor de la philatélie, comme elle arrêta tant de choses. En 1876-77, la collectionnomanie des timbres-poste reparut. Elle a beaucoup prospéré depuis. On fait des échanges, et les jeunes gens, et jeunes filles assaillent de demandes tous les amis des amis de leurs amis, pour que ceux-ci mettent de côté, à leur intention, les timbres qui ornent leur correspondance.

Certains timbres, sont naturellement plus rares les uns que les autres. Ceux-ci sont épuisés, ceux-là n'ont pas été recueillis à temps et ont disparu, il n'en reste que quelques rares exemplaires dans le monde entier. Il advient alors ce qu'il advint jadis des tulipes en Hollande: on les payait à prix d'or. De sorte que s'il y a des timbres qui se vendent entre 5 et 10 centimes à la poignée, il s'en rencontre aussi, dont la valeur atteint, du fait de leur rareté, 500, 1 000, 2.000, 3.000, 10.000 francs!

Les timbres ont leur bourse comme l'or et les billets de banque.

La bourse des timbres se tient au carré Marigny.

On évalue à 12 millions le chiffre des transactions, auxquelles donne lieu annuellement la philatélie. Paris compte pour 2 millions à lui seul.

Deux sociétés de philatélistes existaient d'abord à Paris.

L'une se composait surtout d'amateurs, c'était la Société Française de
Timbrologie
; l'autre était formée de marchands, c'était la Société
Philatélique
. Elles ont fusionné depuis, font très bon ménage et
comptent, au moins, cinq cents membres.

En France, les marchands de timbres furent longtemps imposés pour des sommes minimes, comme débitants de vieux papiers. Depuis, le fisc a ouvert l'oeil sur leurs florissantes affaires et les a imposés comme marchands de curiosités en boutique. Ceux-ci se sont récriés. Mais le fisc a riposté par un argument irrésistible: chez un marchand de vieux papiers ordinaires, plus le papier est vieux, moins il est cher; chez vous, c'est tout le contraire, son prix augmente à mesure qu'il est plus vieux… Donc vous vendez bien réellement de la curiosité.

Et les marchands de timbres paient à présent un impôt… imposant.

Le timbre-poste est un personnage important, en raison de la place que lui font les collectionneurs, en nombre considérable, même, en ne comprenant que les gens sérieux.

La France compte actuellement 60.000 collectionneurs. C'est le pays du monde civilisé où il y en a le moins. En Allemagne, on évalue à 100.000 le nombre des philatélistes; en Angleterre, ils sont 150.000; en Amérique, plus de 500.000.

Le nombre des timbres rares diffère à l'infini, variant suivant la valeur que leur donnent les collectionneurs, et du désir qu'ils ont de les posséder.

Les timbres les plus rares, les plus chers, sont nécessairement les timbres anciens, qu'on ne retrouve plus: ceux de l'Ile Maurice, d'Hawaï, de Moldo Valachie. Deux timbres de Maurice, le bleu et le rouge au millésime de 1847, ont été payés, marché conclu d'avance, 45.000 francs.

À côté de ces timbres précieux, on trouve acheteurs, au prix de 1000 à 1500 francs, pour ceux de la Réunion, 1852 et 1853. Viennent ensuite parmi les plus rares et les plus précieux de nos timbres français, celui de un franc, orangé, non oblitéré de 1849, qui vaut 250 francs; oblitéré il ne vaut plus que 60 francs. Pourquoi? Un autre timbre, celui de 15 centimes, teinté bistre sur rose par erreur, au lieu d'être teinté bistre sur blanc vaut 75 francs couramment. Les timbres fabriqués en province pendant la guerre et qui furent simplement lithographiés, valent de 75 à 100 francs; ceux de la Guyane anglaise, 1848, sont cotés de 100 et 800 francs, suivant la couleur. Ne sont déjà plus rares, ceux dont le cours varie entre 20 et 100 francs.

Peut-être que le plus rarissime de tous les timbres et le plus cher est celui de la Guyane anglaise de 1856, carmin. On n'en connaît qu'un exemplaire. Il est chez M. Tapling, en Angleterre, et vaut net 40,000 francs[5]. Ce n'est pas moi qui l'achèterai.

L'Ile Maurice a la gloire d'exercer la patience et d'exciter la cupidité des timbrophiles qui recherchent son timbre, émission de 1850, avec Post-office comme légende. Sa valeur courante dépasse 1,500 francs à l'heure actuelle.

Le Hawaï première émission, avec chiffres au lieu de dessins, vaut mille francs s'il est bien conservé.

La magnifique collection de M. Philippe de Ferrary, duc de Galliéra, président respecté à la Société Française des Timbrologues est estimée 2 millions 500.000 fr.

Le duc de Galliéra est donc le premier philatéliste du monde et la Providence des marchands de timbres-poste. Il augmente, et renouvelle incessamment de merveilleuses collections, à la mise en ordre desquelles sont employés deux secrétaires compétents, dont le traitement, le logement, l'entretien lui reviennent à 20,000 francs par an.

Il a environ 15,000 types de timbres dont la valeur varie de 0 fr. 01 à 15.000 francs:

—Et, ajouterait Galino, ils ont tous servi! Que serait-ce s'ils étaient neufs?

Détail typique: s'ils étaient neufs, ils vaudraient beaucoup moins!

La collection Tapling, léguée au Musée Britannique aurait, dit-on, une valeur de plus d'un million.

La collection du roi d'Angleterre, Edouard VII vaut environ 1 million.

Le tsar Nicolas II cherche, à grand prix, la conquête des rares timbres qui manquent à son musée; jusqu'à présent il n'a pu se procurer celui de l'Ile Maurice, tiré en rouge et bleu, dont il n'existe que 200 exemplaires. La collection du tsar de Russie vaudrait environ 750.000 fr.

Les prix payés pour une collection sont parfois surprenants. Certaines sont évaluées de 3 à 400.000 francs.

Un M. Donatis qui collectionnait, avec la même passion, les tableaux de maîtres et les timbres-poste, a vendu cette dernière collection 65000 fr.

MM. Caillebotte ont retiré en Angleterre de leur collection, la somme de 200.000 fr.

Le directeur de la Compagnie d'assurances la «Providence» a vendu la sienne cinquante et quelques mille francs. Celle de M. Arthur de Rothschild est aujourd'hui vendue: elle valait environ 150.000 francs.

Quant à M. Sharpe, un Anglais, il a tout simplement bâti un palais pour loger ses timbres; aussi, l'appelle-t-on le Palais des Timbres. Ces timbres ne sont pas renfermés dans des albums, comme il est d'usage, M. Sharpe, lui, a eu l'idée assez originale, d'en tapisser les murs, les plafonds et les portes de sa maison.

Bien plus, il en a collé sur les différents meubles de son salon: la table du milieu, la bibliothèque, le canapé et toutes les chaises sont recouverts de timbres provenant à peu près de tous les pays du globe. Dans cette pièce, le plafond est orné des portraits de la reine Victoria et du prince de Galles, deux fois grands comme nature, en timbres de diverses couleurs. Là aussi se trouve une reproduction de la tour Eiffel.

Le propriétaire a mis un quart de siècle à recueillir cette collection, aujourd'hui évaluée à 40.000 livres sterling ne comprenant pas moins de 7 millions de timbres, sinon très rares, du moins fort curieux dans leur ensemble.

C'est le cas de parler ici de la robe de bal d'une élégante Américaine (on sait que les Américains ont l'esprit inventif et qu'ils sont passés maîtres en excentricité.) Donc, cette dame s'était fait faire une robe en mousseline toute simple, tout unie, qu'elle a fait ensuite entièrement recouvrir de timbres-poste collés avec art. En graduant les nuances et variant les couleurs, on est arrivé à dessiner des festons, des guirlandes, des arabesques d'un effet tout nouveau et d'une saisissante originalité. Cette robe inédite était un véritable chef-d'oeuvre, qu'on a d'autant plus admiré, qu'elle ne devait plus reparaître et pour cause; valses et polkas, pendant la durée du bal, lui ayant enlevé quelques douzaines de timbres-poste.

Les timbres-poste n'ont qu'à bien se tenir, depuis quelques années, ils ont rencontré sur leur route une rivale redoutable: la carte postale illustrée. J'avoue que cette dernière me paraît mille fois plus séduisante, le timbre-poste ne m'a jamais dit grand chose, mais la carte postale, quelle différence! N'est-ce pas charmant, l'été, à l'ombre des grands arbres, l'hiver, au coin du feu, de pouvoir parcourir, sans fatigue aucune, le monde entier, connaître les admirables beautés de la nature, ses glaciers et ses torrents, ses montagnes altières, ses océans et ses grands lacs, ses bois profonds et ses forêts inextricables peuplés d'oiseaux merveilleux et de fauves rugissants, en un mot tous ses sites enchanteurs. Voir les plus beaux palais, les cathédrales, les mosquées, se rendre compte des plus grandes et des plus belles villes du monde; n'est-ce pas le rêve le plus séduisant auquel l'imagination puisse s'abandonner?

Ce dessin, qu'on reçoit sur la carte fragile,
Rappelant un pays, rappelant une ville
Pour moi me semble encor augmenter de valeur,
Par son mot d'amitié, le souvenir du coeur.

C'est par millions, chaque année, que les cartes illustrées voyagent. Comme on a fait des expositions de timbres, on est arrivé à faire des expositions de cartes postales illustrées provenant du monde entier.

En France, comme ailleurs, les collectionneurs deviennent légions.

En attendant que la jolie carte postale détrône le timbre-poste, ce qui n'arrivera probablement jamais, voici une excellente méthode pour posséder une collection de timbres sans bourse délier. Ce moyen ingénieux nous vient d'un Anglais; toujours pratiques nos voisins.

Ce bon bourgeois de Londres avait promis à son neveu, dans un jour de générosité, de lui donner ce qu'il voudrait pour le récompenser de ses succès scolaires, espérant qu'il lui eut demandé un objet sans grande valeur: une montre d'argent, une épingle de cravate ou une boîte de peinture. Le neveu, plus ambitieux, demanda une collection de timbres et une belle, tant qu'à faire.

L'oncle qui comptait faire un cadeau de quelques schellings, une guinée au plus, fut un moment fort perplexe. Soudain, il répondit, tu l'auras.

Le lendemain il se rendait au bureau du Times et faisait insérer l'annonce suivante: Mariage. Une jeune personne âgée de 25 ans, brune, jolie, ayant 800,000 francs de dot et 2 millions à revenir, épouserait un honnête homme, même sans fortune. Les lettres seront reçues, jusqu'à la fin du mois, à l'adresse H-C Million au bureau du journal. Dès le lendemain les lettres commencent à pleuvoir à l'adresse indiquée, on était au 2 du mois, elles continuèrent ainsi pendant 30 jours; il en arriva plus de 25 000 et de toutes les parties du monde.

Voilà comment, pour le prix d'une simple annonce, notre Anglais put réunir une des plus jolies et des plus complètes collections de timbres.

Avis aux amateurs.

QUATRIÈME DEVOIR

NOS RÉCRÉATIONS CET HIVER

Pour nous réchauffer, nous dansons nos rondes, sur de nouvelles chansons empruntées à la troisième classe. Une de nos maîtresses a eu l'ingénieuse idée d'arranger sur des airs connus soit un trait d'histoire, soit une leçon de géographie. C'est vraiment n'est-ce pas, une façon tout à fait commode de s'inoculer la science en chantant et dansant. Voici quelques spécimens de ces chansons… nouveau genre; elles sont loin d'être de la poésie, mais marquent le rythme et font sauter en mesure.

Nous avons un professeur (bis)
Toujours de joyeuse humeur, (bis)
Il aime beaucoup l'histoire;
Pour charmer son auditoire,
Il nous traduit ses leçons
En de joyeuses chansons.

REFRAIN

Et les enfants de son temps, Sans travailler sont savants (bis)

Avec un tel professeur (bis)
Tout va donc à la vapeur; (bis)
On se lance dans l'espace
Sans même quitter sa place,
Et du pôle à l'équateur
Nous apprenons tout par coeur.

À la classe de français (bis)
Il a le plus grand succès, (bis)
En expliquant les principes,
Et l'accord des participes,
Par mille aimables propos
Il charme tous nos travaux.

L'arithmétique, à son tour, (bis)
A des droits à notre amour; (bis)
Le calcul joue un grand rôle,
Du méridien jusqu'au pôle,
On mesure la longueur
Sans faire un trop grand labeur.

Des beaux arts ce professeur (bis)
Est un grand admirateur; (bis)
Quant à la littérature,
Sa mémoire toujours sûre,
Lui souffle fort à propos
Des sujets toujours nouveaux.

De même l'Anglais nous plaît, (bis)
Et chacun le reconnaît; (bis)
Dame! il traduit à merveille
Shakespeare et le grand Corneille,
Et parle si bien français,
Qu'il s'étonne d'être Anglais…

Puis, chaque jeudi matin, (bis)
Après le cours de dessin, (bis)
Il explique la physique
Et la machine électrique,
Quand il permet d'approcher
Toutes brûlent d'y toucher.

* * * * *

LE TOUR DU MONDE

AIR: Oui le temps, le temps
Met les crinolines à la mode:

REFRAIN.

Oui le temps, le temps, le temps,
C'est le trésor de l'enfance:
Employons tous ses instants,
Oui, profitons du temps.

1

On nous a dit qu'à la Retraite
L'on peut s'instruire en s'amusant,
Vraiment, la méthode est parfaite,
Chacun peut devenir savant;
   En dansant une ronde,
   Nous pouvons parcourir
   Tous les pays du monde
   Dans un train de plaisir.

2

L'Europe, l'Asie et l'Afrique
Composent l'Ancien Continent,
Colomb découvrit l'Amérique,
En navigant vers l'Occident;
   Quant à l'Océanie
   L'illustre Magellan
   Fut y perdre la vie;
   Honneur au dévouement!

3

Commençons donc le tour du monde
Comme ce grand navigateur,
Voyageons sur terre et sur l'onde,
Du pôle jusqu'à l'Equateur:
   L'Europe la première
   Doit fixer nos esprits,
   Par elle la lumière
   Vient aux autres pays.

4

En Europe, voyez la France
Dont la capitale est Paris,
Cent fois plus belle que Florence,
Elle charme nos yeux ravis;
   Rome est en Italie,
   Lisbonne en Portugal,
   Pétersbourg en Russie,
   Très loin du mont Oural.

5

Londres se voit en Angleterre,
En Irlande, voyez Dublin;
Munich, Augsbourg sont en Bavière;
En Prusse, visitez Berlin;
   Stockholm est en Norvège,
   Copenhague aux Danois;
   Dans ce pays de neige,
   L'hiver a bien six mois.

6

En Belgique voyez Bruxelles
Et les chefs-d'oeuvre des Flamands;
Admirez ses belles dentelles
Et ses superbes monuments.
   Si vous aimez l'Histoire,
   En Grèce il faut courir:
   Athènes de sa gloire
   Garde le souvenir.

7

Madrid, la reine des Espagnes,
Nous offre ses riches palais;
Si vous préférez les montagnes:
Voyez la Suisse et ses chalets,
   Le beau lac de Genève
   Nous arrête un instant;
   Un doux zéphir se lève,
   Nous voguons en chantant.

8

Constantinople nous rappelle
Le Turc esclave des Sultans;
Vienne, en Autriche, nous appelle;
Consacrons-lui quelques instants.
   La fidèle Hongrie
   Réclame enfin son tour,
   Avec la Roumanie,
   Ce royaume d'un jour.

COURS DES FLEUVES

LA SEINE

AIR: Un jour maître Corbeau:

1

La Seine comme on sait naît dans la Côte-d'Or,
À Chatillon ce fleuve est bien petit encor,
Il arrose en passant Bar, Troyes, Nogent, Méry,
Melun, Corbeil, Paris, Mantes et les Andelys.

REFRAIN

Sur l'air du Tra, la la la (bis) Sur l'air du tra, deri, dera tra la la.

2

Il passe par Elboeuf, puis il arrose Rouen,
Ensuite Caudebec, dans un pays charmant,
Le Havre sur la droite un port très commerçant;
À Honfleur il se perd dans la Manche en courant.

3

L'Aube, la Marne, l'Oise, sont les affluents
De la Seine et vraiment ils sont très importants;
À gauche, voyez l'Eure et si vous remontez,
Le Loing et puis l'Yonne vous rencontrerez.

LE RHONE
MEME AIR

1

Le Rhône prend sa source, en Suisse au mont Furca,
Genève en son beau lac, bientôt le recevra,
Il arrose Seyssel, Lyon, Vienne, puis Tournon,
Valence, puis Viviers et la ville du Pont.

(Sur l'air du Tra)

2

Le Rhône baigne aussi la ville d'Avignon,
Puis il voit sur ses bords Beaucaire et Tarascon,
Arles lui dit adieu, car il finit son cours,
Et le golfe du Lion l'engloutit pour toujours.

3

Le Rhône, dans sa course, a plus d'un affluent;
La Saône à mon avis est le plus important.
L'Ain, l'Ardèche, le Gard, l'Arve, l'Isère aussi,
La Drôme et la Durance et nous aurons tout dit.

La Loire et la Garonne ont aussi leur chanson maintenant passons à un spécimen d'histoire.

GUERRE DE CENT ANS

1

Je vais vous conter l'histoire
De la guerre de Cent ans:
Sous nos drapeaux la victoire
Était bien rare en ce temps;
Sur l'Anglais nos chevaliers
L'emportaient par la vaillance,
Mais ils manquaient de prudence,
Tous ces valeureux guerriers.

2

La cause de cette guerre,
Fut qu'un vassal trop puissant
Avait conquis l'Angleterre,
Pour nous c'était menaçant,
Ce redoutable voisin,
Oui, ce terrible Guillaume,
Non content de son royaume,
Voulait encore le Vexin.

3

Léonore de Guyenne
Mécontenta son époux,
Qui renvoya la vilaine,
Dans son trop juste courroux;
Avec elle, elle emporta
Son beau duché d'Aquitaine,
La Gascogne et la Guyenne;
Et Louis VII le regretta.

4

Léonore épouse ensuite
Un Plantagenet d'Anjou,
Qui devint roi par la suite,
Et lui porte le Poitou;
Lui qui possédait déjà
Tout le beau pays du Maine,
Avec la riche Touraine.
Quel vassal nous aurons là!

5

Sur la couronne de France
L'Anglais croit avoir des droits:
Bientôt la guerre commence
Sous le premier des Valois.
À l'Écluse, il est battu,
À Crécy, désastre immense,
À Calais pas plus de chance,
À Poitiers tout est perdu.

6

Ce temps ne fut pas sans gloire,
Car dans le pays Breton,
Beaumanoir eut la victoire
Sur trente Anglais de renom.
Ah! ce combat glorieux,
Dans les malheurs de la France,
Fut un signe d'espérance;
Honneur à ces trente preux.

7

Jean II malgré sa bravoure,
Dut se rendre au Prince Noir.
Mais de respect il l'entoure,
Le félicitant d'avoir
Si vaillamment combattu,
Dans la terrible mêlée.
Honneur, en cette journée,
Au vainqueur, comme au vaincu.

8

L'Anglais fort de nos défaites
Envahit notre pays,
Avec tambours et trompettes
Il vient menacer Paris;
Mais il en fut pour ses frais,
Car le sage roi de France
Lui fit forte résistance,
Sans sortir de son palais.

9

Alors un grand capitaine,
Aussi brave que malin,
Bientôt nous tire de peine:
C'est l'illustre Duguesclin.
Il fait reculer l'Anglais,
Et punit son insolence
Trois ports lui restent en France,
Bordeaux, Bayonne et Calais.

10

Hélas! il meurt dans sa gloire,
En assiégeant un château,
Mais avec lui la victoire
Semble descendre au tombeau:
Les Anglais vont de nouveau
Souiller le sol de la France,
Charles six est en démence,
Et la Reine est Isabeau!

11

Après un affreux désastre,
Par un indigne traité,
On voit Henri de Lancastre
Roi de France proclamé;
Mais le Ciel vient au secours
Du jeune Dauphin de France:
Jeanne d'Arc enfin s'avance
Et l'Anglais fuit pour toujours.

12

Qu'il est beau de voir en guerre,
Cette humble fille des champs,
Entrer avec sa bannière,
Dans la cité d'Orléans;
À Patay, l'on voit plier
Talbot, l'Anglais intrépide;
Et la bergère timide,
Fait le guerrier prisonnier.

13

Mais la perfide Angleterre,
À Compiègne, peut saisir
Notre héroïque bergère,
Et la condamne à périr.
Ah! devant un tel malheur,
Faut-il que le roi de France
Ait gardé lâche silence!
Était-ce d'un noble coeur?

14

Enfin s'achève la guerre,
Par deux combats glorieux.
Nous lançons sur l'Angleterre
Cent autres guerriers fameux;
Le combat de Formigny,
Grâce à notre artillerie,
Nous rendit la Normandie,
Et fit oublier Crécy.

15

De Castillon la victoire
Rend la Guyenne aux Français,
C'est là que tombe avec gloire
Le célèbre Achille Anglais,
Enfin nous avons la paix.
Après cette affreuse guerre,
Il ne reste à l'Angleterre
Que la ville de Calais.

CINQUIÈME DEVOIR

UNE LETTRE DE NOUVEL AN

Le 30 décembre au matin, une charmante personne venait d'entrer dans un compartiment de seconde classe; c'était Mademoiselle La Lettre.

Qui eut vu ce beau matin de décembre Mademoiselle La Lettre l'eut trouvée charmante, elle était vraiment gentille avec sa robe rose; une fine pensée d'un joli dessin fermait son enveloppe satinée et perlée. Dans un compartiment de seconde classe, du chemin de fer de l'Ouest, elle avait été confiée, aux soins d'un vieux Monsieur en habit vert, qui portait brodé en lettres d'argent sur sa casquette le mot «Postes»; il lui plaisait sans doute médiocrement car Mademoiselle La Lettre se renfonça dans son coin et se mit à rêver.

Que pensait-elle? Elle se disait: Où je vais, comme je serai bien reçue! Quels transports, quelle folle joie à mon arrivée; lorsqu'on reconnaîtra l'écriture qui me recouvre, quel empressement à me décacheter! et que d'heureux je vais faire avec ce petit chiffon bleu, qu'on appelle billet de banque, caché dans les plis de ma robe. Il doit acheter l'établi de menuisier du petit Henri, la belle poupée que convoite Marie et les jouets mignons de la petite Margot; j'irai de main en main, jusque dans la menotte rose de Bébé, qui voudra aussi toucher ma précieuse personne.

Mademoiselle La Lettre fut tirée de ses douces pensées par le brusque arrêt du train, on la fit descendre, puis on la plaça dans une grande voiture qui la conduisit au meilleur hôtel, sans doute, elle vit écrit sur la façade «Hôtel des Postes».

Un grand nombre de personnes remplissaient les couloirs et les salles; on la dirigea vers un compartiment où beaucoup de sa race étaient déjà réunies; une foule de freluquets, cartons de visite, quelques-uns parfumés, tous plus brillants les uns que les autres sous leurs cache-poussière, rivalisaient de banalité et de sotte fierté. Des notes et factures, des traites à l'air rébarbatif, des journaux hardis et bavards, des annonces, des catalogues s'entassaient dans un compartiment voisin.

Mademoiselle La Lettre ennuyée de leur babil se tourna d'un autre côté, un bruit sec et cadencé s'y faisait entendre. Il était produit par l'arrivée d'un long Monsieur maigre, couvert d'un pardessus bleu, traversé de longues bandes grises; il vint se placer devant Mademoiselle La Lettre qu'il devait trouver à son goût; puis tournant la tête à droite et à gauche, sans doute pour se faire présenter, et ne trouvant personne il prit le parti de le faire lui-même. «Sir Télégraph morse, esquire, dit-il, après avoir incliné et relevé la tête, ainsi qu'un loquet de porte, sioujet de la graciouse Queen Victoria». À ce nom il souleva son chapeau, et s'assit auprès de notre gentille connaissance.

Mademoiselle La Lettre, une petite babillarde, (un défaut bien commun à presque toutes les jeunes personnes) lui demanda s'il venait de loin, et quelles nouvelles il apportait. «Je venais du ville de London, lui répondit l'Anglais, je étais bieaucoup en retard, une stioupide employé avait retardé moi, six minoutes à Calais, je annonçais à oune Company, que lé caissier il avait emporté lé caisse.» Puis plus gourmé que jamais il tira son chronomètre et compta les secondes. Mademoiselle La Lettre ne savait plus comment reprendre la conversation, quand un employé vint chercher Sir Télégraph morse, esquire, et le fit partir brusquement pour des quartiers lointains.

Mademoiselle La Lettre réfléchissait; quelle différence entre les nouvelles qu'elle apportait et celles de cet Anglais! Le malheur, se disait-elle, frappe brusquement, tandis que la joie est expansive, il lui faut de longues lignes pour s'exprimer.

Elle fut de nouveau arrachée à ses pensées par un bourdonnement nasillard, précédé de coups de sonnette; c'était un mélange confus de paroles, parmi lesquelles elle entendit s'engager un marché: «500 buffles, disait une voix.—10000 dollars, répondait une autre.—Vendez, payez 50 actions Central américain vermont Company. Vite, plus vite.» Mademoiselle La Lettre apprit que c'était un Américain, sir Téléphone qui était en conversation. Or, comme elle était curieuse, nous l'avons déjà dit, elle lui adressa la parole. «Sir Téléphone, quelles nouvelles d'Amérique?» Le Yankee se détourna brusquement, la regarda de haut en bas: «Rien, dit-il, time is money», puis il disparut dans un bourdonnement.

Ah! se dit encore Mademoiselle La Lettre, tous ces gens-là sont absorbés par les affaires; ils ne pensent qu'à l'argent et ne servent que la cause de l'intérêt, il n'y a rien qui vienne du coeur sous l'enveloppe de cet Anglais, pas plus que dans la voix de cet Américain; moi au contraire, je suis l'interprète de l'âme, je porte tantôt la joie, tantôt la consolation où je me rends. À moi seule sont confiés les chères pensées et le souvenir.»

Toute joyeuse, Mademoiselle La Lettre conduite par un nouvel employé, partit pour sa destination, pour le Sweet-home où elle se savait impatiemment attendue. Comme elle l'avait espéré, elle apportait, dans les plis de sa robe soyeuse, la joie qui bientôt se refléta dans tous les yeux.

SIXIÈME DEVOIR

L'ÉRECTION D'UN CALVAIRE

Je viens d'assister à une belle et touchante cérémonie qui me laissera les impressions les plus fortes et les plus durables: l'érection d'un calvaire.

À l'époque tourmentée où nous vivons, où la guerre à Dieu est hautement déclarée, où une secte impie voudrait faire de la France, qui s'intitulait jadis la Fille aînée de l'Église, un foyer d'athéisme, cette consécration de la Croix nous est apparue comme une grande manifestation de Foi.

Honneur donc à tous ceux qui ont concouru à cette fête religieuse; honneur aux cent soixante porteurs, à ces médaillés du Christ, se faisant gloire de la livrée sacrée et du précieux fardeau qui leur était confié; honneur aux chefs qui ont dirigé les chants et les beaux morceaux de musique, dont l'exécution a concouru à l'éclat de cette belle fête; honneur à tous ceux qui composaient le cortège, depuis les fabriciens, les dignitaires entourant le brancard de pourpre frangé d'or où reposait le christ, jusqu'aux plus humbles et aux plus petits qui l'accompagnaient processionnellement à travers les rues pavoisées et fleuries.

Honneur à l'artiste bas-breton, Yves Hernot, de Lannion, dont le ciseau a su tracer sur le granit les traits douloureux de Jésus mourant. Il faut croire pour être inspiré! c'est le secret des innombrables chefs-d'oeuvre du moyen-âge; les plus incrédules sont bien forcés de le reconnaître, la Religion, dans tous les temps, a été la grande inspiratrice des Arts.

Honneur enfin à ce magnifique élan religieux de notre ville, elle s'abrite avec fierté sous l'étendard de la croix. Hélas! trop de cités, aveuglées par l'esprit de parti, par une haine impie, insensée, oubliant que seul le Christ est venu apporter au monde la Liberté, l'Égalité et la Fraternité, arrachent la Croix protectrice, partout où elle se trouve: dans les écoles, dans les tribunaux, dans les hôpitaux, aux carrefours des chemins.—Non, la Bretagne n'est ni matérialisée, ni déchristianisée; la preuve en est dans cette foule immense de plus de 4.000 personnes venues de toutes parts, de la ville et des environs, et qui ont écouté dans le silence et le recueillement la parole chaleureuse, pénétrante du missionnaire.—Devant ce nouveau monument de nos immortelles croyances, il a parlé avec cette éloquence de la Foi qui remue tous les coeurs. Dans un langage noble, élevé, s'inspirant des sublimes pensées de saint Chrysostome et de sainte Thérèse, il nous a dépeint les ineffables mystères de la Croix et l'inépuisable amour du Fils de Dieu pour les hommes. Tous les saints rendent un suprême hommage à ce Signe sacré du salut.

«La croix, dit saint Damascène, est notre bouclier, notre défense et notre trophée contre le Prince des ténèbres; elle est le signe dont nous sommes marqués, afin que l'ange exterminateur ne nous frappe point. Elle relève ceux qui sont tombés, elle soutient ceux qui sont debout, elle fortifie les faibles, elle gouverne les pasteurs, elle est le guide de ceux qui commencent, et la perfection de ceux qui achèvent; la santé de l'âme et le salut du corps, la destruction de tous les maux, la cause et l'origine de tous les biens, la mort du péché, l'arbre de la vie, et la racine de notre félicité.»

«Gravons, dit saint Ephrem, au-dessus de nos portes, comme sur nos fronts, sur notre bouche, sur notre poitrine, le signe vivifiant de la Croix; revêtons-nous de cette impénétrable armure des chrétiens, car la Croix est la victoire de la mort, l'espérance des fidèles, la lumière du monde, la clef du Ciel.»

Saint Jean Chrysostome en termes admirables dit encore: «La Croix est l'espérance des chrétiens, la résurrection des morts, le bâton des aveugles, l'appui des boiteux, la consolation des pauvres, le frein des riches, la confusion des orgueilleux, le tourment des méchants, le bouclier contre l'enfer, l'instruction des jeunes, le gouvernail des pilotes, le port de ceux qui font naufrage et le mur des assiégés. Elle est la mère des orphelins, la défense des veuves, le conseil des justes, le repos des affligés, la garde des petits, la lumière de ceux qui habitent dans les ténèbres, la magnificence des rois, le secours de ceux qui sont dans l'indigence, la liberté des esclaves, la sagesse des simples et la philosophie des sages. La Croix est la prédiction des prophètes, la prédication des apôtres, la gloire des martyrs, l'abstinence des religieux, la chasteté des vierges, et la joie des prêtres.

«Elle est le fondement de l'Église, la destruction des idoles, le scandale des Juifs, la ruine des impies, la force des faibles, la médecine des malades, le pain de ceux qui ont faim, la fontaine de ceux qui sont altérés et le refuge de ceux qui sont dépouillés.»

Voici ce qu'est la Croix: la plus haute expression d'une volonté surnaturelle avide de sacrifice. Ah! cette égalité que tant de gens réclament à grands cris, le christianisme la leur montre chaque jour. Qu'ils viennent à ses fêtes religieuses et ils la trouveront au pied des autels, au pied de la croix, c'est là seulement que se rencontre la véritable égalité, celle des âmes qui, oubliant les rangs qu'elles occupent dans le monde viennent s'agenouiller devant le même Dieu, attendant avec la même Foi, la même soumission, les mêmes espérances, la récompense de leurs actions ici-bas: cette part de l'Éternité bienheureuse promise à ceux qui combattent le bon combat.

La Croix, c'est l'autel de l'immolation par excellence, c'est la rançon du genre humain, c'est la source de toutes les grâces. Élevons donc nos regards vers le divin Crucifié au lieu de les laisser errer sur les choses passagères de la vie; ne prenons pas l'exil pour la patrie, l'envers du ciel pour le beau côté, la terre pour le paradis. Le calice de l'existence est un mélange de déceptions et de regrets, d'amertumes et de souffrances; la joie parfume ses bords à peine quelques instants. Eh bien! lorsque, épuisés de cette bataille de la vie qui recommence à chaque aurore, nous nous sentons sans force et sans armes, ne nous décourageons pas, laissons-nous doucement aller à la dérive de la Providence, nos soucis, nos agitations, nos inquiétudes se calmeront et nous retrouverons la paix.

Désormais tous les chrétiens qui passeront auprès de cette croix superbe inclineront leur front. Elle mesure, avec le piédestal, environ 8 mètres de hauteur; le christ un peu plus grand que nature, est taillé dans un seul bloc de ce beau granit, de Kersanton, qui défie le temps. Qu'elle reste là, toujours, comme un enseignement. Elle dira dans son éloquence muette aux générations futures qui viendront la saluer à leur tour: «Gardez la Foi de vos Pères.» Et je termine ma narration en répétant le cri poussé par la multitude enthousiasmée lorsque l'image du Sauveur s'est élevée dans l'espace:

«Vive! Vive le Christ! Vive la Croix!»

SEPTIÈME DEVOIR

QUELQUES PENSÉES D'HENRIETTE

La vie est comme le rosier, qui, offrant ses fleurs l'été, n'a plus l'hiver que des épines.

Hélas! nous mourons moralement bien des fois dans la vie, mais n'est-ce pas la manière que Dieu prend pour nous en détacher petit à petit; autrement la secousse serait trop brutale; si nous étions parfaitement heureux ici-bas nous ne penserions pas au bonheur du Ciel et ne voudrions plus mourir!…

La vieillesse, n'ayant plus d'avenir, se réfugie dans le passé; elle vit de ses souvenirs, comme la jeunesse vit de ses espérances.

Croire, c'est opposer la conviction au doute, c'est arracher le désespoir au coeur et y planter l'espérance.

Chaque jour est un pas fait vers l'Éternité.

Que notre Charité s'inspire des préceptes du Maître plein de douceur et de bonté; accompagnons nos aumônes d'un regard bienveillant, d'une parole amie. Ne soyons pas comme ces gens généreux qui répandent leurs bienfaits de la plus mauvaise grâce du monde.

Qu'est-ce que le temps? C'est l'étoffe dont la vie est faite. Travaillons, employons bien notre temps, utilisons cette vie de la terre que Dieu nous prête, afin d'acquérir cette vie ineffable, que Dieu donne pour toujours au Ciel.

La mort de ceux qu'on aime et le chagrin usent plus que les années.

La mort, ce grand inconnu de l'au-delà, le terme suprême, est la fin de tout, l'empoisonnement à petit feu, à petites doses des joies de la vie.

Sans les espérances infinies d'une vie meilleure, d'une vie supérieure en Dieu, celle-ci ne vaudrait pas la peine d'être vécue. Mais Dieu est là, et comme l'a dit Mme Craven: la vie est toujours belle pour quiconque y cherche autre chose que son propre bonheur.

Il n'y a plus de respect humain, c'est fini de cette chose bête. On se montre ce qu'on est. Le chrétien ne rougit plus, mais se glorifie du Christ. Oui, le respect humain est mort et bien mort, Dieu merci. Le respect mondain existe encore et existera toujours, mais il ne s'occupe guère que des usages et de la mode et cela est de médiocre importance, au point de vue de l'âme et de l'Éternité.

La mémoire, «ce portefeuille de l'intelligence», comme l'appelle
Montaigne, est avant tout un don naturel.

La vie est un beau et doux rêve qui n'aboutit trop souvent qu'à d'amères et décevantes réalités.

Une femme sans esprit est une fleur sans parfum.

La vie, hélas! n'est pour personne une moisson de roses.

Le bonheur est comme une liqueur exquise, deux ou trois gouttes de vinaigre suffisent à la corrompre, de même deux ou trois gouttes d'amertumes suffisent pour empoisonner les félicités de l'existence.

Vouloir traverser la vie sans s'appuyer sur Dieu, c'est faire fausse route et prendre le chemin qui conduit à l'abîme.

La Vie en elle-même est une belle personne; le fâcheux est qu'elle soit trop souvent mal costumée, si mal fagotée même, qu'elle finit par devenir tout à fait désagréable.

L'obéissance est une grande qualité très rare chez les petits enfants et peut-être, plus rare encore, chez les grands enfants, devenus hommes.

Le monde n'a de stable que son instabilité.

Vouloir expliquer les mystères de la vie et de la mort, vouloir pénétrer les secrets de la création, vouloir comprendre l'éternité et sonder l'infini, vouloir creuser le passé où se sont ensevelies tant de générations humaines, tant de civilisations évanouies, c'est commencer la grande étude des problèmes qui n'ont pas de solution ici-bas.

Croire, c'est chasser la haine du coeur pour la remplacer par l'amour; c'est mettre dans sa coupe, le baume à la place du fiel; c'est déposer ses désirs dans la main de son père et soumettre son âme à sa volonté sainte et parfaite. Croire, c'est apaiser le tumulte des passions, dans une paix profonde; c'est mettre la consolation à côté du chagrin et l'espérance amie, auprès du désespoir. Croire, c'est voir, au delà de la mort, l'indestructible vie et remplacer le doute par la certitude et la confiance. C'est opposer la saine et consolante doctrine du Christ, aux philosophies babeliennes de l'antiquité et aux théories aussi fausses que décevantes du rationalisme moderne. C'est porter la lumière au milieu des ténèbres.

Croyons! Aimons! Prions!

HUITIÈME DEVOIR

AVE MARIA

Il est une fleur bien aimée de Marie, originaire des Cieux, mais cependant acclimatée sur la terre. Ce fut un ange qui le premier l'offrit à la Vierge de Nazareth, Ave Maria, fleur mystérieuse, nul soleil de la terre ne pouvait t'épanouir, et nul aquilon ne pourra te faner. Je t'ai cueillie lorsque je bégayais à peine, Ave Maria, et chaque jour encore je t'effeuille; Ave Maria c'est le salut de bienvenue, le cantique des Anges et des hommes. Ave Maria, fleur durable des divins jardins, les choeurs angéliques en tressent à jamais d'éternelles couronnes, et lorsque Gabriel, l'offrit à Marie, il lui annonçait l'Enfant-Dieu, cette rose mystique de grâce et de bénédiction qui devait fleurir d'abord et mourir ensuite pour nous. Ave Maria.

Ah! quand viendra-t-il ce jour, où dépouillant son enveloppe mortelle, notre âme s'ouvrira à l'éternelle lumière? Quand viendra-t-il ce jour, où, délivrés des tentations, des inquiétudes, des misères de cette vie, nous pourrons franchir ton enceinte, ô Jérusalem céleste! Quand nous mêlerons-nous à la foule bienheureuse des élus? Nous croyons et elle voit, nous espérons et elle possède, nous sommes dans la tristesse, elle est dans la joie, nous souffrons, elle jouit, nous craignons, elle est dans l'assurance, nous combattons, elle triomphe.

Ah! quand viendra-t-il ce jour de l'éternel repos! Ave Maria.

NEUVIÈME DEVOIR

LA TOUSSAINT ET LE 2 NOVEMBRE

Au moment où j'écris ce devoir les cloches font retentir leur carillon joyeux; c'est aujourd'hui la Toussaint, l'une des quatre grandes fêtes reconnues par le Concordat.

Le Christianisme, en triomphant des faux dieux, ferma leurs temples et brisa leurs idoles.

Vers l'an 608, le pape Boniface IV fit ouvrir et purifier le Panthéon que Marcus Agrippa, favori d'Auguste, avait bâti à Jupiter Vengeur. Il voulait par là, suivant Pline, faire sa cour à l'empereur qui venait de remporter la victoire d'Actium, sur Antoine et Cléopâtre. On nomma ce monument Panthéon parce que, suivant Dion, la figure arrondie de ce temple représentait les Cieux, appelés par les païens: Résidence de tous les dieux, et c'est là l'étymologie du mot grec Panthéon.

Le pape dédia donc ce nouveau temple chrétien à la sainte Vierge et à tous les martyrs, après y avoir fait transporter vingt-huit chariots de leurs ossements. Puis, il ordonna que tous les ans, au jour de cette dédicace, on fît à Rome une grande solennité en l'honneur de la Mère de Dieu et des glorieux confesseurs qui avaient rendu témoignage, au milieu des supplices, de la divinité de son Fils.

Telle fut la première origine de la fête de tous les Saints.—Le pape Grégoire IV, étant venu en France l'an 837, sous le règne de Louis le Débonnaire, la fête de tous les Saints s'y introduisit et fut bientôt presque universellement adoptée.—Le pape, Sixte IV, en 1580, lui donna une octave, ce qui la rendit encore plus importante.

L'Église a été portée à l'institution de cette fête pour plusieurs raisons: d'abord, pour glorifier tous les Saints, surtout ceux restés inconnus; ensuite, pour les présenter comme un modèle et un encouragement à tous les fidèles qu'elle invite à leur rendre hommage le même jour. C'est le tribut de respects, de louanges, d'invocations et de prières que l'Église militante de la terre rend à l'Église triomphante du Ciel. Le Ciel, c'est donc le but où doivent tendre tous les désirs, c'est le bonheur parfait et éternel; aucune langue ne peut exprimer la douceur de ses béatitudes. Le Roi Prophète n'en parle qu'avec étonnement: O Seigneur! O mon Dieu! que les délices que vous avez réservées à ceux qui vous craignent sont abondantes et excessives! Saint Paul, après Isaïe, assure que ces biens sont si éminents, que l'oeil n'a jamais rien vu, que l'oreille n'a jamais rien entendu et que le coeur de l'homme n'a jamais rien conçu qui leur soit comparable. Saint Augustin dit, dans le même sens, que cette splendeur, cette beauté, cet éclat sont au-dessus de tous les discours et de toutes les pensées des hommes. Aucune parole humaine ne peut répondre à Son excellence. Sainte Catherine sortant d'une extase où elle avait entrevu le Ciel, s'écriait:

«J'ai vu des merveilles! j'ai vu des merveilles!»

Sainte Thérèse après ses ravissements, n'écrit-elle pas dans le Livre de sa Vie: «Les choses que je contemplais étaient si grandes, si admirables, que la moindre suffirait pour transporter une âme et lui inspirer un suprême mépris, pour tout ce qui se voit ici-bas. La vue de ces choses délicieuses me causait un plaisir si exquis et embaumait mes sens d'un contentement si suave, que je n'ai point de paroles pour les exprimer.»

La Toussaint, cette solennité instituée pour rappeler la félicité et la gloire des bienheureux, semble cependant toujours voilée de tristesse et de regrets. L'Église, tout à l'heure, va songer à la commémoration des défunts; elle va quitter ses vêtements blancs de fête et revêtir ses habits de deuil; ses autels vont se draper de noir, ses cloches vont tinter lentement le glas funèbre! elle va commencer l'office des Morts. Ce matin, elle implorait pour elle-même le secours des saints; ce soir, elle offre ses supplications et ses voeux pour les âmes du Purgatoire. Ce matin, elle prenait part à l'allégresse des élus; ce soir, elle pleure et s'afflige, en pensant à ceux qui souffrent. Il est bien naturel qu'après avoir reconnu les délices ineffables dont les saints jouissent dans le paradis, elle fasse tous ses efforts pour en augmenter le nombre.

Le culte des Morts est le culte de l'âme.

N'est-ce pas Lamennais qui a dit: La prière rend l'affliction moins douloureuse et la joie plus pure; elle mêle à l'une je ne sais quoi de fortifiant et de doux, et à l'autre, un parfum céleste.

La mort n'est-ce pas la fin de toutes les choses terrestres et finies.
Sur ces tombes, image du néant, la Religion plane, la Foi se lève pour
nous parler de Résurrection, l'Espérance infinie nous montre l'Éternité.
Ah! la douleur qui ne croit pas, est sans consolation.

Car ici, tous doivent arriver un jour, héros du sacrifice et de la Charité, héros de l'amour et du devoir, génies sublimes, grands artistes, hommes d'État, grands capitaines, écrivains, poètes, tous un jour viennent au cimetière, dormir leur dernier sommeil; c'est là le rendez-vous général.

«Ils ont passé sur cette terre; ils ont descendu le fleuve du temps; on entendit leur voix sur les bords et puis l'on n'entendit plus rien. Où sont-ils? qui nous le dira? Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur.» Ainsi s'exprimait dans son admirable page intitulée: Les Morts, le célèbre et malheureux auteur des Pages d'un Croyant. Oui, le culte des Morts est sacré; les honorer, c'est faire acte de foi en la vie éternelle. Aussi est-ce une grande douceur et un grand soulagement pour ceux qui croient, qui aiment et qui espèrent, de prier pour les morts.

Le protestantisme s'est retranché cette consolation, il ne reconnaît pas cette communion des âmes qui nous rattache et nous unit encore après la mort à ceux que nous avons aimés pendant la vie; rien n'est cependant plus suave au coeur que ces preuves d'affection qui vont les rechercher au-delà des mondes, rien n'est plus doux, plus consolant que ce culte pieux, que tous les chrétiens en général et chaque famille en particulier rend à la mémoire de ceux qui ne sont plus!

Nous voyons dans le livre IIe des Machabées que cela se faisait dans la loi ancienne. Judas Machabée, après une sanglante bataille, envoya douze mille drachmes d'argent à Jérusalem, afin que l'on y fît des sacrifices, pour le soulagement de ceux qui avaient péri dans le combat. L'auteur de ce livre, qui vivait environ deux cents ans avant Jésus-Christ, fait cette réflexion:

«C'est donc une pensée sainte et salutaire de prier pour les Morts, afin qu'ils soient absous de leurs péchés.»

Toutes les liturgies des Apôtres prescrivent cet office de piété. Saint Clément, pape, saint Denis l'Aréopagite, saint Irénée, Tertullien, saint Cyprien, et presque tous les autres pères qui les ont suivis en parlent fort clairement. Saint Augustin, en maints endroits de ses écrits, traite expressément de la prière pour les morts.

Cependant l'Église est restée plusieurs siècles sans avoir fixé un jour destiné à secourir en général les âmes du Purgatoire. On priait bien pour elles en commun à chaque messe, en songeant aux plus délaissées, celles pour lesquelles on n'offrait point d'oblations particulières, mais il n'y avait rien d'arrêté pour cela. On trouve dans Amolarius Fortunatus, qui a si excellemment écrit sur les offices du temps de Louis le Débonnaire, un Office entier des Défunts, d'où l'on a conclu que leur mémoire annuelle était établie dès cette époque. Mais cela n'est nullement prouvé et l'on incline à penser que cet office ne se disait qu'en particulier aux obsèques de chacun. C'est à saint Odilon, abbé de Cluny, que l'Église est redevable de cette institution; il ne l'avait établie que pour les monastères de son Ordre, mais les Souverains Pontifes approuvèrent tellement une si juste dévotion, qu'ils jugèrent à propos de l'étendre à toute l'Église; c'est de là qu'est venue la lugubre solennité du 2 novembre. Dans tout l'univers catholique, elle se célèbre avec une piété touchante. La capitale de l'Autriche, Vienne, la ville du plaisir par excellence, fait trêve ce jour-là à sa gaieté habituelle. Dans tous les cimetières, les tombes sont illuminées et ornées de fleurs nouvelles, couronnes et bouquets. Dans le peuple, on est convaincu que toute personne assez hardie pour traverser ce jour-là un cimetière, à minuit, y rencontrerait une longue procession de fantômes, à la suite desquels marchent toutes les personnes qui doivent mourir dans l'année. Un drame, intitulé Le Meunier et sa Fille, représente tous les ans à Vienne, la veille de la Toussaint, cette légende populaire: le long cortège funèbre parcourt continuellement la scène et pendant toute la représentation ce ne sont que larmes, soupirs et sanglots. L'Espagne et l'Italie ne sont pas moins empressées à rendre hommage à leurs morts. En Italie, ce sont les illuminations qui dominent dans l'ornementation des tombes. Les cimetières italiens sont la dernière expression des pompes humaines. Ils se composent de vastes galeries, encombrées de monuments remarquables, la plupart en marbre blanc. Les pauvres sont déposés en lignes régulières dans le champ attenant aux galeries. Chaque mort est marqué d'une pierre ou stèle (toutes sont semblables) hexagonale, en marbre gris, haute de deux pieds et précédée de lanternes au même niveau. Le jour de la Toussaint, des milliers de bougies sont allumées par des mains amies et placées dans ces lanternes; personne ne voudrait manquer à cette pieuse tradition. Pauvres morts, cela veut dire que les vivants veillent et ne vous oublient pas. Dans toutes les villes de France comme dans les plus simples hameaux, même spectacle touchant. À Paris, dès le matin, les cimetières se remplissent de monde, et le soir, lorsque les grilles se sont fermées sur le vide et le silence, il reste derrière la foule comme une vague traînée de parfums et une longue jonchée de fleurs.

Les Parisiens, riches ou pauvres, viennent visiter leurs morts.

Oui, le Parisien léger, sceptique, frondeur, qui a tout chansonné ou plaisanté, a gardé, intact et respecté, le culte des morts. C'est par centaines de mille que se comptent, dans la capitale, les visiteurs du 1er et du 2 novembre. Toute tombe a ses souvenirs et, si quelqu'une reste oubliée, la brise lui apporte ses soupirs, les herbes folles et libres un manteau de verdure, l'oiseau, son ramage, prière au Créateur.

Ce néant, ces cendres, cette poussière parlent un langage très éloquent, mais, hélas! qui n'est pas toujours écouté, car si l'égalité règne dessous la terre, l'orgueil vit quand même dessus.

Les grands et les riches de ce monde, veulent encore rester grands et riches dans la mort et l'attester par le faste et l'élégance de leurs tombeaux.

Le jour de la Toussaint, la foule nombreuse qui circule toute la journée dans ces champs de l'éternel repos, fait preuve de respect et de recueillement. Sans doute, il y a bien des promeneurs, des curieux cherchant là les émotions d'un spectacle nouveau, mais l'ensemble des visiteurs accomplit un pieux pèlerinage. Les toilettes sombres, les robes noires et les voiles de crêpe rappellent que le 2 novembre, est le grand anniversaire du deuil et de l'affliction.

Bien des femmes aux visages pâles, aux yeux rougis par les larmes, les mains jointes, agenouillées sur la terre humide, s'absorbent dans une muette et douloureuse méditation.

Bien des âmes désolées viennent là, se souvenir et prier, pendant que le ciel d'hiver gris et morne, comme s'il s'associait à l'angoisse générale, répand une glaciale tristesse sur ce jour qui fait saigner les coeurs, en mêlant tout à la fois aux peines présentes de la vie, les regrets du passé!

Ah! c'est à la porte de tous les cimetières qu'on devrait inscrire cette épitaphe lue sur une tombe. «Ici le repos, là-haut le bonheur».

DIXIÈME DEVOIR

LE CULTE DES MORTS

M. Félix Duquesnel écrit à ce sujet:

Tous les peuples, depuis l'antiquité la plus profonde, ont eu le culte des morts.

Tous, il est vrai, ne l'ont pas pratiqué de même manière, car les rites des funérailles sont divers, et empruntent leurs caractères particuliers aux croyances religieuses du peuple qui les accomplit. Mais partout, sous les formes différentes, se retrouvent toujours deux sentiments dominateurs, le respect de la mort et la notion de l'immortalité de l'âme.

Qu'il s'agisse du premier ou du dernier de la nation, du plus illustre ou du plus humble, l'attitude de la foule reste semblable, parce que la sensation est toujours la même, et se traduit par le recueillement instinctif, le retour sur le passé, et l'appréhension de l'au-delà.

C'est, d'ailleurs, une recherche curieuse à faire que celle de la forme des funérailles en général, et, en particulier, des funérailles solennelles, aussi bien chez les peuples de l'antiquité, que dans le monde moderne, avec les usages et les particularités symboliques qui les accompagnent.

* * * * *

Chez les Égyptiens, les corps étaient embaumés. L'embaumement était, dans la vieille Égypte, un art merveilleux; les prêtres le pratiquaient avec une si étonnante habileté que leurs «momies» ont traversé des milliers d'années, et sont parvenues intactes jusqu'à nous. Tout le monde n'avait pas droit à ce privilège de conservation. Il fallait être un mort irréprochable pour entrer dans le laboratoire des prêtres et, d'abord, sortir victorieux du préalable jugement hiératique. Tous avaient le droit de déposer contre le mort, et celui-ci jugé criminel, son corps nu était abandonné en pâture aux fauves, tandis qu'absous, il avait droit aux solennelles funérailles.

Les Hébreux pratiquaient aussi l'embaumement; mais chez eux,—moins habiles que les Égyptiens, qui avaient été leurs maîtres,—l'embaumement était l'exception réservée aux seuls riches et puissants. Les corps des citoyens pauvres ou de classes moyennes étaient mis en terre après avoir été enveloppés d'une toile, qu'on appelait le «lin vif» vraisemblablement un tissage d'amiante.

La cérémonie funèbre, précédant l'enterrement, consistait surtout en chants mortuaires, hymnes et psaumes, dont s'accompagnaient les lamentations des parents. L'usage de pleureurs et pleureuses payés, qui d'ailleurs, s'est continué jusqu'à nous, au moins chez certains peuples et dans certaines provinces, date des Hébreux, qui le transmirent aux Romains.

Chez les Hébreux,—bien que très grand fût le respect des morts—ceux qui avaient assisté à l'enterrement étaient considérés comme «impurs», et tenus, comme tels, de se purifier par des ablutions. Il ne faut pas, d'ailleurs, voir dans ce rite, qui paraît singulier, une irrévérence vis-à-vis de la mort, mais simplement une de ces nombreuses précautions hygiéniques, très en usage dans le monde israélite, dont le culte à la fois paternel et préservateur avait souci, non seulement du salut de l'âme, mais aussi de la préservation sanitaire du corps.

En Perse, où la notion de l'immortalité de l'âme est dogmatique, le corps était considéré comme une dépouille impure et méprisable; comme elle ne devait pas souiller de son contact, un des «éléments» qui étaient la base de la religion de Zoroastre,—l'eau, la terre, le feu, et l'air,—elle n'était donc ni noyée, ni enterrée, ni brûlée, mais abandonnée à la voracité des animaux sauvages, qui se chargeaient de la faire disparaître.

Aujourd'hui encore les prières des prêtres ayant ouvert, à l'âme, les portes dorées du Paradis, le rite funèbre devient une réjouissance, et les parents et amis célèbrent, par des repas, des chants et des danses, la délivrance de l'esprit, vainqueur de la matière.

En Grèce, le culte des morts et la cérémonie des funérailles prenaient une grâce singulière. Chez ce peuple élégant, la poésie dominait le rite et s'en emparait. Avant même que la mort eut donné la froide rigidité au cadavre, déjà les femmes lavaient le défunt, l'oignaient d'huile parfumée, le couronnaient de fleurs, le revêtaient de la robe de lin blanc, et l'exposaient sur le lit funèbre, paré de branches de laurier-thym, de laurier-rose et de myrte. La famille en pleurs veillait auprès du défunt, que les amis venaient visiter, jusqu'au moment où, enlevé par des porteurs, il était conduit au bûcher, s'il était brûlé, au champ de repos, s'il était enterré.

S'il y avait incinération, les cendres étaient recueillies dans une urne, que conservait précieusement la famille;—si on confiait la dépouille à la terre, on la déposait dans une sorte de tombe, formée de briques ou carreaux de terre cuite. On y plaçait des gâteaux de miel, pour attendrir Cerbère, le chien à trois, têtes, gardien de l'enfer, et le rendre favorable; dans la bouche du mort, on mettait une pièce d'argent destinée à payer le passage du Styx, au batelier Caron, avare et farouche, qui ne travaillait pas gratis, et laissait errer les ombres, sur les bords du fleuve sacré si elles n'acquittaient pas le péage.

Plus solennelles, plus compliquées encore, étaient les funérailles romaines, avec leur cortège de musiciens, d'histrions, de bouffons, ayant pour mission de distraire l'assemblée, de lui faire paraître le temps moins long, et d'empêcher qu'elle ne s'ennuyât à suivre le convoi.

Les cérémonies duraient plusieurs jours, elles donnaient lieu à des sacrifices, et aussi à des repas, voire à des jeux et à des combats de gladiateurs. Là aussi, la mort était considérée comme une douleur pour ceux qui restaient, mais comme une délivrance pour celui qui abandonnait la vie.

Pour avoir une idée de ce que pouvait être la magnificence des grandes funérailles romaines, il faut lire le récit de celles de César, elles se prolongèrent pendant plus de dix jours!

* * * * *

Dans l'ancienne Gaule, les funérailles des chefs, sans avoir une pompe égale à celles des imperators romains, présentaient aussi une grande magnificence; la coutume était d'ensevelir le défunt, avec ses armes et ses bijoux, dans un cercueil de pierre, ainsi que parfois nous le révèlent les fouilles.

Le repas de famille et d'amis qui suivait les funérailles était alors d'obligation et on vidait des coupes au «souvenir» et au «salut» du défunt. Cette coutume existe encore, en France, dans les campagnes et surtout dans le nord et l'ouest. Elle a, d'ailleurs, sa raison d'être, puisque c'est un réconfort pour les amis, parents et voisins, venus de loin, pour accompagner le défunt à sa demeure dernière.

À partir de Clovis, premier roi chrétien, les funérailles royales devinrent conformes à la liturgie chrétienne, mais furent toujours entourées d'un grand luxe et se ressentirent encore des coutumes de l'antiquité.

Il y avait même un usage des plus singuliers qui s'est continué jusque vers le douzième siècle, celui d'exposer, pendant quarante jours, dans le palais, couchée sur un lit de parade, l'effigie en cire du roi défunt, revêtue des habits royaux les plus riches, sceptre en main et couronne en tête.

Pendant la période carlovingienne, les funérailles royales atteignirent le maximum de leurs richesses; on cite, entre autres, celles de Lothaire II, mort en 986. S'il faut en croire les chroniqueurs, elles coûtèrent plusieurs millions: «On éleva au fils de Louis d'Outremer,—dit l'un d'eux,—un lit magnifique, en or massif; son corps fut enveloppé d'un vêtement de soie, recouvert d'une robe de pourpre, ornée de pierres précieuses et brodée en or fin. Le lit, porté par les grands du royaume, était précédé des évêques et du clergé, tenant les évangiles et la croix. Au milieu d'eux, marchaient, poussant des gémissements, ceux qui portaient la couronne royale, le glaive, le globe et le sceptre. Les chevaliers suivaient chacun à leurs rangs, et le défilé dura plusieurs heures.»

Les chroniques ont conservé et nous ont transmis le détail des funérailles royales. Il en est, comme on le voit, dont le luxe fut inouï, d'autres sont plus curieuses encore, par les combinaisons symboliques dont elles furent le prétexte, par la complication des cérémonies qui les accompagnèrent. Certaines eurent les allures d'un véritable spectacle, témoin celles du roi Charles IX, qui coûtèrent un million, dont moitié fut payée par le trésor royal, moitié par celui de la ville de Paris.

* * * * *

Les dernières funérailles officielles de grand apparat furent celles du roi Louis XVIII, célébrées à Paris, ou mieux à Saint-Denis, le 23 septembre 1824.

Un cérémonial très compliqué, qui semble d'un autre âge, y fut réglé et mis en oeuvre par le protocole de la maison royale; on vit les hérauts d'armes, les grands officiers de la maison jeter dans le caveau, où avait été descendu le cercueil, les insignes de leurs offices: épées, gantelets, et aussi la main de justice, le sceptre, la couronne; le roi d'armes prononça les traditionnelles paroles de succession: «Le roi est mort. Vive le roi!»

Depuis, aucune occasion d'obsèques royales ne s'est présentée en France, puisque les divers souverains qui se sont succédé aux Tuileries n'y moururent pas, ni Charles X, ni Louis-Philippe, ni Napoléon III, morts en exil.

ONZIÈME DEVOIR

NOËL

Noël est la fête des fêtes. La fête qui rappelle les légendes les plus exquises et des coutumes ravissantes, les plus poétiques de toutes.

Heureux les enfants, heureux ceux qui croient à toutes ces légendes naïves!—N'est-ce pas Jean-Jacques Rousseau lui-même qui a dit, en parlant des petits: «Ils ne savent qu'aimer, ils refusent de croire aux vérités désolantes, leur erreur vaut mieux que le savoir des sages.»

L'année touche à sa fin, et le sombre hiver accompagne ses derniers jours…

La nuit est descendue depuis plusieurs heures sur la terre enveloppée de frimas. La neige immaculée recouvre les champs de son immense tapis, le givre habille de brillantes dentelles les arbres dépouillés de leur parure d'été. Le ruisseau, alourdi d'un épais manteau de glace, ne murmure plus sa douce chanson. Les oiseaux eux-mêmes sont sans voix et les fleurs sans parfums. La nature sommeille et semble engager, par son exemple, toutes les créatures au repos. Il est bientôt minuit… Au loin, l'âpre rafale du nord pousse vers l'horizon de grands nuages noirs qui s'agitent comme des géants, et les étoiles se détachent des sombres profondeurs du firmament, avec cette scintillation particulière aux pays froids. Il est bientôt minuit et cependant on veille; dans les maisons éclairées les oreilles attentives écoutent les bruits extérieurs; encore quelques instants, et le gai carillon des églises va se faire entendre. Dans les cités opulentes, comme dans les plus modestes bourgs, partout, à la ville et à la campagne la voix solennelle des cloches va inviter l'univers chrétien à la fête des fêtes qui se prépare… La grande nuit de Noël est commencée… cette nuit à jamais sainte et bénie, où le Ciel est venu faire alliance avec la terre, où Dieu, publiant ses splendeurs et sa gloire, est descendu pour sauver le monde.

Cette nouvelle a mis la joie sur tous les fronts et dans tous les coeurs. Palais et chaumières ont fraternisé du même bonheur et des mêmes espoirs. Ce soir, au moment du souper, l'aïeul des humbles toits a mis dans l'âtre la bûche traditionnelle qui doit pendant plusieurs jours réjouir les regards de tous, et réchauffer ses membres fatigués. Les jeunes filles, pour célébrer cette belle fête, ont retrouvé les chants naïfs, les joyeux noëls du vieux temps, et le petit enfant de toutes les demeures, avant de regagner sa couchette, a furtivement caché dans la cheminée son joli soulier ou son modeste sabot, se doutant bien d'avance que le petit Jésus, son frère, viendrait y loger quelques douceurs. Il s'est endormi plein d'espérance, voyant en rêve le bel arbre de Noël tout couvert de feuillages et de fleurs, de jouets et de bonbons, et qui doit demain faire tant d'heureux.

Ah! ce petit enfant s'endormant dans la nuit, le coeur rayonnant d'une douce attente, n'est-il pas l'image du monde enseveli dans les ténèbres depuis des siècles, et qui tressaille d'impatience à la venue du Messie promis? Tous ces beaux présents accompagnés de souhaits heureux et de bonnes paroles qu'apporte l'arbre de Noël, ne sont-ils pas un touchant symbole des présents que le Ciel veut faire à la terre et que le Christ apporte aux hommes? Il ne veut pas leur offrir des biens passagers, ni des joies éphémères, non, ses dons sont plus élevés que tout cela; il vient leur offrir son amour et sa vie qui doivent régénérer les âmes. Il vient apporter à tous, grands et petits, riches et pauvres, heureux et malheureux, les grâces de la vie éternelle. Il y a dix-neuf siècles que ce miracle d'amour s'accomplissait.

Revenons maintenant aux grandes traditions du Christianisme et écoutons ce qu'elles nous apprennent sur cet ineffable mystère.

Nous sommes à Bethléem, ville très peuplée de la Judée, et, de plus, encombrée, en ce moment d'étrangers amenés par l'édit de César-Auguste, ayant commandé le dénombrement de ses sujets.

Joseph, charpentier à Nazareth, de la tribu de Juda, se voit donc forcé de venir à Bethléem pour obéir aux ordres de l'empereur. Il est accompagné de son épouse Marie, et tous deux, n'ayant pu trouver de place dans les hôtelleries de la ville, à cause de leur peu de ressources, sont obligés de chercher un refuge en dehors de l'enceinte de ses murs.

Mille ans auparavant, David, roi, avait construit une forteresse à Bethléem, qui avait été son berceau; c'est là qu'il avait mené paître les troupeaux de son père et que Samuel l'avait sacré roi. Cette forteresse, tombée en ruines, servait d'asile aux voyageurs et à leurs bêtes de somme. Les bergers s'y mettaient aussi quelquefois à couvert avec leurs animaux. C'est dans cette grotte souterraine que Joseph et Marie (exténuée de lassitude, elle n'avait que quatorze ans) trouvèrent un abri contre les rigueurs de la saison.

«Les renards ont leurs trous et les oiseaux du ciel, qui sont les familles les plus vagabondes, ont leurs nids»; seul, le Fils de Dieu, le Roi des rois, n'aura pas un lieu où reposer sa tête; «car il est dit que tout ce qui peut confondre l'orgueil humain sera rassemblé dans le spectacle de sa naissance.»

L'heure solennelle est arrivée, il naît.

La grotte sombre, qui sert d'étable, échappe à la rayonnante clarté du ciel d'Orient. Une poutre mal équarrie supporte comme une colonne la voûte naturelle. Dans cette obscurité l'enfant brille comme un astre, cette lumière manifeste sa divinité: c'est lui qui éclairera le monde. Un long voile effleure son visage, c'est celui de sa mère, masquée jusqu'aux yeux à la façon des Juives. Hélas! sa pauvre mère n'a ni douce laine, ni fin duvet pour recevoir son fils bien-aimé, il aura pour berceau une crèche garnie d'un peu de paille et de foin. Ses membres délicats vont être réchauffés par l'haleine des animaux, suivant ce passage d'Isaïe: «Le boeuf a reconnu son Maître, et l'âne, la crèche de son Seigneur.»

Il y avait aux environs de Bethléem des bergers qui veillaient la nuit pour garder leurs troupeaux; ils demeuraient à mille pas de la ville, dans la tour d'Ader, bâtie au milieu des champs où Jacob conduisait ses bestiaux. Soudain, ils se virent entourés d'une éclatante lumière, ce qui les remplit de crainte; mais un ange parut aussitôt et leur dit: «Ne craignez point; je viens vous annoncer une nouvelle qui donnera de la joie à tout le peuple; Notre Sauveur est né aujourd'hui, et voilà la marque à laquelle vous le reconnaîtrez: un enfant revêtu de langes et couché dans une crèche.» Les bergers dociles furent à la crèche et adorèrent Dieu[6].

Dans le même temps, des Mages, c'est-à-dire des savants, des grands du monde, des rois, partis de l'Extrême-Orient pour venir en Judée, quittèrent leurs États sans que rien les arrêtât, ni les longueurs de la route, ni les fatigues du voyage. Ils suivaient une étoile mystérieuse qui, les guidant, les amena à la grotte de Bethléem où les bergers venaient de s'agenouiller, là aussi, sans délibérer, sans raisonner, devant ce faible enfant, ils croient et ils adorent à leur tour.

Ah! c'est que ce faible enfant, qui naît humble, pauvre, ignoré, vient accomplir des choses merveilleuses parmi les hommes. Il sera la lumière véritable qui doit éclairer le monde, et sera appelé le Soleil de justice et de vérité.

C'est que ce pauvre enfant qui vient se revêtir de toutes les infirmités de la nature humaine, c'est Dieu, c'est le Sauveur qui va commencer le grand ouvrage de la Rédemption. C'est que cet humble enfant, qui sera nommé le Prince de la paix, et qui choisit pour naître le règne de César-Auguste, le plus tranquille de tous les règnes, vient pour écraser l'orgueil qui a perdu les anges et égaré le monde, l'orgueil, une perverse imitation de la nature divine, ainsi que le définit saint Augustin. Il vient inaugurer le règne de l'humilité, de la charité, du renoncement à soi-même et apprendre aux hommes à devenir doux et humbles de coeur.

Cette morale est le renversement de toutes les croyances païennes et la régénération du genre humain. Oui, c'est Dieu qui vient s'attendrir et pleurer, non sur ses misères, mais sur les nôtres, et qui se fait petit enfant, parce qu'il veut être aimé, dit saint Pierre Chrysologue, et par sa faiblesse, solliciter nos coeurs; il nous engage, par cette touchante invitation, à venir à lui, comme les bergers et les mages allèrent à Bethléem, l'âme remplie de foi, d'adoration et d'amour.

Au commencement du sixième siècle, saint Hormisdas, pape, du haut de la chaire de saint Pierre, disait aux fidèles: «Le voilà celui qui est Dieu et homme, c'est-à-dire la force et la faiblesse, la bassesse et la majesté; celui qui, étant couché dans une crèche, paraît au Ciel dans sa gloire. Il est dans le maillot, et les mages l'adorent; il naît parmi les animaux, et les anges publient sa naissance, la terre le rebute, et le Ciel le déclare par une étoile; il a été vendu, et il nous rachète. Attaché à la croix, il donne le royaume éternel; infirme qui cède à la mort, puissant que la mort ne peut retenir, couvert de blessures et médecin infaillible de nos maladies, rangé parmi les morts et qui donne la vie aux morts, qui naît pour mourir et qui meurt pour ressusciter, et qui par sa naissance et sa mort est venu délivrer les hommes de la tyrannie du démon.»

Du reste, pour faire connaître cette naissance divine, prédite depuis tant de siècles, et qui était l'accomplissement de toutes les promesses faites par Dieu à nos pères, aux patriarches, aux prophètes, à Noé, à Abraham, à Jacob, à Moïse, à David, à Isaïe, le Ciel ne fit pas seulement des prodiges à Bethléem et en Judée, saint Pierre Damien rapporte que le roi Romulus, ayant dit, en bâtissant la ville, qu'un palais qu'il faisait construire ne tomberait point qu'une vierge n'enfantât, cet édifice s'écroula la nuit même où Jésus-Christ parut au monde. Vers le même temps le célèbre Apollon de Delphes, au rapport de Snidas, devint muet et cessa de rendre des oracles.

Auguste l'ayant pressé de déclarer la raison de son silence, il répondit qu'un enfant hébreu, maître des dieux, lui fermait la bouche et le forçait de se confiner dans les enfers. Nicéphore ajoute que ce prince, étant retourné à Rome, fit dresser, à cause de cela, un autel dans le Capitole, avec cette inscription: «Autel du premier-né de Dieu.» D'autres auteurs écrivent que le même empereur aperçut, dans les nues, une vierge tenant un enfant entre ses bras.

Quant à la grotte sacrée de Bethléem, quoi qu'aient pu tenter les infidèles et les païens, elle a traversé les siècles en faisant leur étonnement et leur admiration.

Cette grotte nue, obscure, froide; cette caverne plutôt, au sol inégal, aux parois raboteuses, mais sanctifiée par la plus éclatante des merveilles, Châteaubriand nous la décrit ainsi dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem:

«La sainte grotte, dit-il, est irrégulière, parce qu'elle occupe l'emplacement irrégulier de l'étable et de la crèche. Elle a trente-sept pieds et demi de long (environ 12 mètres 37), onze pieds trois pouces de large (environ 3 mètres 78) et neuf pieds de haut (environ 2 mètres 97).

«Les parois de ce roc sont revêtues de marbre et le pavé est également d'un marbre précieux. Ces embellissements sont attribués à l'impératrice sainte Hélène. Ce sanctuaire ne tire aucun jour du dehors et se trouve éclairé par la lumière de trente-deux lampes envoyées par différents chrétiens.

Au fond de la grotte, du côté de l'orient, est la place où naquit le Rédempteur des hommes. Cette place est marquée par un marbre blanc, incrusté de jaspe et entouré d'un cercle d'argent radié en forme de soleil. On lit ces mots alentour: Hic de Virgine Maria Jesu Christus natus est (c'est ici que Jésus-Christ est né de la Vierge Marie).

Une table de marbre qui sert d'autel est fixée au flanc du rocher et s'élève au-dessus de l'endroit où le Messie naquit. Cet autel est éclairé par trois lampes dont la plus belle a été donnée par notre roi Louis XIII.»

La crèche n'est pas de niveau avec le reste de la grotte et on y descend par deux degrés. C'est un enfoncement creusé dans la paroi du rocher; sa longueur est de quatre pieds, sa largeur, de deux; la voûte en est peu élevée et le bas est soutenu par une colonne de marbre qui remplace plusieurs pierres données à certaines églises. L'une d'elles, assez considérable, fut transportée à Rome, et de nos jours encore, on la vénère dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure; elle est encastrée dans l'autel de la crypte de la magnifique chapelle du Saint-Sacrement.

Mais revenons à la crèche creusée dans le rocher. Elle était revêtue de petites planches en bois formant la mangeoire proprement dite. Soigneusement recueillies, ces planches, berceau de l'Enfant-Dieu, furent apportées à Rome au VIIe siècle. La châsse qui les contient, en cristal monté sur un cadre d'argent incrusté d'or et de pierres précieuses, est due à la générosité de Philippe IV, roi d'Espagne. Cette châsse splendide reste renfermée dans un coffre de bronze, à trois serrures différentes et n'est exposée qu'une fois par an à la vénération publique, le jour de Noël.

Jadis, l'empereur Adrien, en haine du christianisme, fit élever au-dessus de la grotte un temple à Adonis, espérant que cette profanation en abolirait le souvenir; mais les païens eux-mêmes montraient ce lieu avec respect, disant: «C'est ici que le Dieu des chrétiens a voulu naître.» Plus tard, les persécutions ayant cessé, on bâtit à la place du temple impie une magnifique église, autour de laquelle se groupèrent plusieurs couvents, saint Jérôme peut être regardé comme le fondateur de ces pieux établissements. Il invitait tout le monde à faire ce pèlerinage et à y choisir sa demeure. Il y attira sainte Paule et sainte Eustochie, qui assemblèrent des religieuses autour d'elles, comme lui avait assemblé des religieux. C'est alors que sainte Paule, remplie de dévotion, s'écriait devant cette caverne précieuse: «C'est ici le lieu de mon repos, parce que c'est la patrie de mon Dieu.»

Pendant deux siècles, depuis la première croisade, si chaleureusement prêchée par Pierre l'Ermite, l'an 1096, jusqu'à la huitième et dernière, en 1270, et où saint Louis, roi de France, mourut sous les murs de Tunis, les saints lieux furent continuellement conquis par les Croisés et repris par les infidèles, finalement restés maîtres de la Palestine, tout en respectant l'objet de notre foi.

Il est à remarquer qu'on célèbre trois messes en la solennité de Noël (dont le nom vient ou de l'abréviation d'Emmanuel, Dieu avec nous, ou de la corruption de natalis dies, jour natal), ainsi que l'explique le pape saint Grégoire: «L'une à minuit, par rapport à la naissance temporelle de Jésus-Christ en l'étable de Bethléem, qui s'est faite selon un prophète, lorsque toute la nature était dans un profond silence et que la nuit était au milieu de sa course; l'autre au point du jour, par rapport à sa résurrection, qui s'est faite vers le lever du soleil; la troisième en plein jour, par rapport à sa naissance éternelle, qui a été sans ténèbres et dans une splendeur inaccessible.»

L'usage des trois messes prit d'abord naissance à Rome à cause des 3 stations indiquées par les papes pour le service divin. La première à Sainte-Marie Majeure pour la nuit, la deuxième à Saint-Athanase pour le point du jour et la troisième à Saint-Pierre pour la messe du jour.

À notre tour anéantissons-nous devant le Verbe éternel, humilions nos fronts; nous n'avons point pour chanter sa grandeur et ses perfections infinies la harpe d'or des séraphins, les actes d'amour des anges ou les adorations des saints; notre langage borné ne pourrait traduire les extases du paradis.

Louange à Marie, dont la divine maternité est le principe de notre salut! Gloire à Dieu, au plus haut des Cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, l'éternité bienheureuse sera leur récompense!

* * * * *

Les réjouissances de la fête de Noël remontent aux temps les plus reculés de l'Église. C'est une des fêtes les plus anciennes du christianisme. Les historiens religieux ne sont pas absolument d'accord sur la date exacte de son institution. Suivant les uns, c'est l'évêque Télesphore qui l'établit en l'année 138; mais on célébrait alors l'anniversaire de la naissance du Christ à des époques variables, tantôt au mois de janvier, tantôt au mois de mai. C'est dans le cours du quatrième siècle que Cyrille, évêque de Jérusalem, demanda au pape Jules Ier d'ordonner une enquête parmi les docteurs d'Orient et d'Occident sur le véritable jour de la nativité de Jésus-Christ. Les théologiens consultés s'accordèrent pour désigner, le 25 décembre, ou plutôt le jour correspondant, car le calendrier grégorien n'existait pas encore, et c'est depuis lors que la fête de Noël est restée fixée à cette époque.

L'Église a conservé cette coutume; mais les cérémonies de Noël ont subi, suivant les temps et les pays, de notables modifications, le seul trait qui leur soit resté commun, c'est qu'elles ont toujours exprimé la réjouissance; toutefois, cette gaieté s'est traduite d'une façon plus ou moins originale.

Au moyen-âge, dans l'Église d'Occident, la fête était représentée par des jeux scéniques; des personnages récitaient des compositions religieuses autour de la crèche où reposait l'Enfant Jésus. Joseph et Marie, assis à ses côtés, jouissaient en silence de la gloire de leur divin fils. Ce spectacle, innocent d'abord, ne tarda pas à dégénérer en des bouffonneries qui rappelaient d'assez près la fête des fous; c'est alors que l'autorité ecclésiastique le supprima. Cependant quelques églises en conservèrent les traces dans un office appelé l'office des pasteurs. Le peuple chantait les noëls, cantiques versifiés en patois ou en langue vulgaire, dont quelques-uns étaient remarquables à force de simplicité et de naïveté. Il y a à peine un siècle, à Valladolid, dans la dévote et catholique Espagne, on représentait encore, au milieu des églises les mystères de la Nativité.

Les personnages qui étaient en scène portaient des masques grotesques et des habits d'un goût douteux. Ils étaient accompagnés par les castagnettes, les tambours de basque, les guitares et les violons. Puis tout à coup, les femmes et les jeunes filles entraient en danse, portant à la main des cierges allumés. En quelques endroits, on faisait collation pour être mieux en état de supporter les fatigues de la nuit.

C'est de là que sont venus les réveillons dont l'habitude subsiste encore, quoique bien amoindrie, aujourd'hui.

Ils commencèrent au moyen-âge. Dans ce repas, la gaieté, jusqu'alors contenue, se donnait un libre cours; si Noël tombait un vendredi, le pape autorisait l'usage de la viande en signe d'allégresse et aussi, prétendent quelques théologiens, parce qu'en ce jour «le Verbe s'est fait chair». Dans les familles on bénissait la bûche de Noël, que l'on arrosait de vin et autour de laquelle on se livrait à des libations. C'est dans cette coutume sans doute qu'il faut voir l'origine de l'arbre de Noël, si fêté en Alsace et dont on retrouve l'usage en la plupart des pays chrétiens.

Au treizième siècle, d'après les plus vieilles chroniques françaises, on donnait à ses amis, pour les fêtes de Noël, des gâteaux appelés niueles et un poulet rôti; on chantait, dit sainte Palaye, des cantiques appelés noëls, où la naissance du Christ, l'adoration des mages et des bergers, étaient célébrées dans un langage naïf.

Chaque province avait ses noëls. Ceux de La Monnoye, en patois bourguignon, ont beaucoup de réputation. Leur auteur, un poète et un érudit, mort au commencement du siècle dernier, avait recueilli ces poésies populaires pour se délasser de travaux plus sérieux. Elles forment aujourd'hui la meilleure part, sans contredit, de son bagage littéraire. Lorsque les noëls de La Monnoye parurent en 1701, ils acquirent promptement une célébrité telle qu'on chantait les refrains partout, même à la cour où les beaux seigneurs s'amusaient à parler le patois bourguignon. Comme les couplets étaient spirituels et assez malins, en dépit de leur apparente naïveté, l'autorité ecclésiastique s'émut; elle crut voir dans le succès de ces noëls une raillerie des choses saintes et une tendance à l'impiété.

Le recueil de La Monnoye fut déféré à la censure de la Sorbonne, qui eut le bon esprit de l'absoudre.

La bûche de Noël ou tréfoir donnait lieu à une fête de famille; on appelait la bénédiction du ciel sur la maison. La distribution du pain de Calandre avait le même but.

Cette fête marquait si bien l'allégresse universelle que le mot de Noël devint synonyme de réjouissance. Aux entrées des rois et dans toutes les solennités, le cri de Noël! Noël! retentissait sur les places publiques.

Dans le midi de la France, la fête de Noël est l'objet de manifestations spéciales rappelant le souvenir de certains usages païens. La veille de Noël, au lieu de jeûne et de mortifications, on ouvre la fête par un grand souper. La table est dressée devant le foyer où pétille, couronné de lauriers, le cariguié, vieux tronc d'olivier desséché que l'on a conservé toute l'année avec soin pour cette solennité. Avant de s'asseoir à table, on procède à la bénédiction du feu, pratique qui sent terriblement l'idolâtrie. Le plus jeune enfant de la famille s'agenouille devant le feu et le supplie, en répétant les paroles consacrées que lui souffle son père ou un des anciens du village, «de bien réchauffer pendant l'hiver les pieds frileux des petits orphelins et des vieillards infirmes, de répandre sa clarté et sa chaleur dans toutes les mansardes prolétaires, de ne jamais dévorer l'éteule du pauvre laboureur, ni le navire qui porte les marins dans les mers lointaines.» Puis il bénit le feu, c'est-à-dire qu'il l'arrose d'une libation de vin cuit, à laquelle le cariguié incandescent répond par des crépitations joyeuses. Puis on se met à table. Après le souper, on se réunit en cercle autour du cariguié et l'on chante des noëls jusqu'à minuit, l'heure à laquelle on se rend en masse à la première messe.

Les protestants ne fêtent pas moins la Noël que les catholiques. Calvin cependant, par réaction contre la multiplicité des fêtes, avait voulu qu'à Genève celle de Noël fût remise au dimanche suivant. Mais l'antique usage a prévalu, et c'est peut-être en Angleterre dans un pays protestant, que la fête de Noël a le plus de solennité, sous le nom de fête de «Christmas».

DOUZIÈME DEVOIR

LA FÊTE DES ROIS

«De grand matin
J'ai rencontré le train
De trois grands rois qui partaient en voyage;
De grand matin
J'ai rencontré le train
De trois grands rois le long du grand chemin».

Parlons de cette fève souveraine qui donne la royauté pendant quelques heures, et apporte des instants de plaisir et de douce joie à la famille et aux amis, réunis autour du gâteau.

La fête des Rois se célèbre avec plus d'enthousiasme depuis quelques années; le Français à l'esprit toujours frondeur, aime à crier: Vive le Roi! en République.

Dans toutes les familles on achète le traditionnel gâteau ou la modeste galette à la fève. Riches et pauvres, petits et grands tiennent à se donner un reflet de royauté, l'espace d'une soirée au moins—car le titre de Roi a conservé tout son prestige.

Aussi a-t-on vu de temps en temps parmi les bijoux les plus en vogue de nouvel an, tantôt l'épingle petit Pierre en souvenir de Mme la duchesse de Berry; le coeur vendéen de Charette, tantôt l'Étendard Jeanne d'Arc, la broche Blanche de Castille et le collier François Ier. Après cela on a fabriqué un bijou royaliste d'un nouveau genre, une fève en or émaillé, fleurdelisé s'ouvrant en breloque sur le portrait l'un des membres de la famille royale.

Vraiment la Mode, qui ne craint pas, elle, d'être détrônée, est une maligne souveraine se glissant partout, que vous en semble? Mais revenons à la fête qui nous occupe.

Certains écrivains prétendent que la cérémonie du Roi de la Fève tire son origine des Saturnales se célébrant à Rome aux calendes de janvier. En ce jour, les maîtres du monde, ces vertueux pères conscrits, voulaient bien admettre à leur table sur le pied d'égalité, image fortunée de l'âge d'or, disaient leurs poètes parasites, les esclaves, pâture habituelle des lions de l'amphithéâtre. Caprice dérisoire, gentillesse féroce, car le cirque et les mines se rouvraient le lendemain.

Dans ces repas romains, on portait un gâteau divisé en autant de parts qu'il y avait de convives; un enfant, représentant Apollon et caché sous la table, était consulté par ces mots; Phoebe Domine? par corruption de Fabæ Domine, seigneur de la fève; et chacun des assistants désignés par lui recevait sa part des mains de l'amphitryon.

Le Roi du festin était, chez les Romains, un convive ayant autorité sur les autres pour animer la fête; parfois cette royauté se tirait au sort avec les dés.

Les ordonnances de l'élu du festin consistaient à commander de boire plus ou moins, de chanter, d'improviser ou de réciter des vers, de jouer à tel ou tel jeu.

Les Romains eux-mêmes tenaient cet usage des Grecs, qui en usaient de la sorte pour l'élection de leurs magistrats. C'est par allusion à cette coutume que Pythagore disait: A Fabis abstine (ne vous mêlez pas du gouvernement). Ses disciples, après sa mort, ayant altéré sa doctrine, traduisirent sans plus de façon: Ne mangez pas de fèves. C'est sans doute dans ce sens qu'Horace, continuant leur erreur, dit: Faba Pythagoris amica.

Il est possible que la religion, tout en s'emparant des temples païens, se soit aussi assimilé, en les épurant, les usages druidiques, scandinaves et romains enracinés dans les populations; mais cependant tout porte à croire que la Fête des Rois a une origine essentiellement religieuse. Les Pères de l'Église et les grandes traditions bibliques sont là pour nous le rappeler.

À la naissance du Christ, trois Rois Mages, guidés par une étoile mystérieuse, vinrent à la crèche de Bethléem adorer l'Enfant-Dieu[7].

Ils étaient trois sans compter leur suite, Gaspard, Balthazar et Melchior, représentant, au pied du Messie, les trois branches de l'humanité: Melchior, les descendants de Sem; Gaspard, ceux de Cham, et Balthazar, ceux de Japhet; ils venaient de l'Orient de la partie qu'on nomme Arabie Heureuse, Ces trois souverains qui s'agenouillent aux pieds de l'Enfant divin, c'est la richesse inclinée devant la pauvreté; la force devant la faiblesse; et c'est aussi le symbole de la barbarie qui se soumet à la puissance nouvelle, à l'idée de justice et de fraternité.

Ces hommes illustres sont appelés Mages dans l'Évangile, non qu'ils fussent des enchanteurs ou des magiciens suivant une signification du mot mage, mais parce qu'ils étaient très savants dans les choses naturelles et doués d'une grande sagesse. Mage, était le nom que les Perses et la plupart des peuples d'Orient donnaient à leurs docteurs, comme les Hébreux les appelaient scribes; les Égyptiens, prophètes; les Grecs, philosophes; et, les Latins, sages. L'Église leur donne aussi le titre de Roi, qui semble fondé sur ces paroles: Les Rois de Tharse et des Îles offriront des présents. Les Rois d'Arabie et de Saba apporteront des dons.

Ces Mages franchissent donc les obstacles à la lueur d'une étoile mystérieuse qui les guident. Cette étoile disparaît lorsqu'ils entrent à Jérusalem, la cité où règne le tout-puissant Hérode, mais elle se rallume à la porte de la ville pour les diriger vers Bethléem. Rien de plus bref que ce texte, mais sur ce canevas l'imagination populaire va exécuter des broderies merveilleuses.

C'est ici le cas de rappeler ce qu'on lit à ce sujet dans la Légende Dorée: d'après ce récit, le voyage dura 12 jours, du 25 décembre au 6 janvier, et pendant ce laps de temps les voyageurs ne prirent ni repos, ni nourriture ils n'en éprouvèrent pas une seule fois le besoin. Plus ils approchaient, plus l'étoile brillait, elle avait la figure d'un enfant, et c'était la même, aperçue par les bergers. L'astre, sa mission terminée, disparut dans un puits, où la Vierge Marie allait puiser de l'eau. La légende ajoute que lorsque les fidèles approchent et se penchent sur l'orifice du puits, on leur couvre la tête d'un linge, alors, celui qui est digne de voir aperçoit l'étoile se promener à fleur d'eau d'une paroi à l'autre du puits, selon le mouvement dont les astres accomplissent leurs cours célestes; mais le miracle ne s'opère que pour ceux qui ont le coeur pur.

À peine entrés dans la grotte, les Rois Mages se prosternèrent devant l'enfant jusqu'à terre; ils le reconnurent pour le vrai Dieu, l'adorèrent avec respect et lui offrirent leurs trésors: de l'or pour honorer sa royauté, de l'encens pour faire hommage à sa divinité; de la myrrhe pour rendre témoignage de sa vie passible et mortelle.

Le premier des Mages, Melchior, était un vieillard ayant de longs cheveux blancs et une longue barbe, il offrit au nouveau-né l'or, symbole de la royauté. Cet or n'était autre que les trente pièces frappées par Terah, père d'Abraham; Joseph les avait passées au trésorier de la reine de Saba pour le prix des parfums qui servirent à embaumer le corps de Jacob, et la reine de Saba en fit présent à Salomon.

Le second Mage, Gaspard, était un jeune homme imberbe, aux fraîches joues: il présenta l'encens, offrande qui signifiait que Jésus était Dieu.

Le troisième Balthazar, était un homme de quarante ans, portant toute sa barbe; il offrit la myrrhe, signe que le Fils de l'homme devait mourir.

En échange de ces présents, les Mages reçurent un des langes de Jésus, que la Vierge leur donna pour qu'il leur servît à attester les prodiges qu'ils conteraient de leur voyage. Les Égyptiens ayant mis en doute leur parole, les Mages leur proposèrent une épreuve. On apprêta un grand feu, où les infidèles jetèrent leurs livres qui furent aussitôt dévorés; mais les Mages y ayant jeté à leur tour le lange de Jésus, on le vit s'élever doucement sur les flammes et, quand elles se furent éteintes, retomber intact sur les cendres.

Les Mages partirent laissant leur âme et leur coeur dans cette étable, où ils avaient compris la voie, la vérité et la vie.

Il leur fallut bien des mois pour faire au retour le chemin qu'à l'aller ils avaient fait en 12 jours tant leurs pays étaient lointains et tant avait été grand le miracle de leur voyage. Rentrés chez eux dans les Indes, ils se firent apôtres et renversèrent les idoles de Mithra. Ils ne furent toutefois baptisés que plus tard par saint Thomas, apôtre des Indes.

Après la mort et la résurrection de Notre-Seigneur, étant allé dans le pays des Mages saint Thomas les trouva encore pleins de santé. Il leur apprit tout ce qui s'était passé en Judée, concernant le Messie, les instruisit des mystères de la Religion, les baptisa et les fit prêtres, afin qu'ils pussent à leur tour évangéliser les nations; ils firent alors voeu de pauvreté et furent consacrés évêques des pays dont ils étaient rois.

Dieu leur fit la grâce de les rappeler à lui presque en même temps. Le jour de Noël de l'année 69, les saints personnages connurent qu'ils allaient bientôt mourir, et cette nouvelle leur vint de leur étoile. Le matin du 1er janvier, Melchior, âgé de 130 ans, s'éteignit le premier et fut enseveli par les deux survivants. Six jours après, Balthazar, âgé de 109 ans, pendant qu'il célébrait l'office de l'Épiphanie, fut tué à l'autel d'un coup de lance par un païen. Comme on plaçait son corps dans la tombe de Melchior, le mort fit un mouvement pour donner place auprès de lui à son compagnon de sépulture. Six jours se passèrent; ce fut au tour de Gaspard de mourir quoiqu'il n'eût environ que 90 ans.

Quand le cortège funèbre eut conduit le dernier Mage au mausolée où dormaient les premiers, on vit les portes s'ouvrir et les deux morts se lever debout de chaque côté pour accueillir leur frère. Leurs saintes dépouilles furent plus tard transportées de la Perse à Constantinople, par les soins de l'impératrice Hélène et déposées dans l'auguste basilique de Sainte-Sophie. Elles furent ensuite apportées à Milan où elles restèrent plus de 600 ans dans l'église Eustorgienne; l'an 1163, l'empereur Frédéric Barberousse ayant pris et saccagé la ville de Milan, les reliques des Rois Mages furent emportées par de pieuses mains en Allemagne, à Cologne, où, depuis lors, elles sont conservées précieusement[8]. L'Église Grecque donne à la fête des Rois Mages le vénérable et mystérieux nom de Théophanie qui signifie apparition divine. Les Orientaux appellent encore cette solennité les Saintes Lumières, en mémoire du baptême que, dans les premiers temps du christianisme, on conférait ce jour et aussi en mémoire du baptême de N.-S. dans le Jourdain. On sait que le baptême est appelé dans les Pères: illumination, et ceux qui l'ont reçu: illuminés.

La fête de l'Épiphanie, instituée pour perpétuer le souvenir de la venue des Mages à Bethléem, était célébrée autrefois avec beaucoup de solennité.

On regardait comme une heureuse chance d'être roi de la fève, et suivant
Montluc, il était d'usage de s'aborder au début de l'année par ces mots:
«Je suis aussi ravi de vous avoir rencontré que si j'étais roi de la
fève.»

À toutes les époques de la monarchie française les Empereurs, les Rois, les Princes se faisaient un devoir d'assister à cette fête solennelle. En ce jour, le roi très chrétien de France venant à l'offrande déposait de l'or, de l'encens et de la myrrhe, comme un tribut à Notre-Seigneur.

Au moyen-âge, les fidèles présentaient les mêmes dons et quelquefois des fèves; bénites par le prêtre ils les remportaient ensuite dans leurs maisons comme un gage de bonheur pour eux et leurs familles. Cet usage a disparu depuis longtemps, seule la coutume du gâteau, inspirée aussi par la piété naïve des âges de foi, a survécu.—«Pour honorer la royauté des Mages, on élisait au sort, dans chaque famille, un roi pour cette fête de l'Épiphanie. Dans un festin animé d'une joie pure et qui rappelait celui des noces de Galilée, on rompait un gâteau et l'une des parts, celle qui recelait une fève, servait à désigner le convive, auquel était échue cette royauté d'un moment. Deux portions du gâteau étaient détachées pour être offertes à l'Enfant Jésus et à Marie en la personne des indigents qui se réjouissaient aussi, en ce jour du triomphe du Roi humble et pauvre. Les joies de la famille se confondaient encore une fois avec celles de la religion. Les liens de la nature, de l'amitié, du voisinage se resserraient autour de cette table des Rois, et si la faiblesse humaine pouvait apparaître quelquefois dans l'abandon du festin, l'idée chrétienne n'était pas loin et veillait au fond des coeurs.

Heureuses encore aujourd'hui les familles au sein desquelles la fête des Rois se célèbre avec une pensée chrétienne!» Au sens absolu du mot, c'était une fête morale, dont le but devait être de ramener les fidèles à des pensées d'humilité; il était à coup sûr dans le vrai ce vieux chroniqueur du temps de saint Louis disant, qu'on avait institué cette fête «pour faire une leçon annuelle aux Roys de la terre de recognoistre Dieu comme plus grand et plus puissant Roy qu'ils ne le sont».

Vers le XVe siècle, en France chaque maison avait son gâteau et son roi, et pour imiter en tout les us de la cour on donnait à ce roi, auquel toute la famille était tenue d'obéir, des officiers. Rien d'ailleurs, sauf le cri de: le Roi boit, poussé simultanément chaque fois qu'il portait la coupe à ses lèvres, ne le distinguait des autres convives, ses sujets. L'oubli de ce cri sacramentel était immédiatement puni. On barbouillait de noir la face du délinquant, sans doute en mémoire du page éthiopien figurant à la suite du roi Balthazar à l'adoration de la crèche.

Au siècle suivant, au lieu d'un Roi, on créait à la Cour de France une Reine, la veille de l'Épiphanie au souper, et le lendemain, le monarque en personne menait cette reine en grande pompe à la messe. L'Estoile, dans son Journal de Henri III, raconte le fait avec une naïveté qui ravit: «Le roi, en souvenir des présents des rois mages, apportait à l'offrande trois boules, deux de cire, l'une recouverte d'une feuille d'or, l'autre saupoudrée d'encens, et la troisième faite de cette gomme odorante que l'on nomme myrrhe.

La Reine de la fève allait à son tour à l'offrande immédiatement après Sa Majesté à qui elle faisait la révérence en allant à l'autel et en revenant.

La messe finie, cette reine éphémère, superbement vêtue, revenait au
Louvre accompagnée du roi et de la reine et au bruit des fanfares.

On raconte que le valet de chambre du cardinal Fleury, par une délicate flatterie, réunit, le jour des rois à la table de son maître, onze convives plus âgés que le cardinal qui était nonagénaire, de sorte que ce fut au ministre qu'échut l'honneur de tirer le gâteau comme étant le plus jeune.

Voilà comment le cardinal Fleury à 92 ans remplit les fonctions de l'enfant du festin.

La Révolution qui ne se contentait pas de détruire les grandes choses et s'occupait aussi des petites, la Révolution, qui avait aboli les rois et les reines sur les jeux de cartes et décrété, en date du 22 vendémiaire an II, de faire retourner les plaques de cheminées ayant des armes, des couronnes ou des fleurs de lis, s'imagina également de faire interdire le gâteau des Rois. En cette ère de démence 1793, on dénonça et on poursuivit les pâtissiers qui firent et vendirent des gâteaux des rois cette année-là.

Voici le curieux compte-rendu de la délibération de la Commune à ce sujet.

«Le président ayant montré un gâteau confisqué, on applaudit et aussitôt un arrêté est pris contre les confectionneurs et les mangeurs; il commence ainsi:

«Considérant que les pâtissiers qui font des gâteaux à la fève ne peuvent avoir de bonnes intentions, que même plusieurs particuliers en ont commandé sans doute dans l'intention de conserver l'usage superstitieux de la fête des ci-devant rois (mages), nous, réunis au conseil, interdisons, sous peine de haute trahison, la confection et la vente des dits gâteaux.»

Partout en Europe, du nord au midi, on célèbre les Rois.—En Allemagne particulièrement cette fête donne lieu à une foule de scènes semi-religieuses dont le peuple, protestant ou catholique, est très friand, et rappelant un peu nos représentations des mystères, au moyen-âge.

Ce sont généralement les enfants pauvres qui jouent le rôle des Rois mages; c'est la misère qui met entre leurs mains un sceptre en bois et qui attache à leurs fronts une couronne de papier d'argent. L'un d'eux porte toujours au bout d'un bâton une grande étoile dorée qu'il fait scintiller de son mieux en l'agitant continuellement. Ainsi équipés, aussi pittoresquement que possible et prenant leur rôle au sérieux, ils s'en vont à plusieurs lieues à la ronde pendant toute une semaine donner leur représentation et recueillir des offrandes.

Partout ils sont bien reçus. À peine entrés dans la demeure, les habitants se groupent autour d'eux. Ils chantent alors quelque ballade, quelque légende naïve, et terminent par leurs voeux à l'assemblée.

«Aux maîtres et maîtresses de la maison, nous souhaitons une belle table en or, avec un beau plat d'argent dessus et un bon poisson frit dedans.

Nous souhaitons à l'aïeul de longs jours; à l'enfant, des jouets, des bonbons et qu'il soit sage; à la jeune fille, un fiancé fidèle et à la jeune femme un berceau de soie où sera couché un beau petit enfant comme Jésus dans sa crèche.»

Au bout de ces récits ils disent Amen. Chacun leur remet son obole, puis, ils tirent une longue révérence pleine de dignité, comme il convient à des rois qui prennent congé et s'en vont sous d'autres toits chercher de nouveaux Kreutzers.

En France, dans quelques provinces, ces antiques traditions se sont aussi conservées. Nous lisons:

«Encore en Normandie, en plein dix-neuvième siècle, le voyageur qui traverse à minuit, la veille des Rois, ces riches campagnes, voit danser et courir dans les ténèbres, aussi loin que sa vue peut s'étendre, des milliers de feux; c'est le moment, en effet, où chaque fermier, suivi de sa famille ou de sa mesnie, comme on disait au vieux temps, chacun armé d'une gouline, ou torche de paille enflammée au bout d'une perche, secoue en courant autour des pommiers une pluie d'étincelles sur les branches, afin de les rendre fertiles. Des tronçons des goulines entassés, on fait un feu de joie, autour duquel on danse; puis la cérémonie s'achève à table, en face de l'âtre pétillant, autour d'un énorme gâteau et de force brocs de cidre.

Dans certaines parties de la Beauce, la fête des Rois a conservé le caractère religieux et naïf des âges écoulés. Là, les habitants n'ont presque rien changé à leur cérémonial d'autrefois, relativement au gâteau, et le Parisien du boulevard Montmartre qui assisterait à une de ces réunions se croirait transporté en plein moyen-âge.

Au commencement du souper, on nomme un président, c'est presque toujours la personne la plus âgée et la plus respectée parmi les convives. Avant d'entamer le gâteau traditionnel, un enfant, le plus jeune garçon de la famille, monte sur la table. Puis le président coupe une première tranche de gâteau et demande à l'enfant: «Pour qui ce morceau?» L'enfant répond: «Pour le bon Dieu.» Cette part, en effet, est mise de côté et sera donnée au premier pauvre qui se présentera. D'habitude, il ne se fait pas attendre, presque toujours ils sont trois ou quatre au dehors, hommes et femmes, épiant à travers les fentes de la porte et attendant l'occasion d'exprimer leur demande. Quand le moment est venu, l'un d'eux chante sur un ton dolent:

«Honneur à la compagnie
De cette maison;
Nous souhaitons année jolie
Et biens en saison,
Nous sommes d'un pays étrange,
Venus en ce lieu,
Pour demander à qui mange
La part du bon Dieu.»

Il s'interrompt alors pour crier: «La part à Dieu, s'il vous plaît!»
Puis tous chantent en choeur:

«Les Rois! les Rois! Dieu vous conserve.
À l'entrée de votre souper
S'il y a quelque part de galette,
Je vous prie de nous la donner.
Puis nous accorderons nos voix
Bergers, bergerettes.
Puis nous accorderons nos voix,
Sur nos hautbois.»

L'enfant apporte alors aux pauvres la tranche de gâteau réservée en disant: «Voilà la part à Dieu.»

Mais cet usage ne se borne pas à la seule Normandie et à la seule Beauce; dans l'Angoumois, par exemple, on fait dans les campagnes la même cérémonie avec de légères variantes. Il est même probable que les habitants du littoral jusqu'à Bayonne, se livraient aussi autrefois à des danses nocturnes, remplacées depuis par le gâteau des rois. En fait de joie, les Aquitains et les Gascons ne le cèdent à peuple qui vive.»

Eh bien! nous aussi, Bretons fidèles aux vieilles coutumes, prenons part à la joie générale. Le gâteau est servi, la fève s'est révélée, trinquons ensemble: Le Roi boit.

Vive le Roi!

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