Le loup blanc
—Un homme dont il ne faut point répéter le nom sans nécessité dans la demeure de Treml.
—La demeure de Treml! répéta Goton qui sentit tressauter son coeur à ce nom; merci, qui que vous soyez. Il y a vingt ans que je n'avais entendu donner son véritable nom à la maison qu'habite Hervé de Vaunoy.
Jude tendit sa main dans l'ombre; celle de Goton fit la moitié du chemin. Elle n'avait pas besoin de voir. Ce fut comme un salut mystérieux entre ces deux fidèles serviteurs.
—Mais qui donc es-tu, brave coeur, demanda enfin la vieille femme, toi qui te souviens de Treml?
Jude prononça son nom.
—Jude! s'écria Goton oubliant toute prudence; Jude Leker, l'écuyer de notre monsieur! Oh! que je te voie, mon homme, que je te voie!
Tremblante et empressée, elle courut à tâtons, cherchant son briquet et ne le trouvant point; elle remua les cendres de son réchaud. Enfin sa résine s'alluma. Elle regarda Jude longtemps et comme en extase.
—Et lui, dit-elle, M. Nicolas, le reverrons-nous?
—Mort, répondit Jude.
Goton se mit à genoux, joignit ses mains et récita un De Profundis. De grosses larmes coulaient lentement le long de sa joue ridée. Quiconque l'aurait vue en ce moment se serait senti puissamment attendri, car rien n'émeut comme les larmes qui roulent sur un rude visage, et tel qui passe en souriant devant deux beaux yeux en pleurs pâlit et souffre quand il voit s'humecter la paupière d'un soldat.
Jude se tut tant que Goton pria. Il semblait qu'il voulût maintenant prolonger son incertitude et qu'il reculât, effrayé devant la révélation qu'il était venu chercher.
Lorsqu'il prit la parole, ce fut d'une voix altérée.
—Et le petit monsieur? dit-il enfin avec effort.
—Georges Treml? Vingt ans se sont écoulés depuis que je l'ai vu pour la dernière fois, le cher et noble enfant, sourire et me tendre ses petits bras dans son berceau.
—Mort, mort aussi! prononça Jude dont le robuste corps s'affaissa.
Il mit ses deux mains sur son visage; sa poitrine se souleva en un sanglot.
—Je n'ai pas dit cela! s'écria Goton; non, je ne l'ai pas dit. Et Dieu me préserve de le croire! Pourtant… Hélas! Jude, mon ami, depuis vingt ans j'espère, et chaque année use mon espoir.
Jude attacha sur elle ses yeux fixes. Il ne comprenait point.
—Oui, reprit-elle, je voudrais espérer. Je me dis: quelque jour je verrai notre petit monsieur, grand et fort, la tête haute, la mine fière, l'épée au flanc. Hélas! hélas! il y a si longtemps que je me dis cela!
—Mais enfin, dame, que savez-vous sur le sort de Georges Treml?
—Je sais… je ne sais rien, mon homme. Un soir,—approche ici, car il ne faut point dire cela tout haut,—un soir, il y a dix-neuf ans et cinq mois… ah! j'ai compté, Hervé de Vaunoy revint tout pâle et l'oeil hagard. Il nous dit que l'enfant s'était noyé dans l'étang de La Tremlays. On courut, on sonda le fond de l'eau, mais on ne trouva point le corps de Georges.
Jude écoutait, la poitrine haletante, l'oeil grand ouvert.
—Et c'est sur cela, interrompit-il, que se fonde votre espoir?
—Non. Te souvient-il d'un pauvre innocent de la forêt que l'on nommait le Mouton blanc?
—Je me souviens de Jean Blanc, dame.
—Pauvre créature! Il aimait Treml presque autant que nous l'aimions…
—Mais Georges, Georges! interrompit encore Jude.
—Eh bien! mon homme, Jean Blanc racontait d'étranges choses dans la forêt. Il disait qu'Hervé de Vaunoy avait jeté à l'eau le petit monsieur de ses propres mains.
—Il disait cela! s'écria Jude dont l'oeil étincela.
—Il disait cela, oui. Et quoiqu'il passât pour un pauvre fou, je crois qu'il disait vrai toutes les fois qu'il parlait de Treml. Mais ce n'est pas tout; Jean Blanc ajoutait qu'il avait plongé au fond de l'étang et ramené M. Georges évanoui…
—Ah! fit le bon écuyer avec un long soupir de bien-être.
—Puis, poursuivit Goton, il fut pris d'un de ses accès, et le pauvre enfant resta tout seul sur l'herbe. Et quand le Mouton blanc revint il n'y avait plus d'enfant.
—Ah! fit encore Jude.
—Et il y a vingt ans de cela, mon homme!
Jude demeura un instant comme atterré.
—Où est Jean Blanc? dit-il ensuite; je veux le voir.
Goton secoua lentement sa tête grise.
—Pauvre créature! dit-elle encore; il ne fait pas bon, pour un pauvre homme, affronter la colère d'un homme puissant. Hervé de Vaunoy apprit les bruits qui couraient dans la forêt. On tourmenta Mathieu Blanc et son fils par rapport à l'impôt. Le vieillard mourut; le fils disparut. Quelques-uns disent qu'il s'est fait Loup.
—J'ai déjà entendu prononcer ce mot. Quels sont ces gens, dame?
—Ce sont des Bretons, mon homme, qui se défendent et qui se vengent. On leur a donné ce nom, parce que leur retraite avoisine la Fosse-aux-Loups. Chacun sait cela; mais nul ne pourrait trouver l'issue par où l'on pénètre dans cette retraite. Eux-mêmes semblent prendre à tâche d'accréditer ce sobriquet qui fait peur aux poltrons. Leurs masques sont en peau de loup; il n'y a que leur chef qui porte un masque blanc.
—J'irai trouver les Loups, dit Jude.
La vieille dame réfléchit un instant.
—Écoute, reprit-elle ensuite. Il est un homme dans la forêt qui pourrait te dire peut-être si Jean Blanc existe encore. Cet homme est un Breton, quoiqu'il feigne souvent de parler comme s'il avait le coeur d'un Français. Il me souvient qu'au temps où il vint s'établir de ce côté de la forêt, les sabotiers disaient que sa fille, qui était alors un enfant, avait tous les traits de la fille de Jean Blanc, le pauvre fou. Certains même affirmaient la reconnaître.
—Où trouver cet homme?
—Sa loge est à cent pas de Notre-Dame de Mi-Forêt.
—Il se nomme?
—Pelo Rouan, le charbonnier.
Le jour commençait à poindre. La résine pâlissait aux premiers rayons du crépuscule.
—Au revoir et merci, dame, dit Jude. Je verrai Pelo Rouan avant qu'il soit une heure.
Il serra la main de Goton et sortit.
—Que Dieu soit avec toi, mon homme! murmura la vieille femme de charge en le suivant du regard pendant qu'il traversait les corridors; il y avait longtemps que mon pauvre coeur n'avait ressentit pareille joie. Que Dieu soit avec toi, et puisses-tu ramener en ses domaines l'héritier de Treml!
Goton avait plus de désir que d'espérance, car elle secoua tristement la tête en prononçant ces dernières paroles.
XVIII
Rêves
Lorsque Jude, après avoir traversé les longs corridors, revint à la chambre où il avait passé la nuit, le capitaine dormait encore. Son visage était calme et souriant. Jude le contempla un instant.
—C'est un loyal jeune homme, pensa-t-il; ses traits hardis me rappellent le vieux Treml au temps où sa moustache était noire. Il est heureux, lui! Oh! que je donnerais de bon coeur tout mon sang pour voir M. Georges à sa place!
Jude reprit son manteau de voyage, pour cacher ses traits en cas de rencontre suspecte. Le jour était venu. Les premiers rayons du soleil levant se jouaient dans la soie des rideaux. Au moment où Jude ceignait son épée pour partir, Didier s'agita sur sa couche.
—Alix, murmura-t-il, ma soeur!…
—Voici dans la cour tous les serviteurs du château, se dit Jude; j'aurai de la peine à passer inaperçu.
—Marie! murmura encore Didier.
Jude le regarda en souriant.
—Bravo! mon jeune maître, pensa-t-il; ne rêverez-vous point à quelque autre, maintenant?
—Fleur-des-Genêts! cria le capitaine, comme s'il eût voulu relever le défi.
En même temps il se redressa, éveillé, sur son séant.
—C'est toi, ami Jude? reprit-il après avoir jeté ses regards tout autour de la chambre, comme s'il se fût attendu à voir un autre visage; je crois que je rêvais.
—Vous pouvez l'affirmer, monsieur, et joyeusement, répondit
Jude.
L'oeil de Didier s'arrêta par hasard sur les antiques rideaux que perçaient les rayons obliques du soleil. Son sourire, qui ne l'avait point abandonné, s'épanouit davantage.
—Les poètes ont bien raison, dit-il comme s'il se fût parlé à lui-même, de vanter les joies du retour au toit paternel. Moi qui n'ai point de famille, je ressens ici comme un avant-goût de ce bonheur… Et tiens, Jude, mon garçon, l'illusion s'accroît: il me semble qu'enfant j'ai vu jouer le soleil d'automne dans des rideaux de soie comme ceux-ci. Sentiment étrange, Jude! Enfant sans père, j'éprouve ici comme un ressouvenir lointain de baisers, de caresses et de douces paroles…
—Monsieur, interrompit le vieil écuyer, je vais prendre congé de vous, pour commencer ma tâche.
—Reste, Jude, quelques minutes, un instant, je t'en prie! Mon coeur s'amollit au contact de pensées nouvelles. Je ne sais, Jude, mes yeux ont besoin de pleurer!
—Souffrez-vous donc? dit celui-ci en s'approchant aussitôt.
Didier laissa tomber sa main dans celle du vieillard et renversa sa tête sur l'oreiller.
—Non, répondit-il, je ne souffre pas. Au contraire. Je ne voudrais point ne pas éprouver ce que j'éprouve: car cette angoisse inconnue est pleine de douceur. Qu'ils sont heureux, Jude, ceux qui ont de vrais souvenirs!
—Ceux-là, répliqua l'écuyer avec tristesse, ne revoient parfois jamais la maison des ancêtres. Ce doit être une amère douleur, n'est-ce pas, que celle de l'enfant qui se souvient à demi et qui meurt avant d'avoir retrouvé la demeure de son père.
—Tu penses à Georges Treml, mon pauvre Jude.
—Je pense à Georges Treml, monsieur.
—Toujours! Dieu t'aidera, mon garçon, car ton dévouement est oeuvre chrétienne… Allons! voici un nuage qui couvre le soleil. Le charme s'évanouit. Je redeviens le capitaine Didier et je suis prêt à jurer maintenant que j'ai vu, enfant, plus de rideaux de bure que de tentures de soie. Va, mon garçon, je ne te retiens plus.
Didier, secouant un reste de langueur rêveuse, avait sauté hors de son lit. Jude, avant de partir, jeta un regard dans la cour et reconnut maître Alain qui s'entretenait avec Lapierre.
—Il est bien tard, maintenant, dit-il, pour m'esquiver. Je vois là-bas un homme dont j'aurai de la peine à éviter les regards.
—Lequel? demanda Didier en s'approchant de la fenêtre: Lapierre?
—Je ne sais s'il a changé de nom, mais on l'appelait de mon temps maître Alain. C'est le plus vieux des deux.
—À la bonne heure! Et c'est celui-là que tu nommais hier ton ennemi?
—Celui-là même.
—Eh bien! mon garçon, l'autre est le mien.
—Un valet, votre ennemi?
—Cela t'étonne? Faut-il donc te répéter que je ne suis point gentilhomme? Ce valet est le seul être au monde qui sache le secret de ma naissance. Il ne veut pas le dire et c'est son droit. Il prétend m'avoir autrefois servi de père… Tu vois bien ceci?
Didier, qui n'était pas encore vêtu, écarta sa chemise et montra par-derrière, à la naissance de l'épaule, une cicatrice encore récente.
—C'est une blessure faite traîtreusement et par la main d'un misérable, dit Jude en fronçant le sourcil.
—Tu t'y connais, mon garçon. J'ai tout lieu de croire que le misérable est cet homme: mais si je ne suis pas noble, je suis soldat, et ma main ne s'abaissera point volontiers jusqu'à lui.
—Moi je suis un valet, dit Jude avec froideur; prononcez un mot et je le châtie.
—Voilà que tu oublies Georges Treml! s'écria Didier en souriant. Sur mon honneur! il y a de la fine fleur de chevalerie dans ces vieux coeurs bretons. Pensons à ton jeune monsieur, mon brave ami. Je ne sais pas ce que tu peux tenter pour son service, c'est ton secret, mais j'ai promis de t'aider et je t'aiderai. Descendons ensemble: M. de Vaunoy est un trop soumis et dévoué sujet de Sa Majesté pour que sa livrée ose regarder, de plus près qu'il ne convient, le serviteur d'un capitaine de la maréchaussée.
Jude mit son manteau sur sa figure et descendit avec le capitaine.
Alain et Lapierre étaient toujours dans la cour; ils s'inclinèrent avec respect devant Didier, qui toucha négligemment son feutre.
—Qu'on selle le cheval de mon serviteur, dit-il.
Lapierre se hâta d'obéir. Le majordome resta.
—Mon camarade, dit-il à Jude, votre maladie exige-t-elle donc que vous ayez toujours le nez dans le manteau? Les gens de La Tremlays n'ont point pu encore vous souhaiter la bienvenue.
—Que dit-on des Loups dans le pays, maître? demanda Didier pour éviter à Jude l'embarras de répondre.
—On dit que ce sont des méchantes bêtes, monsieur le capitaine… N'accepterez-vous pas un verre de cidre, mon camarade?
—Que font les gens de la forêt? demanda encore Didier.
—Monsieur le capitaine, répondit Alain de mauvaise grâce, ils font le cercle, du charbon et des sabots… Eh bien, mon camarade, ajouta-t-il en exhibant son vademecum, c'est-à-dire sa bouteille de fer-blanc, aimez-vous mieux une goutte d'eau-de-vie?
Maître Alain fut interrompu par Lapierre, qui amenait le cheval de Jude. Celui-ci se mit aussitôt en selle. Dans le mouvement qu'il fit pour cela, son manteau s'écarta quelque peu. Le majordome put voir une partie de son visage.
—Du diable si je connais autre chose que cette figure-là! grommela-t-il; où donc l'ai-je vue? Je me fais vieux!
—Tu me rejoindras ce soir à Rennes, mon garçon, s'écria Didier.
En route maintenant et bonne chance!
Jude ne se fit point répéter cet ordre; il piqua des deux et partit au galop.
Quand il eut franchi la porte de la cour, le capitaine se détourna vers les deux valets de Vaunoy.
—Vous êtes curieux, maître, dit-il à Alain; c'est un fâcheux défaut et qui ne porte point bonheur. Quant à toi, ajouta-t-il en s'adressant à Lapierre, prends garde!
Il s'éloigna. Les deux valets le suivirent des yeux.
—Prends garde! répéta ironiquement Lapierre; que dites-vous de cela, maître Alain?
Maître Alain répondit:
—Le jeune coq chante haut; on dirait qu'il se sent de race. Pour ce qui est de prendre garde, c'est toujours un bon conseil.
Didier avait pris, sans savoir, la direction du jardin. Il se trouva bientôt au milieu de hautes charmilles taillées à pic et formant l'inévitable et classique labyrinthe des jardins du XVIIIe siècle. De temps en temps, quelques statues de marbre blanc s'apercevaient à travers les branches qui se ressentaient déjà des approches de l'hiver.
Didier jetait sur tout cela un regard distrait; involontairement, son esprit était revenu aux pensées qui avaient préoccupé son réveil.
Comme il arrive souvent aux esprits vifs et poétiques, il lui suffit, pour ainsi dire, d'évoquer l'illusion pour qu'elle reparût. Ces grandes murailles de verdure devinrent pour lui de vieilles connaissances. Il se retrouva dans ces dédales, et, quoique leur artifice fût assez innocent pour que la chose pût sembler naturelle, il crut ou tâcha de croire que le souvenir était pour lui le fil d'Ariane.
—Voyons! se disait-il d'un ton moitié enjoué, moitié sérieux: voyons si je me trompe! si je me souviens ou si je divague! ma mémoire ou mon imagination me dit qu'au bout de cette allée, à droite, il y a un berceau, et dans un berceau une statue de nymphe antique. Voyons?
Il prit sa course, impatient; car l'illusion avait grandi et il en était déjà à craindre une déception.
À quelques pas de l'endroit où la charmille faisait un coude, il s'arrêta et glissa son regard à travers les branches. Il devint pâle, mit la main sur son coeur et laissa échapper un cri. Berceau et statue étaient là devant ses yeux.
Seulement au cri qu'il poussa, la statue animée, nymphe vêtue de blanc, tressaillit vivement et se retourna.
XIX
Sous la charmille
L'illusion s'enfuit tambour battant. Dans cette gageure qu'il avait engagée contre lui-même, Didier avait parié pour un berceau et une statue. Le berceau existait, mais ce qu'il venait de prendre pour une statue était une jeune fille en chair et en os, mademoiselle Alix de Vaunoy de La Tremlays.
La méprise du reste était fort excusable. Au moment où Didier l'avait aperçue, mademoiselle de Vaunoy lui tournait le dos. Elle était debout et immobile au centre du berceau, lisant une lettre froissée et sans doute bien souvent relue. Ses beaux cheveux noirs avaient, ce matin, de la poudre, et une robe de mousseline blanche formait toute sa toilette.
Au cri poussé par Didier, elle se retourna, comme nous l'avons dit, et le papier qu'elle lisait s'échappa de sa main.
Son premier mouvement fut de fuir, mais la réflexion la retint. Elle fit même un pas vers le coude de la charmille, où, suivant toute apparence, Didier allait se montrer.
Elle avait reconnu sa voix.
Mademoiselle de Vaunoy avait sur son visage cette pâleur qui présage de décisives résolutions. Son regard, ordinairement hardi dans sa douceur, était triste, timide et grave. Didier s'avança vers elle d'un air embarrassé. Pour prendre contenance, il se baissa et releva la lettre qu'Alix avait laissée tomber. Cette lettre était de lui. Il la reconnut et son malaise augmenta.
—C'est la lettre que vous crûtes devoir m'écrire pour m'annoncer votre départ, dit Alix avec simplicité. Je suis bien aise qu'elle soit tombée entre vos mains, vous la garderez.
Didier demeura muet. Alix reprit:
—J'ai été heureuse de vous revoir, car je me souvenais de vous comme d'un frère.
Didier l'avait appelée ma soeur dans son rêve, et bien souvent il lui était arrivé de comparer le sentiment qu'il gardait pour elle à la tendresse d'un frère. Et pourtant il demanda:
—Alix, dites-vous la vérité?
—Je dis toujours la vérité, répondit-elle.
Elle eut un sourire grave et poursuivit:
—Parlons d'elle, je le veux.
«C'est une chère enfant. Son regard est pur comme le regard d'un ange. Son âme est plus pure que son regard.»
—De qui parlez-vous? balbutia Didier.
—Oh! fit Mlle de Vaunoy dont la voix devint plus sévère, vous n'avez rien à vous reprocher, je le sais; mais ne niez pas, ce serait mal. Il y a une fraternité entre nous autres jeunes filles de la forêt. Je suis noble et riche, elle est paysanne et pauvre; mais, enfants, nous nous sommes rencontrées souvent dans les bruyères. Nous avons joué autrefois sous les grands chênes qui protègent Notre-Dame de Mi-Forêt; je l'avais apprivoisée, la petite sauvage! Depuis lors, tandis qu'elle restait dans sa solitude, je faisais, moi, connaissance avec le monde; tandis qu'elle courait libre sous le couvert, j'apprenais à porter le velours et la soie, à parler, à me taire, à sourire. Étrange destinée! elle, dans sa solitude, moi, au milieu des somptueuses fêtes de Rennes, nous avons subi toutes deux le même sort. Dieu la destinait à l'homme que je… que je croyais souhaiter pour mari.
—Vous ne le croyez plus, Alix?
—Un jour, il y avait deux mois que vous étiez parti, Didier, je me promenais seule dans la forêt, songeant encore aux fêtes de Mgr le comte de Toulouse, lorsque j'entendis une voix connue qui chantait sous le couvert la complainte d'Arthur de Bretagne.
—Fleur-des-Genêts! balbutia le capitaine.
Alix sourit doucement.
—Vous savez enfin de qui je parle, Didier, dit-elle. Il y avait bien longtemps que je ne l'avais vue. Que je la trouvai belle, ce jour-là! Elle me reconnut tout de suite et vint à moi les bras ouverts. Puis elle prit dans son panier de chèvrefeuille un beau bouquet de primevères qu'elle attacha à mon corsage, puis encore elle me parla de vous.
—De moi! prononça involontairement Didier.
—Elle ne vous nomma point, mais je vous reconnus; je sentis quel était mon devoir.
—Hélas! mademoiselle, s'écria Didier, je suis bien coupable peut-être…
—Envers elle, oui, monsieur, si vous dites un mot de plus, car elle est votre fiancée.
Il y eut un moment de silence. Alix reprit:
—Quand elle sera votre femme…
Elle s'interrompit parce que le regard du jeune capitaine avait exprimé la surprise.
—Elle sera votre femme, poursuivit-elle cependant avec fermeté; vous le voulez… et vous le devez. Elle est bien pauvre, mais vous avez votre épée, et vous n'êtes point de ceux que leur naissance enchaîne à l'orgueil!
Didier se redressa.
—Je ne suis pas gentilhomme, c'est vrai, dit-il, je le sais.
Peut-être n'était-il pas besoin de me le rappeler.
Alix lui tendit la main cette fois et répliqua:
—Excusez-moi, je plaide la cause de mon amie.
Les capitaines n'aiment pas à être congédiés, même de cette façon noble et charmante.
—Mademoiselle, dit-il, la cause de Marie n'avait peut-être pas besoin d'être plaidée; mais voyons, puisque nous sommes le frère et la soeur, noble soeur et frère de roture, j'ai bien le droit d'interroger.
—Interrogez.
—Votre conduite a-t-elle pour cause la distance qui nous sépare?
—Non.
—Y aurait-il sous jeu un autre mariage?
—Mon père veut en effet me marier.
—Ah! ah!
—Mais celui qu'on me propose ne sera jamais mon mari.
—N'a-t-il pas un nom qui soit au niveau du vôtre? demanda Didier non sans raillerie.
—C'est M. de Béchameil, marquis de Nointel, intendant royal de l'impôt.
Didier éclata de rire.
Comme s'il y avait eu de l'écho sous la charmille, un autre rire épais et bruyant retentit à une vingtaine de pas, derrière le feuillage.
—Folle que je suis! s'écria Alix. Je ne vous ai pas dit le principal. Il n'est plus temps, ce sont eux; à bientôt, nous nous reverrons encore une fois!
Elle s'enfuit précipitamment, laissant le capitaine étourdi de cette disparition subite.
L'éclat de rire se répéta sous la charmille. Un bruit de voix s'y joignit et bientôt, au tournant de l'allée, débouchèrent MM. de Vaunoy et de Béchameil.
XX
Avant et après le déjeuner
Vaunoy et l'intendant royal semblaient de fort heureuse humeur. Ils marchèrent avec empressement vers Didier qui avait peine à se remettre et gardait une contenance embarrassée.
—Nous arrivons ici, mon cher hôte, dit Vaunoy, guidés par vos éclats de rire. La promenade solitaire vous rend-elle donc si joyeux?
—Ai-je ri? demanda machinalement Didier.
—Oui, Saint-Dieu! vous avez ri.
—Le fait est que vous avez ri, dit Béchameil. J'ai l'honneur de vous présenter le bonjour.
—Je ne me souviens pas… commença Didier.
—Eh! dit Vaunoy avisant le papier que celui-ci tenait encore à la main, c'est sans doute cette lettre qui causait votre hilarité matinale?
—Je ne serai pas éloigné de le croire, appuya Béchameil; veuillez me donner je vous prie, des nouvelles de votre santé.
Didier froissa la lettre et la déchira en tout petits morceaux. Cela fait, il salua l'intendant royal et lui répondit par quelque banale politesse. M. de Béchameil avait complètement mis bas ses fâcheuses dispositions de la veille: Vaunoy venait de lui faire entendre qu'il n'avait rien à craindre d'un semblable rival et que la main d'Alix lui était assurée. Aussi se sentait-il porté vers Didier d'une bienveillance inaccoutumée.
Quant à Vaunoy, il n'avait point dépouillé son masque de bonhomie.
On eût dit, en vérité, un brave oncle abordant son neveu chéri.
—Messieurs, dit le capitaine dont la froideur contrastait fort avec la cordialité de ses hôtes, vous plairait-il que nous parlions maintenant de ce qui concerne le service de Sa Majesté?
—Assurément, répondit Vaunoy.
Et Béchameil répéta:
—Assurément!… Pourtant, ajouta-t-il après réflexion, je pense, sauf avis meilleur, qu'il serait convenable de déjeuner d'abord.
—Fi! monsieur de Béchameil! dit Vaunoy en souriant.
—Mettez, monsieur mon ami, que je n'aie point parlé. Je préfère évidemment le service du roi au déjeuner et même au dîner! Mais ceci n'empêche point qu'un déjeuner refroidi soit une triste chose. Nous vous écoutons, Monsieur le capitaine.
Didier tira de son portefeuille un parchemin sur lequel Vaunoy jeta les yeux pour la forme. Béchameil, en lisant le seing royal, crut devoir ôter son feutre et prier Dieu qu'il bénît Sa Majesté.
—Sur la proposition de S. A. R. Mgr le comte de Toulouse, gouverneur de Bretagne, dit le capitaine, le roi m'a conféré mission d'escorter les fonds provenant de l'impôt à travers cette contrée qui passe pour dangereuse…
—Et qui l'est! interrompit Vaunoy.
—Qui l'est énormément, ajouta Béchameil.
—Le roi m'a chargé en outre, reprit Didier, de veiller à la perception des tailles, et Son Altesse Sérénissime m'a donné mission particulière de poursuivre et détruire, par tous moyens, cette poignée de rebelles qui portent le nom de Loups.
—Que Dieu vous aide! dit Vaunoy. C'est là, mon jeune ami, une noble mission.
—Une mission que je ne vous envie en aucune façon, mon jeune maître! pensa tout bas Béchameil. Dieu vous assiste! prononça-t-il à haute voix.
—Je vous rends grâces, messieurs. Dieu protège la France, et son aide ne nous manquera point. Je pense que la vôtre ne me fera pas défaut davantage.
À cette question faite d'un ton de brusque franchise, Vaunoy répondit par un mouvement de tête accompagné d'un diplomatique sourire. Béchameil, malgré sa bonne envie, ne put imiter que le mouvement. Ce gastronome n'était point diplomate.
Didier insista.
—Je puis compter sur votre aide? demanda-t-il une seconde fois.
Vaunoy répondit:
—À plus d'un titre, mon jeune ami: pour vous-même et pour Sa
Majesté.
—Je m'en réfère aux paroles de M. de Vaunoy, dit Béchameil.
—Merci, messieurs. Je n'attendais pas moins de deux loyaux sujets du roi. Je fais grand fonds sur votre secours, et vous préviens à l'avance que je ne ménagerai pas votre bonne volonté. Veuillez me prêter attention.
Béchameil tira sa montre et constata avec douleur que l'heure normale du déjeuner était passée depuis dix minutes. Il poussa un profond soupir, n'osant pas manifester plus clairement son chagrin.
—Je ne suis point arrivé jusqu'ici, reprit Didier, sans avoir arrêté mon plan de campagne. Toutes mes mesures sont prises. La maréchaussée de Rennes est prévenue; celle de Laval marche sur la Bretagne à l'heure où je vous parle. Les sergenteries de Vitré, de Fougères et de Louvigné-du-Désert me seconderont au besoin.
—À la bonne heure! s'écria Béchameil. Tout cela formera une armée respectable.
—Trois cents hommes environ, monsieur.
—Ce n'est pas assez, dit Vaunoy. Les Loups sont en nombre quadruple.
Béchameil modéra sa joie.
—J'avais cru qu'ils étaient plus nombreux que cela, repartit froidement le capitaine. Nous serons un contre quatre. C'est beaucoup!
—Je ne saisis pas bien, dit Béchameil.
—C'est beaucoup, répéta Didier, parce que nous aurons de notre côté tous les avantages. Vous ne pensez pas, je suppose, que je veuille les attaquer à la Fosse-aux-Loups? Ne vous étonnez point, monsieur de Vaunoy, si je sais le nom de leur retraite. Grâce à des circonstances que je ne juge point à propos de vous détailler ici, je connais la forêt de Rennes comme si j'y étais né.
À ce dernier mot, Hervé de Vaunoy tressaillit violemment et devint si pâle que Béchameil crut devoir le soutenir dans ses bras.
—Qu'avez-vous, monsieur mon ami? demanda l'intendant.
—Rien… je n'ai rien, balbutia Vaunoy.
—Si fait! je parie que c'est le besoin de prendre quelque chose qui vous travaille. Et, par le fait, l'heure du déjeuner est passée depuis trente-cinq minutes et une fraction.
Vaunoy, par un brusque effort, s'était remis tant bien que mal. Il repoussa Béchameil.
—Capitaine, dit-il, je vous prie de m'excuser. Un éblouissement subit… je suis sujet à cette infirmité. Vous plairait-il de poursuivre?
—Dans votre intérêt, monsieur mon ami, insista héroïquement Béchameil, je vous engage à prendre quelque chose. Nous vous ferons raison, le capitaine et moi.
Vaunoy fit un geste d'impatience, et Béchameil reconnut avec découragement que le déjeuner était désormais indéfiniment retardé.
—Je vous disais, reprit Didier qui n'avait prêté à cette scène qu'une attention médiocre, je vous disais que la forêt est pour moi pays de connaissance; je sais que la position des Loups est inexpugnable, et ne prétends point courir les chances d'une attaque, au moins tant que les deniers de Sa Majesté ne seront point à couvert. Il me faut, à moi aussi, des positions dans la forêt, et je vous demande, à vous, monsieur de Vaunoy, votre château de La Tremlays, à vous, monsieur l'intendant royal, votre maison de plaisance de la Cour-Rose.
—Ma folie, s'écria Béchameil; et qu'en prétendez-vous faire, monsieur?
—Je ne sais: peut-être une place d'armes.
—Mais il y a des tapis dans toutes les chambres, monsieur; il y en a pour vingt mille écus…
—Fi! monsieur de Béchameil, fi! voulut interrompre Vaunoy.
Cette fois le financier se montra rétif.
—Il y a, continua-t-il, des meubles sculptés, incrustés, dorés.
Il y en a pour trente mille écus, monsieur!
—Fi! monsieur de Béchameil, fi! répéta Vaunoy.
—Il y a des porcelaines du Japon, de la faïence d'Italie, des grès de Suisse, des cristaux de Suède. La batterie de cuisine seule vaut quatorze mille cinq cents livres, monsieur. Et vous voulez mettre tout cela au pillage! Vos soldats dévaliseraient mon garde-manger; ils boiraient ma cave… ma cave qui est la plus riche de France et de Navarre! Ils écailleraient mes mosaïques, crèveraient mes tableaux, briseraient mes cristaux, que sais-je! Une place d'armes! Morbleu! monsieur, pensez-vous que j'aie fait bâtir ma folie pour héberger vos soudards!
—Fi! monsieur de Béchameil! répéta Vaunoy pour la troisième fois; Saint-Dieu! fi! vous dis-je.
Le financier s'arrêta essoufflé. Didier regarda l'interruption comme non avenue, et reprit avec le plus grand calme:
—Peut-être une place d'armes. En tout cas, je puis vous faire promesse, messieurs, de vous prévenir deux heures à l'avance.
—Cela suffira, dit Vaunoy qui semblait résolu à tout approuver.
—Monsieur mon ami, s'écria Béchameil exaspéré, je ne vous comprends pas! Savez-vous que je ne donnerais pas ma petite maison pour cent mille pistoles!
Vaunoy lui serra fortement la main. C'est là un signe que les intelligences, même les plus épaisses, comprennent par tous pays.
Le financier se tut instinctivement.
—Je pense, mon cher hôte, demanda Vaunoy du ton de la plus cordiale courtoisie, que ces mesures dont vous parlez forment la dernière partie de votre plan. Avant de vous fortifier, vous vous occuperez sans doute de convoyer les espèces qui vous attendent à Rennes, car on dit que la cassette du roi est vide, ou peu s'en faut.
—Tel est en effet mon projet, monsieur.
—Donc, en attendant que La Tremlays devienne place d'armes, nous en ferons, s'il vous plaît, une auberge où se reposera l'escorte de l'impôt.
—L'impôt, répondit le capitaine, reste sous la garantie et responsabilité de M. l'intendant royal tant qu'il n'a point franchi les frontières de la Bretagne. C'est donc à M. l'intendant de faire choix du lieu où l'escorte passera la nuit.
Une expression de singulière inquiétude se répandit sur le visage du maître de La Tremlays. Il fallait que cette inquiétude fût bien puissante pour que Vaunoy habitué comme il l'était à dompter souverainement sa physionomie, n'en pût réprimer les symptômes.
Didier et l'intendant la remarquèrent.
Le premier n'y fit pas grande attention. Il croyait connaître Vaunoy qu'il méprisait sans le soupçonner de trahison. Sa hautaine insouciance ne daigna point se préoccuper de ce mince incident.
Quant à Béchameil, il interpréta à sa manière l'angoisse évidente du maître de La Tremlays. Il pensa que Vaunoy, voyant que le choix de la halte restait entre ses mains, à lui, Béchameil, redoutait sa décision pour l'office et les provisions du château.
—Monsieur mon ami, dit-il en conséquence, je dois vous prévenir tout d'abord que les frais de convoi me regardent…
Vaunoy pâlit et fronça le sourcil.
—Je paierai tout, poursuivit l'intendant: l'hospitalité est pour moi un devoir.
—Vous prétendez donc recevoir les gens du roi dans votre maison de la Cour-Rose? demanda Vaunoy dont l'anxiété augmentait visiblement.
—Non pas, monsieur mon ami, non pas! s'écria vivement Béchameil.
Vaunoy respira longuement. Ses couleurs vermeilles reparurent aux rondes pommettes de ses joues.
Ce mouvement fut tellement irrésistible et marqué que Didier ne put s'empêcher d'y prendre garde.
Ce fut, au reste, l'affaire d'un instant, et, à mesure que le calme revenait sur le visage de Vaunoy, les doutes du jeune capitaine se dissipaient.
Mais, pour un spectateur attentif et désintéressé de cette scène, il eût été évident qu'un hardi dessein venait de surgir dans le cerveau de Vaunoy, dessein que favorisait grandement l'option de M. de Béchameil, désignant La Tremlays pour lieu de repos à l'escorte des gens du roi.
Béchameil qui était à cent lieues de penser que sa décision pût faire plaisir à Hervé de Vaunoy, prit à tâche de l'excuser et de la motiver, ce qu'il fit à sa manière.
—Je vous répète, monsieur mon ami, dit-il, que vous n'aurez rien, absolument rien à débourser.
—Laissons cela, interrompit Vaunoy.
—Permettez! Je suis, vous me faites, j'espère, l'honneur d'en être persuadé, un sujet fidèle et dévoué de Sa Majesté. Ma pauvre maison est fort à son service, depuis les fondements jusqu'aux combles, y compris, bien entendu, les étages intermédiaires, mais il s'agit de cinq cent mille livres tournois.
—Cinq cent mille livres tournois? répéta lentement le maître de
La Tremlays.
—Tout autant, monsieur mon ami, il y a même quelques écus de plus. Si cette somme était enlevée, mon aisance, qui est honnête, serait terriblement réduite. Or, suivez bien: ma folie de la Cour-Rose n'est point propre à soutenir un siège, et si les Loups…
Vaunoy haussa les épaules avec affectation.
—Monsieur l'intendant a raison, dit le capitaine qui, depuis dix minutes, n'apportait plus à la discussion qu'une attention fort médiocre.
—Permettez, dit encore Béchameil répondant au geste de Vaunoy; je serais mortifié que vous puissiez croire…
—Allons déjeuner, interrompit en souriant le maître de La
Tremlays.
Le coup était d'un effet sûr: il porta. Béchameil remua convulsivement les mâchoires, comme s'il eût voulu parfaire son explication; mais il ne put que répéter ces mots qui éveillaient les plus tendres échos de son coeur:
—Allons déjeuner.
Vaunoy s'appuya familièrement sur le bras de Didier. Béchameil, les narines gonflées et saisissant au vol parmi les effluves épandues dans l'air toutes celles qui venaient de l'office, ouvrit la marche. En chemin il fut décidé que le convoi d'argent partirait de Rennes le lendemain. De la ville au château, l'étape était courte, mais les routes de Bretagne, en l'an 1740, étaient tracées de manière à quadrupler la distance.
Béchameil, malgré la proéminence notable de son abdomen, monta le perron en trois sauts. Une minute après, il nouait sa serviette autour de ses mentons et dégustait savamment un salmis d'ailerons de bécasses qu'il déclara sans pareil et fêta en conscience.
Hervé de Vaunoy ne resta point oisif durant cette matinée. Le déjeuner était à peine fini, et M. de Béchameil venait de s'étendre sur un lit de jour pour se livrer à cet important devoir que les gourmets ne doivent négliger jamais, la sieste, lorsque M. de Vaunoy, quittant Didier sous un prétexte d'autant plus facile à trouver que le jeune capitaine ne tenait point extraordinairement à sa compagnie, se dirigea d'un air soucieux et affairé vers son appartement.
—Qu'on m'envoie sur-le-champ Lapierre et maître Alain, dit-il à un valet qu'il rencontra sur son chemin.
Le valet se hâta d'obéir, et Vaunoy poursuivit sa route; mais, ayant jeté par hasard un regard distrait à travers les carreaux de l'une des croisées du corridor, il aperçut Alix qui, rêveuse et la tête penchée, suivait à pas lents l'allée principale du jardin.
—Toujours triste! se dit Vaunoy d'un ton où perçait un atome de sensibilité; pauvre fille! Mais, après tout, elle n'est pas raisonnable! Béchameil serait la perle des maris.
Il allait passer outre, lorsque, dans une autre allée dont la direction formait angle avec celle de la première, il vit le capitaine Didier, lequel, par impossible, semblait rêver aussi. Vaunoy fit un geste de mauvaise humeur.
—Elle était sur le point de l'oublier! murmura-t-il; je m'y connais! Et le voilà revenu! Sa seule approche déjoue fatalement tous mes plans. Et puis, si quelqu'un de ces hasards que nulle précaution ne peut déjouer, allait lui apprendre…
Vaunoy s'interrompit. Comme nous l'avons dit, les deux allées que suivaient Alix et Didier se croisaient. Chaque pas fait par les deux jeunes gens les rapprochait: ils allaient se rencontrer dans quelques secondes.
—Eh! qu'a-t-il besoin de savoir? reprit Vaunoy avec emportement. Son étoile le pousse à me nuire. Qu'il sache ou non, il me perdra si je ne le perds.
Alix et Didier arrivaient en même temps au point de convergence des allées; au moment où ils allaient se trouver face à face. Vaunoy porta son sifflet de chasse à ses lèvres.
Le bruit fit lever la tête aux deux jeunes gens, Alix se tourna du côté du château et dut obéir au geste d'appel que lui envoya son père.
Didier salua et poursuivit sa route.
—C'était comme un fait exprès! pensa Vaunoy. Saint-Dieu! j'ai manqué mon coup deux fois déjà; mais on dit que le nombre trois porte bonheur!…
Il entra dans son appartement où ne tardèrent pas à le joindre ses deux féaux serviteurs, Alain et Lapierre. Presque au même instant, Alix entr'ouvrit la porte.
—Vous m'avez appelée, mon père?
Vaunoy, qui ouvrait la bouche pour donner des ordres à ses deux acolytes, hésita quelque peu et fut sur le point de renvoyer sa fille; mais il se ravisa.
—Restez ici, dit-il aux valets. J'aurai besoin de vous dans un instant.
Puis il passa le bras d'Alix sous le sien et l'entraîna doucement dans la galerie.
Maître Alain et Lapierre demeurèrent seuls. Le premier, dont l'intelligence avait considérablement fléchi sous le poids de l'âge et aussi par l'effet de l'ivrognerie, tira de sa poche son flacon carré de fer-blanc et but une ample rasade d'eau-de-vie.
—En veux-tu? demanda-t-il à Lapierre.
—Il y a temps pour tout, répondit l'ex-saltimbanque; je ne bois jamais quand je dois causer avec monsieur.
—Moi, je bois double.
—Et tu vois de même. Hier tu n'as pas seulement pu reconnaître ce drôle de valet.
—Je me fais vieux, dit Alain en buvant une seconde gorgée. Le fait est que ma pauvre mémoire s'en va. Mais si je le vois encore une fois je le reconnaîtrai peut-être.
—Et s'il ne revient pas?
Alain, au lieu de répondre, but une troisième rasade et s'arrangea pour dormir, en attendant son maître. Lapierre haussa les épaules, et, pour ne point perdre son temps, il fit le tour de la chambre, donnant généreusement l'hospitalité, dans les vastes poches de son pourpoint, à toutes les pièces de monnaie égarées qu'il trouva sur les meubles. Les tiroirs étaient fermés.
Quand il eut achevé sa tournée, il s'accouda sur l'appui de la fenêtre. Au loin, dans le jardin, il aperçut Didier qui continuait solitairement sa promenade.
Lapierre se prit à réfléchir.
—Peuh! dit-il enfin en enflant ses joues; je croyais le détester davantage. C'est un joli garçon. Vaunoy paie mal et demande beaucoup. Hé! hé!… il faudra voir!…
—En veux-tu? grommela maître Alain qui trinquait en rêve.
Lapierre laissa tomber sur le vieillard un long regard de mépris.
—Voici ce qu'on devient au service de Vaunoy! dit-il ensuite. Jamais de tiroirs ouverts. Quelques pièces d'or pour beaucoup de travail. C'est pitoyable de se damner ainsi au rabais… Il faudra voir.
XXI
Mademoiselle de Vaunoy
Pendant que maître Alain et Lapierre attendaient, Hervé de Vaunoy arpentait à pas lents le corridor avec sa fille qui s'appuyait à son bras et dont il caressait paternellement la blanche main.
—J'ai à vous gronder, Alix, disait-il, de sa voix la plus doucereuse. Vous avez été vis-à-vis de notre hôte, le capitaine Didier, d'une froideur!
Il appuya sur ce mot et regarda sa fille en dessous. Aucune émotion ne parut sur le calme et beau visage d'Alix.
—Il ne faut point outrepasser le but, reprit le maître de La Tremlays. Le capitaine est un brave officier du roi qui a droit à tous nos égards, et, quand on n'aime point un homme, il est bon de se contraindre un peu.
Alix releva sur Vaunoy son regard tranquille et Vaunoy se tut.
Il aimait sa fille: c'était le seul sentiment humain qui fût resté debout en son coeur parmi les ravages de l'égoïsme et de la cupidité. Il eût voulu la faire heureuse, mais les événements le pressaient. Il n'avait point le choix: un mot de Béchameil pouvait mettre en question sa fortune, sa noblesse, sa vie; à quelque prix que ce fût, il lui fallait acheter l'appui de Béchameil.
En ce moment, Vaunoy était à la gêne. Alix le dominait de toute la hauteur de sa franchise. Pour la millième fois peut-être, il se repentit d'avoir usé de ruse avec elle, reconnaissant trop tard que la ruse s'émousse contre la candeur.
Trop vil pour ressentir dans toute sa force l'angoisse qui serre le coeur d'un père surpris par son enfant en flagrant délit de tromperie, il était néanmoins humilié de son rôle et fit effort pour jeter son masque loin de lui.
—Alix, dit-il tout à coup, en jouant passablement la rondeur, j'ai eu tort d'en user ainsi avec vous. Pardonnez-moi. Vous méritez ma confiance entière, et je veux dépouiller tout subterfuge. Vous savez ce que je veux; vous devinez peut-être pourquoi je le veux. Tromperez-vous mes espérances?
—Je ferai ce que j'ai promis, monsieur, répondit Alix. Vaunoy respira.
—Cela suffit, dit-il. Le temps est un puissant remède aux répugnances capricieuses des jeunes filles; pour le moment, je vous demande seulement de ne point voir le capitaine Didier.
—Je l'ai vu déjà, monsieur.
—Ah! Et vous lui avez parlé?
—Je lui ai parlé.
—De sorte que cette froideur affectée était un rôle appris…
Alix l'arrêta d'un regard calme et doux.
—Mes actions ne mentent pas plus que mes paroles, dit-elle.
Rassurez-vous, monsieur. J'ai la volonté de tenir ma promesse.
D'ailleurs, ajouta-t-elle plus bas, ma volonté n'est pas votre
seule garantie: le capitaine Didier ne vous demandera pas ma main.
—En vérité! s'écria Vaunoy avec une joie brutale.
Puis il poursuivit:
—Voilà une heureuse nouvelle, Alix; que ne le disiez-vous tout de suite, ma chère enfant? Ah! le capitaine… cet impertinent soldat de fortune!
Il prononça ces derniers mots d'un ton de pitié ironique qui eût profondément blessé un coeur vulgaire; mais Alix était au-dessus de cette atteinte. Son front resta serein, et ce fut avec un sourire mélancolique, mais tranquille, qu'elle reprit la parole.
—Je suis de votre avis, mon père, dit-elle; je crois que tout est pour le mieux.
Vaunoy connaissait sa fille, et, si peu fait qu'il fût pour la comprendre, il avait pour elle une sorte de respect. Néanmoins cette résignation lui sembla si extraordinaire qu'il eut peine à y croire.
Involontairement et suivant la pente de sa vieille habitude, il reprit son espionnage moral.
—Saint-Dieu! dit-il après un silence, vous êtes le parangon de l'obéissance filiale, Alix, et je veux parier qu'on irait de Rennes à Nantes sans trouver votre pareille. Pas une plainte! c'est à n'y pas croire, et cela me donne bonne espérance pour ce pauvre M. de Béchameil.
Alix ne répondit point.
—Mais ne parlons pas de cela, poursuivit le maître de La Tremlays. Voici déjà un point de gagné; il ne faut pas trop demander à la fois. Moi qui étais dans des transes! Maintenant je n'ai garde de craindre. Je ne m'étonne plus de votre réserve d'hier soir… Vit-on jamais semblable outrecuidance! et, certes, je suis prêt à faire serment que cette entrevue dont nous parlions tout à l'heure sera la dernière et n'aura point de pendant.
Cette phrase était la partie importante du discours d'Hervé de Vaunoy. Tout le reste n'était qu'une préparation. Aussi en suivit-il l'effet avec inquiétude, attendant une réponse et épiant la signification du moindre geste.
Il oubliait encore une fois que ces soins étaient superflus. Les paroles d'Alix défiaient les interprétations et n'avaient pas besoin de commentaire.
Elle montra de son doigt tendu Didier qui, franchissant la dernière barrière du parc, s'enfonçait sous le couvert.
—Il me faudra attendre son retour, dit-elle.
Vaunoy crut avoir mal compris.
—Son retour? répéta-t-il machinalement.
—Oui, monsieur. J'ai promis au capitaine Didier de le revoir. Il le faut, je le dois, et je vous demande comme une grâce de vouloir bien n'y point mettre obstacle.
—Mais… commença Vaunoy surpris et intrigué.
—Ne me refusez pas! dit Alix avec une chaleur soudaine. Je ne vous ai jamais désobéi, et Dieu m'est témoin que je souffrirais de le faire.
—De sorte, que si je vous déniais mon consentement vous me désobéiriez?
Alix courba la tête en silence.
—À merveille! reprit Vaunoy dont le dépit ne ressemblait en rien à la dignité d'un père offensé; je suis au moins prévenu d'avance. Et m'est-il permis de vous demander quelle communication si importante peut exiger le rapprochement de Mlle de Vaunoy et du capitaine Didier?
—Je ne saurai vous le dire, monsieur.
—De mieux en mieux! Mais c'est à n'y point croire! Vous oubliez, Alix, que je pourrais vous contraindre, vous confiner dans votre appartement.
—J'espère que vous ne le ferez point, mon père.
—Et si je le faisais! s'écria Vaunoy véritablement en colère.
—Monsieur, dit Alix en retenant sa voix qui voulait éclater, je vous respecte et je vous aime, mais il y a longtemps que je garde le silence vis-à-vis de M. de Béchameil, et c'est à cause de vous que je me tais…
Elle s'arrêta honteuse d'avoir été sur le point de menacer, mais Vaunoy avait compris, et sa colère était tombée comme par enchantement.
Il appela sur son visage, fait à ces brusques changements, une expression de grosse gaieté.
—Vous êtes une méchante enfant, Alix, dit-il en la baisant bruyamment au front. Vous savez que je n'ai rien à vous refuser et vous abusez de votre pouvoir, qui marche à grands pas vers la tyrannie. Ce que j'en disais était curiosité pure. Je voulais surprendre ce grand secret, mais vous m'avez vaincu, et je n'engagerai plus avec vous de combats de paroles. Je lancerai contre vous, en guise d'avant-garde, si le cas se présente, mademoiselle Olive de Vaunoy, ma digne soeur… et alors tenez-vous bien, je vous le conseille!
Alix ne se méprit point à cette gaieté soudaine. Vaunoy avait raison de le dire: malgré sa vieille expérience d'intrigant, il n'était point de force à lutter contre la hautaine droiture de sa fille. C'était de la part du maître de La Tremlays de la diplomatie prodiguée en pure perte.
—Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi, mon père, dit seulement Alix.
—Alors, soyez clémente, et prenez un peu de compassion de ce pauvre M. de Béchameil… mais cela viendra, et il sera temps d'en parler plus tard.
Il tira sa montre.
—Onze heures déjà, murmura-t-il. Allons! ma fille, je vous laisse et vous donne carte blanche, sûr que ma confiance est bien placée. Au revoir!
Il fit un geste familier et caressant auquel Alix répondit par une respectueuse révérence, et se hâta de regagner son appartement, où ses deux ministres l'attendaient l'un en philosophant, l'autre en ronflant.
Lorsque Alix fut seule, son beau visage perdit son expression de fierté. Un morne découragement se peignit dans son regard.
—Le revoir! murmura-t-elle; subir encore cette douleur!
Elle avait descendu sans savoir les escaliers intérieurs et les degrés de granit du perron. Elle se laissa tomber sur un banc de gazon à l'entrée du jardin et mit sa tête pâlie entre ses mains.
Au bout de quelques minutes, elle retira de son sein une petite médaille de cuivre, informe et rustiquement historiée, qu'un cordon de soie suspendait à son cou sous ses habits.
Elle la regarda longtemps, puis elle dit:
—Le revoir! oui… souffrir, mais le sauver!
XXII
Deux bons serviteurs
Vaunoy avait souvent avec sa fille des entretiens semblables à celui que nous venons de rapporter. Alix savait à peu de chose près de quel intérêt étaient pour son père les bonnes grâces de M. de Béchameil; elle avait même deviné que Vaunoy n'avait sur les immenses domaines de Treml qu'un droit de possession douteux et précaire.
Il va sans dire qu'elle n'abusait jamais de cette connaissance.
Le caractère de son père, qu'elle eût sincèrement voulu ne point juger, mais dont la bassesse lui sautait aux yeux, lui avait été, dès sa première jeunesse, une cause perpétuelle de chagrin. Son esprit sérieux, loyal et fort s'était habitué à la tristesse, et dans l'empressement qu'elle avait mis autrefois à accepter la recherche de Didier, il faut compter pour une part son désir ou plutôt son besoin d'échapper à l'obsession paternelle.
Elle ne voyait, au reste, dans l'usurpation de Vaunoy qu'un danger et non point un crime, parce qu'elle ignorait que cette usurpation préjudiciât au légitime propriétaire.
Et, par le fait, personne n'aurait pu soutenir l'opinion opposée,
Treml n'ayant point laissé d'héritier.
L'intendant royal, ridicule et méprisable à la fois, inspirait à Alix une invincible répulsion, et sans la patiente insistance de son père elle eût rejeté ouvertement et depuis longtemps les prétentions de Béchameil. Vaunoy ne se lassait pas. Il croyait connaître les femmes, et attaquait Alix en faisait briller à ses yeux toutes les féeries que peut évoquer l'opulence. Béchameil était l'homme le plus riche de son temps.
Vaunoy ne faisait pas de progrès, mais il gagnait des jours.
L'arrivée de Didier pouvait anéantir son pénible et long travail; il essaya de dresser une barrière entre sa fille et le capitaine. Nous avons vu le résultat de sa tentative: le hasard devait le servir bien mieux que son habileté.
Il avait un hardi projet dont la première idée lui était venue sous la charmille, en compagnie de Didier et de Béchameil.
Le projet, depuis lors, avait mûri dans sa tête. Il en avait pesé laborieusement les chances pendant le déjeuner, et s'était déterminé à jouer coûte que coûte ce périlleux coup de dés.
Il y avait une demi-heure que M. de Vaunoy avait rejoint ses deux acolytes. Maître Alain avait secoué tant bien que mal sa somnolence, et Lapierre s'était installé, selon sa coutume, dans un excellent fauteuil. Il s'agissait d'écouter le maître faisant l'exposé de son plan.
Vaunoy avait parlé longtemps et sans s'interrompre. Lorsqu'il se tut enfin, il interrogea ses deux serviteurs du regard. Maître Alain répondit par un geste équivoque, et Lapierre se balança fort adroitement sur un seul des quatre pieds de son siège.
—Ne m'avez-vous pas entendu? demanda Vaunoy.
—Si fait, dit Lapierre; pour ma part, j'ai entendu.
—Moi aussi, ajouta maître Alain.
—Et qu'en dites-vous?
Le vieux majordome eut la démangeaison d'atteindre sa bouteille carrée, où peut-être il aurait trouvé une réponse, mais il n'osa pas; il attendit, pensant qu'il serait temps de parler lorsque Lapierre aurait donné son avis.
Lapierre se balançait toujours.
—Qu'en dites-vous? répéta Vaunoy en fronçant le sourcil.
—Hé! hé! fit Lapierre d'un air capable.
—Voilà! prononça emphatiquement maître Alain.
—Comment! s'écria Vaunoy avec colère, vous ne comprenez pas que, dans ces circonstances, sa mort devient un cas fortuit dont je ne puis être responsable? que les soupçons se détourneront naturellement de moi, et qu'il faudrait folie ou mauvaise foi insigne pour m'accuser d'un pareil malheur.
—Si fait, dit Lapierre; pour ma part, je comprends cela.
Maître Alain exécuta un grave signe d'approbation.
—Eh bien? reprit Hervé de Vaunoy.
—Hé! hé! fit encore Lapierre.
Vaunoy dont le front devenait pourpre, blasphéma entre ses dents.
—Oui, reprit l'ex-avaleur de sabres sans s'émouvoir le moins du monde; évidemment il ne pourrait échapper. Si nous en étions là, je ne donnerais pas six deniers de sa vie, mais…
—Mais quoi?
—Nous n'en sommes pas là.
—Penses-tu donc que l'appât des cinq cent mille livres ne soit pas assez fort?
—Ils viendraient pour la dixième partie de cette somme.
—Pour la vingtième, dit maître Alain en aparté, je donnerais mon âme au diable, moi qui suis un homme d'âge et un fidèle sujet du roi.
—Alors, que veux-tu dire? demanda Vaunoy à Lapierre.
Maître Alain tendit l'oreille, afin de s'approprier, au besoin, l'opinion de son collègue. Celui-ci, sans paraître prendre garde à l'impatience toujours croissante de Vaunoy, se dandina un instant et jeta ces paroles avec suffisance:
—Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler des apologues de La
Fontaine, je suppose… Si vous vous fâchez, je deviens muet. Ce
La Fontaine est un poète de fort bon conseil, ce qui est rare chez
les poètes. Il me souvient d'une de ses fables…
—Saint-Dieu! interrompit Vaunoy, je donnerais dix louis pour bâtonner ce drôle!
—Donnez et bâtonnez, répondit imperturbablement Lapierre. Quant à la fable dont je parle, vous ne pouvez la juger avant de l'avoir entendue, et, ne la sachant point par coeur, je ne vous la réciterai pas.
—Mais, Saint-Dieu! détestable maraud, où veux-tu en venir?
—Je vous prie d'excuser mon peu de mémoire, poursuivit Lapierre; à défaut de texte, le conte suffira. Voilà ce que c'est: les rats tiennent conseil et cherchent un moyen de mettre à mort un chat fort redoutable…
—Je te comprends! s'écria violemment Vaunoy qui se leva et parcourut la chambre à grandes enjambées.
—Pas moi, pensa maître Alain.
—Je te comprends, répéta Vaunoy; tu as peur!
—Vous vous trompez. Il vaudrait mieux pour votre projet que j'eusse peur. Mais je suis parfaitement déterminé à faire comme les rats de la fable; je n'ai pas peur.
—Tu braverais mes ordres, misérable!
—Attacher le grelot est une niaiserie tout à fait en dehors de mes principes et de mes habitudes. Qu'un autre l'attache, et, pour le reste, je suis votre soumis serviteur.
—De quel diable de grelot parle-t-il? se demandait tout doucement maître Alain, et à quel propos est-il ici question de rats?
Vaunoy garda un instant le silence et activa sa promenade. Son front si riant d'ordinaire était sombre comme un ciel de tempête. Sa face passait alternativement du pourpre au livide, et un tremblement agitait ses lèvres.
—L'orage sera rude, dit tout bas Lapierre. Attention, maître
Alain!
—Par grâce, de quoi s'agit-il! murmura celui-ci qui trembla de confiance.
Lapierre se pencha à son oreille et prononça quelques mots. Un frisson secoua les membres du vieillard.
—Notre-Dame de Mi-Forêt! balbutia-t-il; j'aimerais mieux aller en enfer!
—Tu n'as pas le choix, mon vieux compagnon, attendu que le diable te garde depuis longtemps une place au lieu que tu viens de nommer. Mais si tu veux n'en jouir que le plus tard possible, comme je le crois, tiens-toi ferme et fais comme moi.
—Notre-Dame! Saint-Sauveur! Jésus Dieu! murmura maître Alain bouleversé.
—Allons bois un coup! l'attaque va commencer.
Le vieillard n'était point homme à mépriser ce conseil. Il jeta un regard du côté de Vaunoy, qui ne songeait guère à l'épier, tira son flacon de fer-blanc de sa poche et but tant que son haleine ne lui fit point défaut.
—Il va faire rage, reprit Lapierre, car c'est pour lui un coup de partie; mais, après tout, il ne peut que nous faire pendre ici, et là-bas nous serons brûlés vifs.
—Pour le moins! soupira maître Alain avec conviction. Je voudrais être hors de tout cela, dussé-je, après, ne point boire pendant un jour entier!
Vaunoy s'arrêta tout à coup, les sourcils froncés, le regard brillant et résolu. Ce n'était plus le même homme. Toute expression cauteleuse avait disparu de sa physionomie.
Maître Alain se rapetissa et ferma les yeux comme font les enfants craintifs devant la férule du pédagogue. Lapierre, au contraire, assura son fauteuil sur ses quatre pieds, croisa ses jambes et se renversa dans l'attitude du calme le plus parfait.
La terreur de l'un et la provocante intrépidité de l'autre passèrent également inaperçues. Vaunoy n'y prit point garde.
Au lieu d'éclater en invectives pour retomber ensuite jusqu'à une sorte de flatterie pateline, comme c'était assez sa coutume vis-à-vis de ses deux acolytes, il reprit froidement son siège et les regarda tour à tour d'un air qui fit réfléchir Lapierre lui-même.
—Dans une heure, prononça-t-il lentement et en appuyant sur chaque mot, il faut que l'un de nous monte à cheval.
—Pourvu que ce ne soit pas moi, répondit Lapierre, je n'y mets nul empêchement.
—Taisez-vous! dit le maître de La Tremlays sans élever la voix; je le répète, l'un de nous doit partir dans une heure. Il le faut. Je pourrais essayer de la force, je suis le maître; mais la force échouerait peut-être contre votre apathie, Alain, contre votre entêtement, Lapierre; et le temps est trop précieux pour que je le dépense à sévir contre vous. J'aime mieux mettre votre obéissance à l'enchère. Voyons, lequel de vous deux veut gagner mille livres tournois?
Un éclair d'avide désir s'alluma dans l'oeil éteint du majordome.
—Mille livres! répéta-t-il machinalement.
Vaunoy suivit l'effet de sa proposition avec une anxiété véritable. Il crut un instant que le vieillard était ébloui de la munificence de l'offre, mais il avait compté sans Lapierre.
—Mille livres! répéta ce dernier à son tour. Les morts ne reviennent point pour toucher leurs créances, et vous avez beau jeu, monsieur. Mille livres! Encore si j'avais des héritiers!
Maître Alain se gratta l'oreille et reprit son apparence de momie.
—Deux mille livres! s'écria Vaunoy; je donnerai deux mille livres d'avance, sur-le-champ, à celui qui m'obéira.
Lapierre haussa les épaules, et maître Alain, se modelant sur lui, fit un geste de refus.
Le front de Vaunoy se couvrait de gouttelettes de sueur.
—Mais, Saint-Dieu! que demandez-vous? s'écria-t-il d'un ton de détresse. Je vous dis qu'il le faut! Cet homme, de quelque côté que je me tourne, me barre fatalement le chemin. Il me fait obstacle partout. Une fois débarrassé de lui, tous mes embarras disparaissent; tant qu'il vivra, au contraire, je l'aurai toujours devant moi comme une menace vivante.
—Comme qui dirait l'épée de Damoclès, fit observer Lapierre qui avait de la littérature. Tout cela est l'exacte vérité.
—Sa présence ici, poursuivit Vaunoy en s'échauffant, attaque non seulement mes projets sur ma fille, elle menace encore ma fortune, mon nom, ma vie!
—C'est encore vrai, dit Lapierre.
—Et vous me refusez votre aide au moment où, d'un seul coup, je pourrais l'écraser! Dites, faut-il doubler la somme, la tripler, la quadrupler?
—Huit mille livres, supputa Alain à voix basse.
—Huit mille livres, mon bon, mon vieux serviteur! s'écria
Vaunoy, dix mille, si tu veux, et ma reconnaissance, et…
—Un bûcher de bois vert dans quelque coin de la forêt, interrompit Lapierre. C'est tentant.
Vaunoy lui serra le bras avec violence.
—Au moins, dit-il tout bas, ne parle que pour toi et n'influence pas cet homme. Je paierai jusqu'à ton silence.
—À la bonne heure! répondit Lapierre. Il ne s'agit que de s'expliquer. Combien me donnerez-vous?
—Dix louis.
L'ancien bateleur devint muet; mais il était trop tard. Le coup était porté. Le vieux majordome, ébloui d'abord par les dix mille livres, reculait maintenant devant la pensée de la mort. Vaunoy eut beau renouveler la tentation; à toutes ses offres, maître Alain ne répondit plus que par le silence.
—Ainsi vous refusez tous les deux? s'écria enfin le maître de La
Tremlays en se levant de nouveau.
—Pour ma part, je refuse, dit hardiment Lapierre.
Maître Alain ne répondit point.
—C'est bien! murmura Vaunoy. Je devais m'y attendre. Souvent, au moment décisif, l'arme se brise. Il faut alors lutter corps à corps et payer de sa personne… Maître Alain, ajouta-t-il d'une voix brève, préparez mes habits de voyage et mes pistolets. Lapierre, fais seller mon cheval.
Maître Alain se hâta d'obéir. Lapierre resta et regarda Vaunoy en face avec un étonnement inexprimable.
—Ai-je bien compris? dit-il après un instant de silence; songeriez-vous à risquer vous-même cette démarche?
—Fais seller mon cheval, te dis-je.
—À votre place, je serais moins pressé… Allons! au demeurant, cela vous regarde, et si, par hasard, vous revenez avec votre tête sur vos épaules, je conviens que le capitaine est un homme mort.
Il fit mine de sortir; mais, arrivé au seuil, il se retourna.
—Vous êtes plus brave que je croyais, dit-il encore. Le diable vous doit protection, et peut-être… C'est égal! le jeu est chanceux, et j'aime mieux qu'il soit à vous qu'à moi.
Vaunoy, resté seul, se laissa tomber sur un siège. Quand ses deux acolytes revinrent lui annoncer que tout était prêt pour son départ, il se leva et prit le chemin de la cour. Il se mit en selle sans mot dire. Les rubis de sa joue avaient fait place à une effrayante pâleur.
Il partit.
Dès que son cheval eut passé le seuil de la grand'porte, Lapierre hocha la tête et dit avec ironie:
—Bon voyage!
—En veux-tu? lui demanda maître Alain qui lui présenta sa bouteille carrée.
—Volontiers, répondit Lapierre; il est permis de boire après la bataille. J'ai la tête faible, vois-tu, et si j'avais embrassé trop tendrement ton flacon ce matin, peut-être serais-je, à l'heure qu'il est, aux lieu et place de M. de Vaunoy, sur le grand chemin du cimetière. À sa santé!
—Requiescat in pace! prononça gravement le majordome.
XXIII
Voyage de Jude Leker
Hervé de Vaunoy n'était point, tant s'en fallait, un homme téméraire. La démarche qu'il tentait et qui l'exposait en réalité à un danger terrible était, pour nous servir de l'expression de Lapierre, un coup de partie…
Une manière de duel à mort, où il jouait sa vie contre celle de
Didier.
Peut-être, aveuglé par son désir passionné de se défaire du jeune homme, se dissimulait-il une partie du péril; peut-être comptait-il sur des moyens de réussite dont il avait fait mystère à ses deux aides. Quoi qu'il en soit, sa terreur restait grande, et quiconque l'eût rencontré, tremblant et blême sur son cheval n'aurait eu garde de le prendre pour un coureur d'aventures.
Bien avant l'heure de son départ, l'ancien écuyer de Nicolas Treml, Jude Leker, avait, comme nous l'avons dit, quitté le château pour se rendre à la demeure de Pelo Rouan, le charbonnier.
Jude était arrivé la veille en Bretagne, inquiet, mais plein d'espoir. Au pis-aller, Georges Treml, le petit-fils de son seigneur, avait été dépouillé peut-être de son héritage, et Jude avait en main ce qu'il fallait pour le lui rendre.
Maintenant l'inquiétude s'était faite angoisse, et l'espoir se mourait. Mieux eût valu mille fois retrouver l'enfant et perdre le coffret dépositaire de la fortune de Treml.
Georges vivant aurait eu son épée pour soutenir sa querelle.
Georges mort ou absent, il ne restait plus qu'un vain droit.
Le coffret, c'est-à-dire l'immense domaine de Treml, était sans maître légitime, et le dévouement de Jude, que vingt années d'exil n'avaient pu entamer, restait désormais sans but.
Il y avait bien encore la vengeance, ce suprême mobile des gens qui n'espèrent plus. Mais Jude était vieux. Sa loyale nature comportait plus d'amour que de haine. La vengeance, qui a tant d'attraits pour certaines âmes, lui apparaissait comme une inutile et triste compensation.
—Je chercherai, se disait-il, en retrouvant son chemin dans les sentiers connus de la forêt; je chercherai longtemps, toujours. Si j'acquiers la preuve de sa mort, et je prie Dieu d'épargner cette douleur à ma vieillesse, j'irai vers son assassin et je le tuerai au nom de Nicolas Treml.
Il ne pouvait pas faire un pas dans ces routes tortueuses et sombres, tant de fois parcourues jadis, sans rencontrer un souvenir. C'était par ce sentier que le vieux maître de La Tremlays avait coutume de chevaucher lorsqu'il se rendait avec son petit-fils à son beau manoir de Boüexis; à ce détour, Loup, le magnifique et fidèle animal, avait forcé un sanglier après un combat héroïque; ce chemin percé dans le fourré, et si étroit qu'un chevreuil semblait y pouvoir passer à peine, menait droit à l'étang de La Tremlays.—L'étang de La Tremlays, qui peut-être était le tombeau du dernier des Treml!
Le coeur de Jude se fendait, ses yeux secs brûlaient.
Autrefois, Jude s'en souvenait, on voyait fumer sous le couvert les toits des charbonniers. Maintenant plus rien. Les cabanes étaient là, les unes debout encore, les autres à demi ruinées, mais la plupart semblaient désertes. Au lieu du bruit incessant du ciseau et de la doloire, le silence régnait, un silence uniforme, universel.
Quel fléau avait donc passé sur la forêt de Rennes? Quelle peste avait dépeuplé ces clairières et mis cette apparence de mort en ces lieux jadis si pleins de mouvement et de vie?
Jude allait, plus triste et plus morne que ces alentours si mornes et si tristes. Il se signait par habitude aux croix des carrefours auxquelles ne pendaient plus les dévotes offrandes des fidèles. Il prononçait des noms connus en passant auprès de certaines loges abandonnées, et nulle voix ne lui répondait.
Parfois une forme humaine se montrait à un coude de la route; mais elle disparaissait aussitôt comme un éclair, et Jude, vieux chasseur habitué aux hêtres de la forêt, devinait, à l'imperceptible agitation des basses branches du taillis, que la solitude n'était pas si complète en réalité qu'en apparence, et que plus d'un regard était ouvert derrière ces épaisses murailles de verdure.
Lorsqu'il s'approcha de la croix de Mi-Forêt, qui, comme l'indique son nom, marquait à peu près le centre des bois, le paysage changea et devint plus désolé encore s'il est possible. En ce lieu, toutes les routes de grande communication qui traversent la forêt se croisent. Les clairières y sont plus abondantes que partout ailleurs, et le voisinage des chemins avait rassemblé dans les environs une multitude d'industries forestières.
Tout le long des larges et belles allées qui se coupaient en étoile au pied de la croix, on voyait jadis une bordure de loges couvertes en chaume, où travaillaient des tonneliers, des vanniers et des sabotiers.
Jude trouva ces loges incendiées pour la plupart; celles qui, çà et là, restaient debout, étaient dévastées et gardaient des traces non équivoques de ravages opérés par la main de l'homme.
Jude s'arrêta devant ces ruines rustiques et rappelait les souvenirs du passé. Au temps où Treml était seigneur du pays, toutes ces loges étaient habitées et tous leurs habitants étaient heureux.
—Les gens de France ont passé par là! se disait le vieil écuyer. Sous prétexte d'impôts, ils ont demandé la bourse ou la vie, et les hommes de la forêt n'ont pas de bourse.
Jude devinait juste. Ces ruines étaient l'oeuvre des agents du fisc, secondés, il faut le dire, par quelques gentilshommes du pays rennais, parmi lesquels Hervé de Vaunoy se distinguait au premier rang.
M. de Pontchartrain, premier intendant royal, et, après lui, M. de Béchameil, marquis de Nointel, ayant pris, suivant la coutume, à forfait la levée de l'impôt breton, avaient un intérêt évident à ne laisser aucune partie de la province se prévaloir d'une exception uniquement fondée sur l'usage. Ils voulurent forcer les gens de la forêt à solder leur part des tailles, et ne reculèrent devant aucune extrémité pour en venir à leurs fins.
C'était ce que Jude appelait demander la bourse ou la vie.
Quant aux gentilshommes, leur intérêt était autre, mais également évident.
Les hommes de la forêt, disséminés sur les divers domaines qui formaient la majeure partie de cette énorme tenure, prétendaient droit d'usage gratuit et grevaient par le fait ces domaines d'une véritable et lourde servitude.
Tant que Nicolas Treml avait vécu, comme il possédait, lui seul, autant et plus de biens que tous les autres gentilshommes ensemble, ces derniers s'étaient modelés sur lui. Or, Treml était un vrai seigneur, doux au faible, rude au fort, et plus disposé à faire l'aumône à ses voisins qu'à leur disputer le chétif soutien de leur existence.
Vaunoy avait pris sa place et mis sa lésinerie de gentillâtre dans toutes les affaires que son cousin avait traitées en gentilhomme. Les propriétaires des alentours, autorisés par ce nouvel exemple, firent de même, et ce fut bientôt de toutes parts un système d'attaque et de compression contre les malheureux de la forêt.
D'un côté, le fisc; de l'autre, les propriétaires. Celui-là leur arrachait leurs faibles épargnes, ceux-ci leur enlevaient tout moyen de vivre.
Les gens de la forêt, nous croyons l'avoir déjà dit, ressemblaient plus au sanglier qu'au lièvre; néanmoins dans le premier moment, traqués, poursuivis de toutes parts, ils ne cherchèrent leur salut que dans la fuite, et se cachèrent au fond des retraites ignorées qui pullulaient alors dans le pays.
Mais leur naturel farouche et belliqueux supportait impatiemment cette tactique pusillanime: pour combattre, ils n'avaient besoin que de se concerter.
Au premier appel, ils se levèrent.
Les épais fourrés de la forêt vomirent inopinément cette population sauvage, et mal en prit aux agents du fisc aussi bien qu'aux avares propriétaires qui avaient suscité cette tempête. Bien des cadavres jonchèrent la mousse des futaies, bien des ossements blanchirent sous le couvert, et, par les nuits noires, plus d'une gentilhommière, attaquée à l'improviste, porta la peine de la cupidité de son maître.
On fit venir des soldats de Rennes et de toutes les villes environnantes; mais, à mesure que l'attaque s'opiniâtrait, la résistance s'organisait plus puissante. Il devint évident que les insurgés (car leur nombre et leurs griefs défendaient qu'on les appelât bandits) avaient un chef habile et résolu, dont les ordres, quels qu'ils fussent, étaient suivis avec une aveugle soumission.
Le moment vint où la défense, conduite avec un ensemble merveilleux déborda l'attaque.
Les rôles changèrent. Les opprimés devinrent agresseurs, et un beau jour cinq mille paysans en sabots, le visage couvert de masques bizarres, firent irruption jusque dans Rennes et pillèrent l'hôtel de M. le lieutenant du roi.
De ce moment, la terreur se mit de la partie. L'insurrection acquit ce prestige qui est à toute entreprise comme un gage assuré de succès. On entoura le chef des révoltés d'une mystérieuse auréole, et chacun eut à raconter sur son compte quelque miraculeux exploit. Les gens de la forêt devinrent populaires à vingt lieues à la ronde. Ils eurent leurs généalogistes, et les savants du cru prirent la peine de rattacher leur association par des liens historiques et d'ailleurs incontestables à la fameuse société politique des Frères bretons, qui, au milieu du siècle précédent, avaient failli enlever la Bretagne à la domination française.
Dès l'origine du soulèvement, les principaux conjurés s'étaient réunis en sociétés secrètes, sous les ordres de ce chef qui devait bientôt se rendre si redoutable. En ce temps déjà, les hommes de la forêt étaient les partisans naturels de cette association; mais rien n'était organisé; les membres affiliés de prime abord avaient tout à craindre.
Ce fut sans doute ce danger qui leur inspira la pensée d'entourer leurs actions d'un mystère absolu et de ne jamais quitter leur retraite sans avoir le visage couvert d'un masque.
Ce masque était tout simplement un carré de peau de loup. De là le surnom qu'on leur donna d'abord comme un méprisant sobriquet, et qui, peu de mois après, était prononcé avec terreur dans tout le pays de Rennes.
Les choses subsistèrent ainsi pendant des années, avec diverses chances de succès et de revers pour les Loups, mais sans que jamais les troupes du gouvernement pussent entamer le centre de leurs opérations.
Depuis un temps assez long, les gentilshommes du voisinage avaient conclu avec la forêt une sorte de trêve tacite, et l'intendant royal, découragé, avait discontinué ses efforts. Mais Béchameil, six mois avant l'époque où commence notre histoire, eut la malencontreuse idée de recommencer les hostilités.
L'explosion fut terrible.
Presque toutes les loges devinrent désertes le même jour. Charbonniers, tonneliers, vanniers, etc., se rassemblèrent et coururent à la retraite permanente du noyau de l'affiliation.
Là ils trouvèrent, comme toujours, des chefs et des armes; le lendemain, la révolte était de nouveau aux portes de Rennes; le surlendemain l'hôtel de l'intendant royal était au pillage.
En conscience, il fallait bien que les gens de la forêt trouvassent leur vie quelque part. Ils avaient pour eux la prescription que nos codes rangent au nombre des «manières d'acquérir la propriété», non pas la prescription de cinq ans qui achète les meubles, non pas même la prescription trentenaire qui conquiert les immeubles, mais une prescription plusieurs fois centenaire!
On leur prenait ce qui, de père en fils, avait toujours été à eux, ce que les tribunaux, mis en demeure de juger, selon la coutume de Bretagne et la loi romaine, leur auraient certainement concédé.
D'un autre côté, le fisc leur arrachait le fruit de leur labeur.
Il aurait fallu opposer l'idée chrétienne à leurs rancunes et la charité à leur ruine; mais au lieu de prêtres on leur envoya des soudards.
Ils ne travaillèrent plus, et ce fut tant pis pour leurs voisins. Les soldats du roi, par représailles, démolirent ou incendièrent les loges qui bordaient les grandes allées; mais c'était là peine perdue. Les Loups savaient où trouver ailleurs un asile; ils apprenaient en outre à s'indemniser largement des pertes qu'on leur faisait subir.
Après l'intendant royal, ce fut Hervé de Vaunoy qui reçut les plus rudes atteintes de leur méchante humeur. Hervé de Vaunoy avait beau faire mystère de sa rancune profonde contre les Loups, qui, à diverses reprises, avaient cruellement maltraité ses domaines; il avait beau se cacher pour conseiller la rigueur au pacifique Béchameil: chaque fois que, derrière le rideau, il suggérait quelque mesure impitoyable, les Loups se vengeaient immédiatement.
On eût dit, tant le châtiment suivait de près l'offense, que le chef des Loups avait au château de La Tremlays des intelligences ou des espions.
Tout récemment, Vaunoy ayant ouvert l'avis que, pour détruire l'insurrection dans sa racine, il fallait attaquer la Fosse-aux-Loups et sonder le ravin, son manoir de Boüexis fut, vingt-quatre heures après, dévasté de fond en comble.
En somme, les Loups n'avaient point d'ennemi plus mortel qu'Hervé de Vaunoy, et ils lui rendaient depuis longtemps haine pour haine.
Jude savait une partie de ces choses, et devait sous peu apprendre le reste. Dans cette querelle, son choix ne pouvait être douteux. Le souvenir de son maître et ses vieilles sympathies le portaient vers les Loups qui étaient des Bretons, comme disait dame Goton avec tant d'emphase.
Mais Jude n'avait ni la volonté ni le loisir de prêter l'appui de son bras aux gens de la forêt. Sa mission était définie; les dernières paroles de Treml mourant retentissaient encore à son oreille, et il eût regardé comme un crime de s'arrêter sur la voie tracée par le suprême commandement de son maître, ou même de s'écarter un instant du droit chemin.
Il était huit heures du matin à peu près quand Jude arriva en vue de la croix de Mi-Forêt. Ce lieu était en grande vénération dans tout le pays, et les bonnes gens des alentours avaient surtout une dévotion en quelque sorte patriotique pour une petite madone dont la niche était pratiquée dans le bois même de la croix.
C'était à cette vierge, connue sous le nom de Notre-Dame de Mi-Forêt, que Nicolas Treml avait dit son dernier Ave en quittant la terre de Bretagne qu'il n'espérait plus revoir.
Jude mit pied à terre devant le monument rustique, s'agenouilla et pria.
Quelques minutes après, il apercevait, à travers l'épais branchage d'un bouquet de hêtres, la fumée du toit de Pelo Rouan, le charbonnier.
La loge de Pelo se cachait au centre du bouquet, et s'élevait, adossée à un petit mamelon couvert de bruyères, au pied duquel il avait bâti ses fours à charbon.
L'aspect de ce lieu était agreste, mais riant, et un petit jardin, tout empli de fleurs comme une corbeille, donnait à la cabane un peu de calme et de bien-être.
Ce jardin était le domaine de Marie. C'était elle qui plantait et arrosait ces fleurs.
Au moment où Jude dépassait les derniers arbres, Marie, assise sur le pas de sa porte, tressait un panier de chèvrefeuille. Son esprit n'était pour rien dans son travail, mais ses petits doigts blancs, roses et effilés, pliaient si dextrement les branches parfumées que le travail ne se ressentait point de sa distraction.
En tressant, elle chantait, mais ce n'était pas non plus son chant qui captivait sa pensée. Sa voix pure s'échappait par capricieuses bouffées; la mélodie s'interrompait brusquement, puis reprenait tout à coup, tantôt mélancolique et lente, tantôt vive et joyeuse, toujours charmante.
Ce qui occupait Fleur-des-Genêts tandis qu'elle travaillait ainsi, seule, sur le pas de sa porte, c'était Didier, l'ami de son enfance. Il avait promis de l'épouser. Elle l'avait revu.
Elle était heureuse et savourait sa joie; elle n'en voulait rien perdre et chassait avec soin toute pensée de doute ou de crainte.
Pourquoi douter? pourquoi craindre? N'était-il pas aussi fier et noble de coeur que de mine? avait-il jamais menti?
Aussi le chant de Marie était une prière, hymne d'action de grâces qui s'exhalait de son coeur pour monter vers le ciel.
Elle avait mis, ce matin, une sorte de coquetterie naïve dans sa parure. Les corolles d'azur de quelques bluets d'automne se montraient çà et là dans l'or ruisselant de sa chevelure. Elle avait serré, à l'aide de rubans de laine, le corsage aux couleurs voyantes des filles de la forêt, et ses petits sabots, comparables aux mules de cristal des contes de fées, rendaient plus remarquable la mignonne délicatesse de son pied.
Mais sa parure n'était pas tant dans ces ornements champêtres que dans l'allégresse angélique qui rayonnait à son front. Le regard de ses grands yeux bleus, reconnaissants et dévots, allaient vers Dieu avec son chant. Elle était belle ainsi et digne du gracieux nom qu'avait trouvé pour elle la poésie des chaumières, car elle avait de la fleur l'éclat et les parfums.
Jude l'aperçut et un sourire paternel vint à la lèvre du vieux soldat. Lorsque Marie le vit à son tour, elle rougit, effrayée, et voulut s'enfuir, mais le loyal visage de Jude la rassura.
Elle se leva et fit la révérence avec le respect qu'on doit à un vieillard.
—Ma fille, dit l'écuyer, je cherche la demeure de Pelo Rouan.
—C'est mon père, répondit Fleur-des-Genêts.
—Dieu lui a donné une douce et belle enfant, ma fille. Puisque c'est ici sa demeure, je vais entrer, car je veux l'entretenir.
Jude joignit l'action à la parole et mit le pied sur le seuil. mais Fleur-des-Genêts lui barra vivement le passage.
—On n'entre pas ainsi, dit-elle doucement, dans la maison de
Pelo Rouan. Je voulais dire: arrêtez-vous ici et reposez-vous.
Mais nul ne passe le seuil de notre pauvre demeure; tel est
l'ordre de mon père.
—Cependant… voulut insister Jude.
—Tel est l'ordre de mon père, répéta résolument Marie.
L'honnête écuyer avait un besoin trop sérieux d'interroger Pelo Rouan pour se payer d'un semblable refus. De son côté, Fleur-des-Genêts, obéissante et vaillante, exécutait à la lettre la consigne de son père et fermait la porte à tout venant. En cette circonstance, elle avait tout l'air de vouloir défendre opiniâtrement la brèche. Heureusement, les choses n'en devaient pas venir à cette héroï-comique extrémité.
À ce moment, en effet, une voix se fit entendre tout au fond de la loge.
—Enfant, dit-elle, regarde bien la figure de cet homme, pour ne lui refuser jamais l'entrée de la demeure de ton père. Fais place!
Fleur-des-Genêts se rangea aussitôt. Jude, étonné, restait immobile et hésitait à s'avancer.
—Approche, Jude Leker! reprit la voix. Sois le bienvenu, bon serviteur de Treml! Je t'attendais.
XXIV
La loge
Nul obstacle n'empêchait plus Jude Leker de franchir le seuil de la loge. Fleur-des-Genêts, en effet, obéissant à la voix de son père, s'était mise à l'écart. Néanmoins, le vieil écuyer ne se pressait point de profiter de la permission donnée. Il demeurait immobile, à la même place, craignant un piège et se demandant quel pouvait être cet homme qui affectait de prononcer le nom de Treml avec respect.
La défiance, au reste, était permise en ce temps et en ce lieu. L'intérieur de la loge avait un aspect peu attrayant et fait, au contraire, pour inspirer les soupçons. La lumière n'y pénétrait que par la basse ouverture de la porte, de telle sorte que, du dehors, tout y paraissait plongé dans une obscurité profonde.
Jude était arrivé de la veille. Vingt années de captivité avaient dû changer son visage, et pourtant il y avait là, dans la nuit de cette sombre loge, un homme qui savait son nom et qui lui disait:
—Je t'attendais!
Était-ce un ami ou un ennemi? Et cette cabane inhospitalière, qui s'ouvrait pour lui seul, ne cachait-elle pas une embûche?
Jude était brave jusqu'à la témérité; mais il se devait à la volonté dernière de son maître: il avait frayeur de mourir avant d'avoir obéi.
Néanmoins, son hésitation ne fut point de longue durée. Un second regard jeté sur les traits angéliques de Fleur-des-Genêts chassa de son esprit toutes noires pensées. Où habitait cette enfant il ne pouvait y avoir trahison.
Jude entra dans la cabane. Ses yeux, habitués au grand jour, ne distinguèrent rien d'abord.
—Par ici, dit la voix.
Le bon écuyer tourna aussitôt ses regards de ce côté et aperçut dans l'ombre épaisse qui remplissait le fond de la loge deux points ronds et lumineux comme les yeux d'un chat sauvage. Il avança résolument; une main saisit la sienne et l'attira vers un banc de bois.
Dans cette position, Jude se trouva assis, tournant le flanc au vif rayon de jour qui pénétrait par l'ouverture. Sa vue, qui s'accoutumait graduellement aux ténèbres, lui permit de distinguer la forme de la cabane et de son ameublement.
C'était une grande chambre carrée, sans fenêtres, ou dont les fenêtres étaient hermétiquement bouchées. Le plafond était si bas, que l'écuyer s'étonna de ne l'avoir point touché du front pendant qu'il était debout.
Dans l'un des angles opposés à la porte, une planche inclinée, recouverte de paille, servait sans doute de lit à l'un des habitants de cette pauvre retraite. Le reste de l'ameublement consistait en deux bancs et quelques escabelles qui entouraient une table de bois simplement dégrossi.
Rien dans tout cela qui pût servir au sommeil d'une jeune fille.
Marie devait avoir une autre retraite.
Entre Jude et le jour, il y avait la silhouette entièrement noire d'un homme assis, comme lui, sur un banc. Les deux points ronds et lumineux que Jude avait aperçus dans l'obscurité se trouvaient maintenant entre lui et le jour: c'étaient les yeux d'un homme.
—C'est vous qui êtes le charbonnier Rouan? lui demanda Jude.
—Je suis en effet celui qu'on nomme ainsi, mon compagnon; et je te répète: sois le bienvenu dans ma maison; je t'attendais.
—Vous me connaissez donc?
—Peut-être bien, mon homme.
—Moi, je ne puis dire si je vous connais, car je ne vois point votre visage.
Pelo se leva en silence, prit la main de Jude et le conduisit au seuil. Là, il exposa en plein sa face noircie aux rayons du jour.
—Je ne vous connais pas, dit Jude après l'avoir attentivement examiné.
Pelo Rouan regagna sa place première, et Jude le suivit.
—Tu as raison, dit lentement le charbonnier, tu ne me connais pas. Cette loge a été bâtie longtemps après le départ de Nicolas Treml. Mais ce n'est pas pour me parler de toi ou de moi que tu as quitté le château?
—C'est vrai. Je suis venu vers vous…
—Tu as bien fait, interrompit Pelo Rouan, et tu fais toujours bien, Jude Leker, parce que ton coeur est fidèle et loyal. Quant au motif de ta visite point n'est besoin de me l'apprendre, je le sais.
—Vous le savez! répéta Jude avec surprise.
—Je le sais. Tu viens me demander des nouvelles d'un malheureux idiot qu'on appelait Jean Blanc.
—Serait-il mort? s'écria Jude.
—Non. Et tu veux savoir de ses nouvelles, afin d'apprendre de lui le sort de l'héritier de Treml.
—C'est vrai! c'est encore vrai, murmura Jude dont l'honnête mais lourde nature était violemment secouée par le mystère de cette scène. Vous qui connaissez l'unique but de ma vie, qui êtes-vous, au nom de Dieu, répondez: qui êtes-vous?
—Je suis le charbonnier Rouan, répondit Pelo avec simplicité: un pauvre homme dont la vie obscure fut cruellement éprouvée, un malheureux qui a quelques bienfaits à payer et bien des outrages à venger.
—Et savez-vous quelque chose du petit monsieur Georges?
La voix de Pelo se fit profondément triste pendant qu'il répondait:
—Je ne sais rien, rien que ce que vous savez vous-même. Plût au ciel que le château de La Tremlays eût gardé son dépôt aussi fidèlement que le chêne de la Fosse-aux-Loups.
Ces derniers mots firent sauter Jude sur son banc.
—Le chêne de la Fosse-aux-Loups! balbutia-t-il.
—Le creux du chêne de la Fosse-aux-Loups, répéta Pelo Rouan.
Si l'obscurité eût été moins épaisse, on eût pu voir Jude changer deux ou trois fois de couleur dans l'espace d'une seconde. Il prit entre ses doigts de bronze le bras du charbonnier, et le serra convulsivement.
—Qui que tu sois, tu en sais trop long! dit-il d'une voix basse et menaçante.
Le bras de Rouan était bien frêle pour appartenir à un homme de sa taille. La force de Jude était si évidemment supérieure qu'il semblait que le bon écuyer ne dût avoir qu'un geste à faire pour renverser son hôte sous ses pieds.
Néanmoins, celui-ci garda une contenance tranquille et se renferma dans le silence.
—Qui t'a dit cela? poursuivit Jude dont la voix tremblait. Sur mon salut, il faut que tu donnes ton âme à Dieu, car tu as surpris le secret de Treml, et c'est moi qui suis le gardien de ce secret.
Et Jude, sans lâcher le bras de Rouan, porta vivement la main à son épée.
Mais, pendant que le bon écuyer dégainait, le maigre bras de Pelo Rouan tourna entre les doigts robustes: les muscles de ce bras se tendirent et devinrent d'acier.
Jude voulut serrer plus fort, et ses doigts choquèrent la paume de sa main, qui était vide.
D'un bond, Pelo avait franchi toute la largeur de la loge. Jude n'apercevait plus que le rouge éclat de ses yeux qui brillaient de loin dans l'ombre.
Il se précipita de ce côté; le bruit d'un pistolet qu'on armait ne l'arrêta point: mais, dans sa course, il heurta du pied contre une escabelle renversée et tomba lourdement sur le sol.
À l'instant même, le genou de Pelo Rouan s'appuya sur sa poitrine.
—Si tu te relèves, tu me tueras, mon homme, dit le charbonnier avec calme; c'est pourquoi, si tu essaies de te relever, je te tue.
Jude sentit sur sa tempe la froide bouche du pistolet.
—La vieillesse ne t'a point changé, reprit Pelo: brave coeur et cervelle bornée. Que veux-tu que je fasse de ton secret? Et si les cent mille livres m'eussent tenté, seraient-elles encore au creux du chêne?
—C'est vrai, dit pour la troisième fois le pauvre Jude; mais je ne sais pas qui vous êtes…
—Peut-être ne le sauras-tu jamais. Que t'importe? Je t'ai laissé voir que je suis l'ami de Treml, et Treml vivant ou mort, a-t-il trop d'amis pour que deux d'entre eux ne daignent point s'expliquer avant de s'entr'égorger, lorsque la Providence les rassemble?
—Je suis à votre merci, murmura Jude. Puisse Dieu permettre que vous soyez en effet un ami de Treml.
Pelo Rouan ôta son genou et Jude se releva.
—Ramasse ton épée, dit le charbonnier; j'ai confiance en toi, bien que tu te sois fait le valet d'un Français.
—Un brave jeune homme!
—Un ennemi de la Bretagne! Mais il ne s'agit point de lui.
Revenons à Treml.
Jude remit son épée dans le fourreau, et tous deux s'assirent de nouveau sans défiance l'un près de l'autre.
—Vous avez été généreux, dit Jude, car je vous avais rudement attaqué. Aussi, je ne vous demanderai point qui vous a rendu maître du secret de notre monsieur. Entre vos mains, il est en sûreté; je me fie à vous, comme vous à moi. Touchez là, s'il vous plaît.
—De grand coeur, mon homme. Jean Blanc m'a souvent parlé de vous. Vous étiez miséricordieux et bon pour le pauvre insensé. Merci pour lui qui s'en souvient, ami Jude, et qui vous rendra peut-être quelque jour le bien que vous lui avez fait.
—Qu'il le rende à Treml, le pauvre garçon!
—Il a fait ce qu'il a pu pour Treml, dit Pelo Rouan avec tristesse et solennité.
—Sans doute, mais ce qu'il pouvait était, par malheur, peu de chose.
—Autrefois, il en était ainsi, parce que Jean Blanc ne savait rendre que le bien pour le bien. Depuis lors, il a appris à rendre le mal pour le mal, et il est devenu fort.
—N'est-il donc plus fou? demanda Jude.
—Dieu nous envoie parfois des épreuves si violentes que les gens sains en perdent l'esprit, répondit Pelo Rouan; par contre, ces secousses rendent parfois aussi la raison aux insensés. Jean Blanc n'est plus fou.
—Et a-t-il conservé la mémoire des faits depuis longtemps passés?
—Il se souvient de tout.
—Il faut que je le voie! s'écria Jude.
Un tremblement agita le corps de Pelo Rouan.
—Voir Jean Blanc! dit-il d'une voix étrange; il y a bien longtemps que personne n'a pu se vanter de l'avoir rencontré face à face. Croyez-moi, contentez-vous de m'interroger moi-même et ne cherchez pas à rejoindre Jean Blanc.
—Mais il me dirait peut-être…
—Rien que je ne puisse vous apprendre.
—Vous n'êtes pas dans sa peau, que diable! s'écria Jude que l'impatience reprenait.
—Il m'a tant de fois ouvert son coeur et ses souvenirs! répondit le charbonnier avec douceur. Écoutez. Voulez-vous que je vous raconte le lâche assassinat de l'étang de La Tremlays? J'en sais les moindres circonstances. Il me semble voir l'infâme Hervé de Vaunoy.
—Contez! contez! interrompit Jude avidement; je ne hais pas encore assez cet homme.
Pelo Rouan raconta dans le plus minutieux détail le meurtre infâme dont Vaunoy s'était rendu coupable sur la personne d'un enfant de cinq ans, petits-fils de son bienfaiteur. Il parla longtemps, et Jude l'écouta constamment avec une religieuse attention. La mort de Loup, le chien fidèle, arracha une larme au vieil écuyer et l'arrivée de l'albinos, sautant au milieu de l'étang pour sauver le petit Georges, lui fit pousser un cri d'enthousiasme.
—Après! après! dit-il en retenant son souffle; que Dieu récompense le pauvre fou! Après?
Pelo reprit son récit. En arrivant à l'accès de délire qui saisit Jean Blanc dans la forêt, sa voix faiblit et chevrota comme la voix d'un homme qui se retient de pleurer.
—Jean abandonna l'enfant, dit-il. Quand il revint, il n'y avait plus sur le fossé que la veste de peau de mouton qui était en ce temps-là son vêtement ordinaire. Il tomba sur ses genoux. Il pria Dieu… Dieu et Notre-Dame… il pleura…
Jude haussa les épaules avec colère.
—Il pleura des larmes de sang! reprit Pelo Rouan dont un sanglot souleva la poitrine et, quand il parle de cette affreuse soirée, il pleure encore, car le souvenir de Treml vit au fond de son coeur.
—Mais pourquoi ne pas courir, chercher?…
—Son esprit, en ce temps, était bien faible, et ses crises le laissaient brisé. Il resta jusqu'au lendemain matin affaissé sur le sol, sans force et sans pensée. Le lendemain, il courut, il chercha, mais il était trop tard, et il ne trouva point.
—Et nulle trace depuis lors? aucun indice?
—Rien.
Pelo Rouan prononça ce dernier mot d'un ton découragé.
Jude, qui jusqu'alors avait dévoré chacune de ses paroles, laissa retomber ses bras le long de son corps, et courba la tête.
—Rien, répéta-t-il; mais alors il n'y a donc plus d'espoir?
—Il y a bien longtemps que Jean Blanc a perdu tout espoir, répondit le charbonnier; mais Dieu est bon et la race de Treml ne produisit jamais que des justes et des chrétiens. Peut-être le petit Georges a-t-il été recueilli. En ce cas, la Providence aidant…
Pelo Rouan hésita.
—Eh bien! fit Jude, qu'alliez-vous dire?
—J'allais dire qu'il ne serait pas impossible de reconnaître l'enfant.
—Comment cela? demanda vivement Jude Leker.
—Jean Blanc avait une de ces médailles de cuivre qu'on frappait autrefois à Vitré en l'honneur de Notre-Dame de Mi-Forêt. C'était le seul héritage que lui eût laissé sa mère. Quand sa folie le prit, dans cette horrible soirée, il la sentit venir, et dévot à la sainte Mère de Dieu, il passa la médaille au cou de l'enfant, qu'il mit ainsi sous la garde de Notre-Dame.
—Mais il y a tant de ces médailles!
—Celle de Jean Blanc avait sur le revers, une croix gravée au couteau, et Mathieu Blanc, son père, en possédait seul une semblable, qui est maintenant au cou de Marie.
—Cette belle enfant que je viens de voir?
—La fille de Jean Blanc, l'albinos.
Marie qui continuait sa corbeille de chèvrefeuille au-dehors, entendit prononcer son nom et montra sa blonde tête à la porte.
—La fille de… commença Jude.
—Silence! interrompit le charbonnier. Elle se croit ma fille.
Approche, Marie.
Fleur-des-Genêts obéit aussitôt, et Pelo Rouan, prenant la médaille qui pendait à son cou, la mit entre les mains du vieil écuyer.
Celui-ci la tourna et retourna dans tous les sens.
—Puisse Dieu me faire rencontrer la pareille! murmura-t-il. Je la reconnaîtrais entre mille, mais c'est un pauvre et bien faible indice.
Marie s'éloigna sur un signe du charbonnier, et bientôt on entendit au-dehors la suave mélodie du chant d'Arthur.
—Elle chante, en effet, la chanson de Jean Blanc, dit Jude.
—Mais je ne vous ai pas tout dit, mon compagnon, dit le charbonnier en changeant de ton subitement, il est encore une chance de retrouver l'héritier de Treml; cette chance est précaire il est vrai; cependant, elle peut amener un résultat avec l'aide de Jean Blanc.
—Jean Blanc! murmura Jude d'un air de doute; vous me parlez toujours de Jean Blanc. Que peut le pauvre diable, lorsque des hommes ne peuvent pas?
—Vous ne savez pas ce que c'est que Jean Blanc, dit le charbonnier avec une légère emphase dans la voix. Je vais vous dire où est sa force et ce qu'il peut pour le fils de Treml.
XXV
Huit hommes et un collecteur
Les derniers mots de Pelo Rouan avaient relevé le vieil écuyer de Treml. Quand on désire ardemment, l'espoir perdu revient vite, et la simple possibilité dont parlait le charbonnier remit du courage au coeur de Jude.
Il s'approcha pour ne pas perdre une parole et attendit impatiemment la confidence de Rouan.
Mais celui-ci était tombé dans la rêverie et gardait le silence.
—Eh bien, dit Jude, le moyen de retrouver notre jeune monsieur?
Pelo Rouan sembla s'éveiller.
—Le moyen, répéta-t-il; j'ai parlé d'une chance faible et précaire. Crois-tu donc que s'il y avait eu un moyen, Jean Blanc ne l'aurait pas employé?
—Toujours Jean Blanc! pensa Jude.
Et la curiosité se joignit au puissant intérêt du dévouement pour stimuler son impatience. Quel miracle avait grandi le malheureux albinos jusqu'à faire de lui l'arc-boutant sur lequel s'appuyait désormais la destinée de Treml?
—Il y a vingt ans de cela, reprit Pelo Rouan avec lenteur et comme s'il se fût parlé à lui-même; mais ce sont des choses dont le souvenir ne se perd qu'avec la vie. Écoute, mon homme: quand j'aurai dit, tu connaîtras Jean Blanc comme il se connaît lui-même.
«C'était quelques mois après la disparition de l'enfant. Pontchartrain, que Dieu confonde! était encore intendant de l'impôt, et ses agents n'avaient jamais osé jusque-là pénétrer dans les retraites écartées des pauvres gens de la forêt. Un matin que Jean coupait du cercle de châtaignier dans la partie du bois qui borde la route de Rennes, il vit une nombreuse cavalcade s'enfoncer dans la forêt.
«Il y avait des soldats armés en guerre; il y avait aussi de ces sangsues couvertes de drap noir, dont nous devions apprendre bientôt les attributions et le métier.
«Au-devant de la troupe marchaient deux gentilshommes.
«Ce pouvait être une compagnie de bourgeois, de nobles et de soldats faisant route pour la France; mais Jean Blanc avait cru reconnaître, dans l'un des gentilshommes qui chevauchaient en tête, le lâche Hervé de Vaunoy. Or, depuis l'aventure de l'enfant, Vaunoy haïssait terriblement Jean Blanc, qui n'avait point su retenir sa langue.»
—Il avait bien fait! interrompit Jude. Son devoir était de publier partout le crime.
—Il ne faut pas parler de trop bas, quand on dit certaines choses, ami Jude, murmura Pelo Rouan qui secoua la tête: Jean Blanc était alors une créature un peu moins considérée que Loup, le chien de Nicolas Treml. Loup voulut aboyer, on le tua: Jean Blanc aurait mieux fait de se taire.
«Quoi qu'il en soit, il avait parlé, et Vaunoy n'était pas homme à lui pardonner les bruits sinistres qui commençaient à courir dans le pays. En voyant ce misérable suivi de soldats, Jean Blanc eut une vague frayeur. Il songea à son père, qui gisait seul dans la loge de la Fosse-aux-Loups, et se laissa glisser le long du châtaignier pour éclairer la marche de la cavalcade.
«La cavalcade s'arrêta non loin d'ici, à la croix de Mi-Forêt. Les soldats s'étendirent sur l'herbe: la gourde circula de main en main. Quant aux gens vêtus de noir, ils entourèrent les deux gentilshommes et il se tint une manière de conseil.
«Jean s'approcha tant qu'il put. On parlait, il n'entendait pas. Pourtant, il voulait savoir, car il voyait maintenant, comme je te verrais s'il faisait clair en ma loge, l'hypocrite visage d'Hervé de Vaunoy.
«Il s'approcha encore; il s'approcha si près que les soudards du roi auraient pu apercevoir au ras des dernières feuilles les poils blanchâtres de sa joue. Mais on causait tout bas, et Jean Blanc ne put saisir qu'un seul mot.
«Ce mot était le nom de son père.
«Jean Blanc se sentit venir dans le coeur une angoisse. Le nom de Mathieu Blanc dans la bouche de Vaunoy, c'était la plus terrible des menaces.
«Jean se jeta sur le ventre et coula entre les tiges de bruyères comme un serpent. Nul ne l'aperçut.
«Il put entendre.
«Il entendit que les gens vêtus de noir venaient dans la forêt pour dépouiller les pauvres loges au nom du roi de France. Les soldats étaient là pour assassiner ceux qui résisteraient. Les gens vêtus de noir se partagèrent la besogne: c'étaient les suppôts de l'intendant.
«Le nom du père de Jean avait été prononcé, parce que les collecteurs ne voulaient point se déranger pour un si pauvre homme, mais Vaunoy les avait excités.
«—Il a de l'or, disait-il; je le sais; c'est un faux indigent; sa misère est menteuse. Saint-Dieu! s'il le faut, je vous accompagnerai dans son bouge. Mais, retenez bien ceci: il a de l'or, et quelques coups de plat d'épée lui feront dire où est caché son pécule.
«Les autres répondirent:
«—Allons chez Mathieu Blanc.
«Alors Jean se coula de nouveau, inaperçu entre les tiges de bruyères. Une fois sous le couvert, il bondit et s'élança vers la Fosse-aux-Loups.
«Par hasard Vaunoy ne mentait pas. Il y avait de l'or dans la pauvre loge de Mathieu Blanc; quelques pièces d'or, reste de la suprême aumône de Nicolas Treml, quittant pour jamais la Bretagne.»
—Oui, oui, murmura Jude; en partant, il n'oublia pas son vieux serviteur. Ce fut moi qui jetai la bourse au seuil de la loge.
Pelo Rouan parut ne point prendre garde à cette interruption.
—Lorsque Jean arriva dans la cabane, poursuivit-il, ses forces défaillaient, tant son émotion était navrante. Il avait le pressentiment d'un cruel malheur. Vous connaissiez Mathieu Blanc, ami Jude; ç'avait été un homme vaillant et fort, mais la souffrance pesait un poids trop lourd sur les derniers jours de sa vie.
«Ce n'était plus, au temps dont je parle, qu'un pauvre vieillard, toujours couché sur son grabat, miné par la maladie, stupéfié par les progrès lents et sûrs d'une mort trop longtemps attendue. En entrant, Jean lui donna un baiser, suivant sa coutume, et le vieillard lui dit:
«—Je souffre moins, Jean mon fils.
«Une autre fois, Jean se fût réjouit, car il aimait bien son père, mais il songea aux cavaliers qui sans doute en ce moment galopaient vers la loge, et il frémit de rage et de peur.
«La bourse où se trouvait le restant des pièces d'or de Treml était sur la table. Jean n'eut pas même l'idée de la cacher. Ce qu'il cacha, ce fut le vieux mousquet dont se servait son père au temps où il était soldat.
«Une bonne arme, mon homme, portant loin et juste! Jean la jeta dans les broussailles, au-dehors, avec la poire à poudre et les balles.
«Puis il revint s'asseoir au chevet de son père.
«Quelques minutes se passèrent. Un bruit sourd retentit au loin sur la mousse dans la forêt. Jean comprit que les cavaliers avaient mis pied à terre au-delà des fourrés et qu'ils avançaient vers le ravin.
«Il alla au trou qui servait de croisée, et souleva la serpillière pour voir au-dehors.
«Il n'attendit pas longtemps.
«Bientôt le taillis s'agita de l'autre côté du ravin et des hommes parurent.
«Jean les compta. Il y avait un collecteur, huit soldats et Hervé de Vaunoy.
«Jean les vit gravir la lèvre du ravin. Puis on frappa rudement à la porte, dont les planches vermoulues craquèrent, Jean alla ouvrir avant même que l'homme vêtu de noir eût crié: De par le roi!
«Des soldats entrèrent en tumulte, suivis de Vaunoy qui resta prudemment près du seuil. Le collecteur tira de son pourpoint une pancarte et lut des mots que Jean ne sut point comprendre. Puis il dit:—Mathieu Blanc, je vous somme de payer cent livres tournois pour tailles présentes et arriérées depuis dix ans.
«Mathieu Blanc s'était retourné sur son grabat, et regardait tous ces hommes armés avec des yeux hagards.
«Le collecteur répéta sa sommation, et les soldats l'appuyèrent en frappant la table du pommeau de leurs épées.
«—J'ai soif, Jean, dit faiblement le vieillard.
«Le coeur de Jean se brisait, car l'agonie se montrait sur les traits flétris de son vieux père. Il voulut prendre le remède qui était sur la table, mais l'un des soldats leva son épée et fit voler le vase en éclats.
«—Qu'il paie d'abord, dit le soldat; après il boira.
«Vaunoy, qui était sur le seuil, se prit à rire.
«Les dents de Jean étaient serrées à se briser. Il ne pouvait parler, mais il montra du geste la bourse, et le collecteur s'en empara.
«—Je vous disais bien qu'ils avaient de l'or! grommela Hervé de
Vaunoy qui riait toujours.
«Le collecteur compta quatre louis et demanda les quatre livres qui manquaient.
«—J'ai soif! murmura Mathieu Blanc, que prenait le râle de la mort.
«Pas une goutte de liquide dans la cabane! Jean Blanc se mit à genoux devant un soldat qui portait une gourde. Le soldat comprit et eut compassion; mais Vaunoy s'avança et repoussant l'albinos avec haine:
«—Qu'il paie! dit-il.
«—Je n'ai plus rien! sanglota Jean; plus rien, sur mon salut; tuez-moi et prenez pitié de mon père.
«Mathieu Blanc fit effort pour se lever; il étouffait: c'était horrible.
«—J'ai soif! râla-t-il une dernière fois.
«Puis il retomba mort sur la paille du grabat.»
En arrivant à cette partie de son récit, la voix de Pelo Rouan était graduellement devenue haletante et étranglée. Elle s'éteignit tout à coup lorsqu'il prononça ces derniers mots, et Jude sentit sa main mouillée, comme par une goutte de sueur ou une larme.
Le bon écuyer, du reste, n'était guère moins ému que Pelo Rouan lui-même.
—Le pauvre garçon! murmura-t-il en serrant convulsivement ses gros poings; le pauvre garçon! Voir ainsi assassiner son père! Et ce misérable Vaunoy!… pour Dieu, mon homme, que fit Jean Blanc après cela?
Pelo Rouan respira avec effort.
—Jean Blanc, répéta-t-il, lorsqu'il mourra, n'éprouvera point une angoisse comparable à celle de cet affreux moment. Il voila le visage de son père mort et s'agenouilla auprès du lit, sans plus savoir qu'il y avait là dix misérables pour railler sa douleur. Mais ils ne lui laissèrent pas oublier longtemps leur présence.
«—Eh bien, manant, dit le collecteur, les quatre livres que tu dois au roi!
«Jean Blanc se leva et se retrouva face à face avec ces hommes qui venaient de tuer son père. Un instant il crut que son débile cerveau allait éclater; sa folie le pressait; il sentait les approches du délire; mais une force inconnue et nouvelle le grandit tout à coup. Son esprit vacillant s'affermit. Il se reconnut homme après sa longue enfance, et ce fut comme une miette de joie au milieu de son immense douleur.
«—Arrière! cria-t-il d'une voix qui ne gardait rien de sa faiblesse passée.
«Les soldats se mirent entre lui et la porte, mais Jean Blanc avait du moins conservé son agilité prodigieuse: il bondit, et son corps, lancé comme la balle d'un mousquet, passa au travers de la serpillière qui fermait la croisée. Dehors, Jean Blanc retomba sur ses pieds.
«Lorsque les soldats sortirent en criant et en menaçant, il avait déjà disparu dans les broussailles.
«—Tirez! cria Vaunoy; tuez-le comme un animal nuisible, ou il prendra sa revanche.
«Quelques coups de feu se firent entendre, mais l'albinos ne fut point atteint, quoique vingt pas le séparassent à peine de la loge.
Il ne bougea pas et demeura coi dans les broussailles où il s'était caché.
«Alors commença une oeuvre sans nom. Furieux d'avoir vu l'une de ses victimes lui échapper, Vaunoy, cet homme au visage doucereux et souriant, qui assassine sans froncer le sourcil, Vaunoy ordonna aux soldats d'incendier la loge. On alluma des fagots à l'aide d'une batterie de fusil, et bientôt une flamme épaisse entoura le lit de mort du vieux serviteur de Treml!»
—Les misérables! s'écria Jude; et que fit Jean Blanc?
—Attends donc! dit Pelo Rouan dont les dents serrées semblaient vouloir retenir sa voix; Jean ne bougea pas tant que les assassins restèrent autour de la loge, riant comme des sauvages et blasphémant comme des démons. Quand ils se retirèrent, Jean s'élança hors de sa cachette, pénétra dans la loge en feu et prit le cadavre de son père qu'il emporta au-dehors, afin de lui donner plus tard une sépulture chrétienne.
«Il ne fit point en ce moment de prière; à peine déposa-t-il un court baiser sur le front du vieillard, desséché déjà par le vent brûlant de l'incendie.
«Jean Blanc n'avait pas le temps.
«Il saisit le fusil qu'il avait caché sous les ronces, le chargea et descendit en trois bonds le ravin, dont il remonta de même la rampe opposée. Puis il s'élança tête première dans le fourré. Les assassins avaient de l'avance, mais le vent d'équinoxe ne va pas si vite qu'allait Jean Blanc poursuivant les meurtriers de son père.»
—Bien, cela! s'écria encore Jude, bien, Jean Blanc, mon garçon!
—Attends donc! Avant qu'ils eussent atteint la lisière du fourré où étaient attachés leurs chevaux, un coup de fusil retentit sous le couvert. Le collecteur tomba pour ne plus se relever.
Jude battit des mains avec enthousiasme.
—Et Vaunoy? dit-il, et Vaunoy?
—Vaunoy devint plus pâle que le corps mort du vieux Mathieu. Il tremblait; ses dents s'entrechoquaient.
«—Hâtons-nous, hâtons-nous! dit-il.
«Ils se hâtèrent; mais au moment où ils atteignaient leurs chevaux, on entendit encore un coup de fusil. Le soldat qui avait brisé, sur la table, le vase qui contenait le remède de Mathieu Blanc, poussa un cri et se laissa choir dans la mousse.»
—Mais Vaunoy? mais Vaunoy? interrompit Jude.
—Attends donc! Ils montèrent à cheval. La terreur était peinte sur tous les visages naguère si insolents. Ils prirent le galop, croyant se mettre à l'abri, les insensés! Jean Blanc ne savait-il pas comment abréger la distance? La route tournait; Jean Blanc allait toujours tout droit. Point de taillis assez épais pour arrêter sa course, point de ravin si large qu'il ne pût franchir d'un bond.
«Aussi à chaque coude du chemin, le vieux mousquet faisait son devoir. C'était une bonne arme, je te l'ai déjà dit, et Jean Blanc tirait juste.
«À chaque détonation qui ébranlait la voûte du feuillage, un homme chancelait sur son cheval et tombait. Jean Blanc les chassait au bois, et pas une seule fois il ne brûla sa poudre en vain.
«De temps en temps, ceux qui restaient essayaient de battre le fourré pour détruire cet invisible ennemi qui leur faisait une guerre si acharnée. Plus d'une balle siffla aux oreilles de Jean Blanc tandis qu'il rechargeait son arme derrière quelque souche de châtaignier; mais ses efforts n'aboutissaient qu'à retarder la marche des soldats. Aussitôt qu'ils avaient regagné la route, un coup partait, un homme mourait.»
—Par le nom de Treml, s'écria Jude qui s'exaltait de plus en plus au récit de cette sauvage vengeance, je n'aurais jamais cru le pauvre Mouton Blanc capable de tout cela. Sur ma foi! c'est un vaillant garçon après tout! Mais Vaunoy? n'essaya-t-il point de tuer ce mécréant de Vaunoy?
—Attends donc! Jean Blanc n'oubliait point Vaunoy, mon homme, il faisait comme ces gourmands qui gardent le plus fin morceau pour la dernière bouchée; il gardait Vaunoy pour la bonne bouche.
«Le moment vint où le dernier soldat vida la selle et se coucha par terre comme ses compagnons. Jean Blanc avait tué huit hommes et un collecteur de tailles. Il ne restait plus que Vaunoy.
Celui-ci, plus mort que vif, poussait furieusement son cheval, rendu de fatigue. Jean Blanc mit deux balles dans son fusil et s'en alla l'attendre au dernier détour de la route sur la lisière de la forêt.»
—À la bonne heure! interrompit Jude Leker en frappant ses deux mains l'une contre l'autre.
Le bon écuyer faisait comme ces gens qui se passionnent tout de bon pour les péripéties d'une pièce de théâtre. Il avait vu Vaunoy la veille et pourtant il espérait sérieusement que Vaunoy allait être tué dans le récit de Pelo Rouan.
Celui-ci secoua la tête.
—Lorsque parut le nouveau maître de La Tremlays, poursuivit-il, Jean Blanc visa. Son âme passa dans ses yeux: rien au monde désormais ne pouvait sauver Hervé de Vaunoy…
—Eh bien! dit Jude, voyant que le charbonnier hésitait.
—Vaunoy regagna son château sain et sauf, répondit Pelo Rouan…
—Pourquoi? Jean Blanc le manqua?
—Jean Blanc ne tira pas.
Jude laissa échapper une exclamation énergique de désappointement.
—Jean Blanc ne tira pas, reprit lentement le charbonnier, parce que le souvenir de Treml traversa son esprit à ce moment, et qu'il ne voulut pas anéantir, même pour venger son père, la dernière chance de connaître le sort du petit monsieur Georges.
XXVI
Un accès de haut mal
La voix de Pelo Rouan avait été rauque et rudement accentuée, pendant qu'il racontait la terrible chasse de Jean Blanc dans la forêt. Sa respiration soulevait péniblement sa poitrine, et ses yeux rouges brillaient d'un effrayant éclat.
Quand il vint à parler de Treml, sa voix se fit grave, et il perdit la sauvage emphase qui avait mis jusqu'alors tant d'émotion dans son récit.
—Si c'est dans l'intérêt du petit monsieur que Jean épargna Hervé de Vaunoy, on ne peut le blâmer, dit Jude; mais le diable si je comprends comment ce triple traître pourra jamais venir en aide à la race de Treml?
—Quand il aura sous la gorge un pistolet armé tenu par une main ferme, mon homme, et qu'il saura bien que ses suppôts ordinaires sont trop loin pour lui porter secours, Hervé de Vaunoy parlera.
Jude se gratta le front d'un air pensif.
—Il y a du vrai là-dedans, dit-il; mais Vaunoy lui-même en sait-il plus que nous?
—Peut-être; en tout cas l'heure approche où quelqu'un l'interrogera en forme là-dessus. Jean Blanc fit comme je t'ai dit: il épargna l'assassin de son père; mais ce bon sentiment qui mettait la gratitude avant la vengeance, devait être passager: les cendres de la loge étaient trop chaudes encore pour que la vengeance ne reprît bientôt le dessus. Jean Blanc se repentit d'avoir oublié son père pour le fils d'un étranger…
—D'un étranger! répéta Jude scandalisé, le fils de son maître, voulez-vous dire.
—Jean Blanc n'eut jamais de maître, mon homme, répondit Pelo Rouan avec hauteur; même au temps où il était fou. Il se repentit donc et voulut recommencer la chasse, mais Vaunoy avait dépassé la lisière de la forêt et galopait maintenant dans la grande avenue du château. Il était trop tard.
—Je ne saurais dire, en vérité, murmura Jude, si c'est tant mieux ou tant pis.
—Il sera toujours temps de reprendre cette besogne. Le difficile n'est pas d'avoir un homme au bout de son fusil dans la forêt, et Dieu sait que Jean Blanc, depuis cette époque, aurait pu bien souvent envoyer la mort à Hervé de Vaunoy. au milieu de ses serviteurs. Le difficile est de l'avoir vivant, seul, sans défense, et de lui dire: «Parle ou meurs!» Jean Blanc y tâchera.
—Et je l'y aiderai! dit Jude avec énergie.
Pelo Rouan prit sa main et la secoua brusquement.
—Et le service du capitaine Didier? demanda-t-il.
—Après le service de Treml: c'est convenu entre le capitaine et moi.
—Prends garde! dit Pelo Rouan avec sévérité, prends garde de confier à un Français le secret d'un Breton!
—Il est bon, il est noble; je réponds de lui.
—Il est noble et bon à la façon des gens de France, repartit amèrement le charbonnier. Mais, encore une fois, la guerre qui existe entre cet homme et moi ne te regarde pas. Je continue:
«Quand Jean Blanc revint à la Fosse-aux-Loups, il oublia Treml et tout le reste pour s'abîmer dans sa douleur. Pendant deux jours. il coupa du cercle sans relâche, et le vieux Mathieu eut une tombe chrétienne.
«Ce devoir accompli, Jean Blanc ne voulut point retourner à la loge, dont les ruines lui rappelaient de si navrants souvenirs. Il traversa toute la forêt et alla se cacher sur la lisière opposée, de l'autre côté de Saint-Aubin-du-Cormier.
«Il allait seul par les futaies, toujours triste, et plus que jamais frappé par la main de Dieu, car sa folie, en se retirant, avait laissé des traces cruelles. Jean Blanc était atteint de cet horrible mal qui effraie la foule et repousse jusqu'à la pitié; il était épileptique.
«Ce fut au milieu de cette souffrance morne et sans espoir que vint le chercher le bonheur, un bonheur si grand qu'on n'en peut espérer de plus complet qu'au ciel même, mais un bonheur bien court, hélas! après lequel il retomba dans sa nuit profonde, plus désespéré que jamais.
«Il se trouva une femme, plus dévouée que les autres femmes, qui se prit de pitié pour ce malheureux rebut de l'humanité.
«C'était une jeune fille, bonne, douce et bien-aimée. Elle avait nom Sainte et méritait son nom.
«Elle ne s'enfuit point la première fois que Jean Blanc lui parla; elle lui permit de s'asseoir au feu de sa loge, et, quand Jean eut soif, elle lui donna le lait de sa chèvre… Cela t'étonne? ami Jude, dit brusquement Pelo Rouan; et pourtant elle fit plus que cela, Jean Blanc est un homme sous le masque hideux que le sort lui a infligé.
—Eh bien! dit Jude d'un ton légèrement goguenard. Il y eut des noces?
—Oui, elle consentit à l'épouser. Un an après, Marie vint au monde; Marie, qui est le gracieux portrait de sa mère et que les gens de la forêt nomment Fleur-des-Genêts, parce que cette fleur est la plus jolie qui croisse dans nos sauvages campagnes. Marie est la fille de Jean Blanc et de Sainte.
—C'était une brave fille que cette Sainte, murmura Jude, que l'histoire amusait désormais médiocrement.
—C'était une angélique et miséricordieuse enfant, reprit Pelo Rouan. Les deux années que Jean Blanc passa près d'elle furent comme un rêve; il oubliait les blessures de son coeur, il n'avait ni désir, ni crainte, ni espoir: elle était tout dévouement et lui vivait pour elle…
Pelo Rouan s'arrêta et passa lentement sa main sur son front.
—Cela dura deux ans, reprit-il après un silence et d'une voix tremblante; au bout de deux ans Jean Blanc revit des soldats de France et des gens de l'impôt. Vaunoy avait découvert sa retraite: sa pauvre cabane fut de nouveau envahie. Une première fois il les chassa; ils revinrent en son absence, et un lâche! un soldat du roi! insulta et frappa Sainte, qui n'avait pour défense que le berceau de sa fille endormie.
«Je ne te conterai pas ce qui suivit; je ne le pourrais pas, mon homme, car mon sang bouillonne, et, au moment où je te parle, il me faut mes deux mains pour contenir les battements de mon coeur.
«Sainte succomba aux nombreuses blessures faites par l'arme meurtrière de l'assassin; elle mourut en priant Dieu pour Jean et pour sa fille…»
Pelo Rouan s'interrompit encore. Sa voix défaillait.
—Sur ma foi, grommela Jude, il est de fait que le bon garçon ne doit pas aimer beaucoup les gens de France.
—Il les hait! s'écria Pelo avec explosion, et moi tout ce qu'il hait, je le déteste! Ah! l'un d'eux rôde autour de cette cabane. Mais, sur mon Dieu, ami Jude, il y a un vieux mousquet qui veille sur Fleur-des-Genêts: une bonne arme, portant loin et juste. Puisque tu sers le capitaine Didier, conseille-lui de ne plus s'égarer dans les sentiers que fréquente Marie, la fille de Sainte et de Jean Blanc.
—J'ignore les secrets du capitaine, répondit Jude avec froideur; je sais seulement qu'il est généreux et loyal. Si quelqu'un l'attaque traîtreusement ou en face sauf le service de Treml, mon aide ne lui fera point défaut.
—À ta volonté, mon homme. Je continue: après la mort de sa femme, Jean Blanc chargea sa fille sur ses épaules et traversa de nouveau la forêt. Il avait le désespoir dans le coeur, et sa tête roulait cette fois des projets de vengeance. La vue du lieu où avait été assassiné son père raviva d'anciens souvenirs. Le passé et le présent se mêlèrent: une haine immense, implacable, fermenta dans son âme.
«Il se trouva que, vers cette époque, les pauvres gens de la forêt, traqués à la fois par l'intendant royal et les seigneurs des terres, qui, à l'instigation de Vaunoy, avaient fait dessein de les chasser de leurs domaines, relevèrent la tête et tentèrent d'opposer la force à la force. Ils continuèrent d'habiter le jour leurs loges; mais la nuit, ils se rassemblèrent dans les grands souterrains de la Fosse-aux-Loups, dont au moment du besoin un homme leur enseigna le secret.
«Cet homme était Jean Blanc, qui avait découvert autrefois la bouche de la caverne, à quinze pas de son ancienne loge, derrière les deux moulins à vent ruinés.
«Un jour, au temps où Jean Blanc était faible, il dit: «Le mouton se fait loup pour défendre ou venger ceux qu'il aime». Jean Blanc avait vu mourir tous ceux qu'il aimait: il ne pouvait plus protéger; ce fut pour se venger que le mouton se fit loup.»
—On m'avait dit quelque chose comme cela, interrompit Jude.
—Ce fut vers le même temps, reprit le charbonnier, que je vins m'établir dans cette loge. Pour des motifs que tu n'as pas besoin de connaître, je pris avec moi la fille de Jean Blanc et je l'élevai. Dans son enfance, avec les beaux traits de sa mère, elle avait les blancs cheveux du pauvre albinos, mais l'âge a mis un reflet d'or aux boucles brillantes qui encadrent le front gracieux de la fleur de la forêt: elle n'a plus rien de son père; elle est belle.
«Que te dirais-je encore! Tu es dans le pays depuis hier, tu as dû entendre parler des Loups. C'est le premier mot qui frappe l'oreille du voyageur à son arrivée dans la forêt; c'est le dernier qu'il entend à son départ.
«Les cupides hobereaux, qui, pour gagner quelques cordes de bois ont voulu arracher le pain à cinq cents familles, tremblent maintenant derrière les murailles lézardées de leurs gentilhommières. Non seulement les gens du roi ne se risquent plus guère dans la forêt, mais cet épais gourmand qui tient maintenant la ferme de l'impôt, Béchameil, regarde à deux fois avant d'envoyer à Paris le produit de ses recettes: la forêt est entre Rennes et Paris. Les Loups sont dans la forêt.»
—C'est fort bien, dit Jude, les Loups sont de redoutables camarades, mais ne pourrions-nous pas parler un peu de Treml, et revenir à ce fameux moyen?…
—Ami, interrompit Pelo Rouan, les Loups et Treml ont plus de, rapport entre eux que tu ne penses. Monsieur Nicolas, dont Dieu ait l'âme, fut le dernier gentilhomme breton: les Loups sont les derniers Bretons. Quant à mon moyen, si honnête, si bon et si brave serviteur que tu puisses être, on n'a pas attendu ton retour pour le tenter. Jean Blanc a autant et plus de hâte que toi d'en finir avec Vaunoy, car Mathieu et Sainte ne sont pas encore vengés. Or, le jour où Vaunoy aura dit son dernier mot sur Treml, Jean Blanc chargera son vieux mousquet et recommencera la chasse, interrompue il y a dix-huit ans, sur la lisière de la forêt; mais jusqu'ici ce misérable meurtrier a toujours échappé. Dernièrement encore, le manoir de Boüexis fut attaqué dans le seul but de s'emparer de sa personne: il l'avait quitté cette nuit même, et les assaillants ne trouvèrent que les débris, tièdes encore, de son repas du soir.
—Vaunoy est un madré gibier, dit Jude en secouant la tête.
—Jean Blanc est un chasseur patient, répondit Pelo Rouan, et sa meute se compose de deux mille Loups.
—Est-ce ainsi? s'écria Jude dont la lente intelligence fut enfin frappée; Jean serait-il ce mystérieux et terrible Loup blanc?
—Mon compagnon, répliqua le charbonnier avec une légère ironie, Jean est Loup et il est blanc; mais je ne sais si c'est de lui que parlent aux veillées des manoirs voisins, les vieilles femmes de charge et les valets peureux. Jean Blanc peut beaucoup; mais il est toujours le malheureux sur qui pèse incessamment la main de Dieu. Les accès de son terrible mal deviennent de jour en jour plus fréquents… Et certes, ajouta Pelo Rouan dont la voix s'étrangla tout à coup, il n'eût pas pu faire le récit que tu viens d'entendre sans porter la peine de sa témérité: Jean n'affronte jamais en vain ses souvenirs.
Après avoir prononcé péniblement ces derniers mots, Pelo Rouan garda le silence, et Jude le vit s'agiter convulsivement sur son banc.
—Qu'avez-vous? demanda-t-il.
—Va-t'en! dit avec effort le charbonnier, tu sais tout ce que je pouvais t'apprendre.
—Mais que dois-je faire? Ne puis-je aider Jean Blanc?
—Va-t'en! répéta impérieusement Pelo; au nom de Dieu, va-t'en! quand l'heure sera venue, Jean Blanc saura te trouver.
Jude étonné se leva et se dirigea vers la porte de la loge. Avant qu'il eût passé le seuil, Pelo glissa du banc et se roula sur le sol où il se débattit en poussant des gémissements étouffés.
Jude se retourna, mais le jour baissait. La loge était de plus en plus sombre; il aperçut seulement une masse noire qui se mouvait désordonnément dans les ténèbres.
—Qu'avez-vous, mon compagnon? demanda-t-il encore en adoucissant sa rude voix.
Un cri d'angoisse lui répondit; puis la voix de Pelo Rouan s'éleva brisée, méconnaissable, et dit pour la troisième fois:
—Va-t'en!
Jude obéit, et comme il n'avait point coutume de s'occuper longtemps des choses qu'il ne comprenait pas, à peine monté à cheval, il oublia Pelo pour songer uniquement à Jean Blanc, aux Loups et au moyen de prendre au piège Hervé de Vaunoy vivant.
En songeant ainsi il éperonna son cheval, et prit la route de
Rennes où son nouveau maître lui avait donné rendez-vous.
On entendait encore le bruit des pas de son cheval sous le couvert, que déjà la porte de la loge se refermait.
Fleur-des-Genêts était rentrée; elle alluma une lampe. Pelo Rouan gisait à terre en proie à une furieuse attaque d'épilepsie.
La jeune fille était sans doute familière avec ses effrayants accès, car elle s'empressa aussitôt autour de son père, et le soigna sans qu'il se mêlât aucun étonnement à sa douleur.
À la lueur de la lampe, la loge semblait moins misérable et plus habitable. On apercevait dans un coin une petite porte qui donnait issue dans la retraite de Marie. Au-dessus du manteau de la cheminée pendaient une paire de pistolets et un lourd mousquet de forme ancienne. Vis-à-vis et auprès de la porte se trouvait une de ces horloges à poids, comme on en voit encore dans presque toute les fermes bretonnes.
Au moment où la crise du charbonnier sévissait dans toute sa force, on frappa d'une façon particulière à la porte extérieure, et Fleur-des-Genêts ouvrit sans hésiter. L'homme qui entra portait le costume des paysans de la forêt, et avait sur son visage le masque fauve dont il a été déjà plus d'une fois question dans ces pages. Il passa vivement le seuil.
—Où est le maître? dit-il d'une voix brève.
Fleur-des-Genêts lui montra Pelo Rouan, qui l'écume à la bouche se tordait convulsivement sur la terre battue de la loge.
Le nouveau venu laissa échapper un juron de colère, et s'assit en murmurant sur un banc. L'accès dura longtemps. De minute en minute, le nouveau venu, qui était un Loup, regardait l'horloge avec impatience. Lorsque l'aiguille eut fait le tour du cadran, il se leva et frappa violemment du pied.
—Voilà une malencontreuse histoire, ma fille! dit-il. Tu diras à ton père que Yaumi est venu et qu'il l'a attendu tant qu'il a pu, Pelo Rouan regrettera toute sa vie de n'avoir pas pu profiter de l'heure qui vient de s'écouler.
Comme le loup finissait de parler, Pelo poussa un long soupir et détendit ses membres crispés.
—Il revient à lui! s'écria Marie qui approcha des lèvres du malade une fiole dont il but avidement le contenu.
Après avoir bu il passa la main sur son front baigné de sueur, et se leva à l'aide du bras de la jeune fille. En apercevant le Loup, il tressaillit.
—Laisse-nous, dit-il à Marie.
Celle-ci obéit, mais lentement. Elle quittait à regret son père en un moment pareil. Avant qu'elle eût franchi la porte de sa retraite, Pelo Rouan et le Loup avaient entamé déjà leur entretien.
—Qu'y a-t-il? demanda le charbonnier.
Yaumi jeta un regard de défiance vers Marie et prononça quelques mots à voix basse.
—Dis-tu vrai? s'écria Pelo qui se dressa de toute sa hauteur; le ciel a-t-il enfin condamné cet homme!
En même temps, il fit mine de s'élancer vers la porte. Yaumi le retint.
—Je me doutais bien, maître, dit-il, que ce serait pour vous un grand crève-coeur. Le ciel l'avait condamné peut-être; vous l'avez absous. L'heure d'agir est passée!
—Ne peut-on courir?
Yaumi étendit la main vers l'horloge à poids.
—On m'avait donné deux heures, ajouta-t-il, pour vous trouver et rapporter vos ordres. J'ai dépensé la première heure à faire la route, j'ai perdu l'autre à vous attendre: il est trop tard.
Pelo Rouan serra les poings avec violence et s'assit sur le banc.
—Qu'a-t-on fait là-bas? demanda-t-il.
Yaumi prononçait les premiers mots de sa réponse, toujours à voix basse, au moment où Marie tirait à elle la porte de sa retraite. Par hasard, un de ces mots arriva jusqu'à elle. La jeune fille changea de couleur, laissa la porte entrebâillée, et mit son oreille à l'ouverture.
Le mot qu'elle avait entendu était le nom de Didier.
XXVII
La première béchamelle
Ce jour-là, Antinoüs de Béchameil, marquis de Nointel, avait résolu de frapper un coup décisif sur le coeur de sa «belle inhumaine»; c'était ainsi qu'il appelait mademoiselle de Vaunoy.
Il ne dormit guère que deux heures après son déjeuner, et gagna ensuite en toute hâte les cuisines du château de La Tremlays, où il demanda le chef à grands cris.
Il n'est personne qui ne désire se montrer avec tous ses avantages aux yeux de la dame de ses pensées. Béchameil que le hasard avait fait intendant royal de l'impôt, mais qui était né marmiton de génie, s'était mis en tête de subjuguer mademoiselle de Vaunoy définitivement et d'un seul coup, à l'aide d'un blanc-manger du plus parfait mérite; blanc-manger exquis, original, nouveau, dont Alix goûterait la première, et qui garderait le nom de cette belle personne, en l'immortalisant dans les siècles futurs.
L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.
Il ne faut pas croire que M. le marquis de Nointel fût descendu aux cuisines de La Tremlays avec un projet vague et mal arrêté. Son blanc-manger était dans sa tête, complet et tout d'un bloc. Il n'y manquait ni un scrupule de muscade, ni une petite pointe de girofle, ni un atome de cannelle.
Aussi, disons-le tout de suite, le plat de l'intendant royal devait compter parmi les chefs-d'oeuvre qui vivent à travers les âges. Ce devait être un blanc-manger illustre, un blanc-manger que les restaurateurs des cinq parties du monde inscriront avec fierté sur leurs cartes tant que l'homme, roi de la création, saura distinguer un suprême de turbot d'une omelette au lard!
Le cuisinier de La Tremlays mit à la disposition de son noble confrère ses épices et ses fourneaux. Béchameil se recueillit dix minutes; puis, avec la précision nécessaire à toutes les grandes entreprises, il se mit résolument à l'oeuvre.
La vieille Goton Rehou, femme de charge du château, qui fumait sa pipe dans un coin de la cheminée, pendant que l'intendant royal opérait, répéta souvent depuis qu'elle n'avait, de sa vie, vu un mitron si ardent à la besogne.
L'intendant royal n'avait garde de faire attention à la vieille. Il avait retroussé les manches de son habit à la française, rentré la dentelle de son jabot et rejeté sa perruque en arrière. Son visage atteignait les nuances les plus vives de la pourpre. Ses yeux étaient inspirés. Ses mains blanches et chargées de diamants agitaient la queue de la casserole avec une grâce indescriptible. Tout observateur impartial eût déclaré qu'il était là vraiment à sa place.
—Divine Alix! murmurait-il plus tendrement à mesure que la fumée s'élevait, plus savoureuse; vous qui possédez toutes perfections, vous devez être douée du plus délicat de tous les goûts. Si vous résistez à ce poisson, je n'aurai plus… une idée de gingembre ne peut que faire du bien… je n'aurais plus qu'à mourir!
Béchameil mit une pincée de gingembre et ouvrit convulsivement ses narines pour saisir l'effet.
—Délicieux! céleste! dit-il; Alix, vous ne refuserez plus la main capable de combiner ces saveurs, il faudrait être un sauvage pour résister à un pareil arôme.
—C'est vrai que ça sent bon! grommela Goton dans un coin.
Béchameil mit son binocle à l'oeil et regarda du côté de la cheminée d'un air modeste et satisfait.
—N'est-ce pas, excellente vieille? s'écria-t-il, c'est un manger de déesse.
—Ça doit faire un fier ragoût, c'est la vérité, répondit Goton en rallumant sa pipe avec gravité, mais, sauf respect de vous, si j'étais homme et marquis, m'est avis que j'aimerais mieux manier une épée que la queue d'une casserole.
Béchameil laissa retomber son binocle et, se détournant de dame Goton avec mépris, il rendit son âme tout entière à la pensée de la belle Alix.
Celle-ci, par contre, ne songeait en aucune façon à lui; elle était assise auprès de sa tante, mademoiselle Olive de Vaunoy, dans le petit salon de La Tremlays, et travaillait avec distraction à un ouvrage de broderie.
Mademoiselle Olive faisait de même; mais cette recommandable personne avait eu soin de se placer entre trois glaces. De sorte que, de quelque côté qu'elle voulût bien tourner la tête, elle était sûre de se sourire à elle-même et d'apercevoir, dans toute son ambitieuse majesté l'édifice imposant de sa coiffure.
Chaque fois qu'elle tirait son aiguille, elle jetait à l'un des trois miroirs une oeillade pleine de bienveillance que le miroir lui rendait exactement.
Ce jeu innocent paraissait la satisfaire on ne peut davantage; mais c'était un jeu muet, et la langue de mademoiselle Olive était pour le moins aussi exigeante que ses yeux.
À plusieurs reprises, elle avait essayé déjà d'entamer une conversation avec sa nièce sur ses sujets favoris, savoir: les défauts du prochain, le plus ou moins de mérite des chiffons récemment arrivés de Rennes, et surtout les romans de mademoiselle de Scudéry, qui étaient encore à la mode en Bretagne.
Alix avait répondu par des monosyllabes et à contre-propos. Non seulement elle ne donnait pas la réplique, mais elle n'écoutait pas, chose cruellement mortifiante en soi pour tout interlocuteur, mais qui devient accablante pour une demoiselle d'un certain âge, prise du besoin de causer.
—Mon Dieu, mon enfant, dit enfin la tante après avoir fait un effort pour garder le silence; pendant la moitié d'une minute, ceci devient intolérable. Je vous conjure de me dire où vous avez l'esprit depuis une heure!
Alix releva lentement sur sa tante ses grands yeux fixes et distraits.
—Vous avez parfaitement raison, répondit-elle au hasard.
—Comment, raison? s'écria mademoiselle Olive. Mais je n'ai rien dit!
Alix sembla se réveiller en sursaut et regarda sa tante d'un air étonné, puis elle se leva, la salua et sortit.
Elle traversa rapidement le corridor et gagna sa chambre où elle se mit à marcher à grands pas.
—Je veux le voir! dit-elle après quelques minutes d'un silence agité. Il le faut.
Elle prit dans sa cassette une bourse de soie et agita vivement une petite sonnette d'argent posée à son chevet. Ce coup de sonnette était un appel à l'adresse de mademoiselle Renée, fille de chambre d'Alix.
Renée monta.
—Prévenez Lapierre, dit Alix, que je veux lui parler sur-le-champ.
L'instant après, Lapierre était introduit dans l'appartement de mademoiselle de Vaunoy, qui ne put, à sa vue, retenir un vif mouvement de répulsion.
Lapierre entra chapeau bas, mais gardant sur son visage l'expression d'insouciante effronterie qui lui était naturelle.
—Mademoiselle m'a fait appeler? dit-il.
Alix s'assit et fit signe à Renée de s'éloigner. Pendant un instant elle garda le silence et tint les yeux baissés; évidemment, elle hésitait à prendre la parole.
—Tenez-vous beaucoup à rester au service de M. de Vaunoy? demanda-t-elle enfin avec une dureté calculée.
Un autre se fût peut-être étonné de cette question, mais Lapierre était à l'épreuve.
—Infiniment, mademoiselle, répondit-il.
—C'est fâcheux, reprit Alix qui surmontait son trouble et regagnait tout son sang-froid, j'ai résolu de vous éloigner.
—Et m'est-il permis de vous demander?…
—Non.
Lapierre baissa la tête et sourit dans sa barbe. Alix aperçut ce mouvement, et une vive rougeur couvrit son beau front.
—Vous quitterez La Tremlays, poursuivit-elle en refoulant une exclamation de colère méprisante; je le veux.
—Peste! murmura Lapierre: voilà qui est parler.
—Vous quitterez La Tremlays à l'instant.
—Peste! répéta Lapierre.
—Silence! si vous vous retirez de bon gré, je paierai votre obéissance.
Alix fit sonner les pièces d'or que contenait la bourse en soie.
—Si vous résistez, poursuivit-elle, je vous ferai chasser par mon père.
—Ah! fit tranquillement Lapierre.
—Voulez-vous cette bourse?
—J'y perdrais, répondit Lapierre, j'aime mieux rester… à moins pourtant que mademoiselle ne daigne me dire, ajouta-t-il d'un ton d'ironie pendable, comment un pauvre diable comme moi a pu s'attirer la haine d'une fille de noble maison. Je suis très curieux de savoir cela.
—La haine! répéta Alix, qui se redressa.
Elle retint une parole de dédain écrasant et dit à voix basse:
—Lapierre, vous êtes un assassin.
—Ah! fit encore celui-ci sans s'émouvoir le moins du monde.
—Je ne sais pas, poursuivit Alix, ce qu'il put jamais y avoir de commun entre un homme comme vous et le capitaine Didier…
—Nous y voilà! interrompit Lapierre assez haut pour être entendu.
—Paix, vous dis-je, ou je vous ferai châtier comme vous le méritez; j'ignore ce qui a pu vous porter à ce crime, mais c'est vous qui avez attendu nuitamment, l'année dernière, le capitaine Didier, dans les rues de Rennes.
—Vous vous trompez, mademoiselle.
Alix tira de son sein la médaille de cuivre que le lecteur connaît déjà.
—Le mensonge est inutile, continua-t-elle, c'est moi qui pansai votre blessure quand on vous ramena à l'hôtel, et je trouvai sur vous cette médaille que je savais appartenir au capitaine Didier. Vous la lui aviez volée croyant sans doute qu'elle était en or.
—Et vous, mademoiselle, repartit Lapierre en souriant, vous l'avez gardée précieusement depuis ce temps, quoiqu'elle ne soit que de cuivre.
—Niez-vous encore? demanda Alix sans daigner répondre.
—À quoi bon? demanda Lapierre.
—Alors vous ne vous refusez pas à quitter le château?
—Si fait! plus que jamais.
—Mais, s'écria mademoiselle de Vaunoy, malheureux, ne craignez-vous pas que je vous dénonce à mon père?
Lapierre éclata de rire. Alix se leva indignée.
—C'en est trop, dit-elle; dès que mon père sera de retour…
—Qui sait quand votre père reviendra, mademoiselle? interrompit
Lapierre qui la regarda en face.
—Que voulez-vous dire? demanda vivement la jeune fille saisie d'un vague effroi.
Lapierre ouvrit la bouche pour parler, mais il se retint et rappela sur sa lèvre son sourire cynique.
—Nous sommes tous mortels, dit-il en s'inclinant, et chaque homme est exposé sept fois à périr dans un seul jour: voilà tout ce que je voulais vous dire, mademoiselle. Quant à votre menace, elle est faite, n'en parlons plus; mais gardez, je vous conjure, celles que vous pourriez être tentée de m'adresser à l'avenir. Il est humiliant, pour une noble demoiselle, de menacer un valet.
—Mais, sur ma foi! s'écria Alix que cette longue provocation jetait hors d'elle-même, je ne menace pas en vain. M. de Vaunoy saura tout!
—Changez le temps du verbe: j'ai étudié un peu ma grammaire; au lieu du futur mettez le présent, et vous aurez dit la vérité, mademoiselle.
—Je ne vous comprends pas! balbutia Alix qui devint pâle et chancela.
—Si fait, mademoiselle, vous me comprenez et parfaitement.
Croyez-moi, ne me forcez point à mettre les points sur les i.
—Je veux que vous vous expliquiez, au contraire, dit Alix avec effort.
—À votre volonté. Le bon sens exquis dont vous êtes douée vous avait fait deviner tout d'abord que rien de commun ne pouvait exister entre un honnête garçon tel que moi et un enfant sans père comme le capitaine Didier. Je n'ai point de haine, en effet. Mais le sort a été injuste à mon égard: je ne suis qu'un valet; la haine d'autrui peut devenir ma haine: et, pour gagner mes gages, je puis avoir à tirer l'épée comme si je haïssais réellement…
—Tu mens, misérable! interrompit la jeune fille exaspérée, car elle comprenait.
—Vous savez bien que non. J'ai tué parce qu'on m'a dit: tue.
—Oses-tu bien accuser mon père?
—Moi! Je ne pense pas avoir prononcé le nom respectable de
M. Hervé de Vaunoy. Mais, à bon entendeur, salut.
—Tu mens! tu mens! répéta Alix dont la tête se perdait.
—Mettons que je mente, mademoiselle, pour peu que cela puisse vous être agréable. Mais, que je mente ou non, si, comme je le crois, vous portez quelque intérêt au capitaine Didier, ne perdez pas votre temps à menacer un homme qui ne saurait vous craindre. Cet homme, d'ailleurs, n'est que l'instrument. Montez plus haut: arrêtez le bras ou fléchissez le coeur.
Il ajouta plus bas:
—Et quand votre père reviendra, s'il vous est donné de revoir votre père, agissez sans perdre une minute, c'est un bon conseil que je vous donne.
À ces mots Lapierre salua profondément et prit congé avec toute l'apparence du calme le plus parfait.
Alix ne saisit point ses dernières paroles; mais elle en avait assez entendu. Dès que le valet fut parti, elle s'affaissa sur son siège et mit sa tête entre ses mains. Un monde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau.
—Mon père! mon père! murmurait-elle au travers de ses sanglots; je ne veux pas le croire. Ce misérable ment!
Mais elle avait beau faire, une irrésistible conviction s'imposait à son esprit: c'était son père qui avait ordonné l'assassinat de Didier.
Pourquoi?
Elle se leva, chancelante, et agita sa sonnette. Elle voulait joindre Didier, lui conseiller de fuir… Hélas! que lui dire sans accuser son père?
Lorsque Renée se rendit à l'appel de la sonnette, elle trouva sa jeune maîtresse inanimée sur le plancher. Alix avait succombé à son émotion. Quand elle recouvra ses sens, une fièvre violente s'empara d'elle.
L'heure du dîner vint cependant, et M. de Béchameil, quittant la cuisine, fit son entrée dans la salle à manger suivi du plat incomparable qu'il venait d'inventer.
Le digne financier avait un air à la fois modeste et conscient de sa valeur. Il semblait savourer par avance les unanimes éloges qui allaient accueillir ce chef-d'oeuvre de l'art culinaire, rendu plus précieux par la noble main qui l'avait préparé. Il méditait déjà une courte allocution en forme de madrigal, à l'aide de laquelle il comptait offrir à mademoiselle de Vaunoy l'honneur d'attacher son nom au blanc-manger nouveau-né.
Certes, ce n'était point là une mince aubaine pour la belle Alix. Il y allait de l'immortalité, car le plat n'était rien moins qu'une béchamelle de turbot (les cuisiniers ont faussé l'orthographe de ce nom illustre), c'était, en un mot, la première de toutes les béchamelles.
Hélas! le destin est aveugle, tous les bons poètes l'ont dit, et les projets des hommes sont étrangement caducs! La primeur de ce précieux aliment devait tomber en partage aux palais malappris de deux ignobles valets!
En entrant dans le salon, Béchameil orna sa lèvre de son plus avenant sourire. Ce fut en pure perte: il n'y avait point de convives.
Hervé de Vaunoy n'avait pas reparu. Alix était en proie à d'atroces souffrances; mademoiselle Olive veillait auprès de son lit de douleur. Didier était on ne savait où.
Ce que voyant, Béchameil, ordinairement si paisible, entra dans un dépit furieux. Désolé de n'avoir personne pour apprécier les mérites de son blanc-manger il demanda son carrosse, et partit au galop pour sa villa de la Cour-Rose.
Le blanc-manger resta sur la table, chef-d'oeuvre abandonné.
Quelques minutes après, Alain le majordome et Lapierre entrèrent par hasard dans le salon.
—Il ne reviendra pas, dit Lapierre.
—Tu es un oiseau de mauvaise augure, répondit le vieil Alain; il reviendra.
Les deux valets avisèrent le blanc-manger. Ils s'attablèrent sans cérémonie. Nous devons croire que la béchamelle se trouva être de leur goût, car, au bout d'un demi-quart d'heure, il n'en restait plus trace.
—Il ne reviendra pas! répéta Lapierre en se renversant sur son siège comme un homme qui a bien dîné.
—Il reviendra! répéta de son côté maître Alain, qui introduisit dans sa bouche le goulot de sa bouteille carrée; en veux-tu?
—Volontiers. S'il ne revient pas, nous pourrons bien n'y rien perdre. Ce petit soldat de Didier a le coeur généreux et la main toujours ouverte. Il achètera notre marchandise un bon prix.
—Et s'il nous fait pendre?
—Allons donc!…
On frappa trois coups rudes à la porte extérieure. Les deux valets sautèrent sur leurs sièges.
—C'est Vaunoy! dit le vieux majordome.
—Ou Didier! repartit Lapierre… Une idée! Si c'est Didier, veux-tu que nous parlions? Vaunoy est avare. Nous pourrissons à son service.
Alain hésita et but. Quand il eut bu, il n'hésita plus.
—Tope, s'écria-t-il gaillardement; si c'est Didier, nous parlerons. Vaunoy, s'il revient ensuite, reviendra trop tard. Mais si c'est Vaunoy?
—Alors, il deviendra pour moi incontestable que Satan le protège, et ma foi, que Dieu ait l'âme du capitaine!
—Amen, répondit maître Alain.
On entendit des pas dans l'antichambre.
Les deux valets se levèrent et clouèrent leurs regards à la porte.
—Quelque chose me dit que c'est le capitaine, murmura Lapierre.
—Moi, je parierais que c'est le Vaunoy, riposta le majordome.
—Eh bien! parions!
—Parions!
—Un écu pour le capitaine!
—Un écu pour Vaunoy!
XXVIII
Chez les Loups
À l'heure où Pelo Rouan faisait à Jude le récit que nous avons rapporté plus haut, un homme, enveloppé dans son manteau, descendait avec précaution la rampe du ravin de la Fosse-aux-Loups. Il jetait furtivement autour de lui des regards d'inquiétude et semblait avoir conscience d'un danger.
Néanmoins il avançait toujours.
Lorsqu'il parvint au fond du ravin, devant le chêne creux où Nicolas Treml avait enfoui jadis son coffret de fer, il s'arrêta pour reprendre haleine.
Sa vue était troublée probablement par la fièvre qui faisait trembler chacun de ses membres sous son manteau; sans cela, il n'eût point exprimé de doute, car, de plusieurs côtés, des têtes fauves, écartant les dernières branches du taillis commençaient à se montrer.
Au moment où l'étranger allait reprendre sa route, en se dirigeant vers l'emplacement de la loge de Mathieu Blanc, trois ou quatre hommes, masqués de fourrure, bondirent hors des broussailles, tombèrent sur lui et le terrassèrent en un clin d'oeil.
—Qui diable avons-nous là? demanda l'un d'eux en mettant son pied sur la poitrine de l'homme au manteau.
Celui-ci, malgré son épouvante, ne parut nullement surpris de l'attaque et continua de cacher son visage.
—Mes bons amis, dit-il d'une voix qui, malgré ses efforts, n'était rien moins qu'assurée, ne me maltraitez pas. Je ne viens point ici par hasard.
—Un espion du maltôtier! s'écrièrent en choeur les Loups; il faut le pendre!
—Saint-Dieu! mes excellents amis, ne commettez pas une énormité semblable, reprit le patient dont les dents claquèrent derechef et plus fort. Je viens vers vous dans votre intérêt.
—À d'autres!
—Sur mon salut, je ne vous mens point. Bandez-moi les yeux, pour être bien sûrs que je ne verrai rien des choses que vous avez intérêt à cacher, et introduisez-moi auprès de votre chef.
Les Loups se consultèrent.
—Il sera toujours temps de le pendre, dit l'un d'eux, robuste sabotier nommé Simon Lion.
L'avis semblait sage.
—Pourtant, reprit un vannier du nom de Livaudré, faudrait au moins voir sa figure.
Simon Lion arracha brusquement le manteau du rôdeur, qui pencha sur sa poitrine un visage rond et plein, mais plus blême qu'un linceul.
Les quatre Loups reculèrent, frappés d'une commune et inexprimable surprise.
—Le maître de La Tremlays! s'écrièrent-ils en même temps.
Vaunoy, c'était bien lui, en effet, essaya de sourire, et parvint seulement à produire un convulsif clignement d'yeux.
—Le maître de La Tremlays en personne, mes bons amis, dit-il.
—Nous ne sommes pas tes amis, murmura Livaudré d'une voix basse et menaçante. Ignores-tu si complètement les sentiers de la forêt que tu aies pu prendre au hasard une route qui te conduisait droit à la mort?
—Allons donc! allons donc! balbutia Vaunoy, vous raillez, mon joyeux camarade; on ne tue pas ainsi un homme qui apporte une fortune avec lui.
Les Loups échangèrent un regard significatif, et Simon, d'un geste rapide, tâta les poches de Vaunoy.
—Tu mens, dit-il après examen fait, aujourd'hui comme toujours, mais du diable si tu nous échappes cette fois!…
La terreur de Vaunoy atteignait à son comble et augmentait pour lui le danger, car il perdait le sens et la parole.
Livaudré détacha une corde roulée autour de sa ceinture et lança l'extrémité, formant noeud coulant, de manière à accrocher l'une des basses branches du chêne creux.
La corde se noua du premier coup, et se balança tout auprès du visage de Vaunoy.
On ne peut dire que celui-ci se fût engagé à la légère dans sa périlleuse entreprise. Au contraire, il en avait laborieusement calculé toutes les chances, mais il avait compté sans sa poltronnerie, et sa poltronnerie allait le tuer.
Il était parti de La Tremlays dans un de ces moments de résolution désespérée où le plus lâche devient en quelque sorte le plus téméraire.
Sa haine pour Didier, ou, pour parler mieux, l'envie passionnée qu'il avait de jeter hors de sa route la vivante menace qui le tourmentait nuit et jour, lui avait caché une partie du péril, en lui montrant plus certaines qu'elles ne l'étaient les chances de réussite.
Il ne pouvait rien par lui-même contre Didier, officier du roi et son hôte officiel, et pourtant il fallait que Didier disparût. Il le fallait; c'était une question de fortune qui pouvait devenir question de vie ou de mort.
Par une étrange destinée, ce jeune soldat se trouvait fatalement en contact avec Vaunoy sur tous les points à la fois. Le penchant d'Alix pour lui et son éloignement croissant pour Béchameil, qui en était une conséquence naturelle, eussent constitué seuls une cause d'inimitié bien suffisante; car, à cette époque où le parlement s'occupait journellement de recherches de noblesse, il fallait que Vaunoy conquît à tout prix l'appui de l'intendant royal.
Un mot de Béchameil pouvait lui faire perdre sa qualité de noble homme, et par conséquent l'opulent héritage de Treml.
Mais à part ce motif, Vaunoy en avait un autre, plus impérieux encore, et nous dirons pas trop en affirmant que Didier et lui ne pouvaient exister ensemble sous le ciel.
Au reste, si nous n'avons pas complètement échoué dans la peinture de son caractère, on doit penser, indépendamment même de cette explication, qu'il avait fallu à Vaunoy un bien puissant motif pour braver ainsi la vengeance des Loups, lui qui avait été leur plus actif et leur plus implacable persécuteur.
Ce motif une fois admis, restait, pour un homme véritablement résolu, à combiner un plan et à n'engager la bataille qu'avec le plein exercice de son sang-froid.
Le maître de La Tremlays était dans de tout autres conditions. En traversant la forêt, il avait subi tour à tour les influences de la frayeur la plus exagérée et du plus fol espoir. Maintenant qu'il fallait agir sous peine de mort, il restait vaincu par l'épouvante, incapable, inerte, hébété: mort d'avance, comme ces malheureux qu'on précipite du haut d'une tour élevée et qui expirent, dit-on, avant de toucher le sol.
Simon Lion le saisit à bras-le-corps, et Livaudré fit un noeud coulant à l'extrémité de la corde; Vaunoy ne bougea pas; il se laissa passer la corde autour du cou sans faire résistance aucune.
Seulement, lorsque la hart lui blessa la gorge, il roula autour de lui de gros yeux affolés, et poussa une plainte étouffée.
—Hale! cria Livaudré.
Les pieds du malheureux Vaunoy quittèrent le sol.
Comme on voit, les pressentiments de Lapierre n'étaient pas sans quelque fondement.
Mais au moment où la face du patient passait du violet au noir par l'effet de la strangulation, un cinquième personnage bondit alors des broussailles. C'était encore un Loup.
—Arrive donc! petit Yaumi, lui dirent ses camarades; viens voir la dernière grimace d'une de tes connaissances.
Le petit Yaumi, que nous avons rencontré tout à l'heure dans la loge de Pelo Rouan, était un énorme gaillard, haut de près de six pieds et membré en proportion. Il jeta un coup d'oeil sur Vaunoy et le reconnut malgré la contraction hideuse de ses traits.
—Méchants blaireaux! murmura-t-il: ils allaient le tuer comme ça sans crier gare!
Et d'un revers de son grand couteau de chasse, il coupa la corde.
Vaunoy tomba comme une masse et s'affaissa sur le gazon.
—Vous faisiez là de la belle besogne, reprit le petit Yaumi. Et qu'aurait dit le Maître? Ne savez-vous pas qu'il y a quelque chose entre lui et ce vil coquin, pour qui la corde était une mort trop douce? Le Maître est-il dans la mine?
—Le diable sait où est le maître, répondit Livaudré d'un ton bourru, quant à ce qui est de ce vieux drôle, il peut se vanter de l'avoir échappé belle. Mais il n'est pas au bout, et il faudra savoir si nos anciens ne lui remettront pas la corde au cou.
—Nos anciens obéissent au Maître tout comme toi et moi, mon homme, dit Yaumi d'un ton sentencieux: ils feront ce que le Maître voudra.
Vaunoy cependant avait repris ses sens et s'agitait sur l'herbe.
—Debout! cria Simon Lion en le poussant du pied.
Vaunoy, qui avait plus de peur que de mal, obéit sans trop de peine. Par une réaction explicable, ce premier danger, miraculeusement évité, lui avait remis quelque force au coeur.
—Empêchez vos gens de me maltraiter, dit-il à Yaumi d'une voix plus ferme; ce bout de corde a failli vous faire perdre cinq cent mille livres.
Yaumi ne s'émut point; mais il n'en fut pas de même des quatre
Loups.
—Cinq cent mille! répétèrent-ils ébahis.
Vaunoy respira. L'effet était produit.
—Conduisez-moi à vos chefs! dit-il d'un ton d'autorité.
—Maintenant, murmura le petit Yaumi en haussant ses larges épaules, ils vont le laisser échapper. Je donnerais un écu pour que le Maître fût ici!
Simon Lion noua le mouchoir à carreaux qui lui servait de ceinture sur les yeux de Vaunoy, et, tout aussitôt les quatre Loups le poussèrent vers la rampe occidentale du ravin, au sommet de laquelle se voyaient les ruines des deux moulins à vent.
Vaunoy sentit bientôt un air froid et humide frapper sa joue; en même temps, la vague lueur qui, malgré le bandeau, parvenait jusqu'à ses yeux, disparut tout à coup.
Tantôt il descendait les marches d'une sorte d'escalier taillé presque à pic; tantôt ses conducteurs le soulevaient à force de bras, le portaient pendant quelques pas et le déposaient ensuite sur le sol.
Cela dura dix minutes environ. Au bout de ce temps, Vaunoy entendit un bruit de voix confuses, et une forte odeur de tabac et d'eau-de-vie le saisit à la gorge.
On lui arracha son bandeau.
Il était chez les Loups, dans leur réfectoire, et arrivait au dessert.
La rouge clarté d'une demi-douzaine de torches qui brillaient autour de lui éblouit d'abord ses yeux habitués aux ténèbres. En outre, les cris assourdissants qu'un millier de larynx récemment abreuvés poussèrent à sa vue, faillirent de nouveau lui faire perdre la tête. Il y avait de quoi: c'étaient de tous côtés, énergiques menaces et clameurs de mort.
Mais bientôt un silence se fit. Simon Lion avait prononcé quatre mots qui produisirent un effet réellement magique. Les clameurs devinrent tout à coup murmures, et ces quatre mots répétés avec componction passèrent en un instant de bouche en bouche.
—Cinq cent mille livres! disait-on de toutes parts.
Ce chuchotement d'excellent augure ranima Hervé de Vaunoy mieux que n'eût fait le plus méritant de tous les baumes. Il se sentit revivre et devint brave de toute la grande peur qu'il avait eue.
Le spectacle qu'il entrevoyait, à mesure que ses yeux s'aguerrissaient au sombre éclat des torches, n'était pas fait cependant pour porter au comble sa sécurité.
Il était précisément au centre d'une nombreuse assemblée dont les groupes, attablés, sans ordre, autour de planches soutenues par des pieux fichés en terre, buvaient, mangeaient ou fumaient.
Cela ressemblait à une immense taverne.
La lumière partant d'un seul centre, où brillaient toutes les torches réunies, s'affaiblissait en radiant, de telle sorte que la majeure partie de la foule, fantastiquement plongée dans un vacillant demi-jour, prenait de loin une physionomie étrange et presque diabolique.
On ne pouvait calculer, même approximativement, le nombre des assistants, et l'aspect de cette cohue faisait naître l'idée de l'infini.
Les derniers rangs, en effet, disparaissant à demi dans l'ombre, semblaient se prolonger jusqu'à perte de vue; et, lorsqu'un mouvement fortuit ou l'étincellement d'une torche agrandissait le cercle de lumière, on voyait surgir de tous côtés de nouvelles figures de buveurs ou de fumeurs.
Or, tous ces buveurs et fumeurs étaient des Loups, honnêtes artisans de la forêt, qui, nous en sommes certains, possédaient au grand jour de fort débonnaires physionomies; mais la lueur sanglante des torches mettait à leurs traits une expression de férocité sauvage. S'ils étaient bons, ils n'en avaient pas l'air, en vérité.
Çà et là, dans la foule, Vaunoy reconnaissait quelque visage de vannier ou de sabotier, rencontré souvent dans la forêt. Deux ou trois Loups avaient gardé leurs masques de fourrure; et, nonobstant le flux perpétuel de la lumière et de l'ombre, Vaunoy crut pouvoir affirmer plus tard que ces Loups, obstinément masqués, avaient leurs raisons pour ce faire en sa présence: ils portaient la livrée de La Tremlays.
Au milieu de la salle, de la grotte, ou de la caverne (Vaunoy n'apercevant ni les parois, ni la voûte, ne pouvait assigner à ce lieu un nom fort précis), se trouvait une table mieux équarrie que les autres: autour de cette table siégeaient neuf vieux Loups de grande expérience, qui sans doute étaient les sénateurs de cette bizarre république.
Quant au dictateur, ce fameux Loup Blanc, dont parlait tant la renommée, Vaunoy eut beau chercher, il ne put le découvrir à aucun signe extérieur, et conclut qu'il était absent.
Au bout de quelques minutes, l'un des vieillards réclama le silence d'un geste, et se tourna vers Vaunoy, qui mettait tous ses efforts à ressaisir son sang-froid ébranlé.
—Qu'es-tu venu faire à la Fosse-aux-Loups? demanda le vieillard.
Vaunoy prit, comme on dit vulgairement, son courage à deux mains.
—J'y suis venu chercher ce que j'y ai trouvé, répondit-il d'un ton dégagé; je voulais voir les Loups.
—C'est une vue qui peut coûter cher, Hervé de Vaunoy. As-tu donc oublié tout le mal que tu nous as fait?
—Non, mais j'ai compté sur votre bon sens, et aussi sur votre misère que je croyais, je dois le dire, ajouta-t-il moins haut, plus grande qu'elle ne me paraît être en réalité.
—Nous vivons du mieux que nous pouvons, reprit le vieillard; on a voulu nous voler notre pain noir et notre petit cidre, nous volons nos voleurs, ce qui nous met à même de manger du pain blanc et de boire de l'eau-de-vie.
Un joyeux et bruyant éclat de rire accueillit la douteuse moralité de ces paroles.
—Bien dit, notre père Toussaint! cria-t-on de toutes parts.
—La paix, mes enfants, la paix! Quant à notre bon sens, nous te savons gré de ton compliment, mais, en définitive, qu'as-tu à faire de notre bon sens, qui nous conseille de te pendre, et de notre misère, que tu as tâché de rendre si complète?
—Je veux me venger, dit Vaunoy.
—N'as-tu pas, à La Tremlays, tes assassins ordinaires?
—Trêve, interrompit Vaunoy, dans un mouvement d'impatience qui le servit à merveille; expliquons-nous comme des hommes, et ne bavardons pas comme des avocats. Voulez-vous gagner cinq cent mille livres?
—Cinq cent mille livres! répétèrent encore les Loups qui avaient l'eau à la bouche.
—Cinq cents millions de tromperies! s'écria une rude voix dont le propriétaire, le petit Yaumi, perça la foule et vint dresser sa haute taille devant la table occupée par le sénat de la Fosse-aux-Loups.
—Notre père Toussaint et les autres, ajouta-t-il, ne faites pas attention à ce que dit ce misérable. Vous le connaissez, et d'ailleurs, en l'absence du Maître, vous ne pouvez rien décider.
Vaunoy dressa l'oreille à ce mot de maître. C'était là une nouvelle difficulté qu'il n'avait pu mettre en ligne de compte.
Le père Toussaint secoua la tête d'un air de mécontentement.
—Ami Yaumi, dit-il, le Maître est le maître, mais nous sommes bien quelque chose, et cinq cent mille livres ne se trouvent pas tous les jours sous le couvert. Cela mérite réflexion.
—Mais il ment comme un coquin qu'il est!
Les Loups poussèrent en choeur un murmure de désapprobation. Ces bonnes gens tenaient aux cinq cent mille livres annoncées, plus que nous ne saurions dire.
—Yaumi, mon garçon, reprit Toussaint, avec d'autant plus d'assurance qu'il se sentait soutenu; laisse-nous faire nos affaires: le Maître sera content.
—Et s'il ne l'est pas? demanda Yaumi.
Personne ne dit mot dans la foule. Le vieillard parut visiblement déconcerté.
—Il le sera, reprit-il encore après un silence; personne plus que moi n'est disposé à obéir au Maître, mais…
—Mais vous voulez braver la chance de lui désobéir! Écoutez! je sais, moi, que le Maître donnerait le plus clair de son sang pour voir cet homme face à face.
Vaunoy frémit de la tête aux pieds.
—Je sais, poursuivit Yaumi, que cet homme et lui ont à régler un compte long et embrouillé. Je veux aller chercher le Maître.
—Qui sait où on le trouvera?
—Je tâcherai; vous m'attendrez.
—C'est impossible! s'écria Vaunoy, mettant désormais son va-tout sur une seule chance; tout est manqué si dans deux heures je ne suis pas de retour à La Tremlays.
—Deux heures me suffiront, dit Yaumi.
Les vieillards se consultèrent.
Il faut croire que l'autorité de celui qu'on appelait le Maître, et qui n'était autre que le Loup Blanc, avait des proportions fort absolues, car, malgré sa violente envie de conquérir les cinq cent mille livres, la foule des Loups vint en aide à Yaumi.
—N'y a pas à dire, murmurait-on de tous côtés: faut que le
Maître soit averti!
—Va donc, dit Toussaint à Yaumi; mais si, dans deux heures, tu n'es pas revenu, nous ferons à notre idée.
Yaumi ne s'ébranla point encore.
—Il faut auparavant, dit-il, que je sache tout ce que veut cet homme.
—C'est juste, repartit Toussaint; expliquez-vous, Hervé de
Vaunoy.
—Les cinq cent mille livres dont il s'agit, dit le maître de La
Tremlays, sont le produit des tailles de l'évêché de Dol, que
M. l'intendant royal expédie à Paris. Les cinq cent mille livres
resteront une nuit au château. Cela suffira.
—Je crois bien! s'écria Toussaint.
—Je crois bien! répétèrent les Loups.
—Quant à l'homme que je veux tuer, il est votre ennemi aussi bien que le mien; c'est le nouveau capitaine de la maréchaussée.
—Fût-il pis que cela, Hervé de Vaunoy, dit Toussaint d'un ton grave, mais non sans quelques regrets, n'espère pas l'aide de nos bras. Les Loups n'assassinent pas.
—Les Loups attaqueront la caisse; les Loups prendront les cinq cent mille livres; les Loups auront tout le profit. Moi, je ferai le reste.
Le vieux Toussaint secoua la tête d'un air de satisfaction non équivoque.
—Cela peut s'accepter, dit-il; en conscience, cela peut s'accepter. Eh bien! Yaumi, en sais-tu assez long?
—Je pars, répondit ce dernier.
Il mit en effet son masque sur son visage et disparut dans l'ombre.
Vaunoy s'assit. On plaça devant lui un verre d'eau-de-vie qu'il toucha de ses lèvres.
—Deux heures! pensait-il avec angoisse; si cet homme vient, quel sera mon sort?
Les Loups s'étaient remis à fumer et à boire, car ces pauvres gens, naguère artisans honnêtes et laborieux, une fois jetés violemment hors de leur voie, avaient pris, à peu de chose près, tous les vices qu'amène avec soi la fainéantise soutenue par la rapine.
Vaunoy, lui, comptait les minutes. De temps en temps, la voix du vieux Toussaint, qui demandait quelques explications sur le mode d'attaque, sur le moment du coup de main, etc., interrompait sa laborieuse rêverie. Ce fut heureux pour lui, car, si on ne l'eût point distrait de sa peur, sa peur l'aurait tué.
Une heure se passa, puis une heure et demie, puis l'aiguille de la montre de Vaunoy indiqua les deux heures révolues.
Vaunoy ouvrit sa poitrine à une longue et vigoureuse aspiration.
Il se leva.
—Ma foi, dit Toussaint, Hervé de Vaunoy est dans son droit. Un honnête homme n'a que sa parole; nous avons la nôtre, et nous sommes des honnêtes gens.
—C'est clair! appuya l'assistance.
—Donc, tu peux te retirer, l'homme. Ton intérêt nous répond de ton exactitude. Demain, une heure après le coucher du soleil, nous serons au lieu désigné.
—À demain, dit Vaunoy, qui devançait ses guides vers l'entrée du souterrain.
On lui banda de nouveau les yeux. Quelques minutes après, il sautait joyeusement sur son cheval, qui l'attendait au-delà du fourré.
—Saint-Dieu! saint-Dieu! saint-Dieu! cria-t-il follement en pressant à grands coups d'éperons le galop de sa monture.
Comme on le pense le vieux majordome gagna son pari, car c'était
Vaunoy qui avait frappé ces rudes coups à la porte extérieure de
La Tremlays, et ce fut lui qui, au moment de la gageure, entra
dans le salon, au grand étonnement de Lapierre.
En entrant, il se jeta, haletant, sur un fauteuil.
—Il est à nous! s'écria-t-il. J'ai joué ma vie, j'ai gagné, mais je jure Dieu qu'on ne m'y prendra plus!
—J'en reviens à ce que je disais, murmura Lapierre: que Dieu ait l'âme du capitaine! Maître Alain, voici votre écu.
XXIX
Avant la lutte
Le lendemain, le convoi des deniers de l'impôt partit de Rennes dans la matinée. Il était escorté par la maréchaussée, à la tête de laquelle chevauchait le capitaine Didier, et par une compagnie de sergents à pied.
Le trajet de Rennes à La Tremlays se fit sans encombre. Tandis que les lourdes charrettes, chargées d'écus de six livres, s'embourbaient dans les fondrières de la forêt, l'attaque aurait été bien facile; mais nulle figure hostile ou suspecte ne se montra sur la route, et c'est à peine si Jude, qui suivait le capitaine, put conjecturer deux ou trois fois aux mouvements des branches qu'il y avait un être vivant, homme ou gibier, caché sous le couvert.
Les Loups dormaient ou ne se souciaient pas d'affronter les bons mousquets de la maréchaussée. À moins qu'ils n'eussent encore un autre motif de ne point se montrer.
On marchait bien lentement, et le soleil se couchait au moment où le convoi atteignait les premiers arbres de l'avenue de La Tremlays.
—Monsieur, dit Jude en se penchant à l'oreille du capitaine, il ne fait point bon pour moi au château. Ce que je cherche n'y est pas, et j'y pourrais trouver en revanche ce que je n'ai garde de chercher.
—Fi! mon brave garçon, répondit le capitaine avec un sourire, tu ne rêves plus qu'assassinat depuis hier. Certes, si tout ce que tu m'as raconté de ce Vaunoy est vrai, c'est un scélérat infâme et sans vergogne, mais je ne puis croire… et, après tout, qui te dit que ce charbonnier n'ait point menti?
—Pelo Rouan? Il ne mentait pas, monsieur, car sa voix tremblait et j'ai senti la sueur de son front tomber sur ma main. Oh! il ne mentait pas!… Et dame Goton et l'absence de notre petit monsieur?
—Tu as peut-être raison, dit le capitaine; en tout cas, tu es libre, mon garçon, et si tu as quelque ami dans la forêt, je te permets de lui demander l'hospitalité. Demain, tu nous rejoindras à Vitré.
—À demain donc! répondit Jude.
Sur le point de s'éloigner, il s'approcha davantage et ajouta à voix basse:
—N'oubliez pas ce qui vous regarde, mon jeune monsieur. Ce Pelo
Rouan a parlé de vengeance, et il a l'air d'un terrible homme!
Didier sourit encore et fit un geste d'insouciante bravade.
—À demain, brave garçon! dit-il au lieu de répondre.
Jude prit un sentier de traverse et perdit bientôt de vue le convoi. Le soleil était couché depuis quelques minutes à peine, mais il faisait nuit déjà sous les sombres voûtes de la forêt. Les clairières seules montraient leurs ajoncs illuminés par cette lueur chatoyante que le crépuscule du soir laisse monter du couchant. Jude s'en allait à pas lents et la tête tristement baissée.
Il avait confié son cheval à un soldat pour que la bête eût sa provende au château.
Le bon écuyer sentait son courage l'abandonner en même temps que l'espoir. Pourquoi chercher encore lorsqu'on est sûr de ne point trouver? Jude avait besoin d'évoquer le souvenir vénéré de son maître pour garder quelque énergie à sa volonté chancelante.
Un péril à braver l'eût trouvé fort; s'il n'eût fallu que mourir, il serait mort avec joie. Mais il n'y avait rien, ni péril à braver, ni mort à affronter.
Treml n'aurait point le bénéfice des efforts tentés: à quoi bon combattre?
Jude, après avoir cheminé quelque temps sans but, prit la route de la loge du charbonnier Pelo Rouan.
—Nous causerons de Treml, se disait-il en soupirant; peut-être aura-t-il appris quelque chose depuis hier.
Jude n'avait pas fait vingt pas dans cette direction nouvelle, lorsqu'un bruit sourd, lointain encore, mais familier à son oreille de vieux soldat, arriva jusqu'à lui.
C'était évidemment le bruit produit par la marche d'une nombreuse réunion d'hommes, dont les pas s'étouffaient sur la mousse de la forêt.
Jude s'arrêta. Ce ne pouvait être l'escouade des sergents de Rennes, car les pas venaient du côté opposé à la ville, et avançaient plus rapidement que ne fait d'ordinaire une troupe soumise aux règles de la discipline.
Jude devinait rarement; il en était encore à s'interroger, lorsque l'agitation des branches du taillis lui annonça l'approche de cette mystérieuse armée.
Il n'eut que le temps de se jeter de côté sous le couvert.
Au même instant, une cohue pressée, courant sans ordre, mais à bas bruit, fit irruption dans le sentier que Jude venait de quitter.
À la douteuse clarté qui régnait encore, le vieil écuyer tâcha de compter, mais il ne put. Les hommes passaient par centaines, et incessamment d'autres hommes sortaient du fourré.
C'était un spectacle singulier et fait pour inspirer l'effroi, car aucun de ces hommes ne montrait son visage aux derniers rayons du crépuscule. Tous avaient la figure couverte d'un masque de couleur sombre.
Tous, hormis un seul qui portait au contraire un masque blanc comme neige, au milieu duquel luisaient deux yeux ronds et incandescents comme les yeux d'un chat-pard.
Cet homme, qui était de grande taille, mais de bizarre tournure, marchait le dernier. Lorsqu'il passa devant Jude, il se trouvait en arrière d'une cinquantaine de pas sur ses compagnons, et le vieil écuyer le vit avec étonnement faire, sans effort apparent, deux ou trois bonds réellement extraordinaires, qui le portèrent en quelques secondes à l'arrière-garde de la fantastique armée.
Jude demeura quelques minutes comme ébahi. Au bout de ce temps, sa lente intelligence ayant accompli le travail qu'une autre aurait fait de primesaut, il conjectura que ces sauvages soldats étaient des Loups. Mais où allaient-ils en si grand nombre et armés jusqu'aux dents?
Jude se fit cette question, mais il n'y répondit point tout de suite, bien que les Loups, chuchotant entre eux, eussent prononcé, en passant près de lui, plus d'un mot qui aurait pu le mettre sur la voie.
Il poursuivit sa route, tout pensif et fort intrigué, vers la demeure de Pelo Rouan.
Pendant qu'il marchait par les sentiers redevenus déserts de la forêt, son esprit travaillait, et les vagues paroles surprises çà et là aux Loups qui passaient, lui revenaient comme autant de menaces.
La loge de Pelo Rouan était fermée. Jude frappa de toute sa force à la porte close; personne ne répondit.
—C'est étonnant, pensa-t-il, entremêlant sans le savoir le désappointement présent et l'objet de sa récente préoccupation. Ce singulier personnage, masqué de blanc, qui marchait le dernier, avait des yeux semblables à ceux que je vis briller hier dans les ténèbres de cette loge… Ouvrez, mon compagnon, ouvrez à l'écuyer de Treml.
Point de réponse. Seulement, de l'autre côté de la loge, d'autres coups se firent entendre, comme pour railler ou imiter ceux qu'il distribuait libéralement à la porte.
Jude fit le tour de la cabane. Un rayon de lune, égaré à travers les branches des arbres, lui montra une petite fenêtre, fermée de forts volets qui s'agitaient sous l'effort d'une main cherchant à les ébranler à l'intérieur.
Au moment où Jude ouvrait la bouche pour répéter sa requête l'un des volets violemment arraché tomba auprès de lui.
En même temps, une forme de jeune fille dont la lune éclairait vaguement la silhouette, monta sur l'appui de la fenêtre, sauta aux pieds de Jude avec une légèreté de sylphide, et demeura un instant à genoux, les bras tendus vers le ciel.
—Sainte Vierge de Mi-Forêt, je vous remercie! murmura la jeune fille avec une ardente dévotion. Protégez-le, protégez-le! Si je le sauve, Notre-Dame, je vous donne un cierge, et une couronne, et ma croix d'or, et tout ce que j'ai, bonne Vierge!
Elle se signa, baisa une petite médaille suspendue à son cou, se releva d'un bond et disparut comme une biche sous le taillis.
Elle n'avait même pas aperçu Jude.
—Fleur-des-Genêts! dit le bon écuyer que ces diverses et inexplicables péripéties jetaient dans un complet abasourdissement. Qui veut-elle sauver? Et les autres! qui veulent-ils attaquer?
La lumière jaillit presque toujours de l'extrême confusion. Jude se pressa le front de ses deux mains, comme pour en faire sortir une pensée obscure, dont il sentait instinctivement l'importance et qu'il ne pouvait formuler.
Au bout de quelques minutes, il se redressa brusquement et laissa tomber ses bras le long de son corps. La pensée avait jailli; la lumière s'était faite dans les ténèbres de sa cervelle: il comprenait.
—Didier! s'écria-t-il d'une voix brève et coupée; c'est de Didier qu'elle parle; Pelo Rouan le déteste; elle veut le sauver parce qu'il veut le tuer. Et les Loups… par le nom de Treml, il y aura quelqu'un pour le défendre!
Et il se reprit à marcher à pas de géant dans la direction de La
Tremlays.
Il semblait avoir retrouvé l'agilité de ses jeunes années, et perçait droit devant lui, au milieu des plus épais fourrés, comme un sanglier au lancer.
En ce moment, pour la première fois, il sentait quelle puissance avait prise au fond de son coeur son attachement pour le jeune capitaine, son nouveau maître. À cette honnête et fidèle nature, il fallait un homme à qui se dévouer, et le souvenir de Treml ne suffisait pas à satisfaire l'éternel besoin d'obéir et d'aimer qui constituait chez Jude, presque tout l'homme moral.
En arrivant à la grille du parc de La Tremlays, Jude était plus inquiet encore qu'au départ, car son flair de fils de la forêt lui révélait la présence d'une immense embuscade.
Il sentait d'instinct que le château était entouré de mystérieux ennemis.
Tout était tranquille encore néanmoins, et Jude resta indécis, n'osant peser sur la corde qui mettait en mouvement la cloche de la grille.
Qu'il entrât par là ou par la maîtresse porte, donnant sur la cour du château, il y avait pour lui danger pareil d'être reconnu; or, Jude ne s'appartenait point, et son zèle pour le capitaine ne pouvait lui faire oublier entièrement et si vite qu'il avait juré de donner sa vie à Treml.