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Le loup blanc

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Heureusement, pendant qu'il hésitait, il vit briller la lumière d'une lanterne à travers les arbres, et bientôt il distingua l'imposante tournure de dame Goton, qui, la pipe à la bouche et à la main un énorme trousseau de clés, s'en venait voir, selon sa coutume, si toutes les portes étaient bien closes.

Dame Goton et Jude étaient trop bons amis pour que le lecteur conserve la moindre inquiétude au sujet du vieil écuyer dans l'embarras.

Nous laisserons la femme de charge l'introduire avec tout le mystère désirable, et nous réclamerons place à table dans la salle à manger de M. Hervé de Vaunoy.

Le souper était copieux et bien ordonné. Béchameil, qui avait dormi sur sa rancune et n'était point fâché de veiller personnellement au salut de ses cinq cent mille livres, faisait grand honneur à une seconde édition de son fameux blanc-manger, qu'il avait revue et corrigée pour la circonstance.

Le vin était excellent; l'officier du roi, qui commandait les sergents de Rennes, se trouvait être un joyeux vivant; Didier lui-même accueillait avec plus de bienveillance l'hospitalité empressée de Vaunoy.

Une seule chose manquait au festin, c'était la présence d'Alix, retenue en son appartement par la fièvre qui ne l'avait pas quittée depuis la veille.

Mais Alix, il faut le dire, était merveilleusement remplacée par sa tante, mademoiselle Olive de Vaunoy, laquelle tenait le centre de la table, et faisait les honneurs avec une grâce qu'il ne nous est point donné de décrire.

Parmi les valets qui servaient à table, nous citerons maître Alain et Lapierre. Vaunoy ne les perdait pas de vue; et, tout en faisant mille caresses au jeune capitaine, il paraissait accuser ses deux suppôts de lenteur, et contenait difficilement son impatience.

Le premier service avait été enlevé pour faire place aux rôtis, puis à la pâtisserie, qui, placée au centre de la table, s'entourait d'un double cordon de dessert. On versait les vins du Midi, ce qui semblait causer à Béchameil et à l'officier rennais une notable satisfaction.

Didier tendit son verre par-dessus son épaule. Ce fut Lapierre qui versa. Vaunoy et lui échangèrent un rapide coup d'oeil.

Mais, au moment de porter le verre à ses lèvres, Didier se tourna brusquement et regarda Lapierre en face.

Le saltimbanque émérite soutint parfaitement ce regard, et demeura sans sourciller, à la position du laquais derrière la chaise de son maître.

Didier répandit ostensiblement le contenu de son verre sur le parquet, et fit à Lapierre un signe impérieux de s'éloigner, ce que celui-ci exécuta aussitôt en s'inclinant avec un feint respect.

Vaunoy était devenu pâle.

—Notre vin de Guyenne ne plaît pas au capitaine Didier? demanda-t-il en s'efforçant de sourire.

—Ne parlez pas ainsi, monsieur mon ami, interrompit Béchameil qui cherchait un bon mot depuis le potage, ou monsieur le capitaine vous actionnera en calomnie devant notre parlement.

Cela dit, Béchameil crut devoir éclater de rire.

—Monsieur de Vaunoy, répondit le capitaine avec une froide politesse, veuillez m'excuser, s'il vous plaît. Veuillez surtout faire en sorte que cet homme ne m'approche jamais. J'ai mes raisons pour parler ainsi, M. de Vaunoy.

—Sortez, Lapierre! dit le maître de La Tremlays. Mon jeune ami, ajouta-t-il, choisissez, je vous en supplie, entre tous mes valets. Vous plaît-il d'être servi par mon majordome en personne?

C'était littéralement tomber de Charybde en Scylla, car Lapierre, en sortant, avait remis au majordome le flacon qu'il tenait à la main.

Didier salua légèrement en signe d'acquiescement, et tendit son verre à maître Alain, qui l'emplit jusqu'au bord.

—À la santé du roi! dit le maître de La Tremlays en se levant.

Tous les convives l'imitèrent, excepté mademoiselle Olive, que le privilège de son sexe dispensait de ce mouvement.

—À la santé du roi! répéta Didier, qui but son verre d'un trait.

Un imperceptible sourire plissa la lèvre d'Hervé de Vaunoy.

Il fit un signe à maître Alain.

Celui-ci s'approcha d'une fenêtre ouverte et lança dehors le flacon qui avait servi à remplir le verre de Didier.

Nul ne remarqua cet incident, et le souper continua comme si de rien n'eût été.

Au bout de quelques minutes, Didier cessa tout à coup de répondre aux gracieuses prévenances dont l'accablait mademoiselle Olive. Sa tête pesait sur ses épaules; ses paupières luttaient en vain pour ne point se fermer.

On eût dit qu'il était en proie à un irrésistible besoin de sommeil.

Olive, scandalisée, rentra en un digne silence; ce qui permit au capitaine de s'endormir tout à fait.

—Saint-Dieu, dit Vaunoy, notre jeune ami n'est pas aimable ce soir! Il jette notre vin et s'endort à notre barbe. Lui auriez-vous conté une histoire, mademoiselle ma soeur?

Olive se pinça les lèvres et foudroya son frère du regard.

—Cela n'expliquerait pas pourquoi il a répandu son vin de
Guyenne, dit Béchameil avec son habituelle naïveté.

—Nous lui passerons tout cela en faveur de son titre d'officier du roi, reprit joyeusement le maître de La Tremlays, et nous pousserons l'attention jusqu'à le faire emporter dans son fauteuil afin de ne point troubler son sommeil.

Deux valets en effet soulevèrent le siège de Didier et l'emportèrent toujours dormant, à sa chambre. Cela réjouit fort M. de Béchameil et l'officier rennais, qui jura sur son honneur que M. de Vaunoy savait exercer l'hospitalité dans les formes.

Didier ne s'éveilla point pendant le trajet. Les deux valets le déposèrent endormi sur son lit et se retirèrent.

Une heure après environ, un bruit terrible se fit autour du château. Les portes furent attaquées toutes à la fois, et brisées d'autant plus facilement qu'il ne se présenta personne pour les défendre.

Par une fatalité singulière, sergents et soldats de la maréchaussée se trouvaient casernés dans une grange qu'on avait fermée en dehors.

Une seule personne fit résistance, ce fut la vieille Goton qui après avoir inutilement essayé de relever le courage de maître Simonnet et des autres valets de Vaunoy, saisit bravement un mousquet, et fit le coup de feu par la fenêtre de la cuisine.

Au moment où l'on entendit les premiers bruits de cette attaque inopinée et furieuse, Vaunoy était dans son appartement avec maître Alain, Lapierre et deux autres valets armés.

—Voici l'instant, dit-il avec un certain trouble dans la voix; il dort et vous êtes quatre. Saint-Dieu! ne me le manquez pas cette fois.

—Je m'en chargerai tout seul, reprit Lapierre; et en vérité, ce jeune fou prend à tâche de me donner envie de le tuer. Voilà deux fois qu'il me foule aux pieds depuis hier.

—Trêve de paroles! interrompit Vaunoy; à vous le capitaine, à moi les Loups!

Les quatre estafiers s'engagèrent dans le long corridor qui conduisait à la chambre de Didier, Lapierre marchait le premier, épée nue dans la main droite, poignard dans la gauche.

Maître Alain venait le dernier, ce qui lui donna occasion de dire, sans être aperçu, un mot à sa bouteille carrée.

—Attention! dit Lapierre en arrivant à la porte qui n'était point fermée. Je vais l'expédier tout seul. Cependant s'il s'éveillait par le plus grand des hasards, vous viendriez à la rescousse.

Il entra. Une obscurité profonde régnait dans la chambre de Didier. Lapierre avança doucement; et, lorsqu'il se crut à portée du lit, il leva son épée.

Une autre épée arrêta la sienne dans l'ombre. Lapierre recula étonné.

—Lève la lanterne, Jacques, dit-il à l'un des valets.

Celui-ci obéit, et nos quatre assassins aperçurent debout, devant le lit de Didier endormi, un homme de grande taille, qui droit et ferme sur la hanche, présentait la pointe de son épée nue.

Le vieux majordome poussa un cri de surprise.

—Saint-Jésus, dit-il, gare à nous! Je le reconnais, cette fois; nous ne sommes pas trop de quatre: c'est Jude Leker, l'ancien écuyer de Nicolas Treml!

XXX
Quatre contre un

Jude avait été introduit, comme nous l'avons dit, par la vieille femme de charge, et avait attendu son maître sur le lit de camp qui se trouvait dans un coin de la chambre.

Il s'était fort étonné lorsqu'il avait vu Didier, endormi, apporté par deux valets, et son inquiétude avait redoublé; mais il était resté coi, afin de n'être point aperçu.

À plusieurs reprises, quand les valets furent partis, il appela son maître à voix basse. Celui-ci plongé dans un sommeil de plomb n'eut garde de lui répondre. Le breuvage que lui avait versé maître Alain au souper était une préparation opiacée mêlée à forte dose au vin de Guyenne, si bien apprécié par M. de Béchameil.

Ce silence obstiné mit une lugubre appréhension dans l'esprit de
Jude.

—C'est étrange! pensa-t-il. Serait-ce un cadavre que ces hommes viennent d'apporter?

Il se leva doucement et posa sa main sur le coeur du jeune homme qui battait fort tranquillement.

—Il dort! se dit Jude avec un soupir de soulagement. Que Dieu lui donne un long et tranquille sommeil!

Ce souhait devait être rempli outre mesure.

Au moment où Jude regagnait sa couche, le fracas de l'attaque éclata de toutes parts.

Le vieil écuyer prit son épée, et se tint prêt à tout événement.

Au bout de quelques minutes, il entendit un bruit de pas dans le corridor et saisit quelques mots de la conversation des quatre assassins.

—Il faut pourtant l'éveiller, se dit-il.

Et il secoua rudement Didier, qui resta inerte et comme mort.

Le brave écuyer, de guerre lasse, prit son parti et se plaça devant le lit, l'épée haute.

—Si c'est Pelo Rouan, pensa-t-il, je l'adjurerai au nom de Treml, et d'ailleurs, Pelo Rouan ne frappera pas un homme endormi, j'en suis sûr… Mais si ce n'est pas Pelo Rouan?

En guise de réponse à cette embarrassante question, Jude assura son épée et se mit en garde.

Au même instant, la porte fut ouverte et donna passage aux estafiers de Vaunoy.

Pour être plus vieux de vingt ans, Jude Leker n'avait point perdu cette robuste et martiale apparence qui avait donné jadis à réfléchir aux roués de la suite du régent.

Dans la position qu'il avait prise devant le lit du capitaine, sa grande taille se développait fièrement et montrait, à la vacillante clarté de la lanterne, le vigoureux dessin de ses formes athlétiques. Sur son visage régnait ce calme profond qui, lorsqu'un homme est en face du péril, annonce une détermination indomptable.

Son regard restait lourd, presque apathique, et chacun de ses muscles gardait l'immobilité de l'acier.

Au seul nom de Jude, Lapierre crut deviner une alarmante complication. La présence de l'ancien écuyer de Treml auprès du capitaine rendait plus irrévocable, s'il est possible, l'arrêt de mort qui pesait sur ce dernier, car cette réunion n'était peut-être pas due au hasard, et, en tout cas, elle donnait une force nouvelle aux motifs que Vaunoy avait de redouter Didier.

Le premier mouvement de Lapierre fut donc d'ordonner l'attaque; mais un coup d'oeil jeté sur la ferme attitude du vieil écuyer retint cet ordre sur sa lèvre.

Il connaissait de réputation Jude, qui avait passé autrefois pour le plus vaillant homme d'armes du pays rennais, et ce qu'il voyait de lui n'était point fait pour démentir cette renommée.

Jude était seul, mais des quatre estafiers deux étaient des valets pris pour faire nombre; le troisième, maître Alain, vieillard débile et usé par le vice, chancelait déjà sous le poids d'une ivresse fort avancée.

Le quatrième enfin, qui était Lapierre en personne, pouvait, poussé à bout, ne pas être un adversaire à dédaigner: mais la guerre n'était point son fait en définitive, et il ne combattait jamais qu'au pis-aller.

De sorte que les forces en présence, sans se balancer exactement, n'étaient pas non plus trop inégales.

Maître Alain était au flanc de Jude, à bonne distance, il est vrai; Lapierre faisait face, et les deux valets se trouvaient entre ce dernier et le marjordome.

Après cette courte réflexion, Lapierre baissa son épée et remit son poignard à sa ceinture.

—Mon compagnon, dit-il à Jude d'un ton délibéré, le vénérable maître d'hôtel de La Tremlays prétend vous reconnaître pour un ancien serviteur de la maison. À ce titre, je me déclare fort joyeux de faire votre connaissance. Voulez-vous, s'il vous plaît, nous livrer passage afin que nous puissions accomplir notre tâche?

Jude ne répondit point et demeura immobile.

—Mon compagnon, reprit Lapierre, nous sommes quatre et vous êtes seul. En outre, si vous voulez prendre la peine d'ouvrir vos oreilles, vous ne douterez point que nous n'ayons dans le château de nombreux auxiliaires.

Le fracas redoublait en effet, les Loups avaient fait irruption à l'intérieur. C'était un vacarme assourdissant qui eût éveillé un mort.

Pourtant le capitaine dormait toujours.

—Mon compagnon, dit pour la troisième fois Lapierre qui prit un ton caressant et envoya un rapide coup d'oeil à ses gens, je serais fâché d'user envers vous de violence, mais…

Il n'acheva pas. Les cinq épées lancèrent à la fois cinq gerbes d'étincelles.

Il y eut un court cliquetis. Maître Alain tomba sur ses genoux en poussant un gémissement sourd, et l'un des valets mesura le sol au milieu d'une mare de sang.

Jude, qui s'était fendu deux fois coup sur coup se remit en garde bellement.

Lapierre recula ainsi que le second valet.

Le mauvais succès de la traîtreuse attaque qu'il avait tentée au moment même où il semblait vouloir parlementer, le déconcerta quelque peu, et il jeta un piteux regard sur ses compagnons hors de combat.

—Vertudieu! grommela-t-il, ce n'était pas trop de quatre, en effet. Lève la lanterne, Jacques.

Jacques n'avait pas été touché. Il obéit.

La lumière tomba d'aplomb sur le justaucorps de Jude, et Lapierre poussa un cri de joie.

Le vieil écuyer restait droit et ferme, mais son sang coulait abondamment par trois blessures.

L'assaut n'était pas si mauvais que Lapierre l'avait cru d'abord.

—Il ne s'agit que d'attendre, reprit-il en ricanant.

Toute son insolence était revenue. Il ajouta:

—Du diable s'il reste un quart d'heure debout avec ces trois saignées. Attention, Jacques! il est à nous. Fais comme moi, accule-toi au mur et reste en garde. S'il quitte sa position pour m'attaquer, tu iras au lit et tu feras l'affaire; si c'est toi qu'il attaque, je me charge du capitaine. S'il se tient tranquille, ne bougeons pas. Dès qu'il tombera au bout de son sang, nous achèverons notre besogne.

Jacques obéit encore. Lapierre et lui s'adossèrent au mur. Maître Alain et l'autre valet gisaient à terre sans mouvement, et morts, suivant toute apparence.

Jude envisagea sa situation avec tout le calme de son stoïque courage: sa situation était désespérée.

Lapierre, l'effronté coquin avait parfaitement établi le dilemme;
Jude ne pouvait se sauver qu'en attaquant, mais s'il attaquait,
Didier était mort.

Le choix de Jude ne pouvait être douteux; il garda son poste.

Cependant, il se sentait faiblir de minute en minute; ses forces s'en allaient avec son sang.

Une fois, le bruit que faisaient les Loups s'approcha dans la direction de la chambre; Jude eut une lueur d'espoir.

—Pelo Rouan! cria-t-il, au secours!

Mais le bruit s'éloigna, et Pelo Rouan ne vint pas.

—Holà! dit Lapierre; le charbonnier se mêle-t-il aussi de protéger l'orphelin! heureusement il est à trop bonne distance pour entendre et, puisque ce brave garçon appelle ainsi les absents, c'est signe que sa cervelle déloge. Il a chancelé, sur ma foi!

Jude se redressa vivement, mais Lapierre ne s'était point trompé.
Il avait chancelé.

En se relevant, il dit:

—Monsieur le capitaine, éveillez-vous!

—Ah ça! murmura l'ancien saltimbanque, c'est un taureau que cet écuyer? Il a déjà perdu plus de sang qu'il n'y en a dans mes veines, et il est encore debout. Si l'autre allait finir son somme, nous serions ici à terrible fête.

Jude pâlissait et haletait.

—Éveillez-vous, monsieur le capitaine! cria-t-il encore d'une voix affaiblie déjà. Éveillez-vous!

—Pourquoi ne pas lui donner le nom de son père, mon compagnon? demanda Lapierre avec ironie. Allons! ne te gêne pas. Ce nom, prononcé en ce lieu, aurait peut-être une vertu magique.

Jude ne comprenait point. Il mit la main sur une de ses blessures afin d'arrêter le sang: mais Lapierre impitoyable et pressé d'en finir, simula une attaque qui le força de se remettre en garde.

Le sang coula de nouveau.

—Éveillez-vous, monsieur, éveillez-vous! cria pour la troisième fois Jude, qui s'appuya, épuisé, aux colonnes du lit.

Didier dormait toujours.

Jude, à bout de forces, lâcha son épée, glissa le long du lit et tomba dans son sang.

—Dieu ne veut pas que je meure pour Treml! murmura-t-il avec un douloureux regret.

—Et pour qui donc meurs-tu, mon brave garçon! s'écria Lapierre en éclatant de rire. Est-ce que, par hasard, tu ne saurais pas?… Ce serait une excellente plaisanterie.

Il s'approcha de Jude qui respirait avec effort et ne bougeait plus.

—Mon compagnon, dit-il en lui tâtant le pouls, tu as encore trois minutes à vivre pour le moins. Veux-tu que je te conte une histoire? Qui ne dit mot consent, hé? retiens-toi de mourir, cela va t'amuser. Un soir, figure-toi, je passais par la forêt de Rennes, j'étais saltimbanque de mon métier et j'avais besoin d'un enfant. Ton pouls a l'air de vouloir s'éteindre: un peu de patience, que diable! Sur le revers d'un fossé, j'aperçus une jolie petite créature emmaillotée de peau de mouton. Je laissai la peau de mouton, mais j'emportai l'enfant qui faisait justement mon affaire. Une fois à Paris… Aurais-tu dessein de me fausser compagnie? J'abrège: cet enfant grandit; le hasard le fit échapper à ma tutelle; il devint page de M. le comte de Toulouse, puis gentilhomme de sa chambre, puis… À la bonne heure, voici ton pouls qui recommence à battre comme il faut. Puis capitaine de la maréchaussée. Devines-tu?

Une légère et furtive rougeur monta au visage de Jude, qui néanmoins demeura immobile et garda ses yeux fermés.

—Tu ne devines pas? reprit Lapierre. Eh bien! je vais te mettre les points sur les i pour que tu t'en ailles content dans l'autre monde. Cela t'expliquera en même temps pourquoi nous sommes ici de la part d'Hervé de Vaunoy: l'enfant que je trouvai dans la forêt avait nom Georges Treml.

À peine Lapierre avait-il prononcé ce nom qu'il poussa un cri de rage et de douleur.

Un mouvement d'incommensurable joie venait d'emplir le coeur de Jude et galvanisait son agonie. Le bon écuyer, retrouvant vie pour un instant au nom adoré du petit-fils de son maître, avait étreint, par un suprême effort, la gorge du saltimbanque qu'il tenait renversé sous lui.

—Au secours, Jacques! râla celui-ci.

Jacques s'élança, mais non pas assez vite. Jude avait ressaisi son épée et la plongea de toute sa force dans la poitrine de Lapierre.

Puis, s'appuyant d'une main aux colonnes du lit, il reçut le choc du dernier valet.

C'était encore un champion redoutable que Jude Leker à sa dernière heure. Le valet, grièvement blessé dès les premières passes, jeta son arme et s'enfuit.

Jude se traîna jusqu'à la lanterne qui, éteinte à demi et oubliée par terre, éclairait d'une lueur faible les résultats de cette scène de carnage. Il la prit, ramena la flamme, et s'aidant de ses mains, il regagna le lit où Didier, subissant toujours l'effet du narcotique, dormait son léthargique sommeil.

Ce fut avec une peine infinie que le bon écuyer, rassemblant tout ce qui lui restait de force, parvint à se relever. Il s'appuya d'une main sur les matelas, de l'autre il dirigea l'âme de la lanterne sur le visage de Didier.

Le capitaine était couché sur le dos, dans la position où l'avaient placé les valets de Vaunoy. Il n'avait point bougé depuis lors. La lumière tomba d'aplomb sur ses traits hardis et réguliers.

Jude se mourait, mais sa joie atteignit au délire. Il contempla un instant Didier endormi. Une extatique allégresse illumina sa simple et honnête physionomie, tandis que deux larmes brûlantes sillonnaient lentement le hâle de ses joues.

—C'est lui, murmura-t-il enfin, que Dieu le sauve et le bénisse! Voilà bien le front de Treml! et ces yeux fermés, je m'en souviens maintenant, sont bien les yeux d'un Breton: hardis et bons! Oh! c'est un beau soldat, que le dernier fils de Treml! C'est un digne rejeton du vieil arbre. Si je l'avais reconnu plus tôt!…

Il prit la main de Didier et se pencha sur elle, ne pouvant la soulever jusqu'à sa lèvre!

—Notre monsieur! mon fils! poursuivit-il avec une passion si ardente que les dernières gouttes de son sang loyal remontèrent à sa joue, éveillez-vous pour que je vous salue du vaillant nom de vos pères! Éveillez-vous, enfant de Treml; votre vie sera belle et glorieuse désormais…

Il s'arrêta; son regard exprima tout à coup une terreur.

—Mon Dieu! mon Dieu! cria-t-il d'une voix sourde; il dort et je vais mourir! Je vais mourir, emportant son secret, son bonheur: tout ce que Dieu vient de lui rendre!

Jude regardait maintenant son jeune maître avec des yeux découragés. La vie l'abandonnait; il le sentait, et c'était pour lui une accablante angoisse que de faire défaut pour ainsi dire au dernier Treml, que de l'abandonner en ce moment suprême, où un seul mot, prononcé et entendu, lui rendrait fortune et noblesse.

—Je ne veux pas mourir, reprit-il avec effort; ce serait trahison! Il faut que je vive pour le servir et pour l'aimer. Arrête-toi donc, mon sang; tu es à lui, tout à lui! Notre-Dame de Mi-Forêt, sainte mère du Christ, ayez pitié! Qu'il s'éveille, ou que je vive! Sainte Vierge! la mort est sur moi. C'est la première fois que j'ai peur!

Le malheureux vieillard tremblait son agonie et avait besoin de ses deux mains pour se retenir aux couvertures du lit. Une minute se passa pendant laquelle il souffrit un martyre que nous n'essaierons pas de dépeindre. Puis ses mains glissèrent lentement le long des couvertures.

—Éveille-toi! éveille-toi, râla-t-il. Écoute! Écoute-moi, notre monsieur! Il y a dans le creux du chêne de la Fosse-aux-Loups un parchemin et de l'or. Tout cela est à vous, Georges Treml… à vous! Moi, je suis un mauvais serviteur: je meurs quand vous auriez besoin que je vive. Pardonnez-moi!… pardonnez-moi! Treml! Treml!

Ses jambes fléchirent; il tomba pesamment à la renverse en prononçant une dernière fois le nom idolâtré de son maître.

Un silence de mort régna dans la chambre pendant quelques minutes. La lanterne, demeurée sur le lit, jetait encore par intervalles de tristes lueurs sur cette scène de désolation.

Tout à coup on entendit un long et retentissant bâillement.

L'un des cadavres s'agita et se mit à étirer ses membres, comme on fait après un bon sommeil.

Ce cadavre était celui de maître Alain, le majordome, lequel n'avait d'autre blessure qu'un large trou fait à son pourpoint. Le vieux buveur était tombé au choc de Jude, et, moitié par frayeur, moitié par ivresse, il ne s'était point relevé.

Or, on sait qu'un homme ivre, si poltron qu'il puisse être, s'endormirait à dix pas de la bouche d'un canon.

Maître Alain s'était endormi.

En s'éveillant, son premier soin fut de donner une marque d'affection à sa bouteille carrée. Il ne se souvenait de rien.

Après avoir avalé une ample rasade, il se leva, chancelant, et plus ivre que jamais.

—Pourquoi diable suis-je hors de mon lit? se demanda-t-il.

Un coup d'oeil jeté autour de lui éclaira sa mémoire.

—Oh! oh! dit-il; la bataille est finie. Voici mon vieux compagnon Jude dans l'état où je le désirais. Et ce jeune coquin de Georges Treml! il dort comme un bienheureux. Ma foi! je vais achever la besogne.

Il prit son poignard et marcha laborieusement vers le lit, non sans dire un mot en chemin à sa bouteille, pour se donner du courage. Au premier pas, il trébucha contre le corps de Lapierre.

—Tiens, gronda-t-il, le voilà qui dort aussi! Lapierre! viens m'aider, mon garçon.

Lapierre n'avait garde de répondre. Maître Alain se pencha sur lui et lui mit le goulot de son flacon carré dans la bouche.

—En veux-tu? demanda-t-il suivant sa coutume.

L'eau-de-vie se répandit à terre. Maître Alain se releva.

—Il ne boira plus! dit-il avec solennité.

Au moment où il arrivait à portée du lit, il s'arrêta pour écouter une voix douce, mais éplorée, qui chantait dans la cour, sous la fenêtre, un couplet de la romance d'Arthur de Bretagne.

—Joli moment pour chanter! murmura-t-il.

La voix s'interrompit et prononça tout bas avec un accent désolé:

—Didier! Didier!

—Présent! dit en riant le majordome. Allons! un autre couplet, encore un couplet!

La douce voix de jeune fille, comme si elle eût voulu obéir à cet ordre ironique, reprit cette partie de la complainte qui raconte les douleurs de la duchesse Constance de Bretagne, et chanta d'une voix pleine de larmes:

Elle cherchait, dans sa détresse,
La forteresse
Où l'Anglais tenait enfermé
Son bien-aimé.

Puis elle dit encore:

—Didier! Oh! Didier! où es-tu?

Le vieux majordome, réduit à l'état d'enfance par son ivresse, s'approcha curieusement de la fenêtre pour voir la chanteuse; mais au même instant, la porte s'ouvrit, et une vive lumière inonda la chambre.

Maître Alain se retourna.

Il vit Alix de Vaunoy, pâle, l'oeil égaré, tenant à la main un flambeau.

Elle, aussi, prononça d'une voix étouffée le même nom que la chanteuse:

—Didier! Didier!

XXXI
Alix et Marie

Alix de Vaunoy entra. Elle était bien changée; son visage gardait les traces d'une cruelle souffrance. Ses yeux avaient ce regard morne et fixe que laisse après soi la brûlante exaltation de la fièvre.

Au moment où le maître de La Tremlays avait donné le signal à ses quatre estafiers, Alix était couchée sur son lit de douleur et sommeillait péniblement. Autour d'elle veillaient mademoiselle Olive, sa tante, la fille de chambre Renée et une autre servante. Le fracas de l'attaque des Loups vint réveiller Alix en sursaut et frapper d'épouvante les trois femmes qui la gardaient. Mademoiselle Olive s'évanouit au premier coup de fusil, et les deux servantes s'enfuirent affolées par la frayeur.

Alix demeura seule.

Son sommeil, si court et si agité qu'il eût été, l'avait un peu reposée. Le bruit de l'attaque, en ébranlant la faiblesse de son cerveau, y ressuscita quelques vagues pensées, comme la secousse imprimée à un vase rempli d'eau y fait remonter les objets submergés.

Elle eut souvenir de son entretien avec Lapierre et de la mortelle douleur qui avait torturé son âme. Elle prononça le nom de son père, puis le nom de Didier, pour qui désormais sa tendresse était celle d'une soeur ou d'un ange.

Puis, encore, elle se leva, jeta sur ses épaules une mante, prit un flambeau et quitta sa chambre.

Il n'y avait personne pour la retenir.

Dans le corridor elle rencontra plusieurs Loups, qui, maîtres du château, le traitaient en pays conquis; mais les Loups s'enfuirent à l'aspect de cette pâle figure, qui ressemblait de loin à un fantôme.

Ils n'eurent garde de lui barrer le passage.

Elle choisit d'instinct le chemin de la chambre de Didier. On ne peut dire qu'Alix fût en état de somnambulisme. Elle était bien réellement éveillée; mais son intelligence flottait dans un milieu obscur; elle pensait comme on rêve.

Lorsqu'elle ouvrit la porte du capitaine, seule, au milieu de la nuit, l'idée ne lui vint même pas que ce pût être un acte condamnable ou simplement en dehors des lois des convenances. Malgré les demi-ténèbres où son esprit était plongé, elle savait que, entre elle et Didier, il existait un obstacle infranchissable, un abîme rendu plus profond par les accablantes insinuations de Lapierre.

Elle était résignée. Elle l'avait dit à Dieu.

Elle venait au secours d'un homme qui avait été son fiancé, mais qui était son frère.

Par l'angoisse de son dévouement plutôt que par l'enchaînement logique de ses souvenirs et des affreux soupçons qui avaient précédé sa fièvre, elle sentait que Didier était menacé de mort.

Et elle venait.

La scène que nous avons mis si longtemps à raconter, dans le chapitre qui précède, n'avait réellement duré que quelques minutes, et quand Alix arriva au seuil de la chambre de Didier, le combat avait déjà pris fin.

Elle entra, comme nous l'avons dit, en prononçant le nom de celui que sa pure et pieuse conscience lui permettait, lui ordonnait de défendre.

Le vieux majordome, stupéfait de cette apparition, demeura immobile, et n'eut pas même la force de demander conseil à sa bouteille. Alix qui avait fait quelques pas sans le voir, l'aperçut enfin, et, de sa main tendue, lui désigna la porte. Le vieillard sortit aussi vite que le lui put permettre le méchant état de ses jambes avinées.

Alix posa son flambeau sur la table et s'assit au pied du lit. Ses regards s'égaraient dans l'obscurité du corridor, à travers la porte entrebâillée.

La fièvre revenait et mettait un voile plus épais sur son esprit.

—Quelle étrange odeur! dit-elle après quelques secondes de silence, pendant lesquelles son oeil n'avait point cherché Didier. Pourquoi ces hommes dorment-ils sur le carreau? Ils sont heureux de pouvoir dormir. Moi je vais prier.

Elle mit la main sur son front, et entre ses lèvres pâles une prière coula murmurant.

Puis tout à coup elle frissonna, disant:

—Ils mentent, ils mentent! Ce ne fut pas mon père qui dirigea le bras de l'assassin!

—Didier! Didier! cria dans la cour, sous la fenêtre, la voix de jeune fille que nous avons entendue déjà.

—Didier! répéta mademoiselle de Vaunoy en faisant effort pour ressaisir sa pensée fugitive; oui, c'est vrai, je suis venue pour lui… où est-il?

Elle jeta son regard autour de la chambre et aperçut le capitaine dormant auprès d'elle. Cette vue sembla éclairer soudainement son intelligence.

—Je me souviens, dit-elle, voilà que je me souviens! Il y avait dans les paroles de ce misérable valet une terrible menace. Les assassins vont venir peut-être…

Elle tourna avec effroi vers la porte ses yeux qui rencontrèrent en chemin, sur le carreau, les trois prétendus dormeurs.

En même temps l'odeur du sang vint de nouveau blesser son odorat.

—Ils sont venus, s'écria-t-elle; est-il blessé? Non. Il repose. Dieu soit loué! son sommeil est tranquille. Mais qui donc a pu le défendre?

Elle prit le flambeau et l'approcha successivement des trois cadavres.

Elle reconnut Lapierre, lequel gardait, mort, son cynique et insouciant sourire.

Elle reconnut aussi l'autre valet.

Le troisième visage, celui de Jude, était étranger à mademoiselle de Vaunoy. Elle le considéra un instant en silence, puis, se penchant tout à coup, elle prit une de ses mains et la serrant avec passion:

—Que Dieu ait votre âme, murmura-t-elle avec gratitude, vous dont je ne sais pas le nom; vous êtes mort pour le défendre. Chaque matin et chaque soir, quand je serai loin du monde, je dirai une prière pour que Dieu vous reçoive en sa miséricorde. Ils étaient trois contre vous, davantage peut-être. Vous étiez un vaillant homme et un digne serviteur!

Elle se releva et revint vers Didier.

—Je veux rester là, reprit-elle: on n'osera pas le tuer devant moi.

Les Loups, cependant, continuaient de parcourir le château; les uns buvaient, les autres dévastaient. Le bruit du pillage et de l'orgie arrivait, comme par bouffées, le long des corridors.

Lorsque ce fracas se calmait, Alix entendait, sans trop y prendre garde, des sanglots de femme dans la cour.

Parmi ces sanglots, elle crut saisir une seconde fois le nom de
Didier, et son oreille s'ouvrit avidement.

—Il ne m'entend pas! disait la voix avec découragement; il reconnaîtrait mon chant, s'il m'entendait.

Puis elle chantait parmi ses larmes:

Elle cherchait, dans sa détresse,
La forteresse
Où l'Anglais avait enfermé
Son bien-aimé.

Alix se précipita vers la fenêtre. La voix continua:

La nuit venait dans l'ombre
De la tour sombre,
Elle disait sous le grand mur:
Arthur! Arthur!

Marie! c'est Marie! dit Alix dont le coeur battit avec force, c'est Marie, la fiancée de Didier.

Elle ouvrit la fenêtre.

—Marie! appela-t-elle.

La pauvre Fleur-des-Genêts s'était laissée tomber sur l'herbe. Elle se releva vivement et reconnut à la fenêtre éclairée les traits pâlis de mademoiselle de Vaunoy.

—L'avez-vous vu? demanda-t-elle.

—Il est là, répondit Alix en se tournant vers le lit.

La chambre de Didier était au premier étage. La fenêtre qui s'ouvrait sur la cour se trouvait entourée de vigoureuses pousses de vigne, dont les branches bossues descendaient tortueusement jusqu'au sol. Fleur-des-Genêts s'élança, légère comme un oiseau. La vigne lui servit d'échelle.

L'instant d'après elle sautait au cou d'Alix.

—Où est-il? s'écria-t-elle.

Alix lui montra le lit, où Didier, revêtu de son uniforme était étendu…

—Comme je souffrais! dit-elle en essuyant une larme qui n'avait pas eu le temps de sécher et qui brillait au milieu de son sourire; je tremblais d'être arrivée trop tard. Merci, Alix… merci, ma bonne demoiselle. Il dort; il ne sait pas que sa vie est en danger.

—Et comment le sais-tu toi, Marie? demanda mademoiselle de
Vaunoy qui songeait à son père et avait peur.

—Comment, je le sais, Alix? Ne sais-je pas tout ce qui le regarde?…

Les yeux des jeunes filles se rencontrèrent.

Alix demanda:

—Le danger qui le menaçait est-il donc connu dans la forêt?

—C'est de la forêt que vient ce danger, mademoiselle. Ils sont partis ce soir de la Fosse-aux-Loups. Béni soit Dieu qui a permis que les Loups n'aient point trouvé encore la chambre où il repose, il faut l'éveiller bien vite.

—Les Loups, répéta mademoiselle de Vaunoy avec terreur; les
Loups veulent-ils donc aussi l'assassiner?

—Non, pas eux, mais un misérable dont j'ignore le nom, et qui leur a ouvert les portes de La Tremlays. Mon père déteste le capitaine, parce qu'il est français, et encore pour autre chose. Mon père a dit: je ne frapperai pas, mais je laisserai frapper. C'était dans notre loge qu'il disait cela, et moi j'écoutais derrière la porte de ma chambre. Je me suis jetée aux genoux de mon père; mon père m'a enfermée dans ma chambrette. Ah! que j'ai pleuré! Puis j'ai repris courage, à force de prier. Regardez mes mains, Alix, elles saignent encore. J'ai brisé les volets de ma fenêtre, j'ai sauté dehors et je suis accourue à travers les taillis. Mais les murs du parc sont bien hauts, ma chère demoiselle. J'ai donné mon âme à Dieu avant de les franchir, car je croyais que l'heure de ma mort était venue. Notre-Dame de Mi-Forêt a eu pitié de moi, Didier est sain et sauf, et je vous trouve veillant sur lui comme un bon ange.

Elle s'interrompit tout à coup en cet endroit. Un nuage passa sur son front.

—Mais pourquoi veillez-vous sur lui, Alix? demanda-t-elle.

Ce fut un mouvement passager. Alix n'eut pas même besoin de répondre. Fleur-des-Genêts, en effet, aperçut les trois cadavres et poussa un cri d'horreur.

—Notre-Dame de Mi-Forêt a eu pitié de toi, ma fille, répéta mademoiselle de Vaunoy d'un ton lent et grave. Deux de ces hommes qui sont maintenant devant Dieu étaient des assassins: je les connais. L'autre, que je ne connais pas, avait un coeur généreux et un bras vaillant. Plût au ciel qu'il vécût encore, car Didier n'est pas hors de péril. Ce sommeil étrange m'effraie, et je sais que les ennemis du capitaine sont capables de tout.

Marie prit la main de Didier et la secoua.

—Éveillez-vous! dit-elle; éveillez-vous… Mais voyez donc,
Alix! Il ne bouge pas!

Elle frémit de la tête aux pieds et ajouta:

—Ce sommeil ressemble à la mort!

—Ce sommeil y pourrait mener, ma fille, répondit Alix dont les beaux traits avaient perdu leur jeune caractère et qui semblait avoir mûri de dix ans depuis la veille; es-tu forte?

—Je ne sais. Au nom de Dieu! aidez-moi plutôt à l'éveiller.

—Il ne s'éveillera pas. Aide-moi à le sauver.

Fleur-des-Genêts, soumettant son esprit à l'intelligence supérieure de sa compagne, vint vers elle et l'implora du regard, attendant d'elle seule le salut de Didier. Alix était une noble fille. Dieu l'éprouvait ici-bas pour la glorifier au ciel.

Elle se pencha sur Fleur-des-Genêts et lui donna un baiser de mère.

—Quand tu seras sa femme, dit-elle, sois bonne et douce, toujours, et garde-lui tout ton coeur.

—Pourquoi me dites-vous cela? dit Marie; vous parliez de le sauver…

Mademoiselle de Vaunoy se redressa.

—Tu as raison, dit-elle; hâtons-nous.

Elle passa rapidement le poignard de Jude à sa ceinture et donna celui de Lapierre à Marie, qui ouvrait de grands yeux et ne devinait point le projet de sa compagne.

—Tu es enfant de la forêt, reprit Alix: tu sais monter à cheval et tu dois être forte. Il nous faut agir en hommes, cette nuit, ma fille. Fais comme moi, et si dans les corridors une arme se lève sur Didier, fais comme moi encore, et meurs en le défendant.

Un feu héroïque brillait dans les yeux d'Alix pendant qu'elle parlait ainsi.

Fleur-des-Genêts la contempla un instant, puis baissa la tête en silence.

—As-tu peur? demanda Mademoiselle de Vaunoy avec pitié.

—Non, répondit Marie; mais je pense à votre dévouement, à vos espérances d'autrefois…

Alix releva sur elle ses grands yeux fiers et doux.

Sans répondre, elle passa au cou de Didier toujours endormi la médaille de cuivre qu'elle avait prise à Lapierre la nuit où celui-ci avait tenté d'assassiner le jeune capitaine dans les rues de Rennes. Ses yeux étaient levés vers le ciel.

Aussitôt ce devoir accompli, elle reprit avec énergie:

—Ma fille, j'aime Dieu. Tu seras ma soeur, comme Didier est mon frère. À l'oeuvre! Il ne doit pas s'éveiller dans la maison de mon père!

Avec une vigueur dont nul n'aurait pu la croire capable, surtout en ce moment où elle venait de quitter le lit où la clouait la fièvre, elle souleva les épaules de Didier et fit signe à Marie de soulever les pieds.

Marie obéit passivement, comme un enfant qui suit, sans les discuter, les ordres de son maître.

La couverture fut passée sous le corps de Didier, les deux jeunes filles la prenant par les quatre coins, comme une civière, enlevèrent leur vivant fardeau.

Elles fléchissaient sous le poids. Néanmoins, elles s'engagèrent résolument dans les longs corridors de La Tremlays.

De toutes parts, on entendait les rires et les chants des Loups qui, par bonheur, sérieusement occupés à boire, ne troublèrent point la retraite des deux jeunes filles.

Elles traversèrent sans obstacles les sombres galeries du château et arrivèrent au seuil de la cour, où elles déposèrent le capitaine, pour reprendre haleine.

Fleur-des-Genêts haletait et tremblait. Alix respirait doucement et ne semblait point lasse. Sa compagne la contemplait avec une admiration mêlée d'effroi.

—Qu'est-ce que cela? demanda Mademoiselle de Vaunoy en désignant un objet qui se mouvait dans l'ombre du mur.

—C'est un cheval, répondit Marie. Pendant que j'errais dans la cour, un valet du maître de La Tremlays, votre père, est venu l'attacher auprès de la porte.

—Nous n'aurons pas besoin de la clé des écuries, alors. Quant à celle de la porte extérieure, les gens de la forêt ont fait en sorte sans doute que nous puissions nous en passer. Encore un effort, ma fille!

Elles reprirent leur fardeau; après bien des tentatives inutiles; elles parvinrent à placer le capitaine sur le cheval, et Marie, qui se mit en selle, le soutint.

—Va, ma fille, dit Alix, j'ai fait ce que j'ai dû, à toi d'achever notre oeuvre en lui trouvant un asile.

Fleur-des-Genêts se pencha; mademoiselle de Vaunoy la baisa au front.

—Vous êtes bonne et généreuse, mademoiselle, murmura Marie.
Merci pour lui et merci pour moi.

Les Loups avaient laissé, en effet, la porte ouverte. Alix frappa de la main la croupe du cheval, qui partit aussitôt.

—Que Dieu veille sur lui, dit-elle.

Puis elle s'assit sur le banc de pierre qui est l'accessoire obligé de toute porte bretonne.

Maître Alain, cependant, quelque peu dégrisé par l'apparition de la fille de son maître, était allé rendre compte à M. de Vaunoy du résultat négatif de l'attaque nocturne tentée contre la personne de Didier.

Le vieux majordome eut de la peine à trouver son maître. Celui-ci avait quitté son appartement aux premiers bruits de l'attaque, avait fait seller son cheval, le cheval sur lequel Fleur-des-Genêts et Didier galopent à l'heure qu'il est dans les allées de la forêt; puis, confiant dans les perfides mesures prises pour réduire les gens du roi à l'impuissance, il s'était rendu au-devant des Loups qu'il avait conduits, de sa personne, au hangar où les voitures chargées d'argent se trouvaient à couvert.

Cela fait, il comptait enfourcher son cheval et courir d'une traite jusqu'à Rennes.

Son plan, pour être extrêmement simple, n'en était que plus adroit. Didier, assassiné pendant l'attaque, passerait naturellement pour avoir succombé en défendant les fonds du fisc qui étaient à sa garde. Les Loups seuls seraient, à coup sûr, accusés de ce meurtre, et lui, Vaunoy arrivant le premier à Rennes pour porter cette nouvelle, ne serait pas le moins désolé de cette catastrophe qui enlevait ainsi, à la fleur de l'âge, un jeune officier de si grande espérance.

Il n'y avait pas jusqu'à l'intrépidité connue de Didier qui ne dût ajouter une probabilité nouvelle à la version du maître de La Tremlays.

Aussi ce dernier était-il parfaitement sûr de son fait. Sa seule inquiétude ou plutôt son seul désir était désormais de mettre une couple de lieues entre lui et ses récents amis les Loups dont il avait de fortes raisons de suspecter les intentions à son égard.

Après avoir fait pendant deux heures de vains efforts pour échapper à la surveillance de ces dangereux compagnons, il s'était enfin esquivé et gagnait à tâtons la porte de la cour pour trouver son cheval, lorsque maître Alain et lui se heurtèrent dans l'ombre.

Aux premiers mots du majordome, Vaunoy fut frappé comme d'un coup de massue. Didier vivait. Tout le reste était peine perdue.

—Comment! misérables lâches! s'écria Vaunoy en blasphémant, vous n'avez pas pu! Je jure Dieu que ce coquin de Lapierre…

—Il est mort, interrompit Alain.

—Mort? Mais ce démon de capitaine s'est donc éveillé?

—Non. Mais son valet, que je n'avais pu reconnaître hier, était
Jude Leker, l'ancien écuyer de Treml.

—Jude Leker! répéta Vaunoy qui fit le même raisonnement que Lapierre et en demeura écrasé, mais alors Georges Treml sait tout… et il vit!

—Ce n'est pas ma faute, reprit maître Alain; Jude Leker a été tué par les nôtres, je suis resté seul en face de ce Didier ou de ce Georges qui dormait comme une souche.

—Eh bien? Eh bien?

—Au moment où j'allais faire l'affaire, j'ai vu une personne…

—Qui? interrompit encore Vaunoy en secouant à la briser l'épaule du vieillard, qui a pu t'empêcher?

—Mademoiselle Alix de Vaunoy, votre fille, répondit le majordome.

—Ma fille! balbutia Vaunoy, Alix!

Puis se redressant tout à coup:

—Tu mens! s'écria-t-il avec fureur; tu mens ou tu te trompes. Ma fille est sur son lit. Mais, Saint-Dieu! dussé-je le frapper moi-même, je ne perdrai pas cette occasion achetée au péril de ma vie!

Il écarta violemment le vieil Alain, qui resta collé à la muraille de la galerie, et s'élança vers la chambre de Didier.

Il y avait cinq minutes à peu près qu'Alix et Fleur-des-Genêts l'avaient quittée. Le flambeau brûlait encore sur la table.

Hervé, dont la cauteleuse et prudente nature était en ce moment exaltée jusqu'au transport, enjamba les trois cadavres, et se précipita sur le lit. Le lit était vide.

—Échappé! murmura Vaunoy d'une voix étranglée.

Il arracha follement les draps du lit et les foula aux pieds dans sa fureur. Puis il s'élança, tête baissée, vers la porte.

Mais il ne passa point le seuil. Un bras de fer le saisit et le repoussa au-dedans avec une irrésistible vigueur. Vaunoy releva la tête et vit, debout devant lui, cet étrange personnage masqué de blanc qui fermait la marche des Loups dans la forêt, et dont le pauvre Jude avait admiré la merveilleuse souplesse.

Vaunoy voulut parler, le Loup Blanc lui ferma la bouche d'un geste impérieux, et entra dans la chambre à pas lents.

—Toujours du sang là où tu passes, monsieur de Vaunoy, dit-il d'une voix basse et qui vibrait profondément.

Il prit le flambeau et examina successivement les trois cadavres.

Lorsqu'il reconnut Jude, un douloureux mouvement agita les muscles de son visage, sous la blanche fourrure qui le recouvrait.

—Il avait promis de le défendre, murmura-t-il: c'était un
Breton!

Puis il ajouta d'un ton mélancolique:

—Il n'y a plus que moi pour servir Treml vivant, ou chérir le souvenir de Treml mort.

—L'ami! dit à ce moment Vaunoy qui avait réussi à recouvrer quelque calme; je vous ai donné ce soir cinq cent mille livres en beaux écus, c'est bien le moins que vous me laissiez vaquer à mes affaires. Livrez-moi passage, s'il vous plaît, mon compagnon.

Le Loup Blanc secoua sa préoccupation et regarda Hervé en face, à travers les trous de son masque. Puis il se tourna vers la porte ouverte et fit un signe. Cinq ou six hommes armés se précipitèrent dans la chambre.

—À la Fosse! dit le Loup Blanc.

Vaunoy se sentit soulever de terre et une large main s'appuya sur sa bouche pour l'empêcher de crier.

Quelques minutes après, étendu sur un brancard que portaient quatre hommes, au nombre desquels il crut reconnaître deux de ses propres valets, Yvon et Corentin, masqués de fourrure, Vaunoy faisait route vers la Fosse-aux-Loups.

XXXII
La chambrette

Fleur-des-Genêts soutenait de son mieux le capitaine endormi sur la selle. Elle ne voulait point s'avouer à elle-même que la fatigue l'accablait, mais elle n'était qu'une jeune fille, et ses forces défaillaient rapidement.

Par bonheur, si violent que fût le narcotique administré par maître Alain, son effet ne put résister longtemps au mouvement du cheval. Au bout de quelques minutes, les membres de Didier se raidirent et son corps entier éprouva de légères convulsions.

—Didier! s'écria joyeusement Marie, c'est moi qui vous ai sauvé!

C'était une de ces rares nuits où l'automne breton déride son sévère aspect et oublie d'agrafer son manteau de brouillards. La lune pendait, brillante, à la voûte du ciel limpide. Une fraîche brise courait entre les troncs centenaires de l'avenue, et venait à l'odorat tout imprégnée des parfums de la glandée. Les hautes cimes des chênes se balançaient avec lenteur et harmonie, secouant çà et là sur les bruyères leurs couronnes sonores.

Certes, on pourrait difficilement se figurer un réveil plus féerique que celui qui attendait Didier. Un instant le jeune capitaine crut poursuivre un rêve. Il se sentait emporté par le galop d'un cheval, et entendait vaguement à son oreille les sons d'une voix sympathique.

Mais la brise de la forêt arrivait de plus en plus froide à son front, et chassait les dernières brumes de l'opium. Il souleva enfin sa paupière alourdie, et aperçut le visage de Fleur-des-Genêts à côté du sien.

Il porta les mains à ses yeux, étonné de la persistance de ce songe bizarre. Fleur-des-Genêts écarta sa main et il fut forcé de la voir encore.

Didier aspirait fortement l'air de la nuit. La fraîcheur vivifiante de l'atmosphère et la force de sa constitution combattaient le malaise que laissait à tous ses membres l'énervante action de l'opium. Néanmoins il souffrait; son crâne pesait sur son cerveau comme un casque de plomb.

—Allons, dit-il en essayant de secouer la torpeur où il restait plongé en dépit de lui-même; ceci m'a tout l'air d'un enlèvement, dans lequel les rôles sont intervertis. Mettons pied à terre, Marie. Je ne sais, j'ai besoin de repos.

Ils avaient passé les derniers arbres de l'avenue, et le dôme de la forêt était sur leurs têtes. Marie se laissa glisser de la croupe du cheval et toucha le gazon.

Didier fit quelques pas en chancelant et s'assit au pied d'un arbre où il s'endormit aussitôt. Marie attira le cheval dans le taillis, mit la tête de Didier sur la mousse et demeura immobile.

Il était sauvé; elle était heureuse, et veillait avec délices sur son sommeil.

Un quart d'heure à peine s'était écoulé, lorsqu'elle entendit un bruit de pas dans le sentier. Elle retint son souffle et vit d'abord quatre hommes dont chacun portait le bras d'une civière, où un cinquième individu était étendu garrotté. Ces quatre hommes marchaient en silence. Ils passèrent.

Puis un sourd fracas retentit dans la direction de La Tremlays, augmentant sans cesse et approchant avec rapidité. Marie, effrayée, traîna le capitaine au plus épais des buissons.

Presque au même instant, la cohue des Loups envahit le sentier.

Ils n'allaient plus en silence et tâchant d'étouffer le bruit de leurs pas, comme lorsque le pauvre Jude les avait rencontrés quelques heures auparavant. C'était un désordre, une joie, un vacarme. Ils couraient, chantant ou devisant bruyamment. Sur leurs épaules sonnaient de gros sacs de toile tout pleins des pièces de six livres de M. l'intendant royal.

La prise était bonne; la nuit s'était passée en pillage et en orgie; c'était fête complète pour les gens de la forêt.

«Ce n'est pas péché de voler le roi!» disait le proverbe breton. Les Loups étaient contents d'eux-mêmes autant que s'ils eussent fait oeuvre pie.

L'argent qu'ils emportaient doublait de prix à leurs yeux, pour avoir été volé au fisc, leur mortel ennemi, et nous pouvons affirmer qu'aucun remords ne troublait leur conscience.

Fleur-des-Genêts tremblait. Dans cette course folle, un soubresaut pouvait jeter quelqu'un des Loups hors de la route et lui faire découvrir Didier endormi.

Or, d'après la conversation qu'elle avait entendue dans la loge entre Pelo Rouan et Yaumi, l'envoyé des Loups, elle devait croire que ces derniers en voulaient à la vie du capitaine.

Tous passèrent cependant sans encombre.

À la suite de la cohue, marchait encore ce personnage qu'on nommait le Loup Blanc dans la forêt. Loin de partager la joie de ses compagnons, il semblait triste, et courbait son visage masqué de blanc sur sa poitrine.

Lorsqu'il passa devant Fleur-des-Genêts, la jeune fille eut un mouvement de surprise et tendit le cou en avant.

—Serait-ce lui! murmura-t-elle avec émotion et frayeur; c'est impossible!

Le Loup Blanc disparut comme ses louveteaux derrière un coude de la route. Tout rentra bientôt dans le silence, et l'on n'entendit plus que la mystérieuse et fugitive chanson qui descend, la nuit, de la cime balancée des grands arbres.

Les heures s'écoulèrent. Ce fut seulement lorsque la brise, plus piquante, annonça le prochain lever du jour, que Didier secoua sa léthargie.

Il était perclus et glacé. Ses membres raidis refusaient de se mouvoir.

Marie entraîna Didier qui, vaincu qu'il était par son engourdissement, n'avait plus ni volonté ni force. Tous deux se mirent en selle et le cheval galopa dans la direction du carrefour de Mi-Forêt.

À une centaine de pas de la loge, Marie mit pied à terre.

Elle approcha doucement. La porte était ouverte.

—Mon père! appela-t-elle.

Personne ne répondit.

—Il n'est pas là! pensa la jeune fille avec joie. Dieu soit loué!

Elle revint à la rencontre du capitaine dont elle soutint la marche chancelante. Ils entrèrent et franchirent la salle basse où nous avons assisté à l'entrevue de Jude et de Pelo Rouan, puis Marie ouvrit la porte de la chambre à Didier qui ne pouvait plus se soutenir.

Elle n'avait pas aperçu, en traversant la loge, deux yeux rouges briller derrière le tas de paille qui servait de couche à Pelo Rouan. Pendant qu'elle passait, ces yeux rayonnèrent d'un plus sanglant éclat. Quand elle fut passée, ils changèrent brusquement de position et s'élevèrent de plusieurs pieds.

C'est que Pelo Rouan, qui était étendu sur la paille, venait de se dresser sur ses genoux.

—Je remercie Dieu, murmura-t-il, de m'avoir donné des prunelles de bête fauve qui voient dans la nuit. Je l'ai bien reconnu, le Français maudit! Il est là, et il y restera. Marie! pauvre petite fille!

Ces derniers mots furent prononcés d'un ton de tendresse profonde, ce qui n'empêcha point Pelo Rouan de décrocher le vieux mousquet suspendu au mur et d'y couler deux balles sur une copieuse charge de poudre.

Cela fait, il visita fort attentivement la batterie et se glissa hors de la loge.

Il n'alla pas loin: il grimpa sans bruit le long du tronc droit et lisse d'un bouleau planté devant la fenêtre de Marie et dont les branches passaient par-dessus la loge.

Il s'assit sur l'une de ces branches, de telle façon que, caché par le tronc, il pouvait plonger son regard dans l'intérieur de la chambre de Marie.

En ce moment, Fleur-des-Genêts vint ouvrir sa fenêtre. L'âme de Pelo Rouan passa dans ses yeux. Le ciel à l'orient prenait une teinte rosée.

Marie fit d'abord ce qu'elle faisait chaque matin. Elle s'agenouilla, joignit ses petites mains blanches sur l'appui de la croisée et dit sa prière à Notre-Dame de Mi-Forêt.

Le jour naissait. Les oiseaux chantaient.

La chambrette de Fleur-des-Genêts était un nid, tout frais et tout gracieux, pris sur la largeur de la sombre pièce où couchait le charbonnier. Les murs en étaient blancs et parsemés de bouquets de fumeterre, jolie fleur qui, selon l'antique croyance des gens de la forêt, a la propriété de chasser la fièvre.

Vis-à-vis de la fenêtre un petit lit de chêne noir, sans pieds ni rideaux, donnait à la cellule un aspect de virginale austérité.

Au-dessus du lit il y avait un pieux trophée, formé d'un bénitier de verre, d'une image taillée de Notre-Dame et d'une branche de laurier-fleur, bénite le saint dimanche des Rameaux, à la paroisse de Liffré.

Didier était affaissé sur le sol au pied du lit. Marie se remit à genoux. Didier ne dormait pas; il la contemplait avec tendresse et respect.

Le jour grandissait. Jusqu'alors Pelo Rouan n'avait rien pu distinguer dans la chambrette. Il aperçut enfin les lignes du profil de Didier et arma son mousquet.

—Qu'est-ce que cela? dit tout à coup Marie en s'emparant de la médaille que mademoiselle de Vaunoy avait passée au cou du capitaine.

Didier prit la médaille, et ses traits exprimèrent un étonnement.

—Ce que c'est? répondit-il avec lenteur; ce sont mes titres et parchemins, Marie. C'est, du moins, je l'ai toujours pensé, le signe qu'une pauvre femme, ma mère, mit à mon cou en m'exposant à la charité des passants. Mais ne parlons pas de cela, ma fille. Je croyais l'avoir perdue; je la cherchais en vain depuis un an. Il y a de la magie dans ce qui s'est passé cette nuit!

Marie regardait toujours la médaille.

—C'est singulier! dit-elle enfin; j'en ai une toute pareille. Elle enleva rapidement le cordon qui retenait la médaille au cou de Didier, et, tirant en même temps la sienne, elle s'élança vers la croisée afin de comparer.

Pelo Rouan, qui depuis cinq minutes guettait le moment où Marie cesserait de se trouver entre lui et le capitaine, mit en joue.

Il était le meilleur tireur de la forêt et c'est tout au plus si on aurait pu mesurer quinze pas entre le canon de son arme et le coeur de Didier.

—Elles sont pareilles! s'écria Marie avec une joie d'enfant, toutes pareilles!

Pelo Rouan tenait la poitrine du capitaine au bout de son mousquet; il allait presser la détente.

Le cri de Marie détourna son attention, et son regard tomba sur les deux médailles.

Il jeta son fusil, qui de branche en branche dégringola bruyamment jusqu'à terre: un cri s'étouffa dans sa gorge.

Marie leva la tête, aperçut son père et resta terrifiée.

Par un premier mouvement tout instinctif, elle voulut se rejeter en arrière et fermer la croisée, mais Pelo Rouan l'arrêta d'un geste impérieux et mit un doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence.

Didier avait fermé les yeux, cédant à l'engourdissement qui toujours le tenait.

Pelo Rouan se laissa glisser le long des branches du bouleau et atteignit la toiture de chaume de la loge d'où il sauta légèrement sur l'appui de la croisée.

Marie n'osait bouger et le capitaine ne voyait rien.

Pelo prit les deux médailles et mit une extrême attention à les examiner.

Puis il écarta sa fille pour marcher vers le lit.

—Ne le tuez pas, mon père! s'écria Marie.

Didier se dressa d'un bond à ce cri.

Mais Pelo Rouan l'avait prévenu et faisait peser déjà sur lui sa lourde main.

—Mon père! mon père! cria encore Marie avec désespoir.

—Tais-toi! dit le charbonnier à voix basse.

Pendant plusieurs minutes il contempla le capitaine en silence.

Didier resta immobile.

À mesure que Pelo Rouan le regardait, une émotion extraordinaire et croissante se peignait sur ses traits noircis.

Deux grosses larmes jaillirent enfin de ses yeux. Il se laissa tomber à genoux et baisa la main de Didier avec un respect plein d'amour.

—Que veut dire cela, mon brave homme? demanda le capitaine stupéfait.

—Sa voix aussi! murmura Pelo Rouan, plongé dans une sorte d'extase; sa voix comme ses traits.

Didier se demandait s'il n'avait point affaire à un fou.
Fleur-des-Genêts croyait rêver.

—Je comprends maintenant, reprit Pelo Rouan se parlant toujours à lui-même; je comprends pourquoi Vaunoy voulait l'assassiner. Et moi qui le laissais faire! Qui donc l'a sauvé à ma place?

—Moi, prononça faiblement Marie.

—Toi, répéta Pelo Rouan, qui serra la jeune fille sur son coeur avec exaltation; toi, enfant? Merci! du fond du coeur! Tu as fait tout ce que j'aurais dû faire. Tu l'as aimé, lorsque moi je le haïssais aveuglément, tu l'as deviné, lorsque je le méconnaissais… Pardon, ajouta-t-il en revenant vers Didier qui restait ébahi et n'avait garde de comprendre; pardon, notre monsieur Georges.

—Georges? balbutia le capitaine; vous vous trompez, mon ami.

—Non, non! je ne me trompe pas. Cette médaille, c'est moi qui l'ai mise à votre cou, il y a vingt ans, par une nuit terrible où Vaunoy tenta encore de vous assassiner: car il y a bien longtemps qu'il vous poursuit, notre jeune monsieur. Et moi qui avais peur! grand'peur! quand je vous voyais errer sous le couvert, autour de ma maison! Comme si un Treml pouvait tromper, comme si tout ce qu'il y a de bon, de noble, de généreux, de loyal, ne se trouvait pas toujours réuni à coup sûr dans le coeur de Treml!

—Mais, voulut encore objecter Didier qui restait incrédule; dans tout ce que vous venez de dire, je ne vois point de preuve.

—Point de preuve! s'écria Pelo ébahi. Votre regard n'est-il pas celui de monsieur Nicolas: votre voix, votre âge, la médaille, la haine de Vaunoy, qui vous a volé votre immense héritage… Écoutez! ajouta-t-il tout à coup en se dressant sur ses pieds: vous aviez près de six ans alors, et Dieu m'a donné un visage qu'on ne peut oublier quand on l'a vu une fois…

—Je ne vous reconnais pas, interrompit Didier.

Pelo Rouan s'élança hors de la chambre. On entendit dans la pièce voisine un bruit d'eau agitée et ruisselant sur le sol.

Puis il se fit un silence.

Puis encore un homme de grande taille, vêtu de peau de mouton blanc et dont la face blafarde était mouillée comme s'il se fût abondamment aspergé, se rua dans la chambre et atteignit d'un bond le lit près duquel Didier était toujours étendu.

À la vue de cet homme dont les cheveux blancs tombaient épars sur ses épaules, Didier éprouva une commotion étrange. Il passa la main sur son front à plusieurs reprises comme pour saisir un souvenir rebelle.

L'homme était là, devant lui, immobile, en proie à une visible et violente anxiété.

Le travail de Didier dura longtemps. C'était un effort plein de souffrance et qui mettait de la pâleur sur son visage.

Enfin, et tout d'un coup, il parut voir clair en sa mémoire. Une rougeur épaisse couvrit sa joue, et sa bouche s'ouvrit presque involontairement pour prononcer ce nom:

—Jean Blanc!

Pelo Rouan frappa ses mains l'une contre l'autre avec transport.

—Il se souvient de mon nom! s'écria-t-il les larmes aux yeux; de mon vrai nom! Pauvre petit monsieur! Il se souvient de moi!

—Oui, dit le capitaine; je me souviens de vous… et de bien d'autres choses encore. Un monde de souvenirs envahit mon cerveau. Je ne me trompais pas, hier, lorsque j'ai cru reconnaître les tentures de cette chambre où l'on m'avait mis…

—C'était la vôtre autrefois. Oh! que Dieu soit béni pour n'avoir point souffert que le vaillant tronc perdît jusqu'à sa dernière branche! Que Dieu et Notre-Dame soient bénis pour la joie qui déborde de mon pauvre coeur!

Il se fit un instant de silence. Le capitaine se recueillait en ses souvenirs. Fleur-des-Genêts riait, pleurait et remerciait Notre-Dame de Mi-Forêt. Et Jean Blanc, penché sur la main de son jeune maître, savourait l'allégresse qui emplissait son âme.

Au bout de quelques minutes, Jean Blanc se redressa. Ses sourcils étaient légèrement froncés et ses traits exprimèrent une grave résolution.

—Et maintenant, dit-il, Georges Treml, vous êtes breton et noble; il vous faut regagner l'héritage de votre père tout entier: noblesse et fortune!

Jean Blanc n'eut pas besoin de donner de longues explications à son jeune maître, qui savait en grande partie son histoire, l'ayant entendue de la bouche du pauvre écuyer Jude, sans se douter qu'il pût y avoir le moindre rapport entre lui, Didier, officier de fortune, et Georges Treml, le représentant d'une famille puissante.

Les circonstances, dit-on, font les hommes. Ce proverbe est vrai en un sens et nous semble fort à la louange de l'humanité.

Qui peut nier qu'un fils de grande maison, dépouillé par une fraude infâme, et patron naturel de toute une population souffrante, ne doive autrement se comporter qu'un soldat sans souci, n'ayant d'autre mission que de se bien battre.

Didier, en devenant Georges Treml, sentit naître dans son coeur une gravité inconnue. Il comprit ce qu'exigeait de lui son nom et la mémoire de ses pères.

De brave qu'il était, il devint fort.

—Je vais me rendre à La Tremlays, dit-il; j'aurai raison de
M. de Vaunoy.

Avant de se séparer de Jean Blanc, le capitaine lui serra la main.

—Ce doit être, en effet, une noble race que celle de Treml, dit-il, et je suis fier d'avoir un peu de ce bon sang dans les veines. Ce n'est pas une famille vulgaire qui peut avoir des serviteurs tels que vous. Jean Blanc, mon ami, je vous remercie.

—Jude a fait mieux que moi, répondit l'albinos avec modestie;
Jude est mort pour vous, le bon garçon. Il méritait cela, monsieur
Georges: il vous aimait tant!

—Pauvre Jude! murmura Didier; c'était un coeur fidèle et pur…

—C'était un Breton! interrompit Jean Blanc. À propos, notre monsieur, il faudra oublier que vous avez porté l'uniforme de France. Les os de votre aïeul blanchissent là-bas et s'élèveraient contre vous si votre épée restait au roi de Paris!

Le capitaine ne répondit point. Il boucla son ceinturon, remit son feutre et se disposa à partir. Sur le seuil était Marie qui s'appuyait au mur et avait perdu son sourire.

Une triste pensée lui était enfin venue. Elle s'était demandé ce que pouvait être la fille du charbonnier pour l'héritier de Treml.

En passant auprès d'elle le capitaine la prit par la main.

—Jean, mon ami, dit-il en souriant, vous auriez eu grand tort de me tuer, car j'ai traité Marie en noble dame. Et, si Dieu me donne vie, il faudra désormais que tout le monde la traite ainsi.

Marie redevint joyeuse. Le capitaine partit. Pelo Rouan s'approcha de sa fille et la baisa au front.

—Enfant, dit-il d'une voix grave et triste, tu es ma seule joie en ce monde et je t'aime comme le souvenir de ta mère. Mais il ne faut pas espérer. Treml ne se mésallia jamais, et, tant que je vivrai, ma fille ne sera point sa femme.

Fleur-des-Genêts pencha sa tête blonde sur sa poitrine.

—Il faudra donc mourir! murmura-t-elle.

—Dieu te reste, répondit Pelo Rouan, et d'ailleurs notre vie est à Treml.

Il remit son costume de charbonnier, et, baisant une dernière fois la joue décolorée de Marie, il quitta la loge à son tour.

XXXIII
Le tribunal des Loups

Deux heures après, les souterrains de la Fosse-aux-Loups présentaient un aspect inusité et vraiment solennel.

Ce n'était plus ce désordre qui remplissait la caverne, la première fois que nous avons pénétré dans la retraite des Loups.

Aujourd'hui, rangés avec méthode, masqués et armés comme pour un combat, ils formaient cercle, debout autour de la table des vieillards.

Ceux-ci étaient sans armes et flanquaient, quatre d'un côté, quatre de l'autre, un siège élevé de deux gradins au-dessus des leurs, où trônait le Loup Blanc.

Un profond silence régnait dans le souterrain.

Au bout de quelques minutes, les rangs s'ouvrirent et donnèrent passage à un homme pâle et tremblant, dont le visage exprimait une mortelle terreur.

Cet homme était Hervé de Vaunoy.

Deux Loups l'escortèrent jusqu'à la table où siégeaient les huit vieillards présidés par le Loup blanc.

—Maître, dit l'un des anciens, il a été fait suivant votre volonté. Voici l'assassin au pied de notre tribunal. Vous plaît-il qu'on l'interroge?

—Cela me plaît, répondit le Loup Blanc.

Le père Toussaint se leva.

—Hervé de Vaunoy, dit-il, des centaines de nos frères sont morts par ton fait; leur sang pèse sur toi et tu vas mourir si tu ne peux nous prouver ton innocence.

—Nous avions fait un pacte, balbutia Vaunoy; j'ai rempli mes engagements; vous avez les cinq cent mille livres. Pourquoi ne tenez-vous pas votre parole?

—Notre parole n'est rien, répondit le père Toussaint, celle du
Maître est tout, et tu n'avais pas la parole du Maître.
Défends-toi autrement et fais vite!

Le vieux Loup ajouta sans s'émouvoir le moins du monde:

—Yaumi, prépare une corde, mon petit.

Une sueur glacée inondait le visage de Vaunoy.

—Mes bons amis, s'écria-t-il, ayez pitié de moi! On m'a calomnié près de vous; j'ai toujours aimé tendrement mes pauvres vassaux de la forêt. À l'avenir, je ferai pour eux davantage encore; je reconnaîtrai, par-devant le garde-notes de Fougères, le droit qu'ils ont de faire avec mon bois: du charbon, du cercle, des sabots, des paniers…

—Tais-toi! interrompit la voix sévère du Loup Blanc, tu mens!

—La corde est-elle prête, Yaumi? demanda le père Toussaint.

Yaumi répondit affirmativement, et Vaunoy, tournant les yeux de son côté, vit en effet une corde se balancer dans les demi-ténèbres qui régnaient derrière les rangs serrés des Loups. Tout son corps trembla, puis le sang lui monta violemment au visage.

—Misérables! s'écria-t-il avec la rage que donne aussi la frayeur portée à l'excès; de quel droit me jugez-vous, moi, gentilhomme et votre maître? je serai vengé: votre repaire sera détruit; vous serez tous brûlés vifs… Mais non, mes excellents amis, ma tête s'égare! miséricorde; je ne vous ai jamais fait de mal. On vous a menti. Si vous aviez pu voir de près ma conduite…

—Pour ton malheur, nous ne te connaissons que trop.

—Vous vous trompez, reprit Vaunoy; sur mon salut, vous méconnaissez mes sentiments pour vous. Si vous pouviez interroger mes gens… Un sursis! mes amis, accordez-moi un sursis afin que je puisse me justifier!

—Tu veux qu'on interroge tes gens? demanda ironiquement
Toussaint.

—Je le veux! s'écria Vaunoy, se reprenant à cette frêle espérance et désirant d'ailleurs gagner du temps; tous ils vous diront ma tendre sollicitude pour mes pauvres enfants de la forêt…

—Soit! interrompit le père Toussaint. On ne peut te refuser cela.

Vaunoy respira.

—Approchez! reprit Toussaint en s'adressant aux deux Loups qui étaient à droite et à gauche de Vaunoy.

Les deux Loups s'ébranlèrent, et sur un signe du vieillard, firent tomber leurs masques de fourrure.

Vaunoy poussa un cri d'agonie.

—Yvon! fit-il, Corentin!

—Eh bien! reprit encore Toussaint, tes gens vont nous dire la tendre sollicitude…

—Miséricorde! interrompit Vaunoy en tombant à genoux.

Le tribunal se consulta, ce ne fut pas long. Le Loup blanc ne prit point part à la délibération.

—Hervé de Vaunoy, dit ensuite le vieux Toussaint avec lenteur, les Loups te condamnent à mourir par la corde, et tu vas être pendu, sauf avis autre et meilleur du Maître.

Le Loup Blanc se leva.

—C'est bien, dit-il. Que Yaumi reste auprès de la corde. Vous autres, mes frères, retirez-vous.

Cet ordre s'exécuta comme par enchantement. La caverne s'illumina au loin laissant d'immenses galeries souterraines et d'interminables voûtes.

Les Loups s'éloignèrent de divers côtés, et bientôt leurs torches parurent comme des points lumineux dans le lointain, tandis qu'eux-mêmes, amoindris par la perspective et bizarrement éclairés au milieu de la nuit, semblaient des êtres de forme humaine, mais d'une fantastique petitesse: des korriganets, par exemple, les lutins des clairières, ou bien de ces étranges démons qui mènent le bal au clair de lune, sur la lande, autour des croix solitaires, et que les bonnes gens du pays de Rennes apprennent à redouter dès l'enfance sous le nom de chats courtauds.

Vaunoy était toujours à genoux. Le Loup Blanc descendit les marches de son trône et s'approcha de lui.

—Lève-toi, dit-il en le touchant du pied.

Vaunoy se leva.

—Tu es un homme mort, reprit le Loup Blanc, si je ne mets mon autorité souveraine entre toi et la potence.

—À quel prix faut-il acheter la vie?

—La vie? répéta le Loup Blanc, à aucun prix je ne te vendrai la vie, Hervé de Vaunoy, assassin de mon père et de ma femme!

—Moi! se récria le maître de La Tremlays, mais je ne vous connais pas!

Le Loup Blanc souleva son masque.

—Vous! s'écria Vaunoy stupéfait; Jean Blanc?

—Tu me croyais depuis longtemps en terre, n'est-ce pas? demanda le roi des Loups; tu ne t'attendais point à rencontrer dans l'homme puissant le vermisseau que ton pied écrasa si impitoyablement autrefois. Dieu m'a tenu en sa garde, non point pour moi, je pense, mais pour le fils de Treml, race de soldats et de chrétiens!

—Le fils de Treml! répéta Vaunoy dont la terreur augmenta.

—Encore un que tu as voulu assassiner: par deux fois!

Vaunoy pensa que le roi des Loups en oubliait une.

—Par deux fois! reprit Jean Blanc. Insensé! tu ne savais pas que cet enfant était ton bouclier! Tu ne savais pas que, lui mort, il n'y aurait plus rien entre ta poitrine et le plomb du vieux mousquet de mon père! Que de fois je t'ai tenu en joue sous le couvert, Hervé de Vaunoy!

Celui-ci frissonna.

—Que de fois, lorsque tu passais par les grandes allées de la forêt, seul avec des valets impuissants à te protéger contre une balle bien dirigée, j'ai appuyé mon fusil contre mon épaule et mis le point de mire sur toi. Mais une voix secrète me retenait toujours. Je pensais que j'aurais besoin de toi pour le petit monsieur Georges, et je t'épargnais. J'ai bien fait d'agir ainsi. Le moment est venu où ta vie et ton témoignage deviennent nécessaires au légitime héritier de Treml.

—Savez-vous donc où il est? demanda Vaunoy à voix basse.

—Il est chez lui, dans la maison de son père, au château de La
Tremlays.

—Ah! fit Vaunoy feignant la surprise.

—Oui, reprit le Loup Blanc; mais, cette fois, tu ne l'assassineras pas. Abrégeons. Veux-tu sortir d'ici sain et sauf?

—À tout prix! répondit Hervé qui, par extraordinaire, disait là sa pensée entière.

—Expliquons-nous: je ne te rends pas la vie. Tu restes à moi, pour le sang de mon père, pour le sang de ma femme. Seulement, je te donne un répit et une chance de m'échapper. Pour cela, voici ce que je te demande.

Jean Blanc montra du doigt un coin de la table où se trouvait ce qu'il faut pour écrire, et reprit:

—Je vais dicter, écris:

Vaunoy s'assit à la table.

Jean Blanc dicta:

«Moi, Hervé de Vaunoy, je déclare reconnaître, dans la personne du sieur Didier, capitaine au service de S. M. le roi de France et de Navarre, Georges, petit-fils et légitime héritier de Nicolas Treml de La Tremlays, seigneur de Bouëxis-en-Forêt, feu mon vénéré parent; en foi de quoi je signe.»

Vaunoy n'hésita pas un instant. Il écrivit et signa couramment sans omettre une seule syllabe.

—Et maintenant, dit-il, suis-je libre?

Jean Blanc épela laborieusement la déclaration et la mit dans son sein.

—Tu es libre, répondit-il; mais songes-y et prends garde! Désormais je n'ai plus besoin de toi, cache bien ta poitrine, qui n'est plus protégée contre ma vengeance. Va-t'en!

Vaunoy ne se le fit point répéter. Il se dirigea au hasard vers l'un des points de lumière.

—Pas par là! dit Jean Blanc; Yaumi, bande les yeux de cet homme, et conduis-le au-delà du ravin… Encore un mot, monsieur de Vaunoy; vous allez trouver à La Tremlays Georges Treml, le fils de votre bienfaiteur, le chef de votre famille, si tant est que vous ayez dans les veines une seule goutte de ce noble sang. Reconnaissez-le tout de suite, croyez-moi, et traitez-le comme il convient.

Vaunoy donna sa tête à Yaumi qui lui banda les yeux et le prit par le bras. Ils remontèrent ainsi tous deux les escaliers humides et glissants qui descendaient dans le souterrain.

Puis Vaunoy sentit une bouffée d'air et aperçut une lueur à travers son bandeau.

Il respira avec délices et ne put retenir une joyeuse exclamation.

—Vous avez raison de vous réjouir, dit Yaumi. Je crois que le diable vous protège, car, où vous avez passé un honnête homme eût laissé ses os. C'est égal. Vous l'avez échappé deux fois; à votre place je m'en tiendrais là.

—Tu es de bon conseil, mon garçon, répondit Vaunoy qui commençait à se remettre; je vais vendre mon château de La Tremlays; je vais vendre mon manoir de Bouëxis-en-Forêt, et je m'en irai si loin, si loin, que, je l'espère, je n'entendrai plus parler des Loups. Adieu!

Yaumi le suivit de l'oeil pendant qu'il perçait hâtivement le fourré.

—Du diable si je n'aurais pas mieux fait de le laisser pendre la première fois qu'on a noué une corde à son intention, grommela-t-il; mais le Maître a son idée et il est plus fin que nous.

Vaunoy traversa le fourré au pas de course et s'engagea, sans ralentir sa marche, dans les allées de la forêt.

Il ne se retourna pas une seule fois pendant toute la route, et bien souvent il eut la chair de poule en voyant s'agiter les branches de quelque buisson.

Aucun accident ne lui arriva en chemin.

Lorsqu'il se trouva enfin entre la double rangée des beaux chênes de l'avenue de La Tremlays, il ôta son feutre et tamponna son front ruisselant de sueur en aspirant l'air à pleine poitrine.

—Saint-Dieu! murmura-t-il, deux fois la corde au cou en quarante-huit heures. C'est une rude vie! Je ferai comme je l'ai dit: je quitterai la Bretagne. Mauvais pays! Avec le prix du domaine de Treml, je serai partout un grand seigneur. Mais qui eût cru que ce misérable fou de Jean Blanc vivait encore?… Que je le tienne une fois en mon pouvoir, et il ne me mettra plus jamais en joue ni sous le couvert ni dans la plaine!

Il continua de marcher en silence, puis il s'arrêta tout à coup, et un sourire de satisfaction entrouvrit ses minces lèvres.

—À tout prendre, dit-il, je m'en suis tiré à bon marché! Ma déclaration pourra donner un nom à ce petit Treml, si M. de Béchameil et le parlement ne trouvent pas moyen de rabattre ses prétentions, ce qui est fort à espérer. Mais, en aucun cas, ce griffonnage ne peut m'enlever mon domaine. J'ai un acte de vente en bonne et due forme, j'ai des amis au parlement, et une possession de vingt années est bien quelque chose. Certes, j'aimerais mieux le capitaine mort que vivant, mais puisque le hasard le protège, qu'il vive; je m'en lave les mains et fais serment de ne lui jamais rendre un denier de son héritage.

M. de Vaunoy, tout en soutenant avec lui-même cet intéressant entretien, était arrivé à la porte du château. Il entra.

Jean Blanc, lui, après le départ de son prisonnier, resta quelques instants plongé dans ses réflexions; puis, avec l'aide de Yaumi, qui était de retour, il se noircit le visage et reprit son costume de charbonnier.

Cela fait, il quitta le souterrain, descendit au fond du ravin et entra dans le creux du grand chêne.

Il s'était muni d'un outil pour creuser la terre.

XXXIV
Jean Blanc

Quand Didier arriva au château de La Tremlays, après son entrevue avec Jean Blanc, Hervé de Vaunoy était absent. Le château gardait l'apparence d'une place prise d'assaut, et le jeune capitaine fut étonné d'apprendre ce qui s'était passé la nuit précédente.

Jean Blanc et Marie ne lui avaient raconté, en effet, que ce qui se rapportait immédiatement à lui; savoir, l'attaque nocturne, la mort de Jude et la façon dont lui, Didier, avait été sauvé.

Il ne savait rien du vol des cinq cent mille livres, presque rien de l'attaque des Loups.

La première personne qu'il rencontra sous le vestibule fut M. l'intendant royal. Le pauvre Béchameil avait perdu les roses éclatantes de son teint. Il était pâle, et sa physionomie abattue exprimait un profond chagrin. Ce fut lui qui raconta au capitaine les événements de la nuit.

—Il y a eu trahison, dit-il en finissant; les soldats et les sergents de la maréchaussée ont été traîtreusement empêchés de faire leur devoir. Et cela me coûte cinq cent mille livres, monsieur!

—Il y a eu trahison, en effet, répondit le capitaine; n'avez-vous nul soupçon? Ne savez-vous quel peut être le coupable?

Béchameil mit ses doigts dans sa tabatière émaillée et regarda le capitaine en dessous.

—Des soupçons? répéta-t-il, je ne sais trop. J'ai perdu cinq cent mille livres, voilà ce qui est cruellement certain. Monsieur le capitaine, je donnerais six mois de ma vie pour vous voir en possession d'un bon et opulent domaine.

—Pourquoi cela? demanda Didier étonné.

—Parce que j'ai perdu cinq cent mille livres, et que, pauvre comme vous êtes, le parlement ne pourrait que vous faire pendre ou décapiter. Soit dit, monsieur le capitaine, sans offense aucune et avec toute la considération qui est due à votre titre d'officier du roi.

—Oserait-on m'accuser? s'écria Didier.

—Qui donc? répondit Béchameil avec mélancolie; qui donc prendrait ce soin, monsieur, si ce n'est moi? Je suis seule victime et ne me plains point parce qu'il vous faudrait bien longtemps, monsieur le capitaine, pour me solder mes cinq cent mille livres avec les émoluments de votre grade.

Didier était dans l'un de ces instants où le coeur est, pour ainsi dire, inaccessible à la colère. Sa vie venait de subir une crise trop grave pour qu'il songeât à dépenser son courroux contre un personnage comme M. de Béchameil.

Au contraire, porté à compatir à ce chagrin qui, en définitive, avait une source sérieuse, et tout plein encore des révélations de Jean Blanc, il répondit à l'intendant à peu près comme il l'eût fait à une personne raisonnable, et lui laissa entendre que sa fortune allait subir un complet changement.

Béchameil haussa les épaules.

—Quelque héritage de vilain, grommela-t-il; deux cents francs de rentes! C'est égal, s'il est possible de les saisir, je les saisirai. Mais puissiez-vous me rendre mes cinq cent mille livres jusqu'au dernier sou, monsieur, nous ne serions pas quittes encore.

—Comment cela! demanda Didier qui ne prit même pas la peine de répondre à ce qui regardait le vol de la nuit précédente.

—Comment cela! s'écria Béchameil enhardi par le calme de son interlocuteur: vous me le demandez, monsieur! J'étais le fiancé de Mlle Alix de Vaunoy.

—Pauvre Alix, murmura le capitaine.

—Cinq cent mille livres et ma fiancée! reprit Béchameil. Si j'étais un homme de carnage, monsieur, je vous appellerais sur le pré!

À ces derniers mots, prononcés d'une voix plaintive, M. l'intendant royal tira sa montre de son gousset et leva les yeux au ciel.

—Onze heures! murmura-t-il. Vous verrez qu'au milieu de cette bagarre, personne ne se sera occupé du déjeuner!

Il salua Didier à la hâte et se dirigea vers les cuisines.

Didier resta soucieux. Évidemment M. de Béchameil ne serait pas le seul à l'accuser. Les deniers de l'impôt étaient à sa garde. Pour se disculper, un moyen unique se présentait, c'était de mettre au jour l'infâme conduite d'Hervé de Vaunoy.

Mais Alix! Alix qui venait de le sauver! Alix si noble et si malheureuse!

Didier repoussa bien loin cette idée.

Sans y songer, il prit la route de sa chambre. La porte était grande ouverte. Il entra.

Sur son lit, le corps du brave écuyer Jude était étendu. Une femme, agenouillée au chevet, priait à voix haute, récitant avec lenteur les versets du De Profundis. C'était la dame Goton Rehou qui rendait les derniers devoirs à son vieil ami.

Didier se découvrit et continua de marcher. Au bruit des éperons, la femme de charge tourna la tête. Elle n'avait point encore aperçu le capitaine, et sa vue lui causa une émotion dont la cause restait pour elle un mystère.

Didier s'arrêta près du lit; il considéra longtemps en silence les traits de Jude auxquels la mort n'avait pu enlever leur expression de fermeté intrépide.

—Pauvre Jude! pensa-t-il tout haut, car il avait oublié déjà la présence de la vieille femme. Dieu n'a point permis qu'il arrivât au but si ardemment souhaité. Il est mort avant d'avoir retrouvé le fils de son maître. Il est mort un jour trop tôt.

La vieille Goton Rehou se prit à trembler.

—Monsieur, monsieur, dit-elle; mes yeux sont chargés de vieillesse et il y a vingt ans que je n'ai vu Georges Treml, mais au nom de Dieu, qui êtes-vous?

On entendit le marteau de la porte extérieure. Didier courut à la fenêtre et aperçut Vaunoy qui entrait dans la cour.

—Qui êtes-vous? répéta Goton en joignant les mains.

—Vous vous souvenez donc aussi de Treml? demanda le capitaine.

—Si je m'en souviens! béni Jésus!

—Eh bien! dame, suivez-moi; vous entendrez le maître de La
Tremlays me donner le nom qui m'appartient.

Didier quitta la chambre, traversa le corridor à grands pas et se rendit au salon où Vaunoy venait d'entrer. La vieille Goton le suivit de loin.

Au salon se trouvaient Mlle Olive de Vaunoy, M. de Béchameil et l'officier des sergents de Rennes.

Celui-ci aborda brusquement Didier:

—Capitaine, dit-il, hier soir, pendant le souper, vous vous êtes endormi. Ce n'est pas naturel. Pendant votre sommeil, on a pillé le château. Je me suis trouvé enfermé dans ma chambre; nos gens se sont vus parqués dans une grange barricadée, que pensez-vous de cela, s'il vous plaît?

—Il faut demander cela au maître de céans, répliqua Didier en allant vers M. de Vaunoy.

Celui-ci se munit de son plus doucereux sourire.

—Saint-Dieu! mon jeune ami, s'écria-t-il en ouvrant les bras et en faisant la moitié du chemin, je viens d'apprendre des choses qui me transportent de joie. La Bretagne retrouve en vous un de ses plus vieux noms, et moi, le fils d'un excellent cousin. Embrassons-nous, mon jeune parent… Monsieur de Béchameil et mademoiselle ma soeur, et vous tous ici présents, sachez que le vrai nom de ce cher capitaine est Georges Treml…

—De La Tremlays, seigneur de Bouëxis-en-Forêt, ajouta Georges lui-même.

La vieille Goton qui arrivait au seuil s'appuya contre la muraille. Ses jambes, coupées par l'émotion, lui refusaient service.

—Je l'avais deviné! murmura-t-elle en essuyant une larme du revers de sa main ridée. Oh! que c'est bien ainsi que j'espérais le revoir! beau, fort, l'épée au côté, la mine haute et fière, comme il convient à un Breton de bon sang!

Mlle Olive joua de l'éventail. M. de Béchameil ouvrit de grands yeux.

—Peste! pensa-t-il, ce n'est pas un mendiant, après tout.

—Tels étaient, en effet, les noms et titres de Nicolas Treml, votre aïeul vénéré, mon jeune ami, reprit Vaunoy, répondant aux derniers mots du capitaine.

—Et tels seront aussi les miens, monsieur, prononça Georges avec fermeté.

—Bien dit! pensa Goton Rehou, qui admirait chaque mot, chaque geste de son jeune maître.

—Monsieur mon cousin, repartit Vaunoy en mettant de côté son patelin sourire, je crois que vous vous faites une idée fausse de votre position nouvelle.

—Ne suis-je pas l'héritier de mon aïeul?

—Si fait, mais…

—Mais quoi? demanda Georges avec impatience.

—Mais quoi! répéta en aparté la vieille Goton triomphante.

Il n'y eut pas jusqu'à M. l'intendant royal, qui, persuadé du bon droit du capitaine, ne se dît in petto:

—Mais quoi?

Hervé de Vaunoy reprit son sourire.

—Mon jeune ami, dit-il, l'emportement nuit parfois et ne sert jamais. À mon âge on ne parle pas à la légère. Croyez-moi: l'héritage de Nicolas Treml, dont Dieu puisse avoir l'âme loyale en son paradis, ne vous fera pas bien riche.

Le capitaine sentit le rouge de l'indignation lui monter au visage. Il s'approcha de manière à n'être entendu que de Vaunoy.

—Il y a sous votre toit, dit-il d'une voix contenue et que la colère faisait trembler, une personne que je respecte autant que je vous méprise. Rendez grâce à Dieu de posséder une pareille égide, monsieur!

—Que ne parlez-vous haut, monsieur mon cousin? demanda Vaunoy qui fit appel à toute son effronterie.

—Misérable! poursuivit Georges sans élever la voix, je pourrais vous livrer à la justice, car vous êtes trois fois assassin. Un ange vous protège, mais vous êtes ici chez moi, je vous ferai chasser, du moins, par les soldats sous mes ordres.

Vaunoy fit un salut ironique.

—Mademoiselle ma soeur, dit-il, et vous, monsieur l'intendant, veuillez excuser notre entretien secret. Je vais, du reste, vous mettre au fait. Mon jeune cousin, pour premier acte de bonne parenté, me menace de me faire chasser de chez moi par les soldats de Sa Majesté.

—En vérité! répliqua Béchameil, il a donc droit?…

—Est-il possible! dit Mlle Olive, lui qui était si aimable hier soir!

—Il n'y a point entre nous de bonne parenté, monsieur, reprit Didier en faisant effort pour concentrer sa colère au-dedans de lui-même; je vous menace, en effet, de vous chasser, mais non pas de votre maison, car ce château est ma propriété.

—Pour ça, tu peux en faire serment, mon enfant chéri! murmura la dame Goton Rehou.

—Oui-da! s'écria Vaunoy en ricanant; vous croyez cela? Eh bien, mon jeune cousin, permettez que je m'absente une minute; le temps d'aller jusqu'à mon cabinet, et je reviendrai vous apprendre une foule de choses que vous paraissez ignorer.

Il sortit.

Presque au même instant, la figure noircie du charbonnier Pelo
Rouan se montra sur le seuil.

Il tenait sous son bras un petit sac en toile noirâtre qui semblait renfermer un objet fort pesant. Tout le monde avait le dos tourné. La vieille Goton seule l'aperçut: elle fit un mouvement, mais Pelo Rouan mit un doigt sur sa bouche, et se glissa dans l'ombre projetée par l'un des hauts battants de la porte ouverte.

M. de Vaunoy reparut bientôt, suivi de maître Alain. Il avait à la main un parchemin déplié.

—Mon jeune ami, dit-il, je vous prie de m'excuser si je vous ai fait attendre. Veuillez prendre connaissance de cet écrit.

Le capitaine prit le parchemin et lut.

C'était l'acte de vente tracé tout entier de la main de Nicolas
Treml et confié par ce dernier à Hervé de Vaunoy.

—Monsieur, dit le capitaine après avoir lu, il y a en tout ceci quelque odieuse machination que je ne comprends pas. Comment vous, pauvre et nourri des bienfaits de mon aïeul, avez-vous pu acheter et payer son domaine?

—L'économie! mon jeune ami, répondit Vaunoy en raillant; avec de l'économie et quelques tritures d'affaires, on accomplit des choses réellement surprenantes. Mais là n'est pas la question, et j'espère qu'il ne vous prendra plus la fantaisie de me menacer. Voyons! vous êtes jeune, vous êtes pauvre; votre aïeul et moi nous nous sommes rendu de bons services mutuellement; je ne demande pas mieux que d'oublier votre conduite. Voulez-vous que nous fassions la paix?

—Jamais! s'écria Georges en repoussant la main qui lui était tendue.

—C'en est trop! dit Vaunoy en se redressant, toute patience a un terme. Mademoiselle ma soeur et vous, monsieur l'intendant, vous êtes témoins que j'ai poussé la modération jusqu'à ses plus extrêmes limites. Je crois donc, à mon tour, pouvoir dire à ce jeune homme qui m'a outragé devant tous: sortez de chez moi, monsieur.

—Béni Jésus! murmura la dame Goton, il va chasser mon pauvre petit Georges!

Le capitaine se couvrit, lança au maître de La Tremlays un regard de dédain et se dirigea vers la porte.

À moitié route, il se trouva face à face avec Pelo Rouan, qui le prit par la main et le ramena au milieu du salon.

—Jean Blanc! dit le capitaine étonné.

—Jean Blanc! répéta mentalement Vaunoy qui regarda attentivement le nouveau venu. Saint-Dieu! c'est lui en effet: le blanc sous le noir!

Il se pencha et dit un mot à l'oreille du majordome qui venait d'entrer pour annoncer le déjeuner servi. Maître Alain sortit aussitôt.

—Que venez-vous faire ici? ajouta Vaunoy en s'adressant au charbonnier.

—Je viens faire justice, répondit Jean Blanc d'une voix grave; je viens, Hervé de Vaunoy, t'enlever le prix de vingt ans de fraude et de crimes.

Vaunoy regarda du côté de la porte. Maître Alain ne revenait point encore.

Jean Blanc continua.

—Tu t'es prévalu d'un parchemin signé par Nicolas Treml; notre jeune seigneur va te répondre par un parchemin signé de toi.

—Moi! j'ai signé comme quoi ce garçon est fils de son père! s'écria Vaunoy, voilà tout!

—Voilà tout, répéta Jean Blanc, aujourd'hui: c'est vrai, mais avec ce que tu signas il y a vingt ans, cela suffira.

Vaunoy changea de visage.

Jean Blanc tira de son sac un petit coffret de fer chargé de rouille.

Il le déposa sur le plancher, s'agenouilla auprès, et introduisit son couteau dans la fente de la charnière.

La rouille avait rongé le métal, et le couvercle sauta presque sans effort.

Le coffret contenait de l'or et un parchemin que Vaunoy reconnut sans doute, car il se précipita pour le saisir.

Georges Treml le repoussa rudement. Ce fut lui qui prit l'acte des mains de Jean Blanc.

—Je savais bien! s'écria-t-il après avoir lu: je savais bien qu'il y avait fraude et mensonge! Voici une déclaration signée de vous, monsieur, qui porte que tout descendant de Treml pourra racheter le domaine, moyennant cent mille livres tournois.

—Et voici les cent mille livres, ajouta Jean Blanc en frappant sur le coffret.

Vaunoy était muet de rage.

L'officier rennais, Mlle Olive et Béchameil s'étonnaient grandement, et ce dernier concevait un vague espoir de recouvrer ses cinq cent mille livres.

Quant à la vieille femme de charge, elle s'émerveillait et promettait en son coeur une neuvaine à Notre-Dame de Mi-Forêt.

À ce moment, maître Alain reparut à la porte du salon. Il était suivi des domestique du château, armés jusqu'aux dents, et des sergents de Rennes. L'oeil d'Hervé de Vaunoy étincela.

—Gardez toutes les issues! s'écria-t-il. Je promets dix louis d'or à qui mettra le premier la main sur ce brigand!

Il désignait Jean Blanc du doigt.

—Cet acte est contre moi, reprit-il; je suis dépouillé, pillé. Mais, Saint-Dieu! je serai vengé! Regardez bien cet homme, monsieur de Béchameil; cette nuit, cinq cent mille livres vous ont été enlevées; le capitaine n'a pas su les défendre, ou plutôt il les a livrées, et sans doute l'argent que voici (il montrait le coffret), est le prix de sa trahison!

—Infâme! balbutia Georges, mis hors de garde par cette incroyable audace.

M. de Béchameil était tout oreilles, et l'officier rennais semblait à demi convaincu.

—As-tu bien le courage de nier, Georges Treml? poursuivit Vaunoy; cet homme qui vient à ton secours n'est-il pas le même qui cette nuit, a dirigé l'attaque?

—Si j'avais su cela, grommela Goton, du diable si j'aurais fait le coup de fusil contre lui!

—Cet homme qui t'apporte ta part du vol, reprit encore Vaunoy, n'est-il pas de ceux dont le nom est une condamnation? En avant bons serviteurs du roi! emparez-vous du chef des Loups.

—Le Loup blanc? s'écrièrent ensemble Béchameil, Mlle Olive, les soldats et les domestiques.

Ces derniers, en même temps, firent prudemment un mouvement de retraite.

Les soldats s'avancèrent et entourèrent Jean Blanc.

—Saisissez-le! s'écria Béchameil. Ah! brigand détestable! tu vas me rendre mes cinq cent mille livres!

Mlle Olive, au seul nom du Loup blanc, s'était hâtée de tomber en pâmoison.

Georges Treml avait tiré son épée, résolu à défendre l'homme qui l'avait servi si puissamment et qui était le père de Marie.

Mais il n'eut pas besoin de faire usage de son arme. Au moment où les sergents, rétrécissant leur cercle allaient mettre la main sur le roi des Loups, celui-ci ramassa sous lui ses longues jambes et fit un bond extraordinaire qui le porta par-dessus la ligne des assaillants, jusqu'à l'une des fenêtres du salon.

Les soldats hésitèrent, stupéfaits.

Jean Blanc se mit debout sur l'appui de la fenêtre.

—Quoi que tu fasses, Hervé de Vaunoy, dit-il, tu es vaincu. Tu n'auras pas même la vengeance!

—Feu! feu! Mais tirez donc! hurla Vaunoy qui arracha le mousquet de l'un des soldats et mit Jean Blanc en joue.

Georges, d'un coup de son épée, détourna le canon, et la balle alla se loger dans le lambris.

—Nous nous rencontrerons encore une fois, Hervé de Vaunoy, reprit l'albinos sans s'émouvoir; ce sera la dernière, et tous nos comptes seront réglés!

Il sauta dans la cour à ces mots, puis on le vit franchir la muraille extérieure avec la prodigieuse agilité qui lui était propre.

—Feu! feu! répéta Vaunoy, qui tomba épuisé sur un siège.

Les soldats firent une décharge. Ce fut du bruit et de la fumée.

L'accusation dirigée contre le jeune héritier de Treml ne pouvait se soutenir. Vaunoy lui-même n'essaya plus de combattre.

Il avait joué sa suprême partie, il avait perdu. Il se résigna au moins en apparence.

M. de Béchameil, marquis de Nointel, supporta la perte des cinq cent mille livres, ce dont le lecteur ne doit point s'affliger outre mesure, attendu que cet intendant royal en retrouvait deux fois autant, chaque année, dans la poche du roi.

Georges Treml, en devenant breton, ne put perdre les sentiments d'affection et de respect qu'il croyait devoir à son souverain. Il ne fit point d'opposition à la cour de Paris; mais il aida les pauvres gens à payer l'impôt et protégea leur travail.

Ce sont des coeurs mauvais, intéressés à mal faire, ceux qui déclarent impossible la réconciliation entre le pauvre et le riche.

Deux ou trois ans s'étaient à peine écoulés depuis les événements qui précèdent qu'il n'y avait plus de traces de Loups sous le couvert. En revanche, on voyait souvent des troupes de bonnes gens agenouillées au pied de la croix de Mi-Forêt. Ces bonnes gens remerciaient Notre-Dame qui leur avait rendu un fils de Treml, c'est-à-dire un protecteur puissant et un bienfaiteur infatigable.

Georges Treml de La Tremlays n'oublia pas qu'il avait été durant vingt ans Didier tout court.

Grand seigneur par le sang, mais soldat de fortune, il crut avoir le droit de consulter uniquement son coeur dans le choix d'une compagne.

Certes, il lui était permis de penser que son union ne souffrirait point d'obstacles. Néanmoins il s'en rencontra un, et des plus sérieux: Jean Blanc refusa péremptoirement la main de sa fille à son jeune seigneur.

Et ce n'était point un jeu. Jamais millionnaire repoussant un gendre indigent, jamais duc et pair déclinant l'alliance d'un poète ne furent plus difficiles à fléchir que le pauvre albinos.

Il avait, lui aussi, ses idées d'honneur, inflexibles, rigides et plus fières à coup sûr que les préjugés réunis de toute la noblesse de Bretagne.

Didier ordonna et pria tour à tour, et longtemps en vain: mais un jour il eut la bonne inspiration de jurer devant Dieu et sur sa foi de gentilhomme breton qu'il n'aurait point d'autre femme que Marie.

Jean Blanc fut vaincu et céda: il fallait que Treml eût des héritiers.

Ce fut un beau jour que celui où Marie passa le seuil du bon château de La Tremlays. Le calme et la joie y entrèrent avec elle pour n'en plus sortir.

Elle n'apportait point d'écusson pour écarteler celui de Treml; mais à tout prendre, il y avait assez d'armoiries diverses sous les austères portraits des vieux maîtres de La Tremlays; aucune pièce héraldique n'y faisait défaut.

En revanche, d'ailleurs, parmi toutes les châtelaines qui respiraient sur la toile depuis des siècles le parfum de leurs bouquets toujours frais, pas une n'aurait pu disputer à la pauvre fille de la forêt le prix de la beauté, ni celui de la bonté.

À raison ou à tort, le capitaine comptait cela pour quelque chose.

Bien longtemps après, lorsque les enfants de Georges et de Marie couraient dans les taillis, guidés par la vieille Goton Rehou, il y avait au couvent de Saint-Aubin-du-Cormier une religieuse du nom de soeur Alix qui les guettait parfois au passage et les embrassait en souriant.

Car voici encore une erreur qui court les livres: on dit que les bien-aimées de l'époux Jésus perdent le sourire, c'est mentir. Elles aiment ardemment, donc elles sont heureuses—d'un bonheur qui va au-delà de la mort!

Quant à Hervé de Vaunoy, voici ce qui advint six mois après la rentrée de Georges en l'héritage de ses pères.

Vaunoy avait quitté La Tremlays pour se retirer à Rennes. Il fit demander à Georges la permission de prendre, dans le cabinet qu'il avait occupé au château, quelques objets à son usage.

Georges s'empressa de faire droit à cette demande.

Vaunoy vint escorté de plusieurs hommes. Son cabinet était celui qui avait servi de retraite à Nicolas Treml et renfermait cette armoire où le vieux Breton, partant pour son dernier voyage, avait puisé les cent mille livres dont il a été souvent question dans ce récit.

Cette armoire contenait encore de fortes sommes, laissées par Nicolas Treml, et d'autres fruits des épargnes de Vaunoy, qui chargé de ces richesses, reprit le chemin de Rennes.

Mais ses valets arrivèrent à la ville sans lui et racontèrent, effrayés, que sur la lisière de la forêt, un coup de fusil était parti au-dessus de leurs têtes, et que Hervé de Vaunoy, frappé d'une balle en pleine poitrine, avait vidé les arçons pour rester mort sur la mousse du chemin.

—Nous avons dirigé nos regards vers l'endroit d'où était parti le coup, ajoutèrent les valets; la nuit se faisait; pourtant nous avons vu une forme blanche sauter de branche en branche, comme il n'est point raisonnable de penser qu'un être humain puisse le faire, puis disparaître au-dessus des plus hautes cimes des châtaigniers.

Le lendemain, on trouva sur la mousse le cadavre d'Hervé de
Vaunoy. Auprès de lui était à terre le vieux mousquet que Jean
Blanc tenait de son père.

[1] Valet, - vaslet (vasselet). [2] Gentilhomme, en ce sens, n'impliquait pas toujours idée de noblesse. Racine, Voltaire lui-même, ont été gentilshommes des rois de France. [3] Nous citerons seulement un cadet de l'illustre et héroïque maison de Coëtlogon, qui fut injustement débouté sur l'instance de Béchameil.

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