Le Mariage de Loti
XXXVIII
DANS LA GRANDE RUE
La rue bruyante était bordée de magasins chinois;
des marchands, qui avaient de petits yeux en amande et de longues
queues, vendaient à la foule du thé, des fruits et
des gâteaux. -- Il y avait sous les vérandas des
étalages de couronnes de fleurs, de couronnes de pandanus
et de tiaré qui embaumaient; les Tahitiennes
circulaient en chantant; quantité de petites lanternes
à la mode du Céleste Empire éclairaient les
échoppes, ou bien pendaient aux branches touffues des
arbres.
C'était un des beaux soirs de Papeete; tout cela était gai et surtout original. -- On sentait dans l'air un bizarre mélange d'odeurs chinoises de santal et de monoï, et de parfums suaves de gardénias ou d'orangers.
La soirée s'avançait, et nous ne trouvions rien. -- La petite Téhamana, notre guide, avait beau regarder toutes les femmes, elle n'en reconnaissait aucune. -- Le nom de Taïmaha même était inconnu à toutes celles que nous interrogions; nous passions et repassions au milieu de tous ces groupes qui nous regardaient comme des gens ayant perdu l'esprit. -- Je me heurtais contre l'impossibilité de rencontrer un mythe, -- et chaque minute qui s'écoulait augmentait ma tristesse impatiente.
Après une heure de cette course, dans un endroit obscur, sous de grands manguiers noirs, -- la petite Téhamana s'arrêta tout à coup devant une femme qui était assise à terre, la tête dans ses mains et semblait dormir.
-- Téra! cria-t-elle. (C'est celle-ci!)
Alors je m'approchai d'elle et me penchai curieusement pour la voir:
-- Es-tu Taïmaha?... demandai-je, -- en tremblant qu'elle me répondit non!
-- Oui! répondit-elle immobile.
-- Tu es Taïmaha, la femme de Rouéri?
-- Oui, dit-elle encore, en levant la tête avec nonchalance, -- c'est moi, Taïmaha, la femme de Rouéri, le marin dont les yeux sommeillent (mata moé), c'est-à-dire: qui n'est plus...
-- Et moi, je suis Loti, le frère de Rouéri! -- Suis-moi dans un lieu plus écarté où nous puissions causer ensemble.
-- Toi?... son frère? dit-elle simplement, avec un peu de surprise, -- mais avec tant d'indifférence que j'en restai confondu.
Et je regrettais déjà d'être venu remuer cette cendre, pour n'y trouver que banalité et désenchantement.
Pourtant elle s'était levée pour me suivre. -- Je les pris par la main l'une et l'autre, Rarahu et Taïmaha, et m'éloignai avec elles de cette foule tahitienne où personne ne m'intéressait plus...
XXXIX
RÉVÉLATIONS
Dans un sentier solitaire où s'entendait encore le bruit
lointain de la foule, -- sous l'ombre épaisse des arbres,
dans la nuit noire, -- Taïmaha s'arrêta et
s'assit.
-- Je suis fatiguée, dit-elle avec une grande lassitude; Rarahu, dis-lui de me parler ici, je n'irai pas plus loin; -- c'est son frère, lui?...
A ce moment, une idée que je n'avais jamais eue me
traversa l'esprit:
-- N'as-tu pas d'enfants de Rouéri?... lui demandai-je.
-- Si, répondit-elle, après une minute d'hésitation, mais d'une voix assurée pourtant; -- si, deux!...
Il y eut un long silence, après cette révélation inattendue. Une foule de sentiments s'éveillaient en moi, sentiments d'un genre inconnu, impressions tristes et intraduisibles.
Il est de ces situations dont on ne peut rendre par des mots l'étrangeté saisissante. -- Le charme du lieu, les influences mystérieuses de la nature, avivent ou transforment les émotions ressenties, et on ne sait plus, même imparfaitement, les exprimer.
XL
Une heure après, Taïmaha et moi nous quittions
Papeete, qui déjà s'était endormi; cette
dernière soirée du Rendeer était
terminée, et quantité de marins du bord
étaient entrés dans les cases tahitiennes,
entourés de bandes joyeuses de jeunes femmes. Un souffle
plein de séduction et de trouble sensuel passait sur ce
pays, comme après les soirs de grandes fêtes.
Mais j'étais sous l'empire d'émotions profondes, et j'avais pour l'instant oublié jusqu'à Rarahu...
Elle était rentrée seule, elle, et m'attendait en pleurant dans notre chère petite case, où je devais, dans la nuit, revenir pour la dernière fois.
Nous marchions côte à côte, Taïmaha et
moi; nous suivions d'un pas rapide la plage océanienne. La
pluie tombait, la pluie tiède des tropiques; Taïmaha
insouciante et silencieuse laissait tremper la longue tapa de
mousseline blanche qui traînait derrière elle sur le
sable.
On n'entendait dans ce calme de minuit que le bruit monotone de la mer, qui brisait au large sur le corail.
Sur nos têtes, de grands palmiers penchaient leurs tiges flexibles; à l'horizon les pics de l'île de Moorea se dessinaient légèrement au-dessus de la nappe bleue du Pacifique, à la lueur indécise et embrumée de la lune.
Je regardais Taïmaha, et je l'admirais; elle était restée, malgré ses trente ans, un type accompli de la beauté maorie. Ses cheveux noirs tombaient en longues tresses sur sa robe blanche; sa couronne de roses et de feuilles de pandanus lui donnait la nuit un air de reine ou de déesse.
Exprès, j'avais fait passer cette femme devant une case déjà ancienne, à moitié enfouie sous la verdure et les plantes grimpantes, celle qu'elle avait dû jadis habiter avec mon frère.
-- Connais-tu cette case, Taïmaha? lui demandai-je...
-- Oui! répondit-elle en s'animant pour la première fois; oui, c'était celle-ci la case de Rouéri!...
XLI
Nous nous dirigions tous deux, à cette heure
déjà avancée de la nuit, vers le district de
Faaa, où Taïmaha allait me montrer son plus jeune
fils Atario.
Avec une condescendance légèrement railleuse, elle s'était prêtée à cette fantaisie de ma part, fantaisie qu'avec ses idées tahitiennes elle s'expliquait à peine.
Dans ce pays où la misère est inconnue et le travail inutile, où chacun a sa place au soleil et à l'ombre, sa place dans l'eau et sa nourriture dans les bois, -- les enfants croissent comme les plantes, libres et sans culture, là où le caprice de leurs parents les a placés. La famille n'a pas cette cohésion que lui donne en Europe, à défaut d'autre cause, le besoin de lutter pour vivre.
Atario, l'enfant né depuis le départ de Rouéri, habitait le district de Faaa; par suite de cet usage général d'adoption, il avait été confié aux soins de fetii (de parents) éloignés de sa mère...
Et Tamaari, le fils aîné, celui qui, disait-elle, avait le front et les grands yeux de Rouéri (te rae, te mata rahi), habitait avec la vieille mère de Taïmaha, dans cette île de Moorea qui découpait là-bas à notre horizon sa silhouette lointaine.
A mi-chemin de Faaa, nous vîmes briller un feu dans un bois de cocotiers. Taïmaha me prit par la main, et m'emmena sous bois dans cette direction, par un sentier connu d'elle.
Quand nous eûmes marché quelques minutes dans l'obscurité, sous la voûte des grandes palmes mouillées de pluie, nous trouvâmes un abri de chaume, où deux vieilles femmes étaient accroupies devant un feu de branches. Sur quelques mots inintelligibles prononcés par Taïmaha, les deux vieilles se dressèrent sur leurs pieds pour mieux me regarder, et Taïmaha elle-même, approchant de mon visage un brandon enflammé, se mit à m'examiner avec une extrême attention. C'était la première fois que nous nous voyions tous deux en pleine lumière.
Quand elle eut terminé son examen, elle sourit tristement. Sans doute elle avait retrouvé en moi les traits déjà connus de Rouéri, -- les ressemblances des frères sont frappantes pour les étrangers, -- même lorsqu'elles sont vagues et incomplètes.
Moi, j'avais admiré ses grands yeux, son beau profil régulier, et ses dents brillantes, rendues plus blanches encore par la nuance de cuivre de son teint...
Nous continuâmes notre route en silence, et bientôt nous aperçûmes les cases d'un district, mêlées aux masses noires des arbres.
-- Tera Faaa! (voici Faaa), dit-elle avec un sourire...
Taïmaha me conduisit à la porte d'une case en bourao enfouie sous des arbres-pain, des manguiers et des tamaris.
Tout le monde semblait profondément endormi à l'intérieur, et, à travers les claies de la muraille, elle appela doucement pour se faire ouvrir.
Une lampe s'alluma et un vieillard au torse nu apparut sur la porte en nous faisant signe d'entrer.
La case était grande; c'était une sorte de dortoir où étaient couchés des vieillards. La lampe indigène, à l'huile de cocotier, ne jetait qu'un filet de lumière dans ce logis, et dessinait à peine toutes ces formes humaines sur lesquelles passait le vent de la mer.
Taïmaha se dirigea vers un lit de nattes, où elle prit un enfant qu'elle m'apporta...
-- ... Mais non! dit-elle, quand elle fut près de la lampe, je me trompe, ce n'est pas lui!...
Elle le recoucha sur sa couchette, et elle se mit à examiner d'autres lits où elle ne trouva point l'enfant qu'elle cherchait. Elle promenait au bout d'une longue tige sa lampe fumeuse, et n'éclairait que de vieilles femmes peaux-rouges immobiles et rigides, roulées dans des pareo d'un bleu sombre à grandes raies blanches; on les eût prises pour des momies roulées dans des draps mortuaires...
Un éclair d'inquiétude passa dans les yeux veloutés de Taïmaha:
-- Vieille Huahara, dit-elle, où donc est mon fils Atario?...
La vieille Huahara se souleva sur son coude décharné, et fixa sur nous son regard effaré par le réveil:
-- Ton fils n'est plus avec nous, Taïmaha, dit-elle; il a été adopté par ma soeur Tiatiara-honui (Araignée), qui habite à cinq cents pas d'ici, au bout du bois de cocotiers...
XLII
Nous traversâmes encore ce bois dans la nuit noire.
A la case de Tiatiara-honui, même scène, même cérémonie de réveil, semblable à une évocation de fantômes.
On éveilla un enfant qu'on m'apporta. Le pauvre petit tombait de sommeil; il était nu. Je pris sa tête dans mes mains et l'approchai de la lampe que tenait la vieille Araignée, soeur de Huahara. L'enfant, ébloui, fermait les yeux.
-- Oui! celui-ci est bien Atario, dit de loin Taïmaha qui était restée à la porte.
-- C'est le fils de mon frère?... lui demandai-je d'une façon qui dut la remuer jusqu'au fond du coeur.
-- Oui, dit-elle, comprenant que la réponse était solennelle, oui, c'est le fils de ton frère Rouéri!...
La vieille Tiatiara-honui apporta une robe rose pour l'habiller, mais l'enfant s'était rendormi entre mes mains; je l'embrassai doucement et le recouchai sur na natte. Puis je fis signe à Taïmaha de me suivre, et nous reprîmes le chemin de Papeete.
Tout cela s'était passé comme dans un rêve. J'avais à peine pris le temps de le regarder, et cependant ses traits d'enfant s'étaient gravés dans ma mémoire, de même que, la nuit, une image très vive, qu'on a perçue un instant, persiste et reparaît encore, après qu'on a fermé les yeux.
J'étais singulièrement troublé, et mes idées étaient bouleversées; j'avais perdu toute conscience du temps et de l'heure qu'il pouvait bien être. Je tremblais de voir se lever le jour et d'arriver juste à temps pour le départ du Rendeer sans pouvoir retourner dans ma chère petite case, ni même embrasser Rarahu que peut-être je ne reverrais plus...
XLIII
Quand nous fûmes dehors, Taïmaha me demanda:
-- Tu reviendras demain?
-- Non, dis-je, je pars de grand matin pour la terre de Californie.
Un moment après, elle demanda avec timidité:
-- Rouéri t'avait parlé de Taïmaha?
Peu à peu Taïmaha s'animait en parlant; peu à peu son coeur semblait s'éveiller d'un long sommeil. -- Elle n'était plus la même créature, insouciante et silencieuse; elle me questionnait d'une voix émue, sur celui qu'elle appelait Rouéri, et m'apparaissait enfin telle que je l'avais désirée, conservant, avec un grand amour et une tristesse profonde, le souvenir de mon frère...
Elle avait retenu sur ma famille et mon pays de minutieux détails que Rouéri lui avait appris; elle savait encore jusqu'au nom d'enfant qu'on me donnait jadis dans mon foyer chéri; elle me le redit en souriant, et me rappela en même temps une histoire oubliée de ma petite enfance. Je ne puis décrire l'effet que me produisirent ce nom et ces souvenirs, conservés dans la mémoire de cette femme, et répétés là par elle, en langue polynésienne...
Le ciel s'était dégagé; nous revenions par une nuit magnifique, et les paysages tahitiens, éclairés par la lune, au coeur de la nuit, dans le grand silence de deux heures du matin, avaient un charme plein d'enchantement et de mystère.
Je reconduisis Taïmaha jusqu'à la porte de la case qu'elle habitait à Papeete. -- Sa résidence habituelle était la case de sa vieille mère Hapoto, au district de Téaroa, dans l'île de Moorea.
En la quittant, je lui parlai de l'époque probable de mon retour, et voulus lui faire promettre de se trouver alors à Papeete, avec ses deux fils. -- Taïmaha promit par serment, mais, au nom de ses enfants, elle était redevenue sombre et bizarre; ses dernières réponses étaient incohérentes ou moqueuses, son coeur s'était refermé; en lui disant adieu, je la vis telle que je devais la retrouver plus tard, incompréhensible et sauvage...
XLIV
Il était environ trois heures quand je rejoignis l'avenue
tranquille où Rarahu m'attendait; on sentait
déjà dans l'air la fraîcheur humide du matin.
-- Rarahu, qui était restée assise dans
l'obscurité, jeta ses bras autour de moi quand
j'entrai.
Je lui contai cette nuit étrange, en la priant de garder pour elle ces confidences, pour que cette histoire depuis longtemps oubliée ne redevint pas la fable des femmes de Papeete.
C'était notre dernière nuit... et les incertitudes du retour, et les distances énormes qui allaient nous séparer, jetaient sur toutes choses un voile d'indicible tristesse... A cet instant des adieux, Rarahu se montrait sous un jour suave et délicieux; elle était bien la petite épouse de Loti; elle était doucement touchante dans ses transports d'amour et de larmes. Tout ce que l'affection pure et désolée, la tendresse infinie, peuvent inspirer au coeur d'une petite fille passionnée de quinze ans, elle le disait dans sa langue maorie, avec des expressions sauvages et des images étranges.
XLV
Les premières lueurs indécises du jour vinrent
m'éveiller après quelques moments de sommeil.
Dans cette confusion, dans cette angoisse inexpliquée, qui est particulière au réveil, je retrouvai mêlées ces idées: le départ, quitter l'île délicieuse, abandonner pour toujours ma case sous les grands arbres, et ma pauvre petite amie sauvage, -- et puis, Taïmaha et ses fils, -- ces nouveaux personnages à peine entrevus la nuit, et qui venaient encore, à la dernière heure, m'attacher à ce pays par des liens nouveaux...
La triste lueur blanche du matin filtrait par mes fenêtres ouvertes... Je contemplai un instant Rarahu endormie, et puis je l'éveillai en l'embrassant:
-- ... Ah! oui, Loti, dit-elle... c'est le jour, tu me réveilles, et il faut partir.
Rarahu fit sa toilette en pleurant; elle passa sa plus belle tunique; elle mit sur sa tête sa couronne fanée et son tiaré de la veille, en faisant le serment que jusqu'à mon retour elle n'en aurait pas d'autres.
J'entr'ouvris la porte du jardin; je jetai un coup d'oeil d'adieu à nos arbres, à nos fouillis de plantes; j'arrachai une branche de mimosas, une touffe de pervenches roses, -- et le chat nous suivit en miaulant, comme jadis il nous suivait au ruisseau d'Apiré...
Au jour naissant, ma petite épouse sauvage et moi, en nous donnant la main, nous descendîmes tristement à la plage, pour la dernière fois.
Là, il y avait déjà assistance nombreuse et silencieuse; toutes les filles de la reine, toutes les jeunes femmes de Papeete, auxquelles le Rendeer enlevait des amis ou des amants, étaient assises à terre; quelques-unes pleuraient; les autres, immobiles, nous regardaient venir.
Rarahu s'assit au milieu d'elles sans verser une larme, -- et le dernier canot du Rendeer m'emporta à bord...
Vers huit heures, le Rendeer leva l'ancre au son du
fifre.
Alors je vis Taïmaha, qui, elle aussi, descendait à la plage pour me voir partir, comme, douze ans auparavant, elle était venue, à dix-sept ans, voir partir Rouéri qui ne revint plus.
Elle aperçut Rarahu et s'assit près d'elle.
C'était une belle matinée d'Océanie, tiède et tranquille; il n'y avait pas un souffle dans l'atmosphère; cependant des nuages lourds s'amoncelaient tout en haut dans les montagnes; ils formaient un grand dôme d'obscurité, au-dessous duquel le soleil du matin éclairait en plein la plage d'Océanie, les cocotiers verts et les jeunes femmes en robes blanches.
L'heure du départ apportait son charme de tristesse à ce grand tableau qui allait disparaître.
XLVI
Quand le groupe des Tahitiennes ne fut plus qu'une masse
confuse, la case abandonnée de mon frère
Rouéri fut encore longtemps visible au bord de la mer, et
mes yeux restèrent fixés sur ce point perdu dans
les arbres.
Les nuages qui couvraient les montagnes descendaient rapidement sur Tahiti; ils s'abaissèrent comme un rideau immense, sous lequel l'île entière fut bientôt enveloppée. -- La pointe aiguë du morne de Fataoua parut encore dans une déchirure du ciel, et puis tout se perdit dans les épaisses masses sombres; un grand vent alizé se leva sur la mer, qui devint verte et houleuse, et la pluie d'orage commença à tomber.
Alors je descendis tout au fond du Rendeer, dans ma
cabine obscure; je me jetai sur ma couchette de marin, en me
couvrant du pareo bleu, déchiré par les
épines des bois, que Rarahu portait autrefois pour
vêtement dans son district d'Apiré... Et tout le
jour, je restai là étendu, à ce bruit
monotone d'un navire qui roule et qui marche, à ce bruit
triste des lames qui venaient l'une après l'autre battre
la muraille sourde du Rendeer-... Tout le jour,
plongé dans cette sorte de méditation triste, qui
n'est ni la veille ni le sommeil, et où venaient se
confondre des tableaux d'Océanie et des souvenirs
lointains de mon enfance.
Dans le demi-jour verdâtre qui filtrait de la mer, à travers la lentille épaisse de mon sabord, se dessinaient les objets singuliers épars dans ma chambre, -- les coiffures de chefs océaniens, les images embryonnaires du dieu des Maoris, les idoles grimaçantes, les branches de palmier, les branches de corail, les branches quelconques arrachées, à la dernière heure, aux arbres de notre jardin, des couronnes flétries et encore embaumées, de Rarahu ou d'Ariitéa, -- et le dernier bouquet de pervenches roses, coupé à la porte de notre demeure.
XLVII
Un peu après le coucher du soleil, je devais prendre le
quart, et je montai sur la passerelle. Le grand air vif, la brise
qui me fouettait le visage, me ramenèrent aux notions
précises de la vie réelle, au sentiment complet du
départ.
Celui que je remplaçais pour le service de nuit, c'était John B..., mon cher frère John, dont l'affection douce et profonde était depuis longtemps mon grand recours dans les douleurs de la vie:
-- Deux terres en vue, Harry, me dit John, en me rendant le quart; elles sont là-bas derrière nous; et je n'ai pas besoin de te les nommer, tu les connais...
Deux silhouettes lointaines, deux nuages à peine visibles à l'horizon: l'île de Tahiti, et l'île de Moorea...
John resta près de moi jusqu'à une heure
avancée de la soirée; je lui contai ma
soirée de la veille, il savait seulement que j'avais fait
la nuit une longue course, que je lui cachais quelque chose de
triste et d'inattendu. J'avais perdu l'habitude des larmes, mais
depuis la veille j'avais besoin de pleurer; dans
l'obscurité du banc de quart, personne ne le vit que mon
frère John: auprès de lui je pleurai là
comme un enfant.
La mer était grosse, et le vent nous poussait rudement dans la nuit noire. C'était comme un réveil, un retour au dur métier des marins, après une année d'un rêve énervant et délicieux, dans l'île la plus voluptueuse de la terre...
...Deux silhouettes lointaines, deux nuages à peine
visibles à l'horizon: l'île de Tahiti et l'île
de Moorea...
L'île de Tahiti, où Rarahu veille à cette heure en pleurant dans ma case déserte, -- dans ma chère petite case que battent la pluie et le vent de la nuit, -- et l'île de Moorea qu'habite Taamari, l'enfant qui a "le front et les yeux de mon frère..."
Cet enfant qui est le fils aîné de la famille, qui ressemble à mon frère Georges, quelque chose étrange! c'est un petit sauvage, il s'appelle Taamari; le foyer de la patrie lui sera toujours inconnu, et ma vieille mère ne le verra jamais. Pourtant cette pensée me cause une tristesse douce, presque une impression consolante. Au moins, tout ce qui était Georges n'est pas fini, n'est pas mort avec lui...
Moi aussi, qui serai bientôt peut-être fauché par la mort dans quelque pays lointain, jeté dans le néant ou l'éternité, moi aussi, j'aimerais revivre à Tahiti, revivre dans un enfant qui serait encore moi-même, qui serait mon sang mêlé à celui de Rarahu; je trouverais une joie étrange dans l'existence de ce lien suprême et mystérieux entre elle et moi, dans l'existence d'un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une même créature...
Je ne croyais pas tant l'aimer, la pauvre petite. Je lui suis attaché d'une manière irrésistible et pour toujours; c'est maintenant surtout que j'en ai conscience. Mon Dieu, que j'aimais ce pays d'Océanie! J'ai deux patries maintenant, bien éloignées l'une de l'autre, il est vrai; -- mais je reviendrai dans celle-ci que je viens de quitter, et peut-être y finirai-je ma vie...
TROSIÉME PARTIE
I
Vingt jours plus tard, le Rendeer fit à Honolulu,
capitale des îles Sandwich, une relâche fort gaie qui
dura deux mois.
Là, c'était la race maorie arrivée déjà à un degré de civilisation relative plus avancé qu'à Tahiti.
Toute une cour très luxueuse; un roi lépreux et doré; des fêtes à l'européenne, des ministres et des généraux empanachés et légèrement grotesques; tout un personnel drôle, repoussoir multiple sur lequel se détachait la figure gracieuse de la reine Emma. Des dames de la suite très élégantes et parées. Des jeunes filles du même sang que Rarahu transformées en misses; des jeunes filles qui avaient son type, son air un peu sauvage et ses grands cheveux, -- mais qui faisaient venir de France, par la voie des paquebots du Japon, leurs gants à plusieurs boutons et leurs toilettes parisiennes.
Honolulu, une grande ville avec des tramways, un bizarre mélange de population; des Hawaïens tatoués dans les rues, des commerçants américains et des marchands chinois.
Un beau pays, une belle nature; une belle végétation, rappelant de loin celle de Tahiti, mais moins fraîche et moins puissante pourtant que celle de l'île aux vallées profondes et aux grandes fougères.
Encore la langue maorie, ou plutôt un idiome dur, issu de la même origine; quelques mots cependant étaient les mêmes, et les indigènes me comprenaient encore. Je me sentis là moins loin de l'île chérie, que plus tard, lorsque je fus sur la côte d'Amérique.
II
A San-Francisco de Californie, notre seconde relâche,
où nous arrivâmes après un mois de
traversée, je trouvai cette première lettre de
Rarahu qui m'attendait. (Elle avait été remise au
consulat d'Angleterre par un bâtiment américain
chargé de nacre, qui avait quitté Tahiti quelques
jours après notre départ.)
A Loti, homme porte-aiguillettes de l'amiral anglais du navire à vapeur Rendeer.
O mon cher petit ami!
O ma fleur parfumée du soir! mon mal est grand dans mon
coeur de ne plus te voir...
O mon étoile du matin! mes yeux se fondent dans les pleurs de ce que tu ne reviens plus!...
. . . . . . . . . . .
Je te salue par le vrai Dieu, dans la foi chrétienne.
Ta petite amie,
RARAHU.
Je répondis à Rarahu par une longue lettre, écrite dans un tahitien correct et classique, -- qu'un bâtiment baleinier fut chargé de lui faire parvenir, par l'intermédiaire de la reine Pomaré.
Je lui donnais l'assurance de mon retour pour les derniers mois de l'année, et la priais d'en informer Taïmaha, en lui rappelant les serments.
III
HORS-D'OEUVRE CHINOIS
Un souvenir saugrenu, qui n'a rien de commun avec ce qui
précède, encore moins avec ce qui va suivre, -- qui
n'a avec cette histoire qu'un simple lien chronologique, un
rapport de dates:
La scène se passait à minuit, -- en mai 1873, --
dans un théâtre du quartier chinois de San-Francisco
de Californie.
Vêtus de costumes de circonstance, William et moi, nous avions gravement pris place au parterre. Acteurs, spectateurs, machinistes, -- tout le monde était chinois, excepté nous.
On était à un moment pathétique d'un grand drame lyrique que nous ne comprenions point. Les dames des galeries cachaient derrière leurs éventails leurs tout petits yeux retroussés en amande, et minaudaient sous le coup de leur émotion comme des figurines de potiches. Les artistes, revêtus de costumes de l'époque des dynasties éteintes, poussaient des hurlements surprenants, inimaginables, avec des voix de chats de gouttières; -- l'orchestre, composé de gongs et de guitares, faisait entendre des sons extravagants, des accords inouïs.
Effet de nuit. Les lumières étaient baissées. -- Devant nous, le public du parterre, -- un alignement de têtes rasées, ornées d'impayables queues que terminaient des tresses de soie.
Il nous vint une idée satanique, -- dont l'exécution rapide fut favorisée par la disposition des sièges, l'obscurité, la tension des esprits: attacher les queues deux à deux, et déguerpir...
O Confucius!...
IV
... La Californie, Quadra et Vancouver, l'Amérique
russe... Six mois d'expéditions et d'aventures qui ne
tiennent en rien à cette histoire.
Dans ces pays, on se sentait plus près de l'Europe et déjà bien loin de l'Océanie.
Tout ce passé tahitien semblait un rêve, un rêve auprès duquel la réalité présente n'intéressait plus.
En septembre il fut fortement question de rentrer en Europe
par l'Australie et le Japon; "l'amiral à cheveux blancs"
voulait traverser l'océan Pacifique dans
l'hémisphère nord, en laissant à
d'effroyables distances dans le sud
l'île délicieuse.
Je ne pouvais rien contre ce projet, qui me mettait l'angoisse au coeur... Rarahu avait dû m'écrire plusieurs lettres, mais la vie errante que nous menions sur les côtes d'Amérique les empêchait de me parvenir, et je ne recevais plus rien d'elle...
V
... Dix mois ont passé.
Le Rendeer, parti le 1er novembre de San-Francisco, se dirige à toute vitesse vers le sud. Il s'est engagé depuis deux jours dans cette zone qui sépare les régions tempérées des régions chaudes, et qui s'appelle: zone des calmes tropicaux.
Hier, c'était un calme morne, avec un ciel gris qui rappelait encore les régions tempérées; l'air était froid, un rideau de nuages immobiles et tout d'une pièce nous voilait le soleil.
Ce matin nous avons passé le tropique, et la mise en scène a brusquement changé; c'est bien ce ciel étonnamment pur, cet air vif, tiède, délicieux, de la région des alizés, et cette mer si bleue, asile des poissons volants et des dorades.
Les plans sont changés, nous revenons en Europe par le sud de l'Amérique, le cap Horn et l'océan Atlantique; Tahiti est sur notre route dans le Pacifique, et l'amiral a décidé qu'il s'y arrêterait en passant. Ce sera peu, rien qu'une relâche de quelques jours, quand après, tout sera fini pour jamais; mais quel bonheur d'arriver, surtout après avoir craint de ne pas revenir!...
... J'étais accoudé sur les bastingages, regardant la mer. Le vieux docteur du Rendeer s'approcha de moi, en me frappant doucement sur l'épaule:
-- Eh bien, Loti, dit-il, je sais bien à quoi vous rêvez: nous y serons bientôt, dans votre île, et même nous allons si vite que ce sont, je pense, vos amies tahitiennes qui nous tirent à elles...!
-- Il est incontestable, docteur, répondis-je, que si elles s'y mettaient toutes...
VI
26 novembre 1873.
En mer. -- Nous avons passé hier par un grand vent au
milieu des îles Pomotous.
La brise tropicale souffle avec force, le ciel est nuageux.
A midi, la terre (Tahiti) par bâbord devant.
C'est John qui l'a vue le premier; une forme indécise au milieu des nuages: la pointe de Faaa.
Quelques minutes plus tard, les pics de Moorea se dessinent par tribord, au-dessus d'une panne transparente.
Les poissons volants se lèvent par centaines.
L'île délicieuse est là tout près... Impression singulière, qui ne peut se traduire...
Cependant la brise apporte déjà les parfums tahitiens, des bouffées d'orangers et de gardénias en fleurs.
Une masse énorme de nuages pèse sur toute l'île. On commence à distinguer sous ce rideau sombre la verdure et les cocotiers. Les montagnes défilent rapidement: Papenoo, le grand morne de Mahéna, Fataoua, et puis la pointe Vénus, Fare-Ute, et la baie de Papeete.
J'avais peur d'une désillusion, mais l'aspect de Papeete est enchanteur. Toute cette verdure dorée fait de loin un effet magique au soleil du soir.
Il est sept heures quand nous arrivons au mouillage: personne sur la plage, à nous regarder arriver. Quand je mets pied à terre il fait nuit...
On est comme enivré de ce parfum tahitien qui se condense le soir sous le feuillage épais... Cette ombre est enchanteresse. C'est un bonheur étrange de se retrouver dans ce pays...
... Je prends l'avenue qui mène au palais. Ce soir elle est déserte. Les bouaros l'ont jonchée de leurs grandes fleurs jaune pâle et de leurs feuilles mortes. Il fait sous ces arbres une obscurité profonde. Une tristesse inquiète, sans cause connue, me pénètre peu à peu au milieu de ce silence inattendu; on dirait que ce pays est mort...
J'approche de l'habitation de Pomaré... Les filles de la reine sont là, assises et silencieuses. Quel caprice bizarre a retenu là ces créatures indolentes, qui en d'autres temps fussent venues joyeusement au-devant de nous... Cependant elles se sont parées; elles ont mis de longues tuniques blanches, et des fleurs dans leurs cheveux; elles attendent.
Une jeune femme qui se tient debout à l'écart, une forme plus svelte que les autres, attire mon regard, et instinctivement je me dirige vers elle.
-- Aue! Loti!... dit-elle en me serrant de toutes ses forces dans ses bras...
Et je rencontre dans l'obscurité les joues douces et les lèvres fraîches de Rarahu...
VII
Rarahu et moi, nous passâmes la soirée à
errer sans but dans les avenues de Papeete ou dans les jardins de
la reine; tantôt nous marchions au hasard dans les
allées qui se présentaient à nous;
tantôt nous nous étendions sur l'herbe odorante,
dans les fouillis épais des plantes... Il est de ces
heures d'ivresse qui passent et qu'on se rappelle ensuite toute
une vie; -- ivresses du coeur, ivresses des sens sur lesquelles
la nature d'Océanie jetait son charme
indéfinissable, et son étrange prestige.
Et pourtant nous étions tristes, tous deux, au milieu de
ce bonheur de nous revoir; tous deux nous sentions que
c'était la fin, que bientôt nos destinées
seraient séparées pour jamais...
Rarahu avait changé; dans l'obscurité, je la sentais plus frêle, et la petite toux si redoutée sortait souvent de sa poitrine. Le lendemain, au jour, je vis sa figure plus pâle et plus accentuée; elle avait près de seize ans; elle était toujours adorablement jeune et enfant; seulement elle avait pris plus que jamais ce quelque chose qu'en Europe on est convenu d'appeler distinction, elle avait dans sa petite physionomie sauvage une distinction fine et suprême. Il semblait que son visage eût pris ce charme ultra-terrestre de ceux qui vont mourir...
Par une fantaisie bien inattendue, elle s'était fait admettre au nombre des suivantes du palais; elle avait précisément demandé d'être au service d'Ariitéa, à laquelle elle appartenait en ce moment, et qui s'était prise à beaucoup l'aimer. Dans ce milieu, elle avait puisé certaines notions de la vie des femmes européennes; elle avait appris, surtout à mon intention, l'anglais qu'elle commençait presque à savoir; elle le parlait avec un petit accent singulier, enfantin et naïf; sa voix semblait plus douce encore dans ces mots inusités, dont elle ne pouvait pas prononcer les syllabes dures.
C'était bizarre d'entendre ces phrases de la langue anglaise sortir de la bouche de Rarahu; je l'écoutais avec étonnement, il semblait que ce fût une autre femme...
Nous passâmes tous deux, en nous donnant la main comme autrefois, dans la grande rue qui jadis était pleine de mouvement et d'animation.
Mais, ce soir, plus de chants, plus de couronnes étalées sous les vérandas. Là même tout était désert. Je ne sais quel vent de tristesse, depuis notre départ, avait soufflé sur Tahiti...
C'était jour de réception chez le gouverneur
français; nous nous approchâmes de sa demeure. Par
les fenêtres ouvertes, on plongeait dans les salons
éclairés; il y avait là tous mes camarades
du Rendeer, et toutes les femmes de la cour; la reine
Pomaré, la reine Moé, et la princesse
Ariitéa. On se demanda plus d'une fois sans doute:
"Où donc est Harry Grant?..." Et Ariitéa put
répondre avec son sourire tranquille:
-- Il est certainement avec Rarahu, qui est maintenant ma suivante pour rire, et qui l'attendait depuis le coucher du soleil devant le jardin de la reine.
Le fait est que Loti était avec Rarahu, et que pour l'instant le reste n'existait plus pour lui...
Une petite créature qu'on tenait sur les genoux dans le
coin le plus tranquille du salon, m'avait seule aperçu et
reconnu; sa voix d'enfant, déjà bien affaiblie et
presque mourante, cria:
-- Ia ora na, Loti! (Je te salue, Loti!)
C'était la petite princesse Pomaré V, la fille adorée de la vieille reine.
J'embrassai par la fenêtre sa petite main qu'elle me tendait, et l'incident passa inaperçu du public...
Nous continuâmes à errer tous deux; nous n'avions plus de gîte où nous retirer ensemble; Rarahu était influencée comme moi par la tristesse des choses, le silence et la nuit.
A minuit elle voulut rentrer au palais, pour faire son service auprès de la reine et d'Ariitéa. Nous ouvrîmes sans bruit la barrière du jardin et nous avançâmes avec précaution pour examiner les lieux. C'est qu'il fallait éviter les regards du vieil Ariifaité, le mari de la reine, qui rôde souvent le soir sous les vérandas de ses domaines.
Le palais s'élevait isolé, au fond du vaste enclos; sa masse blanche se dessinait clairement à la faible clarté des étoiles; on n'entendait nulle part aucun bruit. Au milieu de ce silence, le palais de Pomaré prenait ce même aspect qu'il avait autrefois, quand je le voyais dans mes rêves d'enfance. Tout était endormi à l'entour; Rarahu, rassurée, monta par le grand perron, en me disant adieu.
Je descendis à la plage, prendre mon canot pour rentrer à bord; tout ce pays me semblait ce soir-là d'une tristesse désolée.
Pourtant c'était une belle nuit tahitienne, et les étoiles australes resplendissaient...
VIII
Le lendemain Rarahu quitta le service d'Ariitéa qui ne
s'y opposa point.
Notre case sous les grands cocotiers, qui était
restée déserte en mon absence, se rouvrit pour
nous. Le jardin était plus fouillis que jamais, et tout
envahi par les herbes folles et les goyaviers; les pervenches
roses avaient poussé et fleuri jusque dans notre
chambre... Nous reprîmes possession du logis
abandonné avec une joie triste. Rarahu y rapporta son
vieux chat fidèle, qui était demeuré son
meilleur ami et qui s'y retrouva en pays connu.
... Et tout fut encore comme aux anciens jours...
IX
Les oiseaux commandés par la petite princesse m'avaient
donné la plus grande peine en route, la plus grande peine
que des oiseaux puissent donner. -- Une vingtaine survivaient,
sur trente qu'ils avaient été d'abord, encore se
trouvaient-ils très fatigués de leur
traversée, -- une vingtaine de petits êtres
dépeignés, gluants, piteux, qui avaient
été autrefois des pinsons, des linottes et des
chardonnerets. -- Cependant ils furent agréés par
l'enfant malade, dont les grands yeux noirs
s'éclairèrent à leur vue d'une joie
très vive.
-- Mea maitai! (C'est bien, dit-elle, c'est bien, Loti!)
Les oiseaux avaient conservé un de leurs plus grands charmes; -- déplumés, souffreteux, ils chantaient tout de même, -- et la petite reine les écoutait avec ravissement.
X
Papeete, 28 novembre 1873.
A sept heures du matin, -- heure délicieuse entre toutes
dans les pays du soleil, -- j'attendais, dans le jardin de la
reine, Taïmaha, à qui j'avais fait donner
rendez-vous.
De l'avis même de Rarahu, Taïmaha était une incompréhensible créature qu'elle avait à peine pu voir depuis mon départ et qui ne lui avait jamais donné que des réponses vagues ou incohérentes au sujet des enfants de Rouéri.
A l'heure dite, Taïmaha parut en souriant, et vint s'asseoir près de moi. Pour la première fois je voyais en plein jour cette femme qui, l'année précédente, m'était apparue d'une manière à moitié fantastique, la nuit, et à l'instant du départ.
-- Me voici, Loti, dit-elle, -- en allant au-devant de mes premières questions, -- mais mon fils Taamari n'est pas avec moi; deux fois j'avais chargé le chef de son district de l'amener ici; mais il a peur de la mer, et il a refusé de venir. Atario, lui, n'est plus à Tahiti; la vieille Huahara l'a fait partir pour l'île de Raiatéa, où une de ses soeurs désirait un fils.
Je me heurtais encore contre l'impossible, -- contre l'inertie et les inexplicables bizarreries du caractère maori.
Taïmaha souriait. -- Je sentais qu'aucun reproche, aucune supplication ne la toucheraient plus. Je savais que ni prières, ni menaces, ni intervention de la reine ne pourraient obtenir que dans des délais si courts on me fît venir de si loin cet enfant que je voulais connaître. Et je ne pouvais prendre mon parti de m'éloigner pour toujours sans l'avoir vu.
-- Taïmaha, dis-je après un moment de réflexion silencieuse, nous allons partir ensemble pour l'île de Moorea. Tu ne peux pas refuser au frère de Rouéri de l'accompagner dans son voyage chez ta vieille mère, pour lui montrer ton fils.
Et pourtant j'étais bien avare de ces quelques jours derniers passés à Papeete, bien jaloux de ces dernières heures d'amour et d'étrange bonheur...
XI
Papeete, 29 novembre.
Encore le chant rapide, et le bruit et la frénésie de la upa-upa; encore la foule des Tahitiennes devant le palais de Pomaré; une dernière grande fête au clair des étoiles comme autrefois.
Assis sous la véranda de la reine, je tenais dans ma main la main amaigrie de Rarahu, qui portait dans ses cheveux une profusion inusitée de fleurs et de feuillage. Près de nous était assise Taïmaha, qui nous contait sa vie d'autrefois, sa vie avec Rouéri. Elle avait ses heures de souvenir et de douce sensibilité; elle avait versé des larmes vraies, en reconnaissant certain pareo bleu, -- pauvre relique du passé que mon frère avait jadis rapportée au foyer, et que moi j'avais trouvé plaisir à ramener en Océanie.
Notre voyage à Moorea était décidé en principe; il n'y avait plus que les difficultés matérielles qui en retardaient l'exécution.
XII
1er décembre 1873.
Le départ pour Moorea s'organisa de grand matin sur la plage.
Le chef Tatari, qui rejoignait son île, donnait passage à Taïmaha et à moi sur la recommandation de la reine. -- Il emmenait aussi deux jeunes hommes de son district, et deux petites filles qui tenaient des chats en laisse. Ce fut en face même de la case abandonnée de Rouéri que nous vînmes nous embarquer; le hasard avait amené ce rapprochement.
Ce n'était pas sans grand'peine que ce voyage avait pu s'arranger, l'amiral ne comprenait point quelle nouvelle fantaisie me prenait d'aller courir dans cette île de Moorea, et, en raison du peu de temps que le Rendeer devait passer à Papeete, il m'avait pendant deux jours refusé l'autorisation de partir. De plus, les vents régnants rendaient les communications difficiles entre les deux pays, et la date de mon retour à Tahiti restait problématique.
On mettait à l'eau la baleinière de Tatari; les
passagers apportaient leur léger bagage et prenaient
gaîment congé de leurs amis; nous allions
partir.
A la dernière minute, Taïmaha, changeant brusquement d'idée, refusa de me suivre; elle alla s'appuyer contre la case de Rouéri, et, cachant sa tête dans ses mains, elle se mit à pleurer.
Ni mes prières, ni les conseils de Tatari ne purent rien contre la décision inattendue de cette femme, et force nous fut de nous éloigner sans elle.
XIII
La traversée dura près de quatre heures; au large,
le vent était fort et la mer grosse, la baleinière
se remplit d'eau.
Les deux chats passagers, fatigués de crier, s'étaient couchés tout mouillés auprès des deux petites filles, qui ne donnaient plus signe de vie.
Tout trempés, nous abordâmes loin du point que nous voulions atteindre, dans une baie voisine du district de Papetoaï, -- pays sauvage et enchanteur, où nous tirâmes la baleinière au sec sur le corail.
Il y avait très loin, de ce lieu au district de Mataveri
qu'habitaient les parents de Taïmaha et le fils de mon
frère.
Le chef Tauïro me donna pour guide son fils Tatari, et nous partîmes tous deux par un sentier à peine visible, sous une voûte admirable de palmiers et de pandanus.
De loin en loin nous traversions des villages bâtis sous
bois, où les indigènes assis à l'ombre,
immobiles et rêveurs comme toujours, nous regardaient
passer. -- Des jeunes filles se détachaient des groupes,
et venaient en riant nous offrir des cocos ouverts et de l'eau
fraîche.
A mi-chemin, nous fîmes halte chez le vieux chef Taïrapa, du district de Téharosa. C'était un grave vieillard à cheveux blancs, qui vint au-devant de nous appuyé sur l'épaule d'une petite fille délicieusement jolie.
Jadis il avait vu l'Europe et la cour du roi Louis-Philippe. Il nous conta ses impressions d'alors et ses étonnements; on eût cru entendre le vieux Chactas contant aux Natchez sa visite au Roi-Soleil.
XIV
Vers trois heures de l'après-midi, je fis mes adieux au
chef Taïrapa, et continuai ma route.
Nous marchâmes encore une heure environ, dans des sentiers sablonneux, sur des terrains que Tatari me dit appartenir à la reine Pomaré.
Puis nous arrivâmes à une baie admirable, où des milliers de cocotiers balançaient leur tête au vent de la mer.
On se sentait sous ces grands arbres aussi écrasés, aussi infime, qu'un insecte microscopique circulant sous de grands roseaux. -- Toutes ces hautes tiges grêles étaient, comme le sol, d'une monotone couleur de cendre; et, de loin en loin, un pandanus ou un laurier-rose chargé de fleurs jetait une nuance éclatante sous cette immense colonnade grise. -- La terre nue était semée de débris de madrépores, de palmes desséchées, de feuilles mortes. -- La mer, d'un bleu foncé, déferlait sur une plage de coraux brisés d'une blancheur de neige; à l'horizon apparaissait Tahiti, à demi perdu dans la vapeur, baigné dans la grande lumière tropicale.
Le vent sifflait tristement là-dessous, comme parmi des tuyaux d'orgues gigantesques; ma tête s'emplissait de pensées sombres, d'impressions étranges, -- et ces souvenirs de mon frère, que j'étais venu là invoquer, revivaient comme ceux de mon enfance, à travers la nuit du passé...
XV
-- Voici, dit Tatari, les personnes de la famille de
Taïmaha; l'enfant que tu cherches doit être là,
ainsi que sa vieille grand'mère Hapoto.
Nous apercevions en effet devant nous un groupe d'indigènes assis à l'ombre; c'étaient des enfants et des femmes dont les silhouettes obscures se profilaient sur la mer étincelante.
Mon coeur battait fort en approchant d'eux, à la pensée que j'allais voir cet enfant inconnu, déjà aimé, - pauvre petit sauvage, lié à moi-même par les puissants liens du sang.
-- Celui-ci est Loti, le frère de Rouéri, -- celle-ci est Hapoto, la mère de Taïmaha, dit Tatari en me montrant une vieille femme qui me tendit sa main tatouée.
-- Et voici Taamari, continua-t-il, en désignant un enfant qui était assis à mes pieds.
J'avais pris dans mes bras avec amour cet enfant de mon frère; -- je le regardais, cherchant à reconnaître en lui les traits déjà lointains de Rouéri. C'était un délicieux enfant, mais je retrouvais dans sa figure ronde les traits seuls de sa mère, le regard noir et velouté de Taïmaha.
Il me semblait bien jeune aussi: dans ce pays, où les hommes et les plantes poussent si vite, j'attendais un grand garçon de treize ans, au regard profond comme celui de Georges, et pour la première fois un doute amèrement triste me traversa l'esprit...
XVI
Vérifier l'époque de la naissance de Taamari
était chose difficile, -- et j'interrogeai inutilement les
femmes. Là-bas où les saisons passent
inaperçues, dans un éternel été, la
notion des dates est incomplète, -- et les années
se comptent à peine.
-- Cependant, dit Hapoto, on avait remis au chef des
écrits qui étaient comme les actes de naissance de
tous les enfants de la famille, -- et ces papiers étaient
conservés dans le farehau du district.
Une jeune fille, à ma prière, partit pour les chercher, au village de Tehapeu, en demandant deux heures pour aller et revenir.
Ce site où nous étions avait quelque chose de
magnifique et de terrible; rien dans les pays d'Europe ne peut
faire concevoir l'idée de ces paysages de la
Polynésie; ces splendeurs et cette tristesse ont
été créées pour d'autres imaginations
que les nôtres.
Derrière nous, les grands pics s'élançaient dans le ciel clair et profond. Dans toute l'étendue de cette baie, déployée en cercle immense, les cocotiers s'agitaient sur leurs grandes tiges; la puissante lumière tropicale étincelait partout. -- Le vent du large soufflait avec violence, les feuilles mortes voltigeaient en tourbillons; la mer et le corail faisaient grand bruit...
J'examinai ces gens qui m'entouraient; ils me semblaient
différents de ceux de Tahiti; leurs figures graves avaient
une expression plus sauvage.
L'esprit s'endort avec l'habitude des voyages; on se fait à tout, -- aux sites exotiques les plus singuliers, comme aux visages les plus extra-ordinaires. A certaines heures pourtant, quand l'esprit s'éveille et se retrouve lui-même, on est frappé tout à coup de l'étrangeté de ce qui vous entoure.
Je regardais ces indigènes comme des inconnus, -- pénétré pour la première fois des différences radicales de nos races, de nos idées et de nos impressions; bien que je fusse vêtu comme eux, et que je comprisse leur langage, j'étais isolé au milieu d'eux tous, autant que dans l'île du monde la plus déserte.
Je sentais lourdement l'effroyable distance qui me séparait de ce petit coin de la terre qui est le mien, l'immensité de la mer, et ma profonde solitude...
Je regardai Taamari et l'appelai près de moi: il appuya familièrement sur mes genoux sa petite tête brune. Et je pensai à mon frère Georges qui dormait à cette heure, du sommeil éternel, couché dans les profondeurs de la mer, là-bas, sur la côte lointaine du Bengale. -- Cet enfant était son fils, et une famille issue de notre sang se perpétuerait dans ces îles perdues...
-- Loti, dit en se levant la vieille Hapoto, viens te reposer dans ma case, qui est à cinq cents pas d'ici sur l'autre plage. Tu y trouveras de quoi manger et dormir; tu y verras mon fils Téharo, et vous conviendrez ensemble des moyens de retourner à Tahiti, avec cet enfant que tu veux emmener.
XVII
La case de la vieille Hapoto était à quelques pas
de la mer; c'était la classique case maorie, avec les
vieux pavés de galets noirs, la muraille à jours,
et le toit de pandanus, repaire des scorpions et des cents-pieds.
-- Des pièces de bois massives soutenaient de grands lits
d'une forme antique, dont les rideaux étaient faits de
l'écorce distendue et assouplie du mûrier à
papier. -- Une table grossière composait, avec ces lits
primitifs, tout l'ameublement du logis; mais sur cette table
était posée une Bible tahitienne, qui venait
rappeler au visiteur que la religion du Christ était en
honneur dans cette chaumière perdue.
Téharo, le frère de Taïmaha, était un
homme de vingt-cinq ans, à la figure intelligente et
douce; il avait conservé de mon frère un souvenir
mêlé de respect et d'affection, et me reçut
avec joie.
Il avait à sa disposition la baleinière du chef du district, et nous convînmes de repartir pour Tahiti dès que le vent et l'état de la mer nous le permettraient.
J'avais dit que j'étais habitué à la nourriture indigène, et que je me contenterais comme le reste de la famille des fruits de l'arbre-à-pain. Mais la vieille Hapoto avait ordonné de grands préparatifs pour mon repas du soir, qui devait être un festin. On poursuivit plusieurs poules pour les étrangler, et on alluma sur l'herbe un grand feu, destiné à cuire pour moi le feii et les fruits de l'arbre-à-pain.
XVIII
Cependant le temps s'écoulait lentement. Il fallait plus
d'une heure encore avant que la jeune fille qui était
allée chercher les actes de naissance des enfants de
Taïmaha pût revenir.
En l'attendant, je fis au bord de la mer, avec mes nouveaux amis, une promenade qui m'a laissé un souvenir fantastique comme celui d'un rêve.
Depuis cet endroit jusqu'au district d'Afareahitu vers lequel nous nous dirigions, le pays n'est plus qu'une étroite bande de terrain, longue et sinueuse, resserrée entre la mer et les mornes à pic, -- au flanc desquels sont accrochées d'impénétrables forêts.
Autour de moi, tout semblait de plus en plus s'assombrir. Le soir, l'isolement, la tristesse inquiète qui me pénétrait, prêtaient à ces paysages quelque chose de désolé.
C'étaient toujours des cocotiers, des lauriers-roses en fleurs et des pandanus, tout cela étonnamment haut et frêle, et courbé par le vent. Les longues tiges des palmiers, penchées en tous sens, portaient çà et là des touffes de lichen qui pendaient comme des chevelures grises. -- Et puis, sous nos pieds, toujours cette même terre nue et cendrée, criblée de trous de crabes.
Le sentier que nous suivions semblait abandonné: les crabes bleus avaient tout envahi; ils fuyaient devant nous, avec ce bruit particulier qu'ils font le soir. -- La montagne était déjà pleine d'ombres.
Le grand Téharo marchait près de moi, rêveur et silencieux comme un Maori, et je tenais par la main l'enfant de mon frère.
De temps à autre, la voix douce de Taamari s'élevait au milieu de tous les grands bruits monotones de la nature; ses questions d'enfant étaient incohérentes et singulières. -- J'entendais cependant sans difficulté le langage de ce petit être, que bien des gens qui parlent à Tahiti le dialecte de la plage n'eussent pas compris; il parlait la vieille langue maorie à peu près pure.
Nous vîmes poindre sur la mer une pirogue voilée,
qui revenait imprudemment de Tahiti; elle entra bientôt
dans les bassins intérieurs du récif, presque
couchée sous ce grand vent alizé.
Il en sortit quelques indigènes, deux jeunes filles qui se mirent à courir toutes mouillées, jetant au vent triste la note inattendue de leurs éclats de rire.
Il en sortit aussi un vieux Chinois en robe noire, qui s'arrêta pour caresser le petit Taamari, et tira de son sac des gâteaux qu'il lui donna.
Cette prévenance de ce vieux pour cet enfant, et son regard, me donnèrent une idée horrible...
Le jour baissait, les cocotiers s'agitaient au-dessus de nos têtes, secouant sur nous leurs cent-pieds et leurs scorpions. -- Il passait des rafales qui courbaient ces grands arbres comme un champ de roseaux; les feuilles mortes voltigeaient follement sur la terre nue...
Je fis cette réflexion naturelle, qu'il faudrait sans doute rester plusieurs jours dans cette île avant qu'il fût possible à une pirogue de prendre la mer; cela arrive fréquemment entre Tahiti et Moorea. -- Le départ du Rendeer était fixé aux premiers jours de la semaine suivante; mon absence ne le retarderait pas d'une heure, -- et les derniers moments que j'aurais pu passer avec Rarahu, -- les derniers de la vie, s'envoleraient ainsi loin d'elle.
Quand nous revînmes, la nuit tombait tout à fait.
-- Je n'avais prévu cette nuit, ni l'impression sinistre
que me causait son approche.
Je commençais à sentir aussi l'engourdissement et la soif de la fièvre; -- les impressions si vives de cette journée l'avaient déterminée sans doute, en même temps qu'un grand excès de fatigue.
Nous nous assîmes devant la case de la vieille Hapoto.
Il y avait là plusieurs jeunes filles couronnées de fleurs, qui étaient venues des cases voisines pour voir le paoupa (l'étranger) -- car il en vient rarement dans ce district.
-- Tiens! dit l'une d'elles, en s'approchant de moi, -- c'est toi, Mata-reva!...
Depuis longtemps je n'avais pas entendu prononcer ce nom que Rarahu m'avait donné jadis et contre lequel avait prévalu celui de Loti.
Elle avait appris ce nom dans le district d'Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua, où l'année précédente elle m'avait vu.
La nature et toutes choses prenaient pour moi des aspects
étranges et imprévus, sous l'influence de la
fièvre et de la nuit. -- On entendait dans les bois de la
montagne le son plaintif et monotone des flûtes de
roseau.
A quelques pas de là, sous un toit de chaume soutenu par des pieux de bourao, on faisait la cuisine à mon intention. -- Le vent balayait terriblement cette cuisine; des hommes nus, avec de grands cheveux ébouriffés, étaient accroupis là, comme des gnomes, autour d'une épaisse fumée. -- Le mot "Toupapahou!", prononcé près de moi, résonnait étrangement à mes oreilles...
XIX
Cependant la jeune fille qui avait été
envoyée chez le chef du district arriva, -- et je pus
encore lire à cette dernière lueur du jour les
quelques phrases tahitiennes qui rétablissaient la
vérité par des dates:
Ua fanau o Taamari i te Taïmaha,
Est né le Taamari de la Taïmaha,
I te mahana pae no Tiurai 1864...
le jour cinq de juillet 1864...
Ua fanau o Atario i te Taïmaha.
Est né le Atario de la Taïmaha,
I te mahana piti no Aote 1865...
le jour deux de août 1865...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un grand effondrement venait de se faire, un grand vide dans mon coeur, -- et je ne voulais pas voir, je ne voulais pas croire. -- Chose étrange, je m'étais attaché à l'idée de cette famille tahitienne, -- et ce vide qui se faisait là me causait une douleur mystérieuse et profonde; c'était quelque chose comme si mon frère perdu eût été plongé plus avant et pour jamais dans le néant; tout ce qui était lui s'enfonçait dans la nuit, c'était comme s'il fût mort une seconde fois. -- Et il semblait que ces îles fussent devenues subitement désertes, -- que tout le charme de l'Océanie fût mort du même coup, et que rien ne m'attachât plus à ce pays.
-- Es-tu bien sûr, disait d'une voix tremblante la
mère de Taïmaha, -- pauvre vieille femme à
moitié sauvage, -- es-tu bien sûr, Loti, des choses
que tu viens nous dire?...
Je leur affirmai à tous ce mensonge. -- Taïmaha
avait fait ce que fait plus d'une incompréhensible
Tahitienne; après le départ de Rouéri, elle
avait pris un autre amant européen; on ne voyage
guère, entre le district de Matavéri et Papeete;
elle avait pu tromper sa mère, son frère et ses
soeurs, en leur cachant pendant deux ans le départ de
celui auquel ils
l'avaient confiée, -- après quoi elle était
venue le pleurer à Moorea. -- Elle l'avait
réellement pleuré pourtant, et peut-être
n'avait-elle aimé que lui.
Le petit Taamari était encore près de moi, la tête appuyée sur mes genoux. -- La vieille Hapoto le tira rudement par le bras. -- Elle se cacha la figure dans ses mains ridées et couvertes de tatouages; un peu après, je l'entendis pleurer...
XX
Je restai là longtemps assis, tenant toujours en main les
papiers du chef, et cherchant à rassembler mes
idées embrouillées par la fièvre.
Je m'étais laissé abuser comme un enfant naïf par la parole de cette femme; je maudissais cette créature, qui m'avait poussé dans cette île désolée, tandis qu'à Tahiti Rarahu m'attendait, et que le temps irréparable s'envolait pour nous deux.
Les jeunes filles étaient toujours là assises, avec leurs couronnes de gardénias qui répandaient leur parfum du soir; tous étaient immobiles, la tête tournée vers la forêt, groupés, comme pour s'unir contre l'obscurité envahissante, contre la solitude et le voisinage des bois.
Le vent gémissait plus fort, il faisait froid et il faisait nuit...
XXI
Je fis peu d'honneur au souper qui m'était offert, et,
Téharo m'ayant abandonné son lit, je
m'étendis sur les nattes blanches, essayant du sommeil
pour calmer ma tête troublée.
Lui, Téharo, s'engageait à veiller jusqu'au jour, afin que rien ne retardât notre départ pour Tahiti, si, vers le matin, le vent venait à s'apaiser.
La famille prit son repas du soir, -- et tous s'étendirent silencieusement sur leurs lits de chaume, roulés comme des momies d'Égypte dans leurs pareos sombres, -- la nuque reposant à l'antique sur des supports en bois de bambou.
La lampe d'huile de cocotier, tourmentée par le vent, ne tarda pas à mourir, et l'obscurité devint profonde.
XXII
Alors commença une nuit étrange, toute remplie de
visions fantastiques et d'épouvante.
Les draperies d'écorce de mûrier voltigeaient autour de moi avec des frôlements d'ailes de chauves-souris, le terrible vent de la mer passait sur ma tête. Je tremblais de froid sous mon pareo. -- Je sentais toutes les terreurs, toutes les angoisses des enfants abandonnés...
Où trouver en français des mots qui traduisent quelque chose de cette nuit polynésienne, de ces bruits désolés de la nature, -- de ces grands bois sonores, de cette solitude dans l'immensité de cet océan, -- de ces forêts remplies de sifflements et de rumeurs étranges, peuplées de fantômes; -- les Toupapahous de la légende océanienne, courant dans les bois avec des cris lamentables, -- des visages bleus, -- des dents aiguës et de grandes chevelures...
Vers minuit, j'entendis au dehors un bruit distinct de voix humaines qui me fit du bien; et puis une main prit doucement la mienne:
C'était Téharo qui venait voir si j'avais encore la fièvre.
Je lui dis que j'avais aussi le délire par instants, et d'étranges visions, -- et le priai de rester près de moi. Ces choses sont familières aux Maoris, et ne les étonnent jamais.
Il garda ma main dans la sienne, et sa présence apporta du calme à mon imagination.
Il arriva aussi que, la fièvre suivant son cours, j'eus moins froid, -- et finis par m'endormir.
XXIII
A trois heures du matin, Téharo m'éveilla. -- A ce
moment je me crus là-bas, à Brightbury,
couché dans ma chambre d'enfant, sous le toit béni
de la vieille maison paternelle; je crus entendre les vieux
tilleuls de la cour remuer sous ma fenêtre leurs branches
moussues, -- et le bruit familier du ruisseau sous les
peupliers...
Mais c'étaient les grandes palmes des cocotiers qui se froissaient au dehors, -- et la mer qui rendait sa plainte éternelle sur les récifs de corail.
Téharo m'éveillait pour partir; le temps s'était calmé, et on apprêtait la pirogue.
Quand je fus dehors, j'en éprouvai du bien; mais j'avais la fièvre encore, et la tête me tournait un peu.
Les Maoris allaient et venaient sur la plage, apportant dans l'obscurité les mâts, les voiles et les pagayes.
Je m'étendis, épuisé, dans l'embarcation, et nous partîmes.
XXIV
C'était une nuit sans lune. -- Cependant à la
lueur diffuse des étoiles on distinguait nettement les
forêts suspendues au-dessus de nos têtes, -- et les
tiges blanches des grands cocotiers penchés.
Nous avions pris sous l'impulsion du vent une vitesse imprudente, au moment de passer en pleine nuit la ceinture des récifs; les Maoris exprimaient tout bas leur frayeur, de courir ainsi par mauvais temps dans l'obscurité.
La pirogue, en effet, toucha plusieurs fois sur le corail. Les redoutables rameaux blancs écorchèrent sa quille avec un bruit sourd, mais ils se brisèrent, et nous passâmes.
Au large, la brise tomba; -- subitement le calme se fit. Ballottés par une houle énorme, dans une nuit profonde, nous n'avancions plus; il fallut pagayer.
Cependant la fièvre était passée; j'avais pu me lever, et prendre en main le gouvernail. -- Je vis alors qu'une vieille femme était étendue au fond de la pirogue; c'était Hapoto, qui nous avait suivis pour aller parler à Taïmaha.
Quand la mer se fut calmée comme le vent, le jour était près de paraître.
Nous aperçûmes bientôt les premières lueurs de l'aube; -- et les hauts pics de Moorea, qui déjà s'éloignaient, prirent une légère teinte rose.
La vieille femme étendue à mes pieds était immobile et semblait évanouie; mais les Maoris respectaient ce sommeil voisin de la mort, que lui avaient donné la fatigue et l'excès de la frayeur; ils parlaient bas pour ne point la troubler.
Chacun de nous procéda sans bruit à sa toilette, en se plongeant dans l'eau de la mer. -- Après quoi nous fîmes des cigarettes de pandanus en attendant le soleil.
Le lever du jour fut calme et splendide; tous les fantômes de la nuit s'étaient envolés; je m'éveillais de ces rêves sinistres avec une intime sensation de bien-être physique.
Et bientôt, quand j'aperçus Tahiti, Papeete, la case de la reine, celle de mon frère, au beau soleil du matin; -- Moorea, non plus sombre et fantastique, mais baignée de lumière, je vis combien j'aimais encore ce pays, malgré ce vide qui venait de se faire pour moi, et ces liens du sang qui n'existaient plus; -- et je pris en courant le chemin de la chère petite case où Rarahu m'attendait...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XXV
... Le jour fixé par la petite princesse pour
lâcher dans la campagne les oiseaux chanteurs était
arrivé.
Nous étions cinq personnes qui devions procéder à cette importante opération, et, une voiture partie de chez la reine nous ayant déposés à l'entrée des sentiers de Fataoua, nous nous enfonçâmes sous bois.
La petite Pomaré qu'on nous avait confiée marchait tout doucement entre Rarahu et moi qui, tous deux, lui donnions la main; deux suivantes venaient par derrière, portant sur un bâton la cage et ses précieux habitants.
Ce fut dans un recoin délicieux du bois de Fataoua, loin de toute habitation humaine, que l'enfant désira s'arrêter.
C'était le soir; le soleil déjà très bas ne pénétrait plus guère sous l'épais couvert de la forêt; au-dessus de toute cette végétation, il y avait encore les grands mornes qui jetaient sur nous leurs ombres. Une lumière bleuâtre, qui descendait d'en haut comme dans les caves, tombait à terre sur un tapis de fougères fines et exquises; sous les grands arbres s'étalaient des citronniers tout blancs de fleurs. -- On entendait de loin dans l'air humide le bruit de la grande cascade; -- autrement, c'était toujours ce silence des bois de la Polynésie, -- sombre pays enchanté, auquel il semble qu'il manque la vie.
La petite-fille de Pomaré, grave et sérieuse, ouvrit elle-même la porte aux oiseaux, -- et puis nous nous retirâmes tous pour ne point troubler ce départ.
Mais les petites bêtes avaient l'air peu disposées à prendre la volée. Celle qui la première passa la tête à la porte, -- une grosse linotte sans queue, -- parut examiner attentivement les lieux, et puis elle rentra, effrayée de ce silence et de cet air solennel, -- pour dire aux autres sans doute: "Vous vous trouverez mal dans ce pays; le Créateur n'y avait point mis d'oiseaux; ces ombrages ne sont pas faits pour nous."
Il fallut les prendre tous à la main pour les décider à sortir, et quand toute la bande fut dehors, sautillant de branche en branche d'un air inquiet, -- nous retournâmes sur nos pas.
Il faisait déjà presque nuit. Nous les entendîmes derrière nous jusqu'au moment où nous fûmes hors des grands bois...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XXVI
...Je ne puis exprimer l'effet étrange que me produisait
Rarahu lorsqu'elle me parlait anglais. Elle avait conscience de
cette impression, et n'employait ce langage que lorsqu'elle
était sûre de ce qu'elle allait dire, et
désirait que j'en fusse particulièrement
frappé. Sa voix avait alors une douceur
indéfinissable, un bizarre charme de
pénétration et de tristesse; il y avait des mots,
des phrases qu'elle prononçait bien; -- et alors il
semblait que ce fût une jeune fille de ma race et de mon
sang; il semblait que tout à coup cela nous
rapprochât l'un de l'autre, d'une manière
mystérieuse et inattendue...
Elle voyait maintenant qu'il ne fallait plus songer à me garder auprès d'elle, que ce projet d'autrefois était abandonné comme un rêve d'enfant, que tout cela était bien impossible et bien fini pour jamais. Nos jours étaient comptés. -- Tout au plus parlais-je de revenir, et encore, elle n'y croyait pas. En mon absence, je ne sais ce qu'avait fait la pauvre petite; on ne lui avait pas connu d'amants européens, c'était tout ce que j'avais désiré apprendre. -- J'avais conservé au moins sur son imagination une sorte de prestige que la séparation ne m'avait pas enlevé, et qu'aucun autre que moi n'avait pu avoir; à mon retour, tout l'amour que peut donner une petite fille passionnée de seize ans, elle me l'avait prodigué sans mesure, -- et pourtant, je le voyais bien, en même temps que nos derniers jours s'envolaient, Rarahu s'éloignait de moi; elle souriait toujours de son même sourire tranquille, mais je sentais que son coeur se remplissait d'amertume, de désenchantement, de sourde irritation, et de toutes les passions effrénées des enfants sauvages.
Je l'aimais bien, mon Dieu, pourtant!
Quelle angoisse de la quitter, et de la quitter perdue...
-- Oh! ma chère petite amie, lui disais-je, ô ma bien-aimée, tu seras sage, après mon départ. Et moi, je reviendrai si Dieu le permet. Tu crois en Dieu, toi aussi; prie, au moins, -- et nous nous reverrons encore dans l'éternité.
"Pars, toi aussi, lui disais-je à genoux; va, loin de cette ville de Papeete; va vivre avec Tiahoui, ta petite amie, dans un district éloigné où ne viennent pas les Européens; -- tu te marieras comme elle, tu auras une famille comme les femmes chrétiennes; avec de petits enfants qui t'appartiendront et que tu garderas près de toi, tu seras heureuse...
Alors et toujours, ce même incompréhensible sourire paraissait sur ses lèvres; -- elle baissait la tête et ne répondait plus. -- Et je comprenais bien qu'après mon départ elle serait une des petites filles les plus folles, et les plus perdues de Papeete.
Quelle angoisse c'était, mon Dieu, quand, silencieuse et distraite, -- à tout ce que je trouvais de suppliant et de passionné à lui dire, -- elle souriait de son même sourire de sombre insouciance, de doute et d'ironie...
Y a-t-il une souffrance comparable à celle-là: aimer, et sentir qu'on ne vous écoute plus? -- que ce coeur qui vous appartenait se ferme, quoi que vous fassiez? -- que le côté sombre et inexplicable de sa nature reprend sur lui sa force et ses droits?...
Et pourtant on aime de toute son âme cette âme qui vous échappe. Et puis, la mort est là qui attend; elle va prendre bientôt ce corps adoré, qui est la chair de votre chair. La mort sans résurrection, sans espoir, -- puisque celle-là même qui va mourir ne croit plus à rien de ce qui sauve et fait revivre...
Si cette âme était tout à fait mauvaise et perdue, on en ferait le sacrifice comme d'une chose impure... Mais, sentir qu'elle souffre, savoir qu'elle a été douce, aimante, et pure!... -- C'est comme un voile de ténèbres qui l'enveloppe, -- une mort anticipée qui l'étreint et qui la glace. Peut-être ne serait-il pas impossible de la sauver encore, -- mais il faut partir, s'en aller pour toujours, -- et le temps passe et on ne peut rien!...
Alors ce sont des transports d'amour, d'amour et de larmes; -- on veut s'enivrer à la dernière heure de tout ce qui va vous être enlevé sans retour, -- et prendre encore, avant la fin qui va venir, tout ce qu'on peut arracher à la vie de joies délirantes et de sensations fiévreuses...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XXVII
...Nous cheminions, Rarahu et moi, en nous donnant la main, sur
la route d'Apiré. C'était l'avant-veille du
départ.
Il faisait une accablante chaleur d'orage. -- L'air était chargé de senteurs de goyaves mûres; toutes les plantes étaient énervées. De jeunes cocotiers d'un jaune d'or dessinaient leurs palmes immobiles sur un ciel noir et plombé; le morne de Fataoua montrait dans les nuages ses cornes et ses dents; ces montagnes de basalte semblaient peser lourdes et chaudes sur nos têtes, et oppresser nos pensées comme nos sens.
Deux femmes, qui paraissaient nous attendre au bord du chemin, se levèrent à notre approche et s'avancèrent vers nous.
L'une qui était vieille, cassée, tatouée entraînait par la main l'autre, qui était encore belle et jeune; -- c'était Hapoto, et sa fille Taïmaha.
-- Loti, dit humblement la vieille femme, pardonne à Taïmaha...
Taïmaha souriait de son éternel sourire en baissant les yeux comme un enfant pris en faute, mais qui n'a pas conscience du mal qu'il a fait et n'en éprouve aucun remords.
-- Loti, dit Rarahu en anglais, Loti, pardonne-lui!
Je pardonnai à cette femme, et prit sa main qu'elle me tendait. -- Il ne nous est pas possible, à nous qui sommes nés sur l'autre face du monde, de juger ou seulement de comprendre ces natures incomplètes, si différentes des nôtres, chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage, et où l'on trouve pourtant, à certaines heures, tant de charme d'amour, et d'exquise sensibilité.
Taïmaha avait à me remettre un objet bien précieux, -- une relique d'autrefois, -- le pareo de Rouéri que, sur sa demande, je lui avais confié.
Elle l'avait blanchi et réparé avec un soin extrême. Elle parut émue cependant, et une larme trembla dans ses yeux quand elle me remit ce souvenir -- qui allait retourner avec moi là-bas, à Brightbury d'où je l'avais emporté.
XXVIII
Dans une dernière visite que je fis à
Pomaré, je lui recommandai Rarahu.
-- ... Et quand même, Loti, dit-elle, maintenant, qu'en ferais-tu?...
-- Je reviendrai, répondis-je en hésitant.
-- Loti!... ton frère aussi devait revenir!... Vous dites tous cela, continua-t-elle lentement, comme repassant ses propres souvenirs. -- Quand vous quittez mon pays, vous dites tous cela. -- Mais la terre britannique (te funua piritania) est loin de la Polynésie; de tous ceux que j'ai vus partir, il en est bien peu qui soient revenus...
"En tout cas, embrasse celle-ci, dit-elle en montrant sa petite-fille. -- Car celle-ci, tu ne la retrouveras plus...
XXIX
Le soir, Rarahu et moi, nous étions assis sous la
véranda de notre case; on entendait partout dans l'herbe
les bruits de cigales des soirs d'été. -- Les
branches non émondées des orangers et des hibiscus
donnaient à notre demeure un air d'abandon et de ruine;
nous étions à moitié cachés sous
leurs masses capricieuses et touffues.
-- Rarahu, disais-je, ne veux-tu plus croire au Dieu de ton enfance, qu'autrefois tu savais prier avec amour?
-- Quand l'homme est mort, répondit lentement Rarahu, et enfoui sous la terre, quelqu'un pourrait-il l'en faire sortir?
-- Pourtant, dis-je encore, en me rattachant à certaines croyances sombres qu'elle n'avait pas perdues, -- pourtant tu as peur des fantômes; tu sais bien qu'à cette heure même, autour de nous, dans ces arbres, peut-être il y en a...
-- Ah! oui, dit-elle avec un frisson, -- après, il y a peut-être le Toupapahou; après la mort, il y a le fantôme qui, quelque temps, paraît encore, et rôde incertain dans les bois; -- mais je pense que le Toupapahou s'éteint aussi, quand, à la longue, il n'a plus de forme sous la terre, -- et qu'alors c'est la fin...
Je n'oublierai jamais cette voix fraîche d'enfant, prononçant dans sa langue douce et singulière d'aussi sombres choses...
XXX
C'était le dernier jour...
Le soleil d'Océanie s'était levé aussi radieux qu'à l'ordinaire sur "Tahiti la délicieuse"; -- ce que souffrent dans leur coeur les hommes qui passent et disparaissent n'a rien de commun avec l'éternelle nature, et n'entrave jamais ses fêtes inconscientes.
Depuis le matin nous étions debout tous deux, et bien empressés. -- Les préparatifs du départ apportent souvent une diversion heureuse à la tristesse de ceux qui vont se quitter, -- et ce cas était le nôtre...
Il nous fallait emballer le produit de toutes nos pêches,
de toutes nos expéditions sur les récifs; tous nos
coquillages, tous nos madrépores rares, qui, en mon
absence, avaient séché sur l'herbe du jardin, et
ressemblaient maintenant à de grands lichens fins et
compliqués plus blancs que de la neige.
Rarahu déployait une activité extrême, et faisait beaucoup d'ouvrage, ce qui n'est point habituel aux femmes tahitiennes; tout ce mouvement trompait sa douleur. -- Je sentais bien que son coeur se déchirait en me voyant partir; je la retrouvais elle-même, et je reprenais un peu de confiance et d'espoir...
Nous avions à emballer une quantité d'objets, -- une foule de choses qui eussent fait sourire beaucoup de gens: des branches des goyaviers d'Apiré, des branches des arbres de notre jardin, des morceaux de l'écorce des grands cocotiers qui ombrageaient notre case...
Plusieurs couronnes fanées de Rarahu, -- toutes celles des derniers jours, -- faisaient aussi partie de mon bagage, -- avec des gerbes de fougères, et des gerbes de fleurs. Rarahu y ajoutait encore des touffes de reva-reva, renfermées dans des boîtes de bois odorant, et de délicates couronnes en paille de peïa, qu'elle avait fait tresser pour moi.
Et tout cela emplissait des caisses en quantité, tout cela constituait un train de départ énorme...
XXXI
Vers deux heures nous eûmes terminé ces grands
préparatifs. Rarahu mit sa plus belle tapa de mousseline
blanche, plaça des gardénias dans ses cheveux
dénoués, -- et nous sortîmes de chez
nous.
Je voulais avant de partir revoir une dernière fois Faaa, les grands cocotiers et les grandes plages de corail; je voulais jeter un coup d'oeil dernier sur tous ces paysages tahitiens; je voulais revoir Apiré, et me baigner encore avec ma petite amie dans le ruisseau de Fataoua; je désirais dire adieu à une foule d'amis indigènes; je voulais voir tout et tout le monde, je ne pouvais prendre mon parti de tout quitter... Et l'heure passait, et nous ne savions plus auquel courir...
Ceux-là seuls qui ont dû abandonner pour toujours des lieux et des êtres chéris peuvent comprendre cette agitation du départ, et cette tristesse inquiète, qui oppresse comme une souffrance physique...
Il était déjà tard quand nous
arrivâmes à Apiré, au ruisseau de
Fataoua.
Mais tout était encore là comme dans le bon vieux temps; au bord de l'eau, la société était nombreuse et choisie; il y avait toujours Tétouara la négresse, qui trônait au milieu de sa cour, et une foule de jeunes femmes qui plongeaient et nageaient comme des poissons, avec la plus insouciante gaîté du monde.
Nous passâmes tous deux, nous donnant la main comme autrefois, et disant doucement bonjour de droite et de gauche à tous ces visages connus et amis. A notre approche les éclats de rire avaient cessé; la petite figure douce et profondément sérieuse de Rarahu, sa robe blanche traînante comme celle d'une mariée, son regard triste avaient imposé le silence...
Les Tahitiens comprennent tous les sentiments du coeur et respectent la douleur. On savait que Rarahu était la petite femme de Loti; on savait que le sentiment qui nous unissait n'était point une chose banale et ordinaire; -- on savait surtout qu'on nous voyait pour la dernière fois.
Nous tournâmes à droite, par un étroit
sentier bien connu. -- A quelques pas plus loin, sous l'ombrage
triste des goyaviers, était ce bassin plus isolé
où s'était passée l'enfance de Rarahu, et
qu'autrefois nous considérions un peu comme notre
propriété particulière.
Nous trouvâmes là deux jeunes filles inconnues,
très belles, malgré la dureté farouche de
leurs traits: elles étaient vêtues, l'une de rose,
l'autre de vert tendre; leurs cheveux aussi noirs que la nuit
étaient crêpés comme ceux des femmes de
Nuka-Hiva, dont elles avaient aussi l'expression de sauvage
ironie.
Assises sur des pierres, au milieu du ruisseau, les pieds baignant dans l'eau vive, elles chantaient d'une voix rauque un air de l'archipel des Marquises.
Elles se sauvèrent en nous voyant paraître, et, comme nous l'avions désiré, nous restâmes seuls.
XXXII
Nous n'étions pas revenus là depuis le retour du
Rendeer à Tahiti. -- En nous retrouvant dans ce
petit recoin qui jadis était à nous, nous
éprouvâmes une émotion vive, -- et aussi une
sensation délicieuse, qu'aucun autre lieu au monde
n'eût été capable de nous causer.
Tout était bien resté tel qu'autrefois, dans cet endroit où l'air avait toujours la fraîcheur de l'eau courante; nous connaissions là toutes les pierres, toutes les branches, -- tout, jusqu'aux moindres mousses. -- Rien n'avait changé; c'étaient bien ces mêmes herbes et cette même odeur, -- mélangée de plantes aromatiques et de goyaves mûres.
Nous suspendîmes nos vêtements aux branches, -- et puis nous nous assîmes dans l'eau, savourant le plaisir de nous retrouver encore, et pour la dernière fois, en pareo, au baisser du soleil, dans le ruisseau de Fataoua.
Cette eau, claire, délicieuse, arrivait de l'Oroena par
la grande cascade. -- Le ruisseau courait sur de grosses pierres
luisantes, entre lesquelles sortaient les troncs frêles des
goyaviers. -- Les branches de ces arbustes se penchaient en
voûte au-dessus de nos têtes, et dessinaient sur ce
miroir légèrement agité les mille
découpures de leur feuillage. -- Les fruits mûrs
tombaient dans l'eau; le ruisseau en roulait; son lit
était semé de goyaves, d'oranges et de citrons.
Nous ne disions rien tous deux; -- assis près l'un de l'autre, nous devinions mutuellement nos pensées tristes, sans avoir besoin de troubler ce silence pour nous les communiquer.
Les frêles poissons et les tout petits lézards bleus se promenaient aussi tranquillement que s'il n'y eût eu là aucun être humain; nous étions tellement immobiles, que les varos, si craintifs, sortaient des pierres et circulaient autour de nous.
Le soleil qui baissait déjà, -- le dernier soleil de mon dernier soir d'Océanie, -- éclairait certaines branches de lueurs chaudes et dorées; j'admirais toutes ces choses pour la dernière fois. Les sensitives commençaient à replier pour la nuit leurs feuilles délicates; -- les mimosas légers, les goyaviers noirs, avaient déjà pris leurs teintes du soir, -- et ce soir était le dernier, -- et demain, au lever du soleil, j'allais partir pour toujours... Tout ce pays et ma petite amie bien-aimée allaient disparaître, comme s'évanouit le décor de l'acte qui vient de finir...
Celui-là était un acte de féerie au milieu de ma vie, -- mais il était fini sans retour!... Finis les rêves, les émotions douces, enivrantes, ou poignantes de tristesse, -- tout était fini, était mort...
Et je regardai Rarahu dont je tenais la main dans les miennes... De grosses larmes coulaient sur ses joues; des larmes silencieuses, qui tombaient pressées, comme d'un vase trop plein...
-- Loti, dit-elle, je suis à toi... je suis ta petite femme, n'est-ce pas?... N'aie pas peur, je crois en Dieu; je prie, et je prierai... Va, tout ce que tu m'as demandé, je le ferai... Demain je quitterai Papeete en même temps que toi, et on ne m'y reverra plus... J'irai vivre avec Tiahoui, je n'aurai point d'autre époux, et, jusqu'à ce que je meure, je prierai pour toi...
Alors les sanglots coupèrent les paroles de Rarahu, qui
passa ses deux bras autour de moi et appuya sa tête sur mes
genoux... Je pleurai aussi, mais des larmes douces; -- j'avais
retrouvé ma petite amie, elle était brisée,
elle était sauvée. Je pouvais la quitter
maintenant, puisque nos destinées nous séparaient
d'une manière irrévocable et fatale; ce
départ aurait moins d'amertume, moins d'angoisse
déchirante; je pouvais m'en aller au moins avec
d'incertaines mais consolantes pensées de retour, --
peut-être aussi avec de vagues espérances dans
l'éternité!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . .
XXXIII
Le soir il y avait grand bal chez Pomaré, bal d'adieu
offert aux officiers du Rendeer. -- On devait danser
jusqu'à l'heure de l'appareillage, que "l'amiral à
cheveux blancs" avait fixé pour le lever du jour.
Et Rarahu et moi, nous avions décidé d'y assister.
Il y avait énormément de monde à ce bal, pour un bal de Papeete; toutes les Tahitiennes de la cour, quelques femmes européennes, tout ce qu'avait pu fournir le personnel de la colonie, et puis tous les officiers du Rendeer, et tous les fonctionnaires français.
Rarahu naturellement n'était point admise dans le salon de la fête; mais, pendant que la foule dansait fiévreusement la upa-upa dans les jardins, elle et quelques autres jeunes femmes dans une situation semblable, privilégiées de la reine, avaient été invitées à prendre place sous la véranda, sur une banquette d'où elles pouvaient, tout aussi bien qu'à l'intérieur, voir et être vues. -- Et avec le laisser-aller tahitien, on trouvait tout naturel que je vinsse souvent m'accouder à la fenêtre, pour causer avec ma petite amie.
En dansant je rencontrais constamment son regard grave; elle était éclairée comme une vision, par la lueur rouge des lampes, mêlée aux rayons bleus de la lune; sa robe blanche et son collier de perles brillaient sur le fond sombre du dehors.
Vers minuit, la reine m'appela d'un signe. -- On emportait sa
petite-fille malade qui avait exigé qu'on l'habillât
pour ce bal. -- La petite Pomaré avait voulu me dire adieu
avant de se laisser endormir.
Malgré tout, ce bal était triste; les officiers du
Rendeer, qui étaient en majorité, y jetaient
une impression de départ et de séparation contre
laquelle on ne pouvait réagir. -- Il y avait là de
jeunes hommes, qui allaient dire adieu à leurs
maîtresses, à leur vie de nonchalance et de plaisir;
il y avait de vieux marins aussi, qui deux ou trois fois dans le
courant de leur existence étaient venus à Tahiti,
qui savaient que maintenant leur carrière était
finie, et dont le coeur se serrait en songeant qu'ils ne
reviendraient plus...
La princesse Ariitéa vint à moi, plus animée que de coutume, et parlant plus vite:
-- La reine vous prie, Loti, dit-elle, de vous mettre au piano; de jouer la valse la plus bruyante que vous pourrez, de la jouer très vite; de la continuer sans interruption par une autre danse, -- et puis encore par une troisième, -- afin de ranimer un peu ce bal qui a l'air de mourir.
Je jouai avec fièvre, en m'étourdissant moi-même, tout ce que je trouvai au hasard sur le piano. -- Je réussis pour une heure à ranimer le bal; mais c'était une animation factice, -- et je ne pouvais pas plus longtemps la soutenir.
XXXIV
Vers trois heures du matin, quand le salon fut vide,
j'étais encore au piano, jouant je ne sais quels airs
insensés, accompagnés dans le lointain par la
upa-upa qui râlait au dehors.
J'étais seul avec la vieille reine, qui était restée pensive et immobile dans son grand fauteuil doré. -- Elle avait l'air d'une idole incorrecte et sombre, parée avec un luxe encore sauvage.
Le salon de Pomaré avait cet aspect triste des fins de bal; un grand désordre, une grande salle vide; des bougies s'éteignant dans les torchères, tourmentées par le vent de la nuit.
La reine se leva péniblement, dans les plis de sa robe de velours cramoisi. -- Elle vit Rarahu qui se tenait près de la porte, debout et silencieuse. -- Elle comprit et lui fit signe d'entrer.
Rarahu entra... timide, les yeux baissés, et s'approcha de la reine. -- Apparaissant après ce bal, dans cette salle déserte, dans ce silence, avec sa longue traîne de mousseline blanche, ses pieds nus, ses longs cheveux flottants, sa couronne de gardénias blancs, -- et ses yeux agrandis par les larmes, -- elle avait l'air d'une willi, d'une vision délicieuse de la nuit.
-- Tu as à me parler, Loti, sans doute; tu veux me demander de veiller sur elle, dit la vieille reine avec bienveillance. Mais c'est elle, je le crains, qui ne le voudra pas...
-- Madame, répondis-je, elle va partir demain pour Papéuriri, demander l'hospitalité à Tiahoui son amie. -- Là-bas comme ici, je vous supplie de ne pas l'abandonner. On ne la reverra plus à Papeete.
-- Ah!... dit la reine, de sa grosse voix étonnée, et visiblement émue... C'est bien, cela, mon enfant; c'est bien... à Papeete tu aurais été bien vite une petite fille perdue...
Nous pleurions tous les deux, ou pour mieux dire, tous les trois: la vieille reine nous tenait les mains, et ses yeux d'ordinaire si durs se mouillaient de larmes.
-- Eh bien, mon enfant, dit-elle, il ne faut pas différer ce départ. -- Si tes préparatifs, comme je le pense, ne sont pas longs à faire, veux-tu partir ce matin même, un peu après le soleil, vers sept heures, dans la voiture qui emmènera ma belle-fille Moé? Moé s'en va à Atimaono, prendre le navire qui doit la conduire dans sa possession de Raïatéa. -- Vous coucherez la nuit prochaine à Maraa, et demain matin vous serez à Papéuriri, où, en passant, la voiture te déposera.
Rarahu sourit à travers ses larmes, à cette idée qui lui causait une joie d'enfant, de partir avec la jeune reine de Raïatéa.
Il y avait entre Rarahu et Moé une affinité mystérieuse; -- étrangement malheureuses toutes deux, et brisées, elles avaient le même caractère, les mêmes allures et le même genre de charme.
Rarahu répondit qu'elle serait prête. -- La pauvre
petite en effet n'avait guère à emporter que
quelques robes de mousseline de diverses couleurs, -- et son
fidèle vieux chat gris...
Et nous prîmes congé de Pomaré, en serrant
avec effusion et de tout notre coeur ses vieilles mains royales.
-- La princesse Ariitéa, qui avait reparu dans le salon,
vint en tenue de bal nous accompagner jusqu'à la porte du
jardin; elle disait à Rarahu pour la consoler des choses
aussi douces que si elle eût été sa soeur...
Et pour la dernière fois nous descendîmes à
la plage...
XXXV
Il faisait nuit close encore.
Au bord de la mer, des groupes nombreux stationnaient; toutes les filles de la cour, dans leurs toilettes de la veille au soir, avaient suivi les officiers du Rendeer. -- Si on n'eût entendu quelques jeunes femmes pleurer, on eût dit plutôt une fête qu'un départ.
Et ce fut là que, un peu avant le jour, j'embrassai pour la dernière fois ma petite amie.
En même temps que le Rendeer quittait l'île
délicieuse, la voiture qui emportait Rarahu et Moé
quittait Papeete, -- et longtemps Rarahu put voir, par les
échappées des cocotiers, à travers les
rideaux de verdure, -- le Rendeer s'éloigner sur
l'immensité bleue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
QUATRIÈME PARTIE
"Aue! Aue! a munaiho te tiaré iti tarona
menehenehe!...
"Aue! Aue! i teienei ra, na maheahea!..."
(Hélas! Hélas! autrefois elle était jolie,
la petite fleur d'arum!...
Hélas! Hélas! maintenant elle est
fanée!...)
(RARAHU)
I
Quelques jours plus tard, le Rendeer, poursuivant sa
route à travers le Pacifique, passa en vue des mornes de
Rapa, la plus australe des îles polynésiennes. Et
puis cette dernière terre des Maoris disparut
elle-même de notre grand horizon monotone, -- et ce fut
fini de l'Océanie.
Après avoir relâche au Chili, nous sortîmes du Grand Océan par le détroit de Magellan, pour rentrer en Europe par la Plata, le Brésil et les Açores.
II
Un triste matin de mars, au lever incertain d'un jour brumeux,
je revins à Brightbury, frapper à la porte de ma
maison chérie... On ne m'attendait pas encore.
Je tombai dans les bras de ma vieille mère, qui tremblait d'émotion et de surprise. -- Le bonheur et l'étonnement furent grands de me revoir.
Après les premiers moments, une impression de tristesse
succède à la joie; un serrement de coeur se
mêle au charme du retour: des années ont
passé depuis le départ; on regarde ceux que l'on
chérit: le temps a laissé sur eux ses traces, -- on
les trouve vieillis... Heureux encore, s'il n'y a point de place
vide au foyer!...
C'est triste une matinée d'hiver dans nos climats du
Nord, -- surtout quand on a la tête toute remplie des
images ensoleillées des tropiques. C'est triste, le jour
pâle, le ciel morne et sans rayons, -- le froid qu'on avait
oublié, -- les vieux arbres sans feuilles, -- les tilleuls
humides et moussus, -- et le lierre sur les pierres grises.
Pourtant, qu'on est bien au foyer! -- quelle joie de les revoir tous, y compris les vieux serviteurs qui ont veillé sur votre enfance; de retrouver les douces coutumes oubliées, les bonnes soirées d'hiver d'autrefois, et comme, au coin du feu, l'Océanie semble un rêve singulier!...
Le matin où je revins à Brightbury frapper à la porte de ma maison, j'encombrais la rue de bagages, de colis et de caisses énormes.
Tout ce déballage est une des distractions du retour. Les armes sauvages, les dieux maoris, les coiffures de chefs polynésiens, les coquilles et les madrépores, faisaient bizarre figure, en revoyant la lumière dans ma vieille maison, sous le ciel britannique. J'éprouvai surtout une émotion vive, en déballant les plantes séchées, les couronnes fanées, qui avaient conservé leur odeur exotique, et embaumaient ma chambre d'un parfum d'Océanie.
III
Quelques jours après mon retour on me remit une lettre
couverte de timbres américains qui m'arrivait par la voie
d'Overland. -- L'adresse était mise de la main de mon ami
Georges T., de Papeete, que les Tahitiens appelaient Tatehau.
Sous l'enveloppe je trouvai deux pages de la grosse écriture enfantine et appliquée de Rarahu, qui m'envoyait son cri de douleur à travers les mers.
RARAHU A LOTI
Papéuriri, le 15 janvier 1874.
Cher ami,
ô mon petit Loti, ô mon petit époux
chéri, ô toi ma seule pensée à Tahiti,
je te salue par le vrai Dieux.
Cette lettre te dira ma tristesse pour toi.
Depuis le jour où tu es parti, rien ne donne la
mesure de ma douleur. Jamais ma pensée ne t'oublie depuis
ton départ.
O mon ami chéri, voici ma parole: ne pense pas que je me
marierai; comment me marierais-je, puisque c'est toi qui es mon
époux. Reviens pour que nous restions ensemble dans mon
pays de Bora-Bora, pour que nous nous installions dans mon pays
de Bora-Bora -- Ne reste pas si longtemps dans ton pays, et
sois-moi fidèle.
Voici encore une parole: reviens à Bora-Bora; peu importe que tu n'aies pas de richesses, je ne demande pas beaucoup, ne t'occupe pas de cela, et reviens à Tahiti.
Ah! quel contentement d'être ensemble, Ah! quelle joie de mon coeur d'être réunie de nouveau à toi, ma pensée, et mon amour de chaque jour.
Ah! cette pensée chérie que tu sois mon époux. Ah! combien je désire ton corps pour manger beaucoup de toi!...
Voici une parole sur mon séjour à Papéuriri: je suis sage, je reste bien tranquille. Je me repose bien chez Tiahoui-femme, elle ne cesse d'être bonne pour moi -- ô mon petit ami (et mon grand chagrin) je te fais savoir en finissant cette lettre, jamais maintenant je suis bien, je suis retombée dans ce mal que tu savais sur moi cesser, ce même mal, pas un autre; et cette maladie, je la supporte avec patience, parce que tu m'as oubliée; si tu étais près de moi, tu me soulagerais un peu...
Et maintenant, la Tiahoui et les siens te rappellent leur amitié pour toi, et ses parents aussi et moi aussi; jamais tu ne seras oublié des hommes de mon pays...
J'ai fini mon discours, je te salue, mon petit époux chéri.
Je te salue ô mon Loti,
De Rarahu ta petite épouse,
RARAHU
J'ai donné cette lettre à Tatehau oeil-de-rat, je ne sais pas bien le nom de l'endroit où je dois t'écrire.
Je te salue, mon ami chéri,
RARAHU.
IV
NOTE DE PLUMKETT
Loti écrivit à Rarahu une longue lettre, dans
laquelle il exprimait en langue tahitienne son grand amour pour
sa petite amie. -- Il racontait, d'une manière
intelligible pour elle, au moyen d'expression et d'images
particulières, sa traversée de six mois sur le
Rendeer; la tempête du cap Horn, qui avait mis son
navire en danger, et lui avait enlevé beaucoup de ses
caisses remplies de souvenirs d'Océanie. -- Et puis il lui
parlait de son retour au foyer, de son pays et de sa mère,
-- et lui disait que, malgré ces douces choses, il
rêvait de revenir encore dans le Grand-Océan, pour y
retrouver son île bien-aimée et sa petite
épouse sauvage.
V
RARAHU A LOTI (Un an après.)
Papeete, le 3 décembre 1874.
O mon petit ami chéri, ô mon cher objet de ma peine, je te salue par le vrai Dieu.
Je suis bien péniblement étonnée de ne pas recevoir de lettre de toi, parce que voilà cinq fois que je t'ai écrit, et jamais un mot de toi ne m'est encore parvenu.
Peut-être arrive-t-il que tu ne te souviens plus de moi, voici je vois que mes lettres t'ont été envoyées, jamais tu ne m'en as informée.
Cher objet de ma peine, pourquoi m'oublies-tu?
Jamais maintenant je ne serai bien, la maladie, la douleur... Mais si tu m'écrivais un peu, cela réchaufferait mon coeur, mais jamais tu ne penses à cela.
Mais quant à moi, mon amour pour toi reste le même, et aussi mes larmes pour toi; comme s'il restait dans ton coeur un peu d'amour pour moi, toi-même tu penserais à moi.
Si j'avais pu aller au loin vers toi, je serais partie, mais mon projet eût été inexécutable...
-- Voici une parole concernant Papeete:
Il y a eu grande fête à Papeete le mois passé, pour la petite-fille de la reine.
Et c'était très beau, et les femmes ont dansé jusqu'au matin. -- Et j'y étais aussi; j'avais sur la tête une couronne de plume d'oiseau, -- mais mon coeur était bien triste...
Et maintenant, la reine Pomaré et les siens. Et sa petite-fille Pomaré, et Ariitéa, te disent: ia ora na. Jamais rien de nouveau à Tahiti, excepté que, le Ariifaite le mari de la reine, est mort aux six mois d'août...
Jamais plus ne sera satisfait mon grand amour pour toi, mon époux!...
Hélas! Hélas! la petite fleur d'arum est aussi fanée maintenant!...
Avant de devenir ainsi, la petite fleur d'arum était jolie!...
Maintenant elle est fanée, elle n'est plus jolie!...
Si j'avais l'aile de l'oiseau, je partirais au loin sur le sommet de Paea, pour que personne ne me puisse plus voir...
Hélas! Hélas! ô mon époux chéri, ô mon ami tendrement aimé!...
Hélas! Hélas! mon ami chéri!...
J'ai fini de te parler. Je te salue par le vrai Dieu.
RARAHU.
VI
JOURNAL DE LOTI
Londres, 20 janvier 1875.
Je passais à neuf heures du soir dans Regent Street. --
La nuit était froide et brumeuse; -- des milliers de becs
de gaz éclairaient la fourmilière humaine, la foule
noire et mouillée.
Derrière moi une voix cria: Ia ora na, Loti!
Je me retournai bien surpris, et reconnus mon ami Georges T., -- celui que les Tahitiens appelaient Tatehau, et que j'avais laissé à Papeete, où il avait résolu de finir ses jours.
VII
Quand nous fûmes confortablement assis au coin du feu,
nous nous mîmes à causer de l'île
délicieuse.
-- Rarahu... dit-il avec un certain embarras, -- oui, elle était, je crois, bien portante quand j'ai quitté le pays; il est probable même que si j'avais pris congé d'elle, elle m'aurait donné des commissions pour vous.
"Comme vous le savez, elle avait quitté Papeete en même temps que vous-mêmes, et on disait dans le pays: Loti et Rarahu n'ont pas pu se séparer; ils sont partis ensemble pour l'Europe.
"Je savais seul qu'elle était chez son amie Tiahoui, moi qui recevais de Papéuriri ses lettres, avec cette aimable suscription: à Tatehau Oeil-de-rat, pour remettre à Loti.
"Lorsqu'elle reparut à Papeete, six ou huit mois après, elle était plus jolie que jamais; elle était plus femme aussi, et plus formée. -- Sa grande tristesse lui donnait un charme de plus; elle avait la grâce d'une élégie.
"Elle devint la maîtresse d'un jeune officier français, qui eut pour elle une passion qui n'était pas ordinaire. -- Il était jaloux même de votre souvenir. (On l'appelait encore: la petite femme de Loti.) -- Il lui avait fait le serment de l'emmener en France avec lui.
"cela dura deux ou trois mois, pendant lesquels elle fut la plus élégante et la plus remarquée des femmes de Papeete.
"Au bout de ce temps-là, il se produisit chez la reine un événement depuis longtemps prévu: la petite Pomaré V s'éteignit une belle nuit, -- peu de jours après une grande fête qu'on avait donnée pour la distraire, et dont elle avait elle-même arrêté le programme.
"La vieille reine, par parenthèse, fut tellement accablée par cette dernière et suprême douleur, que sans doute elle n'y survivra guère (1). Elle s'est retirée pour le moment dans une case isolée, bâtie auprès du tombeau de sa petite-fille, et ne veut plus voir âme qui vive.
(1) La reine Pomaré est morte en 1877, laissant le trône à son second fils Ariiaue. Elle avait survécu environ deux ans à sa petite-fille. -- On peut considérer qu'à dater de ce jour commence la fin de Tahiti, au point de vue des coutumes, de la couleur locale, du charme et de l'étrangeté.
"Rarahu observa dans cette circonstance la même coutume que les suivantes de la cour; en signe de deuil, elle fit couper tout ras ses admirables cheveux noirs.
"La reine lui en sut gré, mais ce fut le sujet d'une querelle entre elle et son amant, -- et comme elle ne l'aimait guère, elle profita de l'occasion pour le quitter.
"Je voudrais pouvoir vous dire qu'elle est retournée à Papéuriri auprès de son amie. -- Mais, malheureusement, la pauvre petite est restée à Papeete, où je crois qu'elle mène aujourd'hui une vie absolument déréglée et folle.
VIII
NOTE DE PLUMKETT
A partir de cette époque on ne trouve plus que de loin en
loin dans le journal de Loti quelques traces de souvenirs
conservés au fond de son coeur pour la lointaine
Polynésie; -- dans sa mémoire, l'image de Rarahu
s'éloigne et s'efface.
Ces fragments sont mêlés aux aventures d'une vie enfiévrée et légèrement excentrique, qui se déroulent un peu partout, -- en Afrique principalement, -- et plus tard en Italie.
FRAGMENTS DU JOURNAL DE LOTI
Sierra-Leone, mars 1875.
O ma bien-aimée petite amie, nous retrouverons-nous
jamais là-bas -- dans notre chère île, --
assis le soir sur les plages de corail?...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . .
Bobdiara (Sénégambie), octobre 1875.
C'est la saison des grandes pluies, là-bas, -- la saison où la terre est couverte de fleurs roses, semblables à nos perce-neige d'Angleterre; les mousses sont humides, les forêts pleines d'eau.
Le soleil se couche ici, terne et sanglant, sur les solitudes de sable. Il est trois heures du matin là-bas, il fait nuit noire, les toupapahous rôdent dans les bois...
Deux années ont passé déjà sur ces souvenirs, et j'aime ce pays comme aux premiers jours: -- l'impression persiste comme celle de Brightbury, celle de la patrie, -- quand tant d'autres se sont effacées depuis.
Au pied des grands arbres, ma case enfouie dans la verdure, --
et ma petite amie sauvage!... Mon Dieu, ne les reverrai-je
jamais, - n'entendrai-je plus jamais le vivo plaintif, le soir,
sous les cocotiers des plages?...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . .
Southampton, mars 1876.
(Journal de Loti)
... Tahiti, Bora-Bora, l'Océanie, -- que c'est loin tout
cela, mon Dieu!
Y reviendrai-je jamais, et qu'y trouverai-je à présent, -- sinon les désenchantements amers, et les regrets poignants du passé?... Je pleure, en songeant au charme perdu de ces premières années, -- à ce charme qu'aucune puissance ne peut plus me rendre, -- à tout cela que je n'ai même pas le pouvoir de fixer sur mon papier, et qui déjà s'obscurcit et s'efface dans mon souvenir.
Hélas! où est-elle notre vie tahitienne, -- les fêtes de la reine, -- les himéné au clair de lune? -- Rarahu, Ariitéa, Taïmaha, où sont-elles toutes?... La terrible nuit de Moorea, toutes mes émotions, tous mes rêves d'autrefois, où est-ce tout cela?... Où est ce bien-aimé frère John, qui partageait avec moi ces premières impressions de jeunesse vibrantes, étranges, enchanteresses?...
Ces parfums ambrés des gardénias, ce bruit du grand vent sur les récifs de corail, -- cette ombre mystérieuse, et ces voix rauques qui parlaient la nuit, ce grand vent qui passait partout dans l'obscurité... Où est tout le charme indéfinissable de ce pays, toute la fraîcheur de nos impressions partagées, de nos joies à deux?...
Hélas, il y a pour moi comme un attrait navrant à repasser ces souvenirs, que le temps emporte, quand par hasard quelque chose les éveille, -- une page écrite là-bas, -- une plante sèche, un reva-reva, un parfum tahitien gardé encore par de pauvres couronnes de fleurs qui s'en vont en poussière, -- ou un mot de cette langue triste et douce, la langue de là-bas que déjà j'oublie.
Ici, à Southampton, vie d'escadre, vie de restaurants et
d'estaminets, logis de hasard, camarades de hasard; -- on se
réunit on ne sait pourquoi, on s'étourdit comme on
peut...
J'ai bien changé depuis deux années, et je ne me
reconnais plus quand je regarde en arrière. -- A corps
perdu je me suis jeté dans une vie de plaisirs; c'est
là, il me semble, la seule façon logique de prendre
une existence que je n'avais pas demandée, -- et dont le
but et la fin sont pour moi des problèmes
insolubles...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . .
IX
Ile de Malte, 2 mai 1876.
Nous étions une quarantaine d'officiers de la marine de
S.M. Britannique réunis dans un café de la Valette,
à l'île de Malte.
Notre escadre faisait une courte halte dans ce port, en se rendant dans le Levant où on venait de massacrer les consuls de France et d'Allemagne, et où de graves événements semblaient se préparer.
J'avais rencontré dans cette foule un officier qui, lui aussi, avait vécu en Océanie, -- et nous nous étions isolés pour causer ensemble de nos souvenirs tahitiens.
X
-- Vous parliez de la petite Rarahu de Bora-Bora, dit en se
rapprochant de nous le lieutenant Benson, qui avait vu Tahiti
depuis nous deux.
"Elle était tombée bien bas, les derniers temps, -- mais c'était une singulière petite fille.
"Toujours des couronnes de fleurs fraîches sur une figure de petite morte. Elle n'avait plus de gîte à la fin, et traînait avec elle un vieux chat infirme qui portait des boucles d'oreilles et qu'elle aimait tendrement. Ce chat la suivait partout avec des miaulements lamentables.
"Elle allait souvent se coucher chez la reine qui malgré tout avait conservé pour elle une pitié et une bienveillance extrêmes.
"Tous les matelots du Sea-Mew l'aimaient beaucoup bien qu'elle fût devenue décharnée. -- Elle, -- elle les voulait tous, tous ceux qui étaient un peu beaux.
"Elle se mourait de la poitrine, et comme elle s'était mise à boire de l'eau-de-vie, son mal allait très vite.
"Un beau jour -- (c'était en novembre 1875, elle
pouvait avoir dix-huit ans) -- on apprit qu'elle était
partie, avec son chat infirme, pour son île de Bora-Bora,
où elle s'en était allée mourir, et
où, paraît-il, elle ne vécut que quelques
jours.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . .
XI
Je sentis qu'un froid mortel me montait au coeur. Une voile
passa devant mes yeux...
Ma pauvre petite amie sauvage!... Souvent en m'éveillant la nuit je la revoyais encore; -- malgré tout, je retrouvais son image, avec je ne sais quelle douceur triste, quelle espérance vague, avec je ne sais quelles idées de pardon et de rédemption, -- et tout était fini dans la fange, dans l'abîme de l'éternel néant!...
Je sentis qu'un froid mortel me montait au coeur. -- Un voile passa devant mes yeux... Et je restai là, impassible, -- et nous continuâmes à causer de nos souvenirs d'Océanie.
Et moi aussi, à la lumière gaie des lampes reflétée par les glaces, au bruit joyeux des conversations, des rires, des toasts britanniques et des verres entrechoqués, -- je participais au concert général des banalités et des inepties; comme eux, je disais d'un ton dégagé:
-- C'est un beau pays que l'Océanie; -- de belles créatures, les Tahitiennes; -- pas de régularité grecque dans les traits, mais une beauté originale qui plaît plus encore, et des formes antiques... Au fond, des femmes incomplètes qu'on aime à l'égal des beaux fruits, de l'eau fraîche et des belles fleurs.
"J'ai vu Tahiti trop délicieuse et trop étrange,
à travers le prisme enchanteur de mon extrême
jeunesse... En somme, un charmant pays quand on a vingt ans; mais
s'en lasse vite, et le mieux est peut-être de ne pas y
revenir à trente.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . .
XII
...Mais la nuit, quand je me retrouvai seul dans le silence et
l'obscurité, un rêve sombre s'appesantit sur moi,
une vision sinistre qui ne venait ni de la veille ni du sommeil,
-- un de ces fantômes qui replient leurs ailes de
chauves-souris au chevet des malades, ou viennent s'asseoir sur
les poitrines haletantes des criminels. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . .
NATUAEA
(Vision confuse de la nuit.)
...Là-bas, en dessous, bien loin de
l'Europe... le grand morne de Bora-Bora dressait sa silhouette
effrayante, dans le ciel gris et crépusculaire des
rêves...
... J'arrivais, porté par un navire noir, qui glissait sans bruit sur la mer inerte, qu'aucun vent ne poussait et qui marchait toujours... Tout près, tout près de la terre, sous des masses noires qui semblaient de grands arbres, le navire toucha la plage de corail et s'arrêta... Il faisait nuit, et je restai là immobile, attendant le jour, -- les yeux fixés sur la terre, avec une indéfinissable horreur.
... Enfin le soleil se leva, un large soleil si pâle, si pâle, qu'on eût dit un signe du ciel annonçant aux hommes la consommation des temps, un sinistre météore précurseur du chaos final, un grand soleil mort...
Bora-Bora s'éclaira de lueurs blêmes; alors je distinguai des formes humaines assises qui semblaient m'attendre, et je descendis sur la plage...
Parmi les troncs des cocotiers, sous la haute et triste colonnade grise, des femmes étaient accroupies par terre la tête dans leurs mains comme pour les veillées funèbres; elles semblaient être là depuis un temps indéfini... Leurs longs cheveux les couvraient presque entièrement, elles étaient immobiles; leurs yeux étaient fermés, mais, à travers leurs paupières transparentes, je distinguais leurs prunelles fixées sur moi...
Au milieu d'elles, une forme humaine, blanche et rigide, étendue sur un lit de pandanus...
Je m'approchai de ce fantôme endormi, je me penchai sur le visage mort... Rarahu se mit à rire...
A ce rire de fantôme le soleil s'éteignit dans le ciel, et je me retrouvai dans l'obscurité.
Alors un grand souffle terrible passa dans l'atmosphère, et je perçus confusément des choses horribles: les grands cocotiers se tordant sous l'effort de brises mystérieuses, -- des spectres tatoués accroupis à leur ombre, -- les cimetières maoris et la terre de là-bas qui rougit les ossements, -- d'étranges bruits de la mer et du corail, les crabes bleus, amis des cadavres, grouillant dans l'obscurité, -- et au milieu d'eux, Rarahu étendue, son corps d'enfant enveloppé dans ses longs cheveux noirs, -- Rarahu les yeux vides, et riant du rire éternel, du rire figé des Toupapahous...
"O mon cher petit ami, ô ma fleur parfumée du
soir! mon mal est grand dans mon coeur de ne plus te voir!
ô mon étoile du matin, mes yeux se fondent dans les
pleurs de ce que tu ne reviens plus!...
"Je te salue par le vrai Dieu, dans la foi chrétienne.
"Ta petite amie,
RARAHU."