Le Médecin des Dames de Néans
The Project Gutenberg eBook of Le Médecin des Dames de Néans
Title: Le Médecin des Dames de Néans
Author: René Boylesve
Release date: February 20, 2009 [eBook #28124]
Language: French
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LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS
Il a été tiré de cet ouvrage
DIX-HUIT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN DU MARAIS
tous numérotés.Nº 1789
RENÉ BOYLESVE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISELE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
1926Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
AVERTISSEMENT
POUR LA NOUVELLE ÉDITIONÀ la prière de mes amis, je me décide à donner une nouvelle édition de ce roman, le premier que j'aie écrit, et qui date d'une douzaine d'années. Comme son cadet, SAINTE-MARIE-DES-FLEURS, qui fut, l'année dernière, favorablement accueilli, je republie LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS sans y changer un mot ni une virgule. Ce n'est pas que je le trouve parfait tel qu'il est!... Ce livre n'est qu'un essai de jeunesse; en l'écrivant, j'espérais à peine pouvoir le publier. Mais on m'affirme que, selon la règle générale, tous mes autres romans sont annoncés, sinon contenus, dans celui-ci: la remarque en pourra peut-être amuser au moins les curieux.
R. B.
À HUGUES REBELL
Mon cher ami, je vous dédie ce livre où, à défaut de qualités, je souhaite que votre haut et pur jugement découvre mon désir de suivre ici ces bons conteurs français pour qui nous mîmes tant de fois notre prédilection en commun. C'est d'eux que Taine a dit: «Ils effleurent le ridicule; ils se moquent sans éclat... ils ont l'air de n'y point toucher, un mot glissé montre seul le sourire imperceptible. Cela n'a rien de commun avec la franche satire qui est laide parce qu'elle est cruelle; au contraire, cela provoque la bonne humeur; on voit vite que le railleur n'est point méchant... tout son désir est d'entretenir en lui-même et en nous un pétillement d'idées agréables.»
Hélas! que je suis loin de maîtres si charmants! Je ne les rattraperai point! Mais je veux aller sur le beau chemin où ils passèrent; je veux m'exposer au soleil qui leur dora l'humeur et le teint; je cueillerai les fleurs simples qui suffirent à donner à leur bonne grâce un parfum et à leurs alentours cette saveur et cet ornement par quoi sont flattés, à la fois, un sens délicat et le naturel appétit du plaisir; enfin, je veux m'amuser librement des petits incidents invariables et même médiocres qu'ils se gardèrent de dédaigner, sachant de longtemps que rien de ce qui touche les hommes n'est jamais bien nouveau ni tout à fait fameux. Après cela, si, du haut de la côte, quelqu'un de ces aînés me voulait faire l'avantage d'un signe, tel que: «Viens çà, petit!» toute ma fatuité serait à l'aise...—Mais c'est une attitude qui n'est guère à la mode!—Mon ami, ne me dites pas cela, car mes goûts sont si ordinaires que je serais désolé de n'être pas mis comme tout le monde.
Votre
RENÉ BOYLESVE.
LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS
I
L'abbé entra sans façon, avec son élève Septime, prendre des nouvelles de madame Durosay dont toute la ville s'inquiétait à cause de la troisième visite du grand médecin.
On appelle grand médecin, à Néans, quelque confrère imposant par sa tenue, son âge ou son long exercice dans une sous-préfecture, et que s'adjoint le docteur Grandier quand le cas est grave ou le malade récalcitrant. Le grand médecin se paie fort cher et il inspire la foi qui sauve. Quelques personnes encore le font venir pour un oui ou pour un non, mais c'est par manière de faire largement les choses en face de la ville, ou de piquer M. Grandier dont les façons ne siéent pas à tout le monde.
Ces messieurs étaient déjà couverts et causaient ventre à ventre dans l'étroit corridor, quand l'abbé montra le nez qu'il portait long.
—Je suis importun, peut-être? hasarda-t-il, avec un geste de retrait, tout en refoulant la porte sur le corps fluet de Septime, pincé dans l'entre-bâillement.
—Ah! ce cher abbé!... comment donc! mais pas le moins du monde! fit souriant, gros, gras et rouge, M. Durosay. Docteur, permettez-moi de vous présenter monsieur l'abbé de Prébendes, un savant et un aimable homme, qui pourrait être évêque et remplit ici, par complaisance et par goût, les fonctions d'auxiliaire de monsieur le curé doyen et de précepteur de ce petit freluquet de Septime de Jallais que voici... Monsieur l'abbé vous dira notre façon de vivre, puisque vous y tenez; il vient tous les soirs que le bon Dieu nous donne, faire avec moi sa partie d'échecs. Ah! c'est un fort joueur!... Connaissez-vous les échecs, docteur? Moi, une fois devant mes pions, je suis là, comme en toutes choses, tout entier à la besogne; je ne vois plus, je n'entends plus rien; madame Durosay me traite de sauvage parce que je n'écoute pas ce qu'elle me peut dire en ces moments-là: je ne pourrais pas seulement fumer ma pipe, monsieur!... Eh bien! l'abbé, lui, reste aimable et galant jusqu'au fort de la partie; il me bat à plate couture, et il converse théologie et charité avec madame, tout en citant des vers latins à monsieur Septime quand il nous fait l'honneur d'accompagner son excellent maître.
—Mais n'avez-vous pas à offrir à madame, dit le grand médecin, quelque distraction, comment dirai-je? plus mouvementée, et, au point de vue de sa santé, plus efficace... que ces réunions familiales, excellentes à la vérité, mais, de par leur nature, peu fertiles en éléments de nouveauté?...
—Monsieur, nous allons aux Veulottes, une ou deux fois par semaine. C'est à deux petites lieues d'ici et Bichette nous abat encore ça sans trop rechigner, bien que les côtes soient mauvaises. Nous avons là de braves métayers; madame Durosay prend une tasse de lait au pis de la vache, fait un tour dans le clos; visite ses poiriers, ses groseilles et ses coings; et nous sommes ici pour dîner, après avoir cueilli au passage votre confrère ici présent, monsieur Grandier, que nous appelons communément Esculape.
Le grand médecin, qui s'impatientait, brusqua:
—Pas de soirées, pas de jeunes gens, pas de garnison ici... musique... réunions... promenades? non. Regrettable. Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer.
Le docteur Grandier, plus communément appelé Esculape, alla reconduire au train son illustre confrère. M. Durosay retint l'abbé par la manche et l'entraîna au jardin.
—Monsieur Septime, voulez-vous bien nous excuser une petite minute! Entrez donc au salon, il y a le dernier numéro du Magasin pittoresque.
Le gros dos à jaquette d'alpaga du notaire et les grêles épaules de l'abbé s'enfoncèrent sous une allée de tilleuls.
—Ces sommités de l'art, dit M. Durosay, sont toujours insaisissables; il faut y aller avec eux comme votre charbonnier avec la foi. Ça vous tourne, ça vous retourne, ça vous déshabille, ça vous fait dire Dieu sait quoi à cent lieues de la question... Non, vous n'avez pas idée de ce que cet homme m'a ausculté à propos de ma femme pour qui je le fais venir... Tenez, l'abbé, c'était le cas de l'interroger sur votre affection du cœur, je crois que ça n'aurait pas coûté plus cher!... Oh! mais je ne peux pas vous rapporter tout ce que ce diable d'homme avait envie de savoir sur ma vie privée, mes mœurs, mes antécédents, que sais-je? Savez-vous bien que j'ai été sur le point de lui taper sur le ventre et de l'appeler gros polisson? Ils vous prennent des airs d'arriver à leur but, quand ils sont embourbés jusqu'au nombril; et d'autres fois, avec l'air d'être embourbés, ils arrivent, n'est-ce pas? Il faut bien qu'ils arrivent à quelque chose, car vous avouerez, l'abbé, que dans le cas contraire, il serait assez godiche de leur allonger, comme je viens de le faire pour la troisième fois, les petits bleus sur la banque. Mais reconnaissons que leurs manières sont de charlatans. J'ai lu Molière, monsieur l'abbé... Voyez-vous, comme dit cet animal de Grandier, les hommes sont géniaux ou stupides, il n'y a presque pas de milieu et la plupart du temps on n'est pas fichu de savoir si c'est l'un ou l'autre qu'ils sont!
—Mais, en somme, qu'a-t-il dit de madame Durosay?
—Il a dit... il a dit... c'est une femme qui dort! Madame Durosay est une femme qui dort! nous voilà bien avancés! Pas une ordonnance. L'air des montagnes, du mouvement, de la distraction! Le diable m'emporte s'il n'a pas parlé de militaires en s'en allant! Que voulez-vous? Je ne peux ni m'accoutrer en carabinier, ni faire venir la troupe, ni faire pousser les montagnes... Les aller chercher? Eh bien, et mon étude? Mais ça ne s'est jamais fait; il n'y a pas un notaire de Néans qui ait mené sa femme dans les montagnes; on a longtemps vécu sans montagnes! Hein! était-ce commode autrefois; le brave médecin, la petite trousse, l'apothicaire, et tout était dit: nos bonnes femmes de mamans retrottinaient comme devant, dans le pays plat... Tenez, j'ai envie d'organiser trois voyages aux Veulottes par semaine, au lieu de deux. Qu'en pensez-vous, l'abbé? Vous viendrez avec nous, Septime viendra avec nous, Esculape viendra avec nous; nous installerons un jeu quelconque, un tennis!...
—Monsieur Septime, monsieur Septime! une bonne nouvelle!
M. Durosay criait la bonne nouvelle en ouvrant la porte du salon qu'il s'étonna de trouver dans l'obscurité complète, pensant que Septime avait ouvert les volets, pour regarder le Magasin pittoresque. Mais il aperçut toute la longueur de Septime sur le divan dans la mollesse des coussins. Il tenait une brochure non coupée à la main et il était parfaitement inerte.
—Septime, dit l'abbé, je vous ai défendu de rester dans l'obscurité et de demeurer sans rien faire. Vous savez que je suis autorisé par votre père à vous mettre à scier le bois. Je m'y verrai obligé; gare à vous!
—À son âge, monsieur l'abbé, dit le notaire, j'abattais des arbres. Ma manie, mon bonheur était d'abattre des arbres, et les plus gros, les plus forts! Un été, mon père nous envoya, ma mère et moi, à la campagne, passer trois semaines. Je m'occupai à y abattre les arbres. Il y en avait une vraie forêt. Je commençai par ceux qui étaient morts. Ma mère m'admirait. Après je passai aux vivants, aux touffus. Je ne savais pas, moi, ce que c'était que me reposer à l'ombre: j'étais toujours à faire des courses au soleil. Je coupai l'ombre. Ma mère commença de jeter les hauts cris; elle pleura pour des arbres qu'elle avait connus étant jeune; elle écrivit à mon père; le brave homme arriva, fit la grimace, jura comme un galérien. Mais il y avait tant d'arbres par terre et par mon seul fait qu'il ne sut que dire en se tournant vers ma mère: «Ventre-bleu! c'est tout de même un gars!» Ma mère pleurait toujours, mais je crois que c'était d'attendrissement.
Septime se leva lentement:
—Excusez-moi, monsieur Durosay, je n'avais pas d'arbres à abattre, et il fait si bon ici, si frais!...
—Allons! jeune homme d'aujourd'hui, êtes-vous de notre partie? Nous organisons un tennis aux Veulottes? Connaissez-vous les Veulottes? Mais non, Dieu me pardonne! Monsieur l'abbé vous tient à l'attache. Voici le beau temps, il faut donner de l'air à ce grand pierrot-là, l'abbé. Le temps d'aplanir le terrain, et, dans huit jours, nous sommes raquettes en main, sur la pelouse aux pivoines et passons nos entr'actes, sauf votre respect, monsieur l'abbé, à téter Moumoute la blonde, dont on vous fera faire aussi connaissance.
»Voulez-vous monter dire bonjour à madame Durosay?
II
Les dames de Néans étaient sujettes à un mal singulier.
Cela ne se remarquait point; les maris n'en avaient cure; elles-mêmes n'y prenaient garde, et le docteur Grandier n'avait, dans ses trente années d'exercice, rédigé d'ordonnance à ce propos. Comme un cas curieux qui vient à se multiplier, le phénomène se perdait dans le nombre des phénomènes analogues; endémique, il passait inaperçu; et d'ailleurs, anodin la plupart du temps, au point de vue de la santé essentielle, il se noyait dans la banalité. Seuls, quelques étrangers passant par la petite ville, des Parisiens en villégiature et un vaudevilliste observateur (n'est-ce pas le nommer?) avaient été surpris de la relative particularité, et, entre eux, stigmatisaient un type d'humanité, comme on le fait en disant par exemple: les sourds, les paralytiques, ou bien: les femmes de Taïti, quand ils prononçaient: les dames de Néans.
Rien d'irrévérencieux, en tout cas, dans cette expression. Les dames de Néans étaient les plus honorables personnes de la chrétienté, ceci n'est pas douteux, car nul n'eût pu se flatter de les avoir vues commettre quoi que ce fût contrairement à la bienséance. C'était un centre de mœurs renommées. M. l'abbé de Prébendes, qui était des meilleures familles d'Anjou, l'avait choisi comme une oasis où ménager sa santé chétive parmi de la vertu; et du temps qu'il y eut une éclosion de jeunes filles, on s'y souvient encore que l'essaim entier approvisionna la magistrature.
Il arrivait, à Néans, juste à propos de cet essaim de demoiselles, que la société se renouvelait, périclitait, s'éteignait quasiment tout entière, toujours à peu près en même temps, avec un ensemble aussi remarquable que si M. le maire eût réglé tout cela par arrêté municipal. De sorte que des époques présentaient des dames de Néans tout frais arrivées, inacclimatées encore, pépiantes, gazouillantes, de leur jeunesse, de leurs différentes origines, animées par leur bariolage même et leur diversité. Il est curieux que dans une période de quatre ou cinq années tout au plus, le médecin, le notaire, le greffier, le receveur des contributions, le percepteur et l'agent voyer se trouvent précisément en situation et en goût de chercher femme. J'aimerais savoir si de semblables occurrences se présentent en d'autres petites villes; mais pour Néans c'était ainsi. Et vous pouviez après cela demeurer vingt-cinq, trente années à Néans et n'y voir que des maturités, les unes prenant corps et poids, bedonnant à l'envi, les autres se ratatinant, se desséchant, réduisant chaque jour d'une mesure apparente leur petit volume sous le châle et leur maigre place dans le monde. Quand le temps d'une nouvelle génération était venu, les vénérables dames en étaient arrivées à rien; les grasses ne bougeaient plus; les sèches vous passaient à côté en allant à l'église, trottinantes et si menues que vous n'eussiez pas osé affirmer avoir croisé quelqu'un.
Ce que nos Parisiens en villégiature ou notre vaudevilliste observateur entendaient par «les dames de Néans», ne le cherchez pas durant les quelques premières années de ces renouvellements où la composition panachée de la petite société pouvait offrir l'occasion de faire des remarques dans ce genre: «Tiens! tiens! mais on dirait que Néans se remue! Vous ne sauriez croire ce qu'on a bavardé chez les Legrès, c'est un petit ménage qui ne peut se passer d'aller une fois par an à Paris et deux fois aux Folies-Bergère!... Et les Gandin? Avez-vous vu le petit buggy qu'ils ont fait faire à Châtellerault? Ma chère, ils vont sur la route du Grand-Pressigny comme on va à Longchamps... Il paraît que la petite monte à ravir! ça va être délicieux!» Les Legrès n'ont pas continué d'aller aux Folies-Bergère, ni les Gandin de se promener en buggy ou à cheval. Ceux-ci, bon gré mal gré, ont dû cesser leur train sous peine d'avoir tout le monde à dos, ces mœurs élégantes n'étant point inscrites aux coutumes de la bourgeoisie. Ceux-là, d'eux-mêmes, au bout de deux années, jugeaient fastidieux de faire leur petite valise et d'aller se fatiguer à voir, durant trois jours à Paris, ce qu'un Parisien met six mois à ne pas achever de parcourir; ils ont été quelquefois à Saumur, à Tours et jusqu'à Amboise, puis tout ce qui dépassait l'horizon de Néans leur a paru peu à peu sous l'aspect d'une grande vanité, et le bavardage même a cessé faute d'aliment. Tout ce qui différenciait ces couples neufs et leur donnait ce panaché si aimable s'est éteint comme une fresque sous la pluie; le penchant à l'activité a été paralysé par le commentaire de la rue; ces messieurs encore vont à leurs occupations, se détestent et se déchiquettent, mais ces dames sont par convenance, puis par habitude, incolores et assoupies.
Que l'on se figure des oiseaux rares d'assez joli plumage, enclos en une cage où souffle à perpétuité une brise toujours égale. Que le souffle désespérant de l'égale brise fasse peu à peu tomber les plumes des oiseaux, que chaque nouvel oiseau mis en cage soit, de mémoire d'oiseau, condamné à laisser choir sa parure: ni le petit qui se déplume, ni les déjà déplumés ne donneront attention à la mésaventure; parce que cela met à nu tout le monde des oiseaux, on sera, sans arrière-pensée aucune, de pauvres oiseaux tout nus.
Les dames de Néans, quant à leur manière d'être, étaient un peu pareilles à ces oiseaux.
Cet enjouement, cette grâce alerte, cette mobilité, cette curieuse flamme sans cesse vacillante qui épand jusqu'au loin ses vibrations chaudes, son atmosphère d'aise où facilement on sourit, qui est on ne sait trop quoi, mais qui est cet étrange mouvement: la vie; tel avait été leur plumage. Mais non! on ne sait pas de quoi cela est fait; et qu'importe? Il y a des personnes qui vivent intérieurement, d'autres, tout au dehors, et répandant un charme égal. Il y a aussi des gens que vous croisez dans la rue, que vous recevez à votre table, qui sont jeunes ou vieux, et qui sont morts. L'humanité que les livres officiels enregistrent comme peuplant le globe, et se donnent la peine d'étiqueter comme des valeurs, pourrait fort bien être déjà divisée en vivants et en trépassés. Les uns, qui, par une vertu spéciale trouvent, créent, ont le pouvoir d'accroître tout ce qui passe par leurs mains ou par leur esprit; les autres, stériles, atones, dénués même d'une résonance sous le choc, véritables cloches fêlées dérisoirement suspendues. Il n'est plus besoin de dire qu'il y avait à Néans des cloches en pitoyable état de fêlure, et de pauvres femmes qui n'eussent guère été plus avancées ayant franchi le saut fatal.
Était-ce l'air de Néans? ou bien cela se peut-il produire en d'autres endroits où la continuité des mêmes occupations, la vue des mêmes visages, le secours toujours même des mêmes paroles échangées, les mêmes endroits chaque jour parcourus, la prévision à peu près infaillible du lendemain, de la semaine et de l'an prochains, l'inanition d'un cerveau qui a besoin de fantaisie, enfin la terrible monotonie, baignent les femmes d'une atmosphère de si fade saveur, qu'une petite mort se produit en elles, la mort de leurs désirs, de leurs caprices, de tout ce qui, satisfait ou non, produit ces hauts et ces bas, ces plaisirs et ces chagrins, ce va-et-vient qui fait l'être vivant.
Mais quoi! dira-t-on, dans quel désert inaccessible même aux chemins de fer départementaux, gît votre nécropole de Néans puisque nous ne passâmes jamais en endroit si momifié? Permettez: deux trains montants et deux descendants, sans compter ceux de marchandises, traversent Néans chaque jour tout ras le jardin du presbytère où loge M. l'abbé de Prébendes et son élève Septime, à côté du vénérable curé doyen. On délivre quotidiennement à la gare de Néans une douzaine de billets entre le lever et le coucher du soleil, ce qui signale un certain transit, un mouvement appréciable. Je me suis bien gardé de dire que Néans fût un champ de repos. Vous n'y auriez pas mis le pied que la vue seule des rubans verts de mademoiselle Hubertine la Hotte, flottants, papillonnants, en vibrante auréole autour du parchemin de sa face, durant qu'elle va de son petit trot sec à l'église faire ses dévotions ou chez mesdemoiselles Mistouflet ses cancans, que j'en serais pour mon démenti. Il faut être tout à fait comme il faut pour être mort à Néans; mais quiconque est bien élevé ne se hasarderait à donner signe de vie. Les véritables dames de Néans sont celles de la société, qui ne se mêlent point à plus petit que soi et qui, trop peu nombreuses pour se lier entre elles sans monotonie, gisent en la solitude du home. Mademoiselle Hubertine la Hotte et mesdemoiselles Mistouflet, par leur édifiante piété autant que par l'aisance et le bien informé de leur parole, sont l'âme d'un monde à Néans, qui n'est ni le suprême, ni le commun, mais qui a le singulier privilège de se frotter à l'un et à l'autre, de la façon que va la mouche, par exemple, sur les objets les plus médiocres et sur le délicat pétale de la rose. Ce qui vit et bourdonne à Néans, cela est triste à dire et quasi paradoxal quand il s'agit d'une société si fortement assise sur des principes; c'est précisément ce que cette société ne qualifie pas, ce qui n'a pas de rang assigné, ce qui nage entre deux eaux, ce qui fleure encore la fadasse odeur des grains, ou la capiteuse de la morue et en imprègne le mobilier de son salon de reps ou de velours où l'on rougit de recevoir madame Radichon, la mercière, et même madame Penilleau, dont le mari est cependant huissier, et de ne pas recevoir madame Duperrier, madame Cotton, madame Durosay, madame Gandin et madame Legrès, qui vous adressent cependant—mais dans la rue,—de petits bonjours si aimables. Ce monde est si essentiellement intermédiaire, inclassé, qu'il est, si j'ose m'exprimer ainsi, sans sexe, et composé presque uniquement de demoiselles d'un certain âge. S'il vous arriva de passer à Néans, c'est ce monde-là qui vous fit illusion. Le reste dort.
III
Madame Durosay dormait.
Elle était étendue sur une chaise longue, dans une sorte de boudoir attenant à sa chambre à coucher, d'où elle ne sortait presque pas, et où elle recevait ses familiers. Les fenêtres aux persiennes rabattues laissaient venir du jardin des parfums de réséda mêlés à ceux un peu confus de la chaleur des feuillages et des choses sous le soleil de juin. Un bourdonnement doux d'insectes lointains, et par moment, l'entrée d'une mouche aux zigzags sonores, coupés brusquement par un aplatissement contre une glace, repris, coupés de nouveau, jusqu'au balancement dans la raie lumineuse des volets et une échappée soudaine où le petit murmure s'est brisé sec. Après cela, un de ces silences d'après-midi d'été, caressants comme un bain, de ces silences jamais vides, mais qui portent en suspension, il semble, d'étranges et mous objets légers dont le frôlement est bon comme des sourires ou des baisers qui voletteraient, par impossible, dans l'ombre artificielle. Inoubliables moments qu'il vaudrait la peine de vivre, ne fût-ce que pour les goûter une fois!
La jeune femme était vêtue d'un peignoir blanc aux manches amples, relevées jusqu'au coude, quelques dentelles autour du cou, formant berthe, avec une légère échancrure à la gorge. Elle n'avait pas trente ans et avait toute la beauté que donne l'approche de cet âge aux femmes qui sont brunes, grandes et développées suffisamment. Sa langueur exagérant le blanc de la peau, la largeur et le bistre des yeux bleu limpide et la masse d'ombre des cheveux, la faisaient parfaitement jolie. Elle était assurément la plus adorable personne qu'eût atteint le mal de Néans.
Auprès d'elle, des travaux au crochet, des broderies, entrepris sans goût, inachevés, des journaux de mode, désordonnés, épars, l'indolence et l'ennui, et pire: l'inconscience même de l'ennui. Car elle voulait se trouver fort bien; n'admettait pas qu'elle fût le moins du monde en mélancolie. Elle était si fort atteinte que nul désir ne germait en sa nature ensommeillée.
M. l'abbé, en sa qualité de directeur de cette âme encore pieuse, bien que ralentie, et de plus vieil ami de la maison, conservait le privilège des entrées à toute heure. Il avait celui, plus précieux et plus rare, d'être accueilli avec le sourire d'antan, franchement ouvert, tiédeur dernière. M. Durosay et le docteur le suppliaient d'en user et abuser pour le grand bien de la chère femme. On s'ingéniait à la réveiller. L'abbé, généreux et un peu inoccupé, venait, en bon pasteur, taquiner d'une chiquenaude ou d'un aimable mot sa brebis somnolente.
—Serai-je reçu avec Septime? dit l'abbé, allongeant le nez, et sans le moindre scrupule pour le petit soubresaut qu'il savait avoir causé par son «toc-toc». J'ai donné congé à ce grand enfant que les chaleurs fatiguent, et il vient vous offrir ses hommages...
L'abbé poussait Septime rougissant dans la pièce sombre où vaguait peut-être, pour cet odorat de seize ans, un parfum spécial qui le comblait de timidité. Le menant ainsi «dans le monde», pensait l'abbé, il espérait l'aguerrir, et il avait l'ordre écrit du papa de ne négliger aucune occasion.
Madame Durosay se souleva à demi, et tendit la main que l'abbé, selon sa façon, prit entre ses deux longues mains plates et sèches et garda longtemps. Septime avait le triste moment d'attente des pauvres jeunes gens gênés qui n'ont pas encore dit bonjour et qui n'osent regarder la maîtresse de maison avant d'avoir régulièrement salué; il ondulait sa taille embarrassante et, par-dessus la tête de l'abbé, esquissait de la tête des saluts perdus. Il pensait que l'abbé était ridicule de n'en pas finir à lâcher cette main et qu'il allait l'être lui, plus que son précepteur, par quelque gaucherie stupide dont il ne serait pas maître, en approchant ce bras que madame Durosay avait nu jusqu'au coude. Son cœur battait fortement, le bras lui semblait un objet extraordinaire, qu'il ne comprenait pas même que l'on montrât, bien qu'il en fût bien aise, à cause du trouble qu'on en reçoit.
Enfin, l'abbé fit place et Septime prit la main, avec tant de peur d'en abuser, qu'à peine il l'effleura.
—Monsieur l'abbé, dit la jeune femme, est bien dur pour ses élèves et c'est mal à lui, pour un jour de congé, de les mener visiter les malades.
—Je vous jure, madame, dit l'abbé, que tout le long du chemin, mon galant élève a marché plus vite que moi...
Septime, confus, se sentait l'envie de prononcer quelque mot extrêmement aimable, et il rougit seulement.
Mais madame Durosay ne prenait garde, se plaignant en termes dolents, de la visite fastidieuse du grand médecin qu'on ne faisait venir que pour lui faire peur. M. Durosay tenait à se ruiner en consultations et en pure perte. En somme, que lui voulait-on? Elle mangeait et dormait convenablement, ne se plaignait de rien. Qu'elle remuât? Qu'elle bouleversât toutes choses de son activité? Qu'elle explosât continuellement de belle humeur? Qu'elle ébranlât la maison d'éclats de rire? Mais c'était grotesque à la fin! Et quels sujets, s'il vous plaît, à cette ébriété? Avouez que le bon Dieu perdrait son latin à vouloir établir la vie de plaisir à Néans.
L'abbé, plein d'indulgence et de bonté, se délectait du ton plaisant et d'avoir vu madame Durosay sourire.
—Moins puissants que le bon Dieu, madame, et moins forts en latin, nous avons osé comploter de belles et honnêtes distractions. Monsieur votre mari me parlait tout à l'heure d'un jeu que Septime vous expliquera.
—C'est un lawn-tennis, madame, dit Septime, qu'on organiserait aux Veulottes.
—J'ai joué à ça!... C'est charmant. Je serai très bien sous le marronnier, à vous regarder faire.
—Eh! allez donc, s'écria M. Durosay, dont la dodue bedaine faisait irruption dans la pièce, échinez-vous donc à dénicher un joujou, à inventer l'impossible pour ces monstres de femmes. Voilà ce qui vous attend; voilà où l'on aboutit!... Ah! n'épousez jamais, monsieur Septime, ni vous, monsieur l'abbé... ha! ha! ha! ha!
Et le notaire se réjouissait de son tour d'esprit dont la vingtième édition laissait calmes les auditeurs ordinaires.
—Voyons, bellotte, dit-il, sérieux et tendre, en s'approchant de madame Durosay, que faut-il pour votre plaisir? On exécutera vos petits caprices; on vous gâtera comme une enfant-gâteau: c'est le grand médecin qui l'a ordonné.
Il prenait le bras dans ses grosses pattes de dogue, le beau bras à la manche relevée, où Septime remarquait la douce ombre que faisait un duvet léger et le petit creux à l'intérieur du coude, pochette imaginaire et mystérieuse où il soupçonnait, dans le vague de son instinct, que quelque chose de grave ou de grand même, comme la vie d'un ou de beaucoup d'hommes pouvait se venir blottir et étouffer. Pauvre jolie dépression bleuâtre sur le blanc de la peau! Et ces mains énormes et disgracieuses touchaient cela, tapotaient cela comme elles eussent fait des flancs d'un honnête chien, familièrement et sans plus d'émotion. Septime était choqué comme d'un sacrilège.
—On demande, continuait le mari, que vous soyez insupportable, que vous cassiez, brisiez tout, que vous battiez votre époux; que vous fassiez damner monsieur le curé ou venir madame votre mère si bon peut vous sembler!
»C'est le cas de demander, comme disaient les bateliers de la Loire, la «corde à virer le vent», d'avoir faim d'ortolans ou appétit de la lune! Eh bien, qu'est-ce que tu dirais, bellotte, d'un bon petit voyage avec les clefs sous la porte et les clients au diable?
—J'aimerais mieux la paix, mon ami!
M. Durosay plaqua fortement la boîte aux échecs sur la table, et, bien que l'on fût proche de l'heure du dîner, se fit trois fois battre par l'abbé. Madame Durosay classait des journaux de mode, et pour les feuilletons, les passait à Septime. Septime allait du bras nu aux gravures coloriées où des femmes en toilettes de soirée avaient des épaules et des gorges roses, et de cette contemplation silencieuse et bébête sa puberté toute neuve recevait une joie trouble et exquise.
IV
M. de Prébendes eût préféré dire sa messe à rebours qu'avouer l'effroi secret que lui causait le docteur Grandier.
Des années avant qu'ils fussent unis par la maison Durosay, et alors qu'il le fréquentait uniquement pour sa péricardite et ses granulations, il l'avait cru un peu Satan ou quelqu'un de ses suppôts de qualité. Cette première impression avait tourné cependant, en même temps et dans la mesure que s'affermissait son instinctive méfiance.
La rondeur, la belle franchise habituelle de ce grand gaillard de muscles solides et de frais regard bleu, la bonté qu'on lui connaissait, toutes ses allures de brusque apparence, n'étaient pas, ne pouvaient être d'un génie du mal. Le bon abbé en avait presque regret, car il s'en trouvait moins armé contre lui, dans les circonstances nombreuses où ils se posaient comme adversaires résolus. Ce diable d'homme, sinon cet homme du diable, avait toujours avec soi la force d'une apparente évidence, alors que l'abbé devait combattre à coups de dialectique. Avait-il donc raison?... Non!... certes! puisqu'il méconnaissait tout l'enseignement écrit; mais il en avait l'air, et d'une discussion contradictoire personne qui ne sortît rangé de son côté. Il n'avait nul acquis, pensait l'abbé; il raisonnait comme l'homme tout nu. Et c'était pour cela qu'on le trouvait convaincant. Il opposait une certaine force humaine contre tous les édifices élevés sous l'invocation divine. Ah! plût au ciel qu'il eût été d'enfer, qui ne prévaut point contre Dieu! Mais il était de la terre dont on n'est pas si sûr.
Un soir, l'abbé et le docteur sortaient ensemble et seuls, de chez le notaire. Ils se trouvèrent aussitôt dans la nuit noire, le ciel étant couvert et Néans n'ayant d'autre éclairage que celui des boutiques qui, avant neuf heures, ont rabattu leurs volets. Ils s'en allaient cahin-caha sur le sol inégal. Grandier dit tout à coup:
—L'abbé, nous allons nous casser! donnez-moi donc le bras.
Et les deux ennemis descendirent à la façon des amoureux jusqu'au carrefour qui fait le centre de la ville, où le docteur, par courtoisie, avait coutume de reconduire l'abbé, bien que ce fût, à lui, tout l'opposé de sa route. L'abbé s'éloignait alors du côté de la rivière au bord de laquelle le presbytère se trouvait; le médecin rebroussait chemin, et dans le silence de Néans endormi retentissait quotidiennement la voix du docteur, déjà le dos tourné: «Bonsoir, monsieur l'abbé!» et grésillait la voix de feuilles sèches de l'ecclésiastique: «Bonsoir, docteur», du même ton invariablement, quelles qu'aient été les aigreurs échangées, sauf quelques sonorités surajoutées du côté de Grandier, les soirs où M. Durosay avait sorti son vieux cognac, ou quelques sourdines, au contraire, du côté de l'abbé, quand il étouffait dans les replis d'un long cache-nez noir, sa gorge délicate.
L'abbé augura mal de cette complaisance du docteur. Le contact de ce païen lui convenait médiocrement. Il était tout petit, tout gringalet au bras du colosse, et sa figure grêle et rase pouvait avoir l'air tout juste d'une pomme de canne au côté de ce beau géant à barbe blanche.
De plus, Grandier était énervé ce soir. On l'avait vu garder des silences inaccoutumés, puis parler tout à coup un peu à tort et à travers. On l'eût dit en mal d'invention, ce qui quelquefois lui arrivait. Que fomentait-il?
Ils arrivaient quasi sans mot dire au croisement des quatre rues. Déjà, l'abbé se dégageait et ils allaient sans doute, avant le traditionnel «bonsoir!» prononcer la phrase non moins consacrée: «Il n'y a pas un chat dehors!» quand le docteur, inspectant brièvement les quatre longs trous d'ombre des rues désertes, se planta comme un mât en face de l'abbé. Il croisait les bras sur la poitrine, et cela formait, sous sa barbe, une sorte d'auvent où M. de Prébendes eût tenu à couvert. Et il regarda l'abbé avec quelque chose de si étrange et pétillant dans ses prunelles que c'était à croire que si le diable ne se déclarait pas en cet instant, il ne serait jamais bien à craindre. Et il continuait de garder le silence, paraissant établir des combinaisons, suivre des plans de bataille, voir tomber des blessés et relever des drapeaux, ce qui lui donnait de la fièvre. L'abbé priait pour lui, dans le cas qu'il en valût la peine. Un éclair les illumina. Grandier ricanait. De larges gouttes d'eau tombèrent. L'abbé ouvrit son parapluie et disparut là-dessous tout entier. Le docteur se pencha sous le toit de silésienne brune et il prononça:
—Je vais ressusciter madame Durosay!
Et cela était dit sur un ton confidentiel, grave, exalté, et à la fois sinistre, de la même façon que l'on vous glisserait dans le tuyau de l'oreille: «Je mets le feu, ce soir, à l'hôtel de ville!»
La pluie tomba tout à coup à torrents. Les larges chaussures du médecin de Néans se plaquaient en flicflacs sonores sur le sol détrempé. L'abbé se laissait descendre vers le presbytère, à grands pas raides, comme si une machine l'avait mû. Quand Gertrude, la gouvernante de ces «Messieurs prêtres», vint ouvrir, elle trouva M. l'abbé de Prébendes les pieds dans l'eau, sous le parapluie ruisselant et qui, au lieu de se dépêcher de rentrer, s'allongeait de deux doigts le nez, ainsi qu'il avait coutume en les cas délicats.
V
M. de Prébendes fit claquer ses galoches sur la pierre de l'escalier et, sans même souhaiter le bonsoir à Gertrude, sans demander comment M. le curé avait passé la soirée, à quelle heure Septime s'était couché, s'enferma dans sa chambre.
Ses prières furent troublées. Il était depuis longtemps à genoux sur son prie-Dieu, quand il s'aperçut qu'il regardait fixement la statuette de sainte Radegonde et que, cependant, les seules images profanes, un peu confuses et virevoletantes de madame Durosay, du notaire et du docteur Grandier passaient dans le champ de sa vision au grand détriment de l'objet en biscuit de sa dévotion particulière. Il se ressaisit brusquement, ôta ses lunettes, se prit à deux mains le front, et, les coudes sur l'appui de velours un peu râpé, s'efforça de suivre ses oraisons. Il y éprouvait toutes les peines du monde. Il s'impatienta de cette distraction opiniâtre. Puis il se reprocha, de s'impatienter. Et il se coucha presque colère. Ce satané docteur lui avait mis la tête à l'envers.
Il ne s'endormit point. Les allures de Grandier lui trottaient par l'esprit. Quelle était cette découverte soudaine d'un moyen de relever madame Durosay? Et si remède il y avait, pourquoi ce mystère, cette exaltation, cette fièvre et ces ricanements quand il s'agit de simplement guérir? Le moyen, doux Jésus! qu'une œuvre pie germât en la cervelle de Grandier! À part lui, l'abbé pensait que l'état de langueur tient éloigné du péché. La belle santé ne va pas sans le réveil de la chair qui est l'ennemi redoutable entre tous. La vie agissante est infestée de malice. Mais on peut supposer que le Seigneur préfère avoir des serviteurs actifs plutôt qu'inertes et somnolents: cependant ce sont les simples d'esprit qu'il a dit bienheureux.
On ne se préoccupait point de toutes les dames à Néans dont l'état était bien près de celui de madame Durosay: et Dieu les avait en bonne odeur. Quel grabuge allait nous apporter ce Grandier? Car il était homme à laisser mijoter une idée des mois et des ans, et à vous la servir à point quelque jour, si forte d'une longue incubation, qu'il la fallût bon gré mal gré avaler.
L'abbé tournait et retournait sa pensée en même temps que son corps sec. Il se souvint de cette sainte madame de Ravaud qui, lui confiant sa chère enfant cependant qu'elle la jetait dans les bras de Durosay, lui avait dit: «Emportez-moi mon trésor dans votre petite ville: ce monsieur la fera fructifier selon le monde; mais vous, semez pour la récolte future!» C'était un dépôt sacré.
Mais quoi donc? Où donc était le feu? Qui menaçait? Ah! les torturantes jongleries de pensée des heures d'insomnie! On y devient pusillanime et stupide. Le jugement demi-éteint laisse l'imagination errer dans les ténèbres; elle s'y épeure, s'y affole, et, la fatigue l'écrasant, c'est la fièvre, le cauchemar et ses dévergondages.
M. de Prébendes eut le cauchemar cette nuit-là.
Jamais, non jamais, à aucun instant de son existence, sa pensée ne s'était arrêtée sur des sujets de la sorte de ceux qui le troublèrent cette nuit mémorable. Dès le moment qu'il ferma les yeux, un sentiment d'angoisse le prit. C'était comme le pressentiment que quelque chose d'extrêmement redoutable et même d'instinctivement répugnant allait se produire; un nuage épais et nauséabond qui vous pleurerait sur la tête et qui menacerait de crever en mille éclaboussures de toutes sortes de choses malpropres. Ne s'imagina-t-il pas que Gertrude grattait à la porte avec ses pantoufles et voulait lui signifier quelque nouvelle désastreuse seulement en passant la paume des mains, qu'elle avait grasses, sur le panneau de cette porte peinte en blanc et où une gravure de saint Louis de Gonzague était épinglée, qui en serait toute salie? Et il lui criait: «Mais parlez donc! dites-moi tout de suite la chose; je vous entendrai très bien à travers la porte; Gertrude, ce que vous faites là est tout à fait désagréable.» Et il voyait tout d'un coup apparaître le visage de Gertrude par la porte entrebâillée. Grand Dieu! l'objet d'horreur! Gertrude, la vieille, l'honnête et pieuse Gertrude avait des cheveux rouges épars et follement ondulés comme des flammes, et toute sa figure de pomme ridée était enduite d'une couche de fards, et ses yeux étincelaient comme des charbons ardents, et elle avait toute l'attitude d'une bacchante! L'abbé se dressait vers le petit bénitier, suspendu au-dessus de son lit, pour asperger d'eau sainte la misérable créature. Il ne pouvait atteindre le bénitier, c'était un fait exprès. Il appelait les paroles de l'exorcisme; mais à la place de celles-ci c'étaient les mots latins par quoi s'expriment dans le De modo penitendi et confitendi toutes les iniquités de la luxure, qui affluaient à ses lèvres. Il lui semblait qu'il attisât le mal au lieu de l'enrayer. Il croyait faire des efforts prodigieux de mémoire pour retrouver ces mots précieux; il en sentait sa pauvre cervelle se fendre, et il balbutiait, toujours et sans répit, les termes de stupre, qui jaillissaient, tels de petits jets d'huile sur le brasier infernal. Ah! il n'y eut pas que Gertrude dans la scène bachique, à chaque instant grandissante! Ah! qu'eut fait le contenu du petit bénitier; qu'eut fait toute la valeur exorcisante d'un seul homme, fût-ce un saint, contre la foule des malheureux possédés qui se mouvaient, hurlants, ivres de débauche, en tout Néans subitement contaminé par la peste. Il avait fui le contact immonde de la bacchante et il s'était trouvé dans la ville, entouré de personnes grotesques qu'il reconnaissait peu à peu sous leur accoutrement éhonté, pour l'aggravation de son dégoût. Rue de l'Église, mademoiselle Hubertine la Hotte, qui avait une dévotion exemplaire depuis quarante-cinq ans, se faisait enlever par des commis voyageurs. Elle avait de petits yeux bridés et le teint jaune, ce qui lui donnait un peu l'air d'une Chinoise; et elle aimait le vert, en ornait ses chapeaux, ce qui la rendait assez plaisante et ridicule. Pour le moment, elle s'enveloppait d'un péplum antique et se laissait soulever, enguirlandée de roses, par des hommes épris.
Tous les libres penseurs détalaient comme des faunes, vers des beautés entrevues à un tournant de rue, par la vitrine d'une boutique, voire à leurs fenêtres parmi la mousseline proprette des rideaux. Toutes ces dames attifées d'oripeaux étranges promenaient leur démarche alanguie, entr'ouvraient des yeux provocants et tendres, et se laissaient cueillir comme de ces fruits très mûrs qui d'eux-mêmes vont choir. Il y avait les danses sur la place publique, où les petites filles du catéchisme se livraient à des gestes que le malheureux abbé prenait pour obscènes, n'ayant point précisément l'idée de ce que l'obscénité pouvait être. Et il se précipitait, tel Jésus au milieu des vendeurs, pour disperser les scandales. Mais ni sa voix, ni son geste ne le voulaient servir. Il demeurait paralysé, avec une indignation portée au comble, et il lui semblait que son corps, sous la tension trop violente, allait voler en éclats. Dans le milieu même des sarabandes effrénées, se tenait une séance du conseil municipal, où tous ceux qui n'étaient pas encore ivres délibéraient avec des apparences de gravité sur un sujet louche dont les termes essentiels étaient dits dans le tuyau de l'oreille. Et, par moments, les faces solennelles de ces messieurs ne se tenaient plus et pouffaient. Il était fort aisé de reconnaître M. le maire et son adjoint; Bizuit, le ferblantier et le confiseur Champeau et le greffier Benoît. À quoi tous ces gros bêtas se préparaient-ils avec des mines si burlesques, par leurs colloques mystérieux et les petites bouffées subites de leurs rires de gamins? Au fond, ils conservaient, chacun, dans cette vision extravagante, les traits précis de leur caractère véritable, n'avaient aucune attitude illogique, étaient dans cette farce, ce qu'ils étaient exactement dans leurs fonctions, l'empois seulement un peu fondu. Ils firent part à la foule du résultat de la délibération; on les acclama; ils se levèrent; on les suivit. L'abbé seul n'entendit rien, ne fut qu'angoissé davantage. Mais, comme il allait se réfugier en désespoir, au pied des autels, traversant la sacristie, l'abbé vit le sonneur de la paroisse, nommé Lespingrelet, la face congestionnée, puant le vin et tirant à toute volée la corde, sans que l'on entendît pourtant le carillon. L'extravagance atteignit l'inénarrable. L'abbé s'aperçut que tout Néans grimpait à la corde. Tout en haut était déjà juché le conseil municipal, brandissant sa délibération. Et les dames de la société, et les petites filles du catéchisme, les faunes libres penseurs, Gertrude, mademoiselle Mistouflet, mademoiselle Hubertine la Hotte et les quatre commis voyageurs épris, à la force des poignets, se hissaient pêle-mêle, en postures acrobatiques et immodestes, et les mouvements que le sonneur imprimait à la corde secouaient toutes ces grappes, accentuaient leur ardeur joviale, accéléraient leur ascension saugrenue. L'abbé interrogea Lespingrelet, mais cet animal se tordait comme un diable; on ne savait où prendre sa trogne d'ivrogne que ses jambes balancées en rythme furieux tantôt venaient frapper au risque de l'écraser comme une outre pendue, et tantôt enlaçaient, nouées en manière de lianes, derrière la nuque.
Spectacle immonde: ce fut Septime qui l'informa; Septime pâle et sérieux, figure d'ange, qui entrait par la porte du chœur, aux genoux encore la poussière des dalles, tel que s'il venait de se préparer, par la prière, à quelque affaire importante. Septime montrait du doigt, d'un geste de saint gothique, la hauteur du clocher, et il dit: «C'est là-haut, le mauvais lieu; nous y allons tous!» comme il eût dit: «C'est le Ciel, il le faut gagner»; et il prit la corde, gardant son angélique visage et sa sérénité.
À ce moment, le sonneur disparu, le bas de la corde demeurée libre se livra à des girations serpentines d'une violence inouïe, l'abbé y fut pris, saisi, étouffé comme en l'enlacement d'un boa monstre; il entendait ses os craquer dans la spirale de plus en plus étroite du câble et l'ignominie fut achevée quand il s'aperçut qu'il montait, montait avec toute la paroisse, montait avec Septime, avec Gertrude, avec ses pénitentes, montait au mauvais lieu.
VI
Le docteur était né à Chinon, ville adorable pour la jolie place qu'elle a sous le soleil et pour ce qu'elle contint. Car, avec Rabelais qu'elle forma, il semble qu'elle eut tout le XVIe siècle couché aux pentes de sa colline et qu'elle lui fut le parterre vraiment propre à deviser joyeusement, spirituellement et d'amour.
À Chinon, la vie était aimable et douce, et les mœurs aisées. Les aventures n'y faisaient point scandale, et mille accommodements naturels qui eussent, ailleurs, paru singuliers répartissaient dans les familles le calme et la justice.
C'est ainsi que nul ne songeait à faire feu parce que M. Desvet, dont la femme était toujours sur le flanc, allait tous les soirs que le bon Dieu lui donnait, faire le trictrac de madame Desnoyers que ce pauvre M. Desnoyers avait épousée—il faut bien qu'un notaire se marie, —malgré une faiblesse que tout le monde connaissait puisqu'il avait fait toutes ses études au collège de Chinon. Le cher homme ne se cachait point de venir, pendant le trictrac, compulser ses dossiers, dans son cabinet sur la rue. Tout le monde avait accoutumé de le voir ainsi là, le soir, et l'on n'y faisait pas attention. Il fallait que quelqu'un fût bien nouveau venu dans la ville pour qu'on lui dît, en passant devant la fenêtre éclairée: «Tenez, voilà monsieur Desnoyers, le notaire, qui n'a point de goût pour le trictrac.»
Le même divertissement portait un autre nom chez M. le Receveur de l'enregistrement qui, pendant quatre années de célibat passées au café de la ville, s'était disputé avec le petit percepteur des contributions pour ce que celui-ci ne goûtait que les belles femmes à épaisse chevelure brune, tandis que lui n'avait appétit que de petites grasses blondes boulottes. Il était arrivé, ce à quoi on avait pu s'attendre, que le receveur, après quinze jours de congé, était revenu triomphant au bras d'une admirable receveuse qui avait des hanches gonflées comme des amphores, une taille de lancier et des cheveux aile de corbeau. Le percepteur avait cru à une provocation et s'était refroidi vis-à-vis du receveur dans la mesure qu'il s'échauffait pour la brune. Longuement il avait médité sa vengeance. Et il l'eût savourée avec une amère volupté, le jour où il mit la main sur la petite grasse blonde boulotte. Mais le jeu des quatre coins qui se faisait chez M. le Receveur répandait le baume aux endroits qu'eût empoisonnés le fiel administratif.
Et de même, ailleurs. Tout ceci se faisait si bonnement que nul n'y voyait ombrage. En vérité, personne n'était lésé. La religion? dira-t-on. Il y avait eu entre les vénérables curés de Saint-Étienne et de Saint-Maurice plusieurs conférences à ce sujet, comme il était convenable. Ces messieurs, qui étaient fort distingués, n'avaient rien d'un Savonarole. Ils savaient, pour fréquenter les tables de M. Desnoyers comme de M. Desvet, que le fond des âmes de toutes ces personnes était bon, et le Seigneur était parmi elles, puisque la paix y régnait. Jamais il n'y eut à Chinon de meilleurs pasteurs que ces hommes gras qui avaient de la simplicité, de la fourchette et du cœur.
Que l'on juge de la situation du brave homme de Chinon devenu le médecin des dames de Néans. Il subit le certain effroi qu'éprouvent certaines personnes à visiter le Musée Grévin. Le ton de sa conversation effaroucha; il dut le baisser et modérer ses gestes; sous peine d'avoir tout le pays à dos. Il dut emprunter ses sujets de conversation à une sorte d'anthologie verbale où Néans puisait son beau dire sans s'en écarter jamais et sans paraître atteindre la satiété. Les affaires locales en faisaient le fond, quelques lieux communs généraux pouvaient bien être effleurés par les personnes dont la pondération reconnue garantissait qu'elles n'en abuseraient point. Mais l'humeur y était regardée comme du plus mauvais goût.
Cependant le docteur avait vécu là, vingt ans, dévorant sa flamme et pestant de ne pouvoir réagir. Sa qualité l'obligeait à beaucoup de circonspection. Il s'était tu. Seulement quelques âmes choisies avaient été initiées à la belle vie ensoleillée d'antan, et cette élite de la ville encore souriait à ces récits comme on fait aux pages d'un roman. On n'y donnait aucune foi. Il avait d'ailleurs, quoique garçon, l'existence la plus rangée du monde. On avait bien crié un peu, quand il avait pris pour servante une fille de Bourgueil, point du tout vilaine d'entournure et qui n'avait pas l'âge canonique. Cette brave créature, que le docteur avait, disait-on, mise à mal autrefois, persistait à lui vouloir du bien et lui était venue, un jour de foire, offrir ses services. Nul ne savait quel titre elle avait au juste dans la maison, mais si quelques mijaurées de la société avaient cru devoir faire entendre au médecin qu'elles saisissaient le scandale, le bel ordre muet de la maison Grandier d'où nul bruit ne transperçait les murs proprets enguirlandés de glycines, avait fini par imposer silence. On le considérait comme un satyre en cage, mais nul n'avait jamais regardé aux barreaux, et l'on avait fini par craindre son sabot qui devait certes avoir la corne dure.
Il paraissait tellement d'une autre race; il voyait tout à rebours du commun. Le bon greffier de Néans, M. Benoît, ne lui pardonnait pas ses sarcasmes à l'endroit du fait qui avait valu à sa boutonnière la médaille de sauvetage. Le docteur n'avait cessé de l'en plaisanter. Beau sauvetage, en vérité!
Le greffier ne s'était-il pas jeté à l'eau pour repêcher un vilain gredin dépenaillé qui se voulait faire périr?—«Le triste ouvrage, mon bon Benoît, avait dit Grandier en frottant le moribond qui revenait à la vie; en voici un qui s'enfonçait doucement dans l'eau et dans la paix, et vous venez vous mêler, vous, de le reprolonger dans la misère et le vagabondage. Laissez donc mourir les gens qui n'ont pas mieux à faire ici. Ce misérable ne valait rien pour la vie; vous le ressuscitez, et, si dans deux jours vous le surprenez à briser les clôtures de votre basse-cour, vous lui tirerez dessus en l'appelant brigand; monsieur Benoît, vous n'avez pas pour deux liards d'esprit...»
Cet homme et cette philosophie maintenaient Néans en état de perplexité. Tout savant et sympathique que fût par ailleurs le docteur Grandier, chacun gardait, en son jugement vis-à-vis de lui, un coin de réserve ambiguë qui allait se précisant chez certains jusqu'à cette quasi-affirmation en leur for intérieur: «On viendrait me dire que cet homme-là a fait un mauvais coup, que je n'en lèverais pas un bras plus haut que l'autre...»
VII
Ce dernier soir, sur la terrasse du notaire, un marronnier et un orme, trois ou quatre fois séculaires, balançaient leurs feuilles et leurs fines branches dans l'air tiède. On voyait par-dessus la balustrade de pierre, grâce aux lumignons de quelques boutiques, la principale rue de Néans s'enfoncer dans l'ombre, inégale et bossuée, molestée de pignons avancés, de vieilles maisons ventrues, jusque vers l'église dont le clocher là-bas apparaissait, par instants, dans la clarté brève d'éclairs de chaleur. On n'entendait de bruit que, parfois, celui des volets qui se fermaient mollement comme la paupière d'un œil qui s'endort peut-être avec une sorte de respect instinctif de ces silences d'été nocturne.
Les familiers étaient assis dans de grands fauteuils d'osier qu'ils appelaient des «torpeurs». M. de Prébendes seul se refusait cette flatterie des sens et il n'aimait point que Septime en usât. On causait peu, le ton se haussait si vite entre le docteur et l'abbé, que l'un et l'autre, par courtoisie réciproque, fuyaient d'ordinaire les sujets brûlants. M. Durosay n'avait rien à dire: il parlait presque seul. Madame Durosay demeurait comme le jour, étendue. Trouvait-elle à ces heures d'après-dîner un charme qu'elle ne savait qualifier? On était si à l'affût de quelque chose qu'elle aimât, qu'on prolongeait longtemps ces soirs de torpeur. Ces messieurs fumaient.
Il y avait des giroflées et des roses au pied de la maison, à une certaine distance, et de petites brises espacées en apportaient par moments les parfums presque trop violents, une minute, et tout à coup évanouis, pour revenir aussitôt après, avec une insistance.
—Ah! sentez-vous? disait quelqu'un.
—Oui, oui, c'est délicieux...
Toutes les fois que cela revenait, la même question et la même réponse machinales, à peine conscientes, dont la répétition ne fatiguait pas, provenant d'un être instinctif au fond d'eux, qui ne pouvait pas ne pas dire: «Ah! je sens, c'est délicieux!»
—On devrait passer tout entières dehors des nuits pareilles, fit madame Durosay. Est-ce que ce serait mauvais, docteur?
—Oh! si vous le vouliez bien, bien fort, on vous le permettrait... Vous en sentiriez-vous grande envie?
—Oh! pas tant que cela...
Grandier, qui épiait toujours l'éveil d'un désir, fit un peu de moue. Quelques sensations effleuraient la jeune femme; le parfum, la musique, en la caressant, faisaient presque rêver une sensualité en elle endormie. Il eût voulu être certain que ce rudiment d'une si puissante source de vitalité, existait chez elle. S'il y était, comment le cultiverait-on? Cela n'était pas du tout clair. Mais le découvrir était son dernier espoir. Et depuis qu'il s'occupait d'elle, elle ne manifestait, en vérité, rien.
L'haleine des fleurs repassait, en sorte de nuées voletantes et lourdes de baumes. Chacun les recevait, en était environné, imprégné. C'était comme la taquinerie de quelque grand séducteur caché dans la nuit. Le léger bruissement des feuilles d'ormes était peut-être son sourire, et l'étincellement régulier des doux éclairs à l'horizon, un regard clignotant vers son œuvre louche. On pouvait imaginer sa grande figure malicieuse et son geste. Il y avait un acharnement en cette séduction par les fleurs et la mollesse du soir; et la conscience du charme peu à peu s'éveillait.
Il faut un temps aux personnes qui n'ont point le goût cultivé des sensations voluptueuses pour s'apercevoir que, réellement, elles sont ravies. Elles l'ont avoué déjà, du bout des lèvres, comme on l'a fait tout à l'heure sur la terrasse: «Ah! c'est délicieux!» Le délice y est tout juste comme le tourment à qui dit: «Ah! mon Dieu! mon Dieu! que j'ai donc été inquiet de votre santé!» Le délice ne vient point spontanément; il aime être sollicité. Il faut, le sachant possible, le souhaiter, l'évoquer. Pour qui le cherche, il est là; pour qui ne l'a point déjà en son désir, il est de désespérante lenteur. Ah! pensez donc! la nuit, le crépuscule, l'adorable splendeur des choses, la grâce miraculeuse d'une odeur ou d'un son, faire des avances à qui s'est fermé les sens, et paraît ne même pas soupçonner que ces êtres impersonnels ont de véritables caresses! Oui, la plupart des gens ont besoin d'être prévenus. De la musique, on le leur a dit assez; dès qu'un accord est perçu, leur épiderme se tend au frisson. Mais des harmonies innombrables, dont la nature est toute retentissante, il les faut avertir, et insister n'est pas trop. Qu'un homme soit là, à certaines heures incomparables, et dise en termes sobres et forts la beauté qui environne, toutes les femmes seront remuées, et par cette légère secousse, ouvertes elles-mêmes directement à la séduction ambiante. Nous sommes presque tous ainsi faits qu'il nous faut en toutes choses des initiateurs. Je ne sais quelle faiblesse nous retient en nous-mêmes, telles des limaces craintives, et quelle taie nous avons aux yeux et aux sens, qu'une chiquenaude suffit à briser. Un élan, et le monde est révélé.
Nul n'était là pour le donner. Les choses elles-mêmes semblaient en prendre charge. Grandier devinait seulement la possibilité d'émotions qui n'allaient plus à sa sève un peu vieille. Il jouissait de cette heure par une remembrance des années jeunes et de la jeunesse d'autrui. Celle-ci, hélas! il la cherchait autour de lui. Septime lui semblait trop enfant, il ne pouvait se défaire de le traiter en gamin. Et cette femme si gracieuse, dont la jolie tête pâle, dans la pénombre, paraissait si abandonnée sur le dossier incliné, laissait perdre le plaisir de vivre, qui venait ce soir, presque palpable et provocant, comme une chair, s'offrir.
Un moment, le notaire s'étant tu, et M. de Prébendes se tenant droit comme un I sur sa chaise avec, sous ses lunettes, sans doute, quelque idée métaphysique, madame Durosay eut un frisson aux épaules et Septime, simplement, sans mot dire, alla dans la salle à manger chercher un petit châle de laine. Le docteur fut secoué de ce menu fait. Septime revint, tenant le châle de laine; il dit à madame Durosay: «Vous allez prendre froid», et le lui tendit. Elle le remercia beaucoup. L'abbé dit: «Septime, voilà qui est bien, nous ferons peut-être de vous un galant homme.—Hé! hé!» fit M. Durosay. Grandier remarquait que Septime était ennuyé qu'on eût fait attention à lui et que madame Durosay, ayant du mal à se passer le châle sur les épaules, Septime l'y aidait d'une main un peu gauche et tremblante, et demeurait longuement au-dessus des cheveux qu'il semblait respirer, tout proche. La jeune femme se tourna un peu du côté de Septime et le regarda se rasseoir.
Le docteur eût découvert, tout à coup, une panacée, que ses yeux n'eussent pas brillé comme ils le firent à ce moment qui n'avait l'air de rien.
Sa poitrine se dilata, il respira large, et les bouffées qui venaient à cet instant des roses et des giroflées, il les absorba, les goûta avec tous ses sens une minute rajeunis. Enfin! enfin! quelqu'un ici participait à l'heure amoureuse de cette nuit d'été; quelqu'un était saisi de l'aphrodisiaque des parfums, de la tiédeur et de l'ombre. Il regardait béatement l'enfant et la jeune femme. C'était comme s'il fût sorti tout d'un coup du néant pour assister aux girations élégantes d'une belle nébuleuse, à la naissance d'un monde. Il remerciait le Dieu vague en qui il avait foi, le glorifiait par sa joie, par toute l'aise qu'il ressentait en sa personne. Il eût voulu pouvoir dire à quelqu'un son contentement, secouer le coude de l'abbé, taper sur le genou de M. Durosay, leur crier: «Ah! que c'est bon! que c'est bon!» La subite évidence du grotesque de cette pensée vis-à-vis de l'ecclésiastique et du mari, qui, en toute autre circonstance, l'eût fait sourire, n'entama pas son enthousiasme. Toutes les grâces de l'amour, toutes les fraîcheurs des idylles environnaient le cerveau de cet homme qui avait complètement aimé la vie; enguirlandaient sa mémoire ornée de la vie des siècles passés. Sa tristesse s'écoulait, se perdait dans l'oubli, déjà; sa belle tristesse de vivre parmi des morts. Ah! vivre dans les villes mortes où tout un passé dort sous les mausolées et les dalles, oui! mais être mêlé à des apparences de vie qui ne sont rien, ne réalisent rien, sont mille fois plus silencieuses que les trépassés qui ont vingt siècles par-dessus leurs tombes, pauvre misère! Il l'oubliait en face de ces quelques gestes gauches d'un tout jeune homme par quoi se manifestait le premier, l'essentiel trouble d'une âme. Il se fixait dans le souvenir cette main un peu maigre et si hésitante, passant le châle de laine entre les épaules chaudes et le dossier de la chaise, et les narines qu'il avait vues frémir au-dessus des cheveux. Et il revoyait la jeune femme se tourner instinctivement, sans grande idée, sans doute, vers Septime. Il est probable qu'elle avait pensé tout simplement: «Il est aimable et prévenant». Cela avait suffi pour qu'elle éprouvât le désir de le voir, de le regarder reprendre sa place. Grandier repassait, repassait les deux ou trois phases du petit drame. La nuit se faisait plus complète et le parfum des giroflées environnait les ombres.
VIII
«Je vais ressusciter madame Durosay!»
Grandier se voyait soufflant ces mots brûlants dans la petite figure racornie de M. de Prébendes. Il ne savait pourquoi ni comment il s'était retenu à ce moment d'exaltation, de prendre l'abbé sous les épaules et de le soulever, avec son parapluie de silésienne brune, en l'air et très haut, comme on fait aux enfants. Et il l'eût tenu, comme cela, à bras tendus, tout le temps qu'il eût fallu pour lui dire des choses qui eussent fait d'abord le digne homme se débattre là-haut, et puis qui l'eussent anéanti, c'est-à-dire tout ce qui avait germé dans sa cervelle e vieux païen et de guérisseur, durant cette soirée de torpeur et de sensualité, sous l'orme et le marronnier séculaires.
«L'horrible péché de chair, l'abbé! entendez-vous! le péché de cette chair que vous veillez comme un avare son trésor stérile; la chair! la chair! nous l'allons découvrir et livrer aux baisers du beau soleil et des belles lèvres fraîches! La chair vierge, qui n'a jamais tressailli, l'une à cause de caresses gauches, et l'autre, par ignorance des caresses; l'une qui se meurt de n'avoir pas vécu, et l'autre quasi naissante, où la vie surabonde, la chair que le bon Dieu a ornée pour l'Amour; la chair de vos agneaux, cher abbé du bon Dieu! nous l'allons mettre en fête et en pâmoison; nous l'allons couvrir de parfums et de fleurs et nous ferons retentir les cymbales et le tambourin, et danserons autour du clocher de Néans parmi l'emmêlement des guirlandes tressées pour Aphrodite! Monsieur l'abbé, au bout de mes bras, entendez-vous les chants d'allégresse qui approchent, et le murmure des bouches jointes? saviez-vous qu'il y avait à Néans des bouches qui ne s'étaient jointes jamais à aucune bouche? Vraiment, vous ne vous préoccupiez point de cela, monsieur l'abbé, et vous nous chantez du Paradis. Qu'en savez-vous donc? Il y a de fortes lacunes à votre paroisse. Moi, je vous dis qu'elle allait être engloutie bientôt par le reste du monde à cause du vide qui s'y produisait!... Et les cœurs qui s'étiolaient isolés! Ah! pouah! monsieur l'abbé, les cœurs solitaires!... Eh bien! les voilà tout brûlants, dans le moment que je vous regarde à travers vos besicles!... Le feu est à la mèche; je vous dis que je l'ai vu, de mes yeux vu... et nous n'y pouvons rien; non, non. On ne marche pas sur le feu qui court sur la mèche! Ha! ha! ha! ha!... Que je vous repose sur le sol de la paroisse, monsieur l'abbé! Monsieur l'abbé, je vous souhaite le bonsoir!»
Le docteur ricanait encore en pénétrant dans sa bibliothèque, tandis que la pluie au dehors tombait à torrents et que le bruit du tonnerre faisait trembler les vitres. Le vacarme et le bruissement diluvien s'accommodaient à sa pensée tumultueuse. Il semblait que tout s'entendît pour sortir de la mièvrerie de Néans. Il eût aimé, pour le moment, voir des montagnes écrasantes ou la mer en furie. C'était un soir de belle vitalité.
Il s'assit à sa place accoutumée, où il passait une partie des nuits parmi ses livres, ayant peu de sommeil. Et il envisagea sa situation.
Elle était pourvue d'un côté romanesque qui pouvait faire sourire; mais par une autre face, elle se présentait comme un cas psycho-physiologique d'une grande simplicité. Voici une jeune femme qui meurt d'inanition. Toutes ses facultés, dans ce milieu inerte, vacillent comme de pauvres petites flammes dans un air raréfié. L'indolence est telle que le désir même d'un plaisir est devenu inespérable. Le mariage, il le sait, a été pour elle une existence côte à côte avec un brave homme lourd qui a laissé vierge toute sa féminité. Cependant elle est belle et, de toute apparence, destinée aux secousses de la passion. Jamais elle n'a tressailli. Une seule ressource extrême demeure: la possibilité d'éveiller un amour. L'occasion s'offre. Le médecin doit-il même se poser la question: «Que faire?»
Il se la posa, pour netteté de conscience, en face de l'inévitable buste d'Hippocrate qui trônait au-dessus de la collection de la Gazette des Hôpitaux, et d'une belle reproduction photographique de la Victoire de Samothrace. Le petit abat-jour de la lampe à quinquet, par hasard posé de travers, rejetait la lumière sur l'œuvre incomparable, où l'allégresse de tout un peuple enivré semblait avoir retenu son geste et son tapage pour une attitude de pure beauté. Il laissait ses yeux errer complaisamment sur la draperie souple et légère qui caressait en l'exaltant la forme du torse ému et des jambes élancées. Quelque chose d'enthousiasmant et de sage, de grandement viril et de contenu, de discrètement joyeux, lui vint de cette noble forme qui, parmi l'ombre de la pièce, lui semblait s'avancer. Sa première exubérance se calma: non, non! plus d'abbé à bout de bras; pas d'éclat; pas de vain bruit. Mais le désir ardent d'une belle œuvre silencieuse lui tendit tous les muscles, et l'orgueil lui en échauffa tout à coup les tempes. Au milieu d'une grande platitude des gens et des choses, des petitesses sociales, des mesquineries bourgeoises, accomplir une œuvre selon la nature, joyeuse, embaumée, lumineuse, tragique peut-être aussi, pourquoi pas? Tout est fait de lumière et d'ombre. Voir cela s'épanouir comme la fleur d'un églantier qu'on aime et qu'on arrose et émonde chaque matin. Oh! voir quelque chose de souriant et de vivant grandir et tenir de vous un peu de la sève qui gonfle! De la vie et des sourires de soi, hors de soi! Il recevait de la Samothrace le contact qui féconde. Il n'aurait pas pu désormais s'arrêter dans l'ascension de son idée: l'étrange force de beauté et de vie du chef-d'œuvre couvait, réalisait, animait déjà sa conception.
Il ne s'aperçut qu'en enlevant ses yeux de l'image, de la poussée extraordinaire et ordonnée qu'il en avait reçue, durant qu'il caressait son projet, et il lui rejeta un coup d'œil comme on fait à quelqu'un dont un mot qu'on n'a pas remarqué tout d'abord, vous a déposé subrepticement la raison d'agir.
«Beauté! fit-il, unique raison de Dieu!»
Fort de l'excellence de son œuvre au point de vue naturel ou philosophique, il la replaçait et en essayait l'effet, cependant, en un cadre plus petit.
Donner un amant à cette jeune femme dont la pensée eût bondi à cette seule idée! Car il ne s'agissait pas seulement de garder un rôle neutre, de laisser aller les choses qui pourraient aller de travers. Septime était un enfant et madame Durosay la femme la plus inexpérimentée du monde. L'idylle pouvait se traîner en sentimentalités languissantes qui n'atteindraient point le but voulu: la résurrection de la chair. Il fallait que cette femme fût fouettée, remuée, bouleversée en tout son être. «Pauvres petits médecins avec leurs douches et leurs pauvres petits remèdes! se disait le docteur Grandier; quel traitement valut jamais la caresse amoureuse?» Il s'agissait donc de s'emparer de ces rudiments de tendresse encore informes qu'il avait surpris; et contre les convenances et les lois, de les cultiver, de les diriger, de les hâter vers la sorte d'épanouissement qu'il jugeait nécessaire. Des multiples inconvénients moraux qui en pourraient résulter pour la jeune femme, il fallait faire fi comme on écrase le fœtus au ventre de la mère pour que celle-ci soit sauve. Dans beaucoup d'alternatives, un des termes doit être supprimé sans considération. On coupe un membre pour garder la vie. Ainsi qu'il le disait quelquefois à l'abbé qui en pâlissait d'indignation: «Mon cher abbé, un certain ordre moral vous intéresse; moi, la vie; ma raison d'être est de sauver des corps, de maintenir toutes les fonctions des corps et d'en dégager une belle harmonie. Un ordre qui se satisfait de l'étiolement physique ne saurait avoir de beauté, car il n'est ordre qu'en apparence: il méprise l'ordre du monde qui est l'équilibre des deux éléments dont vous supprimez l'un. Vous marchez à cloche-pied.—Mais vous, mon cher docteur, lui eût dit l'abbé, avec votre goût physique, ne me semblez pas, pour le moment, plus d'aplomb, un pied vaut l'autre...—Pardon! je vais au plus pressé; le cas est urgent; il s'agit de vie ou de mort. Je détruis votre petit ordre moral, qui était mortel; c'est un sacrifice provisoire; de la vitalité que je veux, un autre sortira, quelque autre, je ne sais... nous verrons bien: mais vivons, saprebleu! vivons d'abord!»
Un sentiment de délicatesse l'empêchait presque d'envisager le cas de M. Durosay. Il vit deux ou trois fois repasser sa figure rasée de gros homme apoplectique; il l'aperçut dégustant ses vins et ses liqueurs, le pied fin du verre à bordeaux entre le pouce et l'index, gras, obèses entre les phalanges, ou le petit verre enfoui dans le creux de la main énorme et rougeaude, la langue claquant sur le palais. Il avait les cheveux plats et luisants, séparés par une raie: telles deux pièces de satinette posées et collées sur le crâne. Il avait deux soucis: sa cave et ses melons. Pour le reste, il était bonhomme. Il trouvait sa femme fort jolie; il aimait qu'on lui fît entendre que tout le monde était de son avis. Quand il surprenait, en passant à son bras: «La belle madame Durosay!» il pensait avoir fait assez pour le nom de ses pères en l'accolant à la gloriole de cet ornement féminin, et assez fait pour sa femme en lui donnant son nom. Il ne soupçonnait pas qu'elle eût pu être belle, ni complète si elle s'était appelée autrement que Durosay. Quant à l'amour, il le concevait une facétie libertine, un petit dévergondage malpropre, quelque chose qui s'exécute avec les bonnes quand on est tout jeunet, et avec des personnes ad hoc quand on est un débauché; qui conduit au désordre et qui ruine la santé. Le mot seul lui mettait à l'œil une pointe d'égrillardise, et prononcé devant sa femme, le gênait comme une inconvenance. Il traduisait ainsi le respect qu'il avait pour elle. De respect, il la comblait véritablement.
«Délicatesse? se dit Grandier qui n'avait pu s'empêcher de considérer cette physionomie, qu'il allait falloir blesser par les exigences du traitement. Délicatesse? Mais je suis puéril comme un enfant morveux; je raisonne comme mademoiselle Hubertine la Hotte et j'ai l'esprit du sacristain Lespingrelet! Ah! Samothrace! ô beauté! Je reculerais à entamer la suffisance et la paix de cet être ignorant de son rôle d'homme et qui commet chaque jour impunément, sous la protection des lois et de l'assentiment de ses concitoyens, un crime immonde: l'assassinat à petits coups de la femme, en sa femme.
»Oui! Oui! s'affirma le docteur en frappant du poing sur la table; ils sont tous des criminels avec leurs façons de s'arroger la propriété d'une femme et de ne pas lui donner l'amour; elle y a droit comme à l'air respirable, comme à la lumière, comme au soutien de la force mâle! Et c'est par égard pour cette petite convention répugnante que je me laisserais arrêter dans ma besogne de vie! Mais je m'associais, nous sommes tous associés à cette vilenie! Pouah!
»L'amitié: c'est un mot gonflé et c'est pourquoi, si aisément, il crève. Amis par habitude, par un verre de cognac pris en commun, par le mélange coutumier de la fumée des pipes! Et l'on s'étonne que pour un mot qui exprime une idée, quelquefois tout cela se détraque; mais c'est que le mot est plus fort que tout cela. Je ne trahis rien de respectable: j'accomplis une œuvre plus importante que la culture de cette plante commune. Je vais à l'essentiel. Même, je ne trahis rien, car il n'entre pas dans les conventions tacites d'un pacte amical, si médiocres qu'en soient les bases, de se faire le serviteur dévoué des bassesses réciproques. Puisque ami il y a, je rétablis l'ordre dans la maison de mon ami qui ne sait pas le faire lui-même.
»Septime?... dix-sept ans... langueurs significatives... la sève, la jeune sève qui monte... Eh! Eh! je ne le plains pas!»
Grandier se leva, parcourut la salle de la bibliothèque à grands pas, les mains dans ses poches, qu'il en retirait de temps en temps pour se les frotter nerveusement, souriant, la tête rejetée en arrière où tremblaient ses cheveux gris épais. La fenêtre était fermée et les volets rabattus; il ouvrit tout. Une fraîcheur pénétra, souleva l'atmosphère lourde de la pièce. L'orage s'éloignait; des arbres du jardin, de larges gouttelettes tombaient en petits bruits espacés et les feuilles humides luisaient à la lueur des derniers éclairs. Il respira, s'accouda à la fenêtre. Et là, il combina, avec une méthode, une précision minutieuses, au milieu du sommeil de Néans, son plan généreux de séduction et d'adultère.
IX
Lespingrelet fit danser la «demoiselle» trois jours durant, sur la pelouse aux pivoines, en face de la petite maison bourgeoise des Veulottes. Le sacristain était autorisé à joindre à ses fonctions augustes ces travaux profanes, pourvu qu'il fût de retour à Néans pour sonner l'Angelus; encore sa femme s'en chargeait-elle, ainsi que de tinter un glas inopiné, toutes les fois qu'elle n'était pas en couches. Nul ne s'entendait, comme ce petit bout d'homme, à disposer un massif de fleurs, à lui donner la forme de l'ovale traditionnel, ou les courbures et sinuosités congruentes à la disposition des allées, à la configuration générale du parterre. Avait-il pris au service des autels ce goût à distribuer les fleurs ainsi qu'en général tout motif d'ornement? Toujours est-il qu'il y valait les jardiniers les plus renommés et même, depuis un voyage qu'il avait fait au Jardin botanique de Saumur pour les serres de M. le baron de Roquencourt, il savait, par le moyen de plantes grasses ou de floraisons un peu touffues, inscrire dans une corbeille, en beaux caractères, soit le nom du propriétaire, soit quelque devise de choix judicieux. Il en inscrivait même en latin, ce dont il tirait vanité, et ce qui lui était arrivé pour le jardin du presbytère où toute la paroisse s'était rendue pour déchiffrer un Magnificat anima mea Dominum, en eupatoires, que l'on pouvait lire du pont en passant l'eau, du moins ceux qui avaient de bons yeux. Il était le jardinier ordinaire de M. Durosay.
Cinq cents mètres avant la grille des Veulottes, le petit tape-cul du docteur Grandier qui allait devant la voiture Durosay, ayant dû s'arrêter pour un léger accident aux rênes, on entendit les coups sourds du marteau-pilon surnommé «demoiselle», et l'on s'apprêta à rire à cause du singulier accouplement que devait faire le sacristain au corps d'araignée avec cet instrument lourdaud affublé d'un nom galant.
La Grand'Jeannette et les garçons de ferme qui se relevaient de la sieste quand les voitures arrivèrent, entouraient justement Lespingrelet de facéties. Lespingrelet étant de la ville ne dormait pas à midi. Quand donc est-ce qu'il dormait? À coup sûr pas la nuit: on comptait sa progéniture; on en oubliait toujours; il avait huit enfants vivants et cinq morts. Il avait vraiment la main heureuse, il ne ratait pas une bouture. L'aurait-on cru à le voir? On pouvait dire de lui comme du bon Dieu, qu'il faisait quelque chose avec rien. Il augmentait tout ce qu'il touchait. Madame Lespingrelet n'était donc point jalouse de la «demoiselle»? Quelques-uns la trouvaient plus grosse qu'hier.
Outre cela, il était d'église.
Sa force consistait à répondre aux quolibets par des mots latins qu'il savait, sans en comprendre le sens. L'effet était infaillible; on se retirait en disant: «Tout de même, est-il spirituel!»
La porte grillée des Veulottes donnait sur une de ces belles allées de tilleuls, parfaitement droites et qui datent du siècle dernier. Le bruit des voitures attirait les chiens que l'on trouvait là tout debout, le museau passé entre les barreaux de fer. Ils aboyaient, sautaient, faisaient des bonds formidables autour de la voiture. Madame Durosay cachait ses mains, car cette exubérance lui faisait peur. «Tout beau! tout beau!» leur adressait M. Durosay avec un geste d'apaisement; et, se tournant vers Septime: «Voilà! jeune homme! il faut devenir agile et vigoureux comme ces petites bébêtes-là! Ah! dame, ah! dame! il faut se secouer! du jarret! du biceps, sacrebleu!»
Septime souriait comme on le fait aux paroles des gens qui vous entretiennent de quelque chose qui ne vous intéresse pas du tout; il s'essayait, en lui-même, à s'imaginer combien il serait gentil s'il sautait et gambadait comme ces chiens. À la descente de voiture, il fallut, bon gré, mal gré, essuyer le choc de leurs embrassements. Ils s'élançaient et vous venaient heurter la poitrine de leurs pattes tendues, puis se laissaient retomber en vous éraflant de leurs griffes, tout le long du gilet et du pantalon. Madame Durosay eut sa robe déchirée. Septime, qui venait pour la première fois aux Veulottes, fut aspiré, reniflé sur toutes les coutures.
—Les belles bêtes, hein! gare aux perdreaux, en septembre!... As-tu remarqué, Bellotte, la petite tache que ce fox a sur le front!...
—Monsieur Septime, disait madame Durosay, vous allez voir une maison bien abandonnée et en grand désordre.
La Grand'Jeannette s'avançait. Elle avait le corps bâti comme une vierge de Cimabuë et d'une longueur désespérante. Son caillon blanc laissait flotter, tout en haut, de petites ailes ratatinées. La peau de sa figure et de son cou était crevassée comme un cratère, et de hauts reliefs s'y détachaient, sortes de croûtes dorées qui semblaient transparentes comme du sucre d'orge. Elle avait des yeux noirs et doux tout environnés de duvet. Mais quand Septime vit sa bouche, il se détourna.
Elle expliquait, après mille salutations, que «la petite amusette» ne serait pas prête pour aujourd'hui, au dire de Lespingrelet qui avait pourtant «bien dansé, bien dansé», mais rapport à ce que la pelouse était «fourragée» de trous de taupes. Fallait-il donc se donner du mal et avaler des bouteilles de vin blanc pour jouer à «c'te partie-là»!
On apercevait, entre deux noisetiers, Lespingrelet et son pilon. Il se remuait si fort que l'on ne savait lequel des deux soulevait l'autre.
Personne ne parut éprouver de chagrin violent que la partie fût remise. Il faisait une grande chaleur. Madame Durosay avait hâte déjà d'aller s'étendre et elle s'engageait sous la petite allée couverte, qui contournait les communs, sous des massifs de lilas, jusqu'au perron de la maison bourgeoise. Ces messieurs la suivirent, sauf le notaire qui avait toujours mille recommandations à faire; mille doléances à recevoir de la métayère.
Une odeur toute particulière en même temps qu'une grande fraîcheur les enveloppa, les pénétra, en ouvrant les hauts volets blancs de la porte-fenêtre qui donnait accès dans le vestibule. On n'ouvrait jamais dans la journée pour éviter la chaleur. Ils furent là dedans complètement aveuglés, ayant refermé aussitôt derrière eux, et Septime heurta même le bras de madame Durosay, recouvert seulement d'une chemisette de percaline. Il en perdit toute contenance, mais l'obscurité sauva tout. La jeune femme gagna la causeuse et ces messieurs remuèrent des chaises; peu à peu on se reconnut. On s'épongeait le front et le visage et l'on ne trouvait rien à dire hormis la pesanteur de la température et l'énumération des différentes sortes de rafraîchissements que d'ailleurs on n'avait point. On décida d'aller manger des cerises dans l'arbre dès que le soleil serait un peu tombé.
Le vestibule était tapissé d'un papier à fond blanc parsemé de corbeilles et de guirlandes de roses: les meubles y étaient couverts de housses blanches; il y avait aux murs, accrochés, une gourde de chasse, des fouets, une lithographie de Napoléon III et une de l'impératrice Eugénie, entre des têtes de cerf. Septime vit réapparaître la jeune femme, dans la pénombre, au milieu de ce décor qu'il jugea charmant et tel qu'on n'en peut point trouver de meilleur à la campagne. Il se sentit si aise physiquement, dans cet intérieur frais, qu'il s'enhardit à parler et il fit remarquer l'odeur des pièces partout si différente, qui tenait souvent on ne savait trop à quoi et qu'il percevait si fort que, tout petit, on s'amusait à lui bander les yeux et à le promener par toute la maison pour lui faire dire où il se trouvait; il se trompait rarement. Madame Durosay n'avait jamais prêté attention à cela; pourtant elle avait beaucoup de goût pour les parfums.
—Il faut sentir, dit le docteur; on s'y devrait exercer comme à l'agilité des membres, car les odeurs sont un langage varié par quoi la nature nous parle et nous pénètre aussi bien que les tons et les nuances, ou les belles combinaisons des sons.
Il avait déjà prescrit des parfums à l'usage de madame Durosay, comme il eût fait des potions. Il les étudiait sur elle, et il voulait qu'elle s'imprégnât de celui qui lui serait agréable. Il fut enchanté de cette disposition naturelle chez Septime. Il voulut que la jeune femme lui donnât à sentir son mouchoir, en manière de divertissement, dit-il, et pour voir s'il reconnaîtrait l'essence. Son intention allait au delà. Septime s'approcha et se baissa vers la main qui tenait le mouchoir. Mais il fut si troublé qu'il ne savait plus tout d'un coup ce qu'il faisait là, et il aspirait, préoccupé de l'approche des doigts qu'il sentait près de sa bouche, en lui effleurant la joue; et il s'en retournait brusquement à sa place sans rien dire.
—Eh bien, qu'est-ce que c'est, monsieur Septime?
—Ah!... c'est vrai, c'est... c'est... est-ce que ce n'est pas «la maréchale»?
C'était justement de la maréchale. On lui fit compliment avec force petits sous-entendus malins qui l'embarrassèrent.
—Mon Dieu, fit-il, je tiens cela tout simplement de papa qui a chez lui tous les parfums, non pour lui, car il n'en sent aucun; mais qui s'amuse à en changer à chaque session du conseil général pour faire parler ces messieurs.
Madame Durosay sourit. Le docteur trouva M. de Jallais, le père, plein d'esprit et dit que Septime le vaudrait assurément. Il parla de toutes les qualités qu'il croyait attachées à cette faculté du développement olfactif. Les artistes d'abord avaient tous un excellent nez; quant aux grands esprits, d'où venait donc l'expression populaire «avoir du nez», qui n'était pas si bête? On alla jusqu'à défendre les nobles dimensions de l'organe. Montesquieu qui était un philosophe et un écrivain admirable avait un grand nez, et Diderot, et combien d'autres; que dire de M. de Prébendes qui n'était retenu que par le dogme, mais possédait la plus subtile intelligence?
On en vint graduellement à parler des nez présents. Le docteur plaisanta avec aisance du sien qui était gros et rond et ressemblait, disait-il, à une pomme cuite qu'il aurait reçue par le beau milieu de la figure.
Madame Durosay et Septime l'avaient assez bien fait; mais rien n'est plus désagréable à certaines personnes que d'écouter parler même avantageusement de leur physique. Septime ne pouvait entendre un mot de cette sorte touchant sa physionomie ou sa taille sans rougir, et il excellait à trouver subitement une occupation qui l'éloignât ou détournât la conversation. Il s'aperçut que le mouchoir de madame Durosay était tombé à terre, et se précipita; le docteur aussi se précipita; Septime glissa, faillit s'étaler, mais, par le bond même, atteignit l'objet le premier et le tendit à la jeune femme. On rit. Une certaine familiarité naissait.
Malheureusement madame Durosay ne pouvait se retenir de se laisser aller au sommeil et on s'aperçut qu'elle s'endormait. C'est ainsi que les choses distrayantes et les conversations l'effleuraient à peine; dans l'instant que l'on croyait l'avoir saisie, elle vous passait entre les mains.
Sur le fond clair de la causeuse, et parmi les guirlandes de roses qui couraient aux murs, en sa chemisette de percaline et sa robe simple faite d'une cotonnade à gros carreaux rouges, comme des rideaux rustiques, elle formait un tableau joli et délicat. Le sommeil la pâlissait un peu, et ses cheveux noirs ondulés se boursouflaient en désordre jusqu'à presque couvrir les croissants d'ombre que dessinaient ses cils longs.
Grandier et Septime demeurèrent là quelques instants. On entendait au dehors, dans la chaleur, le bourdonnement des abeilles sur les massifs d'héliotropes, de dahlias et de pivoines, et, dans l'éventail clair qui s'ouvrait au plafond du point de jointure de la porte-fenêtre jusqu'au fond de la pièce, quand quelqu'un passait à pas lourds, un grand rayon d'ombre oscillait lentement. Le pilon s'était arrêté. Lespingrelet causait avec M. Durosay et les voix semblaient très lointaines. L'idée quasi inconsciente de la vibration lumineuse et brûlante du dehors, et l'opposition de cette ombre silencieuse et fraîche avaient un charme qu'ils recevaient et goûtaient l'un et l'autre à leur manière. Le docteur vit que Septime regardait la jeune femme ensommeillée et il dit:
—C'est la Belle au bois dormant...
Et Septime en souriant sentit que ses joues s'empourpraient. Grandier était heureux et plein d'espoir.
—Mon petit ami, dit-il en entraînant le jeune homme au dehors, il y a, n'est-ce pas, dans la vie, des moments trop délicieux. Monsieur l'abbé ne vous l'avouerait pas et c'est un tort puisque vous l'éprouvez; un précepteur ne doit sembler ignorer rien de ce qui peut passer par la tête ou les sens de son élève. Je ne crains pas de vous en parler, et non pour vous dire de les fuir, ce qui serait tout à fait gauche, car ils ornent votre sensibilité; mais pour vous apprendre à les savoir mesurer, à en profiter sans en être affaibli. J'aurais pu vous laisser dans cette ombre et devant d'aimables images; ainsi votre rêve se fût étiré en longueur sans s'augmenter en quoi que ce soit, et je préfère vous emmener vous mouvoir au soleil. Ne fuyez pas les moments ni les choses qui vous délectent, mais aussitôt charmé, souvenez-vous que vous avez quelque chose à faire, et allez à votre action qui sera tout imprégnée de votre belle minute de songe. Que votre rêve ne soit jamais inerte; c'est un bouquet de fleurs que vous prenez en partant et que vous respirez en vous livrant à vos petites affaires. Voici les raquettes et les balles, nous allons ôter nos paletots et d'un bout à l'autre de la pelouse, nous ferons décrire à nos énergies de belles trajectoires par-dessus les têtes de notre cher hôte et de monsieur Lespingrelet.
«Voilà, pensa Septime, un homme qui me plaît, car il vous dit des choses graves tout en ayant l'air de se moquer du ton pédant qu'on est obligé de prendre en ces matières, et il vous mène en chemin ouvert.»
Il avait jusqu'alors peu fréquenté le docteur, l'abbé ayant une sainte terreur de cet esprit impudique, irrespectueux et légèrement gouailleur qu'il jugeait de relations malsaines. Ce n'était que sur les instances réitérées de M. de Jallais le père qui voulait que son fils «eût du monde», qu'il s'était décidé à le laisser fréquenter chez madame Durosay, la femme, certes, qui pût lui donner les meilleures façons.
D'un coup, le docteur s'emparait de l'esprit du jeune homme par la clairvoyance qu'il avait de ses sensations les plus confuses, et il le lançait habilement dans la voie de la sensualité voluptueuse mais active, il le modelait d'un tour de pouce, en un objet de séduction tendre et émue, mais efficace; car il en voulait faire un amoureux dont le platonisme—inévitable, étant donné l'âge du héros, et les circonstances—ne serait qu'une qualité surajoutée à la folle ardeur juvénile. «Donc, se disait-il, me voici passé précepteur d'amour!» Et il ne songeait nullement à en sourire, comme l'eussent fait infailliblement beaucoup de personnes sottes.
Ces messieurs se mirent en bras de chemise et s'appliquèrent à lancer la balle à des hauteurs ou à des distances prodigieuses que Grandier atteignait par sa force, et Septime par cette adresse naturelle que l'on remarque souvent aux créatures destinées à l'amour. Le docteur prit un grand plaisir à le regarder s'animer et gagner de la grâce en ses mouvements. Il se demandait comment il n'avait pas connu plus tôt la précieuse nature de cet enfant.
Il y a des prédestinés; on sent très bien des hommes qui ne seront jamais aimés, et ceux qui le doivent être en ont des marques indéfinissables qu'un certain sens découvre, même d'homme à homme. Septime n'avait pas de beauté; mais il avait dans la tournure, le geste et le regard, ce charme spécial et discret qui peut passer inaperçu, mais, ici ou là, un beau jour, inopinément frappe à coups sûrs et profonds. Grandier avait remarqué en outre l'étrange et fort pouvoir des hommes qui manquent d'expansion et semblent s'enrichir et s'orner de tout ce qu'ils ne dépensent pas au dehors. L'instinct de curiosité des femmes va plus droit à ce léger mystère et il y est plus fortement retenu qu'aux qualités brillantes dont on a sitôt fait le tour. Il regardait le jeune homme s'échauffer et il s'enthousiasmait à mesure que se mêlaient et s'harmonisaient en cette jeunesse animée, tant de signes favorables à ses propres projets.
Le teint trop pâle de Septime se rosait; de minces filets bleus lui avivaient les tempes et sa chemise large ouverte montrait son cou gonflé. Il y avait plaisir à voir, sous le soleil, le désordre de ses cheveux dorés couronner cette fraîche adolescence. Grandier adorait l'heure que vivait cet enfant. La notion de la beauté, pensait-il, vient de naître en lui; inconsciemment, tout son être s'y conforme; l'allégresse actuelle de ses membres est un des rites du culte qu'il lui voue; il éprouve le besoin de ne plus se contenir parce qu'il l'a entrevue; en cet instant, quelqu'un saisit la vie... Grandier, qui s'exaltait aisément à tout signe de vitalité, continuait, non sans quelque emphase, la série de ses réflexions. Il aperçut que madame Durosay était venue et, respirant des fleurs de verveine, regardait, elle aussi, Septime égaré dans son ardeur. Lespingrelet se remit à danser et l'on alla s'asseoir à l'ombre et s'égayer à voir le pas du sacristain.
—Monsieur Septime, vous avez très chaud; vous allez prendre mal, dit madame Durosay, quand elle aperçut les perlettes de sueur au front du jeune homme, et elle s'apprêtait, de ce geste maternel, à lui plonger un doigt dans le dos par le col de la chemise. Quelque chose l'arrêta qu'elle ne sembla pas comprendre elle-même, mais qui lui brisa net le mouvement commencé, et elle en ressentit un imperceptible embarras. Les yeux de Septime, qu'il leva sur elle en cet instant, en furent peut-être la cause. Quoiqu'ils ne pussent assurément rien exprimer de précis, étant lourds au contraire d'une sentimentalité sensuelle, timide, inavouée, leur richesse profonde, inaffleurante encore, peut-être atteignait-elle justement l'instinct de la femme plus vivement que n'eût fait une parole claire. Elle n'osa même pas lui dire de boutonner son col. Il passa sa veste et, appuyé sur un coude, il regardait, essoufflé un peu, le bout pointu du petit soulier de madame Durosay étendue, trois doigts de bas noir sur le cou-de-pied et le bord de la robe à carreaux rouges qui le venaient frôler en un balancement léger.
M. Durosay grommelait que cette pelouse ne fût pas apprêtée; il n'admettait pas qu'étant venus pour une chose, on ne l'accomplît pas, ce qui pourtant arrive communément, et ne pouvant faire mieux pour cette partie de tennis, il la regrettait en des paroles pleines d'amertume. Il parla de changer Lespingrelet. On se récria. Au fond, cet homme à famille pullulante, malgré la vertu qu'il avait au point de vue de l'économie sociale, lui donnait parfois comme des nausées. On défendit Lespingrelet qui trépignait pour le moment d'une façon très distrayante.
En des minutes de silence, on voyait l'ombre des arbres s'allonger sur la pelouse, et une sorte d'atmosphère complaisante et attendrie, envelopper toutes choses, la chaleur tombée. Le bourdonnement des abeilles et des mouches s'était tu; d'autres petites bêtes grésillaient dans les herbes et les oiseaux se couchaient en grande chamaillerie. Septime perdait toutes les paroles prononcées pour suivre sans beaucoup de pensées le lent allongement de l'ombre qui, avec l'idée d'une chose très chère et proche, il ne savait comment, le comblaient d'un bien-être infini. Il ne souhaitait rien de plus, en vérité, que de regarder perpétuellement grandir cette ombre et être perpétuellement certain que la chère chose était là. Et puis, ne pas parler, grand Dieu! avoir le droit de ne pas parler, un de ces droits de l'homme auxquels la société n'a pas songé. Quand l'ombre fut au bout de la prairie, Lespingrelet s'en alla avec sa «demoiselle»; tous les oiseaux étaient casés, et la paix des champs endormis vint s'ajouter à la douceur de l'heure.
Septime s'aperçut tout à coup que ces messieurs s'en étaient allés et qu'il restait seul avec madame Durosay qui achevait, silencieuse, un ouvrage au crochet. Il eut une peur terrible et se leva d'un bond. Elle n'eut pas le temps de lui dire: «Monsieur Septime, qu'avez-vous donc?» Il avait déjà découvert qu'elle avait besoin d'une pelote de laine et lui-même avait laissé un mouchoir dans la poche de son pardessus. Il ne pouvait pas encore supporter d'être seul avec elle. Une terreur enfantine, un excessif amour-propre: la crainte ou de rester sans rien dire ou de parler gauchement, ou de dire, d'un coup, plus qu'il ne voulait ou ne pouvait dire, l'affolait; et, déjà, il courait vers la maison, maudissant à part lui sa sottise; et il se serait battu, pour manquer ainsi une occasion délicieuse. Mais il était à cet âge tendre de la vie, et à cette heure délicate de la passion, où les prémices seules peuvent être goûtées, tout ce qui va plus avant causant une commotion intolérable.
Cependant, comme il ne pouvait indéfiniment chercher cette pelote de laine, dont madame Durosay affirmait qu'elle n'avait pas besoin, ni ce mouchoir dans la poche du pardessus, il revint, et eut lieu bientôt d'observer que les hasards, qui sont mutins en certaines occasions, le sont parfois avec acharnement.
M. Durosay était de retour près de sa femme et annonçait que le docteur venant d'être appelé en consultation dans une ferme, le dîner en serait retardé; il fit remarquer bénévolement à Septime qu'il manquait de galanterie à laisser ainsi madame Durosay qui était peureuse dès le crépuscule. Le propos mit Septime mal à l'aise. Enfin, le notaire proposa d'aller en attendant faire un tour jusqu'au potager. Madame Durosay dit qu'elle n'aurait jamais la force.
—Offrez donc votre bras à madame Durosay, jeune homme, prononça le notaire; moi, je la soutiens de la droite comme il convient à l'époux; et allons, si le jour le permet, compter nos melons et nos poires.
En passant par des allées obstruées par des arbustes, on marcha sur de fines branches sèches qui craquaient et l'on dérangea des oiseaux qui voletèrent quasi sans bruit; madame Durosay poussait de petits cris. Sur un pont de bois qui enjambait un ruisseau, le choc sonore et sourd de leurs pas, la fit encore tressaillir: elle craignait surtout d'aller du côté de l'étang qui est trop triste, le soir; la moindre de ces petites choses lui coupait bras et jambes. «Bébête, bébête!» faisait M. Durosay, et il narrait des occasions critiques de sa vie où il n'avait pas tremblé.
On retrouva Lespingrelet flanqué de deux arrosoirs gros comme lui et inondant des plants de radis, de laitues, de petits pois et de choux-fleurs.
Il eut encore à parler à M. Durosay, qui, d'ailleurs, voulait voir des graines provenant de chez Vilmorin; on les aperçut bientôt l'un et l'autre à la porte d'une resserre aux grenages et aux outils, se soufflant dans les mains en creux où la semence éprouvée demeurait stable comme un sable lourd ou s'éparpillait voltigeante, pareille à une nuée de moucherons.
Septime gardait le bras de madame Durosay. Ils étaient dans une allée large et droite bordée de lavandes qui sentaient fort. Quand ils eurent fini de dire: «Voyez, ils se soufflent dans les mains à la porte de la resserre», l'allée de lavandes, large et droite, parut tout à coup à Septime immense, indéfinie, et telle qu'il serait épuisé sans doute avant d'en atteindre l'extrémité. Il eut chaud subitement. Une demi-obscurité enveloppait le jardin; il distingua les moindres bruits: la porte de la grille d'entrée à l'autre bout de l'enclos, que quelqu'un ouvrit et ferma, un chat qui rôdait parmi les massifs, et, très loin, le clic-clac d'une charrette sur un mauvais chemin et qui l'impatientait d'aller si péniblement, si lentement. Il se creusait la tête pour dire quelque chose de pas trop banal à la jeune femme dont la tiédeur à son bras le rendait stupide et muet. Il se roidissait, se voulait pincer au sang, fouetter. L'idée poignante que c'était là un moment unique dont son bonheur à venir pouvait dépendre, qu'il fallait qu'à cette minute il lui plût ou fût par elle définitivement jugé nul, le paralysait. Il ne s'imaginait point pouvoir survivre à une épreuve malheureuse de cette sorte. Et le temps coulait. Il ne disait rien.
Ils avançaient dans cette allée interminable bordée de lavandes. Au delà, il y avait des poiriers symétriquement plantés, et il se sentit la tentation de les compter; c'était une besogne qui s'imposait comme étant la plus sotte possible. Mesurer aussi l'intervalle des clic-clac de la charrette par rapport aux battements de son pouls qu'il percevait. Puis, l'embrouillement de mille idées, baroques, heurtées, confuses, troubles à ne pas en pêcher une décente; et il ouvrait de grands yeux égarés sur la large allée droite, qui n'en finissait pas et se perdait dans l'ombre.
Le docteur fut tout à coup près d'eux, émergeant de la nuit. Septime, au lieu de bénir sa venue comme celle d'un sauveur, en éprouva un désespoir si violent que ses jambes vacillèrent et il se penchait vers la haute bordure de lavande et en arrachait des brins durs et résistants, se préparant une excuse, un prétexte quelconque, s'il venait à tomber, comme il le redouta. Les personnes douées d'un fort amour-propre et, en même temps, d'une grande sensibilité, ne s'étonneront pas de cette complexité et de ces infinies prévoyances à la minute du plus violent trouble. L'arrivée du docteur clôturait pour le pauvre enfant la période qu'il s'était donnée comme essentielle et dont il ne devait sortir que bienheureux ou condamné. Et il n'avait pas ouvert la bouche; elle, sans doute, avait attendu qu'il eût la politesse de le faire et était demeurée muette. Ah! s'il se fût agi d'être poli, comme aisément il s'en fût tiré! Mais il avait eu cette envie soudaine, pressée, ardente et irrésistible de plaire, de plaire d'un coup, d'être certain tout de suite qu'on a plu, envie terrible que beaucoup de jeunes âmes passionnées et sans expérience ont connue, et par quoi, souvent, elles furent empoisonnées. Peu à peu, il lâchait le bras de madame Durosay; il se disait: «Quand je ne la sentirai plus, je m'enfuirai ou je tomberai là; et si je ne meurs pas du coup, ce sera ce soir, je sais bien, dans l'eau, là, pas loin....» Et comme il se représentait la vilaine eau de l'étang aperçue tout à l'heure, où les feuilles de nénuphars formaient de larges plaques obscures, de vraies fleurs de désespérés, il sentit que doucement la jeune femme, elle-même, reprenait son bras et lui donnait à nouveau sa pression tiède et légère, et elle dit:
—Mais non, monsieur Septime, vous donnez très bien le bras, ne vous en allez donc pas; j'aime me promener avec vous....
Il crut qu'elle lui parlait d'au delà de la mort; il eut envie de pleurer; s'il avait voulu prononcer une parole, elle se fût étranglée dans sa gorge. Un extraordinaire besoin de tendresse lui souleva la poitrine, le suffoqua. Le docteur heureusement parlait. L'écoutait-elle? Quelle était, à elle, à cette heure, sa pensée? La nuit était partout répandue, et, pour les âmes émues, modifiait la figure des choses.
X
Revenant le soir des Veulottes, en son petit tape-cul, Esculape résolut de mettre le feu aux poudres.
Il laissa passer devant la voiture Durosay, qui contenait Septime entre Monsieur et Madame, parmi des couvertures et des châles, et chatouillant du bout du fouet la bonne vieille Rossinante au cou, il regardait les oscillations de la capote du cabriolet que balançaient les ornières et les cailloux du chemin communal. Dans cette capote, il y avait les éléments de son œuvre, qui, pour le moment, mijotaient. Il penchait la tête un peu sur le côté et ne détachait pas ses yeux de cette chose oscillante, ainsi qu'il vous arrive pour un objet chéri. Qui donc eut jamais un quart d'heure pareil à celui qu'il passait? Peut-être quelques utopistes ou hommes de génie, parmi ses confrères, qui crurent tenir ou tinrent un remède neuf et paradoxal alors qu'ils s'en venaient de l'administrer secrètement et supputaient avec un peu d'angoisse et beaucoup de minutie les petits progrès ou les défaillances, les imperceptibles résultats ou les effets contradictoires, les chances enfin de succès ou le probable fiasco accablant. Rossinante trottait d'une allure monotone et sûre de bête avancée qui sait, depuis beau temps, que tout chemin mène à l'écurie.
Déjà, il pensait au mémoire, joliment tourné, ma foi! qu'il adresserait peut-être de sa cure étrange à l'Académie; aux chuchotements de ces messieurs graves sitôt brisé le cachet de la communication leur provenant de la petite ville de Néans, en province; à leurs manières si distinguées, si discrètes de discerner d'un coup la farce d'un plaisant, de n'en être nullement choqués, et le soir, en ville, par manière de divertissement, d'en causer à table. Le petit reporter, qui est toujours là, se saisissait de l'aventure et c'était, dès le lendemain, des gorges chaudes en première page, une popularité de bouffon assurée au docteur rabelaisien nommé Grandier, de province. Car tout ce qui touche à la vie libre et franche, amoureuse et saine, en France, est rabelaisien; tout ce qui est rabelaisien fleure l'obscénité; seul Rabelais est inconnu.
Esculape haussait les épaules tout en souriant et sautant sur les semis de cailloux de la route de Néans. Cependant il éprouvait l'amertume légère que ressentirent tous les obscurs qui dévièrent du chemin commun; l'instant de faiblesse en face de l'opinion qui va se mettre contre, et le curieux vertige de la solitude de pensée. La capote allait se dandinant avec mollesse sur les ressorts excellents, image de la bonne vie confortable et garantie contre les heurts par tout ce que la prévoyance humaine inventa d'assurances.
Le long ruban de la route se déroula sous la lune, qu'un nuage découvrait; du même coup, les étoiles apparurent dans le beau ciel d'été, et les grandes plaines moissonnées où les blés étaient couchés en gerbes. Une odeur de force, d'énergie calme, de soumission directe aux ordres les plus hauts, émanait de toute cette nuit et de toute cette terre aux fruits mûrs cueillis. Si le fermier n'ensemençait pas cette terre, il faudrait remplacer le fermier; et si cette terre se refusait à pousser des fruits, qui hésiterait à faire la dépense qui la rendra féconde? «Il faut agir! il faut aimer! continuait le docteur, quasi tout haut, achevant une série de pensées; il faut que le cœur jeune reçoive un afflux excessif, et palpite comme s'il allait se rompre, pour garder l'impulsion jusqu'à l'extrême vieillesse. Il faut que la chair tressaille jusqu'à être harassée, pour ne pas garder cet aspect fadasse et misérable de toute chose demeurée à l'écart de son destin, de la terre non retournée par le soc, de la joue où le sang n'a pas afflué un jour sous la morsure d'un baiser. L'inertie est le seul mal.
»Tout doit se mouvoir et courir et bondir.... Ah! qu'ils me donnent, hors l'amour, le stimulant qui peut recréer une vie à nos pauvres femmes inertes, ramener un rire, un désir, un caprice, un vice même! aux dames de Néans!....»
Grandier, ragaillardi, chatouillait de la mèche du fouet Rossinante. La route était devenue belle et plane; les voitures filaient au grand trot. Comme M. Durosay était trop enclin à ménager sa bête, aussitôt que le train semblait se ralentir, Esculape, par derrière, élevait la mèche, la faisait claquer vulgairement à la façon des charretiers et le cabriolet s'ébranlait de nouveau, et l'on y entendait de légers rires et des exclamations: «Ce diable d'Esculape! Ah! ce docteur! Ah! ce docteur! Ah! ce monsieur Grandier!....»
Esculape, peu à peu, prenait un goût nouveau à cette poursuite de la précieuse capote sur la belle route et sous la nuit. Il lui semblait qu'elle était une boule et qu'il la tenait à la main; et il la lançait de toute la vigueur de ses muscles, sur la longue piste, vers son but. «Clic! clac! clic! clac! en avant, capote bondissante! clic! clac! avez-vous peur des soubresauts et des pentes? clic! clac! mais c'est moi qui vous mène; mes muscles sont forts et ma main est sûre! Âmes et chairs, je vous ai pétries et mises en boule, et je vous lance à présent.... Clic! clac! et je veux entendre ronfler sur le sol, quel qu'il soit, votre élan éperdu! Clic! clac! clic! clac!» Et les rires légers qui lui parvenaient parmi les bruits du roulement et du trot, l'enorgueillirent, le haussèrent, lui donnèrent une joie quasi surhumaine, car il pensait que Dieu pouvait éprouver cela quand lui aussi entendait rire les hommes.
Un appétit de course vertigineuse, alors, le prit; il sentit l'impatience d'aller vite au terme de ses vœux, d'écraser toutes les causes de ralentissement, d'embrasser tout de suite un peu de son œuvre épanouie. On commençait à apercevoir les toits de Néans ensommeillé, pareil, au loin, à un lac calme sous la pâleur lunaire. La vue de cette inertie l'enflamma. La route allait désormais en pente, jusqu'à la ville. Il continuait de presser sa bête et de faire claquer son fouet. Il vit que M. Durosay penchait la tête hors de la capote et lui criait: «Grandier! Voyons! soyez raisonnable! tout beau! tout beau! Saprelotte!...» Puis ce fut de l'autre côté la tête de Septime qui se pencha; et il imaginait que madame Durosay avait peur et certainement poussait de petits cris: «Clic! clac! clic! clac! Tant mieux! morbleu! soyez effrayés! Soyez secoués, une fois enfin, bonnes gens de la capote sur ressorts excellents! mais, plutôt cassons-nous les reins que nous les tenir éternellement dans l'insipidité de votre coton.» Et, se refusant à les dépasser, il les conduisit ainsi à toute bride jusqu'au bas de la côte, serrant le frein, et brandissant le fouet sonore.
Dès les premières maisons, Néans, plus que jamais, l'écœura. Que faire en cette atmosphère de fadeur coutumière alors qu'il s'agissait d'enchanter une créature, de séduire tous ses sens et de fasciner son cerveau? Il repassa mentalement chaque article de la méthode qu'il avait élaborée une des nuits précédentes; remonta l'échelle graduée des émotions qu'il avait à faire naître en son sujet et qui allait du respir d'un parfum jusqu'à la crise violente de l'amour; et il haussa les épaules de pitié devant la perspective de la rue de la Douve et de la rue Saint-Porchaire aux petites façades proprettes ou prétentieusement bourgeoises, conservatrices d'inertie et de vertu.
Et il eût volontiers continué sa course folle au delà de Néans, où? n'importe! si la voiture Durosay n'eût fait halte à la porte du presbytère où l'on déposa Septime entre les mains de son digne précepteur qui l'embrassa au front comme on fait aux enfants, en s'informant s'il avait été sage.
—Comme une image, firent à la fois, monsieur et madame Durosay et le docteur.
Et les voix confondues en bonsoirs répétés se perdaient au milieu de la vapeur qui, dans la fraîcheur du soir, à la lueur des lanternes, sortait en petits nuages touffus de toutes les bouches ouvertes.
Esculape décida, vis-à-vis de la petite porte à judas du presbytère et des lunettes brillantes de l'abbé, un bonsoir plus définitif.
XI
Il y a des heures, à Néans, dont on a crainte de parler même, tant l'on sent que ce sera en ternir la limpidité. Avez-vous vu ces petits étangs à la surface unie comme un miroir, et qui, paisibles entre leurs roseaux, sont l'image de la quiétude? On a peur qu'un vol de libellule en vienne iriser la glace polie, et l'on retiendrait son souffle par respect de cette immobilité pure.
Il est midi. Le soleil brûle la place du marché au beau pavé luisant et que nul arbre n'ombrage. L'air embrasé y vibre en une couche asphyxiante qui s'élève du sol jusqu'au pas des boutiques. Toutes les persiennes sont closes, les stores verts baissés. Deux cafés voisins et ennemis déroulent leurs toiles à rayures sur les terrasses aux petites tables désertées. Pas une âme, pas un bruit. Un chien passe, baguenaudant de-ci, de-là, flairant de petits tas anodins qui ne valent pas un geste, enfin au coin de l'épicerie, près d'un sac de lentilles, se décide à lever la patte. Cependant, le bourrelier est sorti, le collier d'un harnais passé sur l'épaule où flambent des plaquettes de cuivre: il s'est enfoncé sous l'ancienne porte de ville, criblée de trous honorables, et somnolente au soleil comme une centenaire ridée. Un quart d'heure se passe sans un mouvement nouveau. Tout à coup, à bride abattue, une carriole traverse la ville à grand fracas sur les pavés. Le bruit se perd brusquement à un tournant de rue. Et plus rien. Une voix de fillette dans un intérieur. L'agent voyer et deux commis voyageurs sortent de l'hôtel en s'épongeant le front. Le chien repasse infailliblement à midi trois quarts. Et ce sera tout jusqu'à deux heures et demie ou trois heures de l'après-midi.
Vers trois heures, une vieille dame en noir frôle les murs, contre lesquels il commence à se faire un peu d'ombre; elle croise un monsieur obèse coiffé d'un panama à larges bords, la jaquette d'alpaga flottante, et qui la salue bas; un facteur rural met la main à son képi à liserés rouges. Toutes personnes qui se rencontrent à Néans échangent un signe de connaissance, fût-ce M. Durosay et son jeune confrère qui tournent la tête chacun de leur côté.
Mais une seconde personne en robe gris perle soutenue d'une crinoline, par une élégance archaïque, et dont le chef s'adorne de rubans émeraude parmi des petits choux violâtres, ayant été signalée sur le filet ombreux qui s'élargit, on a dû se dire dans le bureau de tabac de madame Sirop et chez mademoiselle Mistouflet, mercière, où l'on a relevé les stores à demi: «Madame Duperrier et mademoiselle Hubertine la Hotte sont sorties.» Deux heures plus tard, quelques échanges ayant eu lieu de boutique à boutique, par toute la rue du Marché et la rue Saint-Porchaire, la nouvelle sera: «Madame Duperrier est allée aujourd'hui chez madame Hédoux, et mademoiselle Hubertine la Hotte est allée prendre des nouvelles de madame Durosay.» Vers cinq heures de l'après-midi, par exemple, madame Duperrier ayant par hasard croisé mademoiselle Hubertine la Hotte, qui sortait de chez madame Durosay, une information d'une extraordinaire puissance extensive est issue de leur contact et court jusqu'au bout de la rue de la Douve: «Monsieur et madame Durosay vont aux eaux avec le docteur Grandier et monsieur Septime qui est chez monsieur l'abbé de Prébendes!»
Et c'en est fait du miroir limpide des douces heures de midi à Néans.
Le soir de ce jour, après dîner, on sonna quinze fois chez mademoiselle Hubertine la Hotte qui prenait le frais dans sa petite cour large comme un drap de lit et tapissée de glycines, de vignes-vierges et de chasselas roses, enveloppés, au naturel, par de larges toiles d'araignées. Ce fut d'abord mademoiselle Mistouflet qui avait justement à rapporter un petit ouvrage que Mademoiselle lui avait confié depuis six mois. Ce fut la femme de journée qui ne savait plus si c'était mercredi ou vendredi que Mademoiselle l'avait retenue. Ce fut la petite repasseuse de fin qui apportait les camisoles et les bonnets de Mademoiselle deux jours plus tôt que de coutume. Ce fut madame Benoît, la jeune femme du greffier; il y avait si longtemps qu'elle se faisait un remords de ne pas venir souhaiter le bonjour à mademoiselle Hubertine, et, ma foi, la soirée était si belle... Madame Lepoix vint dire que l'on avait pris un saumon de quatorze livres, qui serait mis en loterie. Madame Jourdain, la mine à l'envers, annonçait que le journal était plein de choléra; le fléau arrivait à pas de géant; etc., etc.
La difficulté était d'aborder le sujet qui amenait tout le monde, au cas où mademoiselle Hubertine ne serait pas en goût de parler, et voudrait «faire sa cachottière». Mademoiselle Hubertine fit sa cachottière. Elle était mauvaise comme la bise et supputait à l'avance l'amplitude qu'une habile discrétion pourrait donner à l'aventure. Ces dames pestaient, et, ayant usé les détours, en vinrent droit au fait. Mademoiselle sourit et jeta négligemment qu'en effet l'on allait aux eaux, c'était une mode à présent. Il est vrai que cette pauvre madame Durosay était bien bas.—Au point de ne pouvoir se passer de son médecin?... Mademoiselle ne jeta ici qu'une expression énigmatique. Alors, de petits bruits qui couraient déjà, pointèrent, se lièrent, prirent corps, et, par l'organe de madame Jourdain, voilèrent leur crudité sous des expressions d'une décence affectée. On ne parlait rien moins que d'un scandale par le fait de ce parpaillot de docteur Grandier; et l'on allait donc se cacher loin du clocher de la paroisse, et ce bon M. Durosay n'y voyait que du feu. Mais M. Septime? C'était un petit benêt, un agneau comme il est bon d'en avoir en pareille occasion pour donner à toutes choses une tournure d'innocence. Et voilà.
Oh! fit mademoiselle Hubertine qui ne croyait pas un mot du potin; et elle parla de la charité chrétienne, du silence qui est d'or, dit l'Écriture, et qui convient en certaines occurrences; mais se garda de contredire. Le potin s'affermit, parut tout à coup si bien en forme, si solide sur pieds, que toutes celles qui en avaient apporté les pièces et les morceaux, en furent un instant stupéfaites. Toutes faisaient: «Oh!», s'étonnaient très sincèrement. Quelqu'un trouva que madame Jourdain avait du toupet de dire si ouvertement des choses de cette force. On faillit se retourner contre elle. Madame Jourdain se trouvait isolée avec ce qu'elle venait de mettre au monde. Et ce fut elle qu'on interrogea, bien qu'elle eût tout appris dans la présente réunion. On l'entourait en sortant. Mademoiselle Hubertine la Hotte s'en lavait les mains, elle n'était vraiment pour rien en cette odieuse calomnie.
Une fureur prit Néans. C'était d'approcher quiconque, de près ou de loin, touchait à la maison Durosay, à la maison Grandier ou au presbytère. Fût-on certain de n'en tirer pas un fétu, joindre dans la rue une servante, un petit clerc, voire madame Lespingrelet qui n'avait de rapport avec ces messieurs que par son mari, devenait un besoin farouche, irrésistible et que l'on satisfit sans en rapporter toutefois grand bénéfice. D'abord tout ce qui avait de la dévotion et quelques personnes qui s'en trouvaient ce jour-là, environnèrent M. de Prébendes à l'issue de sa messe de sept heures. Monsieur l'abbé, qui ne cherchait point la petite bête, fut fort touché de l'intérêt que l'on portait à cette chère petite dame Durosay, si bonne, si charitable et de si bon exemple: il la recommanda aux prières. N'allait-on pas jusqu'à s'inquiéter de M. Septime qui était une édification pour la paroisse dans la façon dont il servait la messe... «Oh! si peu souvent, fit M. de Prébendes, avec un sourire bénévole; le cher enfant n'y a point de goût!» À coup sûr ce n'était pas M. Grandier qui le lui donnerait durant le voyage. La pieuse femme qui prononçait ces mots touchait l'abbé en son point faible. Mais M. de Prébendes tourna à l'attendrissement; il ôta ses lunettes pour s'essuyer les yeux, et la piété de Néans s'en retourna bredouille. Cependant, tout le monde s'apercevait bien que ce pauvre monsieur l'abbé était vaincu et victime d'une grande machination.
Il y eut du monde, à midi, aux petites tables de la place du Marché, malgré la chaleur accablante. Au moindre bruit les stores se levaient comme si quelqu'un s'y fût tenu à l'affût. Lespingrelet, assailli sur la place, y faillit perdre son latin. Il n'y eut pas jusqu'aux petits tas qu'aspire le toutou de midi trois quarts qui ne parussent avoir plus de relent qu'à l'ordinaire, et mériter, haut la patte, la distinction réservée au sac de lentilles; de celui-ci, ce jour-là, mieux vaut ne pas parler.
XII
Aix-les-Bains, 1er août 189...
«Cher monsieur l'abbé,
»Je veux vous écrire avant même que j'aie pu remercier papa de s'être si promptement décidé à me laisser venir ici avec M. Durosay. Je ne me sens pas de joie, si ce n'est que je regrette que vous n'ayez pu nous accompagner. Nous avons fait un excellent voyage, moitié de jour et moitié de nuit, fort long, mais qui ne me l'a point paru: ce livre des Fioretti que vous m'aviez choisi est un excellent compagnon de voyage. Ah! vous m'aviez chargé, monsieur l'abbé, de vous rendre compte de toutes nos petites santés durant cette expédition; vous aviez si peur qu'on ne fût malade... Eh bien, le docteur s'est porté à merveille et n'a pas cessé d'être d'une gaieté folle; il est encore plus amusant qu'à Néans. J'espère que vous ne me blâmerez pas, cher monsieur l'abbé, d'avoir goût à ses reparties et à son entrain, du moment que je me garde d'accueillir ses opinions comme vérités évangéliques; c'est un bien bon homme, ne l'avouez-vous pas vous-même? Il est descendu à presque tous les buffets de chemin de fer nous acheter des provisions, mais M. Durosay n'ayant pas grand'faim, ni personne, il nous a fait tordre de rire en avalant tout jusqu'à la dernière miette. Il est vraiment extraordinaire. M. Durosay s'est plaint beaucoup d'être mal à son aise pour dormir, quoiqu'à dire vrai, il dormît presque tout le temps.
»Il avait un coin de compartiment, avec le docteur en face de lui; et la difficulté de s'entendre pour placer leurs jambes a donné lieu à toutes sortes de plaisanteries qui nous amusaient beaucoup.
»Il y eut une autre série de divertissements quand la nuit fut venue et qu'il s'agit d'être gêné par la lumière ou de ne l'être pas. Le docteur voulait que les petits rideaux verts fussent tirés sur le globe, en disant que la clarté de la lampe l'empêchait de dormir. M. Durosay voulait absolument avoir une veilleuse. Savez-vous comment on lui en fit une? Ah! ce M. Grandier est de tous les secours. Un petit endroit de l'abat-jour de coton vert, juste sur l'œil de M. Durosay, avait un peu de râpé et quelques fils rompus sur la surface à peu près d'une pièce de dix sous, ce M. Grandier le rompit tout à fait, et, pour maintenir le trou, y fit un point de boutonnière avec une adresse surprenante et avec une aiguillée de fil que l'on avait justement dans un petit sac à ouvrage. De sorte que M. Durosay a eu son rayon dardé sur la paupière, tandis que nous étions tous dans l'obscurité. Vous trouvez, sans doute, tout ceci bien futile, monsieur l'abbé; mais, en voyage est-ce mauvais d'avoir des compagnons plaisants; et ne dois-je pas fidèlement raconter tout par le menu détail?
»Vous voyez, monsieur l'abbé, que nous n'avons eu aucun accident et que personne n'a été ni incommodé, ni malade, ce dont vous étiez si inquiet. Ah! je vois que j'ai oublié de vous dire que la bonne et la femme de chambre, qui étaient dans un wagon de seconde, ont été notre seul tourment, car on s'était aperçu, une fois, qu'elles étaient descendues avec tous leurs colis, se croyant arrivées, et on a eu toutes les peines du monde à les maintenir en place, parce qu'elles ne pouvaient croire que le trajet fût si long, et à tous les arrêts, il fallait leur faire signe: «Ne bougez pas, sacrebleu!» Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur l'abbé, que c'est le docteur qui faisait ce signe.
»Enfin, nous nous sommes tous réveillés, secoués et regaillardis un peu, au buffet de Culoz où l'on change de train et nous avons côtoyé le lac du Bourget par une nuit superbe et claire comme un jour. C'était si beau, monsieur l'abbé, que le docteur n'a plus eu envie de rire, et tout le temps que nous sommes restés sur les bords du lac, nous n'avons presque pas parlé ni les uns ni les autres. Pour moi, j'avoue que j'ai pensé à Dieu, mais d'une manière si particulière et nouvelle, qu'elle n'est pas, je crois bien, celle qu'il faut et je ne saurais cependant absolument pas dire ce qu'elle est.
»Il faudra que vous adressiez vos lettres, monsieur l'abbé, à la villa Julie, c'est là que nous sommes installés; je ne sais si on avait prononcé ce nom devant vous. Il ne plaisait point à M. Durosay tout d'abord, mais depuis que je lui ai dit que ce nom rappelait Lamartine, il en raffole, car c'est, dit-il, son poète préféré. Tout est plein de Lamartine ici; nous avons près de nous la villa Raphaël, la villa Graziella, la villa Jocelyn, et puis enfin, il y a ce lac! Vais-je vous faire de la peine en y prenant plaisir, car, en réfléchissant, il me semble que vous n'aviez pour ce poète qu'une amitié réservée? Ferais-je un gros péché d'acheter ici, sur mes économies, quelques-uns des ouvrages que je n'ai point lus de lui; je ne parle pas, bien entendu, de Jocelyn?
»D'ailleurs, monsieur l'abbé, quittez de ce côté la méfiance que vous pourriez avoir: si tout ici rappelle cet homme attirant, personne n'a l'air de s'en souvenir et rien n'est plus éloigné du lac du Bourget que la ville d'Aix-les-Bains, bien qu'un service d'omnibus et des voitures parcourent incessamment la belle allée de platanes qui les relient. Je suis sûr que vous serez charmé pour moi de la vie qu'on y mène et qui est si peu propice aux «rêvasseries» que vous détestez. Nous voyons bien le lac de nos fenêtres, avec une montagne pointue qui a nom la Dent-du-Chat, et, tout le temps qu'on s'habille, on a l'idée que la journée va se passer sur ses bords un peu sombres mais si beaux, comme, lorsqu'on est à la mer, tout le monde va se porter naturellement sur la plage; mais aussitôt le petit déjeuner, on se laisse descendre jusqu'aux casinos,—car il y en a deux côte à côte—qui sont si charmants que l'on en revient le soir sans avoir songé à les quitter.
»Vous pensez que ces casinos ont des terrasses d'où l'on peut contempler le lac et les montagnes, et s'offrir, en écoutant un orchestre ou en froissant un journal, un beau spectacle aux yeux, et humer, le soir, assis en des «torpeurs», comme on le fait à Néans, la brise qui vient d'un peu loin. Eh! non; ces casinos pourraient être aussi bien rue de la Douve ou dans les bas-fonds des Veulottes, pourvu que la mode fût de s'y rendre. On n'y voit rien que des jardins anglais et des kiosques à musique et, se haussant beaucoup, on apercevrait tout juste les bâtiments de la gare.—Eh! quoi? faites-vous, c'est là que vous passez vos jours?—Oui, monsieur l'abbé.—À quoi faire, mon bon Jésus?—Je ne saurais vous dire, monsieur l'abbé. Je me le suis demandé aussi; et, cependant nous les passons. Je crois qu'il y a des grâces spéciales pour les gens de la sorte de ceux qui sont ici, et à qui peut-être ressemblons-nous déjà, moyennant quoi le temps passe de façon miraculeuse, sans doute, et fort agréable, sans que l'on y mette la main, le moins du monde.
»De ces gens, monsieur l'abbé, j'aurais quelque malaise à vous parler, probablement parce que je ne les connais pas assez et parce qu'ils sont trop dissemblables de nos personnes accoutumées; et, parce que j'ai comme un soupçon que le miracle vient d'eux, de leur mobilité, de leur diversité qui amuse et étourdit; tel serait, monsieur l'abbé, un volètement de papillons de fort jolies couleurs continuellement miroitant et gracieux; enfin, parce qu'étant si éloignés de ce que l'on trouve de plus distingué à Néans, fût-ce mademoiselle Hubertine la Hotte qui porte beaucoup de couleurs ou la fille de monsieur le juge de paix qui est la mieux faite du pays, vous pourriez croire, monsieur l'abbé, que je me laisse influencer par des objets de mauvais goût.
»Et en effet, je suis presque honteux de vous entretenir de choses si mesquines; mais cette lettre était destinée à vous donner une première impression d'un endroit où l'on ne fait en somme que passer ses vacances et à vous rassurer sur notre santé à tous. J'espère occuper mon temps de façon plus sérieuse et j'ai voulu déjà faire la connaissance de monsieur le curé ou de monsieur le vicaire; mais je ne les ai rencontrés nulle part et je me suis informé près de plusieurs personnes en ville qui n'ont pas su me dire où se trouvait le presbytère.
»Toute la villa Julie se recommande respectueusement à votre souvenir et à vos prières, monsieur l'abbé, et croyez, je vous prie, au très humble et fidèle attachement de votre
»SEPTIME.»
XIII
Aix-les-Bains, août 189...
À Monsieur de Jallais, conseiller général.
«Mon cher papa,
»Tu ne m'en voudras pas, je pense, de ne pas t'avoir dépeint les beautés d'Aix-les-Bains avant que j'eusse eu le temps de m'y retourner un peu. Ah! que je te remercie donc tout de suite et bien fort, et que je t'embrasse plein ta barbe pour m'avoir laissé venir passer les vacances ici tout comme un monsieur, tout comme un homme du monde, et sans précepteur. Ce n'est pas, mon cher papa, que je me serais ennuyé le moins du monde à Candes, nous aurions passé de bonnes journées à pêcher dans la Loire et fait chaque soir, au coucher du soleil, notre jolie petite promenade au bord de la rivière jusqu'au château de Montsoreau! Mon Dieu! ne va pas croire non plus que je sois enchanté de n'avoir pas monsieur l'abbé sur le dos, mais je te dirai qu'il y a ici un petit jeune homme que l'on voit constamment affublé de son précepteur et que toutes les dames montrent quasiment du doigt et en riant, parce que ce pauvre garçon a déjà un petit bout de moustaches, et j'ai l'honneur de t'apprendre, mon cher papa, que monsieur ton fils est à peu près dans ce cas. Ce n'est pas que je les aie vues positivement, mais madame Durosay me l'affirme, et c'est une femme tout à fait entendue, je t'assure, et bien précieuse à connaître. Je n'imagine pas qu'il y ait nulle part de meilleures façons que les siennes, et bien que son mari qui est un brave homme, soit pesant et mal équarri en toutes ses entournures, elle n'en a pas souffert la moindre influence fâcheuse. Sais-tu qu'elle va beaucoup mieux! La secousse un peu violente de ce voyage, oh! un voyage ravissant, lui a été excellente; le bon docteur Grandier ne se tient pas de joie, car c'est lui qui avait prévu et combiné cette médication. On avait bien peur en partant de Néans, car elle était faible comme un pauvre petit poulet. Ce cher monsieur l'abbé se tourmentait comme une vraie maman. Je lui ai écrit déjà pour le rassurer. Il a dû dire des messes à notre intention. C'est peut-être cela qui a amené un si bon résultat, bien que tu ne croies pas du tout à ces sortes d'interventions.
»Enfin, après ce remue-ménage, ce départ, cette installation, ce changement d'air et l'agitation que l'on a ici même sans bouger, pour ainsi dire, à cause de tant de monde qui papillonne, elle n'est plus reconnaissable. Malgré son teint mat naturellement, on voit que le sang se reprend à circuler sous la peau et que ses cheveux qu'elle a noirs et extrêmement abondants sont à présent plus onctueux et brillants; du moins, c'est là l'impression du docteur; quant à moi, je lui trouve je ne sais quoi de modifié dans la physionomie, dans le regard et dans le geste, qui la font mille fois plus aimable qu'avant. Et ne t'ai-je jamais dit avant qu'elle l'était? Je suis sûr que je vais te faire plaisir en te disant que je fais l'homme galant, puisque tu m'as dit toujours que je ne serais qu'un sauvage et un bourru. Seulement, tu vas te moquer de moi parce que je ne suis non plus qu'un blanc-bec; mais puisque je t'affirme que l'on me montrerait à présent du doigt si j'allais avec mon précepteur!... Seras-tu ravi si je te dis que je donne mon avis sur la toilette et que j'accompagne madame Durosay chez la couturière! Oh! nous nous amusons beaucoup! nous regardons, le soir, au Cercle, l'après-midi, au concert, ce qui d'une belle dame nous plaît et nous nous promenons ensuite dans la ville, entrons dans les magasins, achetons ici un bout de dentelle, là une broche, une épingle, une mantille, un chapeau; nous remontons à la villa et essayons tout cela. M. Durosay ni le docteur n'y entendent rien du tout, et ces affaires les ennuient énormément. Moi, j'aime beaucoup ces essais de parures d'une personne qui est bien.
»Je n'ai pas écrit cela à monsieur l'abbé qui n'a pas les mêmes vues que toi sur le rôle d'un homme bien élevé; je tâche de vous contenter successivement, ce qui vaut mieux que de sacrifier l'un de vous ou ne vous satisfaire ni l'un ni l'autre. Oui, elle a pris goût à la toilette depuis que nous sommes ici. Il faut dire qu'il y en a tant et de si belles et qu'il y en a si peu à Néans! Et cela lui va fort bien; tu avouerais qu'elle est la plus jolie femme d'ici, et cependant on dit que nous avons des plus grandes beautés de Paris. Mais de celles-ci, je trouve bien singulier que tout le monde discute avec autant d'animosité que vous le faites au conseil général et qu'il y ait autant de gens à les trouver fades, artificielles ou déplaisantes en quelque partie, qu'il y en a à les trouver adorables, tandis que je ne doute pas que madame Durosay les mettrait tous d'accord.
»Je pense que tu n'es pas opposé à ce que j'aille au théâtre. Je n'y avais été jusqu'ici que dans mes livres classiques; à la fin, tu sais, avec monsieur l'abbé, qui est un bien bon et savant homme, je serai toute ma vie une oie. Il y a précisément ici d'excellentes troupes; nous avons l'Opéra-Comique, le vrai, avec madame Landouzy, Fugère et Soulacroix. Nous avons aussi le Vaudeville, l'aussi vrai, pour les représentations de petites piécettes de même nom! Ce que nous avons vu déjà est magnifique. Veux-tu que je te raconte notre dernier spectacle? Le titre m'échappe pour le moment. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous étions dans une loge, fort commodément et très occupés d'un costume que madame Durosay portait pour la première fois, qui, ma foi, lui allait à ravir. C'était simple comme bonjour: une robe de foulard clair tout unie, une ceinture en métal relevé d'émaux byzantins imités, quelque chose de très joli que nous avons déniché ensemble; un corsage ouvert en pointe, avec une berthe de dentelle. Tu vois ça de là-bas! Eh bien! non! tu ne t'imagines pas la belle figure que cela faisait. Il faut te dire que tout le monde s'entend pour gâter madame Durosay, parce qu'elle est en convalescence, et ces messieurs sont si heureux de la voir renaître, qu'il n'y a point de folies qu'on ne serait disposé à lui passer. Cela n'est que trop juste; je t'assure qu'elle était mourante. Comme M. Durosay n'a de goût que pour les vieilles pièces de théâtre qu'il a déjà vues dans sa jeunesse et que M. Grandier ne prend aucun intérêt au spectacle, ils nous plantent là régulièrement au beau milieu du premier acte et s'en vont à la salle de jeu. De sorte que l'autre jour, précisément, madame Durosay se trouvant mal, probablement à cause de son nouveau corset, je fus tout seul à lui donner quelques soins au fond de la loge d'abord, puis dans les jardins du Cercle où je l'emmenai prendre l'air. Et comme si j'avais grand mérite à n'être ni «sauvage» ni «bourru», elle m'en sait un gré infini, et je suis soigné, dorloté comme un coq en pâte.
»Nous n'avons pas perdu le second acte et nous avons pu entendre tout le reste de la pièce. J'étais un peu préoccupé qu'elle ne fût reprise de ses étouffements, et pour me montrer qu'elle allait mieux, elle m'a raconté en longs chuchotements, tout bas, les phases de sa maladie, et comme Néans lui doit être mauvais, et comme elle se sent mieux ici où l'on peut passer des journées si agréables et chaque soir aller au théâtre voir quelque chose d'intéressant.
»Mon Dieu! que tu dois être fatigué et d'Aix-les-Bains et de ton bavard de fils; je t'ai rempli mes quatre pages, ce qui n'est pas dans mes habitudes quand je suis enterré à Néans où l'on ne voit rien. On m'appelle pour le dîner, je vais cacheter ma lettre sans la relire; il me semble que je t'ai parlé de tant de choses en un tel décousu que je te prie, mon cher papa, de m'excuser et je t'embrasse de tout mon cœur.
»Ton fils respectueux et dévoué,
»SEPTIME.»
XIV
M. Durosay eut plein la bouche en annonçant que l'on verrait un roi.
Il brandissait le petit coupon rose de l'abonnement de saison aux représentations du Cercle et s'étonnait qu'au sortir de Néans, une pareille nouvelle n'embrasât pas les hôtes de la villa Julie.
—Mais je ne ris pas, insista-t-il, ce soir même nous l'aurons peut-être à côté de nous, au concert Colonne: nous le coudoierons, il pourra nous marcher sur les pieds...
Et il se lança, ému au tréfonds de ses convictions monarchiques, parla du passé glorieux de la France, dit un mot aigre-doux et familier pour Louis-Philippe et raconta, en quelles circonstances il avait touché la main de Napoléon III.
Grandier fit le tableau de Xerxès étalant, en face du Pont-Euxin, et de l'Attique, qui les allait engloutir, trois millions d'hommes de guerre, dont le passage avait tari les citernes d'Asie, dévasté le sol et dévoré les troupeaux. Depuis lors, tous vos roitelets n'étaient que myrmidons. Le notaire déplora qu'on ne pût parler sérieusement. Madame Durosay qui trouvait à présent la force de sortir le soir, piquait une rose à son corsage tout en mirant dans la glace l'effet de son chapeau. Septime la regardait.
Elle en était aux premiers résultats du régime Grandier, et tout étourdie encore de la vie nouvelle que cet étrange et habile homme lui infiltrait sournoisement chaque jour. Elle eût refusé avec obstination tout traitement médical; elle ne s'apercevait pas qu'il la traitait. Il s'était bien gardé de lui dire jamais: «Faites ceci», mais il avait dirigé sa vie de telle sorte qu'elle s'intéressât à elle-même et, ce point essentiel obtenu, des conversations adroitement ménagées, de tournure désintéressée, fleurant plutôt une philosophie douce qu'une hygiène, l'instruisaient, à doses infinitésimales, des mille flatteries possibles que recherche inconsciemment tout être un peu épris de soi. Avec quelle subtilité il avait manœuvré pour l'amener seulement à se dégager, elle, son corps tout au moins, de la totale indifférence dont elle avait coutume d'envisager le monde. Il avait opéré jour par jour, quasiment heure par heure, cette distraction lente d'une personnalité d'à travers la confusion trouble. Il croyait assister aux commencements d'un monde, errer aux bords des fleuves, recueillir la matière encore amorphe, et, à force de caresses ou de couvaisons chaudes, la douer de sensation.
«Dieu s'est reposé trop tôt, disait-il, j'achèverai les dames de Néans qu'il négligea.» Et ses notes de création allaient du soir sur la terrasse du notaire, où la jeune femme avait manifesté un rudiment d'intérêt en éprouvant le besoin de regarder se rasseoir le grand enfant qui avait eu pour elle de la prévenance; et elles se poursuivaient, toujours liées à la présence tiède et saine de ce garçon dont la surabondance de jeune sève, sans doute rayonnait; elles se poursuivaient jusqu'à ces goûts nouveaux pour la parure qu'il avait découverts, radieux comme au premier appétit d'un convalescent. Mais entre ces deux points extrêmes, que de choses minutieuses, que de petits soins de transition il avait fait naître et vu éclore par et pour ce corps renaissant! Il avait remarqué qu'elle renonçait depuis longtemps à certains mets qu'elle aimait et que M. Durosay ne goûtait point. «À quoi bon?» disait-elle. Il affecta de les adorer et donna le mot à Septime qui se mit à manger voluptueusement avec elle des œufs au lait qu'il détestait. Ayant parachevé sur elle son étude des parfums, Grandier lui en offrit une boîte choisie qu'il commanda à Paris. Ils s'amusèrent à les combiner, à les nuancer, et quand elle avait atteint la dose délicate qui lui plaisait, le docteur recevait du frémissement léger de ses narines minces et transparentes, une joie de séducteur. Elle demeurait la journée et la nuit dans ce petit enchantement flottant. Et l'on ne parlait plus que des choses propres à la délectation.
Esculape se révélait un étonnant petit-maître.
M. Durosay était peu ouvert à ces choses, et y entremêlait des balourdises énormes. Septime, au contraire, montrait trop de dispositions, et il se fût efféminé sans l'antidote de promenades avec le docteur, où il recevait des paroles de virilité. Grandier ainsi se multipliait et prenait soin de tous. Il se gardait bien de révéler à ce petit blanc-bec la formule des alcools qu'il donnait à madame Durosay pour couper les eaux de toilette qui, à Aix, étaient un peu dures, et il l'emmenait au soleil se hâler le visage, tandis qu'il obtenait que la jeune femme s'admirât la chair et la peau, ce à quoi elle n'avait jamais songé. Elle n'osait même parler du moindre soin physique sans beaucoup de gêne. Il voulut lui rendre sa chair familière. Pour la première fois, à la table légitime de M. Durosay, on prononça les mots de «gorge» et de «bras nus». La seule image évoquée en mettait tout le monde mal à l'aise. Le maître de la maison y éprouvait la sensation d'avoir aux doigts et dans le cou quelque matière gluante et poisseuse et faisait de gros yeux qu'Esculape évitait. L'évocation du corps nu produit une suffocation en province. Grandier, outre qu'il poursuivait un système, s'amusait énormément. Il remarqua que l'effet était moindre, si, par exemple, il parlait des belles filles d'Athènes, ôtant leur himation, pour s'élancer aux jeux publics; on prononçait presque impunément le nom d'Aspasie, mais non celui de mademoiselle Émilienne d'Alençon que le faubourg Saint-Germain cependant alla voir cet hiver à Paris.
Il remarqua aussi le peu d'efforts qu'il faut pour changer le ton d'une maison, à quelqu'un de résolu. Madame Durosay osa parler bientôt des sensations perçues par le moyen de l'épiderme, qui est un mode inavouable de sentir, d'après les canons de la bienséance. Peu importait à Grandier qu'elle parlât pourvu qu'elle fût éprouvée. Mais s'étant un jour rencontré avec M. Durosay sur le chapitre de la pénitence et de la mortification, qu'ils anathématisèrent, Esculape en profita pour aller fort loin. Il exalta le plaisir avec une violence que M. de Prébendes eût apportée à l'éloge de la continence et il avait prononcé le mot de luxure quand on se leva de table. On lui passait les pires excès parce qu'il était philosophe. Mais de ces outrances, il était rare que quelque chose ne demeurât: le retentissement de sa parole un peu haute allait au fond de l'inconscience semer infailliblement les éveils qu'il voulait. Cette villa Julie, n'est-ce pas? devenait une véritable école d'immoralité.
La pensée de la pauvre jeune femme était un peu aux abois. Quelques inquiétudes, tels de brefs éclairs, lui étaient venues à plusieurs reprises à cause de la nouvelle face de toutes choses. À Néans, elle se fût interrogée; mais l'absence de l'atmosphère et des objets coutumiers est propice aux modifications morales; ici, en outre, la brutale antithèse y excellait. Et elle s'oubliait presque totalement à cause de l'absorbant bien-être de la renaissance physique et de l'aise sans cesse caressante dont on l'entourait, dont on éblouissait, endormait toutes ses facultés. L'emprise du docteur était si adroite; elle s'exerçait sur tant de ramifications primordiales de l'être, elles le saisissaient si sûrement aux sources mêmes de sa vitalité que, pas une fois, la conscience avec sa claire lumière n'eut le temps de donner aux choses leur valeur relative. Tout juste avait-on le loisir de dire «tant pis» aux éclairs de lucidité. Madame Durosay était la victime d'une séduction, d'une séduction impersonnelle: le délice de vivre.
Elle recevait, dans cette pénombre, l'élixir que Grandier, de son philtre, lui versait goutte à goutte, et qu'il lui préparait, dans son antre de sorcier, avec tout ce que la vie peut offrir de délectable. Et la jeune femme, avec ses sens, renaissait et fleurissait en complète beauté; et l'on eût dit que le cerveau, les idées reçues, toutes les petites affaires d'éducation, toutes les façons, les mille retenues factices, demeuraient ensevelies, là-bas, dans la fadeur, dans la nonchalance de Néans.
La voiture attendait à la grille de la villa; M. Durosay pestait qu'il y eût encore un tour à donner aux bandeaux, oh! un rien, une chiquenaude, une pression ici et puis là, mais qui, trois fois déjà, avait nécessité d'enlever la voilette. On finit par sacrifier celle-ci, et, par le boulevard des Côtes, on descendit au cercle d'Aix-les-Bains.
Une petite salle de spectacle toute blanche, avec baignoires, balcon, loges et galeries; l'aspect d'un bibelot élégant, d'une bonbonnière à contenir le fin du fin de la sucrerie. Et, de fait, il n'y avait pas quarante personnes ici dont la présence ne fût signalée au monde entier par le Figaro. Des noms illustres étaient chuchotés de loge à loge garnies de femmes en toilettes claires où le blanc dominait pour un effet charmant et frais. Des guirlandes de fleurs naturelles faisaient le tour de la salle parmi les voussures du balcon, et venaient se grossir, s'enchevêtrer en des trophées de drapeaux spartiates et français de chaque côté de l'avant-scène où S. M. le roi de Sparte penchait sa figure fine aux longues moustaches tombantes.
—Le voici, fit simplement M. Durosay, touchant sa femme à l'épaule en s'installant dans sa loge.
—Qui donc? fit madame Durosay.
On arrivait un peu tard, Colonne ayant joué l'hymne spartiate que M. Durosay eût aimé entendre. Pour le moment, on exécutait la neuvième symphonie et toutes les dames étaient tournées vers le roi. Beaucoup le regardaient avec une grande mélancolie, soit qu'elles reportassent vers lui l'effet de la musique, soit qu'elles songeassent à l'instabilité des trônes, à la particulière amertume du présent pour les personnes augustes. Même on en voyait quelques-unes s'attendrir, émues de ce voisinage si proche, remuées en leurs instincts par l'idée de la majesté; et elles l'envisageaient comme elles font de Jésus dans les églises. D'autres encore peut-être au cours de cette songerie royale que Beethoven berçait, puisaient un secret plaisir morose à penser qu'un hasard eût pu faire qu'elles fussent celles, qui sait? qui eussent comblé son cœur princier!... Et une larme imperceptible pointait au coin de leurs yeux. Le roi, très simple, promenait sur l'assemblée son regard aigu tempéré d'un sourire bénévole.
Le docteur, debout dans la loge, s'offrait le ragoût psychologique de ce méli-mélo de naturel et d'artifice parmi ces femmes. L'émotion devant la puissance, l'amour de la royauté, par exemple, pensait-il, est naturel. Mais c'est par suite d'une singulière accoutumance au travestissement, d'une inaptitude contractée de pouvoir démêler le vrai de son image ou même de sa caricature, que toutes ces dames se leurrent vis-à-vis de ce fonctionnaire distingué. Il se réjouissait que madame Durosay, tout absorbée par l'ascension d'une vie pure, renouvelée, quasi enfantine, ne s'y laissât pas tromper. Sur plusieurs points, déjà, il avait remarqué, depuis quelque temps, son jugement parfaitement sain. L'excentrique et le grotesque la laissaient indifférente. Il avait essayé en vain des plaisanteries sur le grand nombre de maladies de peau qui se trouvaient ici si joliment costumées; il se trouvait précisément, ce soir-là, un amas de demi-centenaires de blanc vêtues, sur quoi des chapeaux panachés semblaient pousser et s'épanouir outre mesure, telles des plantes sur un sol fortement retourné. Madame Durosay le fit taire; ces choses lui répugnaient simplement. Septime, plus nerveux, y éprouvait un indicible malaise. Chaque soir, dans les jardins, il lui arrivait d'être attiré instinctivement des yeux par une de ces formes blanches, à taille illusionnante et aux cheveux incertains dans l'ombre. La découverte du visage provoquait un mouvement d'horreur; on se retenait de ne pas fouetter ces êtres repoussants. La femme perd le droit au respect quand elle se refuse à porter le deuil de son sexe. Par contre, Esculape, durant qu'il était au chapitre des femmes, exalta, contre l'opinion commune, une beauté de longtemps célèbre et qui, par les ressources de l'art, se perpétuait magnifiquement pure de lignes. Il ne condamnait nullement les fards pourvu qu'ils fussent efficaces et malgré que madame Durosay l'en blâmât. Il admirait, au contraire, qu'une femme se cramponnât à l'adoration de sa beauté. Sa beauté ne lui appartient pas; toute beauté est la beauté, c'est-à-dire la chose vénérable entre toutes, bienfaisante aux regards de tous et pour quoi nul soin n'est excessif, nul mensonge inexcusable, qui la peut prolonger aux yeux. Toute femme n'était-elle pas, d'ailleurs, illusion? Et un souverain charme ne lui venait-il pas de cette magie continue, de ce beau mensonge éternel, évident hommage au Beau idéal?
On retrouva cette dame durable au premier entr'acte, à la salle de jeu. Elle passait parmi les groupes serrés, entre les quatre tables du baccara, son profil impassible et pur de médaille, sa chair, marmoréenne, ses cheveux à la grecque, teints d'un beau roux brillant, la taille impeccable. Elle était coiffée d'une simple guirlande de roses, le cou entièrement nu était une merveille et les épaules et la gorge franchement découvertes jusqu'aux seins ronds et immobiles, apparaissaient sous un clair semis de perles et de saphirs. Les femmes l'accueillaient de pointes méchantes et les hommes de plaisanteries faciles à cause de sa conservation; mais on s'écartait devant elle et elle avançait de son pas tranquille de vraie reine. Il fallait avouer que beaucoup de jeunes femmes piquantes et fraîches qui étaient là et qui avaient, selon le docteur, de jolis museaux à baiser, étaient effacées, reculées, détruites, semblaient avoir été modelées par un apprenti, en présence de cette statue admirable et glacée qu'on n'eût pas été tenté de toucher du doigt. Mais Grandier s'étendit en considérations sur la beauté plastique et l'incompréhension qu'en avaient nos contemporains, qui, visiblement, fatiguèrent ses auditeurs. M. Durosay se faufila. Quant à Madame, outre qu'elle se sentait mal à la tête, ces vilaines figures autour des tables de jeu, et toute la fièvre contenue qui les dévorait, l'épeuraient comme un cauchemar, et elle s'enfuit.
Elle se retrouva seule avec Septime dans la loge. L'orchestre entamait le prélude du troisième acte de Lohengrin. Cette musique nouvelle pour eux, comme toutes les choses de leur vie, les tenait en une sorte de suspens quasi pénible et quasi délicieux. Leurs âmes et leur chair étaient soumises à de telles épreuves! Ils étaient grisés de choses bouleversantes et incomprises. Ils se sentaient partout comme de petites meurtrissures très chères au cœur, au corps, à l'esprit. Leur candeur s'enfiévrait de ce monde, de ce luxe, de ce train, de cette musique et d'eux-mêmes. Ils n'osaient se le dire. Cela s'exprime si mal! Mais sans doute ils se sentaient pareillement remués, pareillement surpris, pareillement surabondants de quelque incompréhensible et pareille force, née de la fièvre même, et qui les approchait malgré eux, les approchait progressivement et, d'un instant à l'autre, pouvait s'épancher, devait s'épancher, ils ignoraient de quelle manière. Oh! tout cela était terriblement gênant et doux. Les silences entre eux leur devenaient familiers, et, au lieu d'en être incommodés, ils recevaient de ces instants un soulagement inouï qui, parfois, les ravissait jusqu'aux larmes. Déjà plusieurs fois ils s'étaient dit tout à coup, la gorge serrée: «Sommes-nous bêtes! mon Dieu, mon Dieu! sommes-nous bêtes!» Et nul tressaillement humain ne valut leur émotion naïve.
La partition de Wagner était achevée; le roi applaudissait posément, lentement; et toute la salle se penchait pour voir le roi applaudir. Au bruit, la jeune femme fut secouée d'un frisson et elle poussait des soupirs comme si quelque chose l'oppressait.
—Vous souffrez? dit Septime.
—Mais non, je ne sais pas, ça va très bien pourtant.
Imperceptiblement il se pencha vers elle avec un geste de la main comme pour saisir quelque chose d'elle. La lumière d'une gerbe à incandescence lui dorait les cheveux sur le front et répandait une poussière d'or aussi sur le duvet de sa lèvre. Elle le regarda, prise tout à coup d'une complaisance extraordinaire pour ce visage, car elle eut un étonnement prompt dans le regard, qui se fondit malgré elle dans un sourire plus fort que tout, un discret sourire de tendresse embrasseuse et brûlante qui lui ouvrit à lui aussi les lèvres comme en une extase; et ils allaient ainsi l'un à l'autre de leurs pareils yeux bleus à leur bouche éclatante et pure.
Un violoncelle qui chantait la romance de Jocelyn aux longues caresses mélancoliques, les abîma l'un et l'autre en une rêverie affolée où plus rien du réel ne tenait. Cela était l'écho prolongé de leur sourire, prolongé au delà du monde, exhaussé jusqu'au ciel imaginaire. Tous deux regardaient fixement le gros homme chauve qui, lentement et d'une main grasse, balançait son archet sur les cordes sonores. Ils ne pouvaient quitter des yeux ce mouvement rythmique et ce doux frôlement des soies d'où l'enchantement naissait. Cependant, ils ne se voyaient pas, la vision perdue parmi les formes imprécises des rêves de voluptés et de déchirements emmêlés et inextricables. De petites phrases au rythme plus court, parfois, ou plus léger, leur donnaient au milieu de l'alanguissement du songe, comme un repos pour un joli mot amoureux ou un geste de grâce; puis reprenait une ardeur éperdue et la sensation de baisers fous en plein cœur, enivrants et douloureux, qui s'achevaient en sanglots, en longs cris désespérés pareils à des voix d'amants absents qui s'appellent et dont la plainte meurt dans la distance.
Beaucoup de personnes pleuraient. Eux, pâlissaient, demeuraient inertes et presque rigides comme si leur âme s'en fût allée.
L'entrave de leurs organes, toujours inhabiles et gauches, ne les gênait plus; ils se joignaient, se parlaient enfin au travers de cette harmonie, céleste lieu de rendez-vous où ils s'étreignaient à l'abri, blessés seulement de la douleur naturelle au plaisir d'amour.
C'était plus d'émotion que n'en pouvait supporter le tempérament de la jeune femme. Il lui sembla qu'elle allait crier à tous sa vie nouvelle, que toutes ces femmes fardées la montraient du doigt et lui lançaient des pointes, comme à l'autre, parce qu'elle aussi avait quelque chose d'extraordinaire, se sentait radieuse, d'une insolite beauté. Elle s'épeura, croyant ne plus maîtriser ses gestes ni sa parole: elle se renversa en arrière; Septime, éveillé en sursaut, épeuré, blême, l'allait recevoir dans ses bras. Mais Grandier était debout derrière eux, et, de chacune de ses larges mains, il les reçut l'un et l'autre. Sa barbe blanche étalée sur sa poitrine énorme, ses yeux heureux abaissés sur cette jeunesse pâmée, il avait l'air d'un dieu bienveillant qui triomphe.
XV
Néans, août 189...
À Monsieur Septime de Jallais, Villa Julie, à Aix-les-Bains
«Mon cher enfant,
»Je veux croire que vous n'avez pas conscience du trouble que vous m'avez causé par votre lettre, et aussi que votre âme est en paix. Je prie Dieu qu'il redouble mes tourments pourvu que cela soit. Ah! mon enfant, souvenez-vous qu'il n'est qu'un bien véritablement précieux, qu'une seule cause d'allégresse, et que c'est de sentir sa conscience comme un miroir immaculé. Je n'ai jamais envisagé sans crainte le milieu profane où il a plu à monsieur votre père de vous jeter tout à coup. Quoi! se pourrait-il que la grâce se fût dès aussitôt retirée de vous? Je comptais du moins sur la forte résistance des saints principes dont vous êtes abondamment pourvu.
»Est-ce que leur floraison que je me plaisais à contempler, tel un beau parterre printanier, n'aurait été qu'artificielle? Ah! mon bien cher enfant, ne négligez pas vos prières! Je suis sûr que tout vient de là; vous aurez cessé d'invoquer Dieu, et sa divine Providence aura permis que la tentation se levât sous chacun de vos pas, ne fût-ce que pour vous avertir qu'il est besoin de se tenir en garde, car l'ennemi veille! Croyez, mon enfant, que c'est un effet de la Céleste Bonté que j'aie été averti, et par vous-même, quoique malgré vous, du malaise de votre âme.
»Priez, et parlez-moi à cœur ouvert, cessez ces restrictions, ces réticences qui ont dû vous être si pénibles, parlez-moi de tout et de tous; il est terrible de garder un nom dans le cœur, qui ne soit celui de Dieu, seul adorable; et il ne faut pas craindre de prononcer le nom de certaines personnes de qui l'on a pu être un instant ému comme si elles vous devaient être un sujet de damnation, alors qu'avec le secours divin elles peuvent tourner précisément à hâter votre salut.
»Mon cher enfant, je ne veux point vous entretenir davantage; c'est la grâce qui sauve et non point, hélas! nos paroles. Je ne cesse de prier pour vous, pour vous tous, et je fais des vœux pour que la santé de notre vénéré doyen me permette, coûte que coûte, de voler à votre aide.
»Je vous embrasse, mon enfant, et suis votre vieux et fidèle ami en N.-S.
»GATIEN DE PRÉBENDES, »Prêtre.
»P.-S.—Au moment où j'allais envoyer à la poste, je reçois un mot de monsieur votre père qui me dit qu'il a de vos nouvelles par une lettre qui lui plaît infiniment et qui fait qu'il est fier et content de vous; que, pour lui, il va bien et part pour la pêche. Cette lettre, qu'est-ce à dire? et que n'ai-je reçu la même!»
XVI
Septime prononça un juron tel que M. Grandier avait mis quarante ans avant d'en formuler de semblable.
—Eh! eh! fit celui-ci qui justement entr'ouvrait la porte, voilà qui ne va pas mal! Et je ne trouve pas mauvais qu'on se mette en colère quand on commence à devenir un homme.
—Docteur, dit Septime, qui avait rougi jusqu'à l'occiput, c'est que j'ai beaucoup de peine à déchiffrer la fine écriture de monsieur de Prébendes.
—Ah bah!... ce bon abbé, cet excellent abbé! et comment va-t-il?
—Fort bien... et il attend que monsieur le curé doyen fasse de même pour venir nous rejoindre.
—En ce cas, prononça Esculape, il ne nous a pas rejoints.
—Mais, docteur, savez-vous bien que monsieur le curé fit sept fois le tour du jardin par l'allée des buis, dès auparavant notre départ.
—Alors, monsieur le curé est en état de porter le bon Dieu à mademoiselle Hubertine la Hotte au cas où elle ferait mine de tourner à trépas, et je vois que monsieur de Prébendes fait sa valise.
—Croyez-vous? fit vivement Septime.
—Vous y tenez donc bien? dit Esculape d'un air attendri.
Septime ne put s'empêcher de sourire. Il tournait déjà les talons et le docteur dépliait un journal; tous deux, à leur façon, pensaient à l'arrivée possible de l'abbé et ils couvrirent de politesse leur opinion plus ou moins amère:
—C'est un bien excellent homme! prononcèrent-ils tous les deux à la fois.
Septime, retiré dans sa chambre, s'affala en un petit fauteuil bas qu'on nomme crapaud, et froissant de la main la lettre, demeura quelques minutes anéanti comme à la suite d'un choc qui vous laisse étourdi et sans pensée. La colère le releva, colère contre l'abbé, contre sa finesse ecclésiastique, contre cette sorte de maternité religieuse qui le poursuivait; colère contre lui-même; colère contre tout.
Et il s'interrogeait, de la meilleure foi du monde, n'ayant pas eu la moindre conscience de sa bévue, la découvrant tout à coup par cette lettre parabolique et mielleuse, en même temps que par elle il découvrait son enfance encore d'hier, et se découvrait subitement vieilli d'années. Avoir écrit à l'abbé sans prononcer son nom! Dieu de Dieu! quelle puérilité! Et toute sa candeur lui fut révélée en même temps que son amour.
La fenêtre ouverte donnait sur la plaine d'Aix, encore baignée dans la vapeur du matin. Cependant, tout en face, la montagne du Chat avec sa crête dentelée apparaissait très nette, semée d'un vert menu et de petits arbres pignochés qu'on distinguait jusqu'à la cime. Elle s'abaissait lentement vers l'extrême pointe du lac, clos là-bas de deux monts bleuâtres et embarrassé de brumes cotonneuses et légères. Toute verte, toute moussue, la longue et molle colline de Tresserve, en avant du Chat, pareille à une lourde bête couchée au bord du lac qu'elle cachait en partie, s'y allait lentement baigner vers la droite, parmi des peupliers et un semis rare de toits rouges. Plus près, au bas des villas et de la basilique montante, la ville, dont les bruits ne parvenaient pas, semblait baignée dans ses eaux tièdes.
Septime parcourait ce pays, du regard; et il repassait ce qu'il en avait vu, ce qu'il y avait fait depuis son arrivée. Un petit torrent voisin, descendu des pentes du Mont-Revard et dont il remarqua pour la première fois le ronflement monotone, l'éclaira sur la sorte d'étourdissement qu'il avait subi depuis quelques semaines. Mais non! il n'avait pensé à rien! il ne savait rien! En vérité, l'abbé venait de lui tout apprendre avec ses façons d'envisager tout par rapport à Dieu. Lui-même avait négligé de se prendre au sérieux.
Il s'interrogeait sur les termes qu'il avait pu employer, sur les choses qu'il avait dites. «J'aurai donc parlé de ce Lac, disait-il, avec trop de tendresse, sans doute; oui, notre arrivée, la nuit, le train passant sur ces bords, et ce que j'ai senti de singulier, je l'ai dit. Ce poète aussi dont je n'ai pu ne pas parler!... Mais elle, elle? passée complètement sous silence! Enfant! enfant!» Il s'en étonnait, se mordait les ongles; sa sottise lui paraissait monstrueuse. Et c'était tout naturellement que la sottise s'était commise. En face de l'image de M. de Prébendes, ce nom s'était dérobé, ce nom n'allait plus, ne cadrait plus avec cette noire soutane; et, sans effort, sans arrière-pensée, il l'avait laissé dans l'ombre qui lui semblait jolie. Ce nom s'enveloppait d'une discrétion toute neuve, n'avait rien à faire avec le reste des choses... Était-ce cela? Mais il l'avait bien prononcé vis-à-vis de papa, il avait parlé d'elle franchement, tant que l'envie l'en avait tenu. En effet, il paraissait qu'à papa l'on pût tout dire; même ce qui affectionnait l'ombre jolie et se vêtait de ce manteau de discrétion si délicat, si fragile, s'accommodait en face de papa de je ne sais quel surtout de couleur tendre, et souriait, et voulait bien danser au soleil sans être offusqué le moins du monde par le bon regard de papa qui voyait tout en simplicité.
Septime avait écrit ses deux lettres de la façon la plus coulante et aisée, et sans se douter même du poids qu'avait à son cœur ce qu'il découvrait à l'un si inconsidérément et, qu'à l'autre, il tenait caché avec une insistance trop évidente. Il avait flairé: cela va pour celui-ci; et pour celui-là, cela ne va point. Mais qu'était cela?
Or, une grande clarté venait de ces besicles lointaines, que sûrement l'abbé avait dû frotter du coin de son mouchoir, et fortement, ces temps-ci, comme il faisait quand il s'agissait de mettre au net quelque complexité. Et, à mesure que la clarté descendait et découvrait d'étranges replis ignorés de Septime, Septime s'émouvait en face de la ville d'Aix qui s'animait dans la tiédeur du matin et du Lac aux jolies brumes voletantes, peu à peu en allées. Il s'émouvait, non des tourments de l'abbé, non pas de ceci, non plus même de sa propre niaiserie à vendre si bon compte les choses de son cœur, non! mais de ce cœur lui-même que l'abbé, avec toute sa prudence, venait de lui découvrir et presque de lui toucher du doigt.
Il se leva brusquement du fauteuil, et fut debout sur le balcon. Quelque chose bondissait en lui-même, que sa poitrine lui semblait trop étroite pour contenir. Il y porta la main malgré lui et il eut la sensation physique de son amour, un peu de la même façon que les femmes sentent dans les flancs le germe tressaillir. De petites bouffées de vent lui caressèrent le visage, qui venaient de toucher, là-bas, les eaux et tout ce pays désormais adorable. Il ouvrit la bouche et s'en emplit. L'image de la jeune femme était éparse en tout cela, et, à la vérité, c'était elle qu'il aspirait. Et il s'en sentit envahi comme jamais encore. Un appétit de tendresse affolée l'empoigna; et il se serrait les mains l'une à l'autre nouées, pour ne pas faire le geste emphatique d'embrasser éperdument toutes choses.
Il bénissait sa sottise, il bénissait l'abbé, il bénissait tout le bénissable du monde; car il valait mieux décidément savoir son cœur et voir clair en soi à tout prix. Après cela, qu'importait le reste? Tout l'égoïsme de l'état d'amour prenait logement en lui.
Il revint au fauteuil, après cette première secousse; l'approcha du balcon, et s'y étendit, la nuque appuyée contre le sommet du dossier bas. Ainsi, caressé encore par les légères brises qui sentaient la montagne et le matin, il ferma les yeux et laissa venir la mémoire des moments et des objets chéris.
Pour tout ce qui était de son entourage immédiat et de ce pays nouveau, il ne s'étonnait point que cela prît la couleur d'enchantement qu'il y voyait. Mais il admira qu'il ne pouvait imaginer aucune des choses familières, une promenade, un repas, une phrase musicale, un son de voix, un appel et jusqu'aux plus menues et insignifiantes matérialités: sa lampe, son lit, son écritoire, et même le nœud de sa cravate, sans avoir conscience d'un élément inaccoutumé qui donnait à tout ceci une tonalité spéciale et jamais aperçue jusqu'ici. Il ne s'étudiait nullement, n'avait aucune habitude d'examen. Tout naturellement, en cet instant, lui venait la remarque de ces minutieuses bizarreries. Il ne remarquait point que c'était de tout à l'heure que les choses ainsi changeaient d'aspect, mais que de quelque temps déjà, elles étaient accoutrées de la sorte. «Il est curieux, pensait-il, que tout ait, vis-à-vis de nous, une physionomie si marquée puisque l'on en peut saisir la mobilité. Jusqu'à une voix qui m'appelle, la voix du docteur, par exemple, qui n'a pas changé, que je sache, me paraît une tout autre voix, me fait lever la tête d'une autre manière.» Et tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait, tout ce qui le frappait en quelque façon, lui paraissait empreint d'une douceur, d'une complaisance envers lui; il semblait que la moindre des choses fût aimable et tendre; il eût souri à un objet quelconque, car, véritablement, il le voyait sourire.
Il comprit qu'il n'y avait point d'objet, point de geste, point de parole qui ne lui rappelât la jeune femme; qu'il avait, et sans savoir, caressé de sa pensée toutes les choses environnantes, interprété par rapport à elle tout signe aperçu, tout mot prononcé, et que les choses ainsi imprégnées lui gardaient et lui rendaient la chère image comme feraient les fleurs de leurs parfums.
Il la vit, il la sentit elle-même partout. Les belles eaux du Lac, ces aimables grisailles des monts, et le charme de ce pays entier, c'était elle. Sa figure passait en quelque lieu qu'il portât sa vision. Elle ne l'avait pas quitté. Elle peuplait toute sa mémoire de deux grands mois en arrière. Il trouvait étrange d'avoir pu pénétrer en une vie si complètement différente sans éprouver la transition. Il est probable que l'on entrait de même en paradis et il devait falloir que quelqu'un vous y abordât un jour et vous dît: «Tiens! vous voilà ici!» pour qu'on s'en aperçût. Il le demanderait à M. de Prébendes.
Pour la première fois, le nom de M. de Prébendes le fit sourire. Pour la première fois aussi, il prononça: «Ce pauvre monsieur l'abbé!» Mais ceci fut léger comme le chatouillement d'une plume qui vous frôle en son vol: il n'eut pas le temps de réfléchir à ce que ce sourire et ces mots contenaient de clarté sur son évolution, un quart d'heure après que la semonce de ce même monsieur l'abbé l'avait troublé considérablement. Mais dans la joie de cette minute de conscience, il oubliait tout pour jouir de ces deux mois de bonheur presque ignoré. De la pénombre un peu molle, tiède et dolente, les images remontaient à la chaleur et à l'éclat du jour.
Un soubresaut le remit debout, avec une brutalité qu'il ne put maîtriser. Le rêve un peu trouble de sa béatitude le plongeait ainsi en de languides nonchalances, et la claire opposition, tout à coup, d'un détail précis, le faisait bondir comme un jeune fauve. Il se retrouva sur le balcon comme tout à l'heure, le cœur battant, le corps agité, une grande force inconnue, comme une source récemment jaillie, réclamant un épanchement, une action. Quelle? il ne savait. Mais il lui fallut absolument se mouvoir, aller, marcher devant lui, se rompre de fatigue, briser quelque chose, écraser un animal sous son talon, soulever des pierres, peut-être amonceler des moellons comme ces maçons qu'il apercevait construisant une villa. Il quitta sa chambre avec l'intention de s'élancer sur la route et d'aller loin.
Comme il arrive fréquemment, au milieu de la pire exaltation morale, Septime fut distrait par la plus prosaïque des réalités. M. Durosay et le docteur l'appelaient à la grille de la villa. Madame Durosay elle-même se penchait au balcon, en robe de chambre, et tout le domestique se pressait aux fenêtres pour voir passer une voiture à pétrole, de marche assez bruyante, et que dirigeait un homme élégant, de la physionomie de qui tout le monde retint la belle barbe brune.
XVII
L'homme à la belle barbe brune fut désormais une rencontre de tous les jours. On entendait de loin le mouvement trépidant de sa machine, et l'on voyait tout à coup déboucher la voiture lourde et gauche d'allure, mais rapide, au tournant d'une rue. On sortait des maisons et des boutiques et se levait aux terrasses des cafés pour admirer l'instrument nouveau. La forte silhouette élégante du conducteur, accompagné seulement d'un petit groom, rachetait ce que l'aspect mécanique de l'objet pouvait avoir de disgracieux, et quand les dames prononçaient: «Charmant!» on distinguait mal s'il s'agissait de l'appareil ou de ce monsieur. On le vit au Cercle, lors d'une représentation de Samson et Dalila dans la loge de Saint-Saëns. On le vit souper au même cercle en compagnie d'une jeune femme blonde grassouillette et animée d'une grande hilarité; et, le lendemain, à la Villa-des-Fleurs, vis-à-vis d'une svelte brune qui avait une sourde flamme dans le regard et beaucoup de beauté en tout ce qu'elle rendait apparent de sa gorge, sans aucune parcimonie. Après cela, quand on l'eut aperçu de la villa Julie, assistant à un lunch en plein air, offert par les divines sœurs Iñès et Mercédès, de l'Opéra, aux artistes parisiens et à S. M. spartiate, où l'on s'embrassa au dessert et prononça des mots insalubres, sa personnalité fut haussée, particulièrement dans l'esprit de M. Durosay, à cet étage spécial à la fortune où l'on passe la liberté des mœurs comme la colère au ciel et les impertinences aux enfants. Le notaire dirigea les promenades du côté du Petit-Port où l'on disait que, parfois, la voiture s'arrêtait pour prendre eau.
Dans les conversations, on disait: la Voiture.
Il y eut donc une minute inoubliable quand, à la descente des grands chars à bancs qui mènent à la Chartreuse, on reconnut la Voiture dans la cour de l'auberge, à Saint-Laurent-du-Pont. M. Durosay, entrant subitement en des subtilités, hésita s'il convenait de s'approcher comme tout le monde de la Voiture, ou si la discrétion ne commandait pas que l'on demeurât à l'écart et profitât d'un instant favorable pour en demander la permission au propriétaire. Grandier l'arrêta au bras.
—Parler ainsi de but en blanc à un homme qui donne la main au roi de Sparte et s'affiche avec des hétaïres!
Mais M. Durosay, fort sérieux, tint au contraire à faire le bravache, et, le chapeau à la main, s'épongeant de l'autre le front, d'une attitude mi-déférente, mi-aisée, il aborda carrément ce monsieur qui, pour l'instant, se lavait les mains, fort maculées du maniement des rouages.
—Ma foi, monsieur, dit-il, votre merveilleux moyen de locomotion m'intéressant vivement en qualité de propriétaire et, à la fois, d'ami du progrès, je prends la liberté de me présenter à vous et de vous demander quelques petits renseignements.
Il se nomma, le sourire aux lèvres, toute la figure dilatée d'une vaste satisfaction.
—Parfaitement! parfaitement! faisait ce monsieur, regardant, plutôt que M. Durosay, la renaissante blancheur de sa main parmi la mousse du savon. Excusez-moi, je vous prie, et voyez tout d'abord que l'invention a l'avantage de vous entretenir en malpropreté.
Mais ayant aperçu madame Durosay sans doute lorgnée déjà parmi les beautés du balcon, il eut une subite vibration des cils, s'essuya vite, salua, et fut tout aménité et complaisance. Il dut se nommer quand M. Durosay eut achevé les présentations et, charmé de la compagnie d'une jeune femme, esquiva la démonstration du mécanisme de la voiture en conversant tout de suite aimablement et quasi de rien.
M. Godefroy Lureau-Vélin, ingénieur, à la tête d'une grande fortune, vivait à sa guise et en complète indépendance. Il avait beaucoup et longtemps voyagé, voyagerait sans doute encore. Cependant il commençait à se faire vieux, disait-il avec un sourire fin, il essaierait de se fixer. C'était dans ce but qu'il parcourait la province, à la recherche d'une terre qui lui plût.
—J'ai ce qu'il vous faut, fit sur-le-champ maître Durosay, notaire. La terre de Saint-Pont...
M. Godefroy Lureau-Vélin jeta un nouveau et rapide regard du côté de madame Durosay, et se passant la main tout le long de la barbe, prononça:
—Nous en reparlerons, monsieur, très volontiers.
—Bigre! fit, à part lui, Grandier qui se piquait de voir loin dans les choses, cependant que Septime levait sur le nouveau venu des yeux remplis d'étonnement, d'admiration et d'une immédiate et sourde haine incomprise.
Tout cela fut l'affaire d'une courte minute. On traversait un petit pont. Des groupes d'excursionnistes stationnaient le temps du relais.
—Avez-vous jamais fait la montée de la Grande-Chartreuse, au clair de lune? demanda M. Lureau-Vélin.
—Nous ne l'avons jamais faite.
En ce cas, M. Lureau-Vélin proposa d'attendre à Saint-Laurent la tombée de la nuit, ce qu'il n'eût pas eu la patience de faire sans l'aubaine d'une aimable compagnie, mais que, pour lui, il désirait ardemment, sachant la promenade incomparable.
—Au clair de lune! oh! oui, au clair de lune! s'écria madame Durosay un peu enfantine, battant des mains et découvrant la double rangée pure de ses dents.
Il fut aussitôt décidé que l'on abandonnerait les grands chars à bancs, dînerait au village même, et laisserait se lever la lune. La Chartreuse ne fermait ses portes à présent qu'à dix heures; on assisterait à l'office de nuit qui se dit à onze heures et demie, après avoir confié madame Durosay à l'hôtellerie des dames. Quant au retour, M. Lureau-Vélin ne voulut point qu'on y pensât; il se ferait un plaisir de ramener tout le monde en sa voiture, ce qui permettrait à M. Durosay d'en voir de près et étudier le fonctionnement.
Le jour s'acheva sans que l'on y prît seulement garde. M. Lureau-Vélin parlait avec une égale aisance de tout et à tous. Il s'initiait d'un coup au caractère, aux penchants et jusqu'aux manies de chacun; et les flattait incontinent par son dire expert et souple, ses connaissances variées, son prodigieux et prompt accommodement aux tempéraments les plus divers. Il conquit le docteur par son habileté et le reste de la société par un prestige d'homme supérieur. M. Durosay était anxieux de connaître la nature des liens qui l'unissaient à l'illustre musicien Saint-Saëns et à Sa Majesté le roi de Sparte. M. Lureau-Vélin le séduisit beaucoup plus que s'il avait dit: «Ce sont mes cousins», en avouant avec une adorable simplicité qu'il les connaissait par le pétrole. En toutes choses, il agissait avec une semblable bonhomie et cependant vous déconcertait.
M. Lureau-Vélin craignit pour sa machine les côtes par trop dures; on prit un break et l'on partit à la nuit noire.
Septime, gagné lui-même par certaines attentions particulières qu'ont rarement les hommes pour les très jeunes gens et par une façon que ce monsieur avait de vous prendre au sérieux, blottissait cependant avec plus de plaisir qu'à la conversation de M. Lureau-Vélin, contre la hanche et le bras de madame Durosay, l'exaspération de son amour, croissante depuis ces derniers jours.
Ils s'accordaient, à présent, tout ce qui, des caresses, n'en a pas la figure bien consacrée, tout ce qu'on s'imagine que l'on pourrait à la rigueur, se permettre sans s'aimer, tout ce qui peut encore dérouter une interprétation un peu douée de complaisance. Ils s'asseyaient infailliblement l'un contre l'autre et toléraient le contact immédiat et chaud de leurs personnes; ils se prenaient la main en toute occasion, en principe; et à défaut, se les laissaient errer voisines: une occasion était, par exemple, de proposer brusquement de jouer à la main chaude en en donnant aussitôt l'exemple, d'ailleurs jamais suivi; ou bien de lire les lignes de la main; le défaut d'une occasion, c'était de se rencontrer par hasard sous les châles et de demeurer ainsi, un doigt contre un doigt, immobiles et sans oser plus.
Mais, ce soir, une fièvre extraordinaire, ardente jusqu'à la douleur, animait l'âme et la chair de Septime. L'introduction, dans le petit groupe si formé à une consistance immuable, de cet homme important et nouveau, sans encore éveiller en lui la jalousie, qu'il ignorait, lui communiquait une sorte de hâte brûlante, de disposition à se jeter tête baissée dans le flot d'instincts qui l'assourdissait et enfin le voulait rouler dans son tourbillon plus fort que tout. Et sa nature, fortement ouverte au monde extérieur, recevait de ce nouveau personnage une force d'imitation confuse, mais qui le servait. La hardiesse contenue de ce monsieur; ce qu'on savait et devinait de sa vie galante, de sa puissance séductrice, et la belle politesse sous laquelle il habillait de simple bon ton toutes ses réserves précieuses, enfin, l'aise avec laquelle il se mouvait, en élégance, parmi les femmes et les hommes, causaient au jeune homme le mirage de sa propre personnalité qu'il eût désirée telle, et il s'augmentait véritablement de la vertu de ce reflet.
On mit pied à terre quand la lune parut. La côte était extrêmement rapide et les chevaux allaient au pas.
Mais le spectacle fut tout à coup inouï. La route serpentait dans la gorge que des pics feuillus, exagérés par l'ombre, dominaient, étranges et terribles. Les regards se perdaient, par une complaisance naturelle aux effets romantiques, parmi les déchiquetures des cimes sombres découpées sur une nuit de lumière. Une silhouette d'arbre, parfois, apportait sa familiarité reposante en ce beau jeu d'ombres du ciel et de la terre; et c'était subitement une percée immense où les yeux erraient dans la brume d'argent vaporeuse apparue comme un rideau divin pour une féerie nouvelle. En effet, d'autres monts surgissaient, d'assemblage fantastique, d'apparence irréelle, à cause de leur splendeur diverse et renouvelée à plaisir et à cause des jeux étonnants de la clarté lunaire sur les plans échelonnés, pour un résultat de séduction et d'angoisses et d'effarements.
Madame Durosay et Septime, un peu lents, marchaient en arrière, et la jeune femme, à chaque tournant de la route, ne pouvait retenir son petit cri. M. Lureau-Vélin parlait, de sa mâle voix mélodieuse, et il se plut à diriger les impressions qui eussent pu demeurer en la puérilité coutumière qu'ont les femmes au clair de lune. Il savait, par de justes comparaisons pittoresques, rendre sensible et élargir le spectacle, et surtout, après les expressions appropriées, garder de ces habiles silences qui prolongent l'écho des paroles. Il dit même des vers, car cet homme possédait tout; et la musique en demeurait durant qu'on avançait dans l'enchantement.
La jeune femme, prise au milieu de sa crise de sens, subissait un charme impersonnel; sa sensualité attendrie et les environs habituels de sa tendresse en profitaient, et à mesure que sa tête s'échauffait de visions, elle se désaltérait du doux visage muet de Septime qui, lui, ne voyait rien qu'à travers elle ou qu'elle à travers tout.
M. Lureau-Vélin éveillait le souvenir d'épisodes romanesques où se trouvaient justement mêlées des somptuosités de paysages; il évoquait de grands poètes, depuis Chateaubriand jusqu'à Loti. Et les aventures connues d'un René ou d'une petite Rarahu, se retraçaient dans l'imagination des amants simples, soutenues et avivées par le déroulement continu d'un décor harmonieux, et les pénétraient doucement et profondément, comme une nourriture idéalement appropriée à leurs appétits et à leur moment. Un tel penchant à l'abandon naturel, à la caresse instinctive, naissait de ces histoires, en cet extraordinaire milieu! Le cœur de Septime battait jusqu'à le contraindre de s'arrêter, par instants, en la montée. Elle souriait à tout, voulait baiser les feuillages et boire la jolie vapeur de lune. Un tronc d'arbre penché leur fit peur, parmi des roches obscures; ils se saisirent la main, et dans le prétexte du léger effroi, affolés tout à coup de la fraîche moiteur de leur visage, se donnèrent leur premier baiser. Sans un mot. Ils voulurent même, aussitôt après, faire entre eux comme si rien ne s'était passé, et, riant de leur peur, ils allèrent toucher l'arbre. Pourtant, dans l'instant de cet enfantillage, la face du monde et le sens de la vie étaient changés pour eux.
Brusquement, la lune haussée dans le ciel éclaira la profondeur de la gorge au-dessous du niveau de la route. Des brises momentanées y faisaient frissonner de petites feuilles d'argent pareilles à des miroirs aux alouettes sur les bords des gouffres. On découvrait les arbres par la cime et le trou noir immense semblait sans fond. C'était toute la féerie fantastique retournée. On relevait les yeux: non, les mêmes scènes grandioses se jouaient encore en haut. Et l'on restait suspendu sur ce ruban étroit et serpentant, entre ces deux emphases pittoresques où M. Lureau-Vélin jetait des vers d'Hugo répercutés de ciel en abîme.
Ce soir-là, les amants eussent accompli l'invraisemblable.
M. Lureau-Vélin décrivit par avance à madame Durosay la façon dont elle serait logée à l'hôtellerie des Dames. Il dit la qualité du lit, les images de piété appendues, le prie-Dieu; il eut même un tour charmant et discret pour annoncer les objets d'un plus familier usage. C'était à croire qu'il y eût couché lui-même. Il ne dit point quelle dame il y avait hospitalisée; mais il frappa lui-même à la porte et la sœur tourière eut, pour toute sa personne si comme il faut, un signe de reconnaissance.
À la Chartreuse même, en face, où l'on frappa après avoir dit adieu à madame Durosay, il s'informa près du frère portier de la santé du R. P. supérieur qu'il avait eu l'honneur d'approcher. Un religieux, muni d'une planchette de bois crasseux percée de petits trous numérotés, indiqua à ces messieurs leurs cellules et planta de petites fiches dans les trous correspondants.
Éveillerait-on ces messieurs pour l'office de nuit? Préféraient-ils attendre en se promenant dans la cour?
À peine avait-on fait dix pas dans cette cour de couvent, désormais inoubliable, que M. Lureau-Vélin, décidément en verve, aborda des sujets auxquels on était le plus éloigné de s'attendre. Les toits d'ardoise brillaient sous la lune, et le pignon du porche d'entrée piquait durement le ciel de ses arêtes de zinc. Le grand Som, dressé au delà des portes, recevait de Phœbé des caresses ambiguës. Cette nuit claire, improvisée après cette montée romanesque, et dans ce monastère célèbre et isolé, disposait les âmes à la méditation ou, du moins, les tournait à des impressions insolites. M. Durosay, lui-même, s'apprêtait à exalter la magnificence de la vie des pieux solitaires. Septime mêlait de la religiosité à sa passion. Grandier, qu'intriguait le nouveau compagnon, s'attendait à l'entendre encore débiter ici quelque intelligent à-propos.
—Pour moi, dit M. Lureau-Vélin, je vous avouerai, messieurs, que ce couvent si scrupuleusement masculin, accroupi vis-à-vis de ce mystérieux dépôt de dames, m'engagea toujours à des pensées érotiques.
Et, comme on souriait de l'image un peu paradoxale, il se hâta de l'éclaircir.
—Je ne sais si cette impression est personnelle et causée chez moi par une certaine analogie. Je fus élevé en un collège qui n'était séparé que par une étroite impasse d'un pensionnat de jeunes filles. Durant les études, nous entendions parfois chanter ces demoiselles, et il arrivait qu'aux récréations nous puissions confondre nos cris. Cette particularité même devint un jeu pour quelques-uns et, pour d'autres, une étrange volupté. Au milieu du jeu de balles ou d'une course de chars, on entendait un cri isolé auquel une voix plus aiguë, dehors les murs, répondait comme par hasard. Notre adolescence s'écoula dans cette atmosphère échauffée. Nous ne voyions nos petites voisines qu'en nos rêves, mais nous les y voyions extrêmement. Il y eut des nôtres qui en moururent; ce ne fut pas ceux qui escaladèrent les murailles et parvinrent à toucher les chères mignonnes d'à côté.
M. Durosay, choqué du ton de la conversation en un séjour qui lui semblait si respectable, eût donné quelque chose pour que le beau parleur au moins baissât la voix. La présence de sa femme à ce «dépôt de dames», l'eût même averti du propos un peu malencontreux, si l'auteur n'eût été M. Lureau-Vélin. Le docteur souriait. Le mot d'érotisme blessait Septime en son naissant amour.
M. Lureau-Vélin poursuivait, parmi des groupes d'étrangers, et dominant le délicat murmure de l'eau jaillissante d'un bassin:
—J'ai connu beaucoup une dame avec qui j'eus l'occasion d'échanger de l'enthousiasme au sujet de la Grande-Chartreuse dont elle paraissait raffoler. Je sus plus tard qu'elle y venait dix fois par an, passant deux et trois nuits à l'Hôtellerie des pieuses sœurs dont vous aperçûtes tout à l'heure la cornette. Je m'entêtai à savoir son secret, je le soupçonnai et l'obtins par une fausse confidence. Tous les moyens sont bons au psychologue! Messieurs, elle y goûtait, en des journées terribles et délicieuses, la présence enclose de tous ces hommes continents!
—Oh! fit M. Durosay.
—Cas amusant d'érotomanie mondaine, dit Grandier. Songez-vous, appuya-t-il, qu'il n'y a pas une réunion de personnes ayant dîné convenablement, et partant enclines à des passe-temps aimables, pas un cabinet garni de soupeurs un peu propres et de noceuses mal agrafées, pas un lieu où jouisse l'animal humain, qui ne soit pourvu du certain délice qui vient d'ici et qui, moralement, est l'œuvre de ces sévères pénitents... Ah! quel bon tour ce serait à toute la luxure du monde, de venir en belle ébriété, brandir ici les flacons jaunes, et dansant autour des cellules une sarabande effrénée! Je vois d'ici de roses fillettes pour qui le goût de la liqueur se confond avec celui du premier baiser, des femmes qui reçurent du flacon marqué au signe de la croix, la grâce efficace à l'étourdissement qu'il fallait; et tous les yeux des débauchés qui gardent la mémoire du beau reflet d'or inséparable de celle d'une épaule ou d'un sein qui s'étale!... «Grâces vous soient rendues, révérends Pères! Hosanna! au divin élixir!»
»Ah! je voudrais pénétrer dans l'esprit de celui de ces hommes chastes et réfléchis qui sait que, par lui, de la volupté se répand par le monde, et qui orne de cette idée sa solitude et son silence!...
—Le docteur Grandier, dit M. Durosay, a, de naissance, l'esprit pervers...
Grandier s'exclamait et M. Lureau-Vélin en même temps entamait le prélude d'une aventure scandaleuse, quand on vint avertir ces messieurs que l'office allait commencer.
On s'enfonça dans des couloirs indéfinis que la lueur de veilleuses, de loin en loin, éclairait d'un jour louche. La chapelle était complètement obscure; le jubé cachait la lampe du chœur; un prêtre, dans la tribune du public, avait allumé une petite bougie et lisait son bréviaire. Quelques personnes se soupçonnaient dans la pénombre.
Une cloche tinta. Une à une, à intervalles irréguliers, de lentes formes blanches apparurent au-dessous de la tribune, munies d'une petite lanterne. Elles disparaissaient derrière le jubé, et la double rangée des stalles dans le chœur se piquait alors d'une lumière encore aussitôt voilée par un écran de bois.
Après des minutes de silence, l'ensemble des voix s'élevait et les versets des psaumes s'égrenaient, monotones et singulièrement impressionnants, dans la nuit religieuse.
Septime tomba sur le prie-Dieu, harassé d'une fatigue morale et physique. Que de choses, mon Dieu! Et comme la vie se précipitait! À quoi songer? À son baiser? Il en avait le cœur encore tout disloqué. Ou à ceux qui allaient venir, à tout ce qui allait venir après, et qui l'effrayait en l'anéantissant de désirs? Ou bien à cet étrange nouveau venu dont la personne l'emplissait à la fois d'admiration et de répugnance, mais, en tout cas, le captivait jusqu'à ne pouvoir penser à quoi que ce fût que sa figure n'y fût mêlée? Il l'admirait homme fait, fort et beau, tel que lui-même souhaitait, espérait être. Ses connaissances, sa prodigieuse facilité le subjuguaient. Et en même temps, il subissait de ces connaissances et de cette facilité une sorte d'effarouchement mal expliqué. Il se rappelait le Faust de Goethe à cet endroit adorable et délicat que Gounod a passé, et où Marguerite entrant dans la chambre après le départ de Méphistophélès, qu'elle ignore, ne peut se retenir d'ouvrir la fenêtre, et chante comme pour purifier l'atmosphère. Il éprouvait au fond même de son instinct, un contact pénible de cette expérience si complète des hommes et des choses, et de cet esprit et de cette chair si parfaitement entretenus et dispos. Toute sa jeune fébrilité passionnée s'en indignait en quelque sorte. Et de plus, des nausées lui venaient de cette désinvolture à parler d'amour. Il se souvint de petits camarades qui mêlaient ce mot à des expressions ordurières. Ce monsieur, lui, le faisait sauter comme des osselets sur la main. N'était-ce pas une chose sainte et sacrée? M. Grandier lui-même, avait eu à ce propos une attitude qui ne concordait guère avec ses idées coutumières. Et il semblait au pauvre enfant que l'on avait, ce soir, piétiné son aimée, profané son culte. Il se prenait la tête à deux mains, courbé sur le prie-Dieu. L'aspect du lieu et la sévérité des prières influaient; les ressouvenirs de sa vie dévote remontaient à son âme en un tumulte confus. Il crut qu'il éprouvait le besoin d'expier la profanation du cher objet. Il s'enfonçait la paume des mains sur les yeux, se provoquait à une douleur rédemptrice, eût voulu sentir les larmes jaillir et l'inonder et laver autour de lui le sol, les gens et les choses.
Il releva ses yeux attristés, et, dans la pénombre qui paraissait moins obscure, les laissa reposer sur le jubé où des peintures se devinaient, sans qu'on en pût distinguer les formes. Pourquoi ces toiles indiscernables l'intriguaient-elles? Il n'en avait aucune conscience. Était-ce la pénitence singulière qu'il s'était imposée? Demeurer là, immobile et sans pensée, devant cette œuvre inconnue, jusqu'à ce qu'il en eût recréé le sujet? C'était absurde et tyrannique. Cependant, il recréait malgré lui. Mais infailliblement des formes naissaient de l'ombre; des lignes s'incurvaient, se joignaient, s'harmonisaient; quelque chose de vivant, d'extraordinairement vivant allait sortir de ce demi-songe. Quand la figure s'anima, il faillit s'écrier; se boucha les yeux; ramena ses mains sur les paupières. C'était sa figure, à elle, à la chérie, à l'aimée; mais sa figure transformée, remaniée et comme modelée à nouveau par quelque artiste sceptique et aimablement terrifiant, à la façon des conversations de ces messieurs. Elle était souriante et jolie, mais ses yeux étincelaient d'un éclat inaccoutumé; et le comble était qu'elle laissait voir son corps et l'indiquait presque, de son petit air mutin. Et c'était lui qui venait de faire surgir cela, petit à petit, de son regard lentement promené sur la toile sombre!
Cette figure, ainsi, était contenue en lui, avec ses traits amusants et toute cette chair découverte! Il l'ignorait totalement, ne l'avait jamais imaginée. Cela était nouveau, absolument nouveau après les phases de son amour. Il en eut un grand tressaillement, une forte surprise douloureuse hérissée de petits aiguillons voluptueux. Il trouvait cette image horrible et était par elle irrésistiblement attiré. Il crut tout à coup avoir découvert qu'il la détestait, qu'il la haïssait à lui cracher à la face, et était porté vers elle par le goût pressenti de petites morsures, de petites absorptions goulues de tout elle. Il ne pouvait plus s'abstraire de cette image, il appelait toutes les mains sur ses yeux, et en même temps les écartait d'un geste brutal. Il retourna au panneau du triptyque. Rien ne s'effaçait, et il commençait d'être suspendu et haletant, dans la crainte que cela s'effaçât. Oui, oui, là, c'était bien sa tête avec ses cheveux noirs, qu'elle relevait d'un bras, défaisant l'ordre de ses bandeaux reposés. Il voulait lui dire:
«Pourquoi défaites-vous ces bandeaux avec quoi nous avons coutume de vous trouver si belle, d'une beauté retenue, de la beauté d'une lumière que l'on contient, que l'on tamise au travers du charme discret d'une étoffe légère?...» Et il disait malgré lui: «Je sais, je sais pourquoi tu défais ces bandeaux; il faut que tu sois ainsi, désordonnée et de la folie plein toi! moi-même je te veux ainsi, il ne me déplairait pas même que tu fusses un peu laide; que ta voix se fît tout à coup vulgaire à m'écorcher, et que je vinsse à remarquer quelque chose de répugnant en tes gestes! J'aime ça! j'aime ça! je te mords ainsi! Continue, va, n'aie pas peur de devenir cette autre qui naît de toi, que je sens tout à fait toi cependant!» Il suivait le bras relevé. «Son bras! son bras!» répétait-il. Il ne l'avait jamais découvert au delà du coude; il ignorait son épaule et s'étonnait de l'imaginer d'un coup, si nettement. Son attrait passionné l'avait jusque-là aveuglé sur les détails de la chair. La vue de ce bras ombré et de cette épaule l'étouffait. Il comprenait le regard étrange que prenait la figure et ce sourire familier et ennemi, semblait-il, où une singulière expression d'égoïsme se lisait, que sa morale religieuse lui faisait juger atroce, en ce moment de fanatisme. Mais le reste du corps demeurait invisible. Un voile insoulevable le couvrait jusqu'à la gorge, et l'autre bras en tenait le bord en un signe de promesse continue de l'écarter, sans l'écarter jamais. Et l'on eût juré que les yeux et la bouche racontassent tout ce corps. C'était un murmure confidentiel et effronté qu'il écoutait comme la révélation d'un oracle ou d'un Dieu. Des mots qu'il ne prononçait jamais, dont l'articulation ne sonnait même pas en la part auditive de ses plus libres songeries, lui étaient soufflés à l'oreille et lui évoquaient ce corps, presque inconnu, de la femme, cet objet de la plus inqualifiable épouvante à l'imagination forte des hommes sensuels et vierges. Il répétait les mots qui désignaient. Il regardait le geste immobile de la main au bord du voile. C'était l'offre incessante d'une seconde de ciel, avec la mort et l'enfer. Il acceptait avec ivresse. «Si je vois, pensait-il, assurément je ne pourrai le supporter; je sens que ça va être trop fort...» Les mots, toujours, vibraient avec une précision hallucinante; et l'affolement venait de ce qu'ils sortaient des lèvres de l'image cynique qui se promettait en se décrivant peu à peu.
La récitation monotone des psaumes tomba; des instants de silence succédèrent: tous les Chartreux, à genoux, méditaient sans doute ou adoraient.
Septime releva les yeux, secoua la tête; et, comme au sortir d'un cauchemar, voulut en reconstruire les diverses péripéties. Il écarquilla les yeux vers le triptyque, s'efforça de distinguer décidément. Aberration! On ne voyait rien absolument, que le cadre et de l'ombre. Mais alors, brusquement, s'établit en sa pensée la confrontation de la véritable image de l'aimée avec l'apparition récente qui l'avait, tout le temps de sa durée, dévoré au point de ne pas laisser persister l'idée qu'elle subsistait peut-être encore quelque part, toujours suave, inviolée, tendrement enchanteresse. Oh! il était temps de faire cesser le malentendu, la monstrueuse confusion. Il avait indignement prêté les traits adorés à cette hallucination luxurieuse que les conversations légères de ces messieurs avaient probablement provoquée. Mais il demeurait là-bas, parmi la pure nuit étoilée, dans la cellule blanche, le cher être d'amour dont le délice était d'effleurer l'épaule, seulement des cheveux, en penchant la tête, comme l'apôtre Jean à Jésus, et de sentir le souffle reposant. Il dirigea sa pensée vers cette cellule; et il s'amusait d'abord d'en frôler la porte avec des baisers; et il rougit, fut presque honteux d'en forcer l'entrée même imaginairement; il osait à peine lever les yeux vers la couche, souriant enfantinement de son pieux sacrilège.
Dans la candeur totale de la cellule et du lit, ce fut l'image impudique encore qui parut. Il eut peur de revoir la figure; mais il se vautra sur ce corps étalé parmi les draps purs.
M. Grandier lui toucha du doigt l'épaule.
—Jeune homme, il est temps de nous aller coucher.
—Ces bons pères, disait M. Lureau-Vélin, sont un peu lambins en leurs affaires de nuit.
On éveilla M. Durosay qui dormait sur sa chaise.
Septime se leva, l'air stupide. Alors seulement lui vint la pensée qu'en ce lieu saint, il n'avait même pas prié. Ce léger choc brisa sa rêverie. Il suivit ses compagnons par les corridors infinis et sombres. Et dans ce répit de la première heure de luxure, il songeait avec tristesse à la volupté de cette prière d'autrefois qui le fuyait... Il la regretta comme une chère parente morte, dont le souvenir tout à coup vous étreint. On se perdit dans ces couloirs tous pareils; on s'éternisait. Le chagrin montait à la gorge de Septime, sans qu'il en sût au juste la raison. Quoi? pour la douceur puérile de ces oraisons désormais impossibles? pour cette câlinerie énervante de l'abîmement en Dieu? Il regardait ces messieurs, M. Lureau-Vélin et M. Grandier, surtout, dont la virilité se passait de ces sortes d'épanchements.
Mais aussi quel navrement suintait de ces longs murs dénudés qui, avec leurs portes étiquetées et closes et les petits Christs appendus, ressemblaient aux rues souterraines d'une nécropole! Chaque porte était celle d'un caveau. Quels morts anonymes reposaient là dedans? M. Lureau-Vélin, tenant un bout de bougie, promenait parmi tout cela sa tournure élégante et la grâce alerte de ses réflexions. Et l'impression de tristesse en était accrue par l'idée que l'on avait de cette grande paix violée et d'un contraste choquant. La nuit et les précédentes heures fiévreuses exaltaient toute imagination. Septime voulut que ces mots fussent toutes les douces choses de son enfance, de son adolescence, perdues, et qu'il piétinait à la suite de ces mâles impies et en prononçant des phrases légères. Il voulait se retenir; ne plus avancer, même retourner en arrière; revenir à cette chapelle où tout, aux pieds divins, se retrouverait peut-être. M. Lureau-Vélin disait la sorte de gilet de soie qu'il portait pour se préserver de l'humidité quand il visitait des catacombes... À Rome, une jeune femme s'était reposée sur un petit tas d'ossements qui, en craquant, avait laissé jaillir une espèce de glu que l'on peut enlever même d'une étoffe de crépon par un mélange... etc. Et ces messieurs, tout en souriant, s'approchaient pour écouter la recette inattendue. Septime marchait sur leurs ombres dansantes, à la lueur pâlotte de la bougie. Non! non! on ne revient pas en arrière! Adieu! adieu! petits morts bien clos en vos cellules étiquetées; joies naïves, et tendresses surtout, éperdues tendresses d'adolescence, par l'ignorance encore de la rudesse de vivre; embrassements de la divinité familière ou des cous maternels, adieu! adieu!
Le temps d'autres choses semblait venu. Quelles? Ah! qui l'eût pu dire? C'était la sensation confuse de l'irrémédiable, c'était noir comme l'enfoncée profonde du grand corridor, devant soi, où le lumignon clignotait aux mains de ces personnes expertes et savantes, elles, sans doute, et qui devisaient de tout sur un ton badin.
Ce fut encore sur un mot plaisant que l'on se quitta devant les cellules enfin retrouvées: on y faisait allusion à la solitude volontaire, à la femme dont l'idée, ici, prenait une tournure paradoxale; à l'amour, dont on ne pouvait décidément parler, sans rire, d'un certain rire de vaurien, de garnement en goût de canaillerie. La gorge de Septime se serra durant qu'il donnait la main à ces gens aisés, et refermant sur soi la porte, les sanglots d'un coup l'étouffèrent, et il tomba sur le lit, pleurant sans nulle honte, toutes les larmes de son cœur.
Car il lui semblait qu'il n'aimait plus, que cela aussi était en allé et mort avec le reste des choses puériles... Tout à l'heure, il avait dû passer devant le sépulcre de son amour, parmi tous les autres, dans cet alignement funèbre que l'on vieillissait d'années à parcourir. S'il avait bien regardé, il aurait déchiffré un nom sur la porte, reconnu une figure peut-être, cette figure adorée qu'il s'efforçait en vain de reconstituer pour l'embrasser comme autrefois, imaginairement, et de tendresse seulement, de cette spéciale tendresse qui la laissait, sous les baisers, si divine, si belle. Ne la retrouverait-il donc jamais plus? Parmi ses larmes, il évoquait avec un acharnement de désespéré, une minute encore, une minute de cette adoration muette, respectueuse et délicieusement anéantissante, aux pieds de l'être qui est tout. Mais la femme qui avait été, pour lui, cela à la suite de Dieu, se refusait, comme la prière; n'apparaissait plus que morte, pauvre chose chérie et passée dont la mémoire n'appelle que les larmes et larmes vaines! Il se roulait sur le lit dur; se tordait, emmêlé dans ce deuil. Il retrouva quelque chose de son passé; ce fut d'appeler enfantinement, en des termes presque de poupée, la figure bien-aimée. Il la voulait amadouer en la prenant par parties, quasi par bribes; s'adressait à un de ses yeux qui l'avait, le plus de fois, tendrement regardé; appelait son nez chéri, sa bouche à l'instant où elle prononçait telle parole qu'il savait bien, etc., etc. Quels hommes, dans les crises d'amour, n'ont pas recouru à de pareils enfantillages? Et par bribes menues, par parties, membre à membre, plus vite que ses appels, se reconstituait la créature d'amour, l'Aphrodite, radieuse d'impudeur, divinement attirante, qui semblait tout contenir, et qui, présente, éclipsait le reste des choses.
Il cessa de pleurer dès qu'il l'eut revue; oublia qu'il avait souhaité autre chose en cette noire traversée des corridors. Folie! qu'y avait-il au monde, hormis cette chair! La vue seule de ce bras eût consolé tous les misérables. Et il défaillait à la seule représentation de son sein nu! Et il s'enhardissait à présent, la voulait découvrir presque toute; retournait à la cellule blanche de l'hôtellerie, au lit où elle avait l'air de l'attendre, lui ouvrait ses bras, lui donnait ses beaux seins tendus et l'assommait tout à coup de quelque chose d'inouï.
XVIII
On éprouva de l'embarras à écrire à M. de Prébendes.
L'abbé ayant manifesté l'intention de venir, sur l'invitation pressante qui d'ailleurs lui en avait été faite, on ne pouvait manquer de soutenir son bon mouvement, bien que personne ne se souciât de le voir achevé. Jamais épithètes gracieuses ne furent prodiguées à un membre du clergé, en si grand nombre qu'il fut fait pour ce cher abbé durant les quelques jours qu'on négligea de lui répondre. «Il faut écrire à l'abbé», soupirait quelqu'un. «Ce bon abbé! cet excellent abbé! ce vénérable homme! ce savant homme! ce digne prélat!» même avait été jusqu'à dire M. Durosay, à la suite des exclamations de tout le monde. Septime fit observer que la prélature était une dignité considérable que l'abbé n'avait point. «Il la mérite, assurément; elle lui pend au nez; cet homme-là ira loin...—Il viendra jusqu'ici, fit le docteur.—Eh! qu'il vienne donc, parbleu! Dis, çà, bellotte, as-tu une tasse de café pour monsieur l'abbé?—Et qui lui annonce que son lit est fait?» Ici, tout le monde froissait sa serviette et se dispersait en chantonnant, les uns l'opérette de la veille, les autres celle d'il y a vingt-cinq ans, qui se trouvaient parfois être la même.
L'infinité des soins prescrits par le docteur tenait madame Durosay de longues heures à sa toilette, et tout le reste de la journée étant occupé au dehors, c'était dans les quelques minutes de répit entre ces opérations diverses, qu'elle faisait sa correspondance. Dès en ouvrant les yeux, elle aperçut l'écritoire et essaya de lier quelques idées pour l'abbé, dans la moiteur de pensée du réveil.
«Monsieur l'abbé... cher monsieur l'abbé.» «Suis-je sotte! je ne sais même pas comment dire! Ah! çà, qu'est-ce que je dis quand je lui broche un petit mot pour l'inviter à dîner? et que lui racontai-je autrefois quand il fit son voyage de Rome?» Elle s'étira, s'allongea, rejeta le drap qui la couvrait trop chaudement, et demeura un instant inerte, toute idée enfuie. L'heure délicieuse seulement l'imprégnait. Il ne venait aucun bruit que le chant des oiseaux en liesse dans les acacias du jardin. La chambre était plongée dans l'ombre, mais au travers des rideaux transperçait cette lueur, qu'on sent être le plein soleil, la belle éblouissante lumière des matins d'été. D'un geste, elle pouvait faire entrer cette joie matinale qui sent si bon, qui semble apporter tout le paysage avec soi, où il y a de la montagne, des cyclamens et de la fraîcheur d'eau. Elle aimait aller à la fenêtre qu'elle entr'ouvrait, et se laisser aveugler les yeux un moment, puis les baigner dans la vapeur d'argent qui s'élevait de la terre ou du lac, et revenir au lit, à demi découverte, une fois les moiteurs évaporées, se laisser caresser par la petite brise, s'imaginant que par une grande chaleur elle se couchait, la peau nue, sur de l'herbe humide.
Elle oubliait déjà qu'elle avait fait cela d'abord par soumission aux conseils du docteur, et presque en riant de l'étrangeté du précepte. «C'est par une simplification des vieilles lois nécessitées par l'embarras de la vie moderne, formulait-il, que l'on vous ordonne le bain dans cet élément unique, dans l'eau. Nous sommes faits pour nous baigner dans toute la nature; nous avons autant besoin du rayon du soleil, de l'air chargé de l'haleine des plantes, de la terre même sur notre peau que de cette cruche de liquide que l'on vous fait répandre le matin.» Et il disait à la jeune femme, improvisant des subtilités: «Il faut épier chaque flatterie éprouvée par le moyen de ces choses; c'est de la vie qui vous pénètre. Vous iriez tous les jours à l'établissement thermal si l'on vous disait que les eaux vous en sont bonnes, et vous ne taririez pas à nous raconter par le menu le bien-être que vous en ressentiriez. Je vous ordonne l'établissement thermal le meilleur du monde, où l'on prend les eaux universelles. Il est partout, ouvert à toute heure. Vous le fréquentez dans la chaleur du lit, quand, à force d'aise, de légers frissons vous courent comme des caresses, et lorsque vous mirant dans votre glace vous vous sentez de la beauté. Les miroirs sont sains, ils ont éveillé le sang appauvri de beaucoup de petites vierges qui s'étiolaient; et, lorsque, aux repas, un joli rire vous secoue, vous ébranlant la tête jusqu'à penser un court instant la perdre, et même lorsque l'heure silencieuse du soir vous donne à croire que vous allez pleurer, jeune femme, enfant, vous êtes encore à l'établissement qui guérit, et je vous écouterai tout le temps qu'il vous plaira de ne pas tarir à me raconter les heureux effets que vous en aurez éprouvés.»
Elle en avait éprouvé de si heureux qu'elle avait eu garde de les dire. Elle avait pu même brûler l'ordonnance et continuer d'en accomplir les prescriptions, par cœur et fidèlement.
Ainsi, ce matin, elle s'attardait avant le lever, prolongeant avec une complaisance infinie un moment délicieux, habile déjà à savourer, goutte à goutte, chaque minute heureuse. Elle hésitait à donner entrée à ce jour qu'elle sentait si souriant au dehors et elle promenait les yeux doucement par toute la pénombre comme sur de la mollesse épandue.
Pourquoi ne pas se débarrasser tout de suite de cette lettre? Elle y voyait tout juste assez pour griffonner; elle atteignit l'écritoire:
«Monsieur l'abbé,
»Votre grand enfant nous avertit de l'heureuse intention que vous avez...» Elle aperçut qu'elle était découverte et rabattit brusquement le drap, «que vous avez de nous venir trouver au plus tôt. Ai-je besoin de vous dire combien nous avons applaudi à un tel projet? Nous ne l'osions pas espérer réalisable à cause de la santé de notre vénérable curé doyen, que nous savons, hélas! bien fragile...»
Elle écrivait penchée sur le côté, le petit buvard appuyé à demi sur l'oreiller, à demi sur la poitrine; et du va-et-vient du bras nu qui allait puiser l'encre et du mouvement de son sein à chaque gros soupir qu'elle poussait en cherchant ses mots, montait son parfum de femme qu'elle-même respirait. Et elle se mit tout à coup à rougir à cause de cette lettre à l'abbé, écrite en cette atmosphère, et qui en garderait peut-être un relent. Elle jeta feuille et plume et s'enfonça tout entière sous le drap, comme surprise à mal faire, jusqu'à temps que fut passée sa rougeur. Elle sourit là-dessous ou de son enfantillage ou de la singularité qu'avait en effet la façon d'écrire à l'abbé. Mais la rougeur ne diminuait point, ni l'enfantillage, car, toute pelotonnée sur elle-même, ayant rencontré son genou tout près de ses lèvres, ne lui plut-il pas de l'embrasser, à plusieurs reprises? Et elle rejeta vite hors du lit sa jolie tête moite et colorée où ses yeux d'un brillant adorable et indéfinissable avaient du gamin, du vaurien, de la folie, de la bonté ou de l'amoureuse. D'un bond, elle fut sur une chaise et, telle quelle, continua la lettre commencée:
«Hélas, bien fragile... Il faut s'attendre à tant de surprises de la part de ces existences si mobiles et si délicates. Il est vrai que nous pouvons précisément avoir une amélioration passagère qui nous permettrait de jouir quelques instants de votre présence. J'espère au moins que c'est votre amitié et non l'inquiétude qui vous presse. Il ne faudrait pas vous mettre le moins du monde en peine de votre cher élève. Figurez-vous que je me plais à lui répéter que je suis ici monsieur l'abbé en personne. C'est un peu bien présomptueux de ma part de prétendre exercer cet intérim, mais vous êtes trop aimable pour même penser que je ne le mérite pas un peu... au moins pour un temps de vacances. Je ne crois pas parvenir à empêcher votre pupille d'avoir un regret de vous, mais il m'accorde toute la docilité qui vous serait due, et je m'efforce d'être aussi sévère et exigeante que vous, ce qui est vous dire combien lui et moi avons de mal, cher et bon précepteur?...
«Nous avons fait la connaissance d'un monsieur... »
Elle ne put encore supporter de s'apercevoir si nue, par l'entre-bâillement de la chemise de nuit durant qu'elle écrivait à l'abbé: elle laissa encore une fois la petite feuille de papier mauve, et courut mettre un peignoir pour ouvrir les rideaux.
Le jour venu, elle oublia complètement l'abbé, tout entière à l'emploi qu'on allait faire aujourd'hui de ce soleil splendide, de ces appels au dehors qui venaient par la voix des oiseaux et les bruits lointains de la villa éveillée... Toute sa jeunesse et sa beauté lui bourdonnaient aux oreilles; elle entr'ouvrit seulement la porte-fenêtre sur le balcon, et là, penchée contre l'étroite ouverture où la fraîcheur de l'air se faufilait, elle eut cet instant unique aux jolis êtres qui sentent tout un beau jour à eux et le baisent avant que d'en jouir, comme se baisent paisiblement et pieusement les amants dans la minute où ils goûtent l'avant-goût des caresses. L'attrait extraordinaire de l'expansion joyeuse qu'appelait cette journée la saisit avec tant de violence qu'elle eut envie de sauter, de battre des mains dans sa chambre, comme une enfant.
Elle courut au tub, se sentant le besoin soudain de s'étourdir par l'eau, de barboter et d'être remuée, fouettée à vif. Passé le petit tressaillement sous l'eau ruisselante aux épaules, elle ne pouvait plus se retirer de la vasque où elle se donnait elle-même cette pluie bienheureuse. Elle s'accoutumait à regarder, à présent, dans la haute psyché, son corps ressuscité sous l'ondée. Les premiers temps du traitement, elle jetait des serviettes sur les miroirs, et encore aujourd'hui, elle refusait d'être aidée par sa femme de chambre, de tels soins physiques dépassant la conception de la vieille Catherine qui n'allait point jusqu'à comprendre que l'on pût se mettre à l'eau toute nue. Mais peu à peu, avec les mille perlettes d'eau pure dégringolant le long du corps, s'écoulait dans la vasque cette puérile terreur de soi, cette peur chrétienne de la chair. Doucement, les jeux divers de ces brillotements argentés, pendant l'extrême bien-être physique, lui faisaient prendre sympathie à ses formes, quasiment en jouant; et, n'y trouvant, en vérité, rien d'affreux, il se créait entre elle et sa beauté d'aimables relations familières.
Elle se prit à aimer ses bras qu'elle soulevait au-dessus de la nuque en pressant l'éponge. Ils étaient pleins et d'une blancheur parfaite que l'ombre encadrée de la tête et les deux nids obscurs des aisselles rendaient plus éclatante et plus expressive. Elle s'amusait à en suivre, nonchalamment, la ligne sinueuse et jolie et s'ingéniait, d'instinct, à ce que son geste fût gracieux. Elle soutenait et pressait, d'une main, la masse épaisse de sa chevelure, et de l'autre s'arrosait les épaules.
Elle eut le goût de sa peau qu'elle surveilla jusqu'à la minutie, lui voulant un grain impeccable, et se souriant, malgré elle, lorsqu'elle promenait au hasard le bout de ses doigts sur la surface infailliblement satinée. Mais sa gorge fut sa plus chère amie. Elle s'en occupait avec une complaisance qui la faisait parfois se taquiner elle-même cependant pour sa futilité. Quand elle mirait ses deux seins remplis chaque nouveau jour de sa vitalité remontante, elle ne pouvait se tenir d'être fière, et elle se satisfaisait, en quittant le miroir, du lent balancement de ses hanches.
Le seul plaisir de sa grâce la tenait ainsi, et elle retirait de se plaire une secrète joie si bonne, qu'enroulée, au sortir du tub, en son peignoir de bain, ou repelotonnée sur elle-même au lit, elle demeurait les yeux clos, quelquefois fort longtemps, savourant en elle quelque chose d'assez imprécis, et qui était tout simplement l'ivresse naturelle et magnifique qu'a une femme d'être belle au milieu d'une atmosphère heureuse.
Ce fut à l'issue d'un de ces repos, que la jeune femme entr'ouvrant ses yeux humides de la douceur du rêve, réaperçut sur la petite table le carré de papier mauve et les quelques lignes interrompues que sa main avait jetées et abandonnées là. Ses yeux aussitôt s'élargirent et se fixèrent dans le vide comme il arrive lorsque se présente une de ces contradictions insolubles et plutôt flairées par l'instinct que saisies par l'intelligence. Un singulier mélange se fit en ses impressions et il lui parut que toutes choses, jusqu'à la lumière du jour, en étaient ternies. Elle n'allait pas jusqu'à se représenter la signification de ce papier, ce qui lui eût permis peut-être, ou d'en faire fi délibérément ou de concilier les oppositions qu'elle éprouvait. Elle en était simplement incommodée, désagréablement affectée. Ce bout de papier mauve prenait tout à coup des proportions encombrantes; elle eût donné beaucoup pour pouvoir souffler dessus, le voir s'envoler, disparaître à jamais.
Et elle se voyait, dans son demi-songe, soufflant à s'époumoner du côté de la petite table. Mais ce carré de papier était posé à plat sur une feuille de buvard, y semblait collé; elle soufflait encore: le papier se soulevait; il quittait le buvard, il tombait en voletant très gauchement; et filant brusquement, s'abattait vers la fenêtre; un petit coup de vent: il est parti. Enfin! elle est toute seule avec les choses qui la flattent et la caressent; elle va pouvoir aller, venir, quitter son peignoir, se laisser baiser la peau par les petits souffles tièdes, étaler ses cheveux... On frappe. C'est Catherine qui dit à travers la porte: «Madame, c'est une lettre qui vient de tomber par la fenêtre de Madame.—Ah! c'est bon, entrez donc, Catherine, et mettez-la sur la petite table.» Non, non, ce papier mauve ne sortirait pas de là. Déchiré, brûlé, il le faudrait regriffonner. Plié en quatre, mis sous enveloppe, jeté à la poste, il ramènerait de Néans quelque autre paperasse avec l'écriture de l'abbé, sinon l'abbé lui-même. Il y avait là quelque chose dont ce carré de papier mauve n'était qu'un misérable simulacre et qui ne fuirait par la fenêtre ou par toute autre issue que pour être ramassé et rapporté par quelque serviteur vigilant.
Elle fut prise d'un mouvement de colère, de cette révolte qu'excite la brisure faite à une harmonie, l'entrave apportée à l'amplitude caressante d'un sentiment, l'épine malencontreuse au pied de qui court de tout son élan. Elle se redressa vivement, sauta du lit; elle laissa tomber son peignoir pelucheux où elle s'était recroquevillée, en prit un de flanelle qu'elle se jeta seulement sur les épaules, et ainsi toute chaude d'émotion, s'assit à la petite table, se pencha sur la lettre de papier mauve qu'elle enserra d'une sorte de cage faite de toute sa personne, de toute sa féminité épanouie. Ses cheveux dénoués en partie, frôlaient le papier, son bras nu et parfumé s'y appuyait, son sein même se posait sur le nom de l'abbé, et son souffle emplissait et saturait cette cloche voluptueuse où la jeune femme achevait la lettre invitante et polie, semblait vouloir asphyxier de toute sa rage passionnée tout ce qui, de près ou de loin, ferait obstacle à sa joie de vivre.