Le Médecin des Dames de Néans
XIX
M. Lureau-Vélin ayant vu les pieds sous la table reçut la confirmation de sa perspicacité. Il se flatta de la main la barbe, de cet air qu'il avait, de se caresser tout entier. On eût dit que, pour s'être laissé toucher, la jeune femme était plus désirable et jolie.
On dînait dans les jardins de la Villa-des-Fleurs. M. Durosay avait pensé être plus agréable à l'aimable homme qui l'avait ramené de la Grande-Chartreuse, en l'invitant dans ce milieu élégant. Des petites tables étaient disposées dehors, ornées de cyclamens mêlés de roses, et des bougies aux petits abat-jour de couleur répandaient de tendres lueurs diverses sur les visages et les gorges à demi découvertes des femmes. Les hommes, en smoking, gras et les joues rasées, souriaient à leurs compagnes ou aux mets. Il était charmant de voir un coude nu s'appuyer un court instant sur la nappe, et une main tapoter les cheveux en faisant scintiller les brillants. On chuchotait; de clairs rires de femmes éclataient tout à coup. Il y avait une discrète ivresse voletante parmi les petits souffles frais de la nuit, et des phalènes venaient aux bougies se brûler les ailes.
Madame Durosay portait un costume de foulard de soie bleu pâle ouvert en carré; deux ailettes de jais composaient sa coiffure, et ses bras étaient nus jusqu'au coude. Elle avait une façon de porter ses bandeaux en négligence, qui la mettait à part des femmes les plus jolies; mais sa simplicité et son bonheur l'ornaient mieux que tout le reste.
«Voici un petit gredin, pensa M. Lureau-Vélin en glissant un regard du côté du jeune homme, qui ne me paraît pas marcher sur des épines.»
La conversation s'engagea assez banale et M. Lureau-Vélin lui-même y eût éprouvé de la gêne, comme il arrive en présence de personnes occupées à un autre endroit, s'il n'eût découvert en la figure du docteur Grandier de quoi s'étonner, ce qui ne lui était pas commun. Et, tandis que l'entretien végétait jusqu'à se soutenir par l'énumération des vertus de M. l'abbé de Prébendes—que l'on attendait au train de minuit quarante—les esprits se divertirent de psychologie.
M. Grandier était à ce moment sur son champ de bataille et dans l'imminence d'une victoire qui s'attardait en escarmouches un peu énervantes à la longue, ainsi qu'il apparaissait au certain rictus de sa lèvre et au grésillement de sa prunelle incendiaire. Parfois, cependant, trouvait-il du charme à ces temporisations. Il avait tantôt un redressement hautain et volontaire du buste, et tantôt un complaisant sourire; il semblait paternel et tour à tour un maître, un tyran. Même, il se défendait mal d'une emphase apparente aux lignes de son visage: c'était lorsqu'il gonflait l'idylle, selon sa marotte, jusqu'à l'imaginer une humanité réduite et ployée en sa main. Et il y croyait jouer le rôle de l'intelligence, qui, parmi les instincts, trie, dirige, hâte et donne aux œuvres une forme et un sens. D'instincts épars et perdus, ou zigzaguant en directions contradictoires, il composait, il harmonisait une marche à l'amour. Et chaque minute en rythmait le pas, chaque bouffée de ce soir d'été imprégné du parfum des fleurs et des femmes, en soutenait le lent mouvement berceur, enjôleur et irrésistible, et l'aise éparse de cette heure de souper, les voix heureuses, les rires, en étaient le véritable chant qui lui venait éclater aux oreilles en large fanfare.
Il s'oubliait trop pour que son masque demeurât impénétrable à un habile homme. Mais on éprouvait une telle surprise à le traverser que M. Lureau-Vélin, tout blasé qu'il fût de la comédie humaine, en faillit pousser une exclamation. Que diable le satané bonhomme venait-il faire en cet épisode galant, à moins qu'il n'y éprouvât un intérêt sénile? Néanmoins, pour ce que la chose avait de pittoresque, il valait la peine que l'on en suivît les péripéties.
Il ne déplut pas à Esculape de recevoir l'interrogation mentale de M. Lureau-Vélin, et il arriva ce qui n'est pas rare dans la plupart des réunions où l'on cause: par-dessous la conversation anodine, un dialogue s'établit entre les esprits de ces messieurs, durant que madame Durosay et Septime s'épanchaient à leur manière et que M. Durosay était de cœur avec tous.
—Mon cher monsieur, pensait Esculape tout en lâchant un aphorisme au sujet du clergé contemporain, vous me voyez attelé à une besogne plaisante et redoutable, qui mérite votre assentiment et la rigueur des lois. La position que nous occupons donc l'un et l'autre vis-à-vis des hommes nous permet de causer...
—Je ne sais, interrompait M. Lureau-Vélin, si l'envie que j'ai de vous jeter de l'eau bénite me vient de parler de tous ces pieux personnages; mais la qualité de votre air bénévole, mon bon docteur, m'en donne la démangeaison...
—Dieu lui-même, au contraire, monsieur, dut faire un peu la figure qu'en ce moment vous me voyez, lorsqu'il coucha l'homme et la femme sur l'herbe molle et leur enseigna les caresses, car il concevait également le plaisir d'amour et la grande quantité de larmes qui seraient par ce moyen répandues; cependant Dieu souriait...
—À la façon d'un vieux monsieur!
—Impertinent et oisif gentleman! soupira Esculape, que n'accomplîtes-vous jamais un ouvrage pour apprendre combien malaisément les parties vous donnent l'agrément de leur beau jeu régulier. Le sourire divin fut purement philosophique, en même temps qu'il était l'escompte d'une joie un peu lente à échoir: donnez-vous donc la peine de voir le mal que j'ai.
Ils observèrent les amants durant que l'entretien roulait à la dévotion de Néans et que l'évocation de mademoiselle Hubertine la Hotte comblait d'hilarité M. Lureau-Vélin.
Les yeux de Septime, à ces soupers dans les jardins, reflétaient avec une netteté parfaite les féeries étonnantes et variées qui se jouaient en son âme. Sa gracieuse inexpérience y transformait toutes choses, rien de réel absolument ne paraissait en ces tableaux divers, toute image y subissait la transposition merveilleuse qui est l'œuvre ordinaire des cerveaux adolescents.
—C'est beau comme du Dante, faisait M. Grandier.
—Est-on tout de même nigaud à cet âge!... et que j'y voudrais être, pensait M. Lureau-Vélin.
On voyait le pauvre enfant rougir et pâlir tour à tour, sans aucun propos apparent. Il avait eu du mal à avaler son potage, la gorge serrée, la main tremblante. Son regard se noyait tout à coup, puis demeurait suspendu comme une épave lamentable. Les bras nus l'attiraient et le repoussaient, apeuré. L'éblouissement passé, il était fort vexé de cette émotion et se roidissait contre, se voulait et se croyait chaque jour aguerri, maudissait chaque nouvelle faiblesse, enviait ces beaux messieurs, aux cheveux partagés du front à la nuque, imperturbables et sereins parmi cet apprêt, ces odeurs et ces gorges de dames, lui accoutumé aux fades atmosphères, aux mœurs simples et aux gens vêtus. Puis on le sentait renoncer à tout effort, envoyer toute contenance au diable, caresser sa rêverie, l'alimenter par la vue de la chair et se lancer corps et âme en sa débauche imaginaire.
—Saperlipopette! s'écriait in petto M. Lureau-Vélin qui lorgnait la jeune femme à la dérobée, que voici donc un plongeon en quelque chose de ragoûtant!
—Ah! monsieur! soupirait Esculape, cependant qu'il narrait d'un ton un peu traînant les phases pittoresques de la sciatique chez mademoiselle Hubertine, monsieur! quel sublime spectacle qu'une belle chair qui émeut. C'est une musique pour moi, que la vie qui va, rythmiquement, selon l'ordre. Je m'en vais dans la rue regarder les gens qui se portent bien, comme vous allez vous autres au concert ou à l'Opéra. Le corps doit répandre le désir comme la corde vibrante l'enchantement et la fleur le parfum... Le corps...
—Eh! parbleu! j'en connais un qui ne manque pas à sa mission.
—Aïe! aïe! grimaçait le masque de Grandier, tout ne va pas si bien!... Nos mœurs sont d'un effet désobligeant pour l'esthétique et l'éthique qui en découle. Je vous parlais de cette première heure biblique; elle eût été tout à fait désastreuse pour nous si elle se fût un peu longtemps prolongée sans l'intervention de ce diable de serpent. Le Seigneur, voyez-vous, était trop comme il faut; d'abord, c'était, évidemment, un «Monsieur prêtre» selon l'expression de mes pieuses clientes, qui ne donna, d'un ton réservé, que des indications sommaires et une impulsion, passez-moi le mot, tant soit peu jésuitique. Au fond, voyez-vous, il n'y tenait pas, et le beau corps d'Ève pourrait encore aujourd'hui répandre d'infinis désirs dans le vide infini. Le bel ouvrage en vérité! Ne me parlez pas d'infini, c'est un mot tout à fait creux, c'est la marotte des cervelles misérables; rien n'a de beauté que ce qui se limite et je veux voir les désirs aboutir, même en s'échouant. Ce génial Satan nous sauva en nous enseignant la vie bourgeoise, le trantran un brin terre à terre, mais qui a du bon à l'usage. Aussi, je vous demande pourquoi faire aujourd'hui nos petits bons Dieux vis-à-vis de notre progéniture, quand le bon Dieu lui-même manifesta de la maladresse? Dès que nos rejetons ont besoin de manger, nous leur donnons des nourrices que nous choisissons saines et de belle venue, et plus tard des marchands de soupe renommés; quand nous sentons qu'ils vont penser, nous nous ruinons à leur fournir des moules tout faits qui les garantissent de tout écart. Mais, quand il s'agit de ce à quoi nous devons d'être papas, et eux d'avoir envie de l'être, de ceci, reconnaissez que nous ne prononçâmes jamais le nom en face des chers petits et que nous nous bandâmes les yeux toutes les fois qu'ils parurent y prendre goût. Allez, petits, sautez et donnez de l'avant!—mais en cachette! Que tout nous vienne de ce qui vous concerne: vos opinions politiques ou vos prouesses à bicyclette—hormis cela! parce que, savez-vous bien, cela seul est grave, et que ce n'est guère qu'en cela que l'on court sérieusement le risque de se casser le cou et de s'empoisonner le cœur! Petits, nous nous en lavons les mains!
»Eh bien, voilà qui est répugnant et me révolte, mon cher monsieur. J'ai la vocation d'être un pasteur d'amoureux et de les conduire au pacage... Mais regardez-moi donc ceux-ci qui s'abîment les escarpins en compagnie, et ne se sont pas seulement jusqu'ici pris à bras le corps dans les coins, quand monsieur l'abbé arrive à minuit quarante!
—Le fait est que cet abbé va être bien importun, opinait M. Lureau-Vélin, frôlant de sa barbe soyeuse l'épaule de madame Durosay, à qui il versait du champagne.
Et justement toute la table s'attristait à la pensée du cher abbé dont on ne pouvait faire autrement que de parler, cependant. Fut-ce ce commun déplaisir qui unit un moment les regards de madame Durosay et de M. Lureau-Vélin? Septime, qui le vit, en reçut un coup de fouet qu'il crut sentir sur tout le corps, le lacérer, le cuire, le croisillonner de longues minces déchirures d'où il ne se fût pas étonné de voir sourdre le sang en petits ruisselets chauds.
Le malheureux, depuis la nuit terrible de la Chartreuse, n'avait pas recouvré la paix. Son cœur était étouffé; il perdait la conscience d'aimer; il avait des effrois en regardant la jeune femme. Un lien pourtant l'attachait à elle, spécialement, uniquement, qui l'eût retenu d'éparpiller sur d'autres chairs la sourde angoisse affamée qu'il avait; mais il éprouvait moins l'extraordinaire jouissance de cette sorte d'isolement du monde en compagnie d'un seul être qui est tout, qui vaut tout, et de cette illusion d'un privilège inouï, qu'a l'amoureux sentimental. Il y avait moins d'intimité en ses soupirs, moins de limitation en ses aspirations confuses, et, vaguement, il éprouvait que son ardeur pouvait dépasser son idole, et il voyait plutôt son ardeur que son idole tandis qu'auparavant son cœur s'absorbait et se perdait tout entier dans l'aimée.
Mais il éprouvait par le moyen de M. Lureau-Vélin une secousse si violente qu'il se retrouvait subitement dans son premier état extasié et farouche, idolâtre d'un unique objet d'amour. De l'alternance des phases luxurieuses ou sentimentales, un équilibre enfin s'établissait, un peu d'ordre naissait, sans doute de ce besoin de défense contre les menaces extérieures; et, roidissant ses poings, il se sentait devenir homme et il voulait cette femme à lui et il se jurait de l'avoir.
—Bravo! petit, hardi donc! voulait lui souffler Esculape à qui rien n'échappait du manège; et il enrageait de lui faire entendre l'heure menaçante. Minuit quarante! minuit quarante! Ah! ça, dépêchons-nous!
«Damné bonhomme! pensait M. Lureau-Vélin. La nécessité, je vous demande, d'embourber jusqu'au cou ce petit en une affaire si périlleuse!»
Et M. Grandier, prenant sa figure de bon pasteur, regardait Septime.
—Mon cher enfant, j'accepte de te mener jusqu'au bout de ce chemin aimable et épineux. Il est vrai que tu eusses éprouvé beaucoup moins d'embarras à quelque initiation grossière d'où je te vois revenir tout rouge, honteux et les lèvres amères de ce dégoût que tu allais te mettre à verser, dans la suite, comme tes pareils imbéciles, sur l'amour. Je t'entends parmi de pédants blancs-becs, me narrer tes nausées et ta façon d'user de la femme comme d'un chiffon de bas emploi, t'épuiser à avilir le contact à quoi tu dois ta seule extase, et jusque même mépriser la pauvresse pour avoir éprouvé le plaisir que tu allais chercher toi-même; à moins qu'aussi bien tu ne lui gardes rancune pour n'avoir pas trouvé en toi suffisant prétexte à pâmoison.
Aussi, j'aime mieux que tu te donnes beaucoup de mal, que tu brûles de la fièvre et pâlisses de tous les tourments d'un grand amour. Chaque petite torture te juche ton amour un degré plus haut. Dusses-tu en avoir le vertige et te faire mal en tombant, je m'en moque; mais l'essentiel est que, même meurtri, tu gardes la mémoire d'un haut amour, et que, de cet amour, tu bénisses et vénères tout, entends-tu bien? aussi bien le ravissement de l'abandon moral que l'ivresse du tressaillement physique; que tu reviennes de ces deux transports avec l'idée qu'ils sont également saints, que tu les embrasses avec un égal attendrissement dans ton souvenir: ils sont toute la beauté du monde. Tu pourras pleurer de ta chute; mais tu ne seras ni de ces grincheux à haines, ni de ces dédaigneux à nausées: le mal n'est qu'en ces gens maladroits ou mal faits.
On en était aux sorbets et M. Lureau-Vélin ayant repris la direction de la conversation lui donnait un attrait en la maintenant avec une discrète habileté sur la singularité des mœurs. Il désignait un jeune enseigne de vaisseau de la marine russe qui dînait dans le voisinage de cocottes célèbres, avec des jeunes filles élevées aux «Oiseaux» et des personnes d'une décence renommée, et qui était de Nijni-Novgorod où les demoiselles de bonne famille, après le bal, loin de réintégrer le domicile sous l'aile de leurs mamans, s'en vont au bras du danseur choisi, jouer à cache-cache dans la campagne, ou à tel jeu que bon leur semble. Et M. Lureau-Vélin considérait aux lèvres sanguines et pures de madame Durosay le mince filet de lait glacé qu'il eût été délicieux d'y boire.
«Ah! çà, mais saperlotte! grommela dans sa barbe Esculape, si cet homme-là se met à reluquer de ce côté, je ne suis pas dans le cas de faire évader mes tourtereaux avant d'avoir vu le nez de monsieur de Prébendes qui a la dimension de les tenir écartés... Ah! monsieur Lureau, cela n'est pas gentil, j'avais compté sur vous!... Ils sont si bien à point...»
Et il dit tout haut, comme le dîner s'achevait:
—Septime, ne croyez-vous pas prudent de ne vous pas présenter à l'arrivée de l'abbé qui ne sera point charmé de vous trouver dehors à une heure aussi avancée? Monsieur Durosay et moi suffirons peut-être à lui faire honneur... à moins que madame...
—Oh! non! fit madame Durosay, ce serait vraiment un peu tard, je rentrerai.
Septime sentit son cœur bondir; il eut une pâleur soudaine et se cramponna à la table. Rentrer ce soir avec elle, c'était tout son désir, toute sa volonté même. On lui eût offert les royaumes du monde, il eût répondu: «J'aime mieux rentrer ce soir avec elle.» Et on lui disait: «Septime, rentrez»; et elle semblait lui dire: «Septime, rentrons!» Et il ne pouvait pas. Tout son être était cloué sur place; une étrange paralysie le tenait immobile, et déjà il cherchait des raisons pour ne pas rentrer ce soir avec elle.
Grandier comprit qu'il ne l'avait jamais tant désirée et que la passion la plus éperdue valait, seule, cette abstention timide, et il insistait, tout en conversant, de temps en temps, par un mot.
Septime levait des yeux affolés sur la jeune femme et il ne recevait de toute sa personne que le coup de massue qui anéantit. C'était à l'intérieur du coude, et parmi la blancheur des bras, le léger nuage bistré coupé d'un ou deux sillons bleus dont le baiser possible lui brûlait les lèvres; c'était son cou, sa nuque, et le peu de cette chair de gorge apparente, prometteuse d'épouvantables délices dont la seule représentation le mettait presque en défaillance; sa bouche enfin; et puis, elle, elle, en tout cela; la troublante idée d'une personnalité d'élection, de l'être entre tous, image fragile et vacillante, tantôt consumée par le feu de la chair, tantôt revivante dans les flammes mêmes de la luxure pour un ravissement vraiment trop aigu pour la terre.
M. Durosay, inopinément, apporta un appoint:
—Je gage, dit-il, que monsieur Lureau-Vélin oublie que nous avons à causer affaires...
—Vous avez perdu, car j'y songeais tout juste, dit effrontément M. Lureau-Vélin qui continuait de se délecter des lèvres de madame Durosay.
À ce moment, M. Grandier, qui ne redoutait pas les entreprises excentriques, résolut d'implorer le galant pour ses petites fins immédiates et pressantes.
—Aidez-moi, cher monsieur, signifiait son coup d'œil, à jeter incontinent la petite femme qui vous fournit tant d'agrément, dans les bras de ce jeune homme embarrassé qui en mourra d'envie un peu plus tôt que vous.
L'aimable dilettante trouva tant de goût à la tournure des choses qu'il ne refusa pas d'y prêter la main.
—Maître Durosay, dit-il, si Madame persiste en son intention de nous quitter, et qu'il ne lui manque point de cavalier, je serai donc à vous et à vos descriptions de Touraine jusqu'au train de monsieur l'abbé.
—Voulez-vous, madame, que je sois votre cavalier? dit Septime, pâle comme un mort.
XX
Aix-les-Bains, août 189 ...
À Monsieur de Jallais, conseiller général à Candes (Maine-et-Loire).
«Mon cher papa,
»Nous avons eu une aventure bien extraordinaire que je ne sais trop par quel bout prendre pour te la faire entendre comme il faut. Du reste, tout devient extraordinaire ici et il n'est que trop vrai, comme le dit le docteur en se frottant les mains, je ne sais pourquoi, que l'on ne se reconnaît plus.
»Monsieur l'abbé est arrivé de Néans fort agité. D'abord, on ne comprend pas qu'il ait quitté Néans, bien qu'on l'ait invité de venir à plusieurs reprises. Nous étions bien loin de penser qu'il pourrait abandonner la paroisse en des mains aussi peu vaillantes que celles de monsieur le curé. Je sais que pour toi, mon cher papa, la question est assez futile, et que, bien que tu sois au mieux avec ces messieurs, tu ne croirais pas dépérir si ta paroisse manquait de desservant. Cette question nous a beaucoup préoccupés d'autant qu'on ne sait pas du tout quelle mouche a piqué M. de Prébendes. Mais à coup sûr une mouche l'a piqué, pour venir aussi inopinément en une ville d'eau où rien n'est fait pour lui, enfin qui n'est point du tout son milieu et où il ne trouvera de confrère que le précepteur de l'autre petit jeune homme dont je fais à présent le pendant.
»Monsieur l'abbé ne pouvant aller au Casino qui est trop élégant et où il y a beaucoup de ces personnes dont la présence fait toujours que la société est mêlée, nous nous privons du plaisir d'y aller pour celui de rester avec monsieur l'abbé. Il est d'une activité que nous ne lui avons jamais connue; il ne peut supporter de rester tranquille; on dirait que la villa lui brûle les pieds. M. Durosay et le docteur n'arrivent pas à fumer jusqu'au bout leur pipe, parce qu'il faut combiner des excursions; et peu s'en faut que je ne me voie forcé de te demander une bicyclette, car il paraît que j'ai besoin de me mouvoir encore plus que le reste de notre monde. Rassure-toi, je n'y ai point le goût. Mais si cela continue, on fera retomber madame Durosay dans ses faiblesses, et l'on voit bien que monsieur l'abbé a toujours vis-à-vis des femmes la grille du confessionnal par-dessus ses lunettes, ce qui le porte à voir en elles plutôt le péché que ce qui les rend aimables... à moins que ce ne soit la même chose et qu'il y soit embarrassé; mais en tout cas, il ne les aime pas, lui, cela se voit: il n'aime pas madame Durosay depuis qu'elle se porte bien et qu'elle est beaucoup mieux sous tous les rapports... Et avec ça il se laisse conquérir par les belles façons d'un monsieur qui est souvent de notre société et dont, pour moi, je ne sais que penser.
»Mais je t'ai annoncé une aventure et je n'ai pas l'air d'y arriver. Si, papa, j'y vais. Ce monsieur l'abbé est donc si fiévreux et si peu ménager de la santé de madame Durosay qu'il voulait l'autre jour faire l'ascension du Revard d'où l'on a vue sur le Mont-Blanc et nous y entraîner tous. Heureusement que le docteur s'opposait à ce que nous fissions cette expédition à pied, car il faut quatre à cinq heures de marche, et il faut bien ne pas savoir ce que c'est qu'une femme pour vouloir lui imposer pareille fatigue. M. Durosay se souvenait justement d'avoir fait cette excursion en garçon. Je te souligne en garçon parce que cette expression fut le sujet de plaisanteries interminables de la part du bon docteur, qui a l'esprit fort libre, et gênait un peu monsieur l'abbé en même temps qu'il chatouillait agréablement la vanité de notre excellent hôte.
»Quant à madame Durosay, elle est, je t'assure, bien insensible à ce passé de garçon, quoi que fasse son mari pour lui en éveiller de la jalousie avec toutes sortes de petits sous-entendus du genre de ceux que tu appelles «égrillards», mon cher papa, quand tu es avec tes amis du conseil. Nous apprîmes, par-dessus le marché, que du temps que M. Durosay montait au Revard en garçon, les dames y montaient à dos de mulet. Le docteur est quelquefois méchant et va loin; tu ne t'imaginerais pas tout ce que cette particularité lui fournit de prétextes à plaisanteries poussées presque jusqu'au mauvais goût, sans doute, puisque monsieur l'abbé en était sur le point de rire et s'en alla.
»Il fut convenu que l'on monterait par le chemin de fer à crémaillère, M. Durosay voulant à toutes forces revoir son ancien chemin de mulets. On accepta après délibération de faire à pied la descente. C'est alors que le docteur se souvint que M. de Prébendes, qui faisait tant le brave, ne pouvait descendre seulement de la villa jusqu'à l'établissement des bains sans avoir un point de côté, et lui interdit formellement de redescendre à pied du mont Revard. Monsieur l'abbé, qui est excellent pour moi au point de s'inquiéter de ma personne outre mesure, fit tout à coup la mine d'un renard pris au piège; on lui dit qu'il faisait celle d'une maman que l'on sépare de son bébé: il ne fut pas plus consolé par la comparaison que je ne fus flatté moi-même de ce qui m'en revenait.
»Nous partîmes munis d'alpenstocks et la taille ceinte de courroies où étaient appendus les manteaux enroulés. Dans le wagon, les voyageurs munis simplement de billets d'aller et retour écarquillaient les yeux devant ce harnachement et quelqu'un prononça le nom de Tartarin qui avait de l'à-propos. Monsieur l'abbé trouva matière à apologue sur les moyens divers de gagner les altitudes célestes, et le docteur tourna en dérision les anciens qui étaient durs et difficiles puisqu'il devait y en avoir aujourd'hui de si aisés comme en toutes les locomotions. La conversation eût tourné à l'amertume si l'on ne se fût trouvé au sommet du mont Revard sans presque s'être aperçu du trajet.
»Nous vîmes le Mont-Blanc. Mais quelqu'un ayant parlé du nouvel observatoire que l'on vient d'y construire, il n'y eut qu'un mouvement pour se précipiter à la lunette et tâcher de distinguer sur la grande masse de neige ce petit point. N'ayant pu l'apercevoir, on ne fit que le regretter et on en oublia d'admirer le Mont-Blanc. Monsieur l'abbé, lui, installé sur une plate-forme circulaire où l'horizon est figuré au tracé rouge, voulait savoir le nom de tous les pics visibles et localiser les noms qu'il lisait, vallées, villes et villages, parfaitement inconnus, d'ailleurs, et calculer la distance jusqu'à des villes fort éloignées que l'on apercevrait peut-être si l'on était de tant de mètres plus haut. Je vis venir le moment où je devrais faire les opérations nécessaires à ces recherches, et tu m'excuseras, cher papa, d'avoir évité ce casse-tête.
»D'ailleurs, madame Durosay m'appelait pour voir la vallée du lac du Bourget et la ville d'Aix, et je t'avoue que j'allais m'écrier tant je trouvais joli ce lac et tout ce pays qu'enveloppait une brume légère; et je me serais fait moquer de moi, car tout le monde jugeait le coup d'œil raté, parce qu'il y avait justement à cette heure une course de bicycles sur la route de Chambéry, que l'on aurait fort bien pu suivre d'ici sans cette maudite brume; quelques personnes même, à ce que j'ai compris, étaient montées pour cela.
»De sorte que, au bout d'une demi-heure, tous ceux qui reprenaient le premier train étaient déjà réinstallés dans le petit wagon. Nous y conduisîmes monsieur l'abbé. Il regardait par la portière notre bel équipage, nos alpenstocks, nos manteaux enroulés, nos gourdes, avec mélancolie et inquiétude, puisque tu sais que M. de Prébendes est une mère pour moi. Il se préoccupait de tout puisqu'il crut s'apercevoir que madame Durosay avait perdu ses châles et ses fichus de laine. M. Grandier lui fit observer que c'était moi qui les portais, en ajoutant que si la galanterie disparaissait du reste du monde, on la retrouverait chez moi. Ces paroles qui ne sont pas la trouvaille la plus originale de M. Grandier sont authentiques, mon cher papa, et ne parurent point satisfaire monsieur l'abbé qui est rempli, te l'ai-je dit? d'arrière-pensées incompréhensibles. Pour moi, j'aime beaucoup porter les châles de madame Durosay qui sentent extrêmement bon. Le train partit; monsieur l'abbé nous cria: «Bonsoir! à tout à l'heure!» et continua de nous regarder par la portière, où nous n'aperçûmes bientôt plus que son nez qui paraissait long. Le fait est qu'il n'eut pas de chance, car il se trouva justement que madame Durosay épinglait à ce moment ses jupes assez relevées, pour n'être pas incommodée dans la marche, de manière à ne pas plus cacher ses jambes que sa bonne humeur, et monsieur l'abbé s'incommode de ces choses-là comme du feu. M. Grandier dit que toutes les belles choses sont bonnes; en ce cas, il n'y avait pas de mal à voir ces jambes qui, papa, sont très bien.
»Le plateau du mont Revard qu'il faut parcourir pendant une grande heure, avant d'atteindre le petit sentier en lacet de la descente, nous a beaucoup amusés, parce qu'avec tous les mamelons, c'est absolument des Montagnes russes. On escaladait les monticules en s'accrochant aux grandes feuilles de gentianes qui, quelquefois, cédaient et nous valaient des chutes bien divertissantes, et on descendait les pentes à grande vitesse en s'appuyant de tout son poids sur l'alpenstock servant de frein. Inutile de te dire que les souvenirs de la même excursion «en garçon» et des «dos de mulets» revinrent ici nécessairement, car tu as dû remarquer, papa, que rien n'est si recherché comme agrément que la scie.
»M. Durosay nous raconta des histoires terribles à propos des grands trous obscurs qui se trouvèrent presque sous nos pieds et inopinément, au milieu d'un bois de sapins très touffu. On y peut tomber avec une grande facilité et nous tremblions et commencions, dans ce bois, à être pris d'idées noires quand tout d'un coup, aussi ras à nos pieds, aussi inopiné que les trous obscurs, nous apparut le trou immense de la plaine d'Aix-les-Bains et du Lac, empli de lumière et dont l'autre bord était fait de la Dent-du-Chat, plus haute que nous qui, cependant, étions à quatorze cents mètres. C'était tout à fait magnifique et nous nous serions arrêtés à admirer, si madame Durosay ne s'était sentie ses belles jambes brisées par la vue du sentier en lacet qui dégringolait à angles si brefs et si à pic que le suivre paraissait impraticable. M. Durosay fut, pour la première fois de sa vie, je pense, appelé «téméraire», car il l'est bien peu. «Bellotte! Bellotte! disait-il, n'ayons pas peur et pressons-nous, car il ne faudrait pas être pris par la nuit!» Ne trouves-tu pas que c'est désagréable d'entendre appeler cette jeune femme qui est si jolie: Bellotte! Bellotte! outre qu'elle avait bien déjà assez peur, sans qu'on ajoutât la crainte de la nuit, dans un pareil endroit.
»En effet, le soleil descendait plus vite que nous et il disparut derrière la Dent-du-Chat. Je vis que M. Durosay, qui allait devant, mourait d'envie de raconter au docteur son équipée de «garçon». Mais le docteur, qui a des moments vraiment poétiques, tenait à nous faire la description du ciel où il voyait, disait-il, une armée de mercenaires en fureur, brandissant des torches à flammes verdâtres et allant mettre le feu à un voile immense et sacré, tout de pourpre, qui, en brûlant, laissait choir sur les incendiaires des amoncellements d'or et d'étonnantes cargaisons d'oranges sorties de vaisseaux éventrés qui écrasaient les guerriers et éteignaient leurs torches vertes. Puis il nous fit frissonner en nous montrant, en bas, le lac qui était d'un vert si triste, si lamentable qu'on eût dit un grand œil mort. Madame Durosay le pria de se taire, car rien ne l'impressionne comme ces idées-là. Les grandes scènes effrayantes du ciel s'enfonçaient dans la nuit et nous-mêmes commencions de pénétrer dans un bois de pins très sombre. Madame Durosay était très fatiguée; comme elle était tout près de s'affaisser, je lui donnai le bras et monsieur l'abbé eût été bien heureux de lire en ce moment dans mon cœur le plaisir que j'avais à soulager les faibles, car j'y ai tant de penchant sans doute que je suis certain maintenant qu'à seulement toucher quelqu'un de très fatigué, j'éprouve une émotion bienheureuse.
»Eh bien! mon cher papa, dans ce bois sombre, nous nous sommes perdus, si complètement perdus qu'il nous fut impossible d'avancer d'un pas de plus, étant tombés en des ravins qui n'étaient que des lits de torrent, où M. Durosay roula de vingt mètres sur le derrière en manière de pirogue. Nous crûmes que madame Durosay allait se trouver mal: le docteur lui fit respirer des sels et il était assez peu rassuré lui-même, car s'il ne dit pas de mots blessants à notre chef d'expédition, il ne se gêna pas de lui faire observer que nous avoir mis dans ce cas était imbécile. La nuit était complète, nous étions aux trois quarts de la descente et il ne nous restait de ressource que de remonter. Je ne sais si tu te fais une idée de ce que cette perspective pouvait être. Eh bien! ce qui nous toucha le plus, ce fut le sort de monsieur l'abbé en cette affaire, qui nous attendait à dîner à sept heures, qui ne nous reverrait pas de la nuit et nous croirait dans les précipices. Madame Durosay s'assit au bord du ravin et se mit à pleurer, ne trouva plus son mouchoir et voulut bien prendre le mien. Je t'assure que c'était une scène bien triste. Il y avait un peu de parfum en mon mouchoir; elle me dit: «Comme ça sent bon!» elle sourit et se releva. «En avant! s'écria-t-elle la première.—Elle n'aura jamais la force de remonter là-haut, dit assez penaud M. Durosay.—Elle y remonterait dix fois, dit M. Grandier.» Et nous revoilà dans la nuit, sur le chemin du Revard.
»J'aime mieux ne pas te parler de cette montée qui fut terrible et dura deux heures. Chacun était penché vers ses pieds de peur de les poser dans le vide; on s'apercevait à peine les uns les autres; on se faisait des appels continus, quoique l'on fût à deux pas; on disait: «Voici la lune...», «non elle se couvre», et «ce pauvre monsieur l'abbé, ce pauvre monsieur l'abbé!» Tout d'un coup, cependant, la lune se leva très claire et illumina le grand trou avec le Lac et Aix et toute cette profondeur nous effraya. Enfin, parvenus tout en haut, nous rendîmes grâces au ciel. À ce moment, les sons de l'orchestre de la Villa-des-Fleurs, où nous aurions dû être, nous atteignirent, pauvres naufragés, là-haut. Alors nous fûmes repris par la pensée de l'angoisse de ce pauvre monsieur l'abbé à qui cette musique de l'après-souper devait rappeler l'heure avancée, sans le moindre signal de nous. Nous nous précipitâmes dans le fameux bois de pins aux trous effrayants, plus pressés de rencontrer quelqu'un à dépêcher sur Aix que d'arriver nous-mêmes à un gîte. La lune, brouillant tout sous ces fourrés, nous faisait prendre les pins touffus et noirs pour des clairières ouvertes, et les véritables éclaircies pour des arbres épais; nous perdîmes notre chemin et nous nous perdîmes les uns les autres. Ce fut un désastre. Une heure se passa là-dessous et le supplice recommença sur les mamelons en montagnes russes, la lune obscurcie de nouveau, tous points de repère disparus. Nous étions dans un état d'esprit bien étrange quand nous atteignîmes les chalets qui servent là-haut de refuge, d'où nous envoyâmes vers l'abbé et où l'on nous fit à dîner.
»Eh bien! mon cher papa, tout ceci n'est rien auprès de ce qui arriva à la suite de ces péripéties et qui fait que tout, comme je te le disais en commençant cette lettre, est devenu extraordinaire dans notre vie d'ici, auparavant si tranquille. Encore ne t'en parlerais-je point, si monsieur l'abbé, avec son penchant à l'inquiétude, n'était sur le point de convertir en événements graves les choses du monde les plus simples. Figure-toi donc, mon cher papa, que lorsque M. Grandier qui avait pris la chambre la plus reculée des trois que l'on mit à notre disposition, se mit à ronfler et que M. Durosay qui avait, avec madame Durosay, la chambre contiguë à la mienne, commença à lui faire concurrence, je compris au vacarme retentissant dans tout le chalet, que je ne pourrais jamais fermer les yeux, d'autant plus que j'étais fort énervé par les événements de la journée. J'étais donc parfaitement éveillé et avais même assez peur de la tempête qui s'était élevée et soufflait à tout briser parmi des torrents de pluie, quand j'entendis des portes s'ouvrir, des voix dans le corridor, et reconnus qui? quoi? je te le donne en cent: la voix de monsieur l'abbé. Quelques minutes se passèrent; on frappa à ma porte. J'allai ouvrir naturellement, assez ému. Je n'aperçus même pas le triste état dans lequel était monsieur l'abbé et ne vis que la façon de me regarder et de s'éloigner de ma chambre où il me dit ne vouloir entrer pour rien au monde. «J'ai voulu seulement vous avertir que j'étais là, mon pauvre enfant! sous le même toit que vous... la Providence m'y a conduit en des moments où vous ne m'y attendiez pas... ses desseins sont impénétrables... Allez! allez!» Est-ce assez étrange? Je n'ai pu rien tirer de plus. En vérité, comme je te l'ai déjà marqué plusieurs fois, ce pauvre monsieur l'abbé n'a pas de chance, car sans compter qu'il était dans un état bien piteux, tout ruisselant comme si on venait de le retirer de l'eau, tout gringalet, sa soutane collée au corps, est-ce qu'il n'est pas arrivé juste à temps pour s'imaginer entendre dans ma chambre «des chuchotements, oui, des chuchotements... et même pis!» m'a-t-il dit le lendemain, et aussi quand il a frappé, un grand cri qui ne venait sûrement pas de moi! J'ai fait observer à ce pauvre monsieur l'abbé que, vu les angoisses qu'il avait éprouvées dans la soirée à notre sujet au point d'aller lui-même chercher un guide et de se faire conduire au Revard au beau milieu de la nuit et à travers la tempête, il avait pu fort bien continuer à ma porte à se forger des tourments auxquels il n'est que trop enclin. Papa, n'est-ce pas vraisemblable? Mon observation était-elle déplacée, comme il l'a trouvé? Je crois que non, surtout quand il s'agit de ménager la réputation d'une personne respectable, même en l'esprit d'un prêtre, qui cependant est un cul-de-sac, comme dit M. Grandier. Enfin, grâce à cette qualité professionnelle, ce soupçon n'est qu'entre monsieur l'abbé et moi, ce qui n'en est pas moins fort désagréable, d'autant plus que monsieur l'abbé se livre à des mortifications extraordinaires et publiques comme si le diable était à la maison, ce qui, tout en laissant à croire que son esprit est troublé, pourrait bien, à la longue, troubler celui des autres. Ce n'est pas tout, il veut retourner à Néans, ce qui serait, je suis sûr, un grand soulagement pour monsieur le curé doyen; et il veut m'emmener avec lui, malgré les instances que tout le monde fait pour me retenir et le bien que me produit le séjour d'Aix, d'après encore l'avis de tout le monde.
»Enfin, ce n'est pas à moi à apprécier les façons de monsieur l'abbé, mais je te dirai qu'il a voulu me faire faire une confession générale, toujours à propos de l'histoire du corridor. Je trouve que la ville d'Aix est mal propice à la confession et moins encore à la générale et je passe mes jours, à présent, à me défendre de cette opération. Enfin, je me suis avisé d'un expédient en lequel j'ai la plus grande foi. J'ai promis à monsieur l'abbé, puisque ma parole ne lui suffit pas, de te dire toute la vérité et de m'en rapporter à ton jugement sur l'opportunité de quitter Aix où je suis attaché par les plus aimables gens du monde, où l'on remarque que je prends des façons, où monsieur l'abbé lui-même affirme que je me dégourdis, enfin où je suis plus heureux que je n'ai été jamais.
»Je crois, mon cher papa, que voilà mon engagement accompli, que ma lettre ne contient rien qui ne soit exact et que tu es suffisamment informé pour te prononcer. J'attends ton jugement avec la plus parfaite soumission et suis respectueusement, mon cher papa,
»Ton fils dévoué
SEPTIME.»
XXI
Lorsqu'il l'avait ravie par de lentes caresses sur les bras, il lui disait:
—Mais, m'aimes-tu?
Elle l'enlaçait, et, lui pressant la nuque de la main, lui ramenait la bouche sur son épaule ou sur son sein. S'il insistait, elle le maintenait là, fortement, et elle lui soufflait, tout bas à l'oreille:
—Il ne faut pas parler!... Chut!... chut!...
Même elle ouvrait peu les yeux, ne l'avait jamais regardé en ces heures folles et bienheureuses. Et, après des instants d'inertie muette, elle lui prenait la main et se la promenait tout le long du bras jusqu'à ce qu'il recommençât de lui-même la caresse qu'elle aimait.
Comme il raffolait de ses bras, il s'éternisait en ces frôlements, les bras lui devenaient tout un monde, une longue Cythère enchantante et variée, garnie de reposoirs d'amour. Il lutinait l'intérieur de la main, du duvet de sa lèvre, qu'il mêlait après à celui d'or et d'ombre de l'avant-bras couleur de lait. La dépression du coude était l'oasis très chère, et par le reste, où la peau se faisait d'une tendresse extrême, il s'apprêtait progressivement à défaillir en haut, vers les retraits adorés.
—Je suis un peu fou, vois-tu; quand je t'aime comme cela, il me semble entendre tous mes os craquer et s'éparpiller dans la chair en petites brindilles toutes menues; oh! je t'aime, vois-tu!...
—Oui, petit fou! petit fou!... chut... chut!...
Il lui baisait les yeux clos:
—Regarde-moi! regarde-moi! je t'en prie!...
Et après lui avoir mangé les cheveux et mordu le visage, il revenait avec une insistance à ses lèvres immobilisées en une béatitude muette qu'il ignorait et qui l'effrayait un peu. C'était presque un sourire, découvrait une mince ligne blanche de dents et semblait clore quelque chose d'insaisissable comme de ces yeux entr'ouverts et qui pensent. Il épiait ce mince jour, au moins, sur elle, par quoi il voulait espérer que quelque chose de sa pensée fuirait peut-être... Il demeurait des minutes suspendu et aspirait dans son souffle l'illusion de la parole convoitée.
Elle élevait alors ses bras, et l'enfant regrimpait, éperdu, avec ses caresses toujours prêtes, à ces mâts d'amour, affolants.
Elle n'avait jamais parlé; il n'avait reçu d'elle que son étreinte, ses baisers et ses «chut! chut!» Dès l'heure d'amour, elle semblait ne plus le connaître et leurs transports étaient silencieux. Jamais elle ne l'avait appelé par son nom.
Elle était d'une grande imprudence; elle recevait en tout lieu, à tout instant du jour, les caresses de cette jeune fougue aveugle. Elle ne savait pas du tout garantir sa bouche de cette bouche toujours tendue; elle restait d'une parfaite tranquillité vis-à-vis de ce que le dehors pouvait pénétrer de l'intrigue. Il semblait qu'elle eût fait de sa personne une offrande complète et résignée au dieu d'amour. Une seule chose l'affectait: parler d'amour.
Cette nuit encore, dans sa chambre, à elle, où il se rendait en toute insouciance, en un de ces moments de répit des sens et d'attente sentimentale, il repassait les événements des journées précédentes; tant de choses graves en si peu de temps: sa vie nouée tout d'un coup; quelque chose d'irréparable survenu; et la romanesque intervention de l'abbé qui allait tout briser, de telle sorte qu'il n'aurait grandi que pour cet épanouissement,—car il sentait toute sa vie antérieure vaine, sotte, puérile, grotesque même jusqu'à ce jour—et que pour être aussitôt arraché, comme une plante vouée à la flétrissure dès le premier rayon de soleil. Il reconstituait cette invraisemblable aventure du Revard, dénouement fortuit d'une crise qui s'éternisait, échappait aux instincts, à la volonté même et tout à coup cédait à la vulgarité d'un événement matériel, presque tragique et presque bouffon, de la qualité des mobiles de vaudeville ou d'opérette.
Il se revoyait dans l'énervement de l'insomnie de la nuit, là-haut, dans le chalet du Revard. Comment, pourquoi a-t-il prononcé son nom, son petit nom, Annie, que personne, jamais, ne prononce à la maison? Il ne sait s'il l'a dit à haute voix ou bien seulement des lèvres, en un souffle, comme il le faisait quelquefois à part lui. Il a pu le prononcer à la façon d'un appel comme il arrive quand on souffre et que l'on sait qu'une femme est alors sitôt venue. Elle est venue! Elle! grand Dieu! À croire cela seulement possible, son cœur se fût brisé, et il ne sait même plus s'étonner. Tout est si inouï, si extraordinaire que tout ce qui serait logique et ordinaire n'a point lieu. L'approcher! la sentir! Elle s'approche et il l'étreint le plus simplement du monde. Sa bouche se perd parmi ses cheveux, ses yeux et ses lèvres. Elle est sans doute surprise et veut parler, tout bas au moins, n'ayant pas la force de s'éloigner de cette tendresse. Il étouffe ses mots, comme elle le fait à présent, à son tour, sous des baisers. Il croit répondre, il croit tout dire, pourvu que ce visage s'applique sur le sien, s'enfonce dans le sien. Il sent du bout des doigts inquiets la forte rondeur de l'épaule et la douceur infinie de la peau. Mais le voilà apeuré, tout à coup, du contact de la chair. L'odeur quasi inconnue l'en grise. Elle est penchée sur lui presque entière, ses pieds ayant glissé, et toute sa gorge lui pèse sur la poitrine et le brûle. Il essaie de saisir le délice de ce corps adoré; mais il ne serait pas plus épouvanté par la présence de Dieu. Et il demeure dans une inertie singulière.
Cet instant inoubliable pour la vie lui revenant à l'esprit, semble lui retirer tout le sang du corps; c'est encore l'étrange et maudite paralysie qu'il a connue dans l'allée de lavandes des Veulottes, un soir; mais ici, il la sent plus grave, et il se jure de mourir de honte s'il n'en sort pas plus virilement. Sa pensée ne peut rester sur cette minute aiguë, et il se reporte sans cesse aux préludes, avec une crainte toujours renouvelée d'en revenir là, et un acharnement cependant à en revenir là.
Là!...
Et c'était dans l'instant même de cette étreinte muette, incomplète, suspendue en l'attente ou en la peur de quelque chose qui devait dépasser tout, ravir ou tuer, qu'avait eu lieu l'apparition de l'abbé aussi inopinée qu'un coup de la Providence, aussi invraisemblable qu'un miracle, aussi burlesque qu'une caricature, une charge grotesque des facéties du hasard. Ah! Dieu de Dieu! la voix dans le corridor qu'avait couverte un moment le petit bruit des baisers, la tempête extérieure et le ronflement dans les chambres voisines, cette voix soudain reconnue, et les petits tapotements à la porte!
Le cri qu'elle n'avait pu retenir en s'enfuyant, et, à lui, sa confusion en allant ouvrir, et le coup de fouet qu'il s'était senti se donner à lui-même en voulant surtout, ne pas dire à l'abbé d'entrer, et en lui disant immédiatement: «Mais, monsieur l'abbé, entrez donc!» Que s'étaient-ils dit dans le corridor, en face du garçon d'hôtel qui avait innocemment désigné la chambre du jeune homme que l'abbé voulait savoir vivant avant seulement de s'en aller sécher? Septime entendait à peine les paroles qui venaient de l'apparition. Ce corps menu jusqu'à l'inimaginable, ce chapeau fondu sous la pluie, tout cet aspect de pauvre chat tiré de l'eau, cette odeur de chose mouillée, et un sens vague de paraboles flottantes autour de cela, était si fantastique et si puissant par le contraste avec la minute précédente, que le malheureux enfant faisait effort pour se dire comme on fait dans les cauchemars: «Ah! ah! mais je rêve! je rêve, ah! çà, vous imaginez-vous que je crois à ce qui arrive?»
Mais renvoyé à sa chambre par l'abbé, il retrouve le parfum de la jeune femme et, dès la première bouffée, il est ressaisi; il se moque de tout ce qui n'est pas cela. Il baise le bord du lit où elle s'est appuyée, où le poids de son corps a laissé une dépression apparente; il se met à genoux et reste la tête enfouie dans ce creux qu'elle a fait.
Il pense qu'elle doit être bien tourmentée de ce qui est arrivé, de l'entretien du corridor, du cri qu'elle a poussé... Il faut la tranquilliser, lui dire qu'il n'y a rien. Il va à la porte. Ces messieurs ronflent toujours. Il passe doucement la main sur le bois. Elle a entendu: la voici. Ah! pauvre chérie, dans quel état elle doit être? Il la croit demi-morte d'effroi; il s'apprête à la soutenir, à la faire asseoir; il s'agenouille devant elle, et il lui mentira tendrement...
Elle aperçoit de la lumière et court vers la bougie pour la souffler. Ah! mais non! il n'a plus d'allumettes, et si elle se trouve mal, si l'on a besoin de quelque chose!... Il la prévient, se pose devant la bougie. Il prend la main que la jeune femme ne sait où mettre pour écarter sur tout elle le jupon qu'elle s'est jeté sur les épaules.
—Vous avez eu bien peur?
—Oh! soufflez donc la bougie!
—Dites-moi que ça va mieux! Savez-vous que l'abbé?...
—Comme me voilà faite!... Voulez-vous bien éteindre!
Elle lui souffle par-dessus l'épaule. Il commence à rire. Elle rit aussi; se met à faire du vent avec un coin du jupon, puis avec deux coins qu'elle balance comme deux grandes ailes. Il lui souffle à son tour dans la figure, et bat des ailes en parodiant son agitation. Bientôt, elle s'amuse à lui souffler dans la figure plutôt que du côté de la bougie. «Chut! chut!» font-ils tantôt l'un, tantôt l'autre. Elle lui a pris les mains; il en fait autant en manière de jeu. Et cette attitude a tant d'avantages qu'il la garde à pousser la partie plus avant, jusqu'à ce que leurs souffles unis s'entendent à éteindre la lumière, dans le moment même que M. l'abbé, séché et mis au lit, adressait au ciel ses prières purificatrices.
«Ainsi, pensait Septime, toutes les choses, sans doute, vont leur train où elles doivent aller, malgré que quelques-uns, sur le chemin, les poussent ou les embarrassent; car voilà un instant de badinage qui a mené plus loin que n'ont pu faire mes heures de plus vif amour ou les oraisons de monsieur l'abbé!»
C'était la première fois qu'il liait deux idées depuis l'extraordinaire aventure, et il s'étonnait de le pouvoir faire précisément dans les bras de l'objet de son trouble. Jusqu'alors la griserie ne l'avait pas quitté, et, à la réflexion, il en voyait parfaitement la brume aveuglante autour du moindre de ses actes. Il n'aperçut point la forfanterie aussi sotte que naturelle dont il n'avait pu se défendre en écrivant à son père au lendemain de sa première heure d'amour. À la vérité, il avait éprouvé un plaisir à être contraint d'en écrire à quelqu'un; il en eût écrit à n'importe qui. Mais il s'apercevait bien que le méchef de l'abbé lui était d'une choquante indifférence. Il était à l'heure folle où l'on joue de tout. Advienne que pourra! j'aime! j'aime! Qu'importe demain? puisque aujourd'hui est d'amour! Eh! que crève le monde après ce baiser!
Elle le reprit, de ses gestes de chatte, et réengloutit sa pensée dans l'ivresse qui se répandait d'elle. Il jouit terriblement de son amour menacé; cette sorte d'espace béant à la place d'un lendemain languide de caresses, donna à son ravissement une intensité aiguë. Ces deux bras, se disait-il, se referment sur moi comme un tombeau... il n'y a plus rien, plus rien au monde que cette minute de paradis. Et il croyait sentir son être se centupler pour une inimaginable extase, durant la douce perte de sa conscience alarmée.
Il avait de naïves surprises, chaque réveil, que cela durât encore. Ce qu'il faisait lui semblait si énorme, si insolite, qu'il ne concevait pas un instant que cela pût se perpétuer impunément. Il y avait une allure assez chevaleresque en son inexpérience, car il comptait payer de sa vie, pour le moins, son extraordinaire témérité. Et la rupture, par le fait de l'abbé, lui semblait misérable au prix de telle autre qui la précéderait sans nul doute.
—Nous vivons! nous vivons! lui disait-il tout à coup, je te baise et on ne vient pas; il ne tonne pas; la maison ne s'est pas effondrée!... Alors ça va être pour tout à l'heure... dans combien de temps? Toi, combien crois-tu?... Et après; c'est le creux, c'est le rien, pas? Qu'est-ce que ça me fait, de n'être plus, si tu n'es plus; on nous tuera tous deux; oh! tous deux, ensemble, comme cela, dis? Qu'est-ce que ça fait?
Elle lui fermait la bouche, ne voulant pas entendre parler de ces choses, et devant l'insistance de cette manie mortuaire d'amoureux éperdu, elle entr'ouvrait parfois ses yeux au fond desquels un peu d'effroi glacé et de répugnance apparaissait pour ces visions qu'il évoquait, lui, avec une si jolie insouciance sereine. Comme une Vénus tout nouvellement issue des eaux, elle était la vie radieuse, éprise de beauté, de plaisir et d'amour. Lui il était l'amour.
Et il mêlait des enfantillages pleins de gaieté à la tournure tragique de son esprit. Il jouait à cent petites choses puériles gracieusement accolées aux caresses amoureuses; un reste d'enfance qui venait embaumer, enguirlander ses premières heures viriles. Il voulait, par exemple, qu'elle s'assît et, qu'agenouillé devant elle, il lui baisât les genoux à cause d'une envie qu'il avait eue, tout petit, vis-à-vis d'une dame jolie comme elle, et qui lui faisait dire sa prière.
Chose curieuse: autant elle avait de mignardises en ses façons de la vie coutumière, autant elle était grave en ces heures d'intimité passionnée. Elle ne riait point; elle gardait le spécial sourire découvrant comme une pure raie de lait entre les lèvres animées, et demeurait volontiers inerte, au repos, ondulant seulement ses bras comme des serpents lascifs.
Il la trouvait trop belle, en effet, pour le suivre en ses caprices; et se jugeant inepte, il en avait de vrais chagrins, lui en demandait pardon, les larmes aux yeux.
—Tout ça, c'est de t'aimer, soupirait-il; il faut que je t'aime, vois-tu, tout d'un coup, tout de suite et avec tout moi... qui suis, en partie, un gros bête.
Et il était pris d'attendrissements désolés, il avait toutes sortes de remords: il s'accusait, se déclarait indigne, immonde... Le pli religieux réapparaissait, l'accoutumance à la contrition, avec un besoin de se meurtrir, de s'abîmer; il voulait se cogner la tête contre les murs. Il avait péché contre elle; en quoi? en mille endroits! il ne l'adorait pas suffisamment; il se rappela quelques passages de la lettre où il avait parlé d'elle avec une légèreté irrévérencieuse; il allait le lui avouer, le lui confesser.
—Je m'en vais! je m'en vais! dit-il; je ne mérite pas que tu me reçoives dans tes bras. Je ne suis qu'un misérable, qu'un rien du tout... Ah! je t'aime! je t'aime!...
Les larmes le suffoquaient tout à coup, et elles tombaient en gouttelettes pressées sur le sein de la jeune femme. Elle lui essuyait les yeux, l'embrassait, le berçait en l'appelant: «Petit fou! petit fou! petit fou!...»
Elle avait ouvert les yeux, en le tenant pressé contre sa poitrine, et regardait dans le vide. Quand les sanglots s'apaisèrent, il tourna doucement la tête, la nuque appuyée sur son épaule et soutenu d'un de ses bras. Il vit son profil; sa bouche entr'ouverte, son nez délicat, ses longs cils relevés. La veilleuse lui caressait le visage de mille lueurs tremblotantes. Pas une ligne ne remuait. La moiteur de la peau, seule, animait cette figure adorable et immobile, figée en une de ces inerties d'instinctifs abandonnés, voués au bercement des hasards, et quasi aveugles à leur douleur comme à leur enchantement. Il se leva peu à peu, voulut, une fois! lui voir les yeux, en recevoir enfin la caresse plus chère que toutes. Il se haussait, se haussait. Il vit le bleu humide de ses yeux, fixes, noyés dans quel rêve? Oui! oui! il eût renoncé à tout le reste d'elle pour, se sentir une minute baigné dans le regard de ces yeux-là, pour en mourir... Il repoussait ses bras, sa gorge, son corps et ses baisers: il voulait cette chose innommable, ce délire, ce vertige mortel qui était là suspendu et perdu, qui pouvait d'un instant à l'autre osciller, le toucher, l'entraîner ivre, comme une ronde mélodieuse de sirènes en son abîme. Les yeux demeuraient pareils à deux citernes sans fond.
Soudain une obsession le prit; un besoin irrésistible de dire une chose quelconque, une chose sans à-propos, une de ces choses qui s'élèvent dans le champ de l'imagination comme un nuage perceptible à peine, mais que l'œil ne peut souffrir un instant, qu'il veut voir disparaître ou crever aussitôt en tempête, de ces choses enfin dont on n'est pas maître et qu'il faut dire, dire sur-le-champ, malgré toutes les raisons du monde:
—Dites, est-ce décidé que ce monsieur viendra à Néans, avec sa voiture?
Alors et tout à coup elle le regarda. Pourtant, il était sûr qu'elle ne le voyait pas. Dans son visage immobile, le regard semblait descendu brusquement à une surprise profonde. Il se rappela son regard un peu analogue, un soir, dans une loge, au cercle, durant qu'un violoncelle chantait. Il lui sembla que quelque chose se mouvait au fond des citernes aux eaux bleues; et ce quelque chose monta. Ce fut lent, comme un seau au bout de sa corde qui affleure en vacillant. Et quand cela approcha, il sentit qu'elle le regardait maintenant, il crut qu'elle l'examinait, le toisait, le jugeait, avec son bel air grave de déesse superbe. Elle raidit ses bras et dit seulement:
—Allez-vous-en! Voilà le jour, vite, vite, allez-vous-en!
Après cela, il ne sut plus rien de ce qui arriva; n'eut plus que la sensation de marcher, marcher devant lui, toujours, sur une route inégale dans le petit jour froid de l'aube. L'immense glace du Lac où une montagne couleur de roses se mirait, où toutes sortes de gaîtés matinales jouaient, le repoussa. Il erra parmi la tendresse des verdures, parmi les buissons emperlés de roses et les lointains aimables des rochers des montagnes léchés par l'aurore. Cette fête lui souleva le cœur, lui parut abominablement navrante. Il voulait se cacher, s'enfouir en quelque trou obscur. Où aller? Ses jambes étaient rompues, il s'affaissait. Rentrer? Non, non! il ne rentrerait pas!
XXII
Septime ayant laissé choir sa tristesse au bord de la route de Chambéry, où il s'était endormi, harassé, comme un pauvre chemineau, pouvait y être recueilli, par n'importe qui, d'abord; ou par quelque fiacre revenant à vide, et par plusieurs personnes dépêchées tout exprès en différentes directions, de la Villa Julie où l'on se rongeait d'inquiétude. Mais il le fut par M. Lureau-Vélin.
Rien ne lui pouvait répugner davantage que d'être redevable de quoi que ce fût à cet homme. Retourner à Aix, à son côté, était un comble.
M. Lureau-Vélin revenait, en voiture à pétrole, de visiter les Charmettes, au delà de Chambéry. En reconnaissant le jeune homme, il stoppa. Il eut l'extrême clairvoyance de ne pas s'étonner le moins du monde de le trouver ainsi défait, et dans la posture d'un vagabond, et vint lui chatouiller le nez avec toute la grâce familière et taquine d'un frère aîné. Il lui parla aussitôt comme s'il le rencontrait au Cercle et eut une façon si attrayante de faire revivre les épisodes du roman de Rousseau dont il venait de voir l'aimable cadre, que le pauvre garçon en faillit oublier ses malheurs. Il tint à le reconduire jusqu'à la grille de la Villa Julie, de sorte qu'il eut sa part de la fête qui éclata dans les esprits pour le retour de l'enfant prodigue et, voyant que l'on comblait celui-ci de questions, répondit pour lui avec simplicité:
—Mais nous avons été faire un petit tour ensemble.
Ce qui parut à tout le monde naturel.
Septime, en le remerciant, se retint de lui cracher à la face et en lui donnant la main, sentit, pour la première fois, qu'il haïssait quelqu'un.
Il se retira dans sa chambre, sous le prétexte d'une migraine, et la figure de cet homme séduisant et fort lui tint la compagnie d'un cauchemar inextricable. Il le revit en chacun des moments où il lui était apparu depuis ce jour où lui-même venant de découvrir sa fièvre amoureuse et brûlant d'une activité extraordinaire qu'il courait dépenser il ne savait où, avait heurté son élan contre cette voiture bruyante et cet homme à belle barbe. Et depuis lors, pas un répit, pas une heure qui ne fût occupée par lui, où l'on n'eût vu poindre quelque part son grand torse élégant, son geste sobre et poli, ou que l'on n'eût entendu sa voix un peu lente, au beau timbre et dont il semblait n'user que comme d'un instrument à charmer. À peine lui avait-on échappé lors de l'aventure du Revard, et encore n'était-ce pas lui qui en avait donné l'idée, un soir qu'il en redescendait avec une ribambelle de cocottes! Le pis était que cet être étrange, par une coïncidence bizarre, avait eu plutôt une influence heureuse sur son idylle, oui, une influence matérielle et morale. Il n'eût pas agi autrement s'il eût voulu qu'elle réussît; et il fallait constater que de l'exemple de cet homme parfait, une certaine force lui était venue en son rôle d'amant novice. Il pestait de lui être, malgré lui, redevable, et cette puissance de séduction, à laquelle lui-même était soumis, le faisait piétiner de rage.
Qui donc pouvait y échapper? M. Grandier ne jurait plus que par M. Lureau-Vélin; M. Durosay le voulait installer à Néans et M. l'abbé lui-même était conquis par sa politesse. M. Lureau-Vélin eût consenti plutôt à avoir une ride au visage qu'à ne point abonder dans le sens de chacun et eût éprouvé, de sa vie, le premier mouvement d'humeur à ne pouvoir, par hasard, improviser un terrain anodin où tout le monde se trouvât d'accord. Il avait au plus haut degré le sens de l'équilibre. Il mesurait sa nourriture au déploiement d'activité de la journée; on eût compté les kilomètres au nombre des bouchées qu'il mangeait, et l'on pouvait trouver de l'indécence à quelques-uns de ses écarts d'appétit. Il était en tous points un organisme admirable. Septime rêvait de le souffleter pour lui voir au moins le visage ému.
Et, retombant en sa mélancolie, il pensait: cela même ne serait point pour lui déplaire, et la galerie rirait de mon enfantillage! Car tous ces gens me paraissent un peu faits à son image, et ne se point émouvoir me semble la vertu première d'un homme bien élevé.
Ne pas s'émouvoir! Ainsi on arrivait à cela! Une chose devenait la préoccupation de millions d'êtres pensants: l'hygiène. L'hygiène! Tenir son cœur en bonne forme comme ses biceps; contenir sa cervelle comme son cœur. Tailler, rogner son enthousiasme; avoir des répugnances, des haines et des colères civiles et bien vêtues! Parmi les actes et les pensées chaotiques des hommes, se mouvoir alerte et souriant, comme un valseur parmi les coudes; au jour comme à la nuit montrer un charmant visage!
«Eh bien! moi, je te hais! je t'exècre, en dépit de l'hygiène qu'on ne m'a point enseignée. Je me trouble pour ta maudite belle face immuable; mon pouls bat; mon cœur se disloque et j'ai tout le corps et l'âme rompus pour avoir prononcé ton nom qui est «Sérénité». Je ne suis pas habile, moi, ni fort, ni beau, sans doute! Je me cogne et je me fais mal; je crie au mépris de toute bienséance! Je meurs d'envie de faire quelque acte digne des temps de la sauvagerie évidemment, puisque je voudrais te retourner dans ton sang calme un de ces poignards dont le nom même est usé, tout en poussant des exclamations emphatiques. Je te hais! Je te hais! Ah! je suis bien mal élevé!»
Il s'était soulevé sur le coude, le sang à la tête, et il vociférait en lui-même, les yeux hagards et la bouche toute desséchée de fièvre.
M. l'abbé poussa doucement la porte. C'était un autre malade, une autre fièvre! Depuis l'ascension nocturne du Revard, ce pauvre M. l'abbé ne sortait pas des mortifications, et il n'en était pas de cruelle qu'il n'inventât et ne s'imposât comme à plaisir. Il ne faisait plus qu'un repas par jour, et priait à genoux et tout haut dans sa chambre. Même, sa psalmodie portait sur les nerfs de tous. Le reste du temps, il prenait peu de part à la conversation, sinon pour parler d'indulgence ou de suprême pitié, car au saint courroux de son âme, une grande bonté surnageait. Impuissant contre les événements, il espérait et attendait l'intervention divine.
Il fut atterré dès l'aspect de la figure de Septime et crut que le sol allait s'entr'ouvrir, dès sa première parole.
—Monsieur l'abbé, prononça-t-il aussitôt, vous ne valez rien contre mon mal puisque vous saviez qu'il allait venir et ne m'y avez pas préparé. Ne me parlez pas! Outre que je sais d'avance votre refrain monotone, j'ai perdu ma jeunesse à l'écouter et à me laisser, par son miel, attendrir le cœur. À quelle besogne infernale travailliez-vous donc au nom de Dieu, pour m'entraîner jour par jour avec des mots et des caresses, avec des simulacres d'embrassades divines, à cette explosion passionnée que vous venez combattre aujourd'hui? Oui! oui! tous les mots qui me viennent à la bouche en même temps que la soif des baisers, c'est dans vos livres et dans vous que je les ai puisés, j'y mets quelquefois et malgré moi l'intonation de votre voix!... Ah! vous ne m'avez pas, vous, inculqué la bienséance impassible qui est le secret de la vie, comme je le vois! Vous m'avez appris à tripoter des mannequins, à les couvrir de caresses, d'embrassements, à les assourdir d'expressions éperdues, à les imaginer pâmés d'aise à mes agenouillements et à mes pâmoisons, et vous venez me tomber sus à l'instant où surgit l'être à qui tout cela s'adapte naturellement! J'ai été à une école de tendresse et d'exaltation en même temps que de mépris pour les choses de la vie. Et voici que je m'attendris et m'exalte pour ce que tout mon être m'avertit valoir plus que la vie; oh! je la sacrifie, allez! je l'immole, selon vos termes, à la divinité que quelque chose de plus fort que moi me pousse à adorer. Mais il faut que votre méthode soit mauvaise jusqu'au bout, puisque je me rends compte que ceux qui n'ont fréquenté que l'école de l'adresse et de la prestidigitation ont plus que nous d'agrément!... De sorte que je vous hais tous, oui, excusez-moi, mais je vous hais tous tant que vous êtes: et ceux qui vous façonnent un cœur et une âme pour un appassionnement au-dessus de la vie; et ceux de la vie qui ne la veulent pas passionnée... Où voulez-vous que j'aille? de quel côté voulez-vous que je me tourne, si ma folie est ridicule et si je ne vois de goût à rien hormis à ma folie?
—Mon pauvre enfant! mon pauvre enfant! s'écria l'abbé en s'affaissant sur une chaise.
—Hélas! monsieur l'abbé, je crois bien qu'il n'y a plus d'enfant ici. Ah! parbleu! vous n'avez que ce mot à la bouche! Vous êtes de bien excellentes nourrices et il fait bon bégayer au bout de votre lisière! Mais quand vient le goût de parler franc, vous ne savez nous répondre encore que par des ânonnements et des chansons à dormir. Vous le voyez bien, puisque les mots, les vrais mots de la langue humaine vous font peur et je vais vous faire tomber les bras rien qu'à vous en prononcer; tenez: j'aime! j'aime! j'aime une femme, toute une femme, son corps, sa chair, sa peau, sa bouche et ses cheveux!... Ah! ha! ha! je m'en doutais que vous vous cacheriez la figure! Ça vous étonne donc, ça? Vous n'aviez jamais prévu que ça m'arriverait, ça? C'est donc bien exceptionnel, bien extraordinaire? Il serait donc superflu d'être prévenu un peu que ça peut vous tomber un beau jour, comme une tuile ou une maladie, et d'être instruit de la manière que ça tombe?
—Septime, vous vous échauffez, mon malheureux enfant, vous n'êtes pas en état d'entendre la parole de Dieu, mais laissez-moi vous dire que vous n'avez pas prié: vous avez manqué de foi...
—C'est comme si vous me disiez que j'ai manqué de m'enfermer dans un cercueil à la taille de mes dix ans et que c'est pour cela que j'ai grandi...
—Insensé! ne vous ai-je pas prévenu que l'ennemi veille et que Dieu seul rend fort contre lui? Êtes-vous donc grossier et obtus et fallait-il que notre langage s'égarât, comme aujourd'hui le vôtre, dans la brutale description du maudit et de ses parties?...
—L'ennemi! le maudit!... Mais la force nouvelle qui m'est descendue dans le poignet autrefois débile, elle m'est ennemie? Mais le goût qui m'est venu tout à coup de vivre, de me réjouir du ciel, de la terre et de toutes les choses de Dieu, il est maudit? Tout ce par quoi je me sens me prolonger, m'augmenter, me mêler, avec une joie nouvelle, à je ne sais quoi d'universel qui m'attire, tout cela est ennemi, est maudit? Mais la nouvelle chose qui me torture, je l'adore! tout ce dont je souffre, je ne l'échangerais pas pour aucune éternité céleste, monsieur l'abbé!
—Vous blasphémez, taisez-vous!
—Eh! au diable les opinions décentes et celles qui ne le sont pas! Je me moque de vos canons comme de ce qui va à leur encontre! Je vous préviens que je suis aveugle et sourd à tout sauf à la chose qui me fait l'âme gonflée au point que je m'imagine y contenir et y embrasser le monde. Je ne sais en vérité pas si c'est du ciel ou de l'enfer que viennent les voix que j'y entends chanter et les cris qui par moments me feraient presque dresser les cheveux sur la tête. Mais je suis ivre de ce tumulte; je veux m'y mouvoir, m'y distendre, m'y étourdir et m'y briser! Le calme seul m'épouvante. Je veux me rompre les os et me déchirer les membres contre de la chair de femme, être étouffé dans des bras, écrasé sur un ventre et un sein! Je veux, au risque de faire rire tous les messieurs Lureau-Vélin du monde, aller, comme les chèvres, lécher les hautes falaises qui sentent la brise de la mer; je veux mâcher des fleurs; me rouler dans les herbes et dans le sable; et quand je serai complètement grisé, complètement saoul de cet amour de tout, rouler dans un beau fleuve comme une chose achevée, usée, un détritus.
—Malheureux! que le Seigneur ait pitié de vous! dit l'abbé qui était tenté de s'enfuir. Et, s'arrêtant un instant près de la porte, il ajouta:
—Mais, petit égoïste, n'avez-vous donc à songer qu'à votre belle passion qui, vous le voyez vous-même, vous aura promptement desséché et mis au rebut? Ne vous a-t-on donné aucune idée de vos semblables, de la société, du rôle qu'y doit jouer un honnête homme, de la réserve de forces nécessaire à s'en acquitter comme il faut! Êtes-vous seul au monde, n'y connaissez-vous nulle sainte cause à défendre?
—Le monde, la société, les causes saintes! Mais on m'a élevé comme si je devais être un baron du temps de saint Louis; on m'a armé tout juste pour défendre un saint sépulcre ou une bannière, et je m'aperçois qu'il n'y a plus l'ombre de l'un ni de l'autre! Qu'est-ce que je vais faire sous un régime que j'ai appris à exécrer, parmi des gens que l'on m'a signalés comme ennemis? À ce que je vois, rien ne se passe comme si Dieu gouvernait. Il me semble que j'ai tété du lait à de vieilles outres sous des catacombes, et que je parais tout à coup à la lumière du jour. Je n'y sais plus ni parler, ni marcher, ni même me tenir debout... Eh bien! tant pis si je me déchausse brutalement, si je vous envoie par le nez mes défroques inutiles... Mais laissez-moi acheter tout seul maintenant les défroques qui conviennent au soleil où je dois vivre désormais. Que l'on me laisse me débrouiller, prendre le vent!... Ah! vous voyez bien que toutes mes plaies sont à vif et qu'il ne faut pas me toucher.
—Je vais prier pour vous, et je vous reconduis demain à monsieur votre père!
L'abbé était pâle et défait et deux grosses larmes coulaient sur ses pauvres joues maigries. Sa maladie de cœur le faisait souffrir et, la main appliquée sur le côté gauche de la poitrine, il soupirait:
—Mon Dieu, donnez-moi la force de le sortir d'ici!
Septime fit quelques pas dans la chambre. Une réaction devait se faire après sa colère. Il éprouva une violente douleur de massacrer ainsi tout ce qu'il avait aimé, vénéré. L'abbé venait de disparaître; il se fût peut-être jeté à son cou. Mais faute d'un objet, son attendrissement fut suspendu, et il se sentait encore un besoin de rage. Subitement, il ouvrit l'armoire, et dans une petite boîte prit un mouchoir de dentelle parfumé, et, des mains et des dents, il le déchira. Il en roulait les morceaux dans sa main. Puis il tomba sur le lit et baisa tous les petits lambeaux en pleurant comme un enfant ou comme un homme...
XXIII
La fin de la journée fut orageuse. De lourds nuages s'amoncelèrent sur la vallée du Bourget, et là-dessous, la ville d'Aix aplatie, entre ses montagnes, semblait suffoquer, à demi asphyxiée.
M. de Prébendes et Septime firent leurs malles sous cette menace du ciel. De tristes va-et-vient eurent lieu dans l'escalier et les corridors. Rechercher un pardessus, un chapeau au porte-manteau commun, parmi les chapeaux de jardin et les mantilles de madame Durosay, et les larges houppelandes du docteur Grandier; reprendre sa canne ou son parapluie qui touchaient des ombrelles et des petites pommes d'argent plusieurs fois baisées, était pour Septime un navrant crève-cœur. Il agissait comme un automate, s'étonnant à chaque geste de voir ses organes obéir à quelque chose d'intrus qui avait pris la place de sa volonté morte. Dans la valise où il enfouissait un à un les menus objets de sa vie enchantée, il croyait peu à peu s'enterrer soi-même comme en un caveau. Il assistait, les yeux séchés, à cette opération étrange, longue, et sans doute voluptueusement agaçante, car, lorsqu'il eut terminé, il eût aimé que cela durât encore. Il fouilla d'un œil désappointé l'armoire grande ouverte et les tiroirs béants de la commode. Tout était vide, désespérément, et la vue de ces intérieurs de bois luisant, une seconde, l'affecta comme l'aspect d'un être vivant dépouillé, mis à vif. Des papiers chiffonnés, une courroie brisée, gisaient, lamentables. Il se défendait d'aller au balcon à cause de la narration vivante de son amour, en tout le paysage. Cependant, il s'y trouva malgré lui, mais la douleur qu'il y éprouva fut imprévue, car elle était toute de colère sombre, éloignée de l'attendrissement qu'il avait craint. Et quand il revint répandre sur le contenu de la malle achevée, comme des fleurs sur une tombe, les lambeaux du mouchoir de dentelle qui restaient épars sur le lit, il avait un petit méchant rire à cause du maniéré féminin et romanesque de son geste. Même il se regarda, dans la glace, l'accomplir; mais il se fit peur. Aucun massacre extérieur, encore hurlant et grimaçant, ne se pouvait exprimer avec plus d'intensité que par la grâce affectée de ce menu fait.
Tout le monde souffrait d'un grand accablement. M. l'abbé ayant fait dire qu'il ne descendait point pour le dîner, Grandier proposa d'aller voir s'il y avait de l'air à la Villa-des-Fleurs. Septime préférait demeurer enfermé. Madame Durosay passa devant lui, le regarda et lui dit:
—Venez.
Il la suivit.
Autour des petites tables aux abat-jour de couleur, il y avait, ce soir, une pesanteur sur les conversations, et le babillage habituel des jardins en était réduit à quelques exclamations courtes; à quelques phrases alanguies; ici et là, à quelque rire nerveux. Les lèvres trempées dans les boissons frappées et dans la chair humide des fruits, demeuraient tendues et comme offertes à on ne sait quoi qui toujours flotte en ces atmosphères lourdes. Un peu de sans-façon amollissait la raideur habituelle des attitudes, et les appétits très lents laissaient errer les yeux.
On osa causer à peine, on voulait éviter de parler de ce départ précipité que M. Durosay jugeait stupide en affirmant que ce pauvre abbé avait le cerveau malade, et que M. Grandier déplorait, manquant de renseignements certains sur les événements des jours derniers, et craignant de voir son roman avorté. Septime était décomposé. La jeune femme seule conservait sa beauté radieuse, un feu sombre dans les prunelles, les yeux molestés alentour, d'un bistre naturel qui en avivait l'éclat tout en donnant l'idée d'une perpétuelle et exténuante caresse. Les hommes la regardaient: elle en était gênée, et hésitait à soulever les paupières: mais ils venaient irrésistiblement comme les noctuelles à la lumière. Grandier lui-même en trembla sur sa chaise; c'était la première fois qu'il la voyait si étrangement séduisante; et il fut presque épouvanté de l'avoir amenée jusqu'à troubler sa vieille carcasse démodée.
M. Durosay fut frappé avant la fin de son potage par les appas d'une personne de belle entournure qui dînait, à une table voisine, en face d'une femme aux cheveux roux, dont le dos était magnifique. Ces dames avaient la tenue décente des courtisanes qui soupent seules. Elles parlaient aussi peu que si elles eussent manqué de conversation et leurs regards se permettaient, avec de la discrétion et de la dextérité, de faire le tour de l'assistance.
Bien que la chaleur eût décolleté toutes les femmes, madame Durosay était en robe montante et noire.
Septime s'efforçait d'anéantir toute pensée. La journée terrible l'avait harassé. Il marchait à son exécution, à la façon d'un condamné, sans pouvoir plus regarder en arrière et s'étant seulement demandé s'il n'abrégerait pas le chemin. On le pouvait traîner, secouer comme un paquet. Ainsi d'un regard et d'un mot, elle l'avait amené là. Mais il n'avait de goût à rien. Cependant, il avait eu celui d'obéir en venant jusque-là? Non! non! il n'en avait plus aucun! Non! il avait menti à l'abbé avec tous ses beaux désirs d'absorber le monde et la nature en soi, de se mêler à tout, de sentir l'ivresse, de se fondre en tout. Tout cela, c'était d'autrefois, c'était du temps qu'il sentait possible l'amour d'une femme. On est capable d'ébranler le monde quand on a seulement l'envie d'embrasser une épaule! Mais à présent!
Elle le regarda deux ou trois fois, avec ses beaux yeux brûlants et fatigués, et l'on en était environ à la moitié du repas quand l'idée vint à Septime de se demander pourquoi il avait empoisonné cette journée, précipité les événements, gâché toute sa vie peut-être... Ainsi, mille choses de l'existence se gonflent tout à coup et prennent des proportions telles que le point initial en disparaît presque complètement. Quoi! C'était pour un mot qu'il n'avait même pas pris le temps d'analyser et sur lequel il était d'un coup parti en campagne! Y avait-il vraiment eu une corrélation entre la question qu'il lui avait adressée à brûle-pourpoint et les mots qu'elle avait prononcés, peut-être dans la terreur légitime du jour, du jour qui réellement naissait et pouvait compromettre sa sortie de la chambre? «Allez-vous-en! voici le jour, allez-vous-en!» Quoi de tragique à cela? avait-elle seulement entendu sa question? ou lui-même avait-il compris ses yeux? n'en avait-il pas travesti l'expression, avec ses terreurs peut-être imaginaires?
Elle le soulevait tout entier à chacun de ses regards. Il restait attaché à ses lèvres et regoûtait ses baisers. Ces regards qu'il avait tant implorés aux heures d'amour! Mais était-il possible qu'elle les lui eût refusés? n'était-ce pas plutôt sa faiblesse, à lui, qui ne les avait pu supporter? n'en avait-il pas été ébloui? En ce moment-ci encore, et combien d'autres fois, devant le monde, il ne les avait pu soutenir et s'était senti trembler de tous ses membres.
Ô faiblesse! folie! extravagances de sa passion débordante, il avait failli se tuer pour une sottise!
Et ces messieurs étant visiblement occupés du côté de la table voisine, quelque chose s'éleva des deux amants, de farouche, de fauve, de brutal, quelque chose fait d'orage, de fièvre, d'une grande quantité de désirs épars, d'une rage, de dépit, de désespérance et de dernière heure venue qui les fit braver tout, risquer tout sans crainte et sans vergogne; ils se levèrent tout simplement et partirent.
On dut croire à une plaisanterie, à un tour.
Dehors, ils sautèrent dans une voiture, et, traversant la ville, ils s'enlaçaient, les visages si confondus qu'ils pouvaient impunément braver toutes les rencontres. Ils ne dirent rien. Des éclairs les faisaient sauter. Quelques gouttes de pluie, larges et espacées, les mouillèrent. Arrivés à la villa, Septime entra au salon, alluma une bougie. Madame Durosay s'assit sur le canapé. Il s'approchait pour l'aider à se lever et monter: mais elle lui ouvrait les bras.
Leurs forces s'achevèrent avant leur extase, et ils s'endormirent là, insoucieux et simples l'un et l'autre, chacun à cause de sa franchise, elle de sensualité, lui, d'amour.
Le premier qui rentra, après eux, à la Villa Julie, fut M. Grandier. Il était tout près de trois heures du matin; un orage s'éloignait en grondant; le sol était trempé, et de grosses gouttes d'eau tombaient des arbres sur les épaules et dans le cou du docteur qui, n'ayant pas de clef particulière, se trouvait fort embarrassé à la petite porte du jardin. Frapper, faire du bruit, il n'y fallait pas songer, car il éveillerait toute la maison avant d'être entendu des domestiques qui logeaient sous le toit. Si Durosay était rentré avant lui, il eût bien dû songer à laisser la clef. Mais Durosay était-il rentré? Aussi, avait-on idée d'une fringale pareille? Il se traitait lui-même, et tout haut, de vaurien, de libertin! «Tonnerre! sacré mille tonnerres de!...»
Comme il achevait ces mots significatifs, une fenêtre du premier s'ouvrit, et le buste étroit de l'abbé parut:
—C'est vous, monsieur Grandier? prononça l'abbé d'une voix un peu étranglée.
—Comment, monsieur l'abbé, debout à cette heure?
—Le pasteur veille quand les brebis sont dehors, dit l'abbé en ouvrant la porte. Mais, comment! vous êtes seul, docteur! qu'avez-vous fait des autres? mon Dieu, qu'est-il arrivé?
—Monsieur Durosay ne serait pas rentré?
—Assurément! mais ni les autres, qu'avez-vous fait des autres?
Grandier dressa l'oreille; se souvint de la fugue des «chers petits», comme il les appelait à part lui, et dont M. Durosay ni lui ne s'étaient inquiétés, convoqués sur-le-champ à d'autres soucis, par la personne blonde de superbe entournure et sa compagne à cheveux roux, qui avait le dos magnifique.
—Personne, reprit l'abbé qui se mourait d'angoisse; personne n'est rentré, je vous le puis affirmer; toutes les chambres à coucher sont vides... j'ai commis l'indiscrétion...
Le docteur imagina un mensonge:
—Mais ils sont, pardieu! à la salle de jeu qui est ouverte la nuit! Mon cher abbé, ils jouent en ce moment leur fortune.
—Ah! Dieu le veuille! et qu'ils ne jouent que celle de ce monde, qui est misérable!...
—... À moins qu'ils ne gagnent aussi bien de quoi construire une basilique à Néans, ce qui vaut, ma foi, une nuit blanche!
—Ne plaisantons pas, monsieur Grandier! je vous en adresse la supplication. Il n'est déjà que trop triste de vous voir arriver vous-même en l'état où vous voici, mouillé, froissé comme une guenille; sans compter que l'on prend à vos lieux de plaisir une odeur qui pue le diable, monsieur Grandier! qui pue le diable outrageusement quand elle imprègne des cheveux blancs!
—Monsieur l'abbé, dit Grandier, le monde est fort mêlé: on y coudoie des anges et des démons à toute heure et l'on ne doit jamais sentir tout à fait bon au nez de Dieu... Mais, tenez! respirez-moi donc un peu l'odeur de cette terre que l'orage, tout à l'heure, a ébranlée et inondée d'eau tiède, hein! l'abbé...
Rorate cæli de super:
Et nubes pluant Justum!
»Peut-être bien que le diable mérite quelquefois le nom de Juste, et c'est mon avis; mais, en tout cas, c'est lui que pleuvent cette nuit les nuages. Oui, mon cher abbé, il y a des heures où il pleut du diable, littéralement. Cela n'arrive pas qu'ici! Souvenez-vous d'un soir, à Néans, sous votre parapluie de silésienne brune, en sortant de chez le notaire; c'était du diable qui tombait!
—Monsieur Grandier, il y a entre nous un abîme! prenons garde d'y faire tomber ceux qui s'accrochent à l'un et à l'autre de nous! Ah! Dieu fasse que le malheur ne soit déjà accompli!... Je suis, pour le moment, monsieur, affligé de vertige; je vois trouble, ou bien je ne crois pas mes yeux, ayant la terreur de l'iniquité... Mais, pour Dieu! n'ajoutez pas le fiel exécrable de l'ironie à nos misères!
Ils allaient et venaient, sur la route bordée de villas, épiant le moindre bruit, Grandier lui-même ne pouvait se défendre d'une certaine inquiétude. Il voulait monter dans les chambres, s'informer par lui-même.
—Je vous affirme, dit l'abbé, qu'il n'y a pas âme qui vive à la maison.
—Les domestiques, au moins?
—Je vous confierai, dit l'abbé avec tristesse, que la cuisinière et la femme de chambre de madame Durosay ne couchent point ici, mais à côté, où il y a un valet de chambre et un cocher... Je sais cela parce que je prie longtemps le soir après que vous êtes au repos ou au plaisir du dehors... Rentrons donc, si vous voulez bien, voici la pluie qui recommence.
Ils erraient dans le corridor, à la lueur inégale d'une veilleuse, et l'abbé continuait, baissant la voix à cause de l'obscurité.
—Tout cela n'attire pas la bénédiction de Dieu sur cette maison, qui est de location, d'ailleurs, qui est une maison de hasard, mauvaise pour le foyer, monsieur Grandier. Avec vos villes d'eaux, vous ruinez la paix et la dignité de la maison; avec vos séjours improvisés dans les auberges ou dans de misérables chalets de bois, vous mènerez bientôt tous une vie de bohémiens, sans plus de solidité en les principes que l'on n'en sent aux quatre murs d'occasion qui vous abritent aujourd'hui, que vous verrez brûler demain avec indifférence!...
—Monsieur l'abbé, vous vous ferez mal et nous priverez trop tôt de vos conseils excellents, à vous échauffer de la sorte pour des maux chimériques. Qui donc va mal ici? Si les bonnes s'en vont passer la nuit contre les domestiques voisins, leur service n'a pas l'air d'en souffrir, avouez-le, ni elles non plus apparemment. Quant à ce qui est du reste, je ne vis jamais les signes d'une meilleure prospérité...
—Allez vous laver la barbe et les cheveux, monsieur Grandier! je vous en donne l'avis excellent, comme vous dites, au nom de Dieu. Car je vous jure que vous avez ramassé une odeur mauvaise qui me prend à la gorge et me donne envie de vomir.
La grande ombre de l'abbé s'éparpillait au plafond du corridor, en silhouettage de choses cassées, de débris croulants, et Grandier avait presque peur de ses gestes affaissés et de sa voix lugubre de prophète de malheur. Ce pauvre M. l'abbé véritablement suffoquait! il se démenait comme en quelque chose d'irrespirable. L'excès de sa pénitence, et la scène de la journée, avec Septime, l'avaient exalté outre mesure; les angoisses réitérées et la persuasion qu'il vivait au milieu du mal, entouré d'âmes plus pitoyables que les mauvaises, d'âmes en chemin de perdition, le bouleversaient jusque dans le physique; l'affection du cœur dont il souffrait lui faisait porter instinctivement la main à la poitrine comme pour en comprimer les battements désordonnés, et il avait la figure d'un visionnaire.
—Monsieur l'abbé, comme médecin, je vous supplie de vous aller reposer, ou de venir vous réconforter avec moi dans la salle à manger. Je m'aperçois que vous vous tuez, et, outre que j'en suis désolé, je pense que vous ne croyez pas vous-même en avoir le droit.
—Si je ne vaux rien contre l'iniquité, il est préférable que je me retire du monde!
Le docteur poussa la porte de la salle à manger, et il allait frotter une allumette quand il aperçut par la porte de communication du salon qu'il y avait de la lumière. Il eut si tôt le pressentiment que quelque chose de grave pouvait se passer par là, puisque l'abbé était descendu sans lumière, qu'il comprima une exclamation et fit seulement dans l'obscurité le geste de retenir l'abbé sans prendre le temps de se retourner.
Il poussa doucement la porte du salon, et fit malgré lui:
—Ha!
Ils dormaient; tranquilles et bienheureux. Elle avait la tête appuyée sur un coussin de soie brodée qu'elle avait fait d'un morceau de chasuble; les flots de ses cheveux noirs engloutissaient presque son visage. Le corsage découvrait à demi son épaule et les lèvres de Septime reposaient sur son sein.
Grandier redressa subitement sa haute taille; il fut empli d'une grande joie; il oublia l'abbé et tout le reste du monde; et il cherchait au fond de lui, les paroles de quelque chant d'allégresse qui pût traduire la nature de sa satisfaction. Mentalement, il transposait à son usage le cantique de Siméon: «Maintenant, Seigneur, vous pouvez renvoyer votre serviteur, car il a vu s'accomplir votre sublime œuvre d'amour!»
Il porta la main à sa nuque, où il avait senti un souffle brûlant; quelque chose lui frôla le dos; et l'abbé s'affaissa à ses pieds sur le parquet.
Grandier ferma avec précaution la porte du salon; alluma un bougeoir et souleva l'abbé. Il l'avait cru mort. Mais ce pauvre M. l'abbé reprit ses sens pour se mettre à pleurer comme un enfant, puis il prononça quelques paroles sans suite qui n'avaient trait que d'une manière allégorique à l'événement présent; les noms de Sodome et de Gomorrhe y revenaient assez mal à propos; et il voulut se mettre à genoux pour prier. Le docteur voulait, à tout prix, éviter d'éveiller les bienheureux. Il entraîna l'abbé dans le corridor et l'allait prendre dans ses bras pour le monter à sa chambre quand il entendit la clef tourner dans la porte d'entrée. D'un coup, ses muscles fléchirent et il prononça:
—Nous sommes f...!
M. Durosay arrivait avec le petit jour, souriant, guilleret, l'œil malin, et le cou baissé, cependant, de quelqu'un qui s'en vient de jouer une bonne farce, mais qui, tout de même, pourrait bien être battu. Son premier geste fut de taper sur le ventre de Grandier qui allait au-devant de lui, machinalement, instinctivement, comme en l'espoir chimérique de le repousser. Cependant, il lui adressa le premier la parole:
—J'aurais grand'honte, fit-il, d'un ton de bonne maman courroucée.
—Hé! hé! gredin! dit M. Durosay, je ne l'aurais pas tout seul à ce qu'il paraît!
Et apercevant l'abbé appuyé à la rampe de l'escalier.
—Quoi! l'abbé aussi! l'abbé est de nuit! ah! je le dirai à monsieur le curé doyen!...
L'abbé au fond du corridor, se cachait les yeux et jetait ses grands bras efflanqués vers le ciel:
—Lui aussi porte les traces de la débauche sur son visage, psalmodiait-il de sa voix épuisée; et il est infesté de l'odeur immonde du bouc qui emplit toute cette maison et la désigne à la malédiction du Seigneur!
—Oh là; je gage que l'abbé a mal dîné encore aujourd'hui, et il manque d'indulgence... L'abbé! Eh bien! puisque bouc il y a, je me charge des péchés du monde et de celui que je vous fais commettre demain en vous accommodant en gentilhomme et vous menant souper à la Villa-des-Fleurs! hé! hé!...
—Dieu tout-puissant! murmura l'abbé.
Le docteur ayant entendu un mouvement dans le salon, en eut froid, et il se résolvait à empoigner ces deux hommes de chacun de ses bras robustes et à les monter là-haut plutôt que de les voir faire un pas.
—Au lit! au lit! fit-il en les poussant l'un et l'autre.
Mais l'abbé, pour éviter le contact, rassembla dans un effort le reste de ses moyens, et monta. Ses grands pieds raidis et trébuchants frappaient les degrés sur un rythme fantomatique, en la pénombre tremblante où la veilleuse se mourait; et les débauchés emboîtèrent la marche du saint homme.
L'escalier craquait sous leur poids. M. Durosay leur toucha à l'un et à l'autre l'épaule:
—Je voudrais bien, dit-il, ne pas éveiller ma femme!
—Dieu! firent en un étrange unisson le docteur et l'abbé.
On entendit en bas que quelque chose se mouvait: heureusement que dans l'instant même, les domestiques rentraient; on les aperçut par la fenêtre du palier, qui s'engageaient dans l'escalier de service, regagnant les mansardes.
—Ce sont vos bonnes, monsieur Durosay, dit le docteur, qui, comme vous voyez, sont fort matinales.
—Eh bien! j'aime autant qu'elles ne nous aient pas vus... Bonsoir! bonsoir!
—L'ironie, dit le docteur en saluant l'abbé, ne vient ni de moi, ni des hommes...
Et il faisait, du doigt, le geste cher à l'homme de Dieu, désignant le ciel.
XXIV
M. de Prébendes eut le délire à l'issue de cette nuit mémorable. Dès sept heures, on l'entendit balbutier dans sa chambre, sur un ton qui n'était pas celui de ses patenôtres ordinaires. La femme de chambre en avertit M. Grandier qui vint, les paupières lourdes et l'esprit mal remis encore de l'émotion des dernières heures.
M. l'abbé ne s'était pas couché et il était seulement tombé de fatigue, assis sur le siège bas de son prie-Dieu. C'est là que le docteur le trouva, la tête dans les mains en la posture d'un Jérémie, les yeux troubles, le front brûlant, avec une forte fièvre. Il se souleva dès qu'il aperçut le médecin de Néans.
—Tiens! dit-il, vous êtes encore là, vous? Vous n'avez donc pas monté à la corde avec tous les autres? C'est étonnant!... Ils y sont tous, mon bon monsieur, tous; il ne reste pas une âme à l'autel du bon Dieu, dans toute la paroisse de Néans... Mademoiselle Hubertine la Hotte est grimpée comme une enfant au mât de cocagne. Monsieur, c'est extraordinaire et bien nauséabond, mais le miracle est possible au démon et dans le sens de l'ignominie!... Savez-vous où ils ont établi le repaire de leurs orgies, monsieur? Dans le clocher! dans le clocher de monsieur le curé doyen qui est à l'agonie. Mais vous le savez bien, vous en venez vous-même, cela se voit à votre figure de damné... Par où donc êtes-vous descendu? Moi, figurez-vous que j'ai lâché la corde, car ils m'entraînaient aussi, j'ai lâché la corde et je suis un peu rompu; j'ai les jambes cassées en deux ou trois morceaux; mais je voudrais bien savoir où est passé mon bréviaire...
Le docteur envoya aussitôt chercher une potion calmante et faire prévenir un confrère d'Aix-les-Bains. Il prit l'abbé à bras-le-corps pour le porter sur son lit, mais l'abbé opposa une résistance de fer, il fallut le laisser, et alors, il joignit les mains.
—Mon Dieu! dit-il, ma faiblesse est extrême vis-à-vis de la vaillance des saints, cependant vous m'avez laissé le pouvoir d'échapper au démon!
Dès lors, Grandier ne fut plus que l'homme suspendu à la corde, qui appelait tout Néans au mauvais lieu. Ce pauvre M. l'abbé avait rejoint dans sa fièvre le cauchemar d'antan qui fut d'abord un pressentiment singulier, et dans lequel, à présent, les choses de la réalité se trouvaient transposées en un mode fantasque.
L'abbé ne consentit à se soumettre que lorsque parut le médecin de la localité.
—J'aime voir, dit-il, des figures nouvelles parce qu'il y a quelque possibilité que celles-là ne soient pas corrompues...
Il se coucha, prit la potion et put enfin s'assoupir. Ces messieurs eurent, en bas, un colloque d'un quart d'heure, puis Grandier remonta au chevet de l'abbé et s'y installa, fort peu rassuré et incliné vers des réflexions.
Vers huit heures, on apporta une lettre à l'adresse de M. l'abbé Gatien de Prébendes. Le docteur, en examinant le timbre, reconnut qu'elle venait du père de Septime.
—Voici des nouvelles de monsieur de Jallais, prononça-t-il à part lui, qui courent risque de n'être plus fraîches quand ce pauvre monsieur l'abbé sera en état d'en prendre connaissance. Et il fit demander Septime.
Septime arriva, n'ayant pris le temps que de passer son pantalon; le col de la chemise ouvert sur son cou moite et blond, de longues mèches de cheveux pendant sur le front, et ses grands beaux yeux clairs affermis par quelque chose de si puissant sans doute que toute surprise étrangère semblait pouvoir surgir sans en entamer la sérénité.
Grandier ne put s'empêcher de l'admirer; sa vue lui donna plus d'émotion que le gisement du pauvre malade. «Voici de la vie, se dit-il, dans le moment qu'elle est adorable! Ce jeune homme vient de cueillir une émotion éternelle, car, vieillard, il s'attendrira encore au souvenir de cette nuit, et la larme qu'il pleurera en mourant sera peut-être du regret de l'heure qui vient de fuir.» Il gardait sur le visage une belle fatigue d'amour; dans sa langueur, une nouvelle énergie et de la virilité se mêlaient; mais ce qui charmait était de sentir qu'il voyait tout en beauté.
Grandier eut envie de l'arrêter avant qu'il eût pénétré dans la chambre et de lui dire! «Allez-vous-en à votre bonheur et à votre rêve que je ne veux pas troubler.» Il hésita un instant:
—Eh bien! mon enfant, voici notre monsieur l'abbé en un fâcheux état!
Septime parut tomber des nues. Quelqu'un était en mauvais état! Quelqu'un n'était pas le mieux du monde! M. l'abbé, c'était M. l'abbé qui n'allait pas bien! Il avait du mal à se mettre au point, étant saturé de la grande insouciance de l'état d'amour. Puis, subitement, il eut une clarté vive comme la lueur d'un éclair. Il vit que l'abbé qui était l'obstacle était aussi le lien, que l'abbé qui, vivant, voulait briser son amour, mort, le détruisait plus sûrement, car sans l'abbé plus de Néans, et sans Néans!... grand Dieu!
Il n'avait jamais envisagé ceci. Puis, la foi reprit le dessus: Non! non! ce n'est pas possible, rien ne peut rompre ce qui est à présent; le monde entier est ouvert; il n'y a pas que Néans; il y fuirait, elle l'y suivrait. Puis la sympathie se raffermit là-dessus, et il fut très sincèrement affecté de ce que l'abbé fût malade. Et il apporta ce singulier visage où le Grandier psychologue lisait tout, lisait le premier plan de la sensibilité si fortement étayé que tout le reste des impressions d'arrière en recevait comme un équilibrement, en était garanti de toute violence excessive.
—Monsieur l'abbé a eu le délire toute la matinée, et il est profondément abattu.
—Ah! mon Dieu! mais aussi, avec ses mortifications, ses pénitences qu'on eût comprises s'il eût commis des crimes...
—C'est bien rarement pour soi que l'on s'abîme. La moitié de l'humanité s'exténue à cause de l'autre moitié sans que l'une ni l'autre ne se rende compte de ce qu'elle fait ou de ce qu'on fait pour elle. On dirait, la plupart du temps, qu'il n'y a aucune bonne raison à cela, mais le monde est ainsi, et les vraies raisons des choses nous échappent. Il y a là une lettre de monsieur votre père.
Septime, qui eût dû encore être remué violemment de l'arrivée de cette lettre, la considéra presque avec calme. Il avait une immense confiance en toutes choses.
—N'attendiez-vous pas précisément une lettre de monsieur de Jallais? dit le docteur.
—Mais oui, et il ne s'agissait de rien moins que d'être autorisé à rester ici.
—Monsieur l'abbé restera quelque temps ici, à ce que je vois, ce matin; ne vous préoccupez donc pas de ce chef. Mais vous auriez aimé, sans doute, avoir des nouvelles de papa? Monsieur l'abbé ne nous les communiquera pas d'ici plusieurs jours...
—C'est bien dommage, car je serais curieux de savoir ce que contient cette lettre...
—Nous allons soigner monsieur l'abbé, de façon qu'il nous le puisse dire au plus tôt.
—Tout de même, docteur, ne le mettez pas en état de faire sa valise... car si je dois le suivre...
—Gredin! fit Esculape.
On frappa à la porte. Madame Durosay, qui venait d'apprendre l'accident de l'abbé, arrivait offrir ses soins. Septime pâlit tout à coup et alla ouvrir doucement sur un signe du docteur. Elle sut tendre la main à Septime de la façon la plus aisée et l'on s'entretint à voix basse, près de la porte. Elle fut très affectée, pensa immédiatement à tout le nécessaire, à faire monter un double tapis sur le palier pour éviter le bruit; à se procurer une presse à viande pour dès le moment que l'abbé pourrait prendre quelque chose; à avoir des œufs frais et des raisins, une veilleuse pour la nuit prochaine: elle s'aperçut qu'on n'avait pas seulement mis un bout de christ dans la chambre de l'abbé: elle en avait un petit en argent, dans une de ses trousses de voyage, et elle vit la place où elle le ferait épingler. Elle conçut en une minute le plan d'une maison transformée par la présence d'un malade et accommodée aux mille exigences délicates que cela réclame. Et parmi tout cela, elle n'oubliait pas son inquiétude, sa douleur, très sincère; elle s'attendrit à de vieux souvenirs de l'abbé, du temps qu'il lui donnait de petites tapes sur la joue et de belles images, à l'issue des vêpres, au Sacré-Cœur du Mans. Puis elle parla de sa mère, madame de Ravaud, qui était une sainte femme; et, ce faisant, elle s'apprêtait à revêtir le tablier de garde-malade et à s'installer au chevet de ce pauvre M. l'abbé.
Grandier, qui avait présent aux yeux le spectacle de la nuit, dont trois ou quatre heures à peine les séparaient, était tenté de lui sauter au cou et de l'embrasser pour être si femme, si complètement femme. Il adora, un instant en elle, toute la femme en sa complexité infinie qu'il faut saisir entièrement, sous peine de quelles déplorables extravagances! Et il regardait l'abbé qui se mourait par elle; et il la regardait qui se tuerait pour l'abbé; et il aperçut dans la glace de l'armoire, où la jeune femme en cet instant prenait du linge, et qui lui apporta brusquement son image, qu'il souriait lui-même au milieu de tout cela...
XXV
L'amour semblait croître à la Villa Julie dans la mesure qu'on y voyait dépérir ce pauvre M. l'abbé. Il n'y avait pas d'inquiétude, pas de soins empressés, pas de fatigues alentour du malade qui atteignissent l'impétuosité de ce courant nouveau, grossi et renforcé plutôt de chaque obstacle. Le docteur se décourageait, au contraire, en son espoir de sauver son malade, lorsqu'il embrassait, d'un même regard, ces trois êtres, l'un rongé de fièvre, les deux autres se donnant des baisers dans les coins. «C'est l'éternelle compensation, se disait-il; ces deux beaux êtres se gorgent de la vitalité qui, par ici, s'enfuit; nous n'y ferons rien!» Et réfléchissant un peu plus: «J'ai fait moi-même ce qui est!» Alors, il s'efforçait de garder de la sérénité en face de cette balance aux deux plateaux emplis de choses humaines, comme on envisage, impassible, l'idéal accomplissement d'une grande loi. Or, il était fort ému, et, quoique assuré de la beauté de son œuvre, je ne sais quelle pitié qui vient peut-être d'un mince côté du cœur, lui donnait quelques soubresauts à la poitrine. Son œil d'acier clair s'humidisa un court instant d'une perlette légère qu'il fit sauter d'un prompt geste de doigt.
Depuis quarante-huit heures, M. de Prébendes n'avait pas recouvré sa complète connaissance. La fièvre, avec des intermittences, le tenait toujours, et il avait déliré plusieurs fois encore, revenant avec une insistance singulière à ce clocher, à cette corde et à toute cette paroisse de Néans, hissée par une étrange frénésie bachique au mauvais lieu.
Il y eut une si belle journée de soleil et de léger vent frais à la suite des derniers orages, que Grandier prit sur lui de veiller M. l'abbé et ordonna que tout le monde s'allât promener, au moins l'après-midi.
Monsieur et madame Durosay sortirent donc, après le déjeuner, avec Septime, et l'on descendit à pied du côté du Grand-Port, avec un goût prononcé de voir le lac par ce beau temps pur.
Quelques équipages, un grand nombre de voitures et des boggies conduits par des courtisanes, parcouraient élégamment la longue et belle allée qui mène au lac: c'était un va-et-vient gracieux et riche, un remuement de mondanité de parade qui avait une odeur suave et aucune signification.
M. Durosay, contrairement à ses habitudes assez rassises, avait un mot pour chaque beauté rencontrée, et peu s'en fallut qu'il ne portât la main au chapeau en croisant un landau brillant où se trouvait une femme de magnifique prestance à côté d'une autre qui avait les cheveux roux. Il se contenta de dire: «Ce pauvre docteur qui aime tant les cheveux de cette couleur-là!» Madame Durosay et Septime voyaient tout d'un œil distrait.
Le bateau à vapeur partait pour Hautecombe et l'on délibéra un moment si l'on ne ferait pas bien d'aller visiter l'abbaye. Mais M. Durosay se trouva ne pas avoir une envie folle de s'embarquer pour si loin. Si alors on prenait une petite barque et un rameur et se promenait tout simplement?
—Mes enfants, dit-il, je serais bien fâché de vous empêcher d'aller sur l'eau, partez-y donc avec ce batelier qui me paraît un solide gaillard; je vous regarderai filer, vous ferai signe et m'en irai au Casino mettre cent sous sur le tapis.
Certaines occasions ont tant d'opportunité parfois qu'il en naît presque une gêne. Mais celles du genre de celle-ci, comme chacun a pu en être mille fois témoin, sont si naturelles, si coutumières malgré leurs apparences paradoxales, que ni madame Durosay ni Septime n'en furent le moins du monde incommodés. Ils sautèrent dans la barque garnie d'affreux coussins rouges, qui vacilla, les fit s'agripper aux genoux et aux bras, puis reprit son équilibre et fila, vite, tout d'un coup éloignée du rivage, par l'effort bien rythmé du rameur vigoureux.
—Au revoir! bon voyage!...
—À tout à l'heure!... Adieu! adieu!
La jeune femme et Septime se regardèrent durant que la barque filait.
—Où allons-nous; firent-ils, quand la barque fut presque au milieu du lac.
—À Bourdeaux, fit pour eux le batelier.
—À Bourdeaux, dit Septime, Lamartine habita; et il y a une grotte qui porte son nom, vous nous la ferez voir...
Le nom de Lamartine prononcé sur cette eau dormante où la barque glissait, apporta quelque chose d'indéfinissable et de doux à l'esprit. Madame Durosay ne le connaissait guère que pour avoir lu ou chanté le Lac, mais ce nom avait pris pour elle, comme pour beaucoup, le sens d'un appel au rêve mélancolique qui s'accommodait si bien des promenades en bateau. Et elle eût pu aisément s'attendrir et pleurer au souvenir de ce poète pour la seule pensée qu'il était poète et que l'heure présente était délicieuse. Elle tournait le dos au rameur et donnait librement la main à Septime. Ils ne dirent rien de quelques minutes; puis elle lui prononça tout bas:
—Vous êtes poète aussi, vous; cela se voit!
Septime sourit et rougit.
—Non! soupira-t-il.
Cependant le docteur prétendait que tous les jeunes gens de son âge qui ne montent pas à bicyclette sont un peu poètes.
Mais elle disait cela avec une conviction sérieuse. Et puis, c'était un besoin chez elle de hausser, de grandir cet enfant. Elle voulait voir en lui ce qu'il doit y avoir en l'homme qui vous ravit. Il ne ressemblait à aucun des hommes ordinaires; il ne disait jamais de sottises ni de paroles de mauvais goût, et semblait, en toute occasion, prendre un plaisir secret qui ne venait pas des sources où le commun s'alimente. Il parlait peu, semblait éprouver des choses que la langue a mal à traduire, et elle s'apercevait en cet instant même qu'elle avait interprété dans ses yeux, la plupart de ce qu'elle croyait lui avoir entendu dire.
Elle lui découvrait tout juste ce qu'il faut de mystère pour qu'un homme en reçoive des proportions illimitées. Elle voulait qu'il fût extraordinaire; elle s'étonnait que ces messieurs ne s'aperçussent pas que ce jeune homme qui ne paraissait presque rien au milieu d'eux, les allait dépasser tous... tous? Elle prononçait le mot en dedans et au fond de soi, et sa rêverie s'élargit et se parsema.
Elle s'étendit un peu sur la banquette au dossier garni de si vilain rouge; elle laissa ses yeux errer de droite et de gauche: les Alpes du Dauphiné blanches et lointaines et de l'autre côté le si joli bout du lac où le petit château de Châtillon s'avance en décor romantique; Aix, en face, s'éloignait. Elle aperçut au sommet du Revard les chalets, les fameux chalets et même l'endroit où le chemin en lacet descend sur le flanc à pic, et elle fut sur le point de dire: «regardez-donc!» mais quelque chose la retint. L'avancée sur l'eau était rapide et douce, ses yeux retombèrent simplement sur l'eau fuyante que regardait aussi Septime, et tous les deux, les mains enlacées, se mêlèrent en l'anéantissement léger qui vient d'être emporté sans heurts sur l'étrange miroir immobile et profond.
Ils se ressaisirent tout à coup et se firent mal aux mains, de la façon qu'ils se les serrèrent, en rejoignant directement leurs regards. Le batelier, désespérant d'être écouté, s'était tu. Il y avait un complet silence.
Septime sentit que jamais, jamais il ne l'aimerait davantage et ne serait plus complètement heureux. Elle le regardait et il se baignait dans le clair azur de ses yeux implorants. Cependant il fut vulgaire en croyant comprendre ce que ses yeux imploraient avec une si suppliante ardeur, et il fit signe qu'il se donnait tout à elle.
Que demandait-elle donc de plus?
Ce fut à peine un plaisir d'aborder au pied du château de Bourdeaux, et la visite à la grotte où Lamartine s'assit et chanta ne leur représenta rien.
Ils aperçurent que des costumes de dames galantes étaient appendus en une fissure du roc et, en effet, l'on voyait, à quelque distance, au-dessus des eaux, deux têtes ornées de cheveux teints; et l'épaule et la croupe des nageuses paraissaient à intervalles réguliers. Parmi quatre souliers et des bas à jour, sur la grève, était ouvert le petit volume des Méditations. Les amants éprouvèrent quelque chose de vague à l'aspect de cet hommage au divin chantre de l'amour délicat.
Ils prirent un sentier et montèrent du côté d'une petite église, allongeant le temps par des baisers à tout endroit couvert. L'église était pauvre et à demi ruinée; elle leur parut tout à fait jolie et telle que l'on en aimerait une en sa paroisse. Un cimetière l'entourait planté de croix vermoulues, envahi de ronces, et aux murs jusque près des tombes pendaient de beaux raisins d'or. Ils trouvèrent cet endroit charmant et dirent ensemble:
«On entrerait bien dans l'église si l'on n'avait si chaud.»
Ils s'étendirent sur l'herbe d'une prairie située derrière l'église, ombragée de platanes énormes, et qui descendait en pente rapide jusqu'au bord du lac que l'on distinguait à son beau bleu d'azur, à travers les feuillages. En bas, en se penchant, on apercevait des enfants se poursuivre et jouer. Septime eut peur un moment en la voyant se pencher: il la saisit par la taille et se lia étroitement à elle. Un calme assoupissement leur vint de la tiédeur du vent, du chant monotone des oiseaux dans les platanes, et des cigales dans les herbes. Septime couché vers elle, les yeux clos dans le recueillement d'une demi-conscience, recevait le souffle de ses lèvres et le parfum de sa chair émue. Il ouvrit les yeux un moment et baisa ses lèvres. Puis, relevant la tête vers un insecte qui voletait autour de sa chevelure, il vit la petite église et pensa: Dieu. Il baisa les lèvres de nouveau; il vit par-dessus le mur bas le sommet des croix au bois vermoulu et pensa: des morts, des tas de petits morts tout ratatinés en poussière, ou en fins débris secs, à cause de ces beaux raisins qui les ont mangés pour être si gros et si magnifiques et que cependant nous allons manger tout à l'heure... Et il baisa encore la bouche bien-aimée et fit par avance le geste d'y écraser le grain de raisin doré dont ils recevraient le suc chacun en leurs bouches unies. Elle s'éveilla au baiser qu'il avait pris un peu fort et lui dit:
—Veux-tu, dis, veux-tu des raisins, des beaux gros raisins, là?
—Des raisins qui s'appuient jusque sur le bois des vieux morts!
Mais cette idée ne la fit que sourire et elle ouvrit la bouche toute grande en attendant. Septime prit une grappe à la vigne abandonnée et ils la mangèrent grain à grain, comme il l'avait voulu.
Puis ils se mirent à pousser de gros soupirs, couchés côte à côte sur cette herbe fraîche que de petites marguerites égayaient. Il avait relevé la manche légère et bouffante et il lui baisait le bras en le faisant aller et venir sur ses lèvres d'une façon qu'il aimait. Ils s'appelaient tout d'un coup, se faisaient des peurs comme si quelqu'un venait et c'était pour se rapprocher la tête, et se dire tout près, les lèvres jointes: Je t'aime! Je t'aime! Je t'aime!
—Il faudrait avoir une maison à nous, dit Septime.
—Grand fou! grand enfant! dit-elle en l'attirant et lui baisant les cheveux.
—Parce qu'on ne sait pas ce qui peut arriver...
—Et alors?...
—Et alors, il faut que nous puissions nous retrouver toujours...
—Toujours... fit-elle. Et ils tombèrent tous les deux dans une songerie.
Le vent, plus frais, faisait frissonner et écartait les feuillages, et dans les éclaircies de toutes ces branches murmurantes, on voyait de temps en temps paraître l'autre rive du lac, avec Aix et les choses de ce monde. Cela faisait une sorte de vision lointaine et clignotante, cela vous forçait d'ouvrir et de fermer les yeux tour à tour et s'emparait des regards comme doit faire le miroir à l'alouette, vers quoi l'alouette a le soupçon probablement, de quelque chose de mauvais, et vient... Ils ne pouvaient s'empêcher de regarder par les petits jours intermittents... Ils virent le moment qu'il allait falloir parler des choses de là-bas; ils avaient tous les deux arrêté sur leurs lèvres, la question: «Voit-on d'ici la Villa Julie?» Alors elle reprit la pensée qu'il avait eue et qu'elle avait trouvée folle!
—Un abri!... dit-elle.
Il lui fut impossible de découvrir pourquoi ce mot, si cher à l'oreille des amants, sonnait mal à la sienne. S'abriter à deux, c'est se déclarer deux aussi forts que le monde, capables de faire contrepoids au reste dédaigné de la terre; s'isoler, s'enclore est la plus éclatante marque d'amour.
Elle éprouva comme un léger vertige d'estomac que, plusieurs fois, déjà, elle avait eu; la brusque menace d'un vide, sous ses pieds, d'un grand creux qui lui était caché d'ordinaire par une masse de petites idées embrouillées et confuses qu'elle appelait aussitôt à son aide.
Par ce mot, lui, au contraire, était séduit tout à fait.
—Oui, un abri! dit-il. Il faut un abri, vois-tu! Je veux t'embrasser! Je ne peux plus t'embrasser là maintenant; je veux t'embrasser une fois chez moi, entends-tu? dans un endroit où je sois chez moi; nous fermerons les volets et les rideaux; nous empêcherons jusqu'à l'air de pénétrer, pour que je t'aie à moi, chez moi! Viens! viens, je veux que ça soit tout de suite.
Il l'entraînait vers une maison qui portait une enseigne de location.
Quelque chose d'inouï emportait cet enfant timide qui eût osé à peine, une heure auparavant, demander son chemin. Il était disposé à mettre ses économies à louer une pièce, au mois s'il le fallait, et qu'il garderait une heure.
—Oh! non, non! pas là dedans... vous ne voudriez pas!...
—Je veux t'embrasser, je te dis! Je veux t'embrasser chez moi... Viens!
Mais il lui plut, avec sa volonté et une certaine violence; elle se dit qu'elle l'admirait en ce moment et, prise entre un désir et un instinct sourd, elle ferma les yeux, ne sut plus ce qu'elle faisait.
Quand ils furent dans la chambre proprette, aux murs peints à la chaux, Septime ferma tout, et il dit, en joignant les mains:
—Il n'y a plus que nous deux au monde!
Il se pendait à son cou; lui mordait la bouche en lui répétant:
—Je veux t'aimer à l'abri!... Il n'y a rien! il n'y a plus rien dehors! rien du dehors ne vient ici!... Dis avec moi qu'il n'y a plus rien, plus rien!...
Elle regardait tout autour d'elle, voulant sourire et répondre. Elle se laissait atteindre par cette idée de chambre close et de solitude à eux deux.
—Nous avons fermé les volets, les vitres et les rideaux, insistait-il; j'ai mis le verrou, un gros verrou énorme, as-tu vu?... Nous nous sommes bâti une forteresse!... Nous nous aimons derrière quatre murs à nous... Je t'ai: je suis à toi, tout seul!...
Elle se mit tout à coup à pâlir, et trembla; puis elle l'écarta d'elle un peu brutalement:
—Non! non! s'écria-t-elle, éperdue; je ne veux pas! je ne peux pas!... Ouvrez la fenêtre et la porte! ouvrez! ouvrez! ouvrez! Sauvons-nous!
—Ma chérie, tu as peur, n'est-ce pas? Tu as peur de la pénombre, mais pourquoi crier? Tu as peur avec moi, tu crois que je ne suis pas assez fort?...
—Non! non! allons-nous-en! je vous en supplie! Je n'ai pas peur, mais je vous jure que je ne peux pas rester ici.
Elle cherchait son ombrelle dans la demi-obscurité.
—Mais ouvrez donc! lui jeta-t-elle, impatientée.
Le jour tombait quand ils joignirent la barque; et le lac, privé des feux du couchant par la montagne, était sombre et froid. Ils n'avaient pas prononcé une parole et ils demeuraient absorbés et abattus. On n'entendait que le souffle régulier du rameur et le frottement sourd des avirons. Septime, complètement hébété par l'étrangeté de l'aventure, n'osait tenter de l'éclaircir à cause de l'homme. Et n'était-il pas visible que la jeune femme elle-même s'interrogeait?
Le soir mélancolique soutint un long moment leur trouble. Ni l'un ni l'autre, à la vérité, ne savaient plus où ils allaient et la confusion de leurs âmes errait parmi les brumes et les ombres incertaines des bords. Vers le milieu du lac, des souffles venus de la terre étaient tièdes, et la paresse de leurs cerveaux s'amusait d'attendre en l'insensible avancée, le prochain souffle tiède. Ce lac leur parut, tant qu'il durerait, une suspension de tout; ils se reposèrent en l'attente du rivage où sans doute des clartés naîtraient. L'eau fut bientôt moins sombre que la nuit, et ils regardèrent l'eau doucement gémissante au froissement de la barque. Une cloche sema sur les eaux la tristesse de son tintement espacé; et les rives apparurent. Ils se les étaient données comme un demain redouté qui approche infailliblement. On distinguait les noires silhouettes des arbres, et les gens et les choses parmi les lumières du port. La jeune femme et Septime, en même temps surpris, ne purent s'empêcher de prononcer ensemble:
—Voici monsieur Lureau-Vélin.
Ils pâlirent l'un et l'autre et tremblèrent également dans la main qu'il leur tendit en leur offrant galamment une place dans sa voiture.
Cet homme était-il la clarté? Était-il «demain»?
XXVI
M. Grandier prononça:
—Monsieur l'abbé est mort!
Il tenait un bougeoir à la main en disant ces mots et se trouvait sur le perron de la Villa Julie, les cheveux en désordre, énorme et cependant défait.
La jeune femme, Septime et M. Durosay que l'on avait cueilli en chemin, montaient les marches de pierre; ils eurent un instant de stupeur et se cramponnèrent tous à la rampe. M. Durosay fit: «Allons donc!» du ton presque que l'on dit: «la bonne blague!» L'annonce de la mort crée un si soudain revirement d'état d'esprit que l'on voit quelquefois, au choc brusque, au contraste inopiné, les personnes les plus touchées avoir un court sourire. Madame Durosay et Septime poussèrent une sorte de «ho!» qui leur dessécha subitement la gorge.
Après cela, on ne dit plus rien; tout le monde fut dans le vestibule et déposa comme à l'ordinaire et à leurs places respectives, cannes, chapeaux, ombrelles, mantilles et pardessus. Ils allaient à leurs petites choses coutumières, ayant des visages de cire où le nouvel état que cette mort allait créer lentement se gravait, mettait son temps à s'établir. Dans ce premier instant glacé, on pensa: demain, maison sens dessus dessous, formalités, lettres, puis cérémonie, prêtres, tentures noires, chants lugubres, transport, puis Néans! Ah! ce pauvre abbé! ce pauvre abbé!... Puis: Mais est-ce bien possible?... Et l'on espérait tout à coup, les esprits se faisant difficilement à l'idée de l'irréparable.
Et l'on s'affaissa dans le salon autour de l'unique bougie que tenait le docteur; les domestiques désorientés, épeurés, ne sachant plus s'il fallait allumer les lampes. Ce fut avec une bien réelle douleur que l'on commença doucement à dire:
—Mais voyons! comment c'est-il arrivé? Ah! mon Dieu! mon Dieu!
Grandier posa la bougie et commença de se promener de long en large, les mains dans ses poches:
—Il était bien abattu ce matin, mais j'étais loin de m'attendre à un dénouement si proche et j'ai pensé que le silence complet de la maison ne lui vaudrait que mieux: je n'ai pas vu d'inconvénient à vous mettre tous dehors. À deux heures, étant sorti de son assoupissement, il ne put seulement avaler une gorgée malgré tous nos efforts et la grande nécessité, car il était d'une extrême faiblesse. Mon confrère vint sur ces entrefaites. Le malade ouvrit les yeux qu'il avait beaucoup plus lucides et nous dit clairement: «Quand la vigne est morte, à quoi bon l'arroser? mais arrangez-la en sarments et distribuez-les aux pauvres pour le feu de l'hiver...» Puis il sourit que nous soyons à prendre soin de sa «guenille terrestre»; il demanda à voir le prêtre qui était déjà venu tous les jours et ce matin encore, et dont nous ne croyions pas qu'il avait aperçu la présence: «Le corps est endormi, dit-il, mais l'esprit veille!» Ce monsieur vint, nous les laissâmes ensemble environ dix minutes. Il était mieux à la suite de cet entretien: il put prendre quelques cuillerées de bouillon avec de l'extrait de viande et nous fûmes bien étonnés de l'entendre nous demander la lettre qui était arrivée à son adresse. De la main, il fit signe de chercher ses lunettes. Nous craignions qu'il ne se fatiguât trop à déchiffrer une lettre et nous ne trouvâmes pas les lunettes. «Voulez-vous bien me la lire?» dit-il, en s'adressant à monsieur l'ecclésiastique qui était là. Par discrétion, nous nous retirâmes, mon confrère et moi, sous un prétexte quelconque et nous attendîmes dans le corridor que le murmure monotone du lecteur eût cessé. Mais ce fut ce monsieur qui vint lui-même ouvrir en nous disant: «Venez donc! venez donc! monsieur l'abbé n'est pas bien!» Nous rentrâmes précipitamment. Monsieur l'abbé avait été pris d'une faiblesse, mais qui dura peu, et il s'en releva pour délirer. «A-t-il écouté votre lecture?» demandâmes-nous à l'ecclésiastique. «Avec beaucoup d'attention!» nous répondit-il. «Contenait-elle quelque chose qui vous parût propre à donner une émotion?» «Mais absolument rien: des formules polies ou flatteuses, des considérations générales, enfin, passez-moi l'expression qui n'a rien de blessant pour l'honorable correspondant qui, sans doute, écrit une lettre de pure convenance, il n'y a là que le banal ordinaire. Lisez-la donc vous-même, docteur, je n'y vois pas la moindre indiscrétion.» Je lus la lettre et n'y vis rien en effet... Cependant, monsieur de Prébendes nous passait dans les mains.
—Ah! ah! ah! firent les trois auditeurs dans le salon obscur.
—Pourrai-je lire cette lettre de mon père? dit Septime.
—Lisez donc!
Septime s'approcha de la bougie et prit, les mains tremblantes, cette lettre à l'attente de laquelle son bonheur, sa vie même, semblait-il, avait été suspendue un moment, puis dont la violence de certaines émotions avait atténué la gravité en plaçant la passion affolée au-dessus des liens de famille, des convenances sociales, en lui ouvrant une perspective d'amour désordonné, n'importe comment, n'importe où, mais sur quoi la puissance paternelle ou divine n'avait plus prise; cette lettre enfin qui avait tout l'air d'avoir tué l'abbé, et qui, cependant, à ce que l'on disait, ne contenait rien. Elle contenait:
«Mon cher monsieur l'abbé,
»Je reçois une lettre de mon fils qui m'apprend l'heureuse surprise qu'a causée votre arrivée aux aimables hôtes de la Villa Julie. Eh bien, voici la confirmation d'une idée que j'ai depuis bien longtemps: que vous êtes l'unique précepteur, le modèle incomparable de ces hommes paternels et savants qu'en principe, d'abord, j'admire tous en bloc. Je vous adresse donc tout de suite mes remerciements très vifs et, au risque de vous faire bondir, je vous fais part de la volonté tyrannique que j'ai pour le moment de supporter tous les frais de votre zèle, à moins que vous ne me donniez la preuve que ce voyage n'a été entrepris qu'en vue de votre agrément personnel, ce dont vous me permettrez de garder un doute tant que les nouvelles du genre de vie que vous menez dans cet endroit mondain n'auront pas pris une autre tournure. Ne voyez, je vous prie, monsieur l'abbé, en cette résolution, que la marque de l'enchantement où je suis, de vos bons soins vis-à-vis de Septime.
»Je suis convaincu, monsieur l'abbé, malgré le caractère un peu inquiet de votre vigilance d'ange gardien, que vous vous félicitez comme moi de voir se débrouiller dans une atmosphère un peu plus animée que celle de Néans ce grand enfant, qui m'a tout l'air de passer jeune homme. C'est un moment bien intéressant d'une évolution nécessaire et je comprends que vous ayez été curieux d'assister à cette métamorphose admirable d'une créature fortement pétrie par vos mains. J'eusse aimé, moi-même, si je n'eusse été retenu par mon conseil général, et si je n'eusse été devancé par vous, ce qui doit m'arriver, hélas! partout où il y a une belle œuvre à accomplir, j'eusse aimé, dis-je, être témoin de ces beaux troubles d'adolescent et n'user de ma qualité de mentor contre cette instinctive sagesse de la nature que pour rappeler, par quelque signe imperceptible et délicat, le tact, le bon ton, la mesure, la prudence que la fougueuse jeunesse peut oublier mais dont ne doit jamais se départir un homme comme il faut. Mais, comme j'eusse été lourd, quoique autrefois galant homme,—paraît-il,—au prix de ce que doit être, mon cher abbé, votre intervention à vous si subtile, je gage, et si discrète. Les hommes du monde que j'ai vus les plus accomplis étaient des ecclésiastiques; quoi d'étonnant que la fréquentation de Dieu vous donne, parmi tant d'autres qualités, celle-ci?
»J'avais l'intention de répondre à mon fils, mais outre que je suis fort paresseux sur le chapitre épistolaire, j'aime encore mieux que ne lui arrive que par vous et accommodée à votre goût l'expression du contentement que j'ai des façons qu'il m'a l'air de prendre. Ce cher enfant est plein de franchise, ce qui n'est que de tradition de famille; mais il possède un art d'accoutrer les choses sans les farder cependant, qui fait la vérité bien aimable, qui, dans la vie, lui rendra les relations aisées, et que nous étions bien loin de connaître, nous autres, qui fûmes privés, en notre temps, de l'enseignement religieux. Je crois que nous en aurons fait quelqu'un, moi sans le vouloir; vous, avec infiniment de talent, par de fortes études et ces alentours adoucis dont vous savez orner vos élèves comme d'un nimbe; enfin, quelques milieux heureux, parmi lesquels celui dont, pour l'instant, je ne saurais trop approuver l'influence. Car je pense, et avec raison, que les brillants examens et la culture philosophique sont peu de choses dans la vie, en regard de cette aisance et de cette souplesse dans le commerce des hommes et des femmes, qu'il n'est jamais trop tôt d'acquérir, monsieur l'abbé, et que j'achèterais pour mon fils, à quelque prix que ce fût.
»Et vous auriez l'intention de quitter Aix déjà, monsieur l'abbé? J'en serais bien fâché pour Septime, s'il est vrai, comme il me l'affirme, que les hôtes charmants qui lui donnent une place sous leur toit s'y opposent tous également de toutes leurs forces. Je ne crains que d'abuser de leur grande indulgence vis-à-vis de mon fils et je me propose d'aller cet hiver à Néans, présenter mes hommages à madame Durosay et la remercier de sa grande bonté.
»Recevez, mon cher monsieur l'abbé, etc., etc.
»S
—En effet, dit Septime en pliant la lettre, elle ne contient rien.
XXVII
Un convoi se dirigea vers Néans, emportant pour un dernier acte, le reste des figurants au divertissement qu'avait réglé le docteur Grandier.
Ce pauvre M. de Prébendes était couché dans son fourgon funèbre, parmi de beau linge blanc et des couronnes de cyclamens; et son âme ardente et religieuse, achevée par le tour frivole d'une dernière ironie, se retrempait peut-être enfin de gravité au sein de Dieu. Dans un compartiment plus confortable, M. Durosay arrondissait sa nature grasse et bonne; madame Durosay recevait de la lumière et Septime une cruelle torture par la présence de M. Lureau-Vélin; Grandier philosophait en compagnie du cadavre.
Le docteur avait cru décent de laisser M. Durosay à la garde de sa femme, et il avait interdit à Septime, qu'il jugeait suffisamment atteint, la sombre veillée mortuaire.
On quitta Aix à une heure de nuit, et le train longea le lac éclairé d'une lune pareille à celle de la nuit d'arrivée. Cela faisait une grande sérénité dormante, environnée de l'ombre tragique des montagnes. Septime pencha la tête à la portière, et madame Durosay voulut aussi voir. Mais quand ils eurent regardé, les larmes leur jaillirent à la fois et ils sanglotèrent, pour des raisons diverses et embrouillées. M. Lureau-Vélin prolongeait l'assujettissement de ses valises dans le filet, et M. Durosay, accoutumé aux larmes depuis vingt-quatre heures, poussait seulement de petits «ah!» lamentables, en se tapant sur les genoux.
Ce lac était sous la lune un véritable paysage d'amour et de mort. Quand ils eurent regardé encore une fois, et qu'un tunnel leur eut coupé la vue, d'un coup net, ils ne purent se retenir l'un et l'autre de pousser un cri. Septime se laissait étrangler par sa douleur. Elle atteignit l'intolérable, aux premières minutes de repos depuis toutes ces affaires de deuil qui l'avaient constamment tenu en haleine. Tout était perdu; l'irrémédiable était accompli; la force même des choses voulait que la rupture eût lieu; ce n'était plus qu'une affaire, non pas même de jours, mais d'heures. M. de Jallais père devait venir à Néans assister aux obsèques et rien plus n'y retiendrait son fils. Mais, de même que des amoureux à qui l'on annoncerait la fin du monde ne penseraient pas à la fin du monde, mais à s'aimer avant qu'il ne finisse, Septime songeait à son angoisse d'amour. Il y songeait en un tel brouhaha de pensées; il s'y heurtait en un tel chaos de contradictions qu'il ne démêlait plus guère autre chose d'un peu clair que ses contusions et ses plaies vives. Ignorant de la femme, après avoir cru s'être trompé outrageusement envers elle, lors de sa fameuse exaltation d'un des derniers jours, il avait renoncé à interpréter contre elle jusque même la plus forte vraisemblance. L'aventure de Bourdeaux, presque énigmatique pour l'héroïne elle-même, ce refus singulier de demeurer avec lui seul, enclose entre quatre murs, ce manifeste étrange de l'obscur instinct, l'avait, lui, laissé stupide; et il l'attribuait à des mystères du caprice féminin qu'il renonçait à pénétrer pour l'heure. De même, elle avait terriblement pâli à la surprise de trouver M. Lureau-Vélin au débarquement; mais il avait eu lui-même une pareille émotion par le seul fait du désagrément, ne l'avait-elle pu éprouver, elle, pour cent raisons autres que la plus redoutable? Quant au voyage à Néans de cet homme inévitable, ç'avait été pour le malheureux jeune homme une perspective amère si longuement savourée à l'avance que toucher aujourd'hui la chose accomplie n'ajoutait presque rien à son état aigu. Même, il oubliait d'envisager l'avenir, le voisinage de propriété, au cas où M. Lureau-Vélin se déciderait à acheter la terre de Saint-Pont, et la séduction si menaçante pour la pauvre abandonnée. Non, tout disparaissait devant les lancinements cuisants que lui causait la présence de l'aimée, si proche et désormais inaccessible même à une parole, presque même à un regard. Il la contemplait en son costume de voyage en flanelle à carreaux, pas très élégant, datant d'avant qu'elle fût coquette, coiffée d'une petite toque écossaise, et jolie! avec la mine un peu fatiguée des tristes dernières besognes et son air pensif, les larmes essuyées, pensif comme jamais encore.
Il était probable que l'on parlerait peu, la proximité du fourgon imposait une sorte de décence silencieuse, et de plus M. Lureau-Vélin, vis-à-vis de l'idylle finissante qu'il ne pouvait ignorer, affectait une discrétion très réservée. Il s'était placé en face de M. Durosay, les deux autres coins étant occupés par madame Durosay et Septime.
Enclos en les vastes plis d'un mac-farlane couleur bure, une main gantée passée dans la boucle d'appui, l'autre caressant sa barbe soyeuse aux reflets bleus, il laissait adroitement errer ses larges yeux veloutés.
Cependant le notaire ne put l'avoir ainsi sous la main sans lui reparler de l'affaire qui le conduisait à Néans.
—Outre les agréments et les qualités positives de la terre de Saint-Pont, dont je vous ai cent fois parlé, je crois, dit maître Durosay, qu'il est temps de vous avertir d'une particularité sur quoi vous avez négligé de m'interroger; et, c'est que vous la pouvez avoir aux trois quarts de sa valeur.
»Au partage après décès de feu le marquis de Thérouette, qui avait demandé que Saint-Pont ne fût à aucun prix découpé, la propriété échut en lot unique à son fils cadet, tandis que toute la fortune liquide, sept à huit cent mille francs à peu près, passait à l'aîné, homme fort distingué, d'ailleurs immensément riche par sa femme, une Esaü! À l'inverse de son frère, le jeune de Thérouette, héritier de Saint-Pont et des chimères paternelles, esprit utopique, sans consistance, engagé dès avant la mort du marquis, par des entreprises philanthropiques au delà de ses forces, sottement marié par emballement à une petite fille de rien, ce qui lui a valu de rompre avec sa famille, a continué de plus belle à obérer son patrimoine, empruntant ici pour faire construire une maison de retraite et là pour faire face à des plantations de vignes, à des semis de bois dont le revenu présumé devait couvrir ses largesses. Bref, Saint-Pont grevé d'hypothèques est aujourd'hui à la merci d'une douzaine de créanciers, fort honorables, la plupart mes clients, que je retiens de provoquer la vente par égard pour le jeune comte et, avouons-le, aussi parce que, si Saint-Pont intact est un domaine superbe, Saint-Pont morcelé n'offre plus rien qui vaille...
Pas un muscle ne bougeait à la face de M. Lureau-Vélin; il semblait écouter ces détails comme des choses étrangères. Le notaire était presque embarrassé de la fixité de son regard doux.
Septime, qui n'entendait rien aux affaires, écoutait malgré lui celle-ci qui lui déplaisait à plusieurs titres et parce qu'il savait que madame Durosay avait toujours manifesté une grande répugnance toutes les fois qu'il s'était agi de la menace de cette vente. Depuis longtemps elle ne permettait même plus à son mari d'en parler devant elle, et le jeune homme se rappelait le mouvement qu'elle avait eu encore à Saint-Laurent-du-Pont, lors de la rencontre de M. Lureau-Vélin, quand M. Durosay avait prononcé, en faisant allusion aux désirs de ce monsieur: «J'ai ce qu'il vous faut!» Aujourd'hui, elle ne sourcillait pas, elle laissait aller l'homme d'affaires, abaissant de temps en temps ses paupières aux longs cils, puis, les relevant sur des yeux suspendus et légèrement humides, comme d'une rêverie tendre.
Le notaire poursuivait.
—Vous vous trouvez donc en présence d'une propriété sur laquelle des frais énormes ont été faits, et tels qu'un administrateur avisé eût hésité à les entreprendre. Avant quatre ans, trente-cinq hectares de vignes seront en plein rapport; une pépinière de plants américains vous permet de doubler votre vignoble sans grands sacrifices nouveaux; les ateliers de greffage, les cuves, les pressoirs, les caves vous attendent. De l'asile de retraite à peu près achevé, vous pouvez faire à votre guise une ferme modèle, un rendez-vous de chasse, que sais-je? En un mot, monsieur, on se ruine pour vous depuis des années, et il ne vous en coûte pas un radis de plus!... Ha! ha! ha! comment la trouvez-vous?
M. Durosay achevait sa description en une vaste hilarité.
M. Lureau-Vélin eut un sourire discret et fin, impénétrable.
Le train roulait dans la nuit, brûlait les stations aux trois ou quatre lumières maigres aperçues, le temps d'un clin d'œil, en la course vertigineuse. Sous la lune, le pays, montagneux d'abord, puis aplani peu à peu, hérissé de silhouettes incertaines, prenait des aspects étranges et fantasques, Septime s'efforçait de distinguer les objets trop tôt emportés, ou déformés par la clarté lunaire, ou brouillés par le mélange des reflets lumineux sur les glaces; et il lui semblait qu'on allait à travers des espaces inconnaissables avec la vitesse et l'aveuglement d'un bolide vers quelque chose de plus obscur encore que les côtés de la route, avec l'écrasement brutal comme perspective et comme fin, comme idéal imposé.
Le souvenir de certaines conversations du docteur se mêlait, comme les gouttes d'une forte liqueur âpre, aux flots de bonté qui jaillissaient par instants de son âme amoureuse. Le docteur riait de la pitié, des petits, des inhabiles et des faibles; se moquait des attendrissements pour les vaincus de la vie, et plusieurs fois, il lui avait entendu prononcer, en manière de personnelle devise, ce rouge et brûlant: «Gloire aux vainqueurs!» dont il concevait pourtant, malgré toutes sortes de secousses de son être, la foudroyante beauté. Oui, la raison était aux forts; même quand la force, à certaines périodes, devait prendre le nom d'habileté. Le triomphe de l'habileté, mais n'était-ce pas la suprématie de l'intelligence appliquée sur l'intelligence contemplative, de l'action sur l'inertie, de l'artiste créateur sur le pur dilettante, et remontant aux sources éternelles, du démiurge sur le logos?
Septime repassait ces idées et ces termes peu familiers et le sens lui en venait, en même temps que la triste évidence, et la révolte au fond de lui contre toute brutalité. Une indignation de chrétien, une colère de Jésus au Temple lui montait au visage, en confondant la sensation de la formidable avancée du train parmi la nature rapetissée, avec la conversation de M. Durosay et la lapidation de ce pauvre noble comte de Thérouette qu'il se rappelait avoir vu plusieurs fois à l'église, agenouillé sur les dalles, beau par la foi ardente de ses yeux clairs en une figure pauvre, et par sa petite femme sans naissance, repoussée par le monde, et qu'il ne conduisait que chez la misère et chez Dieu, ornée d'un grand amour.
Septime regardait madame Durosay dont les longs cils continuaient de balancer une ombre légère sur ses beaux yeux. Elle ne protestera pas, se dit-il, non, elle n'aura pas un mot, cette fois-ci, pas un signe de compassion pour cette noble infortune, ne fût-ce que pour racheter le ricanement odieux de son mari! Combien de fois, cependant, avait-elle juré, avec ce pauvre M. l'abbé, dans les causeries du soir, du temps de son indolence, à Néans, d'employer tout son crédit à retarder cette iniquité légale, à attendre les produits des plantations de Saint-Pont pour désintéresser les créanciers petit à petit; la probité du comte ne leur était-elle pas une sûre garantie? Ainsi, alors, s'arrangeaient les choses pour ces deux jolies âmes généreuses. Songeait-elle que tout effort était désormais vain? Mais en avait-elle seulement tenté un pour éviter le voyage de M. Lureau-Vélin? Et, dans l'instant, avait-elle au moins ce pli de répugnance, qu'on ne maîtrise pas, même aux grandes résignations?
Alors, il se reporta à une heure bienheureuse, en arrière, où une rage d'amour l'avait lui-même fait trouver plaisir à écraser sur les lèvres de la bien-aimée les raisins qu'il imaginait gorgés de l'âme et de la cendre féconde des morts; et il revit son sourire aussi, à elle, à cette idée. Ils se mordaient les lèvres et se pâmaient d'ivresse, tandis que, en face, de l'autre côté du lac, M. de Prébendes agonisait, et ils se sentaient très voluptueusement cruels, et qui donc n'eussent-ils pas écrasé comme ils faisaient des raisins, pour un baiser de plus? «Hélas! hélas!» fit-il, et, lentement, les seules images d'amour repassèrent en sa songerie, délicieuses et déchirantes.
Des minutes où, après les étreintes, le parfum de sa chair montait comme d'une rose que l'on vient de cueillir, et l'étourdissait et l'endormait parfois, dans un demi-songe sur son sein dont il gardait entre les lèvres la fleur sombre! Des minutes où il entendait le frôlement de sa robe, ou bien, où il s'amusait, parmi le monde, en fermant les yeux, à ne percevoir que ses mouvements, à elle, ou que son souffle, et il adorait ce bruit! D'autres où il n'avait que frôlé son doigt! Et d'autres où il goûtait le goût de sa bouche!
Elle tournait le dos à la marche du train, et, la regardant tour à tour et les objets au dehors fuyant en sens inverse, il croyait parfois la voir le quitter, s'enfuir, s'enfuir en le laissant là comme les arbres endeuillés par la nuit et les petites gares anonymes aux lumignons misérables. Et une angoisse le prenait tout à coup; il avait besoin de se cramponner à elle. Alors il eut la sensation très nette qu'il ne la toucherait jamais plus.
Ce fut atroce: il faillit crier, faire un scandale, se jeter sur elle et la couvrir de baisers, ou la tuer. Ses dents se découvraient dans une attitude de chien qui va mordre. Il n'osait pas la regarder, ni personne: il s'attendait qu'on le remarquât et lui demandât s'il était malade, car il devait être horrible. Il eût causé bien de la peur si on eût fait attention à lui.
Comme il y avait eu un long silence, il crut que l'on était endormi, et il osa lever les yeux. M. Durosay en effet commençait de somnoler. On apercevait le mâle profil de M. Lureau-Vélin, longuement prolongé par sa barbe. Madame Durosay gardait son rêve paisible et attendri, son bleu regard humide, pur comme un ciel où de légers flocons blancs étaient suspendus comme des choses caressantes.
Il y eut un arrêt à Lyon, où l'on descendit, mangea des chasselas, et revit Grandier. Comme on l'abordait, à la sortie du fourgon, avec des mines endolories, il dit:
—Je viens de passer quelques heures excellentes avec monsieur l'abbé; sa compagnie est aimable encore par le goût persistant de sa grande probité, et le sillage de sa course achevée est droit.
—Docteur! docteur! lui fut-il fait, en manière de léger reproche, à cause du ton qu'il employait à parler du défunt.
—Il est vrai, reprit-il, que nous n'avons pas tiré, l'abbé ni moi de l'accident qui lui est arrivé, un motif à accablement, ce qui eût été contraire à sa foi solide et à ma sagesse, d'ailleurs misérable. Il se trouve bien parmi de la propreté et des fleurs et son âme est sereine, ce qui est le meilleur sujet de joie d'un homme saint. Réjouissons-nous de ce que les justes, en vérité, ne meurent point.
Et, se tournant vers M. Lureau-Vélin qu'il entraînait par la manche dans un besoin de se délier la langue, toutefois, avec un vivant:
—Il n'y a de mort que pour l'amant vis-à-vis de sa maîtresse et la maîtresse vis-à-vis de son amant, parce qu'à ceux-ci la défaillance seulement d'un muscle est capitale. Hors de là, le parfum que vous sentez était la présence de quelqu'un, demeure et s'affine par la vertu de l'irréparable qui le vient sacrer tout à coup de quelque caractère mystérieux.
Mais M. Lureau-Vélin ne tenait pas à s'écarter, d'autant que sa présence avait de l'utilité. Septime, sorti du réel par l'ardeur souffreteuse de sa songerie, perdait la tête, ne savait plus retrouver le compartiment pour aller chercher le panier de fruits oublié dans le filet, et que l'on voulait partager avec M. Grandier. Avec infiniment de grâce et une habitude des pique-niques ou des soupers improvisés, M. Lureau-Vélin organisa sur un coin de table de salle d'attente, un goûter nocturne dont madame Durosay ne put se tenir de lui faire compliment. Il y maintint une bonne humeur modérée, éloignée de la philosophie paradoxale du docteur autant que d'une douleur d'enterrement. Chacun lui en sut gré; le trouva charmant. Et, faisant une distribution de pêches et de raisins, de la main à la main, il en tendit à madame Durosay une part choisie qu'il sut envelopper d'un indéfinissable, qui n'était ni tout à fait un regard, ni tout à fait un geste, qui restait inaperçu d'un quelconque mais devait être décisif à quelqu'un de préparé, et qui fit que la jeune femme visiblement frissonna.
M. Durosay buvait à la chair humide des fruits, et Grandier concevait peut-être des lendemains à son œuvre. Septime, qui ne mangeait pas, se tenait à la porte, dans une crainte fébrile d'un départ de train. Il dit tout à coup:
—Voilà qu'on fait tourner le fourgon sur la plaque mobile; où donc allez-vous être accroché, monsieur Grandier, avec notre pauvre abbé?...
XXVIII
En s'allongeant sur la couchette du wagon-salon où l'on devait passer la nuit, madame Durosay, seule à seul avec son mari qui déjà dormait, ne pensait ni à son mari, ni au cadavre qui, en tête du train, semblait conduire à quelque obscure vengeance ses futiles bourreaux, ni au philosophe Grandier, auteur mystérieux de toutes les choses accomplies, ni même, hélas! au pauvre enfant qui l'avait aidée, de sa gracieuse tendresse immaculée, à apprendre le goût de vivre, à humer les premières saveurs de sa chair nouveau-née, à se sentir femme et créature d'amour, et qui se mourait de passion de l'autre côté du petit couloir au rideau baissé, tout près de ce parfait M. Lureau-Vélin.
Du fond lointain d'elle-même, quelque chose d'inouï encore, comme le son perceptible à peine d'une musique que l'on sent vous devoir ravir, quelque chose qui, de longtemps montait, sans pouvoir affleurer jamais, qu'elle avait aspiré dans des baisers, demandé à des caresses et imploré d'étourdissements provoqués tout exprès, et vainement, enfin paraissait tout proche et déjà arrosait sa chair trop matériellement épanouie, d'une rosée qui la vivifiait, la pénétrait comme d'une âme. Qu'était-ce que cela? Qu'y avait-il de nouveau possible après les belles ivresses qu'elle avait éprouvées cependant? Les soirs fous, les fuites à la Villa-des-Fleurs en courant comme une fillette, en courant à un endroit lumineux, remuant, pour le plaisir de tourner la tête; les nuits ardentes où elle croyait user sa chair; les instants d'obstiné mutisme où elle essayait dans sa gorge, avant de le risquer aux lèvres, les mots qu'une voix suppliante sollicitait d'elle: «Je t'aime!» ces mots enfin prononcés plus tard et qui lui laissaient un peu d'amer au palais; ah! les creux apparus souvent subitement sous ses pieds, le léger vertige, et une répugnance à penser qui la précipitait à des caresses continues, imprudentes et affolées! Non, elle ne pensait pas, n'avait jamais pensé depuis son mariage au moins. Peut-être autrefois, oui! des désirs, des rêves d'existence heureuse, de tendresses un peu vagues mais qui, cependant, affecteraient assurément des formes fortes en même temps qu'aimables, de quelle manière? elle ne savait. Puis la chute de tout cela en une sorte de trou noir et vide où elle avait fermé les yeux et s'était enclos la cervelle. Et depuis qu'elle ressuscitait dans sa chair, c'était d'aujourd'hui seulement qu'elle se sentait, elle, sa personnalité, son être sûr de soi, ressuscitée. Enfin, son corps et son âme chantaient, et c'était par son cœur ému qu'elle en percevait l'harmonie. Son cœur! ah! son cœur enfin battait! Elle le sentait! elle se sentait toute!
Elle eut encore une de ces jolies mignardises et voulut voir, voir son cœur battre; elle souleva d'un doigt la chemise sur sa gorge et regarda longuement l'agitation de son sein. Elle remarqua qu'elle était attentive à l'agitation plutôt qu'à son sein pour quoi elle avait eu auparavant une infinie complaisance. En vérité, elle n'avait jusqu'à présent aimé qu'elle.
XXIX
Aux petites stations, dans la campagne, en ces endroits où l'on n'aperçoit pas de ville, mais seulement, derrière la gare, des arbres et des champs, et où s'arrête, pour rien, le chemin de fer départemental, le silence glaçait le cœur de Septime. Il n'avait encore rien éprouvé de la sorte. Mais au sortir d'une ville élégante et d'une vie émue, où chaque spectacle était une surprise, chaque être une énigme, et chaque minute un mouvement, l'aspect de cette maison environnée de solitude, de ces prairies muettes où le soleil promenait ses beaux rayons derniers, pour aucun être, de cet unique employé sifflant le départ, seul bruit, donnait au malheureux amant la terreur d'un immense vide, d'une effrayante inanité.
Les beaux projets héroïques d'enlèvement, d'amours à l'autre bout du monde, qu'il avait caressés? Tués, anéantis, par la réalité médiocre. Mais déjà lui-même se formait au réel, et s'il s'étonnait, c'était de ne pas s'étonner davantage de n'avoir pas fui avec elle, d'être encore sur cette route banale de Néans en un état de pitoyable tristesse, au lieu de se pâmer en des endroits rêvés si loin du commun de la vie. Une force des choses, plus puissante que nos pauvres désirs, ne semblait-elle pas s'acharner à tout aplatir, à dompter nos gestes et notre volonté, à tout réduire à un ordinaire train-train Oh! misère! Déjà le romanesque, l'aimable et cher romanesque, floraison de la vie jeune, un peu fate, un peu gauche, un peu ridicule et charmante, se fanait et tombait comme les atours magnifiques d'une comédienne ordinaire qui, un instant, à nos yeux, fut fée. Ainsi on brûlait, on voulait accomplir des choses étonnantes et admirables, et l'on était si pris, si englué dans le commun que les efforts se perdaient dans l'atmosphère filandreuse; autant eût valu se débattre en un tonneau de poix. Et il revenait, le bel amant, heurter son élan contre les murs de ce village infime et plat, apporter son poème paradisiaque en hommage à la minuscule convention de cette société que composaient M. le curé et mademoiselle Hubertine la Hotte, les fournisseurs, les laveuses et les bonnes!...
M. de Prébendes, lui, au moins, était mort.
C'était vers le soir, et on approchait de Néans.
Septime vit le moment que la bien-aimée allait descendre sur le sable et s'éloigner, durant que lui, s'acheminerait du côté de sa chambre, au presbytère; et ce serait fini. Il s'arrêta de penser.
On aperçut dans la cour de la gare ornée de rosiers du Bengale, M. le curé doyen en surplis, avec la croix. Il était si vieux et si faible qu'on lui avait avancé une chaise, et il attendait, les deux mains sur les genoux, entre de petits enfants de chœur en noir et quelques ecclésiastiques des paroisses voisines. Et toute la dévotion de Néans était groupée autour de ce noyau. On aurait vu les rubans verts de mademoiselle Hubertine la Hotte si elle ne les eût remplacés pour la circonstance par tout ce que le deuil peut fournir de plus épaissement lugubre. Elle se tenait à la tête des pieuses femmes, et à certains mouvements qu'elle fit, aussitôt suivis de déplacements de la forêt des voiles noirs, il était apparent qu'elle réglait la pompe des funérailles comme un maître des cérémonies.
Plus loin s'étalait le troupeau du menu peuple avec un bout de crêpe sur le bonnet blanc. Le conseil de fabrique était sur le quai d'arrivée, avec six porteurs en bras de chemise. Hors des barrières de la gare, allaient de groupe en groupe, les autorités de la ville, témoignant par leur présence et par cet écart cependant, de leur déférence envers l'homme qu'était feu M. de Prébendes, et de leur réserve vis-à-vis du caractère religieux dont il était revêtu.
Tout cet appareil fut sur le point d'agir sur Septime; il se sentit une seconde poindre la pauvreté d'une douleur municipale. Mais, levant les yeux sur la jeune femme qui, avant de descendre, s'encombrait de petits paquets, il reçut de quelques-uns de ses gestes un attrait subit, brutal, condensé, résumé de longs mois de charme continu, qui lui souleva littéralement le cœur: il crut que tout, définitivement, se disloquait en lui, qu'il allait mourir. Il dut avoir l'air épouvantablement malheureux, et les pierres mêmes eussent eu pitié de lui au moment où il implorait un regard d'adieu. Elle abaissa par hasard les yeux sur lui; elle le regarda comme un étranger.
Il le comprit, en eut la certitude, par une clairvoyance de malade. Il y a des douleurs si aiguës que, de même que certains sons trop élevés ou trop bas, on ne perçoit plus. Rien ne se contracta davantage sur son visage; il prit des colis, descendit, marcha, sourit même peut-être, en automate sur quoi rien, rien au monde n'avait prise; son cœur était saturé. Elle descendit sur le sable, et le bruit de ses pas s'éloigna. Il s'achemina du côté de sa chambre, au presbytère. Les chantres élevèrent la voix, et le cortège qui conduisait les restes de M. de Prébendes à l'église arrangée en chapelle ardente commença de prendre ce pas au rythme inspiré par tout ce que l'affectation peut inventer en fait d'accablement.
XXX
Le son des cloches de Néans répandait sur la ville ce quelque chose de banalement attristé, qui exaspère la vraie douleur. Un épais fourmillement noir s'échappait du cimetière et dégringolait à pas menus la route inclinée et sinueuse. C'étaient des personnes à dos courbé, tout le corps engoncé dans l'appareil funéraire, appesanties par l'affliction, hormis du côté de la langue qui exprimait avec abondance et agilité des doléances au sujet du défunt, et des hypothèses à perte de souffle au sujet de M. Lureau-Vélin. Les dames de la société s'apercevaient, s'approchaient, se saluaient et reprenaient leur petit train à la façon des insectes qui ont à leur rencontre un choc des antennes et repartent.
Un monsieur dodu, rose et aux favoris blancs tenait compagnie au docteur Grandier, et tout en causant, se faufilait avec lui parmi les groupes. C'était M. de Jallais, conseiller général, le père de Septime. Dans le courant de la conversation, ces messieurs s'arrêtaient parfois, et continuaient de discourir, immobiles. Ils étaient alors frôlés par les pieuses femmes qui font toujours la grasse cérémonie, ne quittent le cimetière qu'après avoir prié sur dix tombes et l'église qu'après un ample supplément d'oraisons. Elles laissaient, en passant, une odeur d'encens, de lavande et de renfermé. On les voyait, sous le prétexte de rattraper un coin de châle, se retourner pour voir la figure de M. de Jallais; et, au-dessus de leur bottine d'étoffe, apparaissait un bas blanc et lâche. Cela s'en allait à grands pas disloqués de créatures aussi éloignées de l'apparence d'un sexe, que de la conception d'une attitude sans simagrées. Le docteur les nommait une à une:
—Mademoiselle Mistouflet, madame Duperrier, mademoiselle Sirop, mademoiselle Pincé... etc. Voici madame Lespingrelet qui, au rebours de ces stérilités, a conçu pour la treizième fois... Nous n'avons pas vu encore mademoiselle Hubertine la Hotte.
»Monsieur, poursuivit le docteur, sans changer de ton, c'est vous qui avez tué notre malheureux abbé...
—Holà donc! mon cher docteur?...
—Eh! n'est-ce pas en écoutant la lecture de votre lettre, que monsieur de Prébendes a rendu l'âme?
—Il fallait qu'il y fût, dès auparavant, fort préparé, car vous avouerez que ma lettre...
— ... Contenait, hélas! tout ce qu'il fallait. Nous l'avons lue, monsieur... oh! mon confrère et moi, rassurez-vous! la soudaineté de l'accident autorisait, n'est-il pas vrai, cette enquête indiscrète? Et, comme elle marquait entre les lignes, que vous étiez informé d'un certain petit drame...
—Vous ne l'ignoriez pas?
—On n'ignore pas les secrets d'un garçon de dix-huit ans... Mais j'eus d'autres raisons d'être renseigné; et puisque, ma foi! nous sommes, comme je vois, l'un et l'autre suffisamment pourvus de documents touchant l'aventure qu'en excellent père, vous n'avez pas paru blâmer...
—Chut! eh! docteur, je vous en prie, voici quelqu'un!
—C'est monsieur Durosay qui fait une opération avec monsieur Lureau-Vélin: nous sommes tout à notre aise... Je puis donc, allais-je vous dire, à propos de notre aventure, me permettre le toupet de vous confesser que je l'arrosai de mes soins...
—Oh!
—Il est tard pour s'effaroucher d'une entreprise dont le succès mérita votre assentiment. Complices d'un crime de lèse-société, ajouterai-je emphatiquement, monsieur, donnons-nous la main!
—Ah! çà, mais! vous me faites apparaître la chose sous un aspect de gravité...
— ... Qui fut celui, tout justement, sous lequel le cher défunt l'envisagea. Croyez-vous donc que je l'aie prise moi-même à la légère?
—Baste! fit en souriant le conseiller général, tout prêt à taper sur le ventre de M. Grandier.
Grandier blêmit: il eût volontiers rendu le tapotement à la figure de l'aimable homme qui concevait cavalièrement l'amour. Rien ne l'offensait davantage. Et, bien qu'il n'eût pas sur l'honneur, tout à fait le sentiment du commun, il avait ici l'orgueil de son œuvre, longuement méditée, religieusement accomplie, et qui était autre chose, en vérité, qu'un gaulois petit jeu égrillard. Il eut un moment de silence et de réflexion glaciale. Sa contenance sévère déconcertait un bon galant papa qui avait tout uniment jugé bonne l'aubaine qui déniaisait son fils dans les conditions les plus confortables.
—Jouer! reprit Grandier, échauffé, mais, monsieur, je vous répète que nous avons tué un homme! est-ce qu'on s'amuse à cela à notre âge?
—Chut! Chut! fit M. de Jallais, qui commençait de s'effrayer.
—La responsabilité que je prends tout haut, mon cher monsieur, vous est la garantie de la conscience que j'ai mise en tout ceci. Je n'ignorais pas ce qui pouvait survenir. L'abbé était un corps fragile et une belle âme sérieuse, passionnée pour votre fils et pour la vertu. Un heurt violent l'a abattu: un petit choc subtil l'a brisé. Pouvais-je éviter l'un, puisque le danger était pour l'ascète délicat, d'être témoin du brutal amour? Étiez-vous maître de lui épargner l'autre puisqu'il s'agissait pour vous de livrer sur ce sujet brûlant votre formule paternelle?
—Quoi! docteur, vous pensez sérieusement que ma façon si discrète d'approuver la nature, de ne pas crier holà! pour un événement, en définitive, assez commun, sinon plaisant, et où la vanité d'un père...
—Monsieur, chaque cerveau humain est un petit monde enveloppé pour ainsi dire d'une atmosphère à soi. La balance où nous pesons nos gestes et nos paroles n'a guère de justesse hors de nous. Ce qui laisse indifférent notre plateau fait pencher celui du voisin et défonce celui du voisin de notre voisin. Il y a ainsi des séries de petits mondes qui ne se touchent point sans se molester, et quelquefois grièvement. L'art serait de les discerner et d'éviter de les mettre en commun. Monsieur de Prébendes était d'une série; vous étiez d'une autre, monsieur: de quelle donc était votre fils? Ah! le parti fâcheux—permettez que je vous maltraite?—a été de laisser monsieur l'abbé ranger ce garçon dans sa série tandis que vous le gardiez dans la vôtre! Il y a un illogisme assez grave de la part des parents non chrétiens—j'entends: hommes du monde—à vouer leurs enfants aux éducateurs religieux—qui, parfois, sont des saints.—C'est faire mijoter un mélange qui détonera un jour ou l'autre. Aujourd'hui, c'est le saint qui paye les pots cassés, parce que le cher homme fut particulièrement susceptible, mais, dans combien d'autres cas, ils eussent pu être portés au compte de monsieur votre fils. J'ai vu des jeunes gens souffrir énormément des premières atteintes de l'amour qui devaient leur être délicieuses; j'en ai vu y succomber comme on se jette dans un abîme par suite de vertige; j'en ai vu s'y refuser après toute la lutte et le courage qu'il faut pour s'ôter la vie,—et n'était-ce pas précisément ce qu'ils faisaient?—On ne prend pas l'âme religieuse au sérieux, et, cependant, elle le mérite. Nous lui prêtons nos rejetons à former selon un modèle qu'il faudra briser d'un coup. C'est une école d'acrobatie où l'on apprend les exercices à rebours de ce qu'il nous convient de les voir exécuter; cependant, nous envoyons nos petits s'y rompre les muscles à l'envers.
—Vous ne voulez voir en l'Église que des démons ou des saints, mais elle a ceci de merveilleux, et que nous apprécions, nous autres indépendants, qu'elle admet précisément un état intermédiaire parfaitement conciliable avec toutes les situations... Elle apporte, comment dirai-je? une morale? une sorte de décence plutôt, j'irai même jusqu'à un vernis... Ainsi, pour ne parler que des écoles en question, vous négligez que nos jeunes gens y trouvent l'avantage de s'y former en douceur au lieu qu'en rébellion et d'y apprendre la politesse à l'encontre de ceux qui sortent à l'état de charretiers de leurs maisons d'éducation.
—Ah! monsieur, vous blasphémez votre Christ et feriez sursauter dans sa bière feu monsieur de Prébendes! L'un a fondé et l'autre a suivi, avec scrupule, une école de philosophie et de vertu dont je ne distingue pas les points de contact avec les préceptes du maintien ou du savoir-vivre, et qui répugne à vos accommodements et à vos compromissions. Vos modernes chefs d'Église ont fait de la religion une espèce de parti politique qui louvoie, comme les autres, et tire vanité, comme les autres, du nombre de ses adhérents... Mais Jésus eût été plus fier d'un seul acte de vertu accompli, que de se voir une séquelle d'un million de disciples!...
»Mais, dans l'espèce, comme dirait monsieur Durosay, vous vous fiez, mon cher monsieur, à de simples apparences. La prétendue politesse de votre éducation vient d'un abri provisoire contre des intempéries qu'il faudra braver un jour ou l'autre; ne vaut-il pas mieux tout de suite s'aguerrir? Quant à l'état de «charretier», vos néophytes qui ont, pour le reste des choses, des façons de petits-maîtres, sont fort mal dégrossis vis-à-vis de l'amour, par exemple, dont la fonction est cependant principale: et rien n'égale leur brutalité, quand, par ce moyen, la nature s'affranchit. Septime eût expédié dix fois monsieur de Prébendes au royaume des justes pour un cheveu de la dame de ses pensées. Et, dans cet instant, sans le savoir, il rétablissait l'ordre; séparait des séries qui n'avaient que faire accouplées; mais le trouvez-vous poli?
»L'exemple de cet enfant vaut tous les raisonnements contre ces demi-mesures que vous crûtes opportunes, parce que, n'est-ce pas? on prend son bien où on le trouve? Eh! le bien n'est pas fait de pièces et de morceaux! Le bien est tout d'une pièce, et fort carrée, sans aucun angle arrondi; il se défend sans considérations. Par quoi, il y aura toujours des chocs dans le monde. Au fond, rien n'importe que de choisir son carré selon sa nature et ses forces et le faire valoir contre tout. Votre civilisation? vos mœurs adoucies, policées? Mais elles aboutissent à des résultats identiques à ceux qu'on obtiendrait par les procédés les plus dénués de modernité! Vous ne fîtes, monsieur, pas moins de mal à l'abbé par vos façons courtoises de lui confier une âme et de vous la réserver en partie, que ne lui en causa votre fils par la brutale impudeur de son instinct... ou moi-même, par ma guerre déclarée.
—Ah! çà, mais il y eut donc un vrai complot?
—Le combat des séries diverses seulement, monsieur, ou le remuement anguleux des carrés, si vous préférez. Hélas! nous n'avons pas ébréché que l'abbé, mais aussi d'autres objets fort dignes, auxquels allait notre respect. Il le fallait!
»On n'atteint pas l'âge que vous me voyez, monsieur, avec une pratique quotidienne des misères, sans se former sur le meilleur bien humain quelques idées un peu nettes. C'est à la plénitude de la vitalité que ma vieille cervelle de physiologue l'a reconnu. De la beauté, de la santé et de l'amour! Ah! monsieur! que vaut le reste du monde si vous en retranchez cela? Et il faudrait avoir l'âme plus sèche que l'académie de ces vénérables demoiselles qui passent ici, pour arrêter l'élan qui vous incite à le répandre, ce meilleur bien, à le voir fleurir autour de soi. Si ce n'est que par la guerre que j'y puis atteindre, vive la guerre! Je heurte les angles de mon bien! gare! gare!... On résiste, on m'oppose l'emboîtement serré des petits carrés d'alentour; petites conventions, petite morale, petites amitiés, petite paix ensommeillée!... Mais vivre! vivre! Vous oubliez donc de vivre? Quand donc vivrez-vous? Demain? Quelle langue parlez-vous? Aujourd'hui! Voilà le mot humain. La vie, c'est une proie qu'il faut saisir à la façon de la bête qui se précipite sur la chair sanglante; c'est une substance qui se déchiquette à belles dents... un peu féroces, oui; un peu féroces! Tant que du sang nous coulera par les veines, vous n'empêcherez pas qu'il y ait en nous un peu du fauve ou du guerrier dont les bonds ont de la beauté. Une beauté qui se démode! Ta! ta! ta! Cela est prisé en amour; et voici quelque chose que tous les hâbleurs n'ont pas réussi encore à démoder. Guerre donc! je secoue mon carré; j'ébrèche, je blesse, je brise: tant pis! le meilleur bien le veut!
»Monsieur, vous blâmerez peut-être une attitude qui vous paraît d'un autre temps. Les temps sont beaucoup plus proches les uns des autres qu'on ne le croit; l'histoire est la façon d'habiller diversement le même homme.
—Le fait est, docteur, que je vous citerai des épisodes de nos séances au conseil...
—Je vous dois raison, cher monsieur, de l'écorniflure que j'ai pu faire à votre carré, où les demi-mesures s'inscrivaient, non sans élégance. Voyant que votre fils, d'entre les bras d'un saint, se laissait toucher de Vénus, et s'en trouvait incommodé, et aspirait du côté d'un parti bien tranché, je ne lui refusai pas d'entrer dans le mien où il se trouvait soulagé et constituait pour moi une recrue précieuse. Il y apprit, sans s'en douter même, de la guerre le plus doux métier, et, à nous deux, nous sauvâmes une créature de beauté qui s'en allait s'étiolant. La guerre eut lieu pour elle... C'était notre Hélène, notre bien!
Grandier caressait dans l'espace la figure évoquée de la jeune femme belle et ressuscitée, et il y promenait son regard et son pouce, comme un artiste heureux.
—Vous m'en voulez de sourire, docteur, dit M. de Jallais; mais le rire est surprise, et votre œuvre a tant de... singularité!...
—Œuvre! Qu'avez-vous dit, monsieur? Hélas! ce mot seul contient toute l'ironie du monde, quand nous l'appliquons au pauvre résultat de notre industrie, dans le but de nous étayer au moins sur ce peu d'orgueil dont nous avons tant besoin! Que faisons-nous qu'aider misérablement la nature? Qu'ai-je fait que défricher des broussailles, couper, arracher çà et là, pour une plante étouffée qui me parut mériter de croître plus que tout le reste? Je l'aurai vue, ma cognée à la main, épanouie en sa toute beauté, le temps qu'on admire la jolie forme d'un nuage au coucher du soleil.
—C'est qu'il faut bien que je vous enlève votre jeune héros...
—Cela était prévu. Septime fut le rayon chaud où la brise tint en suspens le pollen qui fructifie. La poussière de vie déposée, le rayon peut s'éteindre. Je ne crains même pas la douleur qui peut venir, car cela encore est une surabondance de vie qui peut dévier tout à coup en quelque ouvrage fécond. Non, non, je ne redoute que l'inertie. Et voici Néans à l'humeur égale, Néans que vous voyez d'ici, monsieur, avec le bleu de lac de ses toitures pareilles, Néans d'eau morte qui va ensevelir mes belles passions soulevées. Ah! monsieur! voilà le plus triste spectacle de l'existence, c'est Néans! La pauvre vie, les pauvres gens, les pauvres usages, la mesquinerie de chaque heure qui sonne ici, c'est de l'eau claire infiltrée dans les veines. Non! nulle douleur ne subsistera ici, nul amour n'y eût vécu. Le souci du convenable, singerie des vertus de la grande bourgeoisie d'antan, va nous reverser son affadissement; nous allons bien dormir!
»Ah! ce que j'aimais le mieux ici, après ce que vous savez, c'était l'abbé, mon pire ennemi, car il était grand par son âme ardente! Cher abbé, noble victime de notre guerre, n'implorerez-vous pas contre cette flaque de médiocrité la bonne colère de Dieu?
—Dieu, dit M. Lureau-Vélin qui s'approchait, c'est quelque chose comme un monsieur fort bien élevé et de goût exquis, qui joue aux hommes et aux émotions des hommes comme les fillettes font aux osselets, ou les jongleurs aux boules d'ivoire, les mains jolies, soignées, ornées de bagues, la raie bien faite et le sourire aux lèvres.
—Vous le faites donc à votre image? dit M. de Jallais flatteur.
—Comme tout le monde, en l'agrémentant un peu!
Grandier, sans rien dire, retrouva sa sérénité à regarder ce bel homme habile et fort, et il réfléchissait avec un pincement de lèvre, un peu cruel, à des opportunités singulières.
—Monsieur Lureau-Vélin, demanda-t-il, quand êtes-vous de Néans?
—Docteur, dans la huitaine, j'espère, si maître Durosay est expéditif... Mais qui donc, s'il vous plaît, se tient sur vos talons?
Le docteur comprit, sans se détourner, et il prononça tout haut:
—C'est mademoiselle Hubertine la Hotte qui attend la fin de notre conversation pour demander à son bon docteur une petite consultation amicale...
Et se tournant vers M. de Jallais:
—Tout Néans nous écoutait.
XXXI
MM. de Jallais, père et fils, vinrent aux Veulottes, à la tombée du jour, pour un dîner d'adieu.
Il y avait entre eux une grande gêne, à cause de ce qu'ils portaient en commun, et qui les brûlait davantage à mesure qu'ils approchaient de madame Durosay. À la vérité, le conseiller général y eût éprouvé une émotion sans amertume, si le moral de Septime n'eût été si profondément affecté. Décidément, ce garçon avait pris «l'aventure» tout à fait au sérieux. Était-ce à trouver une pareille figure que la lettre, un tantinet gaillarde, narrant l'épisode du Mont-Revard, avait préparé le pauvre papa? Hélas! la forfanterie qui suit la première heure d'amour, se peut-elle donc ainsi muer, en un temps si court!
—Allons, gros bêta! tenons-nous, sacrebleu! disait M. de Jallais le long de la route. Et il eût été heureux de causer «à cœur ouvert» avec ce «grand vilain garnement».
Septime, pour qui cette entrevue dernière était un supplice, avait retenu son père toute la journée, aux préparatifs du départ; il avait refusé la voiture, mise à leur disposition, et fait annoncer qu'il préférait se rendre à pied à la campagne. Et ils avaient quitté Néans le plus tard possible.
Ils cheminaient côte à côte. Le cœur de Septime avait trop besoin de s'ouvrir pour le pouvoir faire aisément et toute parole lui était douloureuse comme un contact sur une plaie. M. de Jallais sifflotait. Septime attendait qu'apparut l'épais bouquet d'arbres où la maison des Veulottes se cachait. Il apparut à une distance de deux kilomètres sur la pente d'une colline et dans l'instant même que la route pénétrait sur la terre de Saint-Pont.
Septime tendit la main vers la touffe de verdure lointaine, isolée dans le reste de la campagne insignifiante, et qui contenait le monde, et, la désignant à son père, il dit:
—C'est là.
—Ah! fit M. de Jallais.
—Et ici, continua Septime qui éprouvait une espèce de volupté à se faire mal, ici, c'est Saint-Pont...
—Ah!
Et ils continuèrent de marcher en silence, puis M. de Jallais reprit:
—Qu'est-ce que c'est que Saint-Pont?
On voyait le château au bout d'une longue allée d'acacias centenaires: un fort et honnête corps de logis aux fenêtres à meneaux, flanqué de deux gros pavillons aux longs toits moussus; des pigeonniers en pointe, une chapelle. Un homme, d'assez maigre apparence, dont la figure était bonne et dont les yeux, extrêmement clairs, semblaient perdus en songe, tournait l'allée précisément.
—Saint-Pont, dit Septime, c'est la terre de ce monsieur-là qui est le comte de Thérouette et ruiné en bonnes œuvres, et ce sera la semaine prochaine celle de monsieur Lureau-Vélin qui est riche et très comme il faut. Il paraît que voilà trois siècles qu'il y a des Thérouette là dedans...
—Et il vend!...
—On le vend. Tu vois bien que ce n'est pas lui; tiens, il s'en va en chantonnant du côté de ses vieux murs, il n'a pas l'air de se douter qu'il n'est plus chez lui.
—C'est bien triste...
—Monsieur Grandier dit: «Tant pis pour les maladroits!»
—Monsieur Grandier!... fit M. de Jallais, souriant d'abord, puis pensif.
Il n'osa pas parler de l'homme étrange qui lui était apparu la veille, en la personne du docteur Grandier, c'était effleurer trop le sujet brûlant. La route devenait montueuse; on ralentissait le pas; le besoin de parler lui fit dire:
—Ce monsieur Lureau-Vélin est très bien.
—Très bien! confirma Septime.
Et le jeune homme éprouva tout à coup que parler de cet homme lui était un soulagement indirect, un épanchement biaisé, imprévu. Il partit d'un bond, dit tout ce qu'il savait de lui, raconta toutes les circonstances où il l'avait approché ou seulement aperçu. Il l'admirait constamment; faisait en tous points son éloge, avec une insistance où l'on sentait la conviction sincère, la complète séduction d'un jeune homme ardent par un homme accompli. Et ainsi, il savourait, avec chaque parole élogieuse, sa sourde haine immaîtrisable. Il lui semblait que, par un petit canal insoupçonné, la chose qui l'étouffait et qu'il ne pouvait dire, s'écoulait lentement, d'un mince filet âcre et continu qu'il ne pouvait plus se résoudre à interrompre. Il parlait, parlait avec volubilité. Il analysait avec la finesse inconsciente des passionnés l'effet produit sur lui par une rencontre avec cet homme. Sa prestance élégante, de loin d'abord, la noblesse de sa figure virile; le prestige de sa haute taille et de ses membres forts; son abord aimable et poli, sans nulle affectation; son intelligence ouverte, agile et répandue, et quelque chose enfin qui faisait de lui celui que l'on voudrait être. Il avait toujours gagné à le voir, à l'entendre, à le fréquenter, ne fût-ce que quelques minutes. Rien ne hausse et ne parachève aussi promptement un jeune homme que la vue nette du type qu'il se propose de réaliser. Chaque approche de cet homme attirait Septime vers son avenir, le formait en le mûrissant et lui épargnait les lentes hésitations du modelage de soi selon le type purement idéal, à quoi beaucoup de la jeunesse d'aujourd'hui, si éprise d'originalité, se perd. Et combien d'occasions il avait eues, Seigneur! de recevoir de M. Lureau-Vélin la force et la grâce virile qu'il se souhaitait! Récapitulant, il le trouvait partout, depuis l'instant même de la venue au jour de son intense vie amoureuse, depuis l'instant où il avait commencé de voir clair dans son cœur, cet être attirant et obscurément ennemi lui était apparu à toute encoignure, à tout détour de chemin et jusque même,—une fois, effroyablement!—jusque dans les bras de l'aimée: comme l'ombre même de l'amour. Grandier avait donc encore raison lorsqu'il disait que l'amour est fait de soleil et de nuit, aussi irréparablement liés que dans la vie astronomique. Cet être était la nuit conseillère féconde et terrifiante aussi. C'était lui qui avait exalté, par ses belles paroles, les deux amants timides, le soir de la montée à la Chartreuse; c'était lui dont la conversation badine et paradoxale, pareille aux jeux falots de la lune sur le grand Som et le pignon pointu, lui avait révélé le fond luxurieux de l'amour et l'ironie dont il est fardé, comme un pierrot! C'était lui qui, le piquant de jalousie, un moment, avait porté sa passion à l'aigu; à lui il devait ses pires douleurs bienheureuses. Enfin, il était la nuit profondément noire de l'avenir, avec sa terre de Saint-Pont qu'un fossé séparait des Veulottes, où une fatalité bien extraordinaire l'avait amené. Et cette nuit d'avenir, qui savait si ce n'était pas celle qui tombait, déjà! avec les bleus glacés qui se ternissaient là-bas, au bout de la route, à l'opposé du couchant? Qui savait ce qu'il y avait au juste, depuis le dernier regard échangé, l'avant-veille, avec la jeune femme, et où il avait senti ses yeux morts pour lui? Il haïssait éperdument, dans la mesure qu'il admirait et qu'il aimait; et ses paroles enthousiastes versaient dans le sein paternel le mince filet continu de fiel.
M. de Jallais ahuri attribuait cette excitation à l'approche des Veulottes, dont on s'apprêtait en s'époussetant avec son mouchoir, à pousser la grille d'entrée.
L'été torride avait semé le feuillage des tilleuls dans la grande allée d'arrivée. Septembre était, cette année-ci, de plein automne. Ces messieurs montèrent l'avenue sombre parmi l'odeur et le menu bruit des feuilles sèches.
—Madame? dit la Grand'Jeannette, en heurtant les croûtes dorées de son front, en signe d'humeur médiocre, l'est p't'êt' ben là; allez don'voir! verrez ben!
Puis, la figure de Septime, lui revenant tout à coup, elle s'attendrit.
—Ah! pauv' cher mignon! faut-i! faut-i! l'est donc parti, c'bon m'sieu l'abbé? l'est don'enterré d'hier, qu'i disent, c'est-i ben vrai Dieu possible? Oh! l'cher homme du bon Dieu!
Et comme ces messieurs s'engageaient dans le petit sentier couvert qui conduit à l'entrée de la maison bourgeoise, sa voix dolente les accompagna jusqu'au premier détour. Et elle recommença de bougonner:
—C'est les bons qui s'en vont!... Et à c't'heure qui qu'c'est qu'tout ça: des vieux, des jeunes, sans compter c'tila à la barbe que j'y donnerais pas pour sûr l'bon Dieu sans confession! qu'ça vient pardi danser la pirouette alentour de madame... ça n'vaut ren! ça n'vaut ren!
Il n'y avait personne dans le vestibule ni dans le salon. M. de Jallais, fatigué, s'assit. Mais Septime ne put tenir en place.
—C'est bon! c'est bon! je vais faire un tour de jardin.
C'était l'heure du crépuscule d'automne. Le soleil disparu laissait errer des orangés mourants sur les feuilles jaunissantes, la verdure des pins s'endeuillait autour des troncs violets et roses, et des vignes vierges parasites empourpraient l'épais duvet gris des houppes des baguenaudiers.
Septime traversa la pelouse où Lespingrelet avait dansé. L'herbe s'était redressée sur le tertre aplani; quelques fleurs de trèfle le parsemaient d'incarnat: des touffes de luzerne formaient des taches sombres. Il s'arrêta sous la charmille où il s'était étendu à regarder durant la chute du jour, un bout de bottine, le bord d'une robe à grands carreaux rouges, et l'ombre croissante des arbres. L'heure était la même, mais toutes les choses plus paresseuses, et vieillies, déjà reposées. Quand il fut certain de l'endroit, de la place même où elle avait été assise, il se baissa vers le sol comme pour le baiser; mais il crut défaillir, et demeura là.
La terre exhalait des odeurs plus fortes: toute la nature mûrie embaumait du parfum du fruit. L'or des feuillages avait, aux yeux, des caresses plus chaudes, et certaines lueurs, sur les ormes et sur les platanes, jusque même en expirant brûlaient.
Septime revécut à cette place et malgré lui les prémices délicates de son amour. Mais elles lui parurent, en ce cadre d'or rutilant, mesquines ou ridicules. Les pauvres désirs à peine osés, les tendres nuances d'une passion qui s'ignore, tout cela était misérable et lointain. Les grands malaises pour une attitude ou pour un mot un peu gauches, les anxiétés sourdes, sans raison, toute la rumeur tumultueuse d'une inconscience fatiguée d'ombre et qui s'efforce vers la lumière: autant de jeux puérils, de petites terreurs de bébé, au prix de la douleur d'homme aujourd'hui franchement éclatée, comme, à côté de lui, ces grenades au cœur sanglant!
Les bruits mêmes qui lui vinrent, extrêmement nets et clairs dans la limpidité du silence, lui semblèrent comme lui, haussés en gravité. Toute la nature parlait d'une voix mâle; un pouls solide battait à chaque chose respirante, sous la forte caresse de ce ciel pâmé et mourant déjà peut-être d'avoir atteint tout le possible de beauté.
Lorsque le ciel haleta, que les souffles légers de son agonie passèrent en frissons parmi les feuillages et que l'on toucha la nuit, un effréné désir monta de la terre. Septime crut voir son cœur parmi toutes les choses soulevées. On distinguait très bien l'odeur du sol, celle des pins, des tamaris, celle des floches, entêtante, et qui ne couvrait pas cependant le parfum plus délicat des roses. Les arbres, les fleurs et ce jeune homme palpitaient en cette minute unique du jour, minute d'angoisse et de volupté mêlées, l'incomparable instant de l'amour!
Septime se releva; il ne supportait plus la rêverie inerte; toutes ses jeunes ardeurs mûries se condensaient en un désir impérieux, brutal et pressé: le désir d'embrasser une fois encore, une fois suprême, la bien-aimée, d'écraser ses lèvres sur quelque endroit de sa chair et de crier, de hurler, de toute la force de ses poumons: «J'aime! j'aime!» parmi les ors éteints de cet automne passionné.
Il marcha, puis se mit à courir au hasard sous le couvert des allées assombries et dans la taquinerie chuchotante des feuilles sèches. Le petit bruit vieillot, bruit de bonne femme, à ses pieds, l'énervait. Il eut le ressouvenir de la jolie peur qu'elle avait eue là-dessous... Arrivé au pont de bois qui traverse le cours d'eau, il retint son pas, ayant l'idée tout à coup qu'elle était peut-être au jardin et qu'il la pourrait surprendre.
Il était arrêté et regardait de loin, parmi l'obscurité tombée, la flaque un peu plus claire de l'étang taché de nénuphars mélancoliques. Qui sait? elle était venue, peut-être, ce soir, jusqu'au potager en souvenir d'un autre soir!... Elle errait, dans l'ombre, peut-être, en compagnie de sa mémoire ornée de tendres images, et il fallait peut-être rencontrer dans cette allée de lavandes, interminable et droite, où, de gaucherie juvénile et de soir embaumé, avait été conçu son amour! Pour une telle rencontre, et pour un baiser, il sacrifiait le reste des jours à venir. Qu'elle s'enfonçât, qu'elle se perdît dans la nuit ou dans le vide, après cela, la belle allée odorante de sa passion! Que le vertige un moment senti autrefois, le long de ses lignes rigides et sans fin, pour un mot qui fuyait, le reprît et l'anéantît, cette fois, pour un lendemain qui se refusait! pourvu qu'il approchât l'être adoré dans un pareil cadre d'émotion!
Il traversa le pont sur la pointe des pieds, comme s'il était certain qu'elle fût là. Il était naïf et charmant, en sa précaution amoureuse. Il souriait. Il oubliait tout, encore une fois, pour le court instant qui allait être. Dès qu'il l'apercevrait, il lui sauterait au cou, et dans l'unique morsure qu'il lui ferait aux lèvres, il mangerait tout l'avenir. Oui, quelle qu'elle fût, quelle que fût sa pensée, à elle! il ne la voulait ni interroger, ni connaître, il était las de ces sondages vains et pénibles; de ces trop sottes interprétations d'un geste ou d'un regard où il s'était déjà trompé souvent; il ne voulait pas empoisonner sa dernière minute. Ses lèvres s'entr'ouvraient et il happait seulement la lèvre aimée.
L'ombre s'épaississait; des souffles frais passèrent; il sentit l'odeur fadasse de l'étang; des noyers gaulés secouèrent le reste de leurs feuilles.
Il écouta; il s'impatienta contre ce souffle qui n'en finissait pas et semblait couvrir un bruit de paroles! Il se trompait. Mais non, cependant. Des paroles! elle n'était pas seule; tout était perdu; il ne la baiserait jamais plus! Mon Dieu! quelle sottise d'avoir espéré la trouver seule!... Des paroles! mais venaient-elles d'elle, seulement? Qui donc affirmait qu'elle fût là? Qui? mais l'évidence, une de ces certitudes qui s'imposent tout d'une pièce, contre quoi le moindre doute est grotesque. Elle était là.
Soudain, une forme grêle et aux mouvements disloqués remua à la porte de la resserre aux outils et Septime entendit la voix contenue de Lespingrelet qui soufflait:
—C'est-i p't'êtr' que vous cherchez mam' Durosay, m'sieu Septime? la dérangez donc point; l'est en conférence...
—Ce n'est pas vrai! fit Septime brutalement, irrité de cette affectation discrète et d'une subite terreur qui l'empoigna aux tempes et le glaça tout entier.
—À vot'aise! mais je veux ben qu'la cloche me tombe sur l'occiput au premier coup de l'Angelus du matin, si ce n'est pas vrai qu'v'là mam'Durosay dans l'allée des lavandes à s'causer avec vot'monsieur...
—C'est bon! dit Septime, de la même façon qu'il eût cinglé, d'un coup de cravache, le visage de quelqu'un.
—Après ça!... fit le jardinier-sacristain, en soulevant ses épaules et s'éloignant avec des gestes d'araignée; et il se retourna, déjà enfoncé dans l'ombre, pour ajouter en manière de bonsoir:
—Benedicat vos!...
Septime fut lâche. Il éprouva parfaitement qu'il se méprisait pour ce qu'il allait faire. Mais ce n'est pas pour les satisfactions de l'orgueil que l'on sert le dieu Amour; et quel bas service n'est anobli par cela seul qu'il est du dieu? Le pauvre enfant voulut surprendre les paroles que sa maîtresse versait si près de l'oreille de son ennemi, dans le délice du soir parfumé par l'odeur des fruits. Il rampa derrière les poiriers; il dérangeait des branches lourdes, et des poires tombaient, exhalant du musc. Il s'empêtra dans des plants de thym et faillit mordre en tombant leur petite feuillure odorante; il approchait des lavandes et reçut d'elles une pleine bouffée de l'heure ancienne. Mêlée si nettement à l'heure présente, virile et tragique, elle le grisa. Il ignora complètement ce qu'il allait faire. Et il continuait d'avancer en rampant, comme une bête nocturne, sous les branches basses qui lui heurtaient la bouche avec la chair de leurs fruits, tendue ironiquement, pareille à celles de belles filles offertes par une nuit amoureuse.
Il aperçut les deux ombres côte à côte. Elles marchaient proches et séparées. Il les vit avec une grande netteté malgré l'ombre. Elles étaient grandes, sveltes et pleines cependant, fortes et élégantes, harmonisées parfaitement. M. Lureau-Vélin était nu-tête, comme s'il fût sorti pour faire trois pas devant le perron. Elle, avait passé sur ses cheveux une mantille de dentelles. Il y avait en ce moment, entre eux, une minute de silence. Septime entendit leur respiration. Et dans le même instant, le tic tac de la charrette dans la campagne, au loin, fut perceptible. Était-il fou? Était-ce la minute d'angoisse d'autrefois qui durait? Se voyait-il? Était-ce lui le bel homme fort qui se tenait à côté de la jeune femme et cherchait sans doute le mot qui va charmer, le mot impossible en quoi tout l'embrasement d'une âme et d'une chair se révèle? Était-ce de l'avant-dernier instant que datait seulement le vertige de la longue, longue, interminable allée, et qui l'avait torturé comme un de ces cauchemars sans fin dont la durée réelle est, dit-on, si brève? Il ne pensait plus à éviter le bruit, dans son avancée dans la terre et les feuilles. Même une ombre se détourna, et quelqu'un dit à voix basse:
—Ce n'est rien, il fait un peu d'air et les feuilles sont déjà séchées...
Pourquoi le ton bas de cette voix le tortura-t-il particulièrement? À quoi bon parler bas pour dire cela?
M. Lureau-Vélin reprit:
—J'aime ces feuilles d'or, ce n'est pas triste comme on le dit; ni l'automne, ni l'hiver ne sont tristes, et la nature n'est jamais désolée: ce sont les âmes un peu bébêtes qui ont des larmoiements à revendre, et...
—Ah! je sais que vous n'aimez pas les larmes: vous vous êtes moqué de moi... oui, oui, dans le wagon, parce que vous m'avez vue pleurer.
—Je ne me suis jamais moqué de vous, j'ai regretté un moment où vous étiez moins belle...
—Oh!...
Et elle reprit presque aussitôt:
—Cependant... certaines douleurs, des chagrins...
Il la coupa, ardent et pressé:
—Il ne faut pas que vous ayez de douleurs ni de chagrins!
Septime comprit d'instinct que cette phrase, banale en soi, était tout, contenait tout, et qu'aucun mot n'était nécessaire maintenant pour achever ce que le ton dont elle avait été dite signifiait. Les mots ne sont que de la misère; l'âme parle par des mouvements et par des intonations. Cela avait été prononcé haut, tout à coup, écrasant tous les chuchotements antérieurs; cela avait été brûlant, énergique, autoritaire, enveloppant et tendrement caressant à la fois; cela signifiait un homme qui surgit d'un bond, si fort, si maître, si capable en effet d'écarter ou de briser ce qu'il voulait épargner à un être choisi, que la pauvre créature qui se sent la protégée, l'élue d'une telle puissance, est aussi l'esclave immédiate, la petite bête domptée. De même que Septime avait subi l'étrange séduction de cet homme, il était certain qu'à cette heure, elle la subissait, qu'elle ne pouvait s'y soustraire. Il ne l'aima pas moins, il l'eût aimée alors même qu'il l'eût vue se donner tout entière: il aimait à ce point, où l'amour ayant atteint quelque chose de surhumain à force de passion, ne peut plus être blessé. Son cœur n'offrait plus de place à la haine; il ne pensa même pas à détester la hardiesse de son rival. Une demi-heure auparavant, il le maudissait sans raison; la raison venue, il oubliait de lui cracher à la face. Il s'avançait seulement toujours, absent de soi, mû par une force obscure qui poussait tout son être amoureux vers l'objet d'amour, sottement, stupidement, selon la raison humaine, magnifiquement peut-être, selon quelque ordre ignoré, comme les noctuelles attirées viennent à la lumière mourir.
Tout le soir frissonnait d'aise et de beauté. La terre chantait et exhalait son haleine de baumes ensorceleurs et légers. La grande ombre de M. Lureau-Vélin se pencha, et Septime l'entendit murmurer:
—Je vous aime!
La jeune femme eut une commotion assez violente; il y eut un peu de silence; puis elle soupira profondément; elle porta la main à ses yeux; elle soupçonna sans doute que la forte poitrine virile déjà s'avançait la recevoir; et elle y tomba.
—Pourquoi mentir ou jouer? dit-elle, c'est vous que j'attendais de tout temps...
Elle sentait l'évolution de sa chair aboutir à cet épanouissement où l'âme, enfin équilibrée, se mêle et illumine et sublimise toute chose. Comblée, ravie, elle soupira:
—Je vis! je vis!
La cloche tinta, pour l'heure du dîner. Ils se désenlacèrent.
Septime était planté, tout droit, devant eux, les yeux larges et fixes, et ils auraient pu sentir la chaleur de son souffle.
XXXII
Le plus sot fut ce malheureux enfant. M. Lureau-Vélin et la jeune femme étaient à un de ces moments qui réduisent à la plus infime mesquinerie toute intervention étrangère quel que soit le droit ou la prétention sur quoi elle se fonde. Quelques personnes demeurent encore aujourd'hui rebelles à saisir l'opportunité de l'attitude de matamore que l'on aime à prêter à l'homme qui surprend la trahison amoureuse. Et elles ont raison. Le vainqueur en amour triomphe sur tout.
M. Lureau-Vélin se retint de faire observer au jeune homme qu'il le trouvait mal élevé, et il parla immédiatement comme si de rien n'était. On parcourut l'allée de lavandes et l'on gagnait lentement la maison durant que la cloche continuait à tinter. Madame Durosay elle-même prononça quelques paroles. Si elle était émue, il ne paraissait pas que ce fût d'accablement.
Cette fois, les jambes de Septime vacillèrent. Il se sentit la bouche pleine d'amertume; le cœur lui tourna, il demeura un peu en arrière, et, comme on allait atteindre le petit pont de bois, il s'affaissa contre un massif épais de lilas et de lauriers-cerises. Il écouta le bruit des pas sur le pont; distingua, sépara les pas de l'un et de l'autre des deux êtres qui s'en allaient. Ce bruit, en son étourdissement, lui parut immense, solennel et grave; quelque chose comme, à un Jugement dernier, le dos tourné du Seigneur s'en allant de vous, définitivement. Il eut la force de les suivre encore du regard, dans l'obscurité; il espérait, sans savoir pourquoi, qu'ils regarderaient en arrière. Mais ils ne se retournèrent même pas.
Il se sentit tout froid et tout pâle, avec les tempes emperlées de fines gouttelettes de rosée glacée. Il était si jeune encore que le désir de secours, souhaité à sa défaillance, ne fut qu'un désir de tendresse. Il eût dit, comme les fillettes en danger: «Maman!» si ce cri, dont il ne faut pas rire, n'eût été éteint, dès sa première jeunesse, dans sa gorge. Il en appelait l'équivalent, sans le trouver. Tendresse! tendresse! gestes féminins et ronds dont la vue fait pleurer! chose tiède et molle, et d'essence forte cependant, qui calme et ravive! Elle ne prenait pour lui le nom d'aucun être vivant, nulle forme humaine, en sa mémoire, n'incarnait ce divin charme, ce baume miraculeux, nulle forme, hormis celle—quelques heures trop belles,—celle qui s'en allait à présent de lui, sans se retourner, sans avoir pris garde qu'il avait été là et même qu'il l'avait outragée en son expansion nouvelle! Il poussa seulement un cri faible et anonyme, qui n'eut aucun écho dans ce désert sentimental. Et, un court instant, il perdit connaissance.
Le clapotis et l'odeur de l'eau l'affectèrent dès le réveil de sa conscience. Ce petit chuchotement monotone l'exaspéra en même temps que la saveur fade qui montait des vases de l'étang lui donnait des nausées. Il s'imagina que sans cette eau, il percevrait encore le bruit des pas des amants sur les feuilles mortes et les brindilles de bois sec. Il se coucha, prêta l'oreille avec une attention ardente, comme s'il n'eût plus rien désiré que cela, distinguer encore le bruit de ces pas! Il en eût été comblé! Il pensa à se relever et à courir. Mais, outre qu'il se trouvait harassé, quelque chose lui présentait ce cours d'eau comme la limite qu'il ne franchirait plus, comme un obstacle définitif entre l'objet de son amour et lui. En effet, il éprouvait le besoin que quelque chose de matériel vînt confirmer d'une façon brutale l'impossibilité morale trop évidente d'affronter de nouveau les deux êtres dont il avait chauffé le baiser de son haleine. Il rampa sur l'herbe humide, et il était, au bord de l'étang, le torse, le cou, le nez, l'œil et l'oreille tendus, comme un fauve, vers la clairière, qu'il savait s'étendre de l'autre bord jusqu'à la maison, et où, s'il eût fait moins obscur, il eût peut-être encore reconnu des silhouettes, perçu le mouvement d'un corps. Et, n'entendant, ne voyant rien, il imagina qu'il entendait et voyait encore; il s'hallucinait par un effort fatigant et il se condamnait à épier perpétuellement les gestes elles paroles de ces deux images heureuses que sa présence, son regard ni son souffle ne pouvaient troubler.
Il s'exténuait. Il lui parut qu'il avait vécu des semaines depuis le coucher du soleil, tant les émotions se succédaient en intensité. Tout cela se passait en de brefs instants. Il crut qu'il allait encore une fois défaillir. Mais sa faiblesse se traduisit par une pesante montée de larmes qui l'allait peut-être sauver. Le silence, la nuit et le contact de l'herbe refroidie l'environnèrent du terrifiant appareil de la solitude, une torture non abolie, affreuse aux âmes tendres qui ne sont pas suffisamment trempées de pensée. Pas un être aux environs de sa vie morale! Et pis! Pas un être n'avait été jamais pour lui celui qu'on cherche, celui qu'il faut. Cette femme le trahissait; l'abbé lui avait été une sorte de tuteur, mais trop sec, ou tout à coup onctueux, mais mal à propos, à la façon qu'est pour un jeune cep délicat ces échalas de pins à écorce rude et çà et là gluants et collants de filaments résineux. M. Grandier l'effrayait par sa philosophie. Ces constatations passaient à l'état très vague en son cerveau surexcité; l'heure nocturne amplifiait son malheur. Il dépassa les limites de la raison. Il se crut un être voué de tout temps à la réprobation. Son vice était d'être trop épris, trop ému. Il ne trouvait pas où loger cette surabondance. Il n'y avait pas de place pour lui dans la vie. On voyait tous les autres s'emboîter assez bien; ils ne paraissaient ni trop grands, ni trop gauches, ni trop boiteux. Lui, à chaque instant, était blessé ou blessait; il n'était pas né viable, devait produire l'effet d'un monstre. Sa gorge se contractait et ses yeux brûlaient, il attendait le spasme de sanglots qui avortaient. Il les implorait comme le leurre d'une caresse. Sa nature de voluptueux rejaillissait en ce désir dernier d'expansion, et il en prévoyait le charme avec une acuité étonnante. Il était impatient de l'instant où la douleur serait si abondante qu'il ne pourrait manquer de suffoquer. Qui donc lui avait dit que les larmes viennent au solitaire comme de douces personnes amies dont les belles mains promenées sur le visage signifient: quelqu'un est là! quelqu'un est là! On n'est plus seul dès qu'on pleure. Les larmes n'aboutissaient pas.
Une porte qui donnait sur les champs fut poussée, à quelque cent mètres, et Septime reconnut les voix du docteur et de M. Durosay. Ces messieurs rentraient un peu en retard d'une excursion dans la campagne. Ce fut une réapparition soudaine de la vie d'antan que le pauvre garçon brûlé de fièvre, et qui vivait des temps en chaque minute, s'était formé déjà à considérer dans un reculement profond. Il en perdit l'exaltation de sa douleur et fut ramené au point de la réalité, ce qui fut pire. En entendant ces messieurs partir d'un vaste éclat de rire, durant qu'ils refermaient la porte des champs, il résolut de mourir, et là, tout de suite. S'il ne s'exécutait pas aussitôt, c'était que la mort, qu'il n'avait jamais envisagée véritablement, l'épouvantait tout à coup.
—Mon cher ami, disait M. Grandier, l'histoire des grandes actions est celle de l'écrasement des scrupules. Nous ne voyons pas, dans les annales du genre humain, d'homme à conscience timorée qui fasse à peu près bonne figure; en revanche...
Les paroles se perdaient pour Septime, lorsque ces messieurs, qui s'approchaient lentement, passaient derrière les branchages épais de cytises plantés le long de l'allée.
—... Votre monsieur de Thérouette est à bas, par la force des choses; le bateau qui ne sait pas régler sa voilure au temps qu'il fait est destiné à périr; ainsi se trient, s'assimilent ou s'éliminent dans l'estomac les aliments selon le corps qu'il faut nourrir. Soyez donc avec les choses qui ont la force, ou même et mieux, faites-les, si vous avez l'intelligence d'en découvrir le sens...
M. Durosay riait avec toute sa bonhomie naturelle à quoi s'ajoutait la ronde jovialité d'une «belle affaire» accomplie. Grandier, qui découvrait dans la «force des choses» une collaboration singulière à son œuvre, se montait, s'échauffait, de peur d'être obligé de constater qu'elles allaient peut-être au delà... De sorte que Septime entendit l'éloge de M. Lureau-Vélin, acquéreur de Saint-Pont, éloge aussi dithyrambique qu'il l'avait composé tantôt lui-même. Ce M. Lureau-Vélin avait la chance d'être exalté pour les motifs aussi divers qu'indépendants de lui. Au fond Grandier se fût contenté que madame Durosay fût ressuscitée et eût connu l'amour aux lèvres de ce jeune homme anodin qui allait partir demain en laissant derrière soi la traînée d'un parfum efficace. Mais les choses en décidaient autrement. Une page, peut-être un peu légèrement parcourue au livre de sa philosophie, s'offrait aujourd'hui en évidence aux yeux du docteur Grandier, et il y était traité de la perpétuité et de l'amplitude croissante du mouvement qui suit l'impulsion, dans le domaine moral. Mais il s'entraînait à approuver cette loi et à en bénir l'application. Et il touchait le cynisme en sa façon d'en parler à M. Durosay.
—Vous installez à votre porte cet homme charmant, capable par son esprit et par son seul aspect de donner le goût de la vie et de la lumière à notre pauvre taupinière de Néans... Ce que les Veulottes ont d'un peu rustique, d'un peu «soupe aux choux», hein? comment dirai-je? Cela était bon autrefois, mais à présent que nous avons une petite femme qui se porte bien, sacrédié! qui va aimer le mouvement, la distraction... eh! aïe donc! dame! dame!...
»Eh bien! ce que les Veulottes n'offrent pas à madame Durosay, grâce à vos excellentes relations, vous le trouvez à Saint-Pont qui, retapé, vous aura, par le diable! une belle allure. Savez-vous que ce monsieur Lureau-Vélin est de taille à nous organiser ici un petit Versailles, un petit Chantilly!...
Ces messieurs passaient à ce moment sur le pont tout retentissant encore, pour Septime, des pas de la bien-aimée perdue. Il sembla au malheureux, qui se penchait vers la mort, que son épiderme se prolongeait jusqu'à ce bois sonore et qu'on lui marchait lourdement sur ses plaies. Les paroles du docteur l'approchaient, mieux que sa volonté, vers la nappe d'eau morne et unie que les feuilles plates des nénuphars tachetaient, dans l'ombre, de grands yeux stupides.
Lorsque ces messieurs, ayant franchi le pont, et s'étant engagés dans la petite allée couverte, s'enfoncèrent dans la nuit, tout ce qui, aux yeux de Septime, avait été une image de la vie, un exemplaire d'humanité, se trouva être ou bien mort ou bien disparu dans ce trou d'ombre par où il lui semblait que l'on s'éloignait de lui irrémédiablement, les attitudes et les paroles de ceux qui s'en étaient allés par là ce soir le marquaient assez.
Le docteur continuait de discourir. Il cherchait, selon sa coutume, à se résumer avant d'atteindre la maison.
—Voyez-vous bien, mon cher Durosay, disait-il, le secret de l'existence, c'est que, de même qu'il faut prendre femme, il faut chausser une idée... plantureuse et de belle entournure, n'est-ce pas? en tous points comparable à la demoiselle de bonne famille que vous choisissez capable de vous mettre en goût chaque jour, d'orner votre nom et de contenir votre survivance dans ses flancs. Après cela, la félicité et le succès sont attachés à une constance imperturbable. Cultivez votre épouse et votre marotte, uniquement, durablement, jusqu'à l'extinction de vos feux. Une des dernières choses captivantes, en notre temps individualiste, est peut-être de voir jusqu'où un homme seul et patient peut aller. Pousser à bout!... Dieu sait ce que les extrêmes contiennent, et ce à quoi tant de timides ont failli?...
—Écoutez donc! fit brusquement M. Durosay. N'avez-vous pas entendu?
—Moi, pas du tout!... Tenez! savez-vous justement notre grand défaut? C'est la badauderie. Nous ne pouvons pas faire trois pas sans être arrêtés. Le Français est un homme qui a entrevu la huitième merveille et qui la manque parce qu'il faut qu'il assiste à un fait divers... Il conçoit, il s'élance; mais sa pensée est tout de suite amollie par de petits attendrissements...
—Mais, docteur, je vous affirme, il y a eu un bruit dans l'eau; je ne sais pas si on n'a pas crié!...
—Allons donc!... Où ça?... à l'étang? Courons-y!...
Ils se précipitèrent. Les bords de la pièce d'eau étaient déserts; deux troncs de saules anciens, plus noirs que la nuit, heurtaient leur chef chauve et bosselé d'un air de confidence. L'approche bruyante des pas ne dérangea pas les grenouilles; ces messieurs dirent ensemble:
—Les grenouilles sont toutes à l'eau; il y a eu évidemment quelque chose.
Et pendant que Grandier, se penchant à plat ventre, observait quelques ondes concentriques alentour d'un léger remous, M. Durosay écrasait du pied un chapeau de paille qu'il reconnut. Il n'osa pas prononcer le nom du malheureux, mais il frappait l'épaule du docteur avec le chapeau. Grandier se redressa d'un bond, jeta sa veste et fut à l'eau.
—Prenez garde, fit M. Durosay, vous n'avez pas pied!...
Et il criait vers la maison, les mains en cornet sur la bouche:
—Au secours! au secours!... de la lumière!
Lespingrelet fut le premier qui accourut, clopin-clopant sur ses jambes torses, tenant une lanterne à la main. Il aperçut M. Durosay penché sur l'étang, mit les bras en croix et prononça:
—Miserere mei Dominus!
Puis ce fut M. Lureau-Vélin qui se dévêtit aussitôt pour seconder au besoin le docteur qui avait fait déjà plusieurs plongeons inutiles. Lespingrelet disait la profondeur du bassin qu'il avait contribué à creuser, et le temps qu'on y avait mis. Madame Durosay arriva, pâle et décomposée; cependant la vue de son mari sain et sauf lui fit du bien. Quand elle vit M. Grandier émerger tout à coup, tenant serré sur sa poitrine quelque chose de pesant et inerte qui avait la tête de Septime, blanche et confondue parmi la barbe ruisselante du sauveteur, elle poussa un cri et fût tombée, sans le secours agile de M. Lureau-Vélin. Enfin, ce fut M. de Jallais qui courait mal, et comprenant tout, soudain, à la façon dont on le regarda, s'écria un peu naïvement:
—Je m'en doutais! je m'en doutais!
—Vous auriez bien dû nous avertir, fit quelqu'un.
Le pauvre homme perdait complètement la tête.
Il y avait un grand effarement autour de l'unique lumière. Grandier, que l'on couvrait de paletots et de gilets, pratiquait des pressions à la langue du noyé. Il était terriblement ému; mais dès que sa pensée se reposa, il leva un instant les yeux vers l'ombre où se trouvait le groupe harmonieux de M. Lureau-Vélin soutenant toujours madame Durosay; et il cherchait, incorrigible comme tout homme, à qui dire:
—Voici là-bas, dans l'ombre favorable, mon idée, ma marotte, qui va plus vite que moi, qui se prolonge sans moi; tout va bien; et j'ai le temps de m'arrêter à ce fait divers...
Paris.—Aix-les-Bains, 1893-94.
7512.—Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.
6440-9-26.