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Le monsieur au parapluie

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Dont la mère interdit la lecture à sa fille?

Ses livres qui n'ont corrompu personne et ont mis en joie plusieurs générations? Oh! c'est bien fini de rire, aujourd'hui; le roman d'analyse, le roman psychologique, le roman naturaliste, ont remplacé la Laitière de Montfermeil, Mon voisin Raymond, la Pucelle de Belleville et Monsieur Dupont, œuvres égrillardes, mais plus saines que la dissection du cœur humain qui fait le fond du roman moderne: c'est la nature même, nous dit-on; et Paul de Kock est un fantaisiste. Fantaisiste pour la forme, c'est possible, mais il ne nous a montré que des personnages foncièrement honnêtes. Et ses grisettes, dira-t-on, étaient-elles honnêtes? Ah! passons-leur l'amant auquel elles restaient fidèles, heureuses d'une gibelotte qu'il leur offrait le dimanche à la campagne et d'une deuxième galerie à l'Ambigu, une fois par mois.

Ecoutons Henri Murger, à propos des grisettes, et il s'y connaissait, celui-là:

«Ces jolies filles, moitié abeilles, moitié cigales, qui travaillaient en chantant toute la semaine, ne demandaient à Dieu qu'un peu de soleil, le dimanche, faisaient vulgairement l'amour avec le cœur et se jetaient quelquefois par la fenêtre. Race disparue maintenant, grâce à la génération actuelle des jeunes gens; génération corrompue et corruptrice, mais par-dessus tout vaniteuse, sotte et brutale. Pour le plaisir de faire de méchants paradoxes, ils ont raillé ces pauvres filles à propos de leurs mains mutilées par les saintes cicatrices du travail et elles n'ont bientôt plus gagné assez pour s'acheter de la pâte d'amande. Peu à peu, ils sont parvenus à leur inoculer leur vanité et leur sottise, et c'est alors que la grisette a disparu. C'est alors que naquit la lorette, race hybride, créatures impertinentes, beautés médiocres, demi-chair, demi-onguent, dont le boudoir est un comptoir où elles débitent des morceaux de leur cœur comme on ferait des tranches de rosbif.»

Les femmes de Paul de Kock! mais le mot est resté si les modèles ont disparu. Vieux jeu que la punition du vice et la récompense de la vertu au dénouement de toutes ces œuvres démodées, dit-on. Tant pis, si le contraire qu'on nous montre aujourd'hui est la vérité; si les filles se vendent au plus offrant au lieu de se donner au plus aimé; si, au goût des économiques parties champêtres des bourgeois disparus, a succédé le besoin de faire du genre ruineux, chez le bourgeois moderne; Paul de Kock nous a montré un monde aimable; le monde qu'on nous présente aujourd'hui est bien laid et, si les livres doivent porter un enseignement, la génération que nous prépare le roman de la nouvelle école fera regretter celle qu'ont charmée les romans de Paul de Kock.

Comme celui qui l'a illustré, le bois de Romainville n'est plus qu'un souvenir; c'est sur les vastes pelouses de Saint-Mandé et de Vincennes, dans le bois le plus admirablement pittoresque, que, chaque dimanche d'été, d'innombrables familles d'artisans vont s'installer vers l'heure du déjeuner. Ce jour-là, à la porte de tous les épiciers et marchands de vin de la riante petite ville, de grandes affiches attirent les regards; on y lit ces mots: Vin pour le bois! C'est là que tous les braves gens vont s'approvisionner de plus ou moins de liquide, selon l'importance de la famille; les charcutiers, les boulangers, eux aussi, sont assaillis par les consommateurs du bois, depuis le pauvre ménage qui dînera d'un kilo de pain et de six sous de saucisson qu'il arrosera d'un demi-litre à douze, jusqu'aux heureux qui, au poulet froid cuit chez eux et apporté dans un vaste panier avec verres, couteaux, sel, poivre, moutarde et nappe, peuvent ajouter le succulent jambonneau, le pâté chaud et la galantine truffée; jusqu'au café préparé à la maison et qu'on réchauffe dans la cafetière à alcool.

Les pères et mères de famille se sont mêmes munis de jeux pour les enfants et les adultes; à ceux-ci les raquettes et les volants; à ceux-là, le cerceau, la corde et le ballon, et, entre les deux repas, les hommes en bras de chemise, fument leur pipe allongés sur l'herbe; les mamans, en femmes, économes, ont quitté leurs robes et endossé une camisole.

Et ce sont des culbutes, des éclats de rire dont se réjouissent les passants, tout autant que ceux qui leur donnent ce spectacle.

Et, non loin de ces heureux groupes, la note attendrissante: un pauvre jeune ménage, père, mère et enfant, dînent d'un petit morceau de jambon en regardant les voisins mis en joie par d'abondantes victuailles et dont la gaieté bruyante amuse le pauvre petit, heureux du pain d'épice d'un sou que sa mère a pu lui donner.

Et que de perspectives merveilleuses dans ce bois sans rival! que de tableaux pour un paysagiste! que d'études pour un écrivain, quels grouillements sur ces tapis verts s'étendant à l'infini... et quels joyeux échos sous ces voûtes de feuillage, où se répercutent les rires partis de ces gazouillements énormes.

Et les joueurs de boule constitués en société! et le chalet-restaurant avec son concert, ce restaurant où, chaque samedi et jeudi d'été, se rencontrent, comme il a été dit, des noces plus riches de gaîté que d'argent; et le manège de chevaux de bois, où vont se reposer de la danse les mariées, les parents et les amis des nouveaux époux. Et Guignol offrant à l'enfance la Tentation de saint Antoine avec enlèvement du saint par le diable, sur l'air de la Valse des Roses! O Métra, tu n'avais pas prévu que ton rythme si voluptueux et si tendre serait un jour la marche infernale qui conduirait le solitaire de la Thébaïde au séjour des damnés.

Mademoiselle Piédevache montra à ses invités les pelouses, désertes ce jour-là:— C'est demain, dit-elle, que ce sera curieux! Noir de monde, le dimanche.... Il faudra venir un dimanche! Aujourd'hui c'est le jour des mariés, tenez... on danse. Entendez-vous la musique?

—Oui, dit Athalie; c'est une polka.... Oh! que j'aime ça, la polka. Et vous, monsieur Bengali... polkez-vous bien?

—Elève de Grille-d'Egout, mademoiselle. Tenez!

Et, enlaçant Athalie, il l'entraîna dans une polka vertigineuse.

—Oh! maman, cria la jeune fille ravie, comme il polke bien!

Les époux Jujube étaient bien un peu humiliés de voir polker leur fille en plein chemin; mais ils attribuèrent l'acte spontané de Bengali à un sentiment de bon augure, au plaisir de tenir Athalie dans ses bras; et d'ailleurs on n'était pas exposé à rencontrer personne de connaissance dans un bois fréquenté par de petites gens; et puis il était de bonne politique d'applaudir à tout ce que diraient ou feraient la tante et le neveu; or, mademoiselle Piédevache riait fort de cette danse improvisée par son Bengali gâté, et s'extasiait sur la gaîté exubérante de ce cher enfant. La vérité est que le cher enfant s'étourdissait, que la pensée de Georgette ne le quittait pas et qu'un dépit bien près de devenir un chagrin, se cachait derrière cette gaîté factice.

On approchait du lieu de rendez-vous des mariés; déjà des gens des noces se montraient: là, un jeune couple bras dessus bras dessous, marchant d'un pas de promenade en causant à demi-voix; ici, des groupes munis de petits pains de seigle.

—Tenez, dit mademoiselle Piédevache, ils vont jeter ça aux canards et aux cygnes du lac; encore un des plaisirs du bois. C'est très amusant tous ces canards qui se disputent goulûment ce qu'on leur jette... et les cygnes qui battent les canards pour avoir tout; allons donc voir ça, c'est à deux pas.

Jujube se tourna vers les distributeurs de pain de seigle et s'arrêta en avançant sa poitrine comme si l'on ne voyait pas sa croix; mais on l'avait vue, et on la regardait en ricanant:

—C'est probablement un garde champêtre qui est d'une des noces, dit l'un des passants.

—Ça ne peut être que ça, répondit un autre.

Jujube, qui comptait sur un autre genre d'admiration, se retourna avec humeur et, prétextant de son impatience de voir le bal, entraîna mademoiselle Piédevache:

—Nous voilà rendus, dit celle-ci.

En effet, on était arrivé en vue de l'emplacement, but de la promenade, et, du terrain surélevé où l'on se trouvait, on embrassait d'un coup d'œil le spectacle des curieux qui entouraient l'établissement du chalet, les consommateurs attablés et, au milieu de ceux-ci, quatre noces, polkant pêle-mêle, heurtant les garçons chargés de bocks. On distinguait trois jeunes mariées et, au manège de chevaux de bois établi à quelques pas de là, une quatrième chevauchant en posture d'amazone près de son mari qui avait enfourché le coursier voisin.

—Entrons, dit la tante.

—Garde champêtre! grommelait Jujube, dont le désir d'être contemplé avec respect s'était refroidi.

La petite porte d'entrée était obstruée par la foule; mademoiselle Piédevache tenta de se frayer un passage.

—Mais ne poussez donc pas, madame! lui dirent les personnes qu'elle voulait écarter.

—Qu'est-ce que c'est? elle arrive la dernière et elle veut passer devant, dirent d'autres voix.

—Monsieur Jujubès, dit-elle alors, passez le premier: votre croix fera ranger le monde.

Jujube essaya son prestige; mais un rire éclatant fit se retourner la foule, et alors ce fut un élan de gaîté général. C'était l'effet de la croix.—Manants! grommelait le légionnaire.—Garçon, criait la vieille demoiselle, nous voulons entrer et nous ne le pouvons pas!

—Allons-nous-en, disaient mesdames Jujube; mais Bengali intervint et écarta brusquement les gêneurs.

—Dégagez la porte! cria le maître de l'établissement attiré par le bruit, ou je vais envoyer un garde.

On obéit à cet ordre et mademoiselle Piédevache put pénétrer avec sa société au milieu des rires ironiques de la foule.

—Une table! dit Bengali.

—Pour nous seuls, ajouta la tante, nous sommes cinq.

—Par ici, mesdames et messieurs.

La société traversa non sans peine la cohue conjugale et fut, enfin, s'asseoir à une table près de laquelle se trouvait un agent en uniforme; cet ancien militaire porta la main à son képi au passage de Jujube, à qui cet hommage fit oublier la qualification de garde champêtre et les rires moqueurs des goujats de la porte.

On servit des bocks, des sirops et des petits gâteaux, dont la vue fit faire la grimace à la famille Jujube.

—Ça ne vaut pas le lunch exquis et distingué que vous m'avez offert, grand maître, dit Bengali, mais à la guerre comme à la guerre.

—Certainement, répondirent les deux époux.

—Ils ne sont pas de chez Frascati, affirma Athalie en mangeant un gâteau, mais qu'est-ce que ça fait?

—Nous ne sommes pas fiers, fit Jujube.

—Nous savons nous prêter aux circonstances, confirma madame Jujube.

Un prélude de valse se fit entendre; aussitôt un tumultueux mouvement se produisit: ce n'étaient que bras s'avançant, que tailles s'offrant aux enlacements, que balancements de couples prêts à tourbillonner aux premières mesures du rythme à trois temps.

—Une valse, mademoiselle? demanda Bengali à Athalie, et, sans attendre la réponse, il enlaça la jeune fille et tous deux se joignirent au flot des valseurs.

Jujube fit mine de s'opposer à ce que sa fille valsât en pareil lieu, surtout se mêlât à des noces auxquelles elle n'était pas invitée.—Chaque noce croira qu'elle est d'une autre, fit remarquer mademoiselle Piédevache; c'est une si bonne occasion de laisser ensemble ces chers enfants!

Madame Jujube appuya ce raisonnement et Jujube se résigna.

La valse finie, Bengali ramena Athalie rouge, essoufflée, mais radieuse.

—A-t-elle chaud! dit sa mère.

—Oh! ça n'est rien, maman; quel plaisir que d'avoir un valseur comme M. Bengali! Mais, lui dit-elle en souriant, vous me serriez trop fort.

—Il la serrait trop fort! Ça va très bien, murmura mademoiselle Piédevache aux oreilles des parents.

—Alors, vous ne voulez plus danser avec moi? demanda l'éminent valseur en riant à son tour.

—Oh! je ne dis pas ça.

—C'est assez, ma fille, déclara Jujube; repose-toi et nous nous en irons après.

—Quand vous voudrez, fit la tante.

—Oh! papa, encore une, rien qu'une.

—Mais, ma fille....

—Laissez-la donc, dit bas la vieille demoiselle au père d'Athalie, ça va si bien!

Jujube céda encore une fois et la mère présenta à sa fille un verre de sirop qu'elle lui avait préparé.

—Un quadrille! crièrent des voix.

—Non, non, une valse! Une polka, répondirent d'autres voix.

—Les vieux ne valsent ni ne polkent, cria une voix de stentor, un quadrille pour eux!

—Oui, oui! acclama-t-on en masse.

Bengali avait prêté l'oreille et se disait:

—Je connais cette voix-là.

—Allons, dit mademoiselle Piédevache à son neveu, c'est la dernière; invite mademoiselle et nous partirons après.

Athalie n'attendit pas l'invitation; elle se leva, prit le bras de Bengali, et tous deux se mêlèrent à la foule des couples cherchant une place, et c'était un bruit assourdissant de danseurs criant:—Un vis-à-vis!...

—Voilà! voilà!—Par ici!—En place! On commence.

En effet, le prélude du quadrille se faisait entendre.

—Il manque un vis-à-vis! fit une voix.

—Voilà! répondirent Athalie et son cavalier.

Et ils se mirent, immédiatement, à la chaîne anglaise déjà commencée. Bengali saisit vivement la main de femme tendue vers lui et sursauta tout bouleversé; cette main qu'il avait prise en enchaînant, et qu'il ne tenait déjà plus, c'était celle de Georgette; et la jeune fille, qui n'avait pas regardé son vis-à-vis dans cette évolution machinale, avait présenté sa main au danseur suivant, et quand, la figure achevée, notre amoureux se retrouva à sa place, il s'aperçut qu'il avait pour vis-à-vis Georgette, tout en blanc comme une mariée et un bouquet à la ceinture, Georgette qui ne le voyait pas encore, occupée qu'elle était de répondre avec sa gaîté ordinaire à son cavalier, un très joli garçon, fort empressé auprès d'elle.

Le quadrille étant croise, c'est-à-dire doublé par des danseurs placés aux côtés latéraux et alternant, à chaque même figure, avec ceux du premier quadrille, Bengali ne quittait pas Georgette des yeux, au grand étonnement d'Athalie.

Tout à coup, il poussa un cri de douleur.

—Faites donc attention, monsieur, dit-il, vous m'avez écrasé le pied.

—Rangez vos pieds, répondit brusquement le monsieur, de la même voix remarquée par Bengali.

Nouvelle stupéfaction de celui-ci; c'était Marocain dansant avec une femme d'une hauteur invraisemblable, et d'une maigreur équivalente.

—Oh! madame Blanquette! fit Athalie en se retournant vivement.

—Qui ça, Blanquette?

—Cette grande dame. C'est la noce de sa fille; allons-nous-en, je ne veux pas qu'elle me voie ici.

Bengali ne comprenait pas.

—Je vous expliquerai cela, dit-elle, reconduisez-moi!

Il la reconduisit, prétexta quelques mots à dire à un individu de sa connaissance qu'il avait aperçu.

—Ne m'attendez pas! ajouta-t-il; ma tante, monsieur, mesdames, allez devant, je serai à la maison un quart d'heure après vous.

Et il se mit aussitôt à la recherche de Georgette, marchant de l'allure de quelqu'un qui n'a pas eu le pied écrasé, bousculant tout le monde pour se frayer un passage, n'entendant même pas les clameurs qu'il soulevait et, enfin, il se heurta dans Marocain, ayant au bras son immense danseuse. Il dissimula sa mauvaise humeur, salua la dame et dit gaîment à Marocain:

—Je ne vous demande pas de vos nouvelles, je viens de vous voir danser et même danser sur mon pied: j'en boite encore.

—Je vous fais mes excuses, répondit Marocain, mais dans une pareille cohue....

—Oh! monsieur Marocain, vous êtes tout excusé; et... vous êtes de noce à ce que je vois, monsieur Marocain?

—Oui, nous sommes à la noce de la fille de madame Blanquette, que je viens de faire danser; la filleule de ma femme est la demoiselle d'honneur de la mariée.

—Ah! la filleule de madame Marocain est ici?

—Caffard! murmura Marocain; (puis haut): elle vous faisait vis-à-vis, ajouta-t-il.

—Ah! vraiment? Je n'ai pas remarqué.

—Elle dansait avec le garçon d'honneur.

Et Marocain ajouta en jetant un regard d'intelligence à Grand-Ressort: Son fiancé.

Bengali resta abasourdi et balbutia:

—Ah!... son....

—Oui, une nouvelle noce pour nous, dans deux mois.... Mais pardon... j'ai à reconduire madame.... Enchanté de vous avoir rencontré.

Marocain s'éloigna et dit à madame Blanquette qui le questionnait du regard:

—Je lui ai dit que Georgette se mariait pour qu'il renonce à ses tentatives. Je vais vous conter cela.


XI

UN DINER ACCIDENTÉ

Si l'amour, ici-bas, ne causait que des peines,
Les oiseaux amoureux ne chanteraient pas tant.

dit un vieux refrain d'opéra-comique; et le vaudeville nous chante:

L'amour, que' qu' c'est qu' ça?

C'est peut-être aux chansons, c'est peut-être aux oiseaux qu'il faudrait le demander; c'est certainement une maladie, puisqu'on en souffre et qu'on en guérit, grâce à ce grand médecin qu'on appelle le Temps; que si on veut recourir à une médication plus rapide, il y a celle indiquée par un docteur à une mère affligée du dépérissement de son fils atteint du mal d'amour pour une beauté dont elle le tenait éloigné:

—C'est là votre tort, madame; elle est son meilleur remède: une cuillerée le matin et une le soir, et votre fils sera guéri dans deux mois.

Parbleu! comme cela, Bengali aussi guérirait peut-être; car, il ne cherchait plus à se le dissimuler, l'annonce du mariage prochain de Georgette l'avait frappé au cœur et, pour la première fois, il se sentait atteint du vrai mal d'amour, d'amour sans espoir, d'un mal sans remède.

—Allons, allons! de la philosophie, se dit-il, et ne laissons pas voir ce qu'il y a là-dessous.

En effet, on ne le vit pas, parce qu'au rebours des autres maladies, celle-ci peut se dissimuler et, même, certaine façon de la combattre peut donner l'illusion d'une exubérante gaîté.

C'est ainsi que notre coureur d'aventures put revenir le visage épanoui et la voix pleine de rires à la maison où la société l'avait précédé.

—On t'attendait pour servir, lui dit sa tante; le dîner est prêt depuis longtemps.

—Je me suis attardé, dit-il, à voir une noce monter dans une voiture de courses, pour se faire conduire au restaurant de la Porte Dorée; il y avait, vous savez, mademoiselle Athalie, cette dame longue et plate comme l'épée de Charlemagne, qui dansait à notre quadrille?

—Ah! oui, madame Blanquette, la mère de la mariée, répondit Athalie; je te l'ai dit, papa.

M. et madame Jujube rirent beaucoup.

—Quand je pense que nous pouvions être de cette noce, fit madame Jujube, d'un air de dédain.

—Nous vois-tu, ajouta l'artiste en riant aux éclats, nous!... allant au repas dans une voiture de courses.

Et la famille de redoubler son rire ironique.

—Et avez-vous vu monsieur Blanquette? demanda madame Jujube, qui est haut comme ça.

—Oui, mais j'ignorais ce qu'était ce petit homme: je lui demande, en lui montrant la dame phénomène:

—Quel est ce mât de cocagne en jupons, monsieur?

Il me regarda d'un air furibond:

—Ce mât de cocagne, me répondit-il, en roulant des yeux terribles, c'est ma femme, monsieur.

Et la société de se tordre.

—Vous avez dû être bien embarrassé, fit Jujube, d'avoir appelé sa femme mât de cocagne.

—Du tout, je l'ai félicité d'avoir gagné la timbale.

Mademoiselle Piédevache saisit l'occasion de sonder les idées de son neveu et, après un signe d'intelligence aux époux Jujube:

—Et ta noce, à toi, quand irons-nous? demanda-t-elle.

—Ma noce?

—Oui. Tous ces couples que tu viens de voir si gais, si heureux, est-ce que ça ne te donne pas des idées de mariage?

La pensée de Georgette fiancée au rival qui la lui enlevait lui dicta brusquement une réponse:

—Mais si!... Je n'y avais jamais songé: c'est une bonne idée que vous me donnez là, ma tante.

—Vraiment?

—Excellente! Ah! elle se marie, pensa-t-il, eh bien, je me marierai aussi. Cherchez-moi une petite femme bien gentille, bien douce, ma tante, dit-il.

—Je te trouverai ça....

—Ça y est! murmura Jujube à sa compagne ravie.

L'extra vint annoncer que le dîner était servi; Jujube offrit son bras à mademoiselle Piédevache et on passa dans la salle à manger.

—Ça ira tout seul, dit la vieille demoiselle, à voix basse, à son cavalier.

—Je l'espère, répondit-il.

Naturellement, l'hôtesse plaça en face d'elle Athalie à côté de Bengali; elle fit asseoir Jujube à sa droite, madame Jujube à sa gauche, et pendant le potage on n'entendit plus que le bruit causé par le choc des cuillères sur les assiettes.

Pendant ce temps, l'extra avait rempli les verres.

—Madère, dit-il à chaque convive.

—Parfaitement! répondit Bengali; je le connais, ce madère, premier choix comme toute la cave de ma tante. Nous allons le boire à votre santé, ma chère tante, et ne soyez pas avare de vos vins généreux.

Puis, levant son verre:

—A la santé de sainte Antoinette!

Et la famille Jujube de faire chorus avec enthousiasme.

L'extra venait d'apporter une truite saumonée, lorsque Dindoie entra et dit:

—Madame, c'est un vieux monsieur qui demande de la cire jaune et un baromètre.

—Quoi? fit mademoiselle Piédevache... un vieux monsieur qui demande quoi?

—De la cire jaune et un baromètre....

—Qu'est-ce qu'il me chante là, cette vieille bête?... Quelle est cette carte que vous tenez à la main?

—Madame, c'est celle du vieux monsieur.

—Mais donnez donc!

Elle lui prit la carte des mains, puis la remettant à son neveu:

—Lis donc! lui dit-elle, je n'ai pas mon pince-nez.

Bengali prit la carte et partit d'un éclat de rire, non simulé celui-là....—Ah! ah! ah! de la cire jaune et un baromètre! Ah! ah! ah! ce pauvre Dindoie! il n'avait pas assez de la moitié de son nom, il lui fallait l'autre moitié! Ah! ah! ah! de la cire jaune et un baromètre!

—Mais qu'y a-t-il donc sur cette carte? demanda mademoiselle Piédevache impatientée.

Bengali lut: Sir John, baronnet.

La famille Jujube éclata de rire à son tour.

—Lui! s'écria l'hôtesse.

Et elle sortit précipitamment, laissant la famille Jujube fort contrariée par la crainte qu'il y eût là un nouvel empêchement à la conversation matrimoniale inachevée.

Mademoiselle Piédevache rentra au bras d'un grand vieillard, sec comme du bois mort dont il avait, d'ailleurs, la couleur, raide, flegmatique, marchant comme un compas et aussi comme un aveugle, car ses yeux regardaient indécis et ses pieds heurtaient tous les meubles.

—Sir John, baronnet, dit-elle en le présentant à la société; un vieil ami que je n'avais pas vu depuis trente ans.

—Qu'on donnait à manger beaucoup fort à mon chien, il était très gros, dit le vieil Anglais.

—Je vais donner l'ordre, sir John, répondit sa vieille amie.

Et elle sortit précipitamment.

Sir John, alors, tira un étui de sa poche, en sortit des lunettes ayant des verres d'une invraisemblable convexité, se les adapta et regarda fixement les personnes auxquelles on l'avait présenté; mais comme on ne les lui avait pas présentées, il resta immobile.

La maîtresse de la maison rentra toute joyeuse:

—Oh! vous n'avez pas oublié ma fête, dit-elle à l'Anglais; puis s'adressant à ses invités:

—Quelle belle collection d'arbustes il m'a apportée des Indes; des plantes merveilleuses!

Sir John tira un nouvel étui de sa poche, en sortit deux acoustiques qu'il se mit dans les oreilles et demanda:

—Le chien il mange?

—Il a tout ce qu'il lui faut.

—Oh! merci, je avais faim aussi.

Un couvert fut immédiatement ajouté.

—Présentez ces personnes à moâ! dit sir John.

—Ah! c'est juste: mon neveu, monsieur, madame et mademoiselle Jujubès, de bons amis.

—Bonjour! dit alors sir John.

Mademoiselle Piédevache le prit par la main, le conduisit à la table, le fit asseoir à sa droite, lui donna pour voisin Bengali, à côté duquel elle plaça Athalie; elle mit madame Jujube à sa gauche; Jujube prit la place libre.

On apporta du potage à sir John, et les autres convives qui avaient mangé le leur attendirent qu'il eût vidé son assiette.

L'assiette enlevée, sir John se fouilla de nouveau, tira de sa poche un troisième étui, en sortit un râtelier complet et se l'adapta dans la bouche.

—Je suppose, dit Bengali à l'oreille d'Athalie, qu'en vue d'une danse après dîner, il a apporté, dans sa voiture, deux jambes mécaniques.

Et Athalie de rire aux éclats.

Mademoiselle Piédevache fit signe à Bengali de causer avec sir John, tout à son travail de mastication, et se tourna vers madame Jujube:

—Il sera bien difficile, dit celle-ci à demi-voix, de causer de notre affaire.

Et les deux femmes de chuchoter pendant que le neveu se conformait aux désirs de sa tante:

—Alors, monsieur arrive des Indes?

L'Anglais, tout à sa truite, ne répondit pas. Bengali continua:

—Adorable pays, monsieur; nous lui devons les dindons, les cobayes, dits cochons d'Inde, les œillets d'Inde, les étoffes dites indiennes et cette marche en rangs d'oignons appelée file indienne.... Ah! les Indes, cette terre des nababs, des rajahs et des Bouddhas.

Bengali fut interrompu par l'arrivée d'un chien colossal; celui de sir John. Il alla droit à son maître qui le caressa et lui adressa quelques paroles en anglais.

—Tiens! il sait donc l'anglais, votre chien? dit Bengali.

Alors, s'adressant au molosse:—You, speach, English, beefteack, rosbeaf! yes, godadem, five o'cloc, sport! turf, garden parti, mac farlane.

Et la famille Jujube de rire aux éclats, ce qui mit sir John de fort mauvaise humeur.

—Il est bête, ce monsieur, dit-il, bas à son amie.

—Chapon au gros sel! fit l'extra en présentant un plat.

Sir John prit une cuisse, en retira l'os et le jeta sous la table, où son chien alla le ronger.

Bientôt, attiré par l'odeur, Turban, le chien de garde de la maison, entra à son tour.

—Attendez! dit à voix basse Bengali à sa voisine, nous allons rire: Turban ne sait que le français, l'autre ne comprend que l'anglais; ils ne pourront pas s'entendre. Et il jeta sous la table un morceau de viande que Turban alla y chercher.

—Bordeaux-Léoville! fit l'extra en emplissant les verres.

Jujube se leva et proposa un nouveau toast à sainte Antoinette; chacun applaudit à cette bonne pensée et l'artiste adressa un spech des plus flatteurs à sa future alliée; Bengali y ajouta quelques paroles bien senties.

Sir John, alors, levant son verre, commençait une allocution en anglais, lorsque, tout à coup, le perroquet, à qui le bruit des bouteilles qu'on débouche avait rappelé le seul bruit qu'il eût retenu, exécuta son imitation avec une vigueur inusitée:

—Oh! schoking! fit sir John indigné.

—Encore! dit Jujube en cherchant à deviner l'auteur de cette incongruité.

—C'est mon perroquet! s'écria vivement mademoiselle Piédevache; il veut imiter le canon de Vincennes, qu'on entend quand le vent souffle par ici.

—Je crois en effet que le vent y est pour quelque chose, dit Bengali qui savait la vérité et se tordait de rire en voyant le visage des convives.

L'incident fut clos par des grognements aussitôt suivis d'une lutte des deux chiens qui se disputaient un os; la table vacilla, puis fut soulevée par les deux combattants se dressant, se dévorant, roulant à terre, se relevant en bonds effrayants; et les bouteilles, les carafes, les verres, de danser une sarabande effrénée. Les dames se lèvent épouvantées; trop tard: la table venait d'être jetée à bas, entraînant dans sa chute les plats, les assiettes, tout le service, envoyant le vin et la sauce sur les robes et les pantalons. Cris des dames, hurlements des chiens. Et au milieu de cet effroi général Bengali riant à perdre haleine.


XII

LE DÉSESPOIR DE PISTACHE

Dans son dépit du prochain mariage de Georgette, Bengali, comme on l'a vu, avait hautement affirmé son désir de se marier et prié même sa tante de lui chercher un parti convenable. Sa gaîté factice tomba brusquement après le départ de la société.

—Tu ne retournes pas à Paris? lui demanda sa tante.

—Je suis fatigué, lui répondit-il, et, à moins que vous ne me renvoyiez....

—Par exemple! te renvoyer! Au contraire! tu as ta chambre ici et tu me feras grand plaisir si tu veux rester à coucher et à déjeuner demain avec moi.

—Très volontiers, ma tante.

—Nous causerons de la chose dont tu m'as parlé.

—Une chose dont je vous ai parlé?... Quelle chose?

—Tu ne te rappelles plus m'avoir dit que tu voulais te marier et m'avoir chargée de te chercher une femme?

—Ah! oui... oui.

—Est-ce que tu n'es plus dans les mêmes dispositions?

Il répondit sans enthousiasme:

—Heu... si... si.

—Eh bien, j'en ai une à te proposer.

—Ah!... déjà?

—Oh! je pensais à elle depuis longtemps.

—Eh bien, vous m'en parlerez demain; bonne nuit! ma tante.

—Et toi aussi, cher enfant; embrasse-moi et ne fais pas de mauvais rêves.

Il n'en fit qu'un qui l'éveilla en sursaut, dans une vive agitation, et il ne put retrouver le sommeil: il avait vu en songe le mariage de Georgette.

Quand, le lendemain, au déjeuner, sa tante lui cita mademoiselle Jujube comme la femme qu'elle lui avait choisie, il resta stupéfait:

—C'est celle-là? fit-il.

—Eh bien... qu'y a-t-il d'étonnant?

—Il y a d'abord, ma tante, une chose qui suffirait seule à justifier mon étonnement: mademoiselle Athalie doit épouser un jeune serin de ma connaissance, un élève en pharmacie.

—Qu'est-ce que tu me contes là? C'est d'accord avec les parents de la jeune personne et avec elle-même que je te la propose.

—Mais, ma tante, c'est lui-même, un nommé Pistache, qui me l'a dit.

—Il t'a dit qu'il était agréé par les parents?

—Pas tout à fait; mais il m'a juré que la demoiselle et la mère consentaient à ce mariage.

—Et le père?

—Ah! le père, lui, ne sait rien encore.

—J'irai aujourd'hui même le trouver et savoir, des dames, ce qu'il y a de vrai dans ce que t'a dit ton apothicaire.

—Comme il vous plaira, ma tante; mais votre demoiselle ne me va pas du tout.

—Parce que?

—Parce que mademoiselle Athalie, c'est une petite dinde.

—Tant mieux, tu feras d'elle tout ce que tu voudras.

—Ah! tout ce que je voudrai, je veux bien.

—A la bonne heure.

—Mais ma femme, jamais de la vie; cherchez-m'en une autre.

—C'est la quatrième que je te propose, dit mademoiselle Piédevache irritée; tu refuserais comme tu refuses celle-ci, comme tu as refusé les précédentes. Eh bien, j'en ai assez!... de ta noce perpétuelle; ce n'est pas une existence, la noce.

—Mais si, ma tante, c'est même la plus agréable.

—J'en ai assez de cette existence-là.

—Oh! vous, ma tante.

—Comment, oh! vous? Que veux-tu dire?

—Rien, ma tante... seulement, moi, je suis jeune.

—La jeunesse n'a qu'un temps.

—Le mien n'est pas fini.

—Eh bien, tu le finiras.

—Je ne demande que cela, ma tante.

—Tu le finiras dans ton ménage; est-ce que tu crois que je te ferai toujours une pension pour la manger je ne sais comment?

—Je vous le dirai si vous voulez.

—Non, ne me le dis pas, s'écria mademoiselle Piédevache.

—Vous voyez bien que vous le savez, ma tante, ma petite tante, mon excellente tante, la plus tendre des tantes.

Et il cajola sa vieille parente dont il connaissait la faiblesse pour lui.

—Mauvais sujet, murmura-t-elle.

—Allons, c'est convenu, n'est-ce pas? Nous ne parlerons plus de ce mariage-là?

—Comment, nous n'en parlerons plus?

—Ah! nous en parlons encore?

—Je t'ai posé, hier, à table, le question du mariage; tu m'as répondu que tu ne demandais qu'à te marier, tu m'as chargée de te trouver une femme, et tu veux que maintenant j'aille dire au père et à la mère, qui attendent ta réponse: «Mon neveu veut bien se marier, mais pas avec votre fille.» Est-ce que c'est possible, ça?

—Il y a toujours une façon de dire les choses; parbleu! si vous dites: «Il veut bien se marier, mais pas avec votre fille.»

—Qu'est-ce qu'il faut que je dise, alors?

—Eh bien... heu.... Dites qu'avant d'aller plus loin, je ne veux pas tromper leur dinde de... non pas dinde; leur fille... que j'aime mieux leur faire connaître mon infirmité.

—Quelle infirmité? Tu n'en as pas.

—Non, mais je pourrais en avoir.

—Mais quoi?

—Dame... heu... dites que j'ai une jambe de bois... articulée... qui ne se voit pas.

—Après ta danse et ta polka avec la jeune fille?

—Ah! c'est juste; autre chose alors... je trouverai ça.

—Rien, du tout; tu veux continuer ta vie de bâton de chaise avec mon argent, en attendant mon héritage... que tu n'auras pas, je t'en préviens; je le léguerai pour fonder un hospice d'invalides.

—Du travail?

—Non.

—De l'amour?

—Et pour commencer, je te coupe les vivres net... comme torchette, tu verras si je tiens ma parole....

Bengali connaissait l'obstination de sa tante; il se soumit.

—C'est bien, dit mademoiselle Piédevache.... Puis, ouvrant un meuble, elle en tira plusieurs billets de banque:—Tiens, dit-elle, voilà de quoi enterrer ta vie de garçon. Maintenant je vais m'habiller pour aller où je viens de te dire.

Et elle alla, en effet, s'expliquer. Jujube entra dans une violente colère contre sa femme et sa fille qui lui avaient caché des projets qu'elles avaient caressés, encouragés, peut-être même fait naître. Elles protestèrent, affirmèrent qu'elles ignoraient l'amour de Pistache; Athalie jura ses grands dieux qu'elle était libre de son cœur; Jujube déclara qu'il n'avait pas fait de sa fille une artiste éminente pour la donner à un apothicaire, et la question fut d'autant plus vite tranchée que mademoiselle Piédevache avait affirmé que son neveu n'avait opposé à la proposition de la main d'Athalie que la confidence à lui faite par Pistache.

—Ce que je vais flanquer l'apothicaire à la porte! dit Jujube après le départ de mademoiselle Piédevache.

Mais madame Jujube fit observer que le portrait du jeune pharmacien était loin d'être terminé.

—Je ne le terminerai pas! dit fermement l'artiste.

—Un portrait de 500 francs, mon ami... nous n'avons pas le moyen de perdre 500 francs; le mariage d'Athalie nous occasionnera de grands frais....

Ceci fit réfléchir l'irascible père.

—D'ailleurs, ajouta madame Jujube, le pauvre garçon n'a pas demandé la main d'Athalie, et tu n'as aucun prétexte pour l'éconduire.

Exceptionnellement Jujube se rangea à l'avis de son épouse; mais il fut décidé qu'Athalie se retirerait dans sa chambre à l'heure des poses et ne se montrerait pas pendant que Pistache attendrait la rentrée de son peintre, lequel, d'ailleurs, s'arrangerait de façon à être exact et à finir promptement le tableau.

—J'enverrai mon neveu, dès demain, vous faire sa première visite, avait dit mademoiselle Piédevache; bien entendu, il ne sera soufflé mot de nos projets; je vous l'ai dit: il veut, avant de s'engager, mieux connaître sa future, étudier ses goûts, son caractère....

—Oui, oui, c'est tout naturel, répondit Jujube.

—Athalie est très douce, très aimante, ajouta la mère, et à cet égard il n'y a rien à craindre.

—Quant au caractère de mon neveu, vous savez ce qu'il est; il faudra pardonner à ce cher enfant sa gaîté, ses excentricités!...

—Bons défauts, répliqua Jujube, il jettera la gaîté dans son ménage.

Et la promesse de la tante fut tenue. Bengali vint faire la visite annoncée, fut reçu avec empressement, comblé d'attentions; il fit beaucoup rire sa future famille en rappelant le vieil Anglais qui se démonte par morceaux, le perroquet qui imite le canon de Vincennes, le pugilat des chiens sous la table, etc., etc.

Et il se retira laissant monsieur, madame et mademoiselle Jujube enchantés de lui.

Et cherchant à s'illusionner, à se monter le coup, comme on dit, il pensait:—Ces braves gens-là gagnent à être connus; j'aurai un beau-père un peu vaniteux, mais instruit, artiste distingué, décoré de la Légion d'honneur; une belle-mère qui ne troublera pas mon ménage.... Enfin je serai heureux... très heureux.

Et, pour se le prouver à lui-même, il fut d'une gaîté si bruyante avec ses amis que ceux-ci ne purent s'empêcher de lui dire:

—Qu'est-ce qui t'arrive donc, qui te rend si joyeux?

—A moi?... je suis comme toujours,—mais non....—J'ai mon humeur ordinaire, je vous assure.

Pendant que notre héros jouait la comédie de l'homme joyeux et insouciant qu'il avait toujours été, courait avec ses amis les bals, les théâtres et les aventures nocturnes, le pauvre Pistache constatait avec étonnement d'abord, avec inquiétude ensuite, un nouvel état de choses inexplicable pour lui:

C'était maintenant son peintre qui l'attendait avec une exactitude constante; et les dames Jujube, jusqu'alors empressées à le recevoir en l'absence de l'artiste, ne paraissaient plus à l'heure de ses poses; s'il demandait de leurs nouvelles:

—Elles vont très bien, répondait Jujube.

—Ah! tant mieux, répliquait-il; est-ce que j'aurai l'honneur de leur présenter mes devoirs?

—Impossible, elles ont une visite en ce moment.

Une autre fois, elles étaient allées faire des achats; le lendemain, elles étaient allées voir une amie malade; à la séance suivante, elles étaient allées louer une loge de théâtre, et c'était tous les jours un nouveau motif qui empêchait l'amoureux pharmacien de voir sa bien-aimée.

Et, comme, par une cruelle ironie, après chacune de ces réponses affligeantes, le peintre ne manquait jamais de dire à son modèle: «Souriez!» le malheureux, dont le visage trahissait les plus sombres pressentiments, de faire une horrible grimace en voulant esquisser un gracieux sourire.

Ce supplice durait depuis quinze jours. Le portrait tirait à sa fin et Pistache voyait avec épouvante le peintre donner à sa toile les dernières touches, et il se disait:—Dans quelques jours ça sera fini et je n'aurai plus de prétexte pour aller dans la maison.

Le pauvre garçon avait la tête à l'envers; même comme pharmacien, il avait perdu la prudence et l'attention, indispensables dans sa profession....

Deux préparations commandées étaient prêtes à être remises aux clients qui devaient venir les prendre: une purgation et un collyre: il confondit les destinataires, de sorte que le client aux paupières malades se les lava avec de l'huile de ricin, tandis que celui qui avait besoin de se purger avala le collyre; et (chose moins singulière qu'elle ne le paraît) chacun des deux clients obtint un effet satisfaisant du remède destiné à l'autre, ce qui fit que l'erreur ne causa aucun désagrément à Pistache et n'aggrava pas ses tristes réflexions d'une assignation en police correctionnelle pour blessures par imprudence, ignorance, inattention ou inobservation des règlements.

Un des rêves qui troublaient ses nuits vint lui ouvrir un horizon d'espérance; un rire bruyant poussé par lui l'éveilla brusquement. Voici ce qu'il avait rêvé: Madame Jujube lui disait:—Vous continuez à venir chez nous, à soupirer, et vous ne faites pas votre demande officielle de la main de ma fille, que vos visites compromettent; vous connaissez ses bonnes dispositions et les miennes pour vous, mais mon mari n'en sait rien; qu'attendez-vous pour lui déclarer vos intentions et que voulez-vous qu'il pense?

—C'est juste, se dit Pistache; voilà pourquoi je ne vois plus ces dames; elles éludent mes visites compromettantes.

De leur côté la mère et la fille s'étaient fait d'accord un raisonnement un peu canaille peut-être, mais que comprendront tous les gens vraiment prévoyants et qui d'ailleurs a servi de thème à La Fontaine: «Ne lâchons pas la proie pour l'ombre.»

Voici les raisonnements faits par ces dames: «Nous n'avons pas de chance avec les épouseurs; M. Bengali n'est pas un jeune homme sérieux; en ce moment, il nous fait des visites; mais qui assure que le projet réussira? M. Pistache, lui, on ne peut douter de son amour et de ses intentions; pourquoi le renvoyer avant la demande officielle de son rival? Au moins, si celui-ci nous rate dans la main, comme cela est arrivé avec plusieurs prétendus, il nous reste l'autre comme pis-aller.» Et, avec la certitude que, le portrait fini, Jujube recommencerait à aller montrer sa croix des journées entières, il fut décidé qu'en son absence, les dames recevraient l'en-cas matrimonial sans rien changer à leur attitude encourageante.

Ce qu'elles avaient prévu arriva; il ne fallait pas être grand prophète pour le prédire; les dernières touches données et la toile embue, Jujube ayant annoncé à Pistache qu'il n'avait plus besoin de lui et que, sitôt la toile sèche, il la vernirait, Jujube reprit ses promenades quotidiennes; Pistache le rencontra au moment où notre légionnaire savourait la joie d'une vanité enfantine: un petit garçon dont la blouse était ornée d'une croix scolaire passait devant lui, en compagnie de son père; celui-ci, lui montrant la croix de Jujube, dit à son jeune fils:

—Regarde donc le monsieur, c'est lui qui en a une belle croix! C'est la croix d'honneur, ça; quand tu en auras une comme la sienne, hein!

Et Jujube, souriant, se courba et tapa doucement du bout du doigt la joue du gamin qui le regardait avec des yeux hébétés et pleins d'une admiration profonde.

Pistache pensa que c'était le moment d'aller voir les dames Jujube, ce qu'il fit sans plus attendre. Il fut accueilli par elles de façon à dissiper ses inquiétudes; il leur raconta son rêve et leur annonça sa décision bien arrêtée de se déclarer au père. Mais madame Jujube, sachant à merveille la réponse que celui-ci ferait à l'apothicaire:

—Non, non, pas encore, dit-elle, ne précipitons rien, pour ne pas nous exposer à tout gâter. Athalie et moi, nous préparons peu à peu M. Jujube: je vous avertirai dès que le moment sera venu de faire la démarche.

Et, après avoir obtenu des deux dames la permission de continuer à les venir voir, Pistache se retira enchanté.


XIII

BENGALI RETROUVE GEORGETTE

Les visites de Bengali à la famille Jujube se continuaient depuis un mois et pas un mot de ses intentions matrimoniales n'était sorti de sa bouche; pas même une allusion au mariage ne lui était échappée, et pourtant ses empressements auprès d'Athalie, son langage ardent et tendre quand il lui parlait, étaient d'un homme épris de la femme objet de tant de soins, de tant d'attentions.

C'est que Bengali, si étourdi, si insouciant, si avide de plaisir, était au fond un honnête garçon, bien décidé à n'épouser qu'une femme qu'il saurait pouvoir rendre heureuse, chose difficile sans amour; il faisait donc tous ses efforts de très bonne foi pour éveiller en lui, par des causeries, les yeux dans les yeux, par des serrements de main, un sentiment dont aucun battement de son cœur n'indiquait l'éclosion.

Voilà pourquoi la demande de la main d'Athalie se faisait attendre, au grand étonnement de la famille Jujube qui ne comprenait rien à son silence.

Ce mutisme persistant devenait d'autant plus grave qu'Athalie qui, tout d'abord, ne voyait dans le mariage projeté pour elle que la cessation d'un célibat qui pouvait la rendre ridicule aux yeux des jeunes filles de sa connaissance, qui toutes trouvaient des maris; qu'Athalie, sensible aux discours et aux soins de Bengali, s'était sérieusement éprise de lui, et c'était de sa part des jérémiades à n'en plus finir, après chacune des visites du soi-disant prétendu; et Jujube, d'humeur naturellement irritable, d'entrer dans d'effroyables colères, de crier:

—Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? je ne peux pas le prendre à la gorge. Voilà cinq ou six fois que nous en parlons à sa tante; elle nous explique invariablement qu'elle le questionne, le presse et obtient de lui l'éternelle réponse qu'il étudie ton caractère, que le mariage est une chose grave; s'il pense, comme Voltaire, que cette chose est tellement grave que ce n'est pas trop de toute la vie pour y penser, tu n'as pas fini d'attendre. Sais-tu ce que je ferai, moi? Eh bien, je te marierai à un autre.

—Je n'en veux pas d'autre, s'écriait Athalie tout en larmes; c'est lui que je veux, c'est lui que j'aime.

—Enfin, dit la mère, il faut prendre un parti; les visites de ce jeune homme finiront par compromettre notre fille.

Jujube se décida donc à en finir par une dernière démarche auprès de mademoiselle Piédevache. Il se transporta à Saint-Mandé et exposa la situation.

—Vous avez raison, répondit la vieille demoiselle irritée, il faut en finir. Je vais voir mon neveu, lui mettre le marché au poing; je le mènerai chez vous et nous en finirons.

Pendant ce temps, l'infortuné pharmacien, convaincu de l'amour d'Athalie pour lui, continuait ses tentatives de visites, qui échouaient toujours. Souvent il se présentait au moment où son rival était dans la place. Ce jour-là, le pauvre garçon n'était pas reçu. Une autre fois, ces dames étaient sorties, ou bien Jujube était là, et c'était tous les jours un nouveau prétexte; le malheureux Pistache retournait piteusement à son officine, en se disant: «C'est drôle, depuis quelque temps, on a bien souvent des motifs de ne pas me recevoir.» Si bien qu'un jour où il avait été de nouveau éconduit, certain, d'après l'affirmation du concierge, que ces dames étaient chez elles, il s'aposta au palier de l'étage supérieur pour voir sortir le visiteur cause de sa non-réception.

Au bout d'un quart d'heure d'attente, il vit sortir Bengali, reconduit par les deux dames avec mille paroles gracieuses:—Lui! se dit-il avec stupéfaction; c'est pour lui qu'on ne me reçoit pas!

Le pauvre garçon ne vivait plus, depuis ce jour; il ne savait comment demander à ces dames une explication; avouer son espionnage, c'était impossible. Enfin, n'y pouvant plus tenir, il leur raconta que, le jour en question, il avait rencontré dans l'escalier une personne de connaissance avec laquelle il avait causé, et qu'à ce moment il avait vu sortir Bengali reconduit par elles. Athalie, tout interdite, ne savait que répondre; la mère, sans hésitation ni embarras, expliqua que ce jeune homme était venu les entretenir d'une affaire d'intérêt concernant sa tante, et qu'il n'était pas possible, même Pistache étant son ami, de le faire assister à des confidences sur des affaires de famille.

Le naïf garçon, qui ne désirait rien tant que d'être rassuré, se récria, s'excusa d'avoir involontairement amené des explications dont il n'avait pas besoin; que jamais l'idée d'un manque de parole, de la part de ces dames, ne lui serait venu à la pensée, etc., etc. Puis il demanda si le moment de se déclarer à M. Jujubès était proche....

—Vous serez bientôt fixé, répondit madame Jujube.

—Fixé... agréablement? demanda-t-il.

—Je prépare mon mari en vue d'une réponse favorable, répondit-elle.

Et le bon Pistache partit plein de confiance, non cependant sans avoir remarqué qu'Athalie était restée étrangère à la justification.

Le lendemain même de cette entrevue qui l'avait rassuré, mademoiselle Piédevache et son neveu se présentaient dans la famille Jujube.

Bengali, après quelque résistance, avait fini par céder à la volonté de sa tante, se disant qu'après tout, il aurait une petite femme un peu bébête, mais aimante et bonne, qui lui ferait la vie douce, qu'il finirait probablement par aimer. Bref, la main d'Athalie fut officiellement demandée, accordée cela va sans dire, et cet heureux événement jeta une joie inaccoutumée dans la famille Jujube.

Et le soir, en rentrant chez lui, vers dix heures, toujours la tête occupée de Georgette, Bengali se disait: «Elle aussi est sans doute mariée; M. Marocain m'avait dit que le mariage était pour dans un mois et voilà plus de cinq semaines.»

—Ah! je suis stupide, pensa-t-il, j'ai beau faire tout au monde pour l'oublier, je ne peux pas... pourtant, je n'ai rien à espérer, elle est mariée... à un homme qu'elle aime; il est bien heureux celui-là.... Allons! n'y pensons plus!... oui... je dis toujours cela... et j'y pense tout de même.

Ses réflexions furent troublées par les cris d'une femme appelant à l'aide; Bengali se précipita du côté d'où partaient les cris et vit un jeune homme enlaçant une femme qui se débattait dans son étreinte:

—Voyons, disait l'auteur de cette entreprise galante, un petit souper fin... dans un joli cabinet particulier....

Il fut interrompu par l'intervention de Bengali, qui l'écarta violemment de sa victime, avec accompagnement d'épithètes:

—Ah! dit le monsieur, vous êtes le souteneur de cette promeneuse nocturne que je prenais pour une ouvrière attardée... et moi qui allais vous remettre ma carte. Puis avec un rire de mépris:—Ah! non! non! on ne se bat pas avec....

Il n'acheva pas, une paire de gifles lui ayant coupé net la parole.

La jeune fille poussa un cri; Bengali se retourna:

—Georgette! s'écria-t-il.

Puis, présentant sa carte à l'inconnu:

—Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il. Vous vous renseignerez et vous verrez qu'on peut se battre avec moi.

Le jeune homme prit la carte, s'approcha d'un bec de gaz et lut à haute voix: Alfred Bengali, rue Laffitte, 14.

—Très bien, monsieur, dit-il.

Puis remettant sa carte:

—Vous recevrez demain la visite de deux amis.

—Je les attendrai, monsieur.

L'inconnu s'éloigna.

—Vous allez vous battre... pour moi! s'écria Georgette éperdue.... Oh! mon Dieu, s'il vous arrivait malheur....

—Merci de cette marque d'intérêt, madame; je regrette de ne l'avoir pas méritée plus tôt.

—Madame! fit la jeune fille étonnée.

—Mais comment êtes-vous dans la rue, seule, à cette heure?

—De l'ouvrage pressé que j'ai dû reporter.

—Mais comment votre mari ne vous accompagnait-il pas?

—Mon mari?

—Sans doute; n'êtes-vous pas mariée?

—Mais non, monsieur.

Bengali eut un mouvement de joie.—Non? fit-il. Puis il ajouta tristement.—C'est pour bientôt, alors, dans quelques jours.

—Je ne sais ce que vous voulez me dire; je n'ai aucun projet de mariage.

—Comment! s'écria l'amoureux jeune homme, tout ému... mais M. Marocain m'a annoncé lui-même....

Georgette comprit; elle se rappela le danger que sa marraine et Marocain lui avaient montré, son changement de domicile pour dérouter l'homme qui voulait la séduire:—M. Marocain, dit-elle alors, nous avait aperçus causant ensemble un soir que vous m'aviez accostée, et j'avais fui à son approche; le lendemain je lui ai fait connaître, ainsi qu'à ma marraine, dans quelles circonstances je vous avais connu et comment je me trouvais causant avec vous; les intentions qu'on vous prêtait, j'y croyais avant le dernier langage que vous m'avez tenu; après vos déclarations si formelles, je protestai contre l'accusation dont vous étiez l'objet et déclarai vos intentions véritables; on a attendu la démarche que vous deviez faire....

Bengali balbutia des allégations d'empêchements qui avaient retardé cette démarche, retardé seulement.

—Voilà pourquoi, interrompit la jeune fille, le mari de ma marraine vous a dit que j'étais sur le point de me marier, pensant, ainsi, mettre fin à vos obsessions.

—Je vous jure... s'écria Bengali.

Georgette l'interrompit de nouveau.

—Ce n'est pas, dit-elle, le moment de parler de cela; qui sait le sort que ce combat vous réserve?... et c'est pour moi, ajouta-t-elle, la voix étranglée par l'émotion.

Bengali lui saisit la main; elle la retira vivement:

—Et quand aura lieu ce duel? demanda-t-elle.

—Mais... après-demain matin, sans doute.

—Que Dieu m'épargne le chagrin d'apprendre que vous avez été victime de votre dévouement.

—Et... demanda Bengali, en s'approchant, si Dieu vous épargne ce chagrin, me permettez vous d'aller vous porter la bonne nouvelle?

—Je la connaîtrai avant votre démarche, répondit Georgette. Puis lui tendant la main:—Merci, monsieur... et elle s'éloigna en étouffant un sanglot dans son mouchoir.

Bengali resta seul et interdit:

—Elle la connaîtra avant ma démarche! pensa-t-il... comment? par quel moyen?

Georgette avait entendu la lecture de la carte remise par Bengali: «Rue Laffitte, 14, dit-elle, je ne l'oublierai pas.»

Et en effet, le surlendemain, à 7 heures du matin, elle arrivait en fiacre à l'adresse indiquée; une voiture de remise stationnait à la porte et le cocher allait et venait sur le trottoir.

Georgette appela le sien; il descendit de son siège et ouvrit la portière:

—Je vous donnerai un bon pourboire, lui dit-elle, si vous faites bien ce que je vais vous dire.

—Si ça se peut, madame, je veux bien; qu'est-ce que c'est?

—Il s'agit d'aller causer avec le cocher de cette voiture et de savoir ce qu'il fait là; s'il attend deux messieurs qu'il a amenés à cette adresse, ou un locataire de cette maison qui l'a fait retenir.

—Oh! ça n'est pas difficile, madame; on vous dira ça au juste.

Par le carreau, Georgette vit son cocher accoster son confrère et une conversation s'engager entr'eux. Bientôt, son mandataire revint:—Madame, dit-il, il attend deux messieurs qu'il a amenés et il m'a dit que c'était, sans doute, pour des particuliers qui vont se battre, vu qu'il y a des épées dans la voiture et qu'il doit conduire ses clients au bois de Ville-d'Avray.

A ce moment, Bengali et ses deux témoins sortaient de la maison et montaient dans la voiture.

—Suivez cette voiture! dit Georgette.

—Jusqu'où, madame?

—Jusqu'à l'endroit du bois où elle s'arrêtera... assez loin d'elle, cependant, et vous vous placerez de façon à n'être pas aperçu.

—Bon! compris; madame veut voir la chose, sans....

—Faites ce que je vous dis!

Le cocher monta sur son siège et suivit la voiture à distance.

Arrivée à un endroit désert du bois, elle s'arrêta; un coupé était là et quatre personnes en sortaient. Ces personnes étaient l'adversaire de Bengali, ses témoins et un médecin.

Georgette descendit du fiacre:

—Attendez-moi ici! dit-elle d'une voix émue à son cocher, et elle s'avança d'un pas chancelant vers le lieu où deux hommes allaient peut-être s'entr'égorger, et c'était pour elle; parce qu'à une heure tardive de la soirée, l'un d'eux lui avait adressé des galanteries; que l'autre l'avait protégée contre les entreprises du premier; c'était pour cela que ces deux hommes pleins de jeunesse et de santé allaient chercher, dans le sang l'un de l'autre, la satisfaction imposée par un préjugé social.

Les deux adversaires se saluèrent, mirent habit bas, prirent chacun une des épées qui leur furent présentées, et se mirent en garde; le directeur du combat croisa les deux épées par le bout, se rangea près du deuxième témoin et du médecin et dit: «Allez, messieurs!»

Georgette, entre les branches d'un massif d'arbres, avait assisté à ces préliminaires solennels, dans une agitation qu'elle avait peine à maîtriser; à l'ordre: «Allez messieurs!» elle appuya fortement sa main sur son cœur qui battait à lui briser la poitrine, et, haletante, elle attendit.

Dès le premier engagement, elle trembla pour les jours de Bengali, ardent, téméraire, devant l'épée d'un adversaire froid, calme, paraissant sûr de sa force et prêt à saisir le passage imprudemment ouvert à son arme. Bengali, lui, n'était plus le simple auteur d'une injure donnant la réparation par lui due, c'était le fou d'amour combattant l'homme qui a outragé la femme aimée. Et Georgette, dont la pensée dirigeait son bras, ne pouvait s'empêcher, malgré son anxiété, de l'admirer: «Qu'il est beau! qu'il est brave!» murmurait-elle.

Elle jeta soudain un cri terrible; Bengali venait de tomber, atteint par une riposte en pleine poitrine. Au cri, tous les hommes s'étaient retournés. L'un d'eux avait couru au-devant de Georgette qui s'avançait en trébuchant, et la soutenait pour qu'elle ne tombât pas; les autres s'étaient précipités vers le blessé et, pendant qu'ils lui déchiraient à l'endroit de la blessure, sa chemise inondée de sang, le médecin tirait de sa boîte de secours de la charpie, des bandes de toile et des fioles.

Georgette s'échappa du bras de son cavalier et vint tomber à genoux près du blessé évanoui:

—Il est mort, monsieur? demanda-t-elle, en suffoquant.

—Vous me gênez madame, répondit le médecin; je ne puis rien vous dire encore, laissez-moi examiner la blessure.

L'adversaire, debout et chapeau bas, attendait l'opinion du médecin.

Un silence d'anxiété régnait.

Le docteur, après avoir lavé la plaie avec le contenu d'une des fioles, procéda à un premier pansement; l'effusion du sang arrêtée, il appuya longuement son oreille sur la poitrine du blessé; Georgette haletante attendait en murmurant:—Oh! mon Dieu!... mon Dieu!... et c'est pour moi....

—Enfin, le médecin releva sa tête et montra un visage exempt d'inquiétudes; Georgette, se redressant comme un ressort:—Ah! fit-elle, ça n'est pas grave?—Du moins, madame, répondit le médecin, il n'y a pas danger de mort, le cœur et le poumon fonctionnent régulièrement: ils n'ont donc pas été atteints; la blessure a cependant une certaine gravité; mais, je vous le répète, sauf complications imprévues, ce ne sera qu'une question de soins et de temps.

L'auteur de la blessure, alors, dit aux témoins de Bengali:—J'enverrai ce soir même ma carte à votre client et je ferai prendre régulièrement de ses nouvelles. Puis s'adressant à Georgette:—Je vous adresse, madame, mes plus humbles excuses; j'ai été trompé par les circonstances de lieu et d'heure. Veuillez, je vous prie, croire à mes vifs regrets.

Il salua et remonta dans son coupé avec ses deux amis, et la voiture s'éloigna.

On transporta avec précaution Bengali dans la sienne. Georgette exprima le désir d'y monter:

—Vous êtes sa parente, son amie? demanda le docteur.

—Ni l'une ni l'autre, monsieur, répondit-elle; vous avez entendu ce qui vient d'être dit par l'adversaire de ce malheureux jeune homme, je n'ai rien à y ajouter. Il m'avait insultée; celui qu'il a si gravement blessé m'avait protégée sans même avoir su celle dont il se faisait le défenseur; je n'ai d'autre mobile que ma reconnaissance.

—Votre conduite est très naturelle, madame; malheureusement, nous ne pouvons tenir cinq dans cette voiture; le malade, d'ailleurs, en souffrirait.

Georgette alors se résigna à regagner sa propre voiture; ce que voyant, les deux témoins s'offrirent pour y monter à sa place: elle accepta, monta dans celle où on avait placé le blessé, s'installa près de lui, lui mit la tête sur ses genoux et les deux voitures partirent.


XIII

PISTACHE REVIENT EN FAVEUR

La famille Jujube est à table et déjeune; naturellement on cause du futur mariage, des emplettes à faire, du trousseau à acheter.

Entre la bonne portant des lettres.

—Les lettres que le concierge vient de monter, dit-elle.

—Il y a une lettre de deuil, fit madame Jujube.

—Qui donc est mort? demanda Athalie en prenant la lettre, pendant que son père ouvrait sa correspondance.

—Ah! s'écria-t-elle, après avoir jeté les yeux sur la lettre de deuil: M. Pistache.

—Hein? qui est mort? firent les deux époux.

—Non, c'est lui qui envoie ça.

Et elle lut:

—M. Pistache a le chagrin de vous annoncer la perte cruellement douloureuse qu'il vient de faire dans la personne de M. Jean-André Romarin, son oncle, qu'il n'avait jamais vu.

—Et il a tant de chagrin que cela? observa ironiquement Jujube.

—Il a ajouté quelque chose à la main, dit Athalie.

Et elle lut:

—Il a, par la même occasion, le plaisir de vous annoncer que cet excellent oncle lui a légué une somme de deux cent mille francs.

Madame Jujube s'exclama:—Deux cent mille francs!

Jujube qui, à ce moment, ouvrait une lettre, allait s'associer à l'exclamation bien naturelle de son épouse; mais un coup d'œil jeté sur les premiers mots de la lettre lui arracha un cri d'un tout autre caractère.

—Qu'est-ce donc? demandèrent les deux femmes inquiètes.

—Ton futur grièvement blessé en duel! répondit-il d'une voix altérée; c'est sa tante qui m'annonce ce grand malheur.

—Toujours de nos chances! gémit la mère.

Athalie pâlit, fut prise d'un tremblement nerveux, puis éclata en sanglots.

—Ça devait lui arriver, dit le père, en marchant avec agitation: un tapageur, un viveur, un cerveau brûlé.

Madame Jujube, elle, consolait sa fille.

—Tu sais bien ce que c'est que les duels, lui disait-elle; les journaux en rendent compte à chaque instant et ils n'ont jamais de suites graves; dans quinze jours, ce pauvre garçon sera guéri.

—Tu n'as donc pas entendu ce que j'ai lu? hurla Jujube; la lettre porte grièvement blessé.

—J'ai entendu, mon ami; mais sur le moment, une blessure paraît grave, et....

—Je vais le voir, dit Jujube.

—Ne sois pas longtemps, papa, supplia Athalie.

Jujube sortit précipitamment sans lui répondre.

—Ne te désole donc pas, continua la mère, je te dis que ce ne sera rien, tu verras. Puis, aux doutes exprimés par les mouvements de tête de sa fille, elle ajouta, en femme positive qu'elle était:

—D'ailleurs, mettons les choses au pire; supposons que le pauvre garçon meure de sa blessure....

—Oh! maman, ne dis pas ça! sanglota l'inconsolable Athalie.

—C'est une simple supposition.... Eh bien, n'oublie pas que Pistache a hérité de deux cent mille francs.

—Ne me parle plus de lui, je n'en veux pas.

—Pourtant, deux cent mille francs quand, comme toi, on n'a pas de dot....

Athalie trépigna de colère en répétant:—Je n'en veux pas, je n'en veux pas!

Madame Jujube continua:—D'autant plus qu'avec cette fortune il n'aurait pas besoin de rester dans la pharmacie, et ton père alors qui n'avait que cette objection....

Pour en finir, Athalie quitta brusquement sa mère et s'en alla pleurer dans sa chambre.

Jujube ne tarda pas à rentrer.

Il était furieux.

—Eh bien? lui demanda madame Jujube avec empressement....

Puis, voyant son air irrité:

—Mais qu'as-tu donc? ajouta-t-elle.

—Tu as déjà été raconter à tout le monde que ta fille faisait un riche mariage?

—Moi?... mais....

—Je viens de rencontrer M. et madame Blavin qui m'ont félicité.

—Je leur ai confié... des amis....

—Confié! et ils l'ont répété, ça se sait partout... et ton prétendu gendre est très gravement blessé; on ne peut pas le voir, défense absolue des médecins.

—Ah! mon Dieu! gémit madame Jujube, s'il allait mourir!

—C'est à craindre, et on se moquera encore de nous, comme pour les autres gendres qui nous ont raté, car chaque fois, toi et ta fille, c'était la même chose; vous ne pouvez pas taire votre langue.

—Mais, mon ami, cette fois, tu m'as dit toi-même avoir annoncé le prochain mariage d'Athalie....

—A ce méchant savant, ce cuistre, à ce M. Quatpuces à qui il faut des dots; oui, je l'ai rencontré et je me suis offert le plaisir de lui annoncer... tout le monde à ma place en aurait fait autant; toi, quelles raisons avais-tu?

—Mais c'est Athalie qui en a parlé la première.

—Athalie aussi, oui; vous êtes toutes les mêmes, et si ton futur gendre meurt, comme c'est à craindre, nous voilà encore avec notre fille sur les bras.

—Non, mon ami, si tu le veux bien.

Et elle rappela l'amour de Pistache pour Athalie et l'héritage qui lui permettrait de quitter la pharmacie.

Jujube ne répondit rien; c'était déjà un pas de fait, et quand sa femme ajouta qu'Athalie ne voulait pas qu'on lui parlât de ce jeune homme, le petit tyran reparut, déclara qu'il n'admettait pas la résistance d'une fille aux volontés de son père; que sa volonté, il l'imposerait si besoin était. En tout cas, ajouta-t-il, envoie nos cartes à ce jeune homme... avec un mot de sympathie.

Madame Jujube comprit que sa cause était gagnée et que, avec l'un ou avec l'autre, on avait enfin le placement d'Athalie; et aussitôt, suivant le désir de Jujube, elle prit les trois cartes de visite, écrivit quelques mots affectueux sur chacune d'elles, puis elle envoya immédiatement Galfâtre le concierge les porter à leur adresse.

Pistache fut au comble de l'émotion en voyant cet empressement de la famille Jujube et, particulièrement, la participation du maître de la maison à cette manifestation sympathique.

—Remerciez, de ma part, je vous prie, dit-il au concierge, monsieur et madame Jujubès; dites-leur que j'ai été très sensible à leur preuve d'amitié.

—Bien, monsieur, je n'y manquerai pas.

Puis, Galfâtre ajouta:—Monsieur est sans doute invité à la noce?

—A la noce!... Quelle noce?

—Celle de mademoiselle Jujubès.

—Comment, de mademoiselle.... Et le pharmacien abasourdi n'eut pas la force d'achever; mais pensant qu'il s'agissait de son propre mariage, il se mit à rire:

—Ça se sait donc déjà? demanda-t-il.

—Toute la maison le sait, répondit Galfâtre....

—Ah! fit notre pharmacien radieux. Ah! vous me faites bien plaisir.... Tenez, voilà vingt francs pour cette bonne nouvelle.

—Oh! monsieur est trop bon.... Je croyais que monsieur savait ça.

—Je savais que la demoiselle et sa maman voulaient bien, mais c'est M. Jujubès qui ne voulait pas.

—Ma foi, répondit Galfâtre, il avait bien raison; donner sa fille unique à un viveur, un coureur.

—Ah! mais dites donc, vous; c'est pour me remercier de mes vingt francs que vous me dites ça?

—Ah! c'est vrai, monsieur, je ne me rappelais plus que vous étiez l'ami de ce monsieur.

—Ce monsieur? Quel monsieur?

—Eh bien.... M. Bengali.

Pistache resta anéanti:—Bengali... balbutiait-il, Bengali.

—Vous ne savez pas qu'il doit épouser cette demoiselle?...

Ses questions restant sans réponse, Galfâtre se retira sans que sa sortie fût remarquée par Pistache resté les yeux fixes et l'air ahuri.

—Ah! se dit le pauvre amoureux, je comprends maintenant pourquoi on ne me recevait pas quand il était là.

Galfâtre venait de rentrer à sa loge, quand madame Jujube qui, à ce moment, venait du dehors, lui dit:

—Comment, vous n'avez pas encore porté les cartes?

—Pardon, madame, j'en viens.

—Vous avez trouvé la personne?

—C'est au monsieur même que j'ai remis les cartes; même que ce pauvre jeune homme est dans un chagrin....

—De la mort d'un oncle qu'il n'a jamais vu et qui lui laisse deux cent mille francs?

—Deux cent mille francs! s'écria Galfâtre, c'est donc ça que, dans sa joie, il m'a donné vingt francs.

—Dans sa joie! fit madame Jujube surprise, vous venez de me dire qu'il était dans un grand chagrin.

—Oh! le chagrin est venu après les vingt francs, quand je lui ai annoncé le mariage de mademoiselle.

Madame Jujube bondit:—Vous lui avez....

La colère l'empêcha d'achever.

—Dame, étant l'ami du marié, je croyais qu'il était invité à la noce.

Et la brave dame, exaspérée:

—Mais comment connaissez-vous nos affaires de famille? qui vous a parlé de ce mariage?

—Madame, c'est mademoiselle elle-même.

—Ah! mon Dieu, murmura madame Jujube, aller conter ça jusqu'au concierge! Et il n'y a rien dans tous ces ragots que des pourparlers qui n'aboutiront même pas.

—Dam! madame, moi, je....

—En voilà assez; pas un mot de cela à personne.... Et tout d'abord, vous allez courir me porter une lettre à M. Pistache; je vais la faire, venez la chercher dans dix minutes.

Et elle monta chez elle en toute hâte.

Une demi-heure après, Pistache recevait une lettre ainsi conçue:

«Il n'y a rien de vrai dans ce que vous a dit mon imbécile de concierge; il vous a rapporté des potins de voisinage, établis sur les visites que nous fait M. Bengali, comme nous en font tous nos amis; et d'ailleurs, le pauvre jeune homme est peut-être mort, à cette heure, d'une blessure qu'il a reçue hier, en duel. Venez me voir, nous causerons.»


XIV

LA GARDE-MALADE

Depuis six jours, Bengali était en proie à une fièvre ardente et plongé dans un sommeil incessant et agité. Le médecin, on le sait, avait, dès le premier examen de la blessure, déclaré sans hésitation qu'elle n'aurait pas de suites fatales, à moins de complications imprévues; il avait donc fait toutes les recommandations de nature à prévenir ces accidents; notamment, l'interdiction des visites et de tout ce qui pouvait troubler le repos du malade.

—Vous tenez bien compte de mes prescriptions? dit-il au domestique; vous ne recevez personne autre que la tante de votre maître?

A la mine embarrassée du domestique, le docteur lui demanda:—Vous ne comprenez pas? c'est pourtant bien clair.

—Si, si, monsieur le docteur... je comprends bien, mais c'est que....

—C'est que quoi?

—Il y a... cette demoiselle.... qui était dans la voiture quand on a rapporté monsieur....

—Elle est venue demander de ses nouvelles? vous lui en avez donné? C'est bien, je n'interdis pas les demandes de nouvelles, ce ne sont pas des visites, cela; qu'on parle bas et qu'on n'entre pas dans la chambre du malade, voilà tout ce que j'exige.

—Bien, monsieur; mais cette demoiselle m'a tant prié, que je l'ai laissée regarder monsieur.... Ce qu'elle a pleuré en le voyant! ça me fendait le cœur... à ce moment-là... Monsieur, tout en dormant, demandait à boire; alors elle s'est assise au chevet du lit... j'ai soulevé monsieur et elle l'a fait boire... après, elle a tant pleuré pour que je la laisse soigner monsieur... que je n'ai pas eu le courage....

—Je ne m'étais-pas trompé, pensa le docteur, il y a de l'amour là-dessous.

—Vous avez bien fait, répondit-il au domestique; quand cette personne reviendra vous la laisserez entrer.

—Bien, monsieur.... Elle est revenue et elle revient tous les soirs... mais monsieur qui dort toujours en se remuant beaucoup, ne s'est même pas aperçu qu'elle était là, il boit en dormant.... Cette pauvre demoiselle passe la moitié des nuits... des fois plus... elle lui essuie la figure... qui est mouillée par la fièvre... elle ne le perd pas de vue.... Faudra-t-il que je la laisse revenir?

—Oui, répondit le médecin, certain que nulle autre garde ne soignerait son malade avec autant de sollicitude.

Georgette continua donc à venir soigner son cher blessé.

Un soir, elle resta tout interdite en voyant entrer le médecin; il lui sourit, lui imposa silence du geste et lui dit à voix basse:

—Je savais vos visites, vos soins, et je les ai approuvés... ça va mieux.... Puis tâtant le pouls du malade:—beaucoup mieux, ajouta-t-il.

—Entrez, madame, monsieur le docteur est là, dit à demi-voix le domestique, en introduisant mademoiselle Piédevache....

La vieille demoiselle eut un geste de surprise à la vue de Georgette, et elle jeta, au médecin, un regard interrogateur.

—C'est une garde-malade que j'ai placée près de lui, dit le médecin, pour éviter toute explication.

—Elle est bien jeune et bien jolie pour faire ce métier-là, se dit la vieille demoiselle. Mais préoccupée de la santé de son neveu:

—Eh bien? demanda-t-elle.

—La fièvre s'en va, répondit le docteur; je suis très content. Mais ne restons pas ici, notre présence est inutile et il a encore besoin du repos le plus complet.

—Et vous me répondez...?

—De sa guérison, oh! absolument; elle sera longue, mais elle est certaine; allons-nous-en.

Et Georgette resta seule avec celui qu'elle aimait, écoutant sa respiration devenue plus régulière et plus douce, observant ses mouvements moins fréquents et moins brusques; le médecin ne l'avait pas trompée: une amélioration sensible s'était produite depuis la veille, la jeunesse triomphait du mal, et cette pensée: il vivra! lui arrachait un sourire; à quelques mots confus qu'elle perçut: «Il parle, se disait-elle... il a soif peut-être;» et approchant son oreille des lèvres du malade, elle écouta, puis eut un mouvement de joie: «Mon nom! dit-elle, il rêve de moi!» Le voyant promener sa langue sur ses lèvres desséchées, elle pensa qu'il avait soif; elle entr'ouvrit la porte de la pièce voisine, pour dire au domestique de venir soulever son maître; le domestique dormait profondément dans un fauteuil. La jeune fille alors prit la tasse contenant le breuvage ordonné par le médecin, souleva la tête de son bien-aimé et présenta la tasse à sa bouche entr'ouverte....

Il but d'abord avidement, avec l'inconscience que donne le demi-sommeil, et puis ouvrit les yeux, regarda Georgette... la regarda longtemps.... «Ah! je reprends mon rêve interrompu,» murmura-t-il avec une expression heureuse.

Georgette lui reposa la tête sur son oreiller et voulut s'enfuir.

—Ah! ce n'est pas un rêve, s'écria-t-il! oh! Georgette, ne me quittez pas!

Elle s'arrêta au seuil de la porte et se retourna vers lui. Il se dressa, tendit ses bras vers la jeune fille et, d'une voix tremblante d'émotion:

—Vous! fit-il, vous près de moi!

—Chut! fit-elle, ne parlez pas; il vous faut le repos le plus rigoureux.

—Ne vous en allez pas, je vous en supplie... votre présence près de moi me guérira plus vite que les remèdes du médecin.

Georgette revint vers lui: «Je veux bien rester, dit-elle, mais sur votre promesse de garder le silence....»

—Oui, Georgette, oui, je me tairai....

La jeune fille reprit sa place dans le fauteuil placé au chevet du lit.

—Bengali voulut parler.—Ah! fit-elle, vous m'avez promis....

—Deux mots seulement, Georgette. Je vous en supplie.

—Bien bas, alors, dit-elle.

—A votre oreille, voulez-vous?

Et il avança ses bras pour l'attirer à lui; elle se recula vivement: «Chut! chut! chut! fit-elle, un doigt posé sur sa bouche souriante, reposez votre tête sur l'oreiller et parlez-moi d'ici.»

Bengali obéit....

—Est-ce la première fois que vous venez ici, Georgette? demanda-t-il.

—Je suis venue tous les jours.

—Ah! fit-il joyeux, et vous viendrez encore?

—Si cela doit hâter votre guérison....

—Oh! oui... oui... je me sens déjà tout autre....

—Voyons, ne vous animez pas, soyez bien tranquille, parlez peu et doucement, sinon je m'en vais....

—Non, non, restez, je vous obéirai.

Puis, après un silence: «On a fait une comédie là-dessus, je l'ai vue jouer: l'Amour médecin.... Georgette, il me semble que je serais si heureux de tenir votre main dans la mienne... voulez-vous?... ça me fera plus de bien que la tisane.»

Elle lui donna sa main:—A la condition, dit-elle, que vous allez vous endormir comme cela.

—Oui Georgette, oui, je vais dormir.

Il ferma les yeux, et bientôt sa respiration courte, précipitée, indiqua qu'un sommeil fiévreux avait vaincu la volonté du jeune homme, de laisser ses yeux fixés sur ceux de son adorée.


XV

DÉCEPTIONS DE LA FAMILLE JUJUBE

Les jours, les semaines s'écoulaient et rien ne faisait prévoir à l'affligée Athalie et à ses parents l'époque du rétablissement complet du futur époux, par conséquent la date du mariage convenu. Quand Jujube se présentait chez le blessé, il n'était jamais reçu, et mademoiselle Piédevache, toute à son inquiétude pour son neveu qu'elle adorait, ne pouvait que répéter à la famille impatiente: «C'est l'ordre formel du médecin; le pauvre enfant ne peut pas recevoir de visites; moi-même, quand je vais le voir, je ne fais qu'une apparition, mais le docteur m'écrit tous les jours quelques mots; la guérison est certaine, mais ça sera long; il faut attendre».

On attendait depuis un mois quand mademoiselle Piédevache arriva chez les Jujube, l'air fort satisfait.

—Enfin, dit-elle, le cher enfant peut recevoir des visites, il se lève et entre en convalescence.

Grande joie d'Athalie à cette bonne nouvelle:

—Qu'est-ce que peut durer la convalescence? un mois? demanda-t-elle.

—Oh! pas plus, je pense, répondit la tante.

—J'aurais grand plaisir à le voir, ce brave garçon, dit Jujube.

—Je viens vous prendre pour vous mener chez lui, répondit la vieille demoiselle; ma voiture est en bas; êtes-vous prêt?

Jujube, qui était toujours prêt à sortir, n'eut que son chapeau à mettre:—Je suis à vos ordres, dit-il.

—Mille bonnes choses de notre part, papa, dit Athalie; dis-lui que nous sommes bien heureuses de son rétablissement.

Bengali, occupé à dévorer deux côtelettes, fut désagréablement surpris en voyant sa tante accompagnée du futur beau-père qu'elle voulait lui colloquer.

—Bravo! s'écria celui-ci, je vous trouve en bonnes dispositions, mon gaillard.

—Peuh! fit Bengali, je mâchonne, je suce du jus de côtelettes.

—Mais vous avalez la viande avec, les os sont décharnés. Ah! nous avons été tous bien heureux d'apprendre votre entrée en convalescence; votre pauvre Athalie en pleurait de joie.

—Chère demoiselle, répondit Bengali, sans enthousiasme; dites-lui que j'ai été bien sensible....

—Je vais même lui annoncer que vous viendrez lui dire cela de vive voix dans une huitaine de jours, répondit Jujube....

—Oh! certainement, ajouta mademoiselle Piédevache, dans huit jours.

—Huit jours, fit Bengali avec un pâle sourire; comme vous y allez, ma tante!

—Elle a raison, et nous causerons du mariage... j'espère que nous pourrons le fixer à un mois.

Bengali se récria d'une voix languissante:

—Oh! oh!... un mois!... faible comme je le suis.

—Aujourd'hui, oui; mais dans un mois.

—Certainement, ajouta la tante; un mois de convalescence....à ton âge.... Tu verras.

—J'en doute, ma tante.... Ainsi tenez, le peu que j'ai causé... eh bien! je me suis fatigué... je vais me remettre au lit.

—Il a raison, dit mademoiselle Piédevache, il faut le laisser se reposer....

—Voulez-vous que je vous envoie Athalie avec sa mère? demanda Jujube....

—Oh non!... ça ne serait pas convenable... une demoiselle chez un garçon... malade.

—Chez son futur....

—Oui, sans doute; mais quand je serai tout à fait bien... nous arrangerons cela; je vous demande pardon, je vais me recoucher.

Les deux visiteurs se retirèrent et Jujube se disait: «Je trouve qu'il n'est guère pressé de voir ma fille.»

Et dès qu'ils furent partis, Bengali demanda le fromage à la crème et les fruits préparés pour le dessert de son repas interrompu.

—Eh bien! s'écrièrent Athalie et sa mère, à l'arrivée de Jujube dont la figure était soucieuse.

—Eh bien! Eh bien!... je l'ai trouvé mangeant deux côtelettes.

—Ah! exclamèrent joyeusement les deux femmes.

—Oui, ah! ah! tant que vous voudrez, mais pour moi, le mariage n'est pas fait.

—Comment! fit la pauvre Athalie déconcertée, qu'est-ce qu'il y a?

—Il y a, il y a... il n'y a rien... que des impressions, mais qui sont mauvaises.

Et Jujube raconta son arrivée au moment où Bengali était attablé et paraissait manger avec appétit; son air contraint en le voyant, la froideur de son accueil, sa fatigue subite, son refus de recevoir la visite de sa future, etc., etc.

Athalie trouva, pour le justifier, les bonnes raisons fournies par les gens à illusions, toujours disposés à croire ce qu'ils désirent; sa mère, femme à illusions, elle aussi, exprima un avis semblable:

—Tant mieux si je me suis trompé, dit le chef de la famille, mais, règle générale, je ne me trompe jamais.

—Tu verras, papa, que tu te trompes cette fois, dit Athalie sans conviction.

—Bon, bon, je veux bien, nous verrons, ricana-t-il avec ironie.

Quatre jours après cette scène, il recevait, de la tante Piédevache, une lettre dont les premiers mots lui firent pousser une exclamation; il appela à haute voix les deux femmes:

—Voilà du nouveau, venez vite!

Elles accoururent à son appel et leurs regards l'avaient avidement questionné avant que leur bouche eût prononcé un mot.

—Il est parti pour Nice! dit-il.

Et il jouit amèrement de la stupeur causée par cette nouvelle.

—Parti... comment, pourquoi? demanda Athalie accablée.

—Son médecin, paraît-il, l'envoie là-bas pour achever sa guérison.

—Eh bien, papa, si c'est le médecin qui l'a ordonné....

—Sans doute, ajouta la mère, si le médecin a jugé nécessaire....

—Nécessaire aussi, répondit Jujube, de partir sans nous faire une visite, sans nous exprimer par une lettre son désir de nous voir, sans même nous informer personnellement de son départ, puisque c'est sa tante qui nous l'apprend.

Athalie, cette fois, ne répondit que par des larmes.

—Un pareil manque d'égards, dit madame Jujube, est sans excuse.

—Sans excuse, appuya Jujube.

Bengali, cependant, en avait une excellente pour ne pas annoncer son départ. Il n'était pas parti et ne devait même pas partir; il avait exprimé le désir d'aller achever sa convalescence à Nice, à son médecin; celui-ci avait fort approuvé cette excellente idée. Le lendemain, le prétendu voyageur informait sa tante de ce qu'il appelait l'ordre du docteur; la brave femme pleura fort, mais enfin, cette séparation était nécessaire; elle se résigna, donna quelques billets de banque à celui qu'elle appelait son cher enfant, retourna à Saint-Mandé, et Bengali aussitôt de faire faire ses malles, d'envoyer chercher une voiture et d'aller s'installer dans un petit appartement d'un quartier éloigné, appartement qu'il fit meubler.

Le résultat des visites de Georgette avait été ce qu'on pouvait prévoir, et, chose moins facile à supposer, la possession, loin de refroidir les sentiments de l'heureux amant, n'avait fait qu'accroître son amour pour l'adorable fille qui s'était donnée à lui; c'était pour la voir tous les jours, sans gêne, sans contrainte, qu'il avait imaginé le besoin d'aller se rétablir à Nice.

Il avait, d'ailleurs, tout prévu. Un de ses amis, installé dans cette ville pour plusieurs mois, et avec qui il s'était entendu, lui avait indiqué son hôtel; Bengali en avait donné le nom et l'adresse à sa tante, comme devant être le domicile où elle lui écrirait; l'ami lui renverrait les lettres. Bengali y répondrait, enverrait ses réponses à l'obligeant intermédiaire qui n'aurait plus qu'à les jeter à la poste.

Et il fut fait comme il avait été convenu.

—Tu verras, papa, dit Athalie à son père, tu verras que M. Bengali....

Jujube l'interrompit:—Partir sans nous en aviser, sans adieux, sans lettre explicative!...

—Je t'assure, papa, qu'il a eu pour cela une cause majeure; je suis sûre que, dès son arrivée à Nice, il t'écrira.

—Il ne lui manquerait plus que de ne pas nous écrire, répondit le père.

—Athalie a raison, mon ami, dit madame Jujube, il nous écrira et tu verras qu'il lui est arrivé je ne sais quel empêchement.

L'artiste, dont la vanité se refusait à croire qu'il en pût être autrement, ne répliqua rien et se borna à dire:

—Avec tout cela, pour combien de temps est-il à Nice? Deux mois, quatre mois, six mois peut-être.

Athalie se récria:

—Oh! papa... quinze jours, trois semaines au plus.

—Enfin, conclut Jujube, nous parlons pour ne rien dire, attendons sa lettre.

Le lendemain, pas de lettre!

Les deux dames firent observer que Bengali avait eu, au plus, le temps d'arriver, qu'à peine entré en convalescence, la fatigue du voyage avait dû l'obliger à un repos bien naturel.

—Parfait! attendons à demain, répondit ironiquement le père incrédule.

Deux jours, trois jours, huit jours s'écoulèrent et toujours pas de lettre; la tante Piédevache était allée passer un mois en Auvergne, chez des amis, impossible d'aller lui demander une explication; écrire à Nice, au prétendu convalescent, on ignorait son adresse, et l'infortunée Athalie ne cessait pas d'inonder de ses larmes son piano que, malgré sa douleur, elle était obligée de travailler pour obéir aux injonctions paternelles.

Jujube, convaincu que c'était encore un mariage raté, résolut de prendre l'initiative d'un affront à son singulier futur gendre, pour que celui-ci ne le lui fît pas, et il se décida à donner sa fille à Pistache si ce jeune homme consentait à abandonner la pharmacie; il était riche, adorait Athalie; la condition serait donc acceptée sans difficulté.

La réception d'une lettre montée par le concierge et timbrée de Nice vint interrompre le cours de ses réflexions:

—Une lettre de Nice! cria-t-il.

Les deux femmes accoururent:

—Tu vois bien, papa, dit Athalie suffoquée par l'émotion. Et comme il éprouvait quelques difficultés à défaire l'enveloppe:

—Oh! dépêche-toi, papa! ajouta-t-elle.

—Tu vas voir qu'il se justifie, dit madame Jujube.

Enfin, la lettre fut dégagée de sa prison, ouverte, et Jujube en donna lecture, à la grande impatience d'Athalie qui attendait toujours ce qui ne venait jamais.

Dans cette lettre, Bengali expliquait que le départ d'un ami pour Monaco, le jour même ou le médecin avait ordonné Nice comme lieu de convalescence, l'avait obligé à partir immédiatement, la société d'un compagnon de voyage pouvant lui être d'un grand secours.

—Ah! je te le disais bien, papa; et après, qu'est-ce qu'il y a?

Il y avait une relation du voyage, la mention des arrêts dans les principales villes du trajet, arrêts nécessités par le besoin de repos, la description de Lyon, de Marseille, de sa Canebière, de son port, etc., etc., puis la description de Nice où les orangers poussent en pleine terre, des renseignements sur Monaco dont on aperçoit les remparts et où le chemin de fer conduit en une demi-heure. Enfin la lettre se termina par les saluts d'usage, suivis de—mille choses à ces dames.

Cette lecture finie, Jujube regarda Athalie qui était terrifiée:

—Voilà! dit-il amèrement:—mille choses à ces dames... drôle... polisson... il attend huit jours pour nous dire cela... mille choses à ces dames!

—Mais, papa, risqua timidement et sans conviction la pauvre fille, il ne peut pas nous dire autre chose dans une première lettre; écris-lui, il répondra, et cette fois....

—Lui écrire! où? il ne donne même pas l'adresse de son hôtel.

—Il l'a oubliée, il l'enverra dans sa prochaine lettre.

Un mois s'écoula pendant lequel on reçut quatre lettres remplies de choses indifférentes, sans la moindre allusion au mariage convenu, et toutes se terminant constamment par la formule: mille choses à ces dames.

Jujube n'hésita plus: Pistache serait son gendre; il était seul, au moment où il prenait cette résolution, un rhume l'ayant retenu dans sa chambre, et les deux femmes étaient au Conservatoire où Athalie prenait des leçons d'harmonie.

La bonne annonça Pistache. Jujube se leva et, de la porte entr'ouverte, les mains tendues, il cria:

—Entrez donc, cher monsieur!

Pistache, qu'il n'avait pas habitué à cet accueil chaleureux, en était tout confus.

—Vous voyez un pauvre malade, continua l'artiste.

—Oh! vraiment, monsieur Jujubès, fit le pharmacien avec sollicitude; si j'avais su cela, je serais venu prendre de vos nouvelles. Oh! que je regrette donc....

—Vous êtes bien aimable, ce n'est rien, un rhume.

Le pharmacien, que ce mot plaçait sur son terrain, lui donna force détails sur les rhumes, leurs moyens de guérison, offrit tous les sirops et toutes les pâtes efficaces en pareil cas. Jujube le remercia avec effusion, ajouta que son rhume était à peu près passé et qu'il ne gardait la chambre que comme dernière précaution:

—Ne parlons plus de moi, dit-il; quoi de nouveau?

—Mais... pas grand'chose....

Une idée vint à Jujube:—Et votre ami Bengali, avez-vous de ses nouvelles? demanda-t-il.

—De ses nouvelles? est-ce qu'il a été malade?

—Comment? Vous ne savez pas qu'il a été gravement blessé en duel?

—Non, je ne savais pas ça.

—Il a été deux mois au lit et on l'a envoyé à Nice pour achever de se rétablir.

—Oh! mais alors, il est tout à fait rétabli; je l'ai vu il y a trois semaines.

—Où cela?

—A Paris... un soir.

—A Paris?... vous êtes sûr que c'était lui?

—Oh! parfaitement sûr, nous nous sommes trouvés presque nez à nez.

—Vous lui avez parlé?

—Non, il avait une demoiselle à son bras; et comme, en me voyant, il a vivement tourné la tête, j'ai pensé qu'il voulait m'éviter. Alors... vous comprenez... par discrétion....

—Parfaitement.

—Ça m'a contrarié, parce que je lui aurais annoncé mon héritage, ça lui aurait fait plaisir.

Ici, Pistache trouva le joint pour faire connaître ses intentions.

—Et puis, dit-il, je l'aurais consulté sur mes idées de mariage.

Jujube, tout à la révélation qui venait de lui être faite, ne répondit pas. Pistache, alors, continua:

—Oui... dès que mon deuil sera fini (et appuyant), je m'occuperai de me marier. Et il répéta:—Je veux absolument me marier.

Et Jujube, toujours la tête ailleurs, ne répondait pas encore.

Pistache l'interpella:

—N'est-ce pas, monsieur Jujubès, que j'ai raison?

—Raison?... sur quoi?

—Sur mon idée de me marier?

—Ah!... vous songez à vous marier?

—Oui, après mon deuil... le deuil d'un oncle, ça n'est pas bien long, trois mois au plus.

—Vous avez raison, mon jeune ami.

—Son jeune ami! pensa notre amoureux que cette appellation combla d'espoir, et il continua:

—Il y a une demoiselle... que j'adore... et qui m'aime aussi....

—Bravo?

—Et si vous voulez, monsieur Jujubès....

—Moi?

—Oui, monsieur Jujubès, ça dépend de vous.

Et il allait lâcher le grand mot, quand mesdames Jujube entrèrent. Il courut au devant d'elles:

—Ah! madame, ah! mademoiselle, balbutia-t-il, suffoqué d'émotion, si vous saviez combien je....

Athalie le salua de la tête et sortit vivement, laissant le pauvre garçon son sourire figé sur sa bouche béante. Il allait demander une explication, mais la mère ignorant la résolution prise par son mari, celui-ci pensa que reprendre en ce moment la conversation interrompue, serait provoquer chez madame Jujube un étonnement et un embarras de nature à dérouter Pistache; Jujube prétexta sa palette à préparer pour la pose d'un modèle qu'il attendait, engagea vivement le jeune homme à revenir le plus tôt possible, et le nouveau futur gendre se retira sans s'expliquer l'accueil d'Athalie, mais transporté de joie par les dispositions du père.

—J'ai du nouveau à t'apprendre, dit aussitôt celui-ci à sa femme, et surtout à apprendre à Athalie; appelle-la!

Athalie, qui avait guetté le départ de son amoureux, rentra à ce moment:

—J'annonçais à ta mère qu'il y a du nouveau, reprit Jujube, et j'allais t'appeler pour entendre cette nouvelle intéressante.

A l'air ironique de son père, la pauvre fille devina que la nouvelle était mauvaise pour elle.

Le père continua sur le même ton sarcastique:

—Il est retombé, ce cher malade, une rechute qui l'a forcé à reprendre le lit, dont l'état est tellement grave qu'il ne peut ni nous écrire, ni charger quelqu'un de nous informer de sa rechute.

—Mais qu'y a-t-il donc, papa? demanda la pauvre Athalie avec inquiétude.

—Il y a que ton soi-disant adorateur se porte comme le Pont-Neuf, et qu'il a été vu à Paris, il y a trois semaines, avec une belle jeune fille à son bras.

—Hein? fit madame Jujube.

Athalie était restée anéantie:

—Eh bien, fit Jujube, es-tu convaincue?

Elle balbutia, pâle et tremblante:

—Comment sais-tu cela, papa?

—Par celui que tu dédaignes, qui sort d'ici; il l'a vu, de ses yeux vu.

—Il a pu se tromper.

—Je lui ai posé la question.

Et Jujube répéta les paroles de Pistache.

—C'est un mensonge qu'il t'a fait, papa.

—Dans quel but?

—Pour évincer son rival.

—Il ignore cette rivalité, je ne lui en ai pas soufflé mot, et, s'il la connaît! qui la lui aurait apprise?

—Ton père a raison, ma fille, dit madame Jujube.

Lui, continue:

—Si, comme tu le croyais, ton adoré était retombé malade, sa tante le saurait et nous en aurait informés.

—Elle est en Auvergne.

—Elle en serait revenue en toute hâte, nous aurait mis au courant, aurait avisé au moyen de faire revenir le malade; au besoin, serait allée à Nice; enfin nous saurions quelque chose. Et tu te figures que nous allons attendre ce monsieur qui se fiche de toi, de nous; qui ne t'épousera jamais, quand nous avons un brave garçon, riche, prêt à te conduire à la mairie?

—Jamais! dit énergiquement Athalie.

—Hein! fit le père à qui, dans son intérieur, nul n'avait jamais résisté.

Elle répéta:

—Jamais je n'épouserai ce monsieur. Jamais! jamais!

—Qu'est-ce que c'est que ce ton-là? s'écria le père en s'avançant la main levée.

Athalie ne recula pas: «Bats-moi, dit-elle; tue-moi si tu veux, je ne l'épouserai pas».

Il n'y a tel que la timidité subitement résolue, pour imposer à ceux devant qui elle s'est jusqu'alors inclinée. Jujube resta donc muet d'étonnement, à cette résistance énergique qu'il rencontrait pour la première fois:

—C'est ma fille, dit-il, les lèvres blêmes et agitées par la colère, c'est ma fille qui me parle ainsi!

—Papa, je ne te manque pas de respect, je t'ai toujours obéi et je t'obéirai toujours; mais pour cela, non, non, non.

—J'ai donné ma parole à ce jeune homme, dit-il, espérant par ce mensonge obtenir la soumission d'Athalie.

—Je ne lui ai pas donné la mienne, répondit-elle, je ne l'aime pas.

—Belle raison! Ta mère non plus ne m'aimait pas quand je l'ai épousée; maintenant c'est du délire.

—Oh! du délire, murmura madame Jujube... avec un léger mouvement de tête....

—Qu'est-ce que tu dis?

—Je dis: oui, du délire.

—Tu entends, ma fille? Je ne le fais pas dire à ta mère.

Comme sa mère ne l'avait pas dit, elle approuva:—En tout cas, mon ami, dit-elle, nous ne pouvons pas rompre des projets bien arrêtés sans prévenir mademoiselle Piédevache.

—Et, avant de la prévenir, ajouta Athalie, avoir la preuve que c'est bien lui qui a été vu à Paris.

A ce moment, une visite vint couper court à la discussion et jeter dans la vaniteuse famille une joie de nature à lui faire oublier toute autre chose: une riche dame, celle qui donnait à Athalie les fleurs, les plumes et les rubans qui avaient cessé de lui plaire, une de ces connaissances dont on disait: «nous n'avons que des amis comme cela;» cette dame venait annoncer qu'elle partait en voyage pour plusieurs mois et elle mettait sa maison de campagne à la disposition des Jujube, et même à leurs ordres ses domestiques qu'elle n'emmenait pas; ajoutant qu'ils pourraient s'y installer dès le surlendemain et y rester jusqu'à son retour; c'est-à-dire la plus grande partie de la belle saison.

La famille, radieuse, la remercia avec effusion; on l'embrassa, on lui fit tous les souhaits possibles d'heureux voyage et, la dame partie, il ne fut plus question que de la prise immédiate de possession de la splendide demeure, des amis et connaissances qu'on y inviterait, du riche mobilier au milieu duquel on se pavanerait, et on s'occupa immédiatement des invitations à faire.


XVI

ANXIÉTÉS DE BENGALI

Tous les jours, Bengali allait attendre Georgette à un endroit convenu, la faisait monter dans la voiture qui l'avait amené et les deux amants allaient passer une heure dans le petit appartement loué pour ces entrevues quotidiennes.

Depuis quelque temps, Bengali remarquait la tristesse toujours croissante de sa maîtresse; celle-ci, de son côté, avait constaté, chez son amant, la perte de la gaîté si riche et si communicative qu'il possédait lorsqu'elle l'avait connu.

—Chaque jour, se disait-elle, il paraît plus rêveur, plus préoccupé que la veille; il ne répond plus à mes questions que d'une façon distraite, comme s'il pensait à autre chose... cet amour ardent, qu'il m'affirmait avec un tel accent de sincérité, était-ce.... une comédie? oh! non... ce serait horrible... il était sincère, j'en suis sûre, mais son caractère léger a-t-il pu se transformer tout à coup... la possession n'a-t-elle pas amené chez lui la satiété? Ne m'aime-t-il plus? Quand l'explication qu'il me demande de ma tristesse m'arrache l'aveu de mes inquiétudes, il proteste énergiquement, avec un redoublement de tendresse, contre mes craintes et, bientôt après ces effusions et ces serments, son visage trahit de nouveau des soucis qu'il me cache... des mystères envers moi qui dois devenir sa femme; pourquoi?

La cause de ces soucis: la demande de la main d'Athalie, faite par lui, avant le duel qui avait eu pour Georgette les conséquences que l'on sait, ce prétendu séjour à Nice qui ne pouvait se prolonger plus longtemps, le retour imminent de mademoiselle Piédevache, la première visite à faire à la famille Jujube, etc., etc., la pauvre Georgette ignorait tout cela.

Un soir, dès en montant dans la voiture où son amant l'attendait, elle fut frappée de l'altération de ses traits et de sa voix.

—Qu'as-tu? lui demanda-t-elle, inquiète.

—Mon ami de Nice, lui dit-il, vient de m'envoyer une lettre de ma tante, m'annonçant son retour à Saint-Mandé pour demain.

—Eh bien! c'est cela qui te trouble à ce point?

—C'est qu'il me faut me réinstaller chez moi, me montrer comme nouvellement de retour de Nice, interrompre cette existence à deux à laquelle je m'étais habitué et que, comme un enfant oublieux du lendemain, au milieu des joies du jour, je croyais ne jamais finir.

—Oh! mon chéri, répondit Georgette avec transport, voilà donc ce qui causait tes soucis!

Bengali pouvait, d'un oui, rassurer complètement son amie; ce oui, il ne le prononça pas. C'est que la pensée de ces projets de mariage, auxquels il avait adhéré de bonne foi, après son renoncement à Georgette qu'il croyait mariée, cette pensée hantait plus que jamais son esprit; que faire? Signifier son refus d'une alliance qu'il avait sollicitée; accabler sous un pareil scandale, sans prétexte aucun, une famille, ridicule peut-être, mais parfaitement honorable; s'aliéner sa tante, sa bienfaitrice, celle à qui il devait tout: telles étaient les préoccupations auxquelles le malheureux jeune homme était en proie et qu'il ne pouvait faire connaître à Georgette.

Mais elle, heureuse des regrets de la cessation de l'existence à deux, par lui manifestés, n'attendit même pas la confirmation de ce qu'elle croyait avoir deviné et s'écria toute joyeuse: «Eh bien, tant mieux! tu ne pouvais pas demander ma main à ma marraine, puisque tu étais censé loin de Paris; maintenant, tu pourras faire la démarche et je prierai tant ma marraine qu'elle consentira à nous marier.»

Bengali ne répondit pas.

Georgette surprise, le regarda, puis lui dit: «Tu n'as donc pas entendu ce que je t'ai dit?»

—Si, si, répondit-il avec embarras.

—Eh bien alors, tu iras demain!

—Demain... impossible... je vais chez ma tante.

—C'est juste; eh bien! après-demain?

—Après-demain... heu... c'est que....

—C'est que quoi? demanda Georgette avec inquiétude.

—C'est que... je suis très mal avec M. Marocain et je crains....

—M. Marocain n'a aucun droit sur moi.

—Oui, mais toi-même m'as dit que sa femme tremblait devant lui et lui cédait en tout.

—Ah ça, voyons, murmura la pauvre fille anxieuse.... Cette domination de ma marraine par son mari.... Je ne vois pas de raisons pour qu'elle cesse, et si elle t'arrête maintenant, elle t'arrêtera toujours....

Le malheureux amant, affolé d'amour pour sa maîtresse, ne savait que lui répondre et quand il la vit éclater en sanglots, se désespérer, l'accuser de vouloir l'abandonner, il l'attira sur lui, la couvrit de baisers, redoubla ses protestations de tendresse infinie, d'amour exclusif de tout autre, jura de faire tout, absolument tout ce qui dépendrait de lui, pour un résultat qu'il désirait autant qu'elle.

Georgette put prendre cette formule vague pour une promesse de faire la démarche qu'elle désirait et rentra chez elle, pleine de bonheur et de confiance.

Pour Bengali, le—tout ce qui dépendrait de lui,—il l'entendait de tout ce qu'il pourrait auprès de sa tante, pour la faire rompre des projets qu'elle avait caressés.

Le lendemain, donc, il arrivait chez elle; la brave dame lui prit la tête à deux mains, l'embrassa dix fois, vingt fois.

—Tu es accouru dès la réception de ma lettre, lui dit-elle, tu es un amour. Tiens! que je t'embrasse encore!

Et elle lui reprit la tête et lui donna de nouveaux baisers; alors, l'éloignant un peu d'elle, pour mieux contempler sa bonne mine de santé, elle se rappela sa douleur, ses angoisses, quand elle l'avait vu, dans son lit, évanoui et blessé peut-être mortellement, et, tout à la joie de la guérison complète de l'être chéri qu'elle avait craint de perdre, ce furent de nouveaux baisers.

A cet élan d'expansion maternelle, succéda un air d'étonnement.

—Mais... je ne te vois pas ta gaîté ordinaire... tu as même un air de tristesse....

La bonne entra à ce moment et demanda si elle devait servir le déjeuner.

—Mais certainement, sers, répondit la maîtresse.

Puis à son neveu:

—Comptant bien te voir ce matin, j'ai fait faire un petit déjeuner dont tu te lécheras les pouces. Voyons, assieds-toi là près de moi et causons.

—Oui, ma tante. Eh bien, comment avez-vous passé votre séjour là-bas? Il paraît que c'est très pittoresque, l'Auvergne.

—Très pittoresque, oui, mais toi....

—Vous ne vous êtes pas ennuyée? Avez-vous fait l'ascension du Puy-de-Dôme?

—Nous causerons de tout cela une autre fois, parlons de toi, de tes amours.

—Dam! Dam! ma tante, j'étais à Nice et....

—Sans doute, mais toi et ta future famille, vous avez dû entretenir une correspondance.... Au fait, j'oubliais de te dire.... Tu vas voir ton futur beau-père.

—Quand ça, ma tante? demanda le jeune homme avec inquiétude.

—Ce matin, tout à l'heure, je l'attends; en réponse à l'annonce de mon retour à ces chers amis, il m'a écrit qu'il viendra aujourd'hui.

—Oh! ma tante, ça me contrarie bien, j'avais à causer sérieusement avec vous, très sérieusement, et... devant lui... c'est impossible.

Mademoiselle Piédevache le regarda avec étonnement:

—Comment?... De quoi s'agit-il donc de si sérieux, qui ne peut pas se dire devant ton futur beau-père? Ça n'a pas de rapport avec le mariage, je suppose?

—Au contraire, ma tante, c'est de ce mariage que je voulais vous parler.

—Ah ça, mais... qu'est-ce qu'il y a? interrogea la tante avec inquiétude.

—Il y a que.... Voyons, ma tante, ma bonne tante... vous ne voudriez pas me rendre malheureux, n'est-ce pas?

—Je vois le coup! s'écria mademoiselle Piédevache... je le connais... tu me l'as déjà fait, tu ne veux plus te marier.

—Oh si, ma tante, oh si! je ne demande que ça.

—A la bonne heure!... tu m'as fait une peur.... Et bien alors, cette chose sérieuse... très sérieuse....

—Je veux me marier... mais avec une autre....

La vieille demoiselle sursauta:

—Avec une autre!... Est-ce que tu te fiches de moi, de cette pauvre petite qui s'est embéguinée de toi, je ne sais pas pourquoi, de son père, de sa mère, de tout le monde? Tu as demandé la main de la jeune fille, on te l'a accordée et maintenant....

—C'est vous, ma tante, qui avez voulu... c'était pour vous plaire....

—Je ne t'ai pas traîné de force chez ces excellents amis, tu m'y as accompagnée de bon gré....

—Parce qu'à ce moment-là, je n'aimais pas encore celle que....

—Ah! je vois l'affaire! Quelque intrigante que tu as trouvée à Monaco, car tu as dû aller à Monaco, qui t'a entortillé... l'héritier de mademoiselle Piédevache! Elle s'est dit:—Bonne affaire! Entortillons ce jeune daim qui doit hériter de la vieille....

—Vous vous trompez, ma tante, celle que j'aime n'est point une coureuse de casinos, c'est une honnête jeune fille vivant de son travail....

—Qui passe les nuits pour nourrir sa vieille mère, je la connais celle-là.

—Non, ma tante, écoute-moi.

—Rien! rien! rien! cria mademoiselle Piédevache, je t'ai toujours cédé, je t'ai toujours gâté, c'est le tort que j'ai eu; cette fois je tiendrai bon, et je ne romprai pas des projets arrêtés d'accord depuis longtemps, je ne jetterai pas le chagrin et le ridicule dans une famille honorable, pour te laisser satisfaire une amourette comme tu en as eu tant....

L'élan de colère épuisé, la vieille demoiselle continua sur un ton enjoué:

—Je ne te les reproche pas, tes amourettes. Ah! grand Dieu! tu me connais, mon cher enfant, tu sais si je suis rigide sur ce chapitre-là, l'amour!... Ah, seigneur... comme je comprends ça.... Tu le sais bien, garnement, j'ai été la première à te dire: Amuse-toi pendant que tu es jeune, fais l'amour, il n'y a encore que ça!... Moi-même quand j'étais.... Hum! J'allais dire des bêtises.

C'était la corde sensible qui venait de vibrer au souvenir du passé; Bengali saisit l'à-propos et il allait attaquer par son côté faible celle de qui il dépendait, lorsque la bonne annonça M. Jujubès.

Bengali eut un brusque mouvement d'impatience:—Recevez-le, ma tante, dit-il; moi je ne veux pas qu'il me voie.

—Hein? veux-tu bien rester là!

Et elle le saisit par le bras pour le retenir.

—Pas en ce moment, ma tante, il me serait impossible de lui dissimuler mon embarras... une autre fois... demain, après-demain, mais en ce moment, ne m'obligez pas.... Je ne saurais que lui dire, tandis que vous....

Et il s'élança dans la chambre voisine, en entendant les pas du nouveau venu.

Mademoiselle Piédevache acheva la phrase—tandis que moi, je saurai ce que je dois dire.—Eh bien alors, je le dirai, et ça ira tout seul.

Jujube entra: «J'accours aussitôt la nouvelle de votre retour», dit-il.

—J'y comptais bien et je vous attendais, répondit-elle.

—Pour me dire que nos projets ne peuvent plus avoir de suites; je m'y attendais et je....

—Comment! ne pas avoir de suites? Mais au contraire, je tiens plus que jamais à leur prompte réalisation.

—Vous n'avez donc pas vu votre neveu?

—Si; à peine de retour de Nice, il est accouru ici.

—De Nice? dit Jujube en souriant, il vous a dit qu'il arrivait de Nice?

—D'où vouliez-vous qu'il vînt?

—De Paris, dont il n'a probablement pas bougé.

—Hein?

—Je crois qu'il a été à Nice comme moi.

—Qu'est-ce que vous me dites là?

—Un de ses amis l'a rencontré à Paris, il y a quinze jours, trois semaines, ayant une jolie fille au bras.

—Ce n'est pas possible; on a pris un autre pour lui, j'ai toutes ses lettres datées de Nice, mises à la poste à Nice; la dernière, m'annonçant son retour, est datée d'il y a trois jours; mais vous-même avez dû en recevoir?

—Oui, j'en ai reçu trois et bien singulières pour un amoureux.

Jujube, alors, montra à mademoiselle Piédevache les trois lettres où le futur époux parlait de tout, excepté de son amour et du projet de mariage, et les terminant par la formule: «mille choses à ces dames.»

—Enfin, vous en avez reçu; donc, il était à Nice. La forme n'a pas d'importance; je pourrais vous citer une personne qui a reçu des lettres brûlantes de plusieurs prétendus épouseurs, qui l'ont parfaitement lâchée après.

—Après quoi? demanda Jujube.

—Après m'avoir,—l'avoir, veux-je dire,—demandée en mariage.

—Enfin, demanda Jujube, que vous a-t-il dit au sujet de nos projets?

—Ses intentions n'ont pas changé; s'il n'est pas allé tout de suite chez vous, c'est qu'il a cru devoir accourir à moi tout d'abord; mais dès aujourd'hui vous nous verrez lui et moi.

Bref, Jujube, qui ne demandait pas mieux que de revenir au mariage qu'il croyait bien rompu; sa fille, d'ailleurs, refusant formellement d'épouser Pistache, Jujube se retira enchanté du rétablissement des choses et tout prêt à tendre les bras à son futur gendre.

Bengali ayant écouté à la porte, sa tante n'eut pas à lui répéter sa conversation avec Jujube et la situation, pour lui, était nette; elle était tout entière dans le célèbre dilemme: se soumettre ou se démettre, et se démettre, c'était renoncer à l'affection et à l'héritage de sa tante, qui l'avait élevé, à qui il devait tout et qu'il lui faudrait affliger en échange de sa tendresse et de ses bienfaits; mais se soumettre, c'était abandonner Georgette, Georgette dont il était éperdument amoureux et qu'il faudrait désespérer par un abandon qu'elle ne méritait pas.

Il fit ce qu'en pareil cas tout autre eût fait à sa place, il laissa sa tante lui parler du mariage, l'écouta sans répondre, réfléchit mais ne la heurta pas par un refus. Cette attitude satisfit la vieille demoiselle: «Laissons-le à ses réflexions», se dit-elle, convaincue qu'elles seraient suivies d'une entière soumission; mais lui, se tenait simplement ce raisonnement, que tant qu'un mariage n'est pas fait, il peut survenir un événement qui le rende impossible; or, il avait plus d'un mois devant lui et, dans un mois, il passe bien de l'eau sous le pont des Arts et bien des académiciens dessus.

Quand Jujube annonça le résultat de sa visite à Saint-Mandé, ce fut une joie d'autant plus vive que, sans désespérer absolument, on ne croyait pas à une justification si complète et à une reprise spontanée des projets matrimoniaux. Aussi Jujube fut-il assourdi des questions d'Athalie, au sujet de son prétendu; elle voulait connaître ses explications, ses propres paroles, etc., etc.

—Je ne l'ai pas vu, dit Jujube, mais sa tante m'a répété ses intentions qui n'ont pas varié; tous deux viendront aujourd'hui.

Et tout à son idée de gloriole, il parla de ses projets de noce dans la coquette habitation de la propriétaire absente, des nombreux domestiques laissés aux ordres des occupants; ce fut du délire, et on ne parla plus d'autre chose; même les voitures étant à la disposition de la famille, on les ferait atteler toutes pour promener les invités, au grand épatement des paysans, et à la pensée de ce luxe de représentation, on ne tarissait pas d'exclamations, de rires, de propositions de toutes sortes. Ah! à ce moment-là, Jujube ne songeait guère à envoyer Athalie à son piano.

Du reste, celle-ci avait bien autre chose à faire; les toilettes à commander, le mobilier à acheter, etc., etc.

—Ah! dit-elle tout à coup, et mon éventail que Georgette doit me peindre; c'est convenu il y a longtemps, papa; il faudra que tu en composes le sujet; cette chère Georgette! va-t-elle être contente, elle qui m'aime tant.

Pendant toutes ces expansions, l'infidèle malgré lui, tout en se berçant de cette philosophie qu'un événement imprévu peut se produire dans le courant d'un mois, se demandait ce qu'il allait faire et dire, en attendant cet événement problématique qui pouvait tout arranger; ne pas revoir Georgette, quant à présent il ne pouvait s'y résigner; continuer ses rendez-vous quotidiens avec elle, mais elle lui rappellerait chaque jour la démarche promise auprès de sa marraine.... Quel prétexte donnerait-il pour s'en abstenir maintenant qu'il s'était montré comme de retour à Paris? Avouer franchement sa situation, c'était la dernière décision à laquelle il pût s'arrêter; dans son embarras, il remit au lendemain son rendez-vous, se disant que Georgette, ne le voyant pas, croirait que sa tante l'avait retenu.

Mais il y avait une visite qu'il ne pouvait reculer: celle à sa future famille; d'autant plus que mademoiselle Piédevache devait l'accompagner.

A l'heure convenue entre eux, la tante et le neveu se présentaient donc dans la famille Jujube et y étaient reçus avec un véritable enthousiasme. Madame Jujube sauta au cou de son gendre, puis le plaçant devant Athalie:

—Embrassez donc votre future! dit-elle....

Puis on embrassa la tante, puis ce furent des poignées de main chaleureuses, des demandes affectueuses de nouvelles du blessé, etc., etc.

—Enfin, nous allons donc avoir la paix! dit Jujube, en riant; car c'était un enfer, ici.

—Les larmes d'Athalie, sa mauvaise humeur, parce que vous ne reveniez pas, ajouta la mère.

—Pauvre petite! dit mademoiselle Piédevache; adorer ce monstre-là....

—Oh! ajouta Jujube, elle ne pouvait pas digérer: «Mille choses à ces dames!»; elle attendait des choses à elles personnelles....

—C'est à vous que j'écrivais, dit Bengali, et j'ai cru que ce n'était pas la place....

—Sans doute, sans doute, répliqua la tante; ces choses-là, on les dit à la personne elle-même.

—Ne parlons plus de ça, interrompit Jujube tout à son idée de noce à la maison de campagne; et il recommença à énumérer en détail ses intentions quant au repas, au bal qui le suivrait, à la réception des amis et connaissances qu'on n'aurait pu inviter au repas, etc., etc.

Et malgré cet enthousiasme qu'elle partageait avec son père et sa mère, malgré sa joie de revoir près d'elle l'homme qui devait être son mari, Athalie ne pouvait ne pas remarquer son air rêveur, ses sourires de complaisance et son peu d'empressement auprès d'elle. Mademoiselle Piédevache à qui, non plus, n'avait pas échappé la contrainte de son neveu et qui en connaissait les causes, dit:

—Ce pauvre enfant est encore un peu souffrant, il n'a pas retrouvé cette gaîté que vous lui connaissez, et puis le mariage doit rendre sérieux.

Sur ce, elle jugea à propos de ne pas prolonger une situation embarrassante:

—Allons, je l'emmène, dit-elle; à demain.

Puis à Bengali:

—Embrasse ta fiancée et partons.

Et, dans son soulagement causé par le départ, Bengali trouva, dans le baiser d'adieu, une conviction qu'Athalie put prendre pour de la tendresse.


XVII

ÇA DEVAIT ARRIVER

Ainsi que l'avait prévu Bengali, Georgette ne le voyant pas, le lendemain du jour où il l'avait quittée pour se rendre auprès de sa tante, pensa que, séparée de son neveu depuis longtemps, la vieille demoiselle l'avait retenu, et la jeune fille ne se préoccupa pas de ce premier manquement aux rendez-vous quotidiens; cependant, elle était bien impatiente de voir son amant pour lui confier une joie qui pouvait devenir un cruel embarras si Bengali n'obtenait promptement le consentement de sa marraine à leur mariage; Georgette venait de reconnaître en elle un état que dans quelques mois elle ne pourrait plus dissimuler à personne: quant à présent, cet état lui donnait un bonheur inconnu d'elle et elle était heureuse à la pensée que son amant le partagerait et se hâterait de régulariser une situation qui ne pouvait se prolonger plus longtemps.

Pendant qu'elle s'abandonnait à son rêve, Bengali était conduit par sa tante chez les bijoutiers, tapissiers, ébénistes, marchands de linge, pour l'acquisition des cadeaux, meubles et tout ce qu'il faudrait au jeune ménage.

Les Jujube, eux, n'ayant que leur garde-robe à emporter, s'installaient immédiatement dans l'habitation de Ville-d'Avray où ils allaient faire du genre pour l'éblouissement de leurs amis et connaissances; ils les avertirent d'abord par lettre de leur nouveau domicile pendant la durée de la saison; ajoutant qu'on serait heureux d'avoir leur visite tel jour qu'il leur conviendrait, madame devant recevoir tous les jours, sans cérémonie, comme il convient à la campagne, et la lettre portait un post-scriptum: une calèche sera toujours attelée pour les amateurs de promenades.

Deuxième post-scriptum: Il y a huit chambres d'amis pour les personnes retenues à coucher.

Et Jujube ne pouvant plus aller parcourir chaque jour à pied les rues de Paris pour y montrer sa croix, prit une des voitures à sa disposition, et alors il fit ses promenades en calèche, laissant la mère et la fille tout à leurs occupations et à leurs causeries en vue du grand et prochain événement et ne désirant, quant à présent, d'autre société que celle du futur époux sur lequel elles comptaient bien tous les jours, comme il l'avait promis.

Georgette aussi comptait bien sur lui.

Elle avait été un jour sans le voir et elle attendit impatiemment le jour suivant pour lui faire la confidence qu'elle croyait devoir le plonger dans une immense joie. Le lendemain donc, elle se rendit où Bengali l'attendait d'ordinaire. Elle eut un vif mouvement de bonheur, la voiture était là; elle y monta, tomba dans les bras de son amant et en quelques tours de roue, on fut dans le petit appartement témoin de leurs entrevues quotidiennes. Tout d'abord, le jeune homme commença une explication sur deux empêchements qui ne lui avaient pas permis d'aller voir madame Marocain.

—C'est impossible en ce moment, mon ami, interrompit la jeune fille, ma marraine est malade.... Oh! ça n'a rien de grave, la maladie à la mode: l'influenza, douze à quinze jours de soins, de précautions pour ne pas se refroidir et il n'y paraîtra plus.

Quinze jours devant lui! Ce fut un grand soulagement qui mit subitement notre amoureux à l'aise. Voyant alors sur les lèvres de Georgette un sourire inexplicable, l'entendant prononcer des demi-mots auxquels il ne comprenait rien:

—Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il, on dirait que tu as quelque chose à m'apprendre.

Et dans un sourire d'une ineffable tendresse, la jeune fille articula tout bas:

—Oui... oui... quelque chose qui....

—Voyons, parle, ma chérie; ce n'est pas un grand malheur si j'en juge à ta physionomie.

Alors, Georgette lui prit la tête dans ses bras et lui dit quelques mots à l'oreille.

Bengali se leva brusquement, dans un élan d'ivresse folle, et couvrit Georgette de baisers entrecoupés des mots les plus tendres.

—Je savais bien que je te rendrais heureux, lui dit-elle.

Et les baisers partagés de redoubler.

Puis la pensée de sa situation jeta une ombre sur le visage tout à l'heure si épanoui du jeune homme.

Et, à son tour, Georgette lui demanda, mais d'une voix inquiétante:

—Qu'as-tu donc, toi aussi?

Il prétexta le chagrin de quitter sa maîtresse en un pareil moment (car l'heure de la séparation était arrivée).

Elle le consola dans les baisers d'adieu et Bengali la quitta en lui disant:

—A demain, mon cher amour, à demain!

Leurs joies, leur installation à la maison de campagne, leurs occupations, leurs projets, tout cela avait absorbé les dames Jujube et elles avaient complètement oublié Pistache.

Elles restèrent sans mouvement et sans voix en le voyant entrer, tout guilleret:

—Bonjour, mesdames; je ne vous demande pas des nouvelles de votre santé, vous avez des mines superbes; figurez-vous que j'allais tous les jours vous demander et votre portier, cette vieille bête de père Galfâtre, me répondait toujours: «Il n'y a personne», quand il aurait pu me dire: «On est à la campagne....» et même, ça n'est pas gentil à vous, de ne pas m'avoir prévenu et envoyé votre adresse; finalement, que j'ai fini par dire à votre pipelet, quand il m'a répondu pour la dixième fois «Il n'y a personne»: «Ah ça! mais ils ne rentrent donc plus chez eux?» Il m'a alors répondu: «Ils n'y rentreront qu'à la fin de la saison, ils sont à la campagne.» «Vous ne pouviez pas me le dire plus tôt?» m'écriai-je avec une humeur bien légitime, n'est-ce pas? il me répond: «Vous ne l'avez pas demandé»; enfin, je lui ai demandé l'adresse de votre campagne et me voilà.

Les deux femmes avaient écouté ce monologue sans l'interrompre:

—Oh! mais c'est charmant ici... quel joli séjour! continua Pistache.

Et, tout décontenancé en voyant l'immobilité des deux dames:

—Je vous dérange peut-être? demanda-t-il.

—Quelques occupations, répondit madame Jujube.

Pistache poursuivit:

—Ça ne nous empêchera pas de causer car il y a bien huit à dix jours que nous n'avons causé de notre affaire.

—Quelle affaire? demanda madame Jujube.

—Quelle... fit Pistache interloqué.... Eh bien... pour savoir si c'est le moment de parler à M. Jujube.

—Lui parler... de quoi?

Pistache regardait les deux femmes sans comprendre.

—Eh bien, balbutia-t-il, de... mes intentions au sujet du mariage avec mademoiselle Athalie.

Toutes les deux poussèrent une exclamation.

—Encore! fit mademoiselle Jujube.

Pistache était stupéfait; encore? répétait-t-il... encore....

—Oui encore?... dit madame Jujube. Comment, voilà plusieurs mois que cette plaisanterie dure; que ma fille et moi consentons au mariage; nous nous tuons à vous répéter qu'il vous faut le consentement du père et vous n'en finissez jamais et, après huit à dix jours où vous n'avez pas donné signe de vie, vous recommencez à demander s'il vous faut vous adresser à mon mari.

—Est-ce que vous croyez que papa va vous attendre éternellement? dit à son tour Athalie.

—Mais c'est madame votre mère qui m'a conseillé....

—Il a des vues sur un autre, mon mari, interrompit madame Jujube, un autre qui, lui, s'est présenté et a parlé.

Pistache fut atterré par cette déclaration; il bafouillait des mots sans suite, ne savait quelle contenance tenir, était enfin dans un état de complet ahurissement.

—Excusez-moi, dit Athalie, j'ai affaire.

Et elle sortit.

—Voyez mon mari, ajouta madame Jujube; moi, je n'ai rien de plus à vous dire.

Elle sortit à son tour; et le malheureux apothicaire se retira la tête perdue, et marchant comme un homme ivre.

Le maître de la maison rentra peu après cette scène et énuméra les noms des hôtes sur lesquels on pouvait compter. Il avait même invité M. Quatpuces qui crèverait de dépit, au milieu des fêtes dont il aurait été l'un des importants personnages, sans ses prétentions à la dot.

—Tu sais, mon ami, dit madame Jujube, que c'est aujourd'hui que mademoiselle Piédevache et notre gendre viennent s'installer ici.

—A-t-on préparé leurs chambres?

—Les deux plus belles; tout est prêt, ils pourront venir quand ils voudront.

—Et le dessin de mon éventail, papa? demanda Athalie, il n'est que temps.

—Je l'ai dans la tête, répondit l'artiste, je n'ai qu'à le faire sur le morceau de satin blanc que tu m'as donné, tu l'auras dans une heure.

Il passa dans son atelier pour exécuter le dessin emblématique qu'il avait conçu, et, selon sa promesse, il le remettait à sa fille émerveillée.

A l'heure du dîner, mademoiselle Piédevache arrivait avec ses bagages, ainsi qu'elle l'avait promis, annonçant l'arrivée de son neveu après dîner seulement: une affaire le retenait à Paris pour quelques heures.

Ce furent des embrassements frénétiques, un de ces bavardages fiévreux comme en donne la joie débordante; on fit visiter toute la maison à la vieille demoiselle et on la conduisit à sa chambre où ses malles avaient été portées; une femme de chambre fut mise à ses ordres, et elle lui donna les clés de ses malles pour en tirer le linge et les robes et mettre le tout en place.

Bengali arriva à neuf heures, fut reçu avec de doux reproches pour son retard et la soirée s'acheva dans une conversation générale à laquelle il fit mille efforts pour prendre part, sans parvenir à faire disparaître les soucis qui assombrissaient son front. Athalie ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

—Il songe aux devoirs que va lui imposer sa vie nouvelle, dit la tante.

Le lendemain, Jujube, étalé dans la calèche, se dirigeait vers la route de Ville-d'Avray (car il ne prenait pas le chemin de fer), lorsqu'il entendit ce cri: «Bonjour, maître!» Il se retourna; c'était Marocain qui l'avait ainsi interpellé. L'artiste fit arrêter sa voiture et serra, avec l'effusion d'un homme heureux, la main que lui tendait Marocain. Il lui annonça qu'il retournait à sa campagne, l'engagea à l'y aller voir, et après les questions ordinaires sur la santé:

—Eh! quoi de nouveau? demanda Marocain.

—Il y en a chez moi, répondit Jujube.

—Du bon?

—De l'excellent; je marie ma fille.

—Ah! bravo! un bon mariage, je suppose?

—Un jeune homme charmant, spirituel, riche.

—Ah! mon compliment, cher maître.

—Merci; nous ferons le repas de noces, le bal, les réceptions à ma campagne, dans une habitation exquise, vaste, où je pourrai recevoir un grand nombre de personnes... dont vous serez, bien entendu.

—Oh! cher maître.... Le jeune homme est d'une famille connue?

—Mon gendre n'a qu'une tante fort riche, dont il sera l'unique héritier et qui, en attendant, le dote richement.

—Alors, quand je verrai mademoiselle, elle sera madame... madame je ne sais comment.

—Madame Bengali.

—Bengali! s'écria Marocain.

—Vous le connaissez?

Marocain, ne voulant pas dire au beau-père qui l'invitait tout le mal qu'il pensait de son futur gendre, répondit:

—Je me suis trouvé une fois avec ce jeune homme; je ne le connais pas autrement....

—C'est un charmant garçon. Allons? au revoir, Marocain!

Jujube donna l'ordre au cocher de repartir et la voiture s'éloigna.

—Oui, charmant garçon, se dit Marocain, qui aurait séduit la filleule de ma femme si nous n'y avions pas mis bon ordre; et cette petite dinde venait nous raconter qu'il la courtisait pour le bon motif! Bon pour lui, oui.


XVIII

UN COUP DE THÉATRE

Une heure après, il dit d'un air narquois à Georgette qui était venue voir sa marraine:

—Eh bien, le monsieur au parapluie qui devait venir demander ta main?

—Qu'a-t-il fait? demanda la jeune fille anxieuse.

—Il se marie prochainement... avec ton amie Athalie Jujubès; crois-tu que nous avons été prudents en te faisant changer de quartier?

Georgette eut la force de dissimuler sa douleur, feignit l'indifférence à cette nouvelle qui lui brisait le cœur et ne donna carrière à son désespoir qu'à sa rentrée chez elle, où elle se jeta sur son lit en se tordant dans les cris et dans les larmes.

Deux coups frappés à la porte la firent se redresser brusquement; elle essuya ses yeux et se préparait à demander qui frappait, lorsque la voix de Bengali se fit entendre:

—C'est moi, dit-il, ouvre.

—Lui! s'écria-t-elle... lui ici!

—Ouvre-moi donc, mon cher amour, insista le jeune homme.

—Que vient-il faire ici? se demanda la désespérée.

Et elle ouvrit, pâle, tremblante, les paupières gonflées et rougies et la bouche crispée.

Bengali eut un mouvement d'effroi en la voyant.

—Qu'as-tu donc? fit-il éperdu....

Elle fixa sur lui ses regards pleins d'une inexprimable angoisse, et ses lèvres blêmes s'agitèrent sans pouvoir articuler un mot.

—Mais qu'as-tu, mon cher ange adoré? dit-il en l'enlaçant.

Elle s'échappa de ses bras, s'éloigna de lui:

—Allez-vous-en! cria-t-elle; nous ne devons plus nous voir.

Il la regardait sans comprendre:

—Ah! s'écria-t-il tout à coup, tu sais...?

—Tout!... vous vous mariez... que venez-vous faire ici?... m'offrir de l'argent, me promettre de ne pas m'abandonner, d'assurer le sort du pauvre petit être qui.... Non... non... je n'ai pas besoin de vous.... Mon enfant, je l'élèverai seule....

Bengali se jeta à ses genoux, lui saisit et retint de force ses mains qu'elle voulait lui retirer.

—Ecoute-moi, je t'en supplie, implorait-il; tu ne peux pas me condamner sans m'entendre....

Et il lui énuméra toutes les circonstances qui avaient abouti à cette situation terrible et sans issue.

Dans l'état où à son arrivée il avait vu Georgette, Bengali, tout à l'émotion causée par l'apparition de sa maîtresse, n'avait pas songé à fermer la porte.

Soudain, Georgette jeta un cri, les yeux fixés vers cette porte ouverte; Bengali se retourna et resta terrifié en voyant Athalie pâle et immobile.

Après un silence qu'aucun des trois personnages n'osait rompre, le jeune homme agita ses lèvres comme pour parler.

—Ne me donnez pas d'explications, dit doucement Athalie, j'étais là, j'ai tout entendu.

Puis, essayant de sourire:

—D'ailleurs, continua-t-elle, je ne regrette pas d'avoir acquis la preuve de ce que je soupçonnais bien un peu....

Puis, souriant de nouveau:

—Je n'ai jamais été bien certaine de votre amour, dit-elle à Bengali... votre gaîté naturelle que l'approche d'une union désirée aurait dû augmenter, cette gaîté, vous l'aviez perdue; vos airs rêveurs, préoccupés, vos soupirs mal dissimulés, rien ne m'échappait.

Puis, après un silence:

—Pourquoi ne m'avoir pas confié franchement que votre cœur était à une autre?

Et, sur ces mots, regardant Georgette qui ne savait que penser et que dire, elle lui sauta au cou:

—Une autre dont je ne suis pas jalouse, va.

Un sanglot contenu étrangla sa voix, et les deux jeunes filles enlacées mêlèrent leurs larmes.

—Écoutez-moi, mademoiselle, dit Bengali.

—Je sais ce que vous allez me dire: cette rencontre de Georgette après votre demande de ma main, de Georgette que vous aimiez déjà, ce duel pour elle, les soins qu'elle vous a prodigués, ses veilles à votre chevet... et puis... une faute... une faute qu'il faut réparer... pourquoi ne m'avez-vous pas confié tout cela?

—Votre père, votre mère me disaient que vous m'aimiez et je n'osais pas....

—En vous épousant sans répugnance, mais sans amour... car j'aimais ailleurs, mes parents le savaient, j'obéissais aux désirs de mon père; je suis adorée de celui que je désespère et que je sacrifiais en me sacrifiant moi-même; vous avez pu être trompé par mon humeur qui n'était pas celle d'une femme qui se sacrifie..., mais vous savez, dans ma famille..., on a des satisfactions qui l'emportent sur celles du cœur. J'ai été élevée comme cela; mais si j'ai toujours cédé aux volontés de mon père, je lui résisterai pour ne pas épouser un homme dont je ne suis pas aimée.

Et embrassant de nouveau Georgette:

—Ma pauvre Georgette..., c'est toi qu'il épousera..., qu'il doit épouser, il le faut.

Les deux jeunes gens lui avaient saisi chacun une main et balbutiaient des paroles de reconnaissance.

—Ne me remerciez pas, dit-elle....

Puis, gaîment et tirant son éventail:

—Je t'apportais cela, comme c'était convenu, dit-elle à Georgette; vois donc le dessin de papa comme il est joli; c'est moins pressé maintenant, parce que mon autre mariage ne sera pas aussi prochain; mais, c'est égal, peins-moi cela le plus tôt possible, je suis impatiente de le voir, de le montrer.... Allons, adieu!... Voulez-vous m'embrasser, monsieur Bengali?

—Oh! avec bonheur, s'écria le jeune homme, en lui couvrant les joues de baisers.

—Allons, dit-elle, ce sont des baisers de bonne amitié.... Au revoir!

Et Athalie, remontée dans sa voiture, versa un torrent de larmes.


XIX

LES JEUX DE L'AMOUR ET DE LA PHARMACIE

Ce jour-là même, M. Quatpuces avait décidé de se rendre à l'invitation de Jujube, sans la moindre disposition au dépit que son hôte croyait lui causer; aux théories de Jujube sur le mariage, théories dans lesquelles il n'avait pas vu d'allusions à son endroit, notre savant avait fait des réponses que Jujube avait interprétées à sa façon; la vérité est que Quatpuces était un célibataire volontaire, encroûté dans son indépendance et adonné à peu près tout à la science.

Il acceptait d'ailleurs avec plaisir les invitations, aimait les bons repas de famille que, comme garçon, il n'était pas tenu de rendre; mais, pas pique-assiette du tout, il ne manquait jamais d'apporter à la maîtresse de maison un magnifique bouquet et répondait ainsi à la politesse qu'il recevait.

Une seule chose le préoccupait: son estomac un peu délabré; mais dans ses études scientifiques, il avait trouvé qu'autrefois, aux environs de Carthage, des médecins carthaginois avaient découvert certaines plantes qui vous refaisaient un estomac d'une vigueur à lutter avec celui des autruches; il s'était fait envoyer de ces plantes par un correspondant d'une académie à laquelle lui-même appartenait et les avait fait distiller, préparer selon la formule antique, par un pharmacien qui devait, du tout, composer un élixir merveilleux.

Ce pharmacien, c'était celui dont Pistache devait acheter l'officine, et Quatpuces s'était adressé à lui sur la recommandation des dames Jujube.

Il alla donc réclamer sa fiole pour l'emporter avec lui à Ville-d'Avray; ce fut à Pistache qu'il s'adressa. Le malheureux garçon était dans l'état que l'on sait, à peu près abruti. Il écouta machinalement le client.

—Ah! l'élixir carthaginois, dit-il, oui..., il est prêt....

Et il remit la fiole à Quatpuces, puis, resté seul, retomba dans son abrutissement.

Il en fut tiré par le patron qui cherchait une fiole parmi plusieurs autres, déposées à part; ne trouvant pas ce qu'il cherchait:

—Est-ce qu'on est venu prendre la teinture de cantharides? demanda-t-il.

—La teinture de cantharides? fit l'abruti, non....

—Où est la fiole, alors?

—La fiole?

—Oui....

—Je ne sais pas, et Pistache se leva:

—Où était-elle? demanda-t-il.

Le pharmacien indiqua la place où il l'avait déposée, et tous deux se mirent à bouleverser les fioles, mais vainement; puis voyant la fiole préparée pour Quatpuces, le patron demanda:

—Ce monsieur ne viendra donc pas chercher son élixir carthaginois?

—Il sort d'ici et il l'a emporté, répondit Pistache.

—Comment, il l'a emporté?... le voilà.

Pistache resta anéanti; il avait donné à Quatpuces la fiole de teinture de cantharides.

Impossible de courir chez lui, on ne savait ni son nom ni son adresse.

Pendant que le titulaire de l'officine et son futur successeur se disputaient et se lamentaient à la pensée de ce qui pouvait arriver de la substitution de médicaments, Quatpuces faisait l'acquisition d'un bouquet merveilleux pour se rendre au chemin de fer, tout heureux à la pensée des quelques bonnes journées qu'il allait passer.

Athalie venait de rentrer et allait faire connaître à ses parents l'événement qui devait tout changer, quand le savant fit son entrée. La vue de son bouquet qu'il offrit à madame Jujube, lui valut les plus chaleureux compliments, et Jujube s'empara de son hôte pour lui faire admirer l'habitation où on espérait bien le posséder plusieurs jours.

—C'est mon intention, dit-il, et j'ai apporté un peu de linge.... Je suis peut-être indiscret, mais vous m'aviez fait promettre....

Jujube l'interrompit et madame Jujube se récria:

—Comment donc? Mais vous nous auriez désobligés en ne répondant pas à notre invitation; votre chambre est prête, et si vous avez besoin de quelques soins de toilette....

—Oh! trois quarts d'heure de chemin de fer ne nécessitent pas.... Si vous vouliez seulement faire porter ce petit paquet à ma chambre: deux chemises, six mouchoirs, une cravate, des chaussettes, mes pantoufles....

—Jean, portez tout cela dans la chambre de monsieur; la chambre verte! ordonna Jujube.

Et le domestique emporta le petit paquet.

A ce moment, mademoiselle Piédevache entrait, venant de faire une promenade. On lui présenta Quatpuces, un savant distingué, membre de plusieurs académies, qui voulait bien faire l'honneur à la famille de venir passer quelques jours près d'elle.

—Enchantée, monsieur, dit la vieille demoiselle...; puis: Je me suis permis, dit-elle, d'ordonner à la cuisine qu'on m'apporte ici un verre d'eau sucrée et de l'eau de fleur d'oranger.

On se récria:—Comment donc, mais vous êtes ici chez vous; ordonnez! les domestiques sont à vos ordres.

—J'ai un si mauvais estomac!... ajouta mademoiselle Piédevache. Je me trouve bien d'un verre d'eau sucrée avant les repas.

—Un mauvais estomac! s'écria Quatpuces; ma foi, madame, je suis heureux d'arriver aussi à propos...; moi-même j'ai un estomac déplorable; aucun médecin, même parmi les spécialistes réputés, n'a pu me soulager; et je ne dois qu'à moi-même les excellentes digestions dont j'ai le bonheur de jouir, depuis que je fais usage de ceci, deux heures avant chaque repas.

Et Quatpuces tira son flacon de sa poche, puis:—Je demanderai également un verre d'eau, ajouta-t-il, mais sans fleur d'oranger.

A ce moment, la bonne apportant le verre demandé par mademoiselle Piédevache, on lui ordonna d'apporter un verre d'eau pure.

—Permettez-moi, madame, dit le savant, de verser dans votre verre un certain nombre de gouttes de cette composition. Puis, voyant rentrer la bonne portant le verre d'eau à lui destiné, il ajouta:—En en versant également dans le mien.

Et il versa le nombre voulu de gouttes, dans chaque verre.

—Qu'est-ce que c'est que cela, monsieur?

—Madame, c'est un médicament de ma composition, dont j'ai seul le secret et que vous ne trouverez dans aucune pharmacie, c'est l'élixir carthaginois.

Et Quatpuces raconta l'histoire ci-dessus exposée, donna aux plantes, composant son élixir, des noms barbares qu'on supposa être du carthaginois.

Les deux verres d'eau avalés, Jujube emmena Quatpuces, et, les trois dames restées seules, mademoiselle Piédevache mit naturellement, sur le tapis, la seule conversation à laquelle Athalie ne pouvait prendre part qu'avec un grand embarras traduit par des réticences, des silences et des monosyllabes.

—C'est le retard de son fiancé qui lui met la tête à l'envers, dit la vieille demoiselle en riant. Que fait-il ce lambin-là?... Pourquoi n'arrive-t-il pas.... Et avec une animation progressive, mademoiselle Piédevache se mit à parler de l'amour, de ses délices, de ses tourments en l'absence de l'être aimé, des transports des deux amants quand ils se revoient, et elle fredonna:

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