Le monsieur au parapluie
Après des jours d'absence.
Et voyant ses yeux ardents et son visage coloré, madame Jujube se demandait:
—Qu'a-t-elle donc?
—Ah! le voilà! fit tout à coup l'égrillarde vieille, en voyant entrer son neveu; allons, ma petite, jetez-vous dans ses bras!... non, devant nous, elle n'ose pas, ajoutat-elle; laissons les deux amoureux ensemble.
Et Bengali resté seul avec Athalie:
—On ne sait donc rien encore? demanda-t-il?
—Impossible en ce moment, répondit-elle; mais demain matin, je dirai tout.
—Que vous êtes bonne et quelle amitié profonde et durable j'ai pour vous, dit le jeune homme.
Et ils causèrent, en bons amis, du seul sujet qui pût les intéresser en ce moment.
Jujube, qui avait promené Quatpuces partout, lui dit: «Excusez-moi, mon gendre vient d'arriver.»
—Allez-donc, cher monsieur, allez donc, ne vous gênez pas pour moi.... Et resté seul, Quatpuces, le visage animé, se dit: «Merveilleux, cet élixir... je suis tout... il ne m'a pas encore produit pareil effet... je me sens vingt ans», et il pirouetta joyeusement en faisant claquer ses doigts: «Vingt ans! répéta-t-il... mais j'ai le feu au visage.... Je vais me le tremper dans ma cuvette.»
Comme il entrait dans sa chambre, il y trouva une petite bonne accorte et fraîche qui venait de lui préparer son lit.
—Voilà! lui dit-elle, monsieur dormira bien là-dedans.
—Pas si vous y étiez avec moi, répondit-il, en lui lançant un regard ardent.
La petite bonne se mit à rire:—Ah! êtes-vous farceur! dit-elle; et elle se recula en voyant s'avancer, vers sa taille, les mains de Quatpuces.
—Mais oui, je suis assez....
Et il s'avança davantage.
—Non, non, à bas les mains, fit la servante... qui est-ce qui dirait ça en vous entendant causer dans le salon, où vous avez l'air si sérieux?
—Mais je suis sérieux aussi, en ce moment....
Et s'avançant toujours, il reprit en riant:
—Défais-tu aussi bien les lits que tu les fais?
Et la bonne de rire de plus belle:
—On vient! dit-elle tout à coup en se dirigeant vers la porte; puis, comme il la retenait:—Laissez-moi partir, ajouta-t-elle, si on nous trouvait ensemble....
—Eh bien, dis-moi où est ta chambre, et je te laisse partir.
—Ma chambre?
—Oui, ce soir, tu laisseras ta porte entr'ouverte.
—Je vous dis que j'entends monter.
—Ta chambre, où est-elle?
Et il montra un louis qu'il avait pris entre ses doigts.
On montait, en effet; la petite bonne indiqua sa chambre à Quatpuces.
Il était temps, le valet de chambre apparaissait pour avertir notre savant que le dîner était servi.
—Je descends, fit-il.
Il suivit le domestique, après avoir questionné du regard la servante qui lui répondit par un signe affirmatif.
Le dîner eut dû logiquement être égayé par les fiancés et par les époux Jujube, mais les deux premiers n'étaient pas en humeur joyeuse, semblaient rêveurs, échangeaient quelques mots à voix basse et des regards plus inquiets que tendres; le repas n'en fut pas moins d'une gaîté bruyante et peu à peu grivoise, puis presque érotique, grâce aux allusions lancées par mademoiselle Piédevache, au sujet de la nuit de noces, et, à la stupéfaction des époux Jujube, le grave Quatpuces riposta par les réflexions les plus salées.
Et M. et Madame Jujube de se demander:
—Mais qu'est-ce qu'ils ont? Ce Quatpuces! qui est-ce qui aurait dit ça de lui?
Et la vieille, sans qu'on l'en priât, se mit à chanter la chanson de Béranger:
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu.
Et l'heure du coucher étant venue, les époux Jujube, en se retirant dans leur chambre, de se demander de nouveau:—Y comprends-tu quelque chose? Mais qu'est-ce qu'ils ont?
Le lendemain matin, à dix heures, mademoiselle Piédevache n'avait pas encore paru; on pensait que la vieille demoiselle avait prolongé son sommeil plus que d'ordinaire et on ne s'en occupait pas autrement.
Jujube était plus surpris de n'avoir pas vu Quatpuces dont il connaissait les habitudes ultra-matinales.
—Il s'est grisé au dîner, dit-il; ça se voyait bien à ses propos. Ah! le voilà qui va descendre, ajouta-t-il, en entendant sa voix.
C'était bien la voix du savant; il causait avec la petite bonne qu'il avait rencontrée dans un couloir:
—Ah! petite gaillarde, lui disait-il, quand tu t'y mets, tu ne donnes pas ta part aux chiens.
—Ah! c'est bien spirituel, ce que vous dites là, lui répondit-elle sèchement.
Quatpuces ne comprenait pas:
—Comment, dit-il, c'est bien spirituel? il me semble pourtant, luronne....
—Monsieur me demande où est ma chambre, je la lui indique; je laisse ma porte entr'ouverte toute la nuit....
—Eh bien, je suis allé te trouver.
—Vous? moi? Ah! elle est forte celle-là.
—Comment, elle est forte? Et la pièce de vingt francs que je t'ai mise dans la main?
—A moi? Je ne sais pas ce que ça veut dire; si vous êtes allé quelque part, ça n'est pas chez moi.
—Justine! cria Jujube à ce moment, voyez donc si mademoiselle Piédevache est indisposée et demandez-lui si elle a besoin de quelque chose.
—Bien, monsieur.
Et la bonne laissa Quatpuces tout stupéfait, se demandant: «Comment... est-ce que, dans l'obscurité, je me serais trompé de porte?»
Bientôt des cris et des rumeurs jetaient le trouble dans la maison.
Quatpuces courut s'informer de ce qui arrivait; il rencontra Jujube pâle, bouleversé.
—Qu'y a-t-il donc? demanda le savant.
—Ah! cher monsieur, une chose épouvantable; la vieille dame, vous savez bien, la vieille dame avec qui vous avez dit des gaudrioles hier, à table?
—Oui, une dame très gaie; eh bien?
—Eh bien, on vient de la trouver morte dans son lit.
—Qu'est-ce que vous me dites là?
—La vérité, je viens de la voir, la pauvre vieille: son neveu, ma fille, ma femme, tout le monde est près d'elle.
—Sans doute une rupture d'anévrisme, une apoplexie foudroyante; on peut voir cela à son visage: exprime-t-il la souffrance?
—Du tout... au contraire... elle avait le sourire aux lèvres et, chose inexplicable, une pièce de vingt francs dans la main.
Quatpuces resta anéanti et il comprit qu'en effet il n'était pas allé chez la petite bonne.
Jujube annonça immédiatement à Athalie et à Bengali que leur mariage serait forcément retardé par le cruel événement. C'était leur ouvrir la voie des explications. Tous deux étaient d'accord pour faire connaître nettement leur intention; la fin, si douce d'ailleurs, de la bonne tante, rendant à son neveu toute liberté de rompre des projets si près d'aboutir et d'épouser Georgette. Jujube vit qu'il n'y avait pas à revenir là-dessus.
—Encore un mariage raté, s'écria-t-il avec désespoir.
—Non, mon ami, répondit madame Jujube, toujours pratique; sur ce elle prit une feuille de papier à lettres, écrivit dessus quelques lignes et la montra à son mari qui lut ce qui suit:
«Ah çà! cher monsieur Pistache, qu'attendez-vous définitivement pour parler à mon mari? il est tout disposé pour vous; finissons-en, faites votre demande, demain au plus tard, sinon il disposera de la main d'Athalie en faveur d'un autre.»
FIN
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