Le Mouvement littéraire Belge d'expression française depuis 1880
The Project Gutenberg eBook of Le Mouvement littéraire Belge d'expression française depuis 1880
Title: Le Mouvement littéraire Belge d'expression française depuis 1880
Author: Albert Heumann
Release date: December 29, 2010 [eBook #34783]
Most recently updated: January 7, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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ALBERT HEUMANN
Le Mouvement littéraire Belge d'expression française depuis 1880
PRÉFACE PAR M. CAMILLE JULLIAN, DE L'INSTITUT
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
MCMXIII
[Illustration: Dédicace à Monsieur le Préfet Bernard]
À PAUL DESJARDINS
En amitié respectueuse,
A. H.
PRÉFACE
Beaucoup d'érudits et de lettrés s'imaginent volontiers que la Belgique est une création artificielle, oeuvre de l'histoire et des volontés humaines, et ne s'appuyant sur aucun fait éternel de la nature: un nom emprunté à la vieille chronique des Gaules, des intérêts communs unissant les villes, quelques circonstances heureuses, des adversaires qui ne peuvent s'entendre pour en finir avec ce petit peuple, voilà, croit-on parfois, ce qui l'a fait et ce qui le maintiendra.—Que l'histoire ou la vie des hommes ait fait pour lui plus que pour aucun autre, même que pour la Hollande sa voisine, cela serait facile à montrer. Mais la nature ou la vie de la terre, elle aussi, a présidé à sa naissance, justifié sa grandeur, présagé peut-être son éternité.
Il a, quoi qu'on ait dit, ses frontières naturelles. Au nord, c'est le Rhin, élargi par endroits en vastes marécages, ou c'est la Meuse aux replis parfois larges comme des golfes. À l'est, c'est cette même Meuse ou les terres basses qui l'accompagnent, et puis, toujours à l'est, commencent les forêts, qui continuent vers le sud à encadrer la Belgique. Que de fois, dans nos livres de classe français, on nous a enseigné qu'entre la France et la Belgique il n'y avait que des lignes de limites artificielles! Que se cachait-il sous cette assertion? une erreur fondamentale sur la nature des frontières? un vague souvenir des prétentions lointaines de notre patrie sur ce peuple? je ne sais: ce n'en était pas moins une chose mauvaise que l'on disait, contrevérité et contre-justice à la fois. En réalité, entre Belges et Français, il y a la forêt, Ardennes ou Charbonnière, et la forêt, autrefois comme aujourd'hui, c'est une barrière entre les peuples au moins aussi dure à franchir que la rivière et que la montagne. C'est elle qui a fait que les Rèmes au sud ont vécu tout à fait gaulois, et qui a fait que les Nerviens au nord ont vécu à demi germains. Il m'est arrivé bien des fois de traverser et couper cette forêt, de France en Belgique, de Belgique en France, d'en constater l'état actuel, d'en repérer les vestiges anciens (noms de lieux, etc.), et chaque fois, suivant les vieilles routes romaines qui la franchissaient, j'ai mieux compris les ennuis et les dangers qu'elle infligeait aux tribus et pourquoi elles se sont arrêtées à sa lisière, plus craintives que devant des Pyrénées ou des Alpes.
Du côté de l'ouest, cela va saris dire, la limite est l'Océan. Mais ici, c'est une limite d'un genre particulier. Nous sommes en présence de ce que j'appellerai volontiers la partie la plus humaine de l'Océan. Nulle part il ne voit converger plus de routes, s'ouvrir plus d'estuaires, s'insinuer de plus importants détroits. Du sud viennent les bouches de l'Escaut et de la Meuse, au nord apparaît celle de la Tamise, et plus loin c'est l'Elbe qui dégorge ses flots, et plus près c'est le passage du Canal. Il y a là, pour l'Océan Atlantique, une sorte de noeud d'eaux, marines et courantes, de prodigieux carrefour qui ne fera que grandir par l'histoire. Mais c'est la nature qui l'a fait.
Voilà donc, somme toute, une terre bien délimitée, qui est faite pour vivre d'elle-même et par elle-même. Et ce qui l'invite encore à cette vie spéciale, ce sont les natures propres des régions auxquelles elle tient: tout en demeurant attachée à elles, la Belgique, à certains égards, peut se sentir repoussée par elles (j'emploie le mot dans un sens purement physique).
Elle tient d'une part à la France, Mais elle est bien excentrique à cette France, Celle-ci, c'est la région des grands fleuves qui circulent autour du Massif Central, et les fleuves de la Belgique ne doivent rien à ce Massif. Et elle tient d'autre part à l'Allemagne. Celle-là, c'est surtout la région des grands fleuves parallèles sortis de la Forêt Hercynienne et descendant vers le nord. Et les fleuves de la Belgique ou n'empruntent rien à cette forêt, ou regardent tous vers le couchant.
Entre ces deux régions naturelles de France et d'Allemagne, la Belgique s'intercale comme une région plus petite, mais également naturelle, faisant coin entre ses deux grandes voisines. Elle forme, aux extrémités symétriques de l'une et de l'autre, ce qu'on peut appeler un phénomène d'angle. Et presque toute son histoire s'explique par cette providentielle situation.
À l'intérieur même de la Belgique, le sol appelait certaines conditions de vie sociale et politique qui existaient déjà à l'état d'ébauches avant les Romains, et qui ont atteint leur pleine réalisation dans la glorieuse Belgique de nos jours.
Cette région n'a pas de centre naturel, qui puisse imposer sa loi aux terres environnantes. La France a le sien, Lyon ou Paris. L'Allemagne a fini par retrouver le sien, Berlin, héritier du grand sanctuaire des Semnons. En Belgique, vous n'avez pas de capitale décisive. Et pour un petit pays comme celui-là, c'est un très grand bien. L'absence d'un lieu dominateur permet à tous les bons carrefours de devenir chacun une bonne ville, jouant son rôle dans l'ensemble, prenant son caractère, donnant sa note propre. Il y a Bruxelles, et il y a Gand, et Liège et Anvers, dont chacune ne ressemble à personne. Comme l'État belge est peu considérable, ces divergences ne nuisent pas à son unité, et elles lui assurent l'immense bénéfice de cités qui se complètent, qui s'entr'aident, pleines d'émulation, de groupes associés auxquels aucun ne commande et qui tous travaillent pour tous.
Cela vient de ce que, je le répète, il ne se trouve pas en Belgique un centre physique absorbant. Gand, Anvers, Liège, Bruxelles sont de simples carrefours de détail: celle-ci est née de son port, celle-là d'un passage de rivière, d'autres d'une convergence de terres agricoles. Mais aucune n'est une croisée générale de toutes les routes du pays, comme l'est par exemple Paris pour l'Ile-de-France, Reims pour la Champagne, Bordeaux pour le sud-ouest. Tant que les Belges demeureront fidèles à cette loi d'alliance décentralisatrice, de foedus oequum; ils sont sûrs de persister en une très belle nation, renfermant plus d'originalités (je mets le mot au pluriel) que l'Allemagne et l'Angleterre mêmes.
* * * * *
Toutes ces choses étaient en germe dans la Belgique au temps de la conquête romaine.
On a souvent noté la prodigieuse différence de cette Belgique primitive d'avec celle de maintenant. Je ne crois pas qu'il y ait en Occident deux spectacles plus dissemblables, deux sociétés plus opposées, que Belges d'Ambiorix et Belges de Léopold. Tandis que sur tant de points de la Gaule, l'histoire d'à présent rappelle celle du passé, sur l'Escaut l'une semble un démenti de l'autre. Voyez en Provence: la Provence gréco-gauloise a eu deux capitales, la capitale intérieure et agricole, Aix ou Entremont son devancier, et la capitale maritime et commerciale, Marseille; cela demeure vrai au Moyen Age, et cela définit encore la Provence à deux têtes de maintenant. Voyez le Languedoc: ce qui le caractérise aujourd'hui, c'est cette ligne ininterrompue de villes qui s'y succèdent sur la même route, y apparaissant à chaque fin d'étapes, Perpignan, Narbonne, Béziers, Montpellier, Nîmes; et tel était l'aspect que présentaient déjà ces terres il y a deux mille ans sous les Romains, il y a vingt-cinq siècles sous les Celtes, les Ibères et les Ligures; dès lors le Languedoc était une série de bourgs, échelons d'une même route.
Voyez au contraire la Belgique. Maintenant, c'est la plus belle floraison de cités, de sociétés municipales qui existe au monde. Nulle part le régime antique des cités, pressées l'une à côté de l'autre, n'a plus brillamment reparu que sur les terres basses de l'Escaut et de la Meuse. La Belgique est devenue la terre d'élection de la vie citadine, de l'amour-propre urbain. Si vous voulez savoir comment et pourquoi, lisez l'oeuvre de son plus grand historien, M. Pirenne.
Mais cela, c'est la négation de son passé primitif. Au temps de César, elle était la région la moins municipale de la Gaule. Passé les Ardennes, l'auteur des Commentaires ne cite plus de nom de cité. Quand il parle d'un refuge militaire, il donne simplement le nom du peuple auquel il sert (exception faite pour le castellum de Tongres, Aduatuca). Rien, là, ne ressemble aux grandes villes du centre de la Gaule, Bibracte, Avaricum, Gergovie. Ce ne sont que des villages, des fermes dispersées, des redoutes sur des caps de fleuves, comme Namur. Un ancien, sans doute Tite-Live (et je note en passant que la guerre des Gaules, chez Tite-Live, fut peut-être racontée avec plus d'intelligence du pays qu'elle ne le fut chez César lui-même), un ancien a précisément fait remarquer ce caractère dispersé, rural, de la Belgique préromaine. Et les Romains, loin de vouloir forcer les habitudes des hommes, semblent avoir préféré les maintenir, et laisser les sociétés suivre dans ce pays leur voie traditionnelle.
Contrairement à ce qui s'est passé dans la plupart de leurs provinces, ils n'ont pas imposé à cette région le régime urbain. À l'est de Boulogne, à l'ouest des bourgades militaires de la frontière, ils n'ont point fondé de villes, et le système municipal y demeure dans l'enfance. Thérouanne, Bavai furent peu de chose (et d'ailleurs ce n'est pas la vraie Belgique de maintenant), A. Namur, à Tongres il n'y eut pas de ces rassemblements permanents d'hommes qui font les vraies villes romaines comme Reims ou Mayence. Cassel paraît bien être resté ou devenu le centre administratif et le marché principal de la Flandre. Mais les bâtisses urbaines y étaient bien peu de choses. Et sur son aire vaste et à demi nue, isolé au sommet de sa colline, séparé encore des cultures de la plaine par les rochers et les bois qui environnent ses flancs, Cassel ressemblait beaucoup plus à la Bibracte des Celtes indépendants qu'au Lyon des temps romains: lieu de marché ou lieu de foire à certains jours, alors bruyant et populeux, et demi-désert en temps ordinaire.
Ce qui continuait à dominer en Belgique, c'était, comme avant César, le vaste domaine, la ferme princière, ce que le proconsul appelait oedificium, avec son château rustique, ses communs, son horizon de forêts. Le lieu vraiment maître du pays, ce n'était pas la ville, c'était la résidence du grand seigneur. Et il serait difficile de concevoir un état en apparence plus différent de l'état actuel. Je comprends que les Belges soient fiers d'une histoire qui a si complètement changé les choses, si bien que l'on peut dire que nulle part en Europe l'homme n'a plus radicalement transformé les conditions de sa vie sociale.
Et toutefois, bien des réalités présentes viennent de ce passé, si distant par les temps et par l'aspect.
D'abord les lieux habités sont demeurés les mêmes. De fermes ou de châteaux, ils sont devenus villes: mais c'est sur le même point que l'homme a travaillé.
Voici Liège, incontestablement une des villes, dans le monde moderne, qu'on dirait la plus indépendante de l'histoire primitive, celtique ou romaine; Liège, qui semble ne devoir sa prééminence qu'au vigoureux labeur de ses sociétés humaines depuis le Moyen Age. Pourtant, ce point de la Belgique fut prépondérant dès les temps les plus reculés. Sous les Francs, c'est là qu'exista cette villa d'Héristal d'où est partie la grande dynastie carolingienne. Sous les Romains, Héristal était le centre d'un énorme domaine, dont la dynastie carolingienne n'a été sans doute que l'héritière. Et sous les Gaulois, Ambiorix, qui a commandé au pays, a habité près de là, à Jupille peut-être, ou plutôt à Héristal même. Ambiorix, les Carolingiens, Liège enfin, c'est d'un même coin de terre que ces trois puissances sont sorties.
Entre la villa romaine et la ville actuelle de Belgique, il ne faut pas établir des oppositions irréductibles. Nous savons un peu ce qu'étaient ces villas d'Héristal, de Jupille, d'Antes, etc., nous pouvons compléter nos notions directes par la comparaison avec les villas du reste de la Gaule, comme celle de Chiragan en Languedoc. C'étaient, ces villas, un amas de bâtisses variées, où, à côté de la demeure du maître, s'entassaient des centaines de feux de serviteurs, ouvriers agricoles, et, notez bien ceci, ouvriers industriels. On y travaillait le métal et la terre. Des ateliers y produisaient sans cesse ustensiles ou bijoux. C'étaient déjà des usines en effervescence. On s'y activait sous les ordres d'un maître, et non sous la discipline d'une cité: mais enfin on sentait déjà sur ces lieux l'intensité de cette manufacture collective qui est aujourd'hui une des forces de la Belgique. Et chaque jour je crois davantage que cette force industrielle remonte au plus lointain passé, date de bien au delà d'un millénaire, et par là n'en est que plus durable, plus étroitement liée à la nature des choses du pays.
Cette Belgique primitive, romaine et préromaine, relevait, comme la nôtre, des deux civilisations voisines, la gauloise et la germanique. Dès le début de sa vie connue, et du fait même de sa situation d'angle au contact de deux peuples, elle a participé de l'une et de l'autre.
Je me borne ici à citer les faits certains. Dans la région qui forme aujourd'hui la Belgique, habitaient les Morins et les Ménapes de Flandre et Brabant, qu'on dit Gaulois, les Nerviens de Hainaut et les Eburons ou Tongres de Hesbaye, quelques Trévires des Ardennes, tous ceux-ci à moitié germains. Et c'est le même dualisme que maintenant, entre gens de langue française et gens de langue flamande.
Avec l'étrange différence que voici. De nos jours, l'élément linguistique d'origine germanique, c'est du côté de la mer qu'il apparaît, là où étaient autrefois les Ménapes et les Morins. Et ceux-ci étaient censés d'origine gauloise, tandis qu'on attribuait des affinités germaniques aux peuples de la Meuse et de la Sambre, Nerviens et Eburons, lesquels correspondent, de nos jours, aux populations à langue française. Il y a eu interversion d'influences, d'éléments ethniques ou linguistiques. L'histoire de M. Pirenne nous montrera comment cela s'est produit. Autrefois, les Germains venaient surtout de la Moselle, des forêts, par voies transversales d'entre Maëstricht et Trêves; les Gaulois s'étendaient surtout le long de la mer, s'arrangeant pour être le plus possible les maîtres de la rive océanique, d'en occuper tous les ports et les salines. Plus tard, c'est semble-t-il, le contraire qui s'est produit. Le monde allemand a à son tour suivi les bords de la mer du Nord, attiré comme par un chemin d'appel par ses eaux si passagères; et les Français sont tout naturellement descendus par la célèbre vallée de Sambre-et-Meuse, que le seuil du Vermandois met en rapports directs et rapides avec le foyer parisien.
Cette opposition acquiert, aux yeux de l'histoire, une importance considérable. Si cette région de Belgique a été divisée de façon si différente entre Germains et Gaulois, Allemands et Français, mais si elle a toujours été divisée, c'est que cette division, ce partage entre deux langues et deux sortes d'habitudes est fatal et nécessaire, et une loi inévitable de sa situation naturelle.
Quoi donc? ce sera donc toujours un peuple métis, fait moitié de Flamands et moitié de Wallons, comme autrefois moitié de Ménapes et moitié de Nerviens?
Mais quel déshonneur y a-t-il dans le métissage? Il n'est point de peuple au monde, pas même ni surtout le nôtre, le peuple français, qui ne soit un mélange. Chez nous, depuis des milliers d'années le flot des envahisseurs d'outre-Rhin n'a cessé de se rencontrer avec le flot d'émigrants d'outre-montagnes. Et il n'a pas empêché que la France n'ait pour l'éternité la plus séduisante des physionomies personnelles. Et le bilinguisme de la Belgique ne l'empêche pas d'être une nation, individuelle et originale. Ce qui fait l'originalité d'un peuple, c'est la façon dont il travaille avec les éléments divers que la race ou la langue lui apportent. Il est à lui-même son Prométhée, suivant le mot étincelant et juste de Michelet. Or il n'y a pas en ca moment dans l'Europe de peuple qui, au même degré que la Belgique, travaille à la fois son âme et sa terre, qui vive davantage de l'école, du foyer et de la forge. Laissez-le faire quelques années encore, et il sortira de là l'individualité nationale la plus intéressante, la plus sympathique qu'on puisse voir.
Ce sont des fous ou des misérables, ceux qui parlent de supprimer, de démembrer la Belgique. Nul n'a le droit de toucher aux nations qui tiennent à vivre. Former sur elles des projets de conquérant, ce serait un crime contre la société humaine et la vie divine du monde, crime aussi grand «que de tuer son père ou de brûler le Capitole», comme disait Marc-Aurèle.
Ce bilinguisme qu'on invoque parfois contre les destinées de la Belgique est au contraire une force de plus. Il lui permet de recevoir deux influences, de connaître plus de faits et d'attitudes, de savoir et de pouvoir davantage. Les métissages font souvent les plus fortes espèces d'hommes. Les Grecs le savaient bien, et, dans leur façon imagée de traduire les faits qu'ils observaient, ils faisaient d'Hercule le père de tous les métis. Les plus vigoureux des soldats de Carthage ont été les Lybiphéniciens, et si les Gaulois ont été d'abord si puissants dans le monde, c'est parce qu'ils furent des Celtoligures.
Que ne fera-t-on pas un jour du mélange de l'esprit français et de l'esprit germanique, chacun ayant sa vertu propre, et droit tous deux à une égale admiration? La Belgique est là pour faire ce mélange, d'où il sortira, grâce à elle, quelque chose de plus que les deux éléments initiaux.
Car la situation et le sol de la Belgique fourniront toujours quelque chose qui ne viendra pas des pays voisins. Elle donnera l'aspect propre de ses forêts des Ardennes, qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, celui de ses terres basses de Bruges, de ses longs rochers du pays nervien; elle donnera ce que j'ai constaté ici tout d'abord, cette laboriosité municipale qui rappelle Athènes et Corinthe. Et puis, il ne faut pas l'oublier, cette Belgique regarde l'Océan, elle est une façade sur la mer la plus passagère du Nord, le seul point de l'Atlantique,—entre Calais et Hambourg,—qui par l'intensité du trafic puisse ressembler à la mer Égée du monde antique.
Cet élément maritime explique bien des choses dans l'histoire de la Belgique. J'ai déjà dit qu'il y expliquait la venue des Gaulois. En même temps qu'ils occupaient le sud de l'Angleterre, ils ont voulu se maintenir sur les terres d'en face: Tamise et Escaut, qui se regardent, devaient être unis. Pareille chose s'est produite au temps des Romains de l'Empire. Ceux-ci ont tenu, tout de suite, à conquérir les rivages de la Flandre. C'est là qu'ont eu lieu les premières expéditions des proconsuls ou des légats. Ils ont rêvé de faire de la mer du Nord une mer romaine, et ce rêve est peut-être antérieur à celui d'une conquête de la Germanie. Et depuis, tous les souverains du pays, jusqu'à l'avant-dernier roi, ont bien compris que d'une certaine maîtrise de la mer dépend le sort ou l'originalité du pays.
Tout cela fait que, même dans ses oeuvres françaises, même dans ses oeuvres flamandes, la Belgique ne sera ni le reflet de la France, ni le reflet des influences germaniques. Ce qu'elle apporte de sien, ce qu'elle crée à l'aide de combinaisons nouvelles, c'est à l'auteur de ce livre à nous le montrer.
Voilà plus ou près de trente ans que j'ai été moi-même en contact pour la première fois avec la littérature française de la Belgique. Il s'agissait, bien entendu, de livres d'érudition. C'est lorsque, débutant dans l'étude de l'antiquité classique, je connus le traité de Droit public romain, du regretté Willems, Entre ce livre et les chefs-d'oeuvre de Maeterlinck, il y a évidemment un abîme: rien n'est plus concis, sec, dur presque, que le livre de Willems. Mais tout de suite, un apprenti érudit est émerveillé en l'ouvrant. Cela est d'une clarté, d'une précision, d'une fermeté prenante et stable qui ne laisse aussitôt aucun doute à la pensée: c'est du meilleur des habitudes françaises. Et à côté de cela, quelle sûreté d'informations, quelles recherches bibliographiques, quelle maîtrise de la matière! c'est du meilleur de la discipline allemande.
Je n'ai pas assez étudié l'histoire de l'érudition en Belgique pour savoir ce qu'elle doit à Willems, J'ai cependant la persuasion que c'est beaucoup. En tout cas, chez tous ceux d'outre-Ardennes qui s'occupent de Rome et de Grèce, il me semble sentir fortement son influence. Elle est visible, franchement avouée, chez M. Waltzing, de Liège, et dans toute l'école philologique qui se réclame de ce dernier.
Le beau travail qu'elle a livré! Waltzing, dans son livre sur les Corporations romaines, nous a donné un pur chef-d'oeuvre d'érudition, admirablement disposé et composé, sobrement écrit, où rien n'arrête et ne fatigue la recherche, d'une conscience, d'une probité, d'une véracité étonnantes. De là sont sortis tous ces mémoires sur les Préfets des Ouvriers, sur les Collèges de Jeunes Gens, sur les Collèges de Vétérans, oeuvres des élèves de Waltzing, et qui valent et passent les fameuses thèses allemandes. Comme je comprends que Liège ait voulu célébrer, il y a quelques années, le jubilé de M. Waltzing!
La bonne et belle besogne qui se fait dans cette Université de Liège! Elle a ses revues, elle a ses traditions, et, si jeune qu'elle nous paraisse, j'y sens un patriotisme universitaire qui manque encore à nos facultés françaises. Nous avons beaucoup à prendre et à apprendre de la Belgique.
Le travail local m'a paru mieux organisé que chez nous; des fédérations de sociétés se sont fondées d'où il résulte une saine entente et des recueils utiles. Chaque ville un peu importante a son association scientifique et ses publications. D'ici à vingt ans, si cela se maintient, l'exploration et l'inventaire historique de la Belgique seront choses faites.
Il y restera, assurément, beaucoup à trouver. Mais ce sera surtout dans le domaine de la préhistoire. Là est à la fois l'espérance et l'écueil de la science belge, L'écueil, parce qu'elle ne se résigne pas, en ce moment, à accepter les classifications, la méthode, la discipline des préhistoriens français, jusqu'ici les vrais maîtres en la matière, parce qu'elle se lance éperdument dans l'aventure, où j'ai peur qu'elle ne trouve des déboires et pis encore. Et cependant c'est l'espérance de l'avenir que cette exploration préhistorique de la Belgique: ce limon de la Hesbaye, ces grottes ou abris de la Meuse, j'ai idée que dès les temps de Chelles ou d'Aurignac, ils furent le patrimoine de populations déjà nombreuses et déjà industrieuses. M. Commont, d'Amiens, a visité, il y a un an, une partie de ces régions: il en est revenu émerveillé.
Nous sommes loin de la Belgique de Maeterlinck. Non! nous y revenons. Car ce que la préhistoire nous montrera, c'est la densité de la vie dans cette région, l'activité robuste de ses habitants, c'est-à-dire des choses que la Belgique possède toujours. Je crois bien qu'à des centaines de siècles en arrière, la nature et l'homme bâtissaient déjà les assises qui portent la nation.
Voilà pourquoi, à qui veut étudier à fond la Belgique, analyser son caractère comme un anatomiste le corps humain, il faut, non pas seulement lire ses auteurs, mais regarder ses roches, et unir l'admiration de Maeterlinck et de Verhaeren à la curiosité du travail érudit et des aventures préhistoriques.
Après tout, Maeterlinck l'a fait. Avez-vous lu son morceau sur l'épée ou son histoire du jeune chien? Je connais peu de choses semblables dans notre littérature française. Cela est moins fameux que la Vie des Abeilles, et c'est ce que je préfère à tout. Maeterlinck a admirablement saisi ce que l'animal doit à l'éducation reçue des hommes, et ce que l'âme de la bête tient de dix millénaires de traditions humaines; et il a également montré ce que l'arme a apporté d'idées, de sentiments, de passions nouvelles à l'homme des temps du bronze qui l'a créée. Ces deux morceaux, c'est de la préhistoire réfléchie, faite par un psychologue, c'est de la psychologie expliquée, faite par un historien.
Vous trouverez des qualités de même ordre chez Verhaeren, que notre jeune ami Heumann aime par-dessus tout, d'une amitié de tout instant et d'une sympathie profonde. Vous les trouverez chez d'autres. Mais je laisse à l'auteur de ce livre le soin d'en parler.
* * * * *
Heumann a bien fait d'écrire ces pages. Nous devons aimer les lettrés belges comme des demi-frères, chez lesquels un sang différent du nôtre a donné des qualités qui nous manquent. Car Verhaeren, Maeterlinck, il n'y a pas à le nier, c'est autre chose que ce qu'il y a chez nous, et, à de certaines pages, c'est quelque chose de supérieur à nous.
En cela encore se répète un fait constant dans l'histoire de la Belgique. Sur la France même ou sur la Gaule elle a, à de certaines heures et pour de certaines choses, exercé une véritable prééminence. Maeterlinck, c'est un peu comme Ambiorix, un génie qui s'impose à la France. Ambiorix l'Éburon était à demi germanique, mais il portait un nom gaulois; il convia les Celtes à la liberté, il fut le précurseur de Vercingétorix dans la cause de l'indépendance, et c'est au sud des Ardennes qu'il regardait pour contempler ses amitiés morales et ses alliances politiques.
Plus tard, c'est encore de Belgique que nous sont venus les maîtres de la France romane, ces extraordinaires Carolingiens de Héristal, dont j'ai parlé tout à l'heure. Étrange aberration que celle des Allemands contemporains, qui veulent faire de ces Carolingiens, Charlemagne compris et surtout, des Germains! Ils n'étaient ni Germains, ni Gaulois, ni Romains. C'étaient de grands seigneurs du monde de la Belgique, dès ce temps aussi distinct du reste de la Gaule qu'il l'a jamais été. En eux, sans doute, il y avait du sang des Francs: mais faire des Francs de purs Germains, alors que ces tribus du Salland et du Hamland étaient les plus romanisées du pays rhénan, revendiquer les Francs pour la vraie Germanie, m'a toujours également paru une bizarrerie incohérente. Chez les maîtres de Héristal, il y avait l'éducation romaine, le contact avec les choses classiques dont la grande villa ne cessa de leur montrer les restes. Et il y avait aussi des éléments qui n'étaient ni romains ni francs, et qui venaient du pays même, des traditions, du sol, de l'horizon de Belgique.
Liège est la voisine, et, tout compte fait, l'héritière de Héristal. Qu'elle continue à produire dans ses usines, à travailler dans ses écoles, et il est possible que comme au temps d'Ambiorix et au temps de Pépin, la vie de la Gaule et de la France soit obligée de lui payer un tribut de reconnaissance.
C'est pour cela qu'Albert Heumann a songé à écrire ce livre. Il l'a fait parce qu'il doit beaucoup à Verhaeren et Maeterlinck. Il l'a fait parce qu'il a voulu faire une oeuvre d'allure éminemment française, c'est-à-dire qui fût à la fois une marque de bon voisinage, un signe d'amitié, un hommage de gratitude. Et moi, son maître et son vieil ami, je crois aussi qu'il a ajouté de nouveaux matériaux, et d'une vraie valeur, à cette tâche filiale qui est l'histoire de la pensée française.
CAMILLE JULLIAN.
AVANT-PROPOS
La littérature belge d'expression française sollicita déjà de nombreux critiques français, quelques-uns illustres. Les Maurice Barrès, les Léon Bazalgette, les Albert de Bersaucourt, les Ad. van Bever, les Ernest-Charles, les Remy de Gourmont, les Jules Lemaître, les Raymond Poincaré, les Tancrède de Visan, d'autres encore ont consacré aux écrivains belges des pages judicieuses portant la marque de leurs talents variés. Aucun, je crois, n'examina, dans un ouvrage général, l'ensemble du mouvement auquel se sont intéressés des Belges comme Francis Nautet[1], Eugène Gilbert[2], Henri Liebrecht[3], ou un Allemand, le Professeur Dr Hubert Effer[4]. Il m'a paru utile qu'un Français aussi accordât plusieurs chapitres à une littérature intimement liée à la nôtre, dépendante de notre culture, et considérât, du point de vue français, cette portion importante de notre patrimoine intellectuel; combien ont eu trop souvent velléité d'en travestir le caractère! C'est dans ce sentiment que j'entrepris mon travail. On constatera des lacunes; il m'a fallu, maintes fois, laisser dans l'ombre certaines oeuvres ou certaines parties d'oeuvres que je tiens en haute estime: leur étude approfondie démentirait le titre général de ce livre. Je me suis inquiété de ménager à chacun une place en harmonie avec son influence, me souciant peu de la mesurer à l'épaisseur des productions. J'ai jugé sans autre parti pris que de comprendre dans la grande famille littéraire française tant d'écrivains qui l'honorent grandement; de celui-ci j'assume, avec joie, la responsabilité.
A. H.
Saint-Cloud, octobre 1912.
I
CARACTÈRES GÉNÉRAUX
«Aujourd'hui, leur littérature est presque nulle», écrit Hippolyte Taine, dans un chapitre de la Philosophie de l'art consacré aux Belges[5], et plus loin: «Ils ne peuvent citer de ces esprits créateurs qui ouvrent sur le monde de grandes vues originales, ou enchâssent leurs conceptions dans de belles formes capables d'un ascendant universel[6].»
L'essai sur l'art dans les Pays-Bas date de 1868; un tel jugement était alors très juste. Aujourd'hui, les considérants qui l'appuient, ingénieux et suggestifs, sur la stérilité intellectuelle des Belges, se trouvent infirmés. L'illustre critique démontre, en ce style alerte et imagé qui pare d'un si grand charme sa pensée, combien les habitants des Pays-Bas, dès l'heure où ils commencèrent de défricher et de rendre saine leur terre, ont toujours eu, par nécessité géographique, un esprit pratique, de défense d'abord, puis de conservation, qui les initia plus à jouir des matérialités qu'il ne les inclina à la poésie ou à la philosophie. Seulement, dans ce même pays, voilà que, vers 1880 et les années suivantes, un important mouvement littéraire naît et se développe! Des romanciers apparaissent, des poètes surgissent, même, sinon des philosophes, du moins des écrivains dont il ne semble pas téméraire d'assurer qu'ils ont une philosophie; moins de quarante ans après la condamnation prononcée par Taine, un Verhaeren, un Maeterlinck créent des oeuvres «capables d'un ascendant universel», lui donnent un démenti superbe, et confirment de leurs noms glorieux la faillite de ses arguments! Cependant, ce n'est point par simple caprice que les Lettres belges ne prennent essor qu'en 1880. Pour expliquer leur pauvreté jusqu'à cette date, des raisons existent, autres que celles de Taine. Lesquelles?
Si haut que nous remontions dans l'histoire des peuples, nous ne rencontrons point de littérature féconde, indépendante d'une prospérité matérielle parfaite, d'une autonomie politique absolue. Le siècle de Périclès, le siècle d'Auguste, le siècle de Louis XIV brillent comme autant de témoignages qu'une floraison intellectuelle ne s'observe que chez une nation saine et forte. Or, la Belgique subit toutes les dominations. Depuis le XVIe siècle, successivement soumise aux fantaisies de la monarchie espagnole, annexée par le traité d'Utrecht à la Maison d'Autriche, réunie, en 1795, à la France dont elle forme neuf départements, jusqu'au jour où le Congrès de Vienne l'accouple à la Hollande sous la souveraineté du prince d'Orange-Nassau, ce n'est qu'en 1830 qu'elle se constitue en royaume libre. Envahie, saccagée, durant les guerres du règne de Louis XIV, puis de la Révolution, la Belgique devient, à maintes occasions, le champ et le cimetière de l'Europe. Dans un pays que des fortunes aussi diverses, mais également malheureuses, bouleversaient, où l'insécurité du lendemain obsédait, au point de détourner les intelligences et les énergies d'entreprises qui ne s'attachaient point à la défense d'intérêts immédiats, imagine-t-on des poètes, des prosateurs créant des oeuvres immortelles[7]? Et lorsque, en 1830, ce pays conquiert enfin la vie paisible, il reste nécessairement, assez longtemps, un État fragile comme tous les États jeunes; il doit consolider ses institutions, affermir son influence, surveiller avec une sollicitude minutieuse le jeu d'un organisme encore délicat. Pendant cinquante ans, les questions politiques et sociales absorbent l'activité des Belges. Et, dans leurs efforts, ils sont merveilleusement encouragés et dirigés, à partir de 1865, par un homme d'affaires génial, qui développe l'industrie, accroît le commerce, consacre la situation internationale et impose la Belgique au respect du monde, le roi Léopold II. Ce souverain, si indifférent aux écrivains, les favorisait sans le savoir, en préparant à leur élan un admirable terrain; il semait pour d'autres, la récolte fut double.
M'objectera-t-on qu'au fond mes raisons ne diffèrent guère de celles de Taine, puisque, moi aussi, j'attribue l'insignifiance intellectuelle des Belges dans le passé au besoin, si longtemps prédominant chez eux, de lutter pour subsister? Mais Taine, lui, tire de ses observations une loi sur l'impuissance littéraire naturelle, instinctive, du peuple belge[8]. Qu'il constate cette impuissance au moment où il écrit, fort bien. Il se trompe (l'évènement l'a prouvé) lorsqu'il semble l'imputer à la race même, et, partant, la considérer comme irrémédiable. Au contraire, nous avons essayé d'exposer comment des accidents historiques seuls avaient été responsables de cette infériorité jusqu'en 1880, mais qu'une fois la Belgique libérée des soucis politiques ou sociaux qui troublaient sa tranquillité matérielle et sa vie morale, des esprits s'étaient rencontrés, aussi aisément là qu'ailleurs, avides de travaux nobles et désintéressés.
Sans doute, un chroniqueur scrupuleux pourrait relever les noms de quelques écrivains isolés qui, déjà, dans le courant du XIXe siècle, publièrent des recueils de vers ou de prose. Mais si nous exceptons Charles de Coster, dont la Légende d'Ulenspigel, cette épopée puissante, colorée, émue, qualifiée avec bonheur de «bible nationale», inspira maintes fois les romanciers belges contemporains, et le tendre moraliste Octave Pirmez, en vérité ce ne sont ni les Van Hasselt, ni les Mathieu, ni les Potvin, ni d'autres obscurs compilateurs académiques, impersonnels et fades, qui méritent de retenir l'attention.
En 1880, toute une génération de jeunes hommes, élevés en un pays prospère, enrichis des idées neuves qui, depuis la guerre franco-allemande, circulaient à travers la Belgique et les excitaient, se trouvent prêts au combat. Car il ne s'agit de rien moins que d'un combat, et le premier caractère du mouvement littéraire dont nous nous occupons, c'est d'être, à l'origine, un mouvement révolutionnaire. L'attaque fut soudaine. Un adolescent de vingt ans, au masque intelligent et audacieux, Max Waller, poète et conteur, fonde une revue, La Jeune Belgique, groupe autour de lui un bataillon de volontaires intrépides, parmi lesquels Albert Giraud, Iwan Gilkin, Valère Gille, se rue à l'assaut des idées bourgeoises et fanées dont quelques pédants s'enorgueillissaient et plante sur leurs débris le drapeau de l'Art libre et de la Pensée fière. D'autres revues s'organisent. L'Art Moderne, la Société Nouvelle, la Basoche, la Wallonie, des journaux se fondent, les encouragements arrivent de Paris, et voilà née la nouvelle littérature belge. Certes, le public ne se passionne pas encore pour elle, certes le gouvernement ne lui facilite guère l'existence, mais d'une telle poussée, inconnue jusqu'alors, de volontés unies et d'efforts coordonnés la victoire sortira. Lorsque, en 1889, Max Waller fut ravi, si jeune, à l'affection de ses camarades, il avait pu savourer déjà la joie d'applaudir aux premiers succès des Lemonnier, des Verhaeren, des Eekhoud, des Giraud, de presque tous ceux qui, par la richesse de leur tempérament et l'enthousiasme de leur coeur, allaient, dans le domaine des Lettres, illustrer la Belgique pour la première fois.
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Les écrivains belges, poètes ou prosateurs, sont des peintres. Ils s'inquiètent peu de la composition; leur fougue s'emploie à décrire. Les écrivains français, eux, sont des architectes: l'oeuvre mal bâtie nous froisse; des mesures égales, des développements symétriques, voilà ce qu'exige notre tempérament. Les natures septentrionales demeurent réfractaires au besoin d'équilibre et de clarté. Enchevêtrées, impulsives, violentes, elles projettent des impressions désordonnées, mais plus véhémentes, plus colorées que les nôtres. Ainsi, les littérateurs de Belgique, particulièrement ceux des provinces flamandes, se désintéressent volontiers de l'ordonnance d'un livre; l'expression vive de ce qu'ils sentent, la peinture de ce qu'ils voient, souvent éclatante, même brutale, les exaltent plus sûrement.
Les uns, Camille Lemonnier, Émile Verhaeren dans Les Flamandes, Georges Eekhoud, et, plus encore qu'aucun, Eugène Demolder, brossent à larges coups de pinceau des fresques lumineuses, exubérantes de vie païenne, qui évoquent les somptueuses décorations de Rubens, les beuveries de Jordaens, les kermesses de Téniers, toujours la vie plantureuse et sensuelle.
À mesure que se pressaient les jours, cette gaieté de la terre s'accroissait, prenait des allures de ribote et de folie. Une pléthore gonflait les choses; le vertige de la sève exaspérait les chênes. On entendait comme par cascades ruisseler le sang vert des aubiers sous la chevelure des feuilles. Des gommes s'accumulaient le long des écorces comme des apostumes par les fentes desquels coulaient les résines; aux branches s'ouvraient des plaies pareilles à des bouches, à des flancs écrasés et spumants[9].
D'autres, au contraire, les conteurs Louis Delattre et Maurice des Ombiaux, cisellent leurs oeuvres avec émotion; les touches sont précises, délicates, comme celles de jolis tableaux très finis dont les nuances, un peu recherchées, s'harmonisent heureusement et l'on pense à tant de petits peintres de la vie flamande intime. Voici les poèmes d'Albert Giraud; leur tenue parfaite, leur distinction un peu hautaine rappellent certains portraits de Van Dyck:
Sur le rêve effacé d'un antique décor,
Dans un de ces fauteuils étoilés de clous d'or
Dont la rude splendeur ne sied plus à nos tailles,
Le front lourd de pensées et balafré d'entailles
Repose, avec l'allure et la morgue d'un roi,
En un vaste silence où l'on sent de l'effroi,
L'aventurier flamand qui commandait aux princes
Et qui jouait aux dés l'empire et les provinces,
Celui dont la mémoire emplit les grands chemins,
Celui dont l'avenir verra les larges mains
S'appuyer à jamais en songe sur l'Épée[1].
Dans le faste et la magnificence des visions verhaereniennes, c'est Van Eyck qui, à tout instant, resplendit. Georges Rodenbach, Charles Van Lerberghe, le Maurice Maeterlinck des premiers drames, s'apparentent aux primitifs flamands inquiets, tendres et religieux, continuent, en littérature, l'adaptant à leur caractère, l'oeuvre mystique de Memling. Écoutez la fin de la Chanson d'Ève:
Une aube pâle emplit le ciel triste, le Rêve
Comme un grand voile d'or de la terre se lève.
Avec l'âme des roses d'hier,
Lentement montent dans les airs,
Comme des ailes étendues,
Comme des pieds nus et très doux,
Qui se séparent de la terre,
Dans le grand silence à genoux.
L'âme chantante d'Ève expire,
Elle s'éteint dans la clarté;
Elle retourne en un sourire
À l'univers qu'elle a chanté.
Elle redevient l'âme obscure
Qui rêve, la voix qui murmure,
Le frisson des choses, le souffle flottant
Sur les eaux et sur les plaines,
Parmi les roses, et dans l'haleine
Divine du printemps.
En de vagues accords où se mêlent
Des battements d'ailes,
Des sons d'étoiles,
Des chutes de fleurs,
En l'universelle rumeur
Elle se fond, doucement, et s'achève,
La chanson d'Ève[1]
Tous ces écrivains, qu'ils se nomment Lemonnier, Demolder, Giraud, Verhaeren, Rodenbach, Van Lerberghe, qu'ils descendent de Rubens, Van Dyck, ou Memling, qu'ils silhouettent des béguines frôlant à pas étouffés les vieilles maisons de Bruges, ou bien entonnent les chants rutilants d'une foule en liesse, que leurs teintes s'estompent, épuisées, dans une atmosphère de recueillement, qu'elles éclatent joyeuses et sonores comme l'appel d'une fanfare, qu'il s'agisse d'une cité ardente et rétive, ou du travail méthodique des abeilles, qu'ils peignent surtout avec leurs sens, leur sensibilité, leur imagination hallucinée ou leur mysticisme troublant, tous ces écrivains sont, d'abord, des coloristes. C'est à la couleur qu'ils s'attachent; plutôt que d'analyser des impressions, ils les extériorisent en couleurs. Avec leurs plumes, ils s'expriment comme les artistes d'autrefois, avec leurs pinceaux. Les mêmes paysages, la même atmosphère qui inspiraient les aïeux, les inspirent aujourd'hui; de la même manière leur nature réagit, et cette belle page où Taine explique le coloris des peintres s'applique aussi exactement au coloris des écrivains:
Hors des villes comme dans les villes, tout est matière à tableau; on n'aurait qu'à copier. Le vert universel de la campagne n'est ni cru, ni monotone; il est nuancé par les divers degrés de maturité des feuillages et des herbes, par les diverses épaisseurs et les changements perpétuels de la buée et des nuages. Il a pour complément ou pour repoussoir la noirceur des nuées qui, tout d'un coup, fondent en ondées et en averses, la grisaille de la brume qui se déchire, ou s'éparpille, le vague réseau bleuâtre qui enveloppe les lointains, les papillotements de la lumière arrêtée dans la vapeur qui s'envole, parfois le satin éblouissant d'un nuage immobile, ou quelque fente subite par laquelle perce l'azur. Un ciel aussi rempli, aussi mobile, aussi propre à accorder, varier et faire valoir les tons de la terre, est une école de coloristes[12].
Quelques littérateurs belges, aussitôt après la renaissance de 1880, se laissèrent tout à fait asservir à des écoles françaises. Nous examinerons la question, le moment venu, dans un chapitre prochain, mais, reconnaissons-le dès maintenant, si les premiers romans de Lemonnier se ressentent fort de Zola, si Giraud, Valère Gille, Gilkin suivent avec servilité Leconte de Lisle et Hérédia, c'est que le roman naturaliste aussi bien que la poésie parnassienne, sensualistes l'un et l'autre, devaient attirer fatalement de jeunes écrivains qu'une naturelle disposition portait à observer, d'abord, en toutes choses, les couleurs. Toutefois, en France, romanciers ou poètes ne peignirent que par accident; en Belgique, ils peignent par nécessité. Chez nous, le mouvement intellectuel, plus tôt fécond, impressionna même, à maintes reprises, les arts plastiques et créa des peintres-littérateurs, Poussin, Greuze, Delacroix. Au contraire, c'est grâce au génie de ses artistes que la terre de Flandre témoigna deux fois, au XVe et au XVIIe siècle, de sa prodigieuse richesse, de sa farouche vitalité. Et rien ne détournera ceux de ses fils qui, par leurs écrits, continueront à la glorifier, d'être encore et toujours des peintres.
* * * * *
À étudier les écrivains belges d'expression française de ces trente dernières années, leurs vies, leurs oeuvres, on s'aperçoit que la plupart sont venus en France chercher la culture latine. Tout en revendiquant avec fierté le tempérament septentrional, sa sève bouillante et désordonnée, ils désirent nous prendre ce qui nie le plus leur nature, le sens des proportions, l'harmonie, la finesse. S'ils n'y réussissent pas toujours, du moins est-il bien rare que ne se remarque point dans leurs écrits quelque empreinte de notre culture. Pour les Wallons, Latins naturels, cette loi se passe de démonstration; quant aux auteurs de race flamande, ils la confirment brillamment. Des cinq plus grands écrivains belges, trois sont de purs Flamands et un quatrième, si son nom trahit des attaches françaises, est né de mère flamande. Or, tous les quatre ont choisi la France pour patrie d'adoption: Rodenbach habitait Paris, Lemonnier y passe tous les ans plusieurs semaines, Verhaeren, chaque hiver, s'installe à Saint-Cloud, Maeterlinck partage son existence entre la Normandie et la Provence[13]. Et j'en citerais d'autres, de notoriété moindre, ou plus jeunes, que Paris retient!… Séjournant en France, contractant les habitudes françaises, fréquentant des hommes de lettres, des artistes français, séduits aussi peu à peu par le charme prenant de nos paysages ou excités par le souffle brûlant de la ville, comment ces écrivains résisteraient-ils au besoin de donner à leurs pensées, à leurs sensations une forme française, de les habiller, pour ainsi dire, à la française, sans toutefois les déformer ni les amoindrir? Évidemment, la langue dont ils usent leur apporte un précieux avantage, mais écrire en français n'implique pas nécessairement une culture française: le romancier Georges Eekhoud qui ne vécut point en France, a beau s'exprimer en notre langue, il demeure exclusivement Flamand, je ne discerne en son oeuvre nulle trace de notre influence. Au contraire, les livres de Camille Lemonnier, très flamands par les descriptions robustes et colorées, la vie puissamment truculente, revêtent une forme plus soignée, j'allais dire plus civilisée que si Lemonnier ne s'était jamais éloigné de son pays. Les vers de Georges Rodenbach pleurent des impressions et des mélancolies de terroir avec une distinction rare, une préciosité presque maladive, qui rapproche cet enfant de Bruges des poètes de la décadence romaine… Certaines pièces de Maurice Maeterlinck, Monna Vanna et Joyselle, ou encore la Vie des Abeilles, l'Intelligence des fleurs, sont d'une exécution toute latine. Latin enfin, Émile Verhaeren lui-même, un Flamand s'il en fut, le chantre de Toute la Flandre, le plus nationaliste des poètes, et non seulement dans quelques recueils du début, les Flamandes, les Moines, mais encore et surtout dans l'un de ses récents volumes, les Rythmes souverains, les poèmes les plus latins qu'il ait créés, soit par le choix des légendes, soit par leurs harmonies. Contemplez ce délicieux tableau du Paradis:
Des buissons lumineux fusaient comme des gerbes;
Mille insectes, tels des prismes, vibraient dans l'air;
Le vent jouait avec l'ombre des lilas clairs,
Sur le tissu des eaux et les nappes de l'herbe.
Un lion se couchait sous des branches en fleur;
Le daim flexible errait là-bas, près des panthères;
Et les paons déployaient des faisceaux de lueurs
Parmi les phlox en feu et les lys de lumière.
Dieu seul régnait sur terre et seul régnait aux cieux,
Adam vivait, captif en des chaînes divines;
Ève écoutait le chant menu des sources fines,
Le Sourire du monde habitait ses beaux yeux;
Un archange tranquille et pur veillait sur elle
Et chaque soir, quand se dardaient, là-haut, les ors,
Pour que la nuit fût douce au repos de son corps,
L'archange endormait Ève au creux de sa grande aile[1].
Tous les littérateurs belges s'assimilent la culture française, assouplissent, grâce à elle, leur procédé d'expression, le rendent moins touffu, plus délicat, sans cesser jamais de sentir en Flamands.
Même chez ceux de ces écrivains qui ont cherché à se dénationaliser le plus possible, écrit Louis Dumont-Wilden[15], il ne serait pas difficile, par une analyse un peu attentive, de montrer que les traits de caractère, les façons de sentir propres aux Flamands, se retrouvent toujours. Chez les uns, c'est ce mysticisme intime, propre aux vieux maîtres de Flandre, qui, mieux que tous les autres, «surent jouer dans la paille avec l'enfant de Bethléem», chez d'autres, c'est le don de l'image colorée, vivante, et un peu incohérente, c'est l'amour de la vie truculente; chez d'autres encore, c'est cette éloquence familière si caractéristique parmi les orateurs flamands, ou cet humour un peu appuyé, mais plein de saveur qui, du lointain Breughel va jusqu'au puissant caricaturiste De Bruycker; ou encore ce «flou» dans le raisonnement abstrait qui paraît à des écrivains français une véritable déloyauté intellectuelle, mais qui n'effraie aucun esprit germanique.
Que de vérité dans cette page! Quant aux esprits germaniques, non seulement ils ne s'effraient pas (et ne comptons guère sur l'idéalisme de l'Oiseau bleu pour les choquer), mais volontiers ils s'approprient les auteurs flamands, naturalisent Maeterlinck écrivain allemand, annexent Verhaeren… Et voilà les méthodes de Bismarck appliquées à la littérature! Stefan Zweig n'écrit-il pas[16]: «Et cette terre germanique où Maeterlinck trouva sa vraie patrie, est devenue aussi pour Verhaeren, une patrie d'adoption»? Or, contre une pareille affirmation, les faits protestent avec véhémence. Prétend-on sincèrement classer comme Germains des écrivains qui, toujours, ont pensé et écrit en français, dont le rythme est réfractaire à la langue allemande (les meilleures traductions de Verhaeren—et il y en a d'excellentes—ne savent rendre fidèlement ni ses élans, ni ses exaltations), mais surtout des écrivains marqués nettement de notre culture à nous, Latins[17] et, j'ajoute, qui ne pouvaient point l'éluder. Si les Lemonnier, les Rodenbach, les Verhaeren, les Maeterlinck ont choisi la France, ce n'est pas uniquement que, leur langue les conduisant vers l'Ouest, la vie s'annonçait plus facile en notre pays qu'ailleurs, c'est qu'à leur tempérament flamand insuffisant (nous expliquerons tout à l'heure pourquoi), il fallait un complément, et que ce complément devait nécessairement être latin. Qu'eussent-ils bien appris en Allemagne? Ils sentaient le besoin d'affiner leurs moyens d'expression! Est-ce chez nos voisins de l'Est qu'ils auraient acquis un style plus distingué, plus ordonné, plus clair, habitué leur esprit à élire les mots de manière précise et pertinente?… Au contact de la lourdeur, de la pédanterie germaniques, leurs natures si nobles, si vaillantes, se seraient sans doute épaissies et nous aurions peut-être vu leurs oeuvres, privées de cette qualité essentiellement latine, la mesure, dévier vers la trivialité… Un sûr instinct les guide donc vers la France, puisqu'elle seule offre ce qui leur manque, la culture latine[18].
Et d'ailleurs, ils suivent simplement la voie de leurs illustres ancêtres, les peintres flamands du XVIIe siècle, qui, eux aussi, pour parfaire leur tempérament, sont allés chercher la culture latine en Italie. Rubens a vécu en Italie, Van Dyck a vécu en Italie. L'un et l'autre bénéficient de procédés d'artistes italiens, vénitiens en particulier, puis les accordent à des sensations d'hommes du Nord. Pour extérioriser leurs personnalités tumultueuses, ils adoptent la forme, ou mieux—qu'on permette le terme—la langue picturale plus apaisée des Latins. Véronèse se retrouve souvent dans Van Dyck, peintre religieux, encore plus dans Rubens. On admire au Musée de Dresde certaine Adoration des Mages par Véronèse dont s'est inspiré très vivement Rubens, un jour qu'il traitait le même sujet[19]; le magnifique tableau Thomyris faisant plonger dans le sang la tête de Cyrus[20] évoque des compositions de Véronèse, par les attitudes des hommes groupés à droite et la décoration du ciel. Comme les littérateurs d'aujourd'hui, les maîtres d'autrefois éprouvent en Flamands et traduisent en Latins. Les deux faits s'éclairent l'un l'autre lumineusement.
J'entends l'objection: «Vous voulez démontrer que les Flamands, artistes ou écrivains, ne peuvent se passer de la culture latine. Cependant, au XVe siècle, les primitifs flamands, les Memling, les Van Eyck, ont trouvé en eux-mêmes toutes leurs ressources, tous leurs trésors. Bien plus, ce sont eux qui influencèrent certains peintres italiens, espagnols, ou de l'école d'Avignon…» Assurément, mais au XVe siècle, tandis que Memling et Van Eyck travaillaient à leurs oeuvres immortelles, la Flandre vivait des jours glorieux. Jamais le commerce ni l'industrie ne connurent un aussi vif éclat, jamais l'art ne s'imposa plus splendidement qu'à l'époque de Philippe le Bon, où Bruges dardait avec orgueil la tour altière et fière de son beffroi. Voilà pourquoi Memling et Van Eyck purent se développer complètement par leurs propres moyens. Mais au XVIIe siècle, la Flandre gémit sous la botte espagnole; à toutes les consciences, à tous les esprits, à tous les coeurs, la tyrannie funeste de Philippe II avait imposé une si écrasante contrainte que des natures même géniales risqueraient fort de se dessécher en ne voyageant point. Aujourd'hui, la situation est différente; toutefois, la Belgique, bien qu'indépendante et riche, se trouve serrée entre des nations beaucoup plus importantes, beaucoup plus gourmandes, et ses écrivains, s'ils veulent ne point étouffer chez eux, s'ils rêvent d'imprimer leur marque sur le monde, sont obligés de se déraciner, de partir vers d'autres contrées respirer plus largement, d'obtenir d'une autre culture, la culture française, ce qu'ils ne sauraient exiger de leurs tempéraments flamands.
Aussi bien, puisque à propos des écrivains belges contemporains, nous avons rappelé l'exemple des peintres du XVIIe siècle, proposons encore cette comparaison. Comme Rubens, jadis, après s'être enrichi de la culture latine italienne, revécut dans l'école française du XVIIIe siècle, dans les Boucher, les Watteau, les Fragonard, les Greuze, et cela, par ses qualités purement nationales, la vigueur et l'exubérance sensuelle des formes, ainsi, Verhaeren, de nos jours, assagi grâce à la culture latine française, impressionne un groupe de poètes français, les Romains, les Vildrac, les Mercereau, les Théo Varlet, par ce qu'il y a de plus flamand dans son génie. Si tant de jeunes s'enthousiasment pour le rythme capricieux et révolté du poète des Villes tentaculaires, ils n'oublient pas non plus sa passion tenace et noble à découvrir de la poésie dans les manifestations de la vie d'aujourd'hui, commerciale ou industrielle, qui en paraissent le plus dépourvues, pour les célébrer superbement. À cet égard, l'influence de Verhaeren se manifeste avec évidence. Tel le peintre du XVIIe siècle, le poète du XXe s'assimile la culture des Latins, puis insinue à ces mêmes Latins des vertus de sa race. Il y a là un phénomène d'échange fort suggestif et aussi, pour le moins, une coïncidence curieuse.
La littérature belge vit tributaire de la littérature française. En sera-t-il toujours ainsi? Après une longue période de prospérité, la Belgique ne produira-t-elle point des écrivains qui sauront devenir universels sans le secours de la culture latine? Et tout naturellement, nous touchons à l'une des questions les plus brûlantes dont se tourmentent nos amis, la question flamingante. Il existe un parti, en Belgique, qui rêve d'une culture purement flamande, sans odeur latine, sans même parfum germanique, capable de laisser s'exprimer en flamand des pensées et des sentiments flamands. Ce parti considère comme une faute contre la patrie l'emploi de la langue française, dangereux facteur de dénationalisation, et témoigne d'une mauvaise humeur de plus en plus méfiante envers un Maeterlinck ou un Verhaeren, coupables d'écrire dans la langue de Racine. Aussi réclame-t-il la flamandisation de l'Université de Gand. Pour cette réforme, plutôt réactionnaire, se massent tous ses efforts. Et ce n'est là, dans l'esprit des flamingants, que le début d'une série de mesures destinées à bannir de Belgique la langue et la culture françaises. Maurice de Miomandre a fort bien dit[21]: «Le flamingantisme est la dernière tentative faite en Europe pour affirmer une nouvelle nationalité». Examiner cette grosse querelle entre Wallons et Flamands dépasse notre sujet: les éléments religieux et politiques y jouent un rôle trop sérieux, trop essentiel, pour qu'elle trouve asile dans une étude littéraire. Mais il faut envisager le mouvement flamingant comme le plus redoutable ennemi de la culture française, et, à ce titre, il préoccupe. Doit-il inquiéter? Peut-être, les flamingants obtiendront-ils la flamandisation de l'Université de Gand[22]. Toutefois, je croirais volontiers que les conséquences de cette entreprise sauvage se développeraient, avant tout, sur le terrain administratif et politique[23]; quoi qu'on en dise, son efficacité à l'égard du mouvement littéraire demeurerait peu dangereuse. Il importera toujours que les écrivains flamands usent du français et se forment à notre culture, s'ils désirent être lus et connus ailleurs qu'à Bruges, Gand ou Anvers. Qui se soucie aujourd'hui des littérateurs de langue flamande? Pourquoi les flamingants ne comprennent-ils pas que Lemonnier, Rodenbach, Van Lerberghe, Verhaeren, Maeterlinck, encore qu'écrivant en français, les honorent plus magnifiquement que Pol de Mont ou Léonce du Catillon, fidèles au dialecte des bords de l'Escaut? Singulière intelligence du patriotisme! Le jour où tous les auteurs flamands emploieraient le flamand, la Flandre serait à ce point nationalisée que les autres peuples oublieraient son existence… Nous ne vivons pas au XVe siècle. De plus en plus, le français devient la langue internationale des lettrés; de plus en plus, pour créer une oeuvre belle et durable, les Flamands devront combiner avec leur manière de s'émouvoir notre manière d'exprimer, se nourrir d'une culture qui, sans cesse, élargit son rayonnement et davantage s'affirme. Que les flamingants luttent, qu'ils rendent obligatoire le flamand dans les provinces flamandes, ils ne pourront cependant réagir contre une loi naturelle, fatale, dont l'histoire et la géographie garantissent le maintien, ils n'empêcheront jamais la Belgique de rester une province littéraire de la France: les écrivains belges emprunteront notre langue, notre culture, ou ils ne seront point. Mais ils seraient moins encore, s'ils s'avisaient d'imiter servilement nos prosateurs ou nos poètes. Encore une fois, leurs pensées, leurs sensations doivent garder le caractère de leur race, éviter à tout prix de se parisianiser. Dans une lettre adressée, voilà vingt-deux ans, au journal La Nation[24] qui procédait à une consultation sur ce sujet, Maurice Barrès envisageait déjà la question de manière excellente et définitive.
Nous vous aimons, écrivait-il, surtout quand vous êtes Belges, car nous n'avons pas cessé de souhaiter une forte décentralisation de la pensée française, devenue trop uniquement parisienne.
Permettez-moi d'oublier les frontières politiques pour ne voir que la géographie intellectuelle de l'Europe, et de dire que vous faites de l'excellente décentralisation française. À mon point de vue de Français, j'y vois un honneur pour la France, comme de votre point de vue belge, vous devez trouver là un témoignage de l'excellente énergie de la nation et du sol belges. Vous nous faites voir un aspect particulier de notre pensée, comme le genevois Rousseau est indispensable à l'intégralité de la pensée française.
Vos penseurs et écrivains font partie de notre courant intellectuel. Vous profitez de nous, nous profitons de vous; nous sommes des associés. Et il ne peut y avoir entre les deux pays que des sentiments de haute estime et d'affection qui unissent des collaborateurs.
II
LES ROMANS ET LES CONTES
Le roman apparaît comme la véritable incarnation du tempérament flamand.
Nous avons indiqué déjà quelle parenté rattachait les romanciers contemporains aux peintres du XVIIe siècle, il faut le répéter encore, car, si tous les écrivains belges peuvent justement se réclamer des artistes anciens, les romanciers surtout en descendent. Bien autrement que la poésie ou le théâtre, le roman invite aux descriptions: ainsi s'exaspère ce besoin de peindre qui gît au fond de tout auteur belge. Les romanciers belges sont des peintres et, en général, ne sont que des peintres. Cette remarque s'applique particulièrement, sinon exclusivement, aux romanciers flamands; ne cherchez point en leurs oeuvres d'études de caractère, de complications sentimentales: leur psychologie reste courte, pour ne pas dire inexistante. Les livres de Camille Lemonnier, de Georges Eekhoud, d'Eugène Demolder, de Georges Virrès, forment, comme la merveilleuse légende de Charles de Coster, leur maître à tous, une suite de tableaux d'où jaillit, en torrent, la nature plantureuse, sensuelle et fauve. Ils dispensent soit la richesse fastueuse, soit l'âpreté rude de la race flamande, sans grand souci d'ordre ni d'harmonie. Les descriptions colorées, tantôt splendides, tantôt ignobles, étalent la vie glorieuse ou tarée; rarement cependant elles deviennent malsaines, comme dans bien des romans parisiens, parce qu'elles conservent de la bonhomie et, disons le mot, de la candeur. Quelle candeur, en effet, chez des artistes truculents, parfois même grossiers! Sous leur écorce rugueuse, ces gaillards cachent une âme presque enfantine; grâce à leur inaltérable fraîcheur, ils peuvent écrire des pages ordurières, sans, le plus souvent, nous choquer. C'est que leur dédain de toute affectation, leur insouciance de toute coquetterie vaine, leur probité littéraire parfaite donnent à la plupart d'entre eux une allure de spontanéité franche, de familiarité bienveillante dont le charme exerce un irrésistible attrait.
Le superbe mâle que Camille Lemonnier! La robuste charpente massive et riche! Il porte beau, il porte sain. Le front embroussaillé de mèches rousses, la moustache fièrement dressée, les narines palpitantes et avides, deux yeux, oh! très doux et très bons, mais qui flambent, toute sa personne respire la vigueur et la crânerie.
Né le 24 mars 1844, à Ixelles, près de Bruxelles, Camille Lemonnier n'était plus un débutant en 1880. Encore qu'Un Mâle, sa première oeuvre importante, date de 1881, des contes flamands, quelques romans, surtout de nombreuses et vaillantes critiques d'art lui assuraient, autant que son âge, une incontestable autorité. Aussi, dès les premiers efforts de la Jeune Belgique, Lemonnier voit-il se grouper autour de lui tous les jeunes écrivains.
«À ce moment, écrit Léon Bazalgette[25], Camille Lemonnier apparaît bien le chef et le père. Il avait été l'éveilleur, l'homme providentiel qui, du rameau de son art, avait touché au front les endormis.»
Esquisser la silhouette de Camille Lemonnier, n'est-ce pas déjà présenter son oeuvre? En elle se retrouve la véhémence sanguine et voluptueuse de l'homme, comme la caresse naïve de son regard. Deux douzaines de romans au moins et maints recueils de nouvelles affirment la sève inépuisable, rajeunie sans cesse, de cet écrivain.
Chez Lemonnier, je distingue d'abord, avant tout, un peintre effréné de la nature. Il aime la nature, il aime la terre, le murmure animal et végétal qui l'enchante. Lui-même se grisa, à vingt-cinq ans, de la vie au plein air, et, dans les livres où il l'exalte, on perçoit une émotion plus intime que s'il tente de réduire son fougueux enthousiasme à la mesure des villes ou des salons. Un Mâle est l'hymne à l'existence libre, violente, sauvage, par les futaies et les taillis. Ce Cachaprès, quelle belle bête humaine! D'instinct, il braconne, hait les gardes, aime les filles; il fait vraiment partie de la forêt, comme les arbres, comme les plantes, comme les biches et ne raisonne guère plus qu'eux. Dans ce roman tuméfié, par endroits, de rutilantes kermesses, mais sentant si bon les bois et les fermes, si parfumé de fleurs, si chantant de claires mélodies d'oiseaux, si miroitant de teintes subtiles et de colorations rares, rien ne semble artificiel. Voici l'heure où le soleil se lève:
La laiteuse clarté bientôt s'épandit comme une eau après que les vannes sont levées. Elle coulait entre les branches, filtrait dans les feuilles, dévalait les pentes herbues, faisant déborder lentement l'obscurité. Une transparence aérisa les fourrés; les feuilles criblaient le jour de taches glauques; les troncs gris ressemblaient à des prêtres couverts de leurs étoles dans l'encens des processions. Et petit à petit le ciel se lama de tons d'argent neuf.
Il y eut un chuchotement vague, indéfini, dans la rondeur des feuillages. Des appels furent siffles à mi-voix par les verdiers. Les becs s'aiguisaient, grinçaient. Une secouée de plumes se mêla à la palpitation des arbres; des ailes s'ouvraient avec des claquements lents; et tout d'une fois, ce fut un large courant de bruits qui domina le murmure du vent. Les trilles des fauvettes se répondaient à travers les branches; les pinsons tirelirèrent; des palombes roucoulèrent; les arbres furent emplis d'un égosillement de roulades. Les merles s'éveillèrent à leur tour, les pies garrulèrent et le sommet des chênes fut raboté par le cri rauque des corneilles[26].
Aussi peu fardés, aussi éclatants sont les paysages dans Le Mort, bien qu'autrement farouches, dans L'Île Vierge, dans Adam et Ève, dans ce délicieux récit qui s'intitule: Au coeur frais de la forêt.
Mais ailleurs Lemonnier célèbre l'usine dévorante (Happe-Chair), conte les aventures d'une étoile de café-concert (Claudine Lamour), les souffrances de la femme adultère (La Faute de Mme Charvet); il écrit L'Hystérique, Le Possédé, l'Homme en amour, et nous initie à des vices honteux, à des dépravations infâmes… En de tels romans, bien qu'il demeure peintre puissant et prodigieux évocateur, Lemonnier, dirait-on, se fait violence pour brosser des toiles qui l'inspirent peu. Nous le sentons gêné, incommodé par les turpitudes dont il nous entretient. Ce souffle de mysticisme attendri s'évanouit qui, au cours de certains romans, prête aux descriptions tant de grâce prenante sans les dépouiller de leur énergie. Camille Lemonnier est l'homme de la nature sincère et généreuse; il étouffe dans les atmosphères lourdes de compromissions, de mensonges et de vice. Aussi, quand, après tous ces ouvrages à l'âcre relent, paraissent L'Île Vierge, Adam et Ève, surtout Au Coeur frais de la forêt, l'un de ses romans les plus exquis, il semble savourer la joie de fuir un vilain cauchemar. Nous retrouvons alors le Lemonnier d'Un Mâle, mais moins farouche, plus troublé, plus prosterné devant cette Nature qu'il adore religieusement comme une Divinité, que seule il croit capable de régénérer l'humanité. Et sa foi se grandit de l'horreur des dépravations dont ses récents volumes lui avaient imposé le spectacle. Elle est édifiante l'histoire des deux jeunes vagabonds, Petit-Vieux et Frilotte… S'étant enfoncés dans la forêt pour y vivre, insensiblement ils se débarrassent de toutes les tares développées en eux par la ville, se purifient, redeviennent bons et sains au contact de la nature. Le beau chant à la gloire de la Forêt, magicienne qui guérit les mauvaises passions et ennoblit! Il y a dans ce livre tant de séduction douce, tant d'innocence câline, qu'on aime à s'y plonger comme en une source de réconfortante pureté pour oublier les vilenies et les laideurs de l'existence:
Nous vivions innocents et charmés. Un sens nous inclina vers le mystère, vers la beauté du ciel et des heures, une sensibilité émerveillée d'enfants devant un prodige. C'était si gentil, cette Iule, cueillant la rosée à ses cheveux et l'égouttant en arc-en-ciel dans le matin frais avec des yeux éblouis! Couchée sur le ventre, près de moi, elle regardait glisser à ma peau les filées de soleil comme des scarabées vermeils et elle criait de plaisir. Elle sentait bon le jour qui se lève, l'écorce humide, le brouillard monté de l'eau, le vent venu de loin avec ses corbeilles d'arômes. Elle avait l'odeur du froment mûr et du pain[27].
Bien des ouvrages de Lemonnier, Un Mâle, Le Mort, Happe-Chair, par exemple, sont, autant que des tableaux, des épopées. Lemonnier considère la Forêt, l'Usine comme des êtres animés qui dominent et inspirent son récit. Il en fait une représentation symbolique de la vie rustique ou de la vie des villes. À cet égard, sa conception rappelle celle d'Émile Zola; chez lui, comme chez Zola, on observe une tendance à grossir le symbole, à le transfigurer, à l'idéaliser, de sorte que les pages les plus réalistes prennent souvent une allure hallucinante et fantastique. Combien de critiques ont proclamé déjà que Happe-Chair, le poème de l'Usine, était une transposition de Germinal, le poème de la Mine! Sans doute, Happe-Chair parut un an après Germinal, mais, à en croire Léon Bazalgette, le roman de Lemonnier devance historiquement celui de Zola. Peu importe d'ailleurs; car, même si Happe-Chair fut composé avant la publication de Germinal, la «manière» de Zola a manifestement influencé Lemonnier dans cette oeuvre, et dans d'autres comme Mme Lupar ou La Fin des Bourgeois.
Aussi bien, puisque nous parlons d'influence française, convient-il de noter à quel point Lemonnier s'est souvenu d'Alphonse Daudet, en écrivant la plupart des nouvelles qui illustrèrent maints journaux parisiens, avant de paraître en volumes. Toute cette partie de l'oeuvre du romancier n'est pas appelée à de glorieuses destinées. En vérité, Camille Lemonnier dégrade son admirable personnalité, s'il s'égare loin de la vie naturelle et libre.
Toutefois, ce bon géant, dont des sujets si variés ont tenté la verve, ne fit jamais preuve d'une spontanéité plus exquise qu'en composant ses délicats, ses touchants Noëls flamands, ou encore Le Vent dans les moulins, Le Petit Homme de Dieu, deux romans qui chantent la vie intime du pays de Flandre, celui-là, les paysages chéris et les multiples travaux des champs, celui-ci, les logis modestes et humbles, les âmes simples et croyantes. Ne négligeons pas non plus L'Histoire de huit bêtes et d'une poupée, La Comédie des jouets, Les Joujoux parlants, autant de contes pour les enfants, où Lemonnier se fait grand-papa avec une bonhomie souriante et amusée.
Il faut, enfin, mentionner ici, encore qu'il ne soit pas un roman, cet ouvrage formidable et d'un lyrisme plus que turbulent, cette flamboyante Belgique, où Lemonnier dépense, sans s'appauvrir jamais, en l'honneur de son pays, toute sa force et toute sa foi.
Cet écrivain, qui fréquenta peut-être davantage les peintres que les hommes de lettres, possède, pour évoquer la nature, des trésors de notes tels, que peu de pinceaux en pourraient rendre plus subtilement les mille teintes instables, les innombrables impressions fugitives. Camille Lemonnier est un prestidigitateur du verbe. Non seulement il connaît la propriété de tous les mots, de tous les mots spéciaux à toutes les situations, à tous les métiers, mais il sait l'art de les distribuer dans une phrase, les accouplant, les opposant, les postant en vedette, selon les exigences du récit ou les harmonies du décor. Rappelez-vous avec quelle magnificence somptueuse, il traduit, au commencement d'Un Mâle, le faste d'une aurore printanière. Admirez en quel style sensuel et gras, il projette la folie d'une fête villageoise:
Midi tomba sur la soûlerie. Le grésillement des côtelettes à la poêle chuinta derrière les huis. On entendit remuer les vaisselles dans les bahuts. Sur le relent des fumiers chauffés par le soleil passa une odeur grasse de soupe au lard. La faim crispant les estomacs, les cabarets se vidèrent. Les hommes allèrent nourrir leur ivresse de tranches lourdes. Quelques-uns, après avoir mangé, se jetèrent pendant une heure sur des bottes de paille, au fond des hangars. Le soleil cuisait, du reste, allumant une réverbération aveuglante, à ras du pavé. Les toits de chaume, tapés à cru du jaune d'or de la lumière de midi, avaient des tons de poissons rissolés dans le beurre[28].
Il faut reconnaître que, dans les premières productions de Lemonnier, des expressions de mauvais goût déparent trop souvent l'originalité de la langue. Elles sont devenues de moins en moins fréquentes, à mesure que Lemonnier s'affinait à notre culture. Et puis, n'apparaissent-elles pas un peu comme la rançon inévitable de ce tempérament toujours en tumulte?
L'oeuvre de Camille Lemonnier restera l'une des plus honnêtes, des plus franches, des plus émues, des plus vaillantes qu'on ait données. Il ne semble guère possible de la mieux caractériser qu'en laissant la parole au Maître lui-même, dont la solidité et la fraîcheur permettent d'espérer de beaux livres encore:
Je ne me suis jamais séparé des choses et des hommes qui m'entouraient: j'ai eu la passion de la vie, de toute la vie mentale et physique. Si elle fut pour moi la cause d'erreurs nombreuses, elle fut aussi l'aboutissement des puissances de mon être et me valut des joies infinies. Peut-être avec un goût mieux calculé pour ses entraînements, aurais-je pu atteindre à des altitudes que je n'ai fait qu'entrevoir. J'ai le sentiment d'avoir été un homme, un simple homme de travail, de lutte et d'instincts, plus encore qu'un homme de lettres au sens exclusif du mot. J'ai vécu surtout avec ténacité la vie des gens de mon pays[29].
Tout Lemonnier tient dans ces lignes. Que beaucoup d'écrivains veuillent les méditer!
La renommée de Georges Eekhoud ne s'étend pas aussi loin que celle de son illustre aîné. Georges Eekhoud est un sauvage, et un sauvage révolté. Sa passion de la nature égale, en ardeur, celle de Camille Lemonnier, mais elle reste âpre: jamais un sourire, jamais un abandon. Ou entend mordre, sous cet amour féroce et jaloux, la haine de tant d'autres choses! Sa jeunesse malheureuse développa chez Georges Eekhoud des instincts de bête traquée et défiante. Il ne s'est jamais apprivoisé depuis. La société lui inspire une sainte horreur; pour trouver grâce auprès de ce réfractaire, il faut exhiber des titres de misère; les vagabonds, les dévoyés, tous les parias de l'humanité qui grouillent dans les bouges et les cloaques ont plus de chance de l'intéresser à leur sort que l'homme honnête ou heureux. En eux seuls il sent des amis, pour eux seuls il réserve sa tendresse. On comprend alors qu'Eekhoud fasse siennes ces paroles de Thomas de Quincey, reproduites en exergue sur Mes Communions:
Généralement, les rares individus qui ont excité mon dégoût en ce monde, étaient des gens florissants et de bonne renommée. Quant aux coquins, que j'ai connus, et ils ne sont pas en petit nombre, je pense à eux, à tous, sans exception, avec plaisir et bienveillance.
Remarquer à quel point Georges Eekhoud possède peu les dons qui rendent un écrivain séduisant ou seulement sympathique, n'est-ce pas superflu? Tenacement attaché à sa terre, à sa Campine pauvre et ingrate, Eekhoud se glorifie de rester le romancier de sa terre, de rester le romancier de sa Campine, de sa Campine pauvre et ingrate, parce qu'elle est pauvre et ingrate et que les habitants des pays riches la méprisent et qu'elle fait figure de déclassée, sa Campine pauvre et ingrate, comme ces malheureux dont le visage émacié rebute. Et il peint son pays avec un acharnement rageur, féroce, pour le venger; dans presque tous ses livres il le célèbre, lui, et ses villages, et ses paysans opiniâtres, têtus, courbés sur la glèbe aride. Les descriptions sont d'un réalisme brutal et terrifiant. Par exemple, les jours de kermesse, tous ces «gaillards massifs, râblés comme des boeufs du terroir» s'abandonnent à d'excessives folies; leurs instincts ne connaissent plus ni mesure ni pudeur; excités par la bière, les salaisons, les victuailles fumées, la chair des filles, ils se livrent aux plus grossières débauches. À ces récits, mais à ceux-là seulement, Eekhoud prête une physionomie moins rébarbative, plus plaisante et comme un petit air «sans façon», qui ne messied point. Pour comprendre la vie de la Campine et de ses habitants, il faut lire Kees Doorik, Les Kermesses, Les Fusillés de Malines, Cycle patibulaire, Mes Communions, Escal Vigor; Kees Doorik est l'histoire d'un valet de ferme bâtard, qui devient amoureux de sa patronne, jeune veuve provocante; mais Mie Andries épouse Jurgen, le beau villageois. Kees, déjà fort agité par d'exagérées libations, apprend la nouvelle en revenant d'une fête, de la bouche même de son rival. En proie à un désespoir furieux, il le tue. Ce scénario banal donne à Eekhoud l'occasion de brosser quelques-unes de ses fresques les plus violentes, les plus atroces. Naturellement, Kees Doorik, parce que bâtard, parce que méprisé et injurié, provoque sa sympathie. Dans La Nouvelle Carthage, Eekhoud exalte la vie de la cité anversoise, du moins, entendons-nous, il exalte les bas-fonds anversois: les gueux, les coquins, tous ceux que la société poursuit de ses lois haineuses, lui les accueille et les magnifie. Mais les gens honorables, mais les bourgeois, mais les commerçants, mais les boursiers, mais tous ceux qui doivent leur sécurité au triomphe de conventions scélérates, tous ceux-là, le romancier les écrase sous son mépris. N'importe, le livre nous vaut des peintures d'une énergie fauve vraiment saisissante et les pages consacrées au monde des débardeurs comme celles qui évoquent une séance de la Bourse comptent parmi les plus audacieuses que Georges Eekhoud ait écrites.
Cet insurgé intrépide compromet cependant la richesse de son oeuvre par des passages d'un caractère révoltant. Son exaspération l'entraîne parfois hors des frontières du bon goût. Témoin, l'assassinat de Jurgen par Kees Doorik:
Il (Kees) lui plongea le couteau dans le corps, retira l'arme, le frappa de nouveau. Il avait eu soin d'écarter les vêtements du malheureux au-dessus de la ceinture pour que la lame ne rencontrât pas de résistance. Au premier coup porté dans les reins, la victime supplia: Oh, Kees! Ne le fais pas! Pitié! Ah Maie!…
Kees n'écoutait plus. Il se tenait à califourchon sur ce vivant dont il était absolument maître. Il serrait les hanches de Jurgen entre ses genoux comme il eût serré le bon Kouss, le cheval moreau. D'une main il empoignait son ennemi à la gorge pour étouffer ses cris et de l'autre, il lui labourait les flancs, en se servant de son couteau comme d'une houe dans la terre du Polder et en criant: Harré! Et vlan, et encore!
Les gémissements du vaincu diminuaient. Pour le faire taire complètement, Kees lui enfonça une dernière fois son lierrois dans la nuque, comme on fait aux cochons sacrifiés. Tout râle cessa. Un flot de sang sortit par la bouche. Les membres se détendirent, rigides, refroidissant. Rien ne remua plus[30].
En vérité, la bestialité de cette scène écoeure: nous ne sommes point à la boucherie. Trop d'abcès analogues gangrènent malheureusement les romans ou nouvelles de Georges Eekhoud, qu'aucun souffle de pitié attendrie, si fréquent chez Lemonnier, Demolder ou d'autres, ne désinfecte jamais. Quant à la langue, elle manque essentiellement de distinction, de souplesse aussi: des mots vulgaires, des expressions rocailleuses, des phrases qui grincent comme des rouages privés d'huile… Georges Eekhoud est, je crois, le seul écrivain belge d'expression française, qui se défende de notre culture[31]; on s'en aperçoit. Estimons les nobles parties de son oeuvre, respectons l'intransigeance irréductible de son tempérament. Quant à l'aimer!…
Eugène Demolder, quel gai compagnon! Celui-là va nous ragaillardir! Son oeuvre éclate d'orgies joyeuses; elle est l'apothéose de toutes les passions du Flamand matérialiste et jouisseur. À côté d'Eugène Demolder, Lemonnier semble un timide; même chez de Coster, on ne trouve point une sève aussi effervescente ni une telle désinvolture dans l'étalage des indécences. Et puis, circulant par toute cette grossière débauche, un courant clair de mysticisme rafraîchissant… En Demolder se confondent merveilleusement la nature sensuelle et le caractère religieux de la race flamande:
Ainsi, écrit Désiré Horrent[32], Demolder, par ce mélange de piété et de jovialité, montre qu'il appartient à la race des Flamands du littoral qui, en quittant les messes et les processions, se ruent aux folies et aux saouleries des kermesses, à la race de ces marins et de ces pêcheurs dans les prunelles desquels le ciel et la mer reflètent leur songe d'infini.
Plus que tous les autres romanciers, plus que tous les autres écrivains de son pays, Demolder est peintre. Il transporte les musées dans ses livres. Seul, peut-être, parmi les auteurs belges, il demeure aussi indifférent à la vie moderne; il veut l'ignorer. Plaçant les tableaux d'un Breughel ou d'un Jordaens entre le monde et lui, il les repeint, dirait-on, avec sa plume sur son papier. La légende d'Yperdamme? Une toile de Breughel. Voici, dans le même décor de la contrée natale, la même cité imaginaire, la même foule bariolée et burlesque, les mêmes tonalités somptueuses, la même puissance enveloppante de l'âme patriarcale. Les Récits de Nazareth, Le Royaume authentique du grand Saint-Nicolas, Les Patins de la Reine de Hollande, autant de légendes dans lesquelles Demolder accorde son goût des descriptions sanguines à un sens mystique délicieux. Une oeuvre imagée et enflammée s'il en fut, la Route d'émeraude, exalte le monde des peintres hollandais du XVIIe siècle. Autour de l'histoire amoureuse du jeune Kobus Barent et de la courtisane Siska s'agitent les types les plus suggestifs de l'époque. Devant nos yeux défilent les tableaux réalistes les plus osés. Nez empourprés, trognes échauffées, silhouettes titubantes, buveurs en ribote, qui vous empiffrez dans les tavernes ou bavez votre saoulerie sur le sein nu des garces, au fond de bouges sordides, nul ne sait, comme Demolder, vous animer! On croirait voir les personnages de Téniers et de Jordaens se détacher de la toile, gesticuler, hurler… Ah! le beau tapage, et que voilà de grasses agapes dont se fût régalé notre Gargantua! Mais nous assistons aussi à la visite édifiante de Rembrandt dans l'atelier de Franz Krul, nous l'entendons révéler devant Kobus illuminé le mystère de son art et confier, avec quelle émotion! comment il conçut les Pèlerins d'Emmaüs. Voici, d'autre part, la vie grouillante et bigarrée d'Amsterdam, dans les bas-fonds de laquelle le malheureux Kobus, ensorcelé par Siska, se dégrade et oublie son art. C'est Rembrandt, dont les nobles paroles avaient jadis, à Harlem, inspiré la vocation du jeune homme, qui sera l'artisan de son relèvement. Dans l'ignoble taudis d'un brocanteur, Kobus Barent aperçoit des tableaux et gravures du Maître.
Kobus penché sur les oeuvres se releva frémissant. Alors, au milieu de cette exhibition après faillite, de ce bazar qu'attendaient les enchères, au sein de cette foule qui suait le désir du lucre, une rédemption s'opéra d'un coup. L'appel mystérieux qui avait sonné dans les trompettes des anges de Lucas, à Leyde, chanta à nouveau dans l'âme de Kobus. La flamme d'art, vacillante au souffle énervant de Siska, se ralluma. Soudain Kobus retrouva cette extase frissonnante naguère incompréhensible pour lui, cette ivresse dans laquelle tous ses sens s'exaltaient, cette vie inconnue, jaillie des forces secrètes de sa nature et qui ne s'était pas tarie[33].
Et le peintre ressuscité regagne le vieux moulin du père Barent où il illustrera sur ses toiles le décor réconfortant du pays et les moeurs de ceux qui l'entourent. Ainsi l'art triomphe et avec lui la toute puissance de la nature.
Après cette reconstitution enthousiaste du XVIIe siècle hollandais, Demolder, que décidément le présent séduit peu, tenta celle, plus inattendue, du XVIIIe siècle français, dans Le Jardinier de la Pompadour. De Harlem et d'Amsterdam, nous passons en Île de France: la région de Melun, Bellevue, les méandres de la Seine formeront le cadre de ces peintures nouvelles. Un pareil roman paraît singulièrement propre à exciter notre curiosité, puisqu'il met en lumière l'empreinte de notre culture sur Demolder. Jamais l'auteur de La Route d'émeraude n'aurait écrit le Jardinier de la Pompadour, s'il n'avait vécu dans les environs de Corbeil. Mais comment ce Flamand saurait-il accorder sa rude jovialité aux minauderies de notre XVIIIe siècle? Ne risquait-il point d'habiller simplement en courtisans de Louis XV les gars truculents de là-bas? N'allait-il point prêter aux dames d'honneur de la «Belle Jardinière» les allures débraillées des gouges dans les kermesses? Telle est la vertu de notre influence, que Demolder mit dans sa peinture presque autant de mesure élégante que, jusqu'alors, de verve outrée. Je dis «presque autant», car, malgré tout, et Dieu merci, il ne bâillonne pas constamment sa virulence; certain repas de noce du Jardinier de la Pompadour et le genre de plaisanteries qui s'y échangent font plutôt songer aux tableaux de Brower qu'à ceux de Lancret. Toutefois, quelques pages exceptées, Demolder devient le confrère de Watteau et de Fragonard. Ses descriptions, en demeurant charnues, prennent de la grâce, de la joliesse caressante.
Soudain la brise réveilla tout à fait la Seine; dans un frémissement, sous le soleil pâle en sa rondeur d'hostie, l'eau se pailleta d'argent. Ébloui, Jasmin regarda les spirales opalines que le vent poussait contre les buissons[34].
Ou bien:
Jasmin s'arrêta devant deux tubéreuses. Blanches, sur leurs longues tiges vertes et rougissant, comme honteuses de la volupté qui s'émanait de leurs corolles, capiteuses elles s'offraient au milieu d'un groupe de bromélias bigarrés qui semblaient épris des nouvelles venues[35].
Voici d'autres tableaux où Demolder ne ménage aucune des touches tenues et mignardes, des harmonies maniérées et précieuses, si recherchées au XVIIIe siècle:
Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. Et Jasmin prenait grand plaisir à la voir célébrer par les seigneurs orgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient aux massifs et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers, de verts résédas et de violettes fournis d'argent et d'or[36].
Plus loin:
Et parfois, flambant des rubans vifs de Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagnie dansait la ronde (le Roi aimait cela!) par les bosquets du baldaquin ou sous les arbres de Judée. Les danseurs se tenaient à bras très allongés, à cause des paniers à gondole ou à guéridon et Mme de Pompadour, d'une voix qui faisait songer Jasmin à l'orgue de son église au printemps, chantait:
Nous n'irons plus au bois
Les lauriers sont coupés![37]
N'est-ce pas une pastorale galante de Watteau?
Dans cet aimable roman où le jardinier, qui répond au nom parfumé de Jasmin Buguet[38], cache un tendre amour pour la belle Favorite, il y a des héroïnes, les fleurs; elles répandent leur arôme par tout le livre. Quant aux soins pieux dont Jasmin les entoure, ils rappellent fort le culte de Kobus pour son art. De sorte que les romans d'Eugène Demolder s'imprègnent toujours d'une émotion religieuse, ceux-là pénétrés de mysticisme, ceux-ci rayonnant d'un idéal, et voilà bien le secret de leur vivifiante joie.
On a fréquemment rapproché Georges Virrès de Georges Eekhoud, parce que lui aussi célèbre la Campine. Si Les Gens du Tiest illustrent l'existence d'une petite ville de province, En pleine terre, La Bruyère ardente, L'Inconnu tragique sont des hymnes brûlants à ces landes désolées, à ces hommes qu'une destinée invincible rive à leur sol. Mais Virrès ressemble bien peu à Eekhoud! Ce châtelain, d'allure élégante, est un croyant. Il se passionne pour la vie de sa terre, pour les coutumes de ses paysans, avec l'exaltation d'un catholique fervent. La vieille âme religieuse des Flandres se perpétue en lui. Comme les autres romanciers, Virrès se préoccupe fort de la plastique, il peint, il peint même des scènes violentes de débauche ou de sang, mais jamais il ne s'y complaît, et je ne m'étonnerais point qu'il y vît un moyen de rendre plus édifiante la partie mystique de son oeuvre. Dans La Bruyère ardente, Roek, village de Campine, et Botsem, hameau voisin, luttent haineusement: «Au fond des années, au delà des mémoires des plus anciens, avait germé l'antipathie du village et du hameau. Ceux de Roek et ceux de Botsem naissaient, ayant l'inimitié dans toutes les veines; c'était le plus sûr héritage des parents[39].» Cette rivalité développe chez les uns et les autres des sentiments détestables, excite tous leurs sens, les pousse au meurtre: de là, le lugubre et le tragique du livre. Mais au milieu de ces instincts sauvages se dresse, divinement pure, la silhouette de Mina dont Georges Ramaekers a dit en une langue, un peu prolixe, qu'elle «synthétise, idéalement et sans aucune invraisemblance, parmi les crudités d'un réalisme aigu, la mysticité médiévale, ataviquement perpétuée en cette terre campinoise avec l'héroïcité calme et la vertu sublime des vertus primitives[40]».
Georges Virrès accorde à son style le plus grand soin. La distinction naturelle s'accommode mal de formules banales. Il écrit avec infiniment de recherche parfois et ses descriptions prouvent moins de puissance que de sensibilité souple et de déférente émotion.
Une aube se levait tranquille; au ciel, il y avait des sourires d'anges. Le paysan avait mis la tête à la fenêtre, et la grâce balsamique de l'aurore l'enveloppait; il respirait profondément. La saveur de la Campine automnale flottait dans les premières lueurs de la journée. Un parfum de feuilles jaunies et l'arôme des pins s'unissaient sur l'aile de la petite brise. Bientôt les terres arables dégagèrent leurs odeurs lourdes, et puis s'insinua la senteur des sablons, d'une rudesse sauvage, enfin brusquement il y eut l'envahissement des bouffées chaudes qui venaient de la cour de la ferme[41].
Nous devons à un jeune écrivain, Prosper-Henri Devos, le livre remarquable qu'est Monna Lisa. Pour la première fois, sans doute, un romancier belge compose son oeuvre non point seulement pour peindre ou crier des sensations, mais aussi et surtout dans le dessein de développer une idée. Voici la pensée de Devos: la femme revient fatalement à l'homme qui modela son âme vierge; de même l'artiste a toujours besoin de la femme avec laquelle il communia d'abord, dans l'enthousiasme de son art[42]. Les nobles tendances idéalistes du roman, trop touffu peut-être, mais singulièrement ardent et musclé, peuvent se résumer en ces quelques lignes:
… Ce n'est pas impunément que deux âmes se mêlent à l'heure où un grand rêve vient en elles de s'allumer. Il les fond au même creuset et rien ne peut leur restituer ensuite leur substance première. Chacun a laissé dans l'autre la moitié d'elle-même. Ainsi leur amour sublime est moins en eux qu'au-dessus d'eux[43], et ils peuvent bien, éloignés l'un de l'autre, devenir petits et vils, cet amour reste immense et sacré[44].
Il convient aussi de rendre hommage au talent sincère et généreux d'Horace Van Offel qui, dans ses contes, initie à la vie lamentable des forçats militaires ou décrit avec crudité les maisons mal famées d'Anvers. Voilà une nature robuste et pleine de souffle, très pitoyable en même temps aux déshérités, mais en hostilité manifeste avec toute forme d'expression un peu étudiée.
* * * * *
À côté de ces écrivains au tempérament bouillant, dont le coloris brutal éblouit souvent, la Belgique possède des romanciers ou conteurs, d'origine wallonne pour la plupart, d'un caractère autrement paisible, qui peignent avec des tonalités moins sanguines les paysages plus aimables, les moeurs plus douces de leur contrée. Les descriptions n'ont ni l'envergure, ni l'héroïsme de celles des auteurs flamands. N'étant point, comme un Lemonnier ou un Demolder, obligés de s'expatrier pour chercher la culture française, puisque en leurs veines circule du sang latin, les Wallons volontiers se calfeutrent dans leur petite province, regardent autour d'eux, pas très loin, puis nous offrent des décors discrets, nous confient des vies, navrantes parfois, mais rarement fanatiques, avec un souci persistant de notations précises ou de subtilités psychologiques moins en honneur sur les bords de l'Escaut que sur les rives de la Meuse. Il leur arrive de voir trop menu. Au matérialisme épais et au mysticisme se substituent la grâce et l'émotion. Surtout les auteurs wallons dispensent par leurs écrits, beaucoup plus largement que leurs confrères flamands, une bonhomie fort touchante. Aussitôt nous devenons amis avec eux; même nous oublions un peu que nous lisons un livre à la disposition de tout le monde. L'histoire n'est-elle pas contée pour nous seuls dans la bonne intimité d'une soirée d'hiver?
Louis Delattre chérit la vie: il en observe les manifestations de manière clairvoyante, les interprète avec indulgence, les célèbre avec amour. Tantôt il décrit le riant pays wallon et ses villes si cordiales «qu'elles se jettent au cou du premier qui les aime, et, pour lui, n'ont guère de caché». Tantôt il évoque, en des récits simples, naïfs, aux dialogues vifs et colorés, les existences claires ou tristes des gens de son village; il nous parle de leurs amours, de leurs infortunes; il comprend si bien les petits, les humbles, leurs misères et jusqu'à leurs vices! Comme il se penche vers eux, tendrement apitoyé, pour pardonner et réconforter! Et que d'affection il voue aux enfants et aux bêtes! Le ravissant roman que celui du Chien et de l'Enfant, tout frais, tout parfumé d'innocence et de bonté! On se sent le coeur gros en lisant l'agonie du pauvre Friquet «qui avait tant de bonheur à être chien»… Louis Delattre a déjà beaucoup produit; un roman La Loi de péché, et de nombreuses nouvelles réunies en une vingtaine de volumes. Les Contes de mon village, Une Rose à la bouche, Les Carnets d'un médecin de village, Les Contes d'avant l'amour sont des recueils savoureux, trop peu connus en France, où Delattre se révèle un charmeur exquis dont la familiarité n'exclut point la délicatesse. Dans un récent volume, Le Parfum des Buis «avec six autres histoires pour exalter la radieuse misère de vivre», son talent s'affirme encore plus séduisant, surtout plus élevé, plus édifiant; et l'on déplore de ne point citer entièrement des récits comme La Bablutte, Le Réveillon de M. Piquet, La Chalée Maclotte, d'un développement aisé, d'une langue alerte et imagée, d'une tendresse si enveloppante. Voyez et écoutez la marchande de marrons:
C'est grande fête, demain. C'est Noël. Les sous sortent facilement des poches. Les pauvres eux-mêmes trouvent quelques vieux liards couverts de vert de gris pour goûter à la pulpe fumante des châtaignes craquantes. La marchande de la rue est heureuse de tenir la boutique du feu. Les mains roulées dans son tablier, elle piétine sur place, se dandine, chantonne, fait claquer ses sabots sur les dalles. Son visage fripé étincelle comme une pomme rouge et ratatinée, sous les replis de son châle de laine.
Le vent est dur. Il est tard. Voici les cloches qui s'ébranlent à
la petite église voisine.
Son nez goutte… Et elle agite la tête au rythme du bime-bame de
bronze…
Chauds, chauds, les marrons!
Il lui semble à chaque cri qu'elle pousse, que non sa voix seule, mais toute elle-même, parcourt et couvre au galop la place autour d'elle. Comme elle attise le feu du réchaud, et retourne à pleines mains sur la tôle les marrons qui roussissent et crépitent! De sa grande fourchette de fer elle frappe sur le lourd couvercle comme sur une joyeuse cymbale… Voilà! Elle fait son pauvre métier ainsi qu'une autre danserait. Elle crie ses marrons à vendre comme une autre chanterait. Il y a dans ses mouvements une fièvre d'ardeur: et c'est la joie[45].
Hubert Krains, en des teintes plus grises, s'apparente à Louis Delattre. Il dit le caractère douloureux et angoissant des vies paysannes. Les Amours rustiques sont un beau livre, mais Le Pain noir en est un très beau et très affligeant, dans lequel s'épuisent lamentablement de pauvres êtres traqués par le malheur. Point de calamités bruyantes; une histoire effacée, qui se déroule avec simplicité, comme si l'infortune faisait partie naturelle de certaines existences… On a vite compris que les époux Leduc glissent à leur ruine, insensiblement, mais avec une sûreté fatale; l'étau qui les serre, les diminue chaque jour. Cette peinture, d'une observation nerveuse, d'une sobriété morne, trahit l'immense pitié et le brûlant amour de Krains pour la profonde souffrance des hommes.
Et c'est encore ce sentiment qui s'admire dans le roman poignant d'Edmond Glesener, Le Coeur de François Remy. Le pauvre coeur de François Remy, comme il est aimant, irrésolu, meurtri! Jamais François ne trouve le courage de fuir la misérable vie où sa passion le réduit; après la mort de Louise, il revient à la roulotte, tout de même, par lâcheté…, par amour! Avec quelle intelligence compréhensive, avec quel tact, quelle pudeur, Glesener analyse la détresse du malheureux! Cependant, l'atmosphère du Coeur de François Remy semble plus lumineuse que celle du Pain noir. Le roman vibre davantage; bien des scènes divertissantes l'animent; les notes claires se mêlent aux notes plaintives, les romances aux gémissements. Et puis de jolies descriptions le fleurissent:
Une fois on s'arrêta dans une gorge solitaire, près d'une maison entourée de prairies, au milieu desquelles un ruisseau étalait une nappe glauque, contre la vanne d'un moulin. François s'étant avancé pour mieux voir, aperçut, à une fenêtre du rez-de-chaussée, deux jeunes filles qui faisaient de la tapisserie sous une cage en osier où des oiseaux chantaient; et il eut envie d'habiter cette maison et d'y vivre avec Louise jusqu'à la fin de sa vie[46].
Ailleurs:
C'étaient de belles nuits d'été, sereines et transparentes. Les forêts palpitaient doucement sous les astres d'un ciel paisible et pur. La lune suspendait dans l'espace une lueur argentée, à travers laquelle le frisson de la feuillée semblait continuer le frémissement des étoiles. Un âpre parfum, la respiration nocturne de la terre, passait par intervalles. On entendait des rumeurs ardentes traîner au fond des bois, ou un cri de bête s'élever au loin, mélancolique comme un appel d'amour[47].
Ferdinand Bouché, avant de publier son recueil de contes, Les Chrysalides, avait raconté un drame d'amour farouche, en un roman trop long, inégal, mais, par endroits, puissamment dramatique[48].
Le Prestige, L'Impossible liberté, Vieilles amours de Paul André témoignent également, chez cet amoureux de la terre wallonne, d'un effort très heureux pour étudier les situations sentimentales complexes. La littérature belge ne se montre point prodigue de romans psychologiques, mais des oeuvres telles que celles d'Edmond Glesener et de Paul André, autorisent toutes les espérances.
Maurice des Ombiaux nous ramène dans une atmosphère plus frivole et plus joyeuse. Que n'est-il né en Flandre! Une pareille gaieté, une pareille sève chez un Wallon! Avec lui, on ne se délasse des kermesses qu'en suivant les cortèges aux mille couleurs aveuglantes: il y a fête perpétuelle chez des Ombiaux. Après la lecture du Joyau de la Mitre, de Guidon d'Anderlecht, des Farces de Sambre-et-Meuse, la tête vous résonne de fanfares et de cloches. Soyez indulgents pour cet étourdissement, tant il règne par les livres de bonne camaraderie entraînante. Elle fait accepter la longueur de quelques anecdotes ou ces interminables énumérations, pittoresques je veux bien, trop renouvelées toutefois de Rabelais, par exemple celle des cloches dans le Joyau de la Mitre. Le côté plus grave du talent de des Ombiaux apparaît dans Le Maugré où se dessinent en un relief saisissant les figures tragiques des paysans jaloux de leur terre jusqu'au crime, sans que puisse abdiquer devant les lois modernes leur instinct sauvage et fatal.
Ces écrivains, dont plus haut déjà nous avons tenté de fixer certaines particularités, communient dans le culte de leur terre natale. Ils n'entonnent point un cantique au son large des orgues; ils murmurent un chant discret mais fervent, et leurs livres sont autant d'hymnes au pays wallon, à ses coteaux, à ses vallées, à ses rivières. S'ils manquent parfois de nerf et d'envergure, qu'ils embaument le terroir délicieusement!
Nous voudrions présenter maints autres romanciers ou conteurs belges, mais cette étude, comme son titre l'annonce, se propose moins d'examiner par le détail toutes les productions d'une littérature que d'en indiquer les tendances, d'en dresser l'inventaire que d'en esquisser la physionomie. Ainsi, devrons-nous nous contenter de signaler toute une pléiade d'écrivains dont le mérite exigerait souvent plus d'attention. Nous retrouverons, il est vrai, plusieurs d'entre eux au moment d'apprécier la Poésie, le Théâtre ou la Critique.
L'Aïeule et Les Contes de la Hulotte de Georges Rency, Les Contes à
Marjolaine de Georges Garnir, Les Nouvelles de Wallonie d'Arthur
Daxhelet, les pages délicates d'Alfred Lavachery, les récits coquets de
Sander Pierron répandent encore le parfum de la contrée wallonne ou du
Brabant.
André Fontainas dans L'Indécis, Blanche Rousseau, Henri Maubel surtout, dont les Âmes de couleur attestent la sensibilité intuitive, aiguë et nuancée, Henri Vignemal, nous guident avec ingéniosité par le dédale des complications de l'âme.
Albert Mockel développe ses aspirations lyriques dans les Contes pour les enfants d'hier.
Les Escales galantes permettent de goûter l'art probe et l'élégance libertine d'André Ruyters.
D'autres auteurs, le Comte Albert du Bois, Maurice de Waleffe font revivre l'antiquité par des ouvrages comme Leuconoë ou le Peplos vert, constellés d'images magnifiques et voluptueuses. Que nous voilà loin de la vallée mosane!
Henry Carton de Wiart nous y reconduit au moyen d'un roman historique, La Cité ardente, étincelante épopée à la gloire de Liège.
Dans un genre différent, et sans omettre ni l'ironiste Charles Morisseaux, ni les nombreux romans, plus que parisiens, dus à l'observation un peu caustique d'Henry Kistemaeckers, ni les contes de Sylvain Bonmariage, notons encore la verve malicieuse et plaisante de Léopold Courouble qui, à en croire Eugène Gilbert, découvrit «le frisson de l'humour belge». En tous les cas, la parenté de La Famille Kaekebrouck avec la famille Beulemans, ne laisse aucun doute…
En face de tant d'oeuvres variées, inégales, mais généralement bien en chair, qui, toutes, celles des Wallons comme celles des Flamands, chantent la vie, âpre ou facile, dévergondée ou raffinée, qui, toutes, honorent l'effort et la lutte, s'estompe misérablement la silhouette falote d'un roman dont la séduction morbide conquit Paris jadis, Bruges-la-Morte, par Georges Rodenbach. C'est, dans le décor figé de Bruges, l'histoire d'amour d'un neurasthénique, accommodée aux goûts d'un public perverti. Ce livre désolant engourdit l'âme, use l'énergie, son charme malsain insinue un poison funeste… Oublions-le, pour garder intacte l'impression de belle santé gaillarde et fière que nous a donnée le roman belge.
III
LA POÉSIE
Qui prétend considérer le mouvement de la poésie en Belgique, depuis trente ans, se pose nécessairement cette question: dans quelle mesure l'influence de la poésie française du XIXe siècle s'est-elle manifestée, plus précisément celle du romantisme et de l'école parnassienne?
Si l'on excepte certaines parties de l'oeuvre d'Émile Verhaeren, le romantisme n'a guère impressionné les poètes belges[49]. Quoi d'étonnant? Le romantisme est moins une disposition d'esprit librement consentie qu'un tempérament. Or comment concevoir la fusion, chez le même individu, de la nature encline à l'exaltation bruyante des sentiments avec celle que le monde extérieur sollicite avant tout? L'art essentiellement plastique des écrivains belges ne pouvait s'accommoder du romantisme.
Par contre, aux poètes encore vacillants de la «Jeune Belgique» qui commencèrent d'écrire entre 1880 et 1885, les théories parnassiennes offraient un asile des plus tentants; le dogme des mots colorés, des formules luxueuses, des images richement ciselées séduisait leur penchant pour la peinture naturaliste: aucun ne résista. Théodore Hannon, Iwan Gilkin, Albert Giraud, Georges Rodenbach, Émile Verhaeren lui-même, devinrent alors fervents disciples de Leconte de Lisle ou de José Maria de Heredia[50]. En même temps, certains d'entre eux se laissaient hanter par le parfum troublant des Fleurs du Mal. Une tempête de Baudelairisme sévit alors sur la «Jeune Belgique», dont les remous bouillonnèrent longuement… Ne nous flattons pas: l'aveugle soumission de quelques-uns aux tendances françaises anéantit chez eux toute originalité et les réduisit au rôle de versificateurs consciencieux. Nous réprouvons le despotisme, même non voulu, de notre culture. Son rôle est de compléter, en en adoucissant l'expression, le tempérament d'une autre race, non point de le paralyser.
Les écoles littéraires n'ont jamais asservi que les écrivains dénués de personnalité. Aussi, rapidement, Rodenbach, mais surtout Verhaeren, rejettent toute tutelle. La seconde génération de la «Jeune Belgique», les Maurice Maeterlinck, les Grégoire Le Roy, les Charles van Lerberghe, ne s'y soumettent déjà plus. C'est qu'à cette époque, de 1885 à 1890, se produit un violent mouvement de réaction contre la rigidité impersonnelle de l'école parnassienne; le symbolisme naît et se développe. Chose étrange: la petite phalange qui lutte aux côtés de Stéphane Mallarmé se compose, en grande partie, d'étrangers; Jean Moréas, Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck ne contribuent pas moins que Gustave Kahn ou Henri de Régnier, à défendre une nouvelle conception de la poésie, et, convenons-en, de la vie. À d'autres le soin d'examiner le monde comme une pièce d'orfèvrerie! Eux le voient sans cesse renouvelé, à travers leur sensibilité intime et mouvante: pour traduire la souplesse, la fluidité de leurs mobiles impressions, il leur faut bien briser l'alexandrin, adopter le vers libre, substituer au mètre le rythme.
J'entends le reproche qu'on ne manquera point de m'adresser: «Vous expliquiez tout à l'heure pourquoi le romantisme se combinait mal au sens plastique des littérateurs belges et maintenant vous devez vous incliner devant ce fait: plusieurs d'entre eux ont renoncé à l'art pictural des parnassiens pour une poésie d'émotion intérieure; n'est-on pas en droit d'envisager le symbolisme comme une transposition du romantisme? Et alors, pouvez-vous justifier les fortunes si différentes de ces deux mouvements littéraires à l'égard des poètes belges?» L'objection trouble, elle trouble d'autant plus que, dans sa judicieuse introduction à l'Attitude du lyrisme contemporain[51], Tancrède de Visan déclare: «les symbolistes continuent le romantisme en l'élargissant», et plus loin, à la page 76: «… de recherches objectives sur les origines françaises du symbolisme, on retire cette certitude que notre génération continue l'évolution naturelle du romantisme vers une poésie plus lyrique et plus intérieure». Nous n'avons pas à examiner les titres de parenté du symbolisme avec le romantisme. Loin de protester contre les idées de Tancrède de Visan, nous noterons cependant cette dissemblance profonde. Le romantisme trouve dans le chant de la vie intérieure sa fin, sa raison d'être. Au contraire, les symbolistes demandent à leurs sentiments intimes de les aider à mieux apprécier le monde; ils en disposent comme d'un moyen, pour voir, représenter, décrire. Les poètes belges symbolistes ne cessent pas de peindre, mais ils contemplent avec leur coeur autant qu'ils regardent avec leurs yeux. Charles van Lerberghe écrivait à propos de sa Chanson d'Ève, poème symboliste par excellence:
Tous mes poèmes, comme l'ont dit Maeterlinck et d'autres, sont des tableaux. Ma Chanson d'Ève est peinte autant que chantée. C'est très juste. J'allais passer des heures le matin, des heures d'adoration ravie, devant telle oeuvre comme La Naissance de Vénus de Botticelli, ou l'Annonciation de Léonard, et je rentrais dans mon jardin d'Ève de Torre del Gallo, les yeux remplis de cet éblouissement[52].
Je crois, me séparant sur ce point de Tancrède de Visan, du moins en ce qui concerne les poètes belges-flamands du symbolisme, que l'objet est plus décrit que chanté. Et sans doute convient-il d'expliquer par cette faculté la faveur avec laquelle fut accueilli le symbolisme chez ceux que les dernières vagues de la marée romantique n'avaient pu entraîner.
* * * * *
Si les Rimes de Joie de Théodore Hannon[53] rappellent souvent les poèmes somptueusement ouvragés de Théophile Gautier par le choix de qualificatifs précieux et de mots scintillants, elles font surtout penser à Baudelaire: même goût pour les charmes pernicieux de la femme, même obsession de fleurs fanées, de parfums malsains et de vice, même atmosphère de découragement, de rancoeur… En lisant les Rimes de Joie, on ne peut s'empêcher de les comparer aux Fleurs du Mal, tant, malgré la différence des titres, les inspirations morbides se ressemblent, tant il y a, dans les deux recueils, de spleen aux relents luxurieux.
Quelques strophes de Théodore Hannon en feront foi:
Sachant mon dégoût libertin
Pour ce que le sang jeune éclaire
De son hématine,—un matin
Tu te maquillas pour me plaire.
Tu connais le bizarre aimant
Et les attirances damnées
Qu'ont pour moi les choses fanées
Troublantes désespérément:
Boutons d'un soir morts sur la tige,
Larmes des aubes sans lueurs,
Parfums éventés et tueurs
Sur lesquels mon âme voltige[54].
Iwan Gilkin réunit sous ce titre significatif La Nuit, des poèmes imprégnés de la même nervosité, du même pessimisme baudelairiens.
Je suis un médecin qui dissèque les âmes
Penchant mon front fiévreux sur les corruptions,
Les vices, les péchés et les perversions
De l'instinct primitif en appétits infâmes.
Gilkin est obsédé par les idées de débauche et de mort; il aperçoit partout la ruse, la haine et décrit une bien triste humanité.
Dans la rue, au théâtre, au bal, je décompose
Les visages. Toujours j'y retrouve le Mal,
Qui sous les teints cuivrés, la graisse ou la chlorose,
Découpe en grimaçant un profil d'animal.
La brute qui végète au fond de l'âme impose
Au galbe lentement son rictus bestial;
L'être humain se dissout et se métamorphose
En chien, en bouc, en porc, en bique, en chacal.
L'Avarice, le Vol, la Ruse et la Luxure,
Sous le faux vernis des civilisations
Trahissent lâchement notre ignoble nature;
Les muscles vigoureux et les carnations
Superbes font aux os d'inutiles toilettes
Où transparaît l'horreur intime des squelettes![55]
Le sonnet intitulé Fémina flétrit odieusement la femme. Une odeur âcre de mensonge et de dépravation empoisonne presque tous les poèmes; aucune clarté dans cet enfer. Parfois seulement comme une lueur reposante:
Deux grands camélias, l'un blanc, l'autre écarlate,
Neige et sang, largement s'ouvrent dans tes cheveux,
Sur cette mer nocturne aux roulements nerveux
Leur lumière jumelle ainsi qu'un phare éclate.
Et tandis que, baignant ta laiteuse omoplate,
La chevelure sombre et houleuse, où je veux
Lâcher comme un essaim de vaisseaux d'or mes voeux
En flots chauds, invitants, bouillonne et se dilate,
Sur ce lac odorant les deux puissantes fleurs,
Avec un bercement lent et lourd de frégates,
Comme avant le combat arborent leurs couleurs.
Telle ta peau soyeuse a des rougeurs d'agates
Et des pâleurs d'opale, où je bois tour à tour
Le capiteux xérès et l'orgeat de l'amour[56].
Vers plus balsamiques sans doute, mais combien plats! On sent autrement de sensualité, de richesse, de poésie dans «La Chevelure» de Baudelaire!
Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé!
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps! Toujours! Ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde!
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir![57]
Au satanisme de La Nuit, Gilkin peut opposer, il est vrai, la philosophie plus réconfortante de son poème dramatique Prométhée, surtout les petites poésies et aimables odelettes qu'il présente sous cette enseigne gracieuse Le Cerisier fleuri.
Chantons la joie! Il pleut des roses sur mes yeux.
Chantons la joie!
Il pleut des roses dans mon coeur, et dans les cieux,
L'azur flamboie[58].
L'auteur de La Nuit a, si j'ose dire, des états d'âme de rechange! Il assouplit son art aux thèmes les plus variés, fait montre d'une grande dextérité. Que n'est-il moins froid et plus personnel!
Albert Giraud? Un parfait poète, expert, soigneux, élégant. Son oeuvre, toute parnassienne, évoque maintes fois celle de Heredia; tel sonnet de Hors du siècle ferait excellemment le pendant de tel autre des Trophées. Souvenez-vous des Conquérants:
Comme un vol de gerfauts hors du chemin natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental,
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré;
Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles[59].
En face, placez ces autres «Conquérants» dédiés à Camille Lemonnier:
Ta gloire évoque en moi ces navires houleux
Que de fiers conquérants aux gestes magnétiques
Poussaient, dans l'infini des vierges Atlantiques,
Vers les archipels d'or des lointains fabuleux.
Ils mettaient à la voile en ces soirs merveilleux
Où le ciel, enflammé de rougeurs prophétiques
Verse royalement ses richesses mystiques
Dans le coeur dilaté des marins orgueilleux.
Et les hommes du port, demeurés sur les grèves,
Regardaient s'enfoncer les mâts, comme des rêves,
Dans l'éblouissement de l'horizon vermeil;
Et leurs cerveaux obscurs, à la fin de leur âge,
Se rappelaient encore le splendide mirage
De ces grands vaisseaux noirs entrés dans le soleil[60].
La muse d'Albert Giraud, effarouchée par la vie présente, se réfugie dans les siècles passés:
Puisque je n'ai pu vivre en ces siècles magiques,
Puisque mes chers soleils pour d'autres yeux ont lui,
Je m'exile à jamais dans ces vers nostalgiques
Et mon coeur n'attend rien des hommes d'aujourd'hui.
C'est donc à ces siècles magiques de la Renaissance que Giraud demande presque toute son inspiration. A-t-on eu raison de lui découvrir, pour cela, une âme romantique? Heredia, lui aussi, a chanté la Renaissance! Toujours est-il que je ne saurais lire, par exemple, les Tribuns de Giraud, sans songer aussitôt aux Chevaliers errants de Victor Hugo. Qu'on en juge:
Le peuple a vu passer des hommes énergiques,
Au masque impérieux, chargé de volonté,
Parlant haut dans leur force et dans leur majesté
Pour tirer du sommeil les races léthargiques.
Jetant au vent du ciel des syllabes magiques,
Leur verbe qui vibrait d'une âpre charité,
S'emplissait, pour venger l'idéal insulté,
De glaives menaçants et de buccins tragiques,
La foule a retenu leur nom mystérieux
Et le lance parfois en échos glorieux
Dans l'acclamation d'une ardente victoire.
Le marbre légendaire où vit leur souvenir
S'élève sur le seuil éclatant de l'histoire,
Et leur geste indigné traverse l'avenir[61].
Il ne s'agit nullement de comparer ce beau sonnet, d'un souffle un peu court, à la frémissante chevauchée de la Légende des Siècles; tout de même, c'est un arrière-petit-cousin…
Hors du siècle, le chef-d'oeuvre d'Albert Giraud, évoque ces galeries de portraits où les ancêtres occupent les places d'honneur. Ils ont tous grand air. Van Dyck aurait pu les peindre. Voici le Dauphin:
Qui pleure d'être heureux et dont la tête lasse
Plie adorablement sous l'orgueil de sa race,
Comme sous un tragique et trop pesant cimier…
Au palais des Borgia,
Siègent dans l'écarlate et les appels de cor
Les cardinaux romains rouges comme des laves.
Puis, dans les décors éclatants d'autrefois, les princes arrogants et cruels, les fiers aventuriers chamarrés d'or… Certains tableaux des Dernières Fêtes sont aussi flambants:
Primat de Chypre, prince évêque d'Amathonte
Patrice de Byzance à la crosse d'orgueil,
Sous les plis féminins de sa robe de honte,
Monseigneur de Paphos rêve dans son fauteuil
Parmi les longs reflets des lourdes draperies,
Au souffle d'éventails de pourpre, regardé
Du vitrail écarlate où des flammes fleuries
Versent de l'or qui brûle et du soleil fardé,
Et dans ce fier décor de rubis et de laves
Qu'exaspère un désir d'être plus rouge encor,
Écoute loin, là-bas, aux bouches des esclaves,
Sangloter et saigner des fanfares de cor[62].
Le même talent se manifeste dans des recueils plus récents, La
Guirlande des Dieux (1910) et La Frise empourprée (1912).
La vertu dominante d'Albert Giraud semble bien la distinction. Elle pare et ennoblit tous ses poèmes; mais aussi leur impose parfois une allure un peu guindée, nuit à leur simplicité, à leur bonne grâce: la plupart manquent d'émotion. Albert Giraud possède les qualités d'un admirable joaillier, il reste trop insensible aux misères et aux gloires de la vie. Rarement, il consent à rentrer dans le siècle; il préfère badiner avec Pierrot «son cousin par la Lune[63]», et ne rien voir, ne rien entendre qui réponde mal à ses exigences artistiques.
La multitude abjecte est par moi détestée.
Pas un cri de ce temps ne franchira mon seuil;
Et pour m'ensevelir loin de la foule athée,
Je saurai me construire un monument d'orgueil.
Le nom de Valère Gille paraît inséparable de ceux d'Iwan Gilkin et d'Albert Giraud. Sa muse impassible est, à n'en point douter, parente des leurs, une parente pauvre d'ailleurs… Le Château des Merveilles, La Cithare, Le Collier d'opales, Le Coffret d'ébène renferment des vers conformes aux règles de la métrique. Le second de ces recueils nous offre des poèmes inspirés de l'antiquité, «La Douleur d'Héraclès», «La Naissance d'Apollon», «La Prière d'Hippolyte», ou des descriptions de paysages. Il convient d'en apprécier la dédicace:
Aux poètes Iwan Gilkin et Albert Giraud
À mes chers amis
En souvenir
De notre campagne littéraire
Pour le triomphe
De la tradition française
En Belgique.
Je veux croire que le jour où l'Académie Française couronna La Cithare, elle entendit surtout témoigner sa reconnaissance au membre «de ce groupe de jeunes Belges qui travaillent depuis quinze ans à créer dans leur pays un mouvement littéraire analogue au nôtre et qui y ont réussi», en félicitant le poète «d'un volume remarquable de poésies antiques où se retrouve l'inspiration d'André Chénier et de Leconte de Lisle[64]».
Cet échantillon des produits Valère Gille:
Sur les champs l'air vibrait plein de chaudes senteurs.
Allant et revenant, de nombreux laboureurs
À pas pesants et sûrs conduisaient la charrue.
La terre nourricière, en tous sens parcourue,
Montrait son limon gras dans le creux du sillon;
Les boeufs lourds se hâtaient, pressés par l'aiguillon.
Lorsqu'au bout de la glèbe, admirant leur ouvrage.
Les laboureurs faisaient retourner l'attelage,
Un serviteur placé sur un tertre voisin
Offrait à chacun d'eux une coupe de vin[65]
Estimons tous ces poètes pour des ouvriers probes. Mais comme ils manquent de tempérament, de vie! Ils se figent dans l'imitation fade des parnassiens ou tentent de se composer une sensibilité à la Baudelaire. La perfection de leur métier n'a d'égale qu'une impersonnalité dont, depuis l'abbé Delille, peu de poètes avaient donné la preuve.
* * * * *
Georges Rodenbach connut tôt la gloire parisienne: elle ne lui survécut guère… Pour réelle qu'ait été sur lui l'influence de Baudelaire et de François Coppée, gardons-nous de l'exagérer: son émotion porte une marque originale et nous rencontrerons dans cette étude peu de natures aussi affinées que la sienne. Rodenbach représente intensément la religiosité de l'âme flamande, à aucun degré il ne traduit son exubérance. L'atmosphère désolée et désolante de Bruges devait impressionner une imagination maladive, ébranlée déjà par des deuils de famille. Rodenbach a trouvé en Bruges morte sa vraie compagne, sa vraie maîtresse: c'est d'elle qu'il subit l'emprise; il la célèbre dans des vers qui ressemblent plus aune prière des morts qu'à un Te Deum. Attiré par tout ce qui se fane et disparaît, Rodenbach craint la lumière, le mouvement, la vie. Il aime les teintes grises, il aime le silence, il les savoure voluptueusement et s'abandonne à cette jouissance mystique.
Dans Les Tristesses, La Jeunesse Blanche, Le Règne du Silence, Le Miroir du ciel natal, les «leitmotive» gémissent, monotones et lents. L'inspiration reste toujours enfermée, cloîtrée en une étroite sphère, mais elle révèle une manière de sentir bien propre à Rodenbach et comme un besoin morbide de sangloter éternellement, sur le même ton, la même litanie navrante. De là, un rythme d'une musique pénétrante, qui nous alanguit, nous désempare, nous prend de force!
Les poèmes intimistes évoquent la maison paternelle, la vie des chambres:
Les chambres vraiment sont de vieilles gens
Sachant des secrets, sachant des histoires,
—Ah! quels confidents toujours indulgents!
Qu'elles ont cachés dans les vitres noires,
Qu'elles ont cachés au fond des miroirs
Où leur chute lente est encore en fuite
Et se continue à travers les soirs,
Chute de secrets dont nul ne s'ébruite![66]
Ils chantent encore la tendre société des lampes:
La lampe est une calme amie
Qui nous console et nous conseille
Chaque soir de la vie;
La lampe est une soeur
Qui nous montre son coeur
Comme un soleil[67]
Et puis, passent les femmes en mantes:
Les Mantes! Les Mantes!
De leur obscurité, l'obscurité s'augmente!
Elles ont toujours l'air d'apporter un désastre.
Et puis, viennent les communiantes:
Les premières communiantes toutes blanches
Et puis, sonnent les cloches:
Les cloches ont de vastes hymnes
Si légères dans l'aube,
Qu'on les croirait en robes
De mousseline.
Et quelle désespérance fatale dans ces vers dont s'exhale la mélancolie lourde et oppressante des dimanches!
Dimanche, c'était jour de lentes promenades
Par des quais endormis, de vastes esplanades,
Au long d'un mur d'hospice, au long d'un canal mort
Où le brouillard, à peine une heure, se dissipe…
Dimanche! ah! quel silence! Et l'âme qui se fripe
À tout ce petit vent acidulé du nord!
Silence du dimanche autour du Séminaire
Et silence partout Place de l'Évêché
Où divaguait parfois le bruit endimanché
D'une cloche très vieille et valétudinaire[68].
La grâce plaintive des poèmes de Rodenbach devient trop aisément mièvre et précieuse; elle irrite autant qu'elle charme.
Comme Rodenbach terminait ses études au collège des Jésuites de Gand, trois jeunes gens y entraient que les muses devaient bientôt distraire de travaux plus arides. Maurice Maeterlinck, Grégoire Le Roy, Charles van Lerberghe avaient entre eux d'autres affinités que celle de l'âge. Ils suivaient les cours de l'Université de Gand en 1886, et venaient de publier leurs tout premiers vers à Paris dans La Pléiade de Rodolphe Darzens (où Maeterlinck signait encore Mooris Maeterlinck), lorsqu'ils demandèrent à Rodenbach l'hospitalité de la Jeune Belgique. Le talent de l'aîné et les leurs se touchaient par quelque côté si l'on observe que tous quatre inclinaient à chanter l'âme des choses. Mais les trois amis du collège Sainte-Barbe se laissaient séduire, Maeterlinck plus que les autres, par l'art de Stéphane Mallarmé. De cette époque à peu près datent les Serres chaudes[69], petits poèmes d'un symbolisme outré et parfois incohérent, inquiets et mystérieux, annonciateurs de l'oeuvre dramatique prochaine.
Mon âme est malade aujourd'hui,
Mon âme est malade d'absence,
Mon âme a le mal des silences
Et mes yeux l'éclairent d'ennui.
J'entrevois d'immobiles chasses,
Sous les fouets bleus des souvenirs,
Et les chiens secrets des désirs
Passent le long des pistes lasses.
À travers de tièdes forêts
Je vois les meutes de mes songes,
Et vers les cerfs blancs des mensonges
Les jaunes flèches des regrets.
Mon Dieu, mes désirs hors d'haleine,
Les tièdes désirs de mes yeux,
Ont voilé de souffles trop bleus
La lune dont mon âme est pleine[70].
Mon Coeur pleure d'autrefois, La Chanson du pauvre, tels sont les titres déjà pleins de souffrance des livres de Grégoire Le Roy. Regardant autour de lui les misères et les peines, il les dit, simplement, naïvement, avec une tendresse compréhensive et une résignation douce.
Dans la misère de mon coeur
Dans ma solitude et ma peine
Dans l'immémoriale plaine
De mon passé tout en douceur,
Sous un peu de lune d'amour,
Par une pâle fin de jour,
Trois blanches filles taciturnes
Plus ténébreuses, plus nocturnes
Que la polaire et vaine plaine,
Trois blanches filles ont passé
Sur un peu de lune d'amour…
Et c'est cela tout mon passé[71].
Mais:
Écoutez le joueur d'orgue
Qui traîne sa pauvre romance
À travers les heures mornes
De cet après-midi de dimanche.
Écoutez sa musique… et votre âme,
Il fait renaître le passé!
La chanson qui grince et qui pleure
Et qui n'est plus la vraie chanson,
C'est dans votre enfance meilleure,
Une heure, rien qu'une heure,
Mais là-bas, dans la bonne maison,
Écoutez l'orgue des chimères,
Voyez en vous tous les mystères
De cette musique alanguie[72].
J'eusse aimé pouvoir reproduire aussi maintes belles pages de La
Couronne des soirs et du dernier livre Le Rouet et la Besace.
Grégoire Le Roy est un très pur poète, au rythme joliment lassé, dont l'émotion chante en notes chaudes et troublantes.
Les photographies de Charles van Lerberghe[73] donnent assez bien l'impression d'un officier énergique; en réalité, il fut un timide et un faible; cet homme à la moustache redoutable rougissait lorsqu'on lui adressait la parole; tous ceux qui l'approchèrent s'accordent sur la candeur de son âme enfantine. Van Lerberghe, après de solides études classiques, prit ses titres universitaires, puis voyagea. Il vécut à Londres, à Dresde, à Munich, à Rome, à Florence (sans parler des fugues en France), observa les différentes civilisations et s'enrichit à leur contact. J'attire l'attention sur ces séjours de Van Lerberghe à l'étranger, car les littérateurs belges, si l'on en excepte une demi-douzaine, apprécient trop fréquemment le monde depuis Bruxelles ou Paris. Encore que n'ayant jamais accordé de très longs moments à notre pays, van Lerberghe est sans doute, parmi les écrivains dont nous nous occupons, le plus solidement nourri de la culture latine. Rappelons-nous qu'il appartenait par sa mère à la Wallonie. Du Flamand, il ne connut jamais la truculence et perdit vite toute religiosité. Naturellement fort délicat, il s'affina au commerce des auteurs anciens, qu'il affectionnait et, plus tard, comme il habitait Florence, sa sensibilité déjà si éveillée s'exaspéra, son goût des nuances se subtilisa.
Charles van Lerberghe avait donné dès 1889, un petit drame symboliste, Les Flaireurs, dont nous parlerons au prochain chapitre, puis, pendant neuf ans, il se tut. En 1898, parurent les Entrevisions. Petits poèmes suaves, d'une musique délicieusement fraîche, clairs et naïfs, tels certains tableaux de primitifs, vous semblez composés pour des vierges, vous êtes des poèmes blancs!
Dans une barque d'Orient
S'en revenaient trois jeunes filles;
Trois jeunes filles d'Orient
S'en revenaient en barque d'or!
Une qui était noire,
Et qui tenait le gouvernail
Sur ses lèvres, aux roses essences,
Nous rapportait d'étranges histoires
Dans le silence!
Une qui était brune,
Et qui tenait la voile en main,
Et dont les pieds étaient ailés,
Nous rapportait des gestes d'ange
En son immobilité!
Mais une qui était blonde,
Qui dormait à l'avant,
Dont les cheveux tombaient dans l'onde,
Comme du soleil levant,
Nous rapportait, sous ses paupières,
La Lumière[74].
Ou encore:
À quoi dans ce matin d'avril,
Si douce et d'ombre enveloppée,
La chère enfant au coeur subtil
Est-elle ainsi tout occupée?
La trace blonde de ses pas
Se perd parmi les grilles closes…
Je ne sais pas, je ne sais pas!
Ce sont d'impénétrables choses.
Pensivement, d'un geste lent,
En longue robe, en robe à queue,
Sur le soleil au rouet blanc
À filer de la laine bleue;
À sourire à son rêve encor
Avec ses yeux de fiancée,
À tresser des feuillages d'or
Parmi les lys de sa pensée[75].
Après les Entrevisions, Van Lerberghe commença de visiter le monde. Les années vécues hors de Belgique développèrent chez lui l'amour de la vie d'abord, puis d'un lyrisme plus large, plus ample; il conçut ce poème assez long pour former tout un livre, La Chanson d'Ève.
Bien des fragments de la Chanson d'Ève furent écrits à Florence. Quelques impressions du poète éclaireront l'influence sur lui de l'atmosphère florentine:
… La belle époque que celle de notre séjour, à Mockel et à moi, à
Florence! Ce furent des jours inoubliables pour nous.
Nous vécûmes là tout le bel été de 1901, après avoir vécu ensemble
à Rome, tout le printemps précédent.
C'était dans le vieux manoir de Torre del Gallo, sur la colline d'Arcetri qui domine tout Florence. Il y avait un jardin magnifique, une sorte de Paradis terrestre tout hanté, en plus, de beaux fantômes, et de ces souvenirs de la Renaissance dont l'air même est saturé, à Florence. C'est là que nous écrivions l'après-midi et le soir d'ordinaire, après nous être pénétrés, le matin, dans les musées et les églises, de pure beauté[76].
* * * * *
Ce décor enchanteur inspira à Van Lerberghe une oeuvre d'une pure beauté, elle aussi:
La Chanson d'Ève, écrit Albert Mockel, au cours de la très remarquable étude qu'il consacra à son ami[77] c'est la divine enfance de la première femme, mais c'est aussi la légende éternelle de la jeune fille qui s'éveille de l'innocence à l'amour, à l'ivresse de comprendre et à la tristesse de savoir.
Rien de cela ne sera directement expliqué, car ce n'est pas une dissertation qu'un poème. Mais tout apparaîtra peu à peu dans une lumière de rêve; les nuages se joindront pour se prêter une mutuelle force et les idées vont naître avec elle dans une tremblante clarté.
Et, en effet, dans ce délicieux poème, Van Lerberghe se gardera de rien préciser, il suggérera les sensations grâce à des sons, des couleurs, des arômes, des murmures, des frôlements, des effluves soudaines, éphémères, par quoi l'on dirait que s'accorde, une seconde, le Visible à l'Invisible, le Réel à l'Irréel, grâce à ces mille impressions menues et fuyantes qui font de la vie un tressaillement ininterrompu, et en nous continuera de chanter La Chanson d'Ève… Van Lerberghe s'évade délibérément de la métrique régulière qui nuit souvent au plein épanouissement de la nature; il va moduler en vers libres les notes ailées, les gammes chatoyantes de sa musique sereine et tendre.
Les «Premières Paroles» nous disent une Ève émerveillée, étourdie de la splendeur du monde, au point qu'elle prend encore mal conscience d'elle-même, ne se distingue pas des bois, des sources, du vent; elle admire tout et ne sait rien:
Ne suis-je vous, n'êtes-vous moi,
Ô choses que de mes doigts
Je touche, et de la lumière
De mes yeux éblouis?
Fleurs où je respire, soleil où je luis,
Âme qui penses
Qui peut me dire où je finis,
Où je commence?
Ah que mon coeur infiniment
Partout se retrouve! Que votre sève
C'est mon sang!
Comme un beau fleuve,
En toutes choses la même vie coule
Et nous rêvons le même rêve[78].
Cette première partie de La Chanson d'Ève est d'une limpidité cristalline: elle repose en si douce paix, s'illumine d'une si chaste lumière! Elle nous apparaît un peu comme en un rêve éthéré, à travers la transparence d'une buée d'or. On n'oserait la lire à voix trop haute: sa gracilité mystérieuse oblige au recueillement.
Mais Ève, insensiblement, s'émeut et s'inquiète de sensations nouvelles…
Or Vénus, une nuit, vint m'apporter des roses.
Et je lui dis: ô reine
Comme ce nom dont mes lèvres apprennent
Le murmure ébloui,
Suavement sonne dans le silence,
Et comme ta présence,
A parfumé la nuit!
Devant toi, mes anges s'inclinent.
Et je t'adore, et je cherche en mon coeur
Des paroles qui soient,
Comme ta grâce et ta beauté divines.
Mais hélas! Nos âmes humaines
N'ont, pour dire leurs bonheurs,
Comme leurs peines,
Qu'un murmure ineffable, et des pleurs…
Et tout à coup, dans le son de ma voix,
À travers l'air plein de chants et de roses,
Celle qui, de son souffle, anime toutes choses,
Doucement vint vers moi…
Et je sentis sur mon coeur embrasé.
Comme des lèvres se poser[80].
Bientôt la «Tentation» se fait plus insistante, le chant des sirènes plus invitant…
Ô Sirènes, sirènes!…
Que vous chantez bien,
Au rythme gai des flots,
Cette chanson des eaux,
Dont vos âmes sont faites,
Et qu'elle est belle,
Sur vos lèvres,
Sa vérité nouvelle!
Mais est-ce vrai, dites-moi, que vous n'avez point d'âme?
Connaissez-vous l'amour, connaissez-vous la mort?[81]
Et la mélodie ensorcelante des sirènes insinue son exquis poison:
….. Parfois, les nuits de lune,
Nous glissons sous la vague phosphoreuse, et l'une
Désire l'autre, et cherche aux profondeurs des flots,
Celle dont le parfum fit plus tièdes les eaux,
Et dont le cri voilé lointainement appelle.
Et soudain, toutes deux se trouvent et se mêlent,
Comme deux vagues qui se rencontrent et roulent
Ensemble, écument, crient, éclatent et s'écroulent,
Et sans doute est-ce là ce que l'on nomme amour.
Comme sous un baiser, les vagues à l'entour
S'apaisent, l'aube naît, une haleine se lève;
La vivante lumière a dissipé le rêve,
Les yeux couleur de mer dans la mer sont épars,
La clarté de ses eaux s'est faite leur regard.
On grandit dans les eaux, comme une fleur qui s'ouvre,
On sent parmi la mer ses lèvres se dissoudre.
Ses mains s'étendre, et sa chevelure qui fond,
Comme un flot d'or dans l'onde ou comme un long rayon.
On se sent une chose immense et qui respire,
Qui s'abaisse et s'élève, que le ciel attire
Et qu'un souffle éparpille en écumes de fleurs.
On est on ne sait quoi qui est toute la mer.
Et sans doute est-ce là ce qu'on nomme mourir[82].
La nature entière devient complice des sirènes; et la senteur des arbres, et le parfum des roses, et la caresse de l'air et le vol des oiseaux dans l'azur, mille formes de la vie obsèdent l'esprit et les sens d'Ève, l'enlacent, l'étreignent, la brisent…
Elle a commis «La Faute», elle a cueilli le beau fruit d'or:
Je l'ai cueilli! Je l'ai goûté,
Le beau fruit qui enivre
D'orgueil et je vis!
Je l'ai goûté de mes lèvres
Le fruit délicieux de vertige infini,
Mon âme chante, mes yeux s'ouvrent
Je suis égale à Dieu[83]!
Ève a cessé de croire en Dieu:
Mon âme sois joyeuse!
Il n'existe pas; Il n'existe plus.
Je le sais de la mort, je le sais de l'amour,
Je le sais de la voix qui chantait sur la mer,
Je le sais du soleil, des étoiles, des roses,
De toutes les choses qui l'ont vaincu.
Il n'existe plus. Il n'existe plus[84]!
Alors l'amour se manifeste comme une réalité; Ève l'observe, le comprend en toutes choses, elle l'exalte et le célèbre dans les fleurs, dans les souffles des airs, dans les rayons du soleil, dans «les mille voix claires des fontaines». Mais déjà elle s'identifie à toutes ces expressions de vie, elle est la fontaine, elle est le vent, elle est la fleur, elle est le beau pommier du Paradis, comme elle est la belle nuit bleue, elle est l'univers entier. Les mots ne suffisent plus à rendre la frénésie de son délire, Ève danse maintenant dans la belle nuit bleue, sous la lune qui se lève, Ève danse et danse et chante…
Et je danse et je chante et danse encore
Je danse nue éblouie et superbe
Comme un serpent dans les hautes herbes.
Je rampe et rampe dans les airs
Comme une flamme de l'enfer.
Je danse ailée, frémissante et sonore,
Au fond du tourbillon vivant,
Du tourbillon qui me dévore,
Du tourbillon où je descends.
Je danse jusqu'à ce que j'en sois lasse,
L'âme enivrée et chancelante
Du vin de la danse,
Et du vin de mon sang[85].
Ô la suavité de cette musique enjôleuse! Et la magie de ce rythme! Ô cette apothéose féerique de la femme, en qui se confondent toutes les énergies, toutes les tendresses de la nature glorieuse!
Ève sait, mais Ève est triste de savoir. Depuis qu'elle a pénétré le mystère, l'Éden change d'aspect et se vide de bonheur. Alors, Ève désire la mort, Ève appelle la mort et l'ange Azraël vient:
Il souffle la flamme, éteint le bruit,
Met le silence de sa bouche
Sur la bouche qui sourit,
Et pose doucement, sur le coeur qui s'apaise
Sa main qui ne pèse
Pas plus qu'une fleur[86].
Telle est la Chanson d'Ève. «Poète de l'ineffable», écrit Albert Mockel, de Charles van Lerberghe: on ne saurait mieux dire. Chez lui, tant de trésors échappent à la critique et ne relèvent que du coeur! Il faut lire sa Chanson d'Ève et la sentir, non point la commenter. Elle ne peut vraiment se comparer à rien[87], ni à une peinture de Botticelli, ni à une symphonie; elle est bien un peu tout cela, mais surtout, dans une atmosphère diaprée et irisée, l'éternelle chanson de l'âme humaine, qui bouleverse profondément et nous élève vers la beauté claire. En elle se devinent les velléités, les indécisions, les pudeurs, les désirs, les témérités, les triomphes, les ivresses de la vie, puis ses désillusions, ses lassitudes… Mais le paganisme de van Lerberghe est nimbé d'un mysticisme édifiant, les descriptions capiteuses de son Éden semblent purifiées par la caresse des anges et les voluptés terrestres comme spiritualisées… À l'admirable Chanson d'Ève je dois d'avoir éprouvé, peut-être, le sens mystérieux de ces mots: «puissance de la grâce».
Entre Charles van Lerberghe et Albert Mockel qui l'aima au point de lui consacrer l'une des études les plus ferventes que je connaisse, l'amitié n'était pas le seul lien. Leurs talents voisinent et Mockel peut légitimement représenter aujourd'hui le poète disparu.
Albert Mockel, l'un des tout premiers, écrivit en vers libres et je n'en vois point qui se soient autant inspirés de la musique. Lui, chante plus qu'il ne peint[88]. Chantefable un peu naïve et Clartés évoquent des cahiers de lieder.
Mockel se maintient constamment, selon l'expression imagée de Tancrède de Visan, en état «d'aspiration lyrique».
Mockel, écrit son distingué commentateur[89], par sa thèse de l'aspiration poursuivie à travers les transformations d'une âme en perpétuel devenir, nous aura permis de noter un des plus curieux états d'esprit poétique manifesté à la fin du XIXe siècle et qui pourrait se formuler ainsi: le lyrisme symboliste est un lyrisme d'intuition ou d'immanence qui, au moyen de rythmes associés, s'efforce de mouler aussi étroitement que possible l'inspiration subjective du poète sur les manifestations extérieures de la réalité mouvante; autrement dit: de conjuguer dans le même transport la vie, qui est mobilité, continu, etc., avec l'expression de cette vie dans une conscience individuelle.
Chantefable un peu naïve et Clartés illustrent cette conception. D'abord l'ingénuité de l'adolescence se trouble de toutes les manifestations successives de la vie. Puis les visions deviennent plus précises, sans jamais s'immobiliser toutefois. La nature offrant un renouvellement perpétuel d'impressions fugitives, l'âme du poète doit s'assouplir et changer comme la nature. L'onde fuyante, dont maintes pages de Mockel décrivent le cours, prend la signification d'un symbole essentiel.
Mockel a l'esprit précis, méticuleux, avide des finesses les plus subtiles; pour atteindre un but, il répugne aux lignes droites, les chemins compliqués lui plaisent qui invitent à fouiller la contrée avec soin; parfois la simplicité de l'oeuvre en souffre, mais peu de poètes possèdent, au même degré, le tact, l'intuition, surtout ce charme berceur, enlaçant, féminin sans trop de mièvrerie, auquel on ne résiste guère:
De loin, de loin, on ne sait d'où
Un homme arriva qui portait une lyre,
Et ses yeux étaient clairs comme ceux d'un fou,
Et il chantait, et il chantait,
Aux cordes brèves de la lyre,
L'amour des femmes, le vain languir,
Sur sa lyre[90].
Je regrette de ne pouvoir faire connaître tout le délicieux «Mai
Juvénile»[91];
Vois, disait-il.—Écoute, disais-je,
Écoute la mélodie immense!…
Des voix s'élèvent, en longues haleines,
Et l'aube en rumeur est pleine de conseils;
Écoute: tout chante! C'est l'heure de vivre,
Et là-bas, saluant l'aurore non pareille,
Le bois harmonieux se dédie au soleil.
L'air ondule aux lointains sonores de l'azur,
Sur les rayons comme sur des lyres,
Naissent et glissent des cantilènes,
Et la terre et le ciel entrelacent leurs thèmes.
Écoute le désir dont frémit la ramure:
Il n'est pas une feuille au vent qui ne vibre
Et parmi les tumultes aériens d'ailes
En toute voix ouïe est une âme qui s'éveille[92].
Fernand Séverin n'arbore point le drapeau du symbolisme, mais sa fraîcheur, son incomparable «don d'enfance» permettent de l'associer à van Lerberghe et à Mockel. Parmi les poètes belges, Séverin est l'un des plus sensibles, des plus émus. Très attaché à la forme classique, il ne donne jamais l'impression de la monotonie tant son coeur déborde de candide tendresse. Il s'émerveille de toutes choses comme s'il n'avait jamais vu le monde et trouve, chaque fois, de nouveaux accents pour traduire ses extases ou ses rêveries:
Mon coeur est éperdu des étangs et des bois
Comme s'il les voyait pour la première fois[93]!
Ou bien:
En quel jardin fermé me suis-je réveillé?
Ah! rien que les sanglots d'un coeur émerveillé,
Des mots ne diront pas ce que l'âme veut dire!
Quelle Ève m'égara vers la paix de ces bois?
Pardonnez-moi, mon Dieu, si j'en reste sans voix:
Mon âme est une enfant et ne sait pas sourire.
Mon coeur sanglote! Hélas! Ne le voyez-vous pas?
Mon coeur qu'elle a ravi, défaille entre ses bras.
Achevez mon bonheur et faites que j'expire[94].
Séverin a fui la vie trépidante des villes; il s'est réfugié dans la nature qui, seule, lui communique des sensations profondes et belles. Il aime la nature de toute son âme, il aime les grands bois:
C'est pour les écouter que j'ai fui loin du monde!
Ô bois mélodieux que fait chanter le vent,
Je n'ai jamais ouï votre rumeur profonde
Sans qu'un trouble sacré saisît mon coeur fervent[95]!
L'amour de la nature apprend à ne jamais désespérer:
Es-tu las? Tu t'assieds dans l'herbe du talus,
Devant les bois, les monts et la plaine fleurie;
Et, le regard au loin, dans une rêverie
Qui franchit à son gré la distance et le temps,
Tu revis en esprit les lumineux distants…
Pourquoi connaîtrais-tu la tristesse et le doute!
Rien n'est perdu. Tantôt tu reprendras ta route
Avec un coeur si pur, si jeune, si fervent,
Qu'il s'émerveillera de tout, comme un enfant…[96]
À travers Le Don d'enfance, Un Chant dans l'ombre, Les Matins angéliques, La Solitude heureuse, passe le bon frémissement consolateur de la nature. Dans ces poèmes, nul artifice précieux ne voile jamais la pureté séraphique de l'atmosphère. Par la langue claire et noble, Fernand Séverin s'apparente à Racine, par l'inspiration douce, à Lamartine, mais son talent dévoile toujours les secrètes pudeurs, innocemment gracie uses, d'une âme délicate et loyale.
Le symbolisme reprend ses droits avec André Fontainas, poète moins inquiet qu'habile et somptueux. «Il ne semble pas le poète des violentes et fréquentes émotions. Il représente le calme des lacs abrités et des palais sans tragédie[97].»
En mon âme d'ennui jamais ne s'élève
Le désir d'un désir, ni le rêve d'un rêve,
Et j'ai fui le soleil aux lambris du manoir,
Vers le Nord en l'espoir d'y trouver quelque espoir,
Loin des appels de femmes ou de futiles gloires,
Où mordre aux fruits furtifs de vergers illusoires,
En dépit de l'exil aux mirages d'espoir,
Loin des fêtes et des splendeurs de mon manoir,
Dans mon âme d'ennui jamais ne s'élève,
Le désir d'un désir, ni le rêve d'un rêve[2].
Les Vergers illusoires, Nuits d'épiphanies, Les Estuaires d'ombre, Le Jardin des îles claires, La Nef désemparée témoignent d'un art extrêmement honnête et fort discipliné, trop discipliné même, car on aimerait trouver dans l'oeuvre de Fontainas moins de recherche et plus de vie.
Max Elskamp est un miniaturiste catholique des siècles passés, égaré parmi nous. La Louange de la Vie[99] célèbre les petites gens de Flandre, leurs vieilles coutumes, leurs pieuses manies, avec une précision attendrie. Ce livre a l'allure simple et enfantine des vieilles chansons populaires. Il en a aussi le rythme monotone et las. Répétitions voulues des mêmes mots, constructions étranges et parfois incohérentes des phrases, souci de commencer souvent un poème par les adverbes «or» ou «car», toutes ces modalités donnent à La Louange de la Vie un aspect archaïque et naïvement religieux qui évoque la mère Flandre de jadis et émeut fort. J'aime surtout ces six chansons de pauvre homme.
Un pauvre homme est entré chez moi
Pour des chansons qu'il venait vendre;
Comme Pâques chantait en Flandre
Et mille oiseaux doux à entendre,
Un pauvre homme est entré chez moi.
Si humblement que c'était moi
Pour les refrains et les paroles
À tous et toutes bénévoles,
Si humblement que c'était moi
Selon mon coeur comme ma foi.
Or, pour ces chansons, les voici,
Comme mon âme, la voilà,
Sainte Cécile, entre vos bras;
Or, ces chansons bien les voici,
Comme voilà bien mon pays,
Où les cloches chantent aussi
Entre les arbres qui s'embrassent
Devant les gens heureux qui passent,
Où les cloches chantent aussi
Des dimanches aux samedis;
Et c'est pour toute une semaine
Qu'ici mon coeur, sur tous les tons,
Chante les joies de la saison,
Et c'est dans toute une semaine
Où chaque jour a sa chanson[100].
Malheureusement, dans La Louange de la Vie, bien des vers restent obscurs et peu compréhensibles, en raison de leur forme inattendue, et aussi des rites locaux, inconnus de nous, auxquels ils font allusion. Les petits tableaux des Enluminures me semblent plus clairs, plus allègres, plus coquets, d'un mysticisme plus accessible aux profanes.
Aux côtés de Max Elskamp se rangent d'autres poètes catholiques. Thomas Braun chante les bénédictions de la maison, de la famille, des aliments, des pauvres, des malades, des insectes, des animaux, de tout ce qui rit, pleure et vit, avec une foi profonde et un coeur simple. OEuvre très personnelle, empreinte de la meilleure, de la plus belle charité chrétienne, Le Livre des Bénédictions est aussi le livre des consolations, et j'imagine qu'il doit raffermir bien des êtres ébranlés. Je le préfère au volume plus récent Fumée d'Ardenne, d'où s'exhale moins d'émotion. Voici toutefois des vers qui livrent, dans une sainte extase, l'âme ardemment croyante de Thomas Braun.
Je songe au cerf qui t'apparut dans la futaie,
Sans doute au saut des sapinières
Où je chassais l'année dernière.
Un douze cors auguste et dont les bois étaient
Épanouis comme une lyre.
Je songe à ton émoi
Quand tu vis luire
Un crucifix entre ses bois.
Et je te vois à deux genoux,
Timide
Et fou,
Dans les myrtilles et la mousse,
Priant la bête rousse
Au mufle humide
Qui pardonne, de ses yeux doux
À des mâtins épouvantés
Et au coursier qui t'a porté,
Dans le ravin, par les bouleaux heurtés
À la poursuite
De sa fuite…[101]
Georges Ramaekers a bien, selon l'expression de Victor Kinon[102] «la mentalité d'un franciscain du XIIIe siècle, mystique, artiste et un peu visionnaire, qui, condamné pour ses péchés à vivre de nos jours, se serait épris de la littérature du dernier bateau». Le Chant des trois règnes, tout imprégné de la symbolique chrétienne, surprend souvent par sa forme audacieuse.
Victor Kinon lui-même dans L'Âme des saisons nous décrit une nature animée de cloches, bercée de litanies, de prières et de messes. Les poèmes de Kinon attestent une sensibilité bien fraîche, une foi étonnée et sûre de petit enfant:
L'Ave Maria dans les bois
On le récite à demi-voix
On le récite à l'heure brune
L'Ave Maria dans les bois.
C'est un pays avec des bois.
Et de grands espaces de lune
Et des oiseaux dont l'un parfois
Risque une note de hautbois…
Que si dans la clairière on voit
Fuir les bonshommes de la lune
Ah! vite alors, haussant la voix,
L'Ave Maria dans les bois…
Et voilà la troisième chanson du petit pèlerin à Notre-Dame de Montaigu.
L'Heure de l'âme laisse apprécier les tendances idéalistes de l'abbé Hector Hornaert, l'un des artisans les plus distingués et les plus doués de la renaissance catholique.
Mais une Polymnie moins rigoureusement orthodoxe attire bien d'autres talents!
Comme j'aime les Voyages vers mon pays de Paul Spaak! Ô le livre souriant et clair! Le joli émoi courageux dont il s'imprègne! Spaak, ayant visité l'Italie puis la Grèce, remonte vers son pays. En apercevant la chère terre de Flandre, il trouve, pour la chanter, de ces accents vigoureux avec tendresse, par quoi se livre une âme belle et haute. Les voyages, s'ils tonifièrent son patriotisme, l'ont allégé des vains préjugés; il rapporte une conception plus large, plus intelligente du monde. Je ne résiste pas au plaisir de citer tout ce noble poème dont les dernières strophes sont d'une magnifique envolée:
Oui! Sois de ton pays! Connais l'idolâtrie
De la terre natale! Et porte en toi l'orgueil
Et le tourment de ses jours de gloire et de deuil!
Il faut avoir l'émotion de sa patrie!
Il est bon pour son âme de communier
Avec le paysage intime et coutumier;
Il est bon d'éprouver à quel point on s'enlace
Aux choses de sa terre, aux hommes de sa race,
Et de sentir combien leur étreinte fervente
Rend sa force plus vigoureuse et plus vivante!
S'augmentant de leur vie en y participant,
L'on peut comprendre et savourer comme on dépend
D'eux tous, et comme on doit le meilleur de soi-même,
À tout ce qui vécut sur le sol que l'on aime!
Que cet amour pourtant ne ferme pas tes yeux
À la réalité du monde spacieux,
Et pour mieux te garder à ton pays fidèle,
Qu'il ne réduise par l'ampleur de ton coup d'aile!
Si ton esprit est ferme et ton âme aguerrie,
Ils voudront dépasser, dans l'élan de leur vol,
Le cercle trop étroit qui limite ton sol,
Car le monde est plus beau que toutes les patries!
Oui! Sois de ton pays! Mais que le monde est vaste!
Et comme les splendeurs multiples qu'il recèle
Exaltent le pouvoir du coeur enthousiaste,
Capable d'absorber la vie universelle!
Ah! regarde ce chêne aux ramures royales,
Éternel et puissant comme un pilier de marbre,
Et qui dresse, dans notre forêt patriale
Son front large au-dessus de la cime des arbres!
Ses racines, épaisses comme des cordages,
Le retiennent au sol dont nous le nourrissons,
Mais sa tête a monté si haut dans les nuages,
Que tous les vents du ciel y mêlent leurs chansons[103].
L'Anémone des Mers, L'Aile mouillée de Jean Dominique (ce pseudonyme cache le nom d'une femme) sont d'une transparence presque irréelle à force de subtilité.
Isi Collin nous mène vers La Vallée Heureuse où nous retiennent les accords invitants de ses strophes:
C'était l'heure infinie où, mourantes, les fleurs
Balancent leurs parfums que la brise éparpille,
Où, par la paix du ciel, les étoiles scintillent
Et tissent dans le soir leurs trames de lueurs.
C'était l'heure infinie où tout un peu se meurt[104].
Plus mélancolique, la muse de Paul Gérardy[105], le doux poète des Roseaux:
Oh! c'est un lied bien monotone
Pleurant toujours les mêmes pleurs,
Chantant toujours les mêmes fleurs
Le lied que mon âme chantonne.
La Route enchantée d'Adolphe Hardy, Les Poèmes Pacifiques de Prosper Roidot, L'Arc en Ciel de Pierre Nothomb, L'Isolement de Paulin Brogneaux font revivre des coins de terre chéris et évoquent le pays natal avec une aménité persuasive.
Nous goûtons la même sensibilité un peu triste dans l'Âme en exil de
Georges Marlow, dans les poèmes de Franz Ansel.
Citons encore les luxueux sonnets d'Émile van Arenberghe, les poésies harmonieuses mais un peu fades qu'Henri Liebrecht intitule Fleurs de soie, les vers élégants du comte Albert du Bois, aussi les Basiliques de Léon Legavre, où se rencontrent fréquemment certains rythmes qu'affectionne Verhaeren.
Enfin, je m'en voudrais d'oublier les Jules Delacre, les Georges Rency, les van de Putte, les Louis Piérard, les Léon Souguenet, les Fernand Crommelynck, les Gaston Heux, les Léon Wauthy, les Sylvain Bonmariage, les Paul Mussche, et d'autres jeunes que je ne puis malheureusement présenter, tous, plus ou moins sympathiques, mais fidèles assidus du Bois Sacré.
On le voit, la Flandre ni la Wallonie ne manqueront de poètes… Depuis vingt-cinq ans, les préoccupations politiques et sociales n'ont point détourné la Belgique d'aspirations désintéressées. C'est sans arrière-pensée, et joyeusement, qu'elle doit célébrer ses noces d'argent avec Apollon.
* * * * *
Nous avons réservé le plus grand des poètes belges, et, il faut l'avouer, le plus grand des poètes contemporains de langue française. Intercaler le génie d'un Émile Verhaeren entre les talents, si remarquables soient-ils, de ses confrères, eût été l'impertinence même. D'ailleurs, une telle oeuvre ne crèverait-elle point le cadre où l'on tenterait de l'inclure? Et pourquoi vouloir emprisonner dans les limites nécessairement étroites d'un groupement le vaste lyrisme que toutes les manifestations de la vie sollicitent? Déjà, le caractère de ce livre ne permet point de consacrer à Verhaeren une monographie détaillée; nous nous excusons de ne lui accorder, en ce chapitre aux proportions mesurées, qu'une étude fort incomplète[106].
Le corps nerveux, bandé, comme prêt à bondir, une certaine brusquerie dans sa démarche pesante de paysan têtu, le visage maigre profondément labouré de rides, une moustache formidable, à la gauloise, où s'emmêlent aux fils d'or des fils d'argent, le regard vif et clair, Verhaeren révèle une nature étonnamment candide et spontanée. Impulsif, généreux, avide d'activité nouvelle, il donne l'impression de la santé physique et morale. Il crée de la joie autour de lui.
En lisant l'oeuvre de Verhaeren, on reste étonné tout d'abord de sa puissance et de son universalité. Il n'est point, comme ceux que nous quittons, le poète d'un sentiment, l'artiste d'une «manière». Tour à tour grave et brutal, tendre et emporté, il chante tous les sentiments et tous les enthousiasmes; il n'a pas une voix, il en a cent; les multiples vibrations de l'orgue résonnent en lui… L'homme qui écrivit Les Moines et Les Villages illusoires fit aussi Les Villes tentaculaires et Les Rythmes souverains; Les Heures claires, La Multiple Splendeur, Les Blés mouvants sont dus à l'auteur des Débâcles et des Flambeaux noirs…
Né le 21 mai 1855 à Saint-Amand, près d'Anvers, Émile Verhaeren entra, à quatorze ans, au collège Sainte-Barbe de Gand, où il devait rencontrer Georges Rodenbach. Il y reçut une solide instruction classique, mais les Pères Jésuites ne toléraient guère de poètes modernes et c'est la nuit, au dortoir, à la lueur d'une pauvre chandelle, que le jeune pensionnaire dévorait, en cachette, Alfred de Musset et Victor Hugo. En quittant le collège, Verhaeren s'en fut étudier le droit à l'Université de Louvain: il voulait devenir avocat, ou du moins, entretenait-il sa famille dans cet espoir, pour éviter de prendre la succession de son oncle, à la tête d'une importante huilerie. En vérité, les Muses l'occupaient déjà plus que les articles du Code. Après quelques rares et insignifiantes plaidoiries, il déserta le prétoire pour gravir les pentes autrement prometteuses du Parnasse.
Les Flamandes paraissent en 1883. Ce recueil, d'une facture toute parnassienne, indique un peintre rutilant, un coloriste sanguin. C'est en se promenant dans les musées, en admirant les belles formes grasses de Rubens et les kermesses endiablées de Téniers que Verhaeren conçut ses poèmes, je voulais dire ses tableaux, à la gloire de truculente mère Flandre. Le livre fut remarqué et discuté: il affirmait un tempérament. Trois ans plus tard, Les Moines exaltaient l'autre caractère de la nature flamande, le caractère religieux. Ainsi, les deux premières oeuvres de Verhaeren, malgré leur forme très latine, apparaissent comme essentiellement représentatives de sa race.
À ce moment, survient dans la vie du poète une crise de neurasthénie, provoquée par des troubles stomacaux, que reflètent des livres aux titres sinistres, Les Soirs (1887), Les Débâcles (1887), Les Flambeaux noirs (1890). On sent, dans cette sombre trilogie, toute la détresse révoltée d'une âme qui ne croit plus, pour laquelle persévérer dans sa souffrance et la creuser devient une jouissance satanique:
Le soir, plein de dégoûts du journalier mirage,
Avec des dents, brutal, de folie et de feu,
Je mords en moi mon propre coeur et je l'outrage
Et ricane, s'il tord son martyre vers Dieu[107].
Ou bien:
… Sois ton bourreau toi-même;
N'abandonne l'amour de te martyriser,
À personne, jamais. Donne ton seul baiser
Au désespoir; déchaîne en toi l'âpre blasphème;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [108]
Comme, d'autre part, à cette époque, Verhaeren séjourne souvent en Angleterre, la révélation des villes industrielles et des ports l'impressionne au point que son imagination malade transforme les spectacles quotidiens en colossales et démentes apparitions. Aussi bien, il commence à se libérer des lois prosodiques qui entravaient la traduction libre de ses sensations désordonnées.
Mais le vent de folie s'apaise; au besoin de
Se replier, s'appesantir et se tasser
Et se toujours, en angles noirs et mats, casser
succèdent, sinon encore la parfaite santé, du moins des dispositions plus calmes, annonciatrices de la convalescence prochaine. Et voici Les apparus dans mes chemins (1891), puis Les Campagnes hallucinées (1893) avec leurs extravagantes «Chansons de fou» et leurs évocations angoissantes de paysans, de malades, de mendiants par les plaines là-bas, et leurs expressions qui vous labourent la chair, comme des crocs.
Ils s'avancent, par l'âpreté
Et la stérilité du paysage,
Qu'ils reflètent, au fond des yeux
Tristes de leur visage;
Avec leurs bardes et leurs loques
Et leur marche qui les disloque,
L'été, parmi les champs nouveaux,
Ils épouvantent les oiseaux;
Et maintenant que décembre sur les bruyères
S'acharne et mord
Et gèle, au fond des bières
Du cimetière,
Les morts,
Un à un, ils s'immobilisent
Sur des chemins d'église,
Mornes, têtus et droits,
Les mendiants, comme des croix[109].
Les Villages illusoires (1895) sont un livre très symboliste. Verhaeren chante les petits métiers de Flandre en leur attribuant un sens général, éternel. Le fossoyeur, le forgeron, les cordiers, les pêcheurs représentent autant d'idées emblématiques. J'aime particulièrement le poème du «Passeur d'eau», allégorie de l'effort vers un rêve dont la réalisation, sans cesse, échappe.
Par Les Villes tentaculaires, parues également en 1895, se déchaînent les passions qui enfièvrent une cité. Non loin des usines:
Se regardant de leurs yeux noirs et symétriques
la Bourse s'affole:
Oh l'or! là-bas, comme des tours dans les nuages,
Comme des tours, sur l'étagère des mirages,
L'or énorme! Comme des tours là-bas,
Avec des millions de bras vers lui,
Et des gestes et des appels la nuit
Et la prière unanime qui gronde,
De l'un à l'autre bout des horizons du monde[110]!
Ailleurs:
C'est un bazar tout en vertiges
Que bat, continûment, la foule, avec ses houles
Et ses vagues d'argent et d'or;
C'est un bazar tout en décors,
Avec des tours de feux et des lumières,
Si large et haut que, dans la nuit,
Il apparaît la bête éclatante de bruit
Qui monte épouvanter le silence stellaire[111].
Puis, nous traversons les quartiers mal famés du port où:
Des commères, blocs de viande tassée et lasse,
Interpellent, du seuil des portes basses,
Les gens qui passent[112];
Voici la Révolte:
La rue, en un remous de pas,
De corps et d'épaules d'où sont tendus des bras
Sauvagement ramifiés vers la folie,
Semble passer volante,
Et ses fureurs, au même instant, s'allient
À des haines, à des appels, à des espoirs;
La rue en or,
La rue en rouge, au fond des soirs[113].
Admirables poèmes, haletants et convulsés, par quoi toute la vie d'aujourd'hui se trouve glorifiée superbement! Ce pilote, naguère désorienté, dont le navire faillit sombrer, dirige d'un oeil confiant, d'un geste sûr, et contemplez: il a hissé le grand pavois! Éteints, les flambeaux noirs! Maintenant, c'est la volonté, maintenant, c'est l'ardeur, maintenant, c'est la merveilleuse folie du monde que Verhaeren veut hurler! L'ancien désespéré entonne l'hosanna, devient le chantre délirant de l'enthousiasme. La foi nouvelle s'accentue dans les Visages de la Vie[114] grandit dans Les Forces tumultueuses[115], où s'entrechoquent toutes les énergies humaines, où surgissent toutes les audaces. Vigoureuse et vaillante, la sève jaillit, une autre religion est née, celle des hommes et de l'univers:
Celui qui me lira dans les siècles, un soir,
Troublant mes vers, sous leur sommeil ou sous leur cendre,
Et ranimant leur sens lointain pour mieux comprendre
Comment ceux d'aujourd'hui s'étaient armés d'espoir;
Qu'il sache avec quel violent élan, ma joie
S'est à travers les cris, les révoltes, les pleurs,
Ruée au combat fier et mâle des douleurs,
Pour en tirer l'amour, comme on conquiert sa proie.
J'aime mes yeux fiévreux, ma cervelle, mes nerfs
Le sang dont vit mon coeur, le coeur dont vit mon torse;
J'aime l'homme et le monde, et j'adore la force
Que donne et prend ma force à l'homme et l'univers[116]!
La Multiple splendeur[117] est un feu d'artifice de soleils. Elle apothéose de ses rayons éblouissants la résurrection du poète. Comme il aime la vie!
Tout m'est caresse, ardeur, beauté, frisson, folie,
Je suis ivre du monde et je me multiplie
Si fort en tout ce qui rayonne et m'éblouit
Que mon coeur en défaille et se délivre en cris[118]!
La Multiple splendeur pourrait bien demeurer l'oeuvre essentielle de Verhaeren. Du moins la chérit-il fort, car elle traduit intensément son panthéisme délirant, sa ferveur acharnée.
Nous apportons, ivres du monde et de nous-mêmes,
Des coeurs d'hommes nouveaux dans le vieil univers.
Les dieux sont loin et leur louange et leur blasphème;
Notre force est en nous et nous avons souffert[119].
Ces vers résument toute la philosophie de Verhaeren.
Elle reparaît dans le livre suivant, Les Rythmes souverains[120], également ardente, mais enveloppée d'une forme plus paisible. J'entends éclater dans La Multiple splendeur l'hymne triomphant et désordonné du pèlerin qui, parvenu au sommet de la montagne, après une ascension longue et tumultueuse, découvre à l'infini de lumineux horizons. Les Rythmes souverains attestent une félicité aussi radieuse, seulement le voyageur s'est reposé, il a ordonné un peu ses sensations; désormais, il exaltera moins son «moi» que les gestes héroïques de l'activité humaine, passés ou présents; les saccades diminueront au profit d'une harmonie jusqu'alors inconnue. Presque toujours l'inspiration, souvent fougueuse cependant, des Rythmes souverains, revêt une belle allure classique, ample et souple. Mais Verhaeren n'aurait sans doute jamais créé des chefs-d'oeuvre tels que Le Paradis, Hercule, Les Barbares, Michel-Ange, Le Maître, s'il n'avait laissé jadis caracoler furieusement Pégase; aux poussées chaotiques d'antan, il doit de libérer son alexandrin des banalités et des fadeurs. D'autre part, je considère Les Rythmes souverains comme la conséquence du séjour prolongé de Verhaeren en France. Cette «Légende des siècles» exhale un parfum des plus latins, auquel contribuent et les sujets, empruntés pour la plupart à l'antiquité, et la manière dont ils se développent. L'influence de notre culture s'affirme brillamment: Verhaeren en convient; même il se plaît à reconnaître que l'eurythmie de son livre doit beaucoup à l'ordonnance et aux proportions du parc de Saint-Cloud où il habite une partie de l'hiver.
Aussi bien, Les Blés mouvants, recueil récent de pastorales, de scènes champêtres, de chansons mystiques, témoignent, avec évidence, d'un tempérament qui, sans rien abandonner de sa naturelle exubérance, s'exprime en une langue infiniment plus assagie et plus châtiée.
Aux côtés de l'oeuvre que nous venons de signaler s'en dressent deux autres, moins imposantes certes, non moins importantes: une épopée, Toute la Flandre dont les cinq livres Les Tendresses premières[121], La Guirlande des dunes[122], Les Héros[123], Les Villes à pignons[124], Les Plaines[125], glorifient le pays natal, non plus comme Les Flamandes à travers des souvenirs de musée, mais après l'expérience de la vie et la découverte du monde; une trilogie intime, Les Heures claires[126], Les Heures d'après-midi[127], Les Heures du soir[128]. Cette fois, Verhaeren délaisse l'univers; il nous confie son amour pour la compagne admirablement compréhensive qui, l'ayant sauvé de la noire détresse, illumine son labeur et sa vie. Aux fanfares retentissantes succède un chant discret; l'orchestre cesse de bondir, nous n'entendons que les notes mélodieuses du violon. Exquis petits poèmes! Et comme ils s'imprègnent d'une dévotion respectueuse et brûlante! Et comme ils fleurent bon! Et comme ils caressent doucement! «Ô la tendresse des violents!» s'écrie Léon Bazalgette[129]:
Chaque heure où je pense à ta bonté
Si simplement profonde,
Je me confonds en prières vers toi.
Je suis venu si tard
Vers la douceur de ton regard
Et de si loin, vers tes deux mains tendues,
Tranquillement, par à travers les étendues!
J'avais en moi tant de rouille tenace
Qui me rongeait, à dents rapaces,
La confiance;
J'étais si lourd, j'étais si las,
J'étais si vieux de méfiance,
J'étais si lourd, j'étais si las
Du vain chemin de tous mes pas.
Je méritais si peu la merveilleuse joie
De voir tes pieds illuminer ma voie,
Que j'en reste tremblant encore et presque en pleurs,
Et humble, à tout jamais, en face du bonheur[130].
Nous eûmes l'occasion, au début de ce chapitre, d'associer au mot romantisme le nom de Verhaeren Sans aucun doute, le poète des Villes tentaculaires fait souvent songer à Hugo, dans ce livre et dans d'autres. Ils ont, tous les deux, le souffle, la force, le goût de l'énorme, le sens de l'épique. Ils sont tous les deux de gigantesques forgerons d'images, de prodigieux évocateurs et leurs vers ressemblent parfois à des chevauchées fantastiques éclairées de foudroyantes visions. Mais la puissance de Verhaeren s'excite plus que celle de Hugo: elle se cabre, va volontiers jusqu'au fracas. Pour lui, tous les phénomènes prennent des proportions titaniques et terrifiantes. Voilà bien, selon la belle expression d'Albert Mockel, le poète du paroxysme! Il aperçoit les routes et les bois, les foules et les villes à travers une perpétuelle hallucination. L'univers l'émeut à ce point qu'il l'exaspère, le transfigure avec passion. Certaines forces naturelles l'attirent et le troublent singulièrement, la mer, le vent:
Si j'aime, admire et chante avec folie,
Le vent,
Et si j'en bois le vin fluide et vivant
Jusqu'à la lie,
C'est qu'il grandit mon être entier et c'est qu'avant
De s'infiltrer, par mes poumons et par mes pores,
Jusques au sang dont vit mon corps,
Avec sa force rude ou sa douceur profonde,
Immensément, il a étreint le monde[131].
Mais surtout, Verhaeren extrait d'une quantité de travaux matériels, en particulier de l'industrie moderne, une poésie profonde que beaucoup ne soupçonnaient guère[132]. Au cours de ses voyages, il a vu Londres, Hambourg, Marseille; après Paris, il a connu Berlin, Dresde, Vienne, l'Italie, l'Espagne et toujours il s'est promené par les quartiers ouvriers et populeux, toujours il a rôdé près des fabriques ou des docks. Et les foules, et les villes, et dans les villes, l'or, l'or magique qui hypnotise tant d'hommes, et les usines, et les gares, et les trains, et les quais des ports, et les steamers qui crachent la fumée prennent pour Verhaeren, pour nous aussi maintenant, une signification splendidement lyrique. Disséminés dans toute l'oeuvre, maints poèmes clament ces foules, ces villes, cet or. Verhaeren en est hanté.
Oh ces villes, par l'or putride, envenimées!
Clameurs de pierre et vols et gestes de fumées,
Dômes et tours d'orgueil et colonnes debout
Dans l'espace qui vibre et le travail qui bout,
En aimas-tu l'effroi et les affres profondes
Ô toi, le voyageur
Qui t'en allais, triste et songeur
Par les gares de feu qui ceinturent le monde[133]?
Ailleurs:
Ô l'or! sang de la force implacable et moderne,
L'or merveilleux, l'or effarant, l'or criminel,
L'or des trônes, l'or des ghettos, l'or des autels;
L'or souterrain dont les banques sont les cavernes
Et qui rêve en leurs flancs, avant de s'en aller,
Sur la mer qu'il traverse ou la terre qu'il foule,
Nourrir ou affamer, grandir ou ravaler,
Le coeur myriadaire et rouge de la foule[134].
Aux images intrépides et rutilantes, aux transports véhéments, correspond un rythme heurté, plutôt irrespectueux de la syntaxe (nous avons noté, à cet égard, dans les derniers livres, un changement appréciable), qui permit à Giraud d'accuser, certain jour, spirituellement, Verhaeren de «mener la danse du scalpel autour de la grammaire». Ne nous plaignons pas trop; ces intempérances nous valent de beaux émois. Verhaeren aime frapper nos sens, soit en isolant à la fin d'une longue strophe le mot essentiel, bref et saillant, soit au moyen d'harmonies imitatives fort impressionnantes qui résultent des sonorités obtenues par le rapprochement immédiat de syllabes à désinences analogues et, généralement, rudes. Ainsi, qui ne perçoit le tumulte de la mer en lisant à voix haute les vers suivants?
La mer choque ses blocs de flots, contre les rocs
Et les granits du quai, la mer démente,
Tonnante et gémissante, en la tourmente
De ses houles montantes[135].
Écoutez ce bruit sec et cassant:
Puis il redescendit d'un pas précipité
Et verrouilla, d'une main forte,
La porte[136].
Voici enfin la bourrasque et le crépitement de la foudre, rendus par un rythme essoufflé, crispé, où les mots ronflent et cognent comme les grondements du tonnerre:
Le nuage approchait, livide et sulfureux,
Il était débordant de menaces tonnantes
Et tout à coup, au ras du sol, devant leurs yeux,
À l'endroit même où les herbes sauvages
Étaient chaudes encor
D'avoir été la couche où s'aimèrent leurs corps,
Toute la rage
Du formidable et ténébreux nuage
Mordit[137].
Telle apparaît, succinctement résumée, l'oeuvre de celui qui «sur les épaules de la muse belge, encore frêle et timide, a jeté, d'un geste libre et puissant, une large étoffe aux couleurs étincelantes»[138]. Cette oeuvre est riche, réconfortante, idéaliste. Elle enseigne le culte de l'effort, stimule les enthousiasmes, apprend à ne jamais désespérer de la vie. Si Verhaeren conserve intact son noble tempérament septentrional, sauvage, impétueux, et comme pris constamment dans une tourmente de sensations, notre culture a remarquablement clarifié son esprit, assoupli sa forme. Aujourd'hui, tous les pays d'Europe, où existe un mouvement intellectuel, connaissent Verhaeren, l'aiment et le traduisent. La France devrait lui rendre plus d'hommages, car, d'éclatante manière, il illustre les Lettres françaises.