Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples
III
Quitte à me répéter, je reviens une fois de plus à la question des décors. Tout à l'heure, j'examinerai le très remarquable ouvrage de M. Adolphe Jullien sur le costume au théâtre. Je regrette beaucoup qu'un ouvrage semblable n'existe pas sur les décors. M. Jullien a bien dit, çà et là, un mot des décors; car, selon sa juste remarque, tout se tient dans les évolutions dramatiques; le même mouvement qui transforme les costumes, transforme en même temps les décors, et semble n'être d'ailleurs qu'une conséquence des périodes littéraires elles-mêmes. Mais il n'en est pas moins désirable qu'un livre spécial soit fait sur l'histoire des décors, depuis les tréteaux où l'on jouait les Mystères, jusqu'à nos scènes actuelles qui se piquent du naturalisme le plus exact. En attendant, sans avoir la prétention de toucher au grand travail historique qu'elle nécessiterait, je vais essayer de poser la question d'une façon logique.
M. Sarcey a fait toute une campagne contre l'importance que nos théâtres donnent aujourd'hui aux décors. Ils a dit, comme toujours, d'excellentes choses, pleines de bon sens; mais j'estime qu'il a tout brouillé et qu'il faudrait, pour s'entendre, éclairer un peu la question et distinguer les différents cas.
D'abord, mettons de côté la féerie et le drame à grand spectacle. J'entends rester dans la littérature. Il est certain que les pièces où certains tableaux sont uniquement des prétextes à décors, tombent par là même au rang des exhibitions foraines; elles ont dès lors un intérêt particulier, faites pour les yeux; elles sont souvent intéressantes par le luxe et l'art qu'on y déploie. C'est tout un genre, dont je ne pense pas que M. Sarcey demande la disparition. Les décors y sont d'autant plus à leur place, qu'ils y jouent le principal rôle. Le public s'y amuse; ceux qui n'aiment pas ça, n'ont qu'à rester chez eux. Quant à la littérature, elle demeure complètement étrangère à l'affaire, et dès lors elle ne saurait en souffrir.
J'entends bien, d'ailleurs, ce dont M. Sarcey se plaint. Il accuse les directeurs et les auteurs de spéculer sur ce goût du public pour les décors riches, en introduisant quand même des décors à sensation dans des oeuvres littéraires qui devraient s'en passer. Par exemple, on se souvient des magnificences de Balsamo; il y avait là une galerie des glaces et un feu d'artifice d'une utilité discutable au point de vue du drame, et qui, du reste, ne sauvèrent pas la pièce. Eh bien! dans ce cas nettement défini, M. Sarcey a raison. Un décor qui n'a pas d'utilité dramatique, qui est comme une curiosité à part, mise là pour éblouir le public, ravale un ouvrage au rang inférieur de la féerie et du mélodrame à spectacle. En un mot, le décor pour le décor, si riche et si curieux soit-il, n'est qu'une spéculation et ne peut que gâter une oeuvre littéraire.
Mais cela entraîne-t-il la condamnation du décor exact, riche ou pauvre? Doit-on toujours citer le théâtre de Shakespeare, où les changements à vue étaient simplement indiqués par des écriteaux? Faut-il croire que nos pièces modernes pourraient se contenter, comme les pièces du dix-septième siècle, d'un décor abstrait, salon sans meubles, péristyle de temple, place publique? En un mot, est-on bien venu de déclarer que le décor n'a aucune importance, qu'il peut être quelconque, que le drame est dans les personnages et non dans les lieux où ils s'agitent? C'est ici que la question se pose sérieusement.
Une fois encore, je me trouve en face d'un absolu. Les critiques qui défendent les conventions, disent à tous propos: «le théâtre», et ce mot résume pour eux quelque chose de définitif, de complet, d'immuable: le théâtre est comme ceci, le théâtre est comme cela. Ils vous envoient Shakespeare et Molière à la tête. Du moment où les maîtres, il y a deux siècles, faisaient jouer des chefs-d'oeuvre sans décors, nous sommes ridicules d'exiger aujourd'hui, pour nos oeuvres médiocres, les lieux exacts, avec un embarras extraordinaire d'accessoires. Et de là à parler de la mode, il n'y a pas loin. Pour les critiques en question, il semble que notre goût actuel, notre souci de la vérité des milieux, de l'illusion scénique poussée aux dernières limites, ne soit qu'une pure affaire de mode, un engouement du public qui passera. Ainsi, M. Sarcey s'est demandé pourquoi meubler un salon; ne peignait on pas tout dans le décor autrefois? et il n'est pas éloigné de vouloir qu'on revienne à la nudité ancienne, qui avait l'avantage de laisser la scène plus libre. En effet, pourquoi ne retournerait-on pas au décor abstrait, si rien ne nous en empêche, s'il n'y a dans nos complications actuelles qu'un caprice? M. Sarcey, avec son bon sens pratique, fait valoir tous les avantages: l'économie, les pièces montées plus vite, la littérature épurée et triomphant seule.
Mon Dieu! cela est fort juste, fort raisonnable. Mais, si nous ne retournons pas au décor abstrait, c'est que nous ne le pouvons pas, tout bonnement. Il n'y a pas le moindre engouement dans notre fait. Le décor exact s'est imposé de lui-même, peu à peu, comme le costume exact. Ce c'est pas une affaire de mode, c'est une affaire d'évolution humaine et sociale. Nous ne pouvons pas plus revenir aux écriteaux de Shakespeare, que nous ne pouvons revivre au seizième siècle. Cela nous est défendu. Sans doute des chefs-d'oeuvre ont poussé dans cette convention du décor; car ils étaient là comme dans leur sol naturel; mais, ce sol n'est plus le nôtre, et je défie un auteur dramatique d'aujourd'hui de rien créer de vivant, s'il ne plante pas solidement son oeuvre dans notre terre du dix-neuvième siècle.
Comment un homme de l'intelligence de M. Sarcey ne tient-il pas compte du mouvement qui transforme continuellement le théâtre? Il est très lettré, très érudit; il connaît comme pas un notre répertoire ancien et moderne; il a tous les documents pour suivre l'évolution qui s'est produite et qui continue. C'est là une étude de philosophie littéraire qui devrait le tenter. Au lieu de s'enfermer dans une rhétorique étroite, au lieu de ne voir dans le théâtre qu'un genre soumis à des lois, pourquoi n'ouvre-t-il pas sa fenêtre toute grande et ne considère-t-il pas le théâtre comme un produit humain, variant avec les sociétés, s'élargissant avec les sciences, allant de plus en plus à cette vérité qui est notre but et notre tourment?
Je reste dans la question des décors. Voyez combien le décor abstrait du dix-septième siècle répond à la littérature dramatique du temps. Le milieu ne compte pas encore. Il semble que le personnage marche en l'air, dégagé des objets extérieurs. Il n'influe pas sur eux, et il n'est pas déterminé par eux. Toujours il reste à l'état de type, jamais il n'est analysé comme individu. Mais, ce qui est plus caractéristique, c'est que le personnage est alors un simple mécanisme cérébral; le corps n'intervient pas, l'âme seule fonctionne, avec les idées, les sentiments, les passions. En un mot, le théâtre de l'époque emploie l'homme psychologique, il ignore l'homme physiologique. Dès lors, le milieu n'a plus de rôle à jouer, le décor devient inutile. Peu importe le lieu où l'action se passe, du moment qu'on refuse aux différents lieux toute influence sur les personnages. Ce sera une chambre, un vestibule, une forêt, un carrefour; même un écriteau suffira. Le drame est uniquement dans l'homme, dans cet homme conventionnel qu'on a dépouillé de son corps, qui n'est plus un produit du sol, qui ne trempe plus dans l'air natal. Nous assistons au seul travail d'une machine intellectuelle, mise à part, fonctionnant dans l'abstraction.
Je ne discuterai point ici s'il est plus noble en littérature de rester dans cette abstraction de l'esprit ou de rendre au corps sa grande place, par amour de la vérité. Il s'agit pour le moment de constater de simples faits. Peu à peu, l'évolution scientifique s'est produite, et nous avons vu le personnage abstrait disparaître pour faire place à l'homme réel, avec son sang et ses muscles. Dès ce moment, le rôle des milieux est devenu de plus en plus important. Le mouvement qui s'est opéré dans les décors part de là, car les décors ne sont en somme que les milieux où naissent, vivent et meurent les personnages.
Mais un exemple est nécessaire, pour bien faire comprendre ce mouvement. Prenez par exemple l'Harpagon de Molière. Harpagon est un type, une abstraction de l'avarice. Molière n'a pas songé à peindre un certain avare, un individu déterminé par des circonstances particulières; il a peint l'avarice, en la dégageant même de ses conditions extérieures, car il ne nous montre seulement pas la maison de l'avare, il se contente de le faire parler et agir. Prenez maintenant le père Grandet, de Balzac. Tout de suite, nous avons un avare, un individu qui a poussé dans un milieu spécial; et Balzac a dû peindre le milieu, et nous n'avons pas seulement avec lui l'abstraction philosophique de l'avarice, nous avons l'avarice étudiée dans ses causes et dans ses résultats, toute la maladie humaine et sociale. Voilà en présence la conception littéraire du dix-septième siècle et celle du dix-neuvième: d'un côté, l'homme abstrait, étudié hors de la nature; de l'autre, l'homme d'après la science, remis dans la nature et y jouant son rôle strict, sous des influences de toutes sortes.
Eh bien! il devient dès lors évident que, si Harpagon peut jouer son drame dans n'importe quel lieu, dans un décor quelconque, vague et mal peint, le père Grandet ne peut pas plus jouer le sien en dehors de sa maison, de son milieu, qu'une tortue ne saurait vivre hors de sa carapace. Ici, le décor fait partie intégrante du drame; il est de l'action, il l'explique, et il détermine le personnage.
La question des décors n'est pas ailleurs. Ils ont pris au théâtre l'importance que la description a prise dans nos romans. C'est montrer un singulier entêtement dans l'absolu, que de ne pas comprendre l'évolution fatale qui s'est accomplie, et la place considérable qu'ils tiennent légitimement aujourd'hui dans notre littérature dramatique. Ils n'ont cessé depuis deux cents ans de marcher vers une exactitude de plus en plus grande, du même pas d'ailleurs et au travers des mêmes obstacles que les costumes. A cette heure, la vérité triomphe partout. Ce n'est pas que nous soyons arrivés à un emploi sage de cette vérité des milieux. On sacrifie plus à la richesse et à l'étrangeté qu'à l'exactitude. Ce que je voudrais, ce serait, chez les auteurs dramatiques, un souci du décor vrai, uniquement lorsque le décor explique et détermine les faits et les personnages. Je reprends Eugénie Grandet, qui a été mise au théâtre, mais très médiocrement; eh bien! il faudrait que, dès le lever du rideau, on se crût chez le père Grandet; il faudrait que les murs, que les objets ajoutassent à l'intérêt du drame, en complétant les personnages comme le fait la nature elle-même.
Tel est le rôle des décors. Ils élargissent le domaine dramatique en mettant la nature elle-même au théâtre, dans son action sur l'homme. On doit les condamner, dès qu'ils sortent de cette fonction scientifique, dès qu'ils ne servent plus à l'analyse des faits et des personnages. Ainsi, M. Sarcey a raison, lorsqu'il blâme la magnificence avec laquelle on remonte les anciennes tragédies; c'est méconnaître leur véritable cadre. Tout décor ajouté à une oeuvre littéraire comme un ballet, uniquement pour boucher un trou, est un expédient fâcheux. Au contraire, il faut applaudir, lorsque le décor exact s'impose comme le milieu nécessaire de l'oeuvre, sans lequel elle resterait incomplète et ne se comprendrait plus. Et, la question se trouvant ainsi posée, il n'y a qu'à laisser la critique faire pour ou contre des campagnes qui ne hâteront ni n'arrêteront l'évolution naturaliste au théâtre. Cette évolution est un travail humain et social sur lequel des volontés isolées ne peuvent rien. Malgré son autorité, M. Sarcey ne nous ramènera pas aux décors abstraits de Molière et de Shakespeare, pas plus qu'il ne peut ressusciter les artistes du dix-septième siècle avec leurs costumes et le public de l'époque avec ses idées. Élargissez donc le chemin et laissez passer l'humanité en marche.
LE COSTUME
I
Je viens de lire un bien intéressant ouvrage: l'Histoire du costume au théâtre, par M. Adolphe Jullien.
Depuis bientôt quatre ans que je m'occupe de critique dramatique, me souciant moins des oeuvres que du mouvement littéraire contemporain, me passionnant surtout contre les traditions et les conventions, j'ai senti bien souvent de quelle utilité serait une histoire de notre théâtre national. Sans doute, cette histoire a été faite, et plusieurs fois. Mais je n'en connais pas une qui ait été écrite dans le sens où je la voudrais, sur le plan que je vais tâcher d'esquisser largement.
Je voudrais une Histoire de notre théâtre qui eût pour base, comme l'Histoire de la littérature anglaise, de M. Taine, le sol même, les moeurs, les moments historiques, la race et les facultés maîtresses. C'est là aujourd'hui la meilleure méthode critique, lorsqu'on l'emploie sans outrer l'esprit de système. Et cette Histoire montrerait alors clairement, en s'appuyant sur les faits, le lent chemin parcouru depuis les Mystères jusqu'à nos comédies modernes, toute une évolution naturaliste, qui, partie des conventions les plus blessantes et les plus grossières, les a peu à peu diminuées d'année en année, pour se rapprocher toujours davantage des réalités naturelles et humaines. Tel serait l'esprit même de l'oeuvre, l'ouvrage tendrait simplement à prouver la marche constante vers la vérité, une poussée fatale, un progrès s'opérant à la fois dans les décors, les costumes, la déclamation, les pièces, et aboutissant à nos luttes actuelles. Je souris, lorsqu'on m'accuse de me poser en révolutionnaire. Eh! je sais bien que la révolution a commencé du jour où le premier dialogue a été écrit, car c'est une fatalité de notre nature, de ne pouvoir rester stationnaire, de marcher, même malgré nous, à un but qui se recule sans cesse.
Les aimables fantaisistes ont un argument: dans les lettres, le progrès n'existe pas. Sans doute, si l'on parle du génie. L'individualité d'un écrivain existe en dehors des formules littéraires de son temps. Peu importe la situation où il trouve les lettres à sa naissance; il s'y taille une place, il laisse quand même une production puissante, qui a sa date; seulement, j'ajouterai que tous les génies ont été révolutionnaires, qu'ils ont précisément grandi au-dessus des autres, parce qu'ils ont élargi la formule de leur âge. Ainsi donc, il faut distinguer entre l'individualité des écrivains et le progrès des lettres. J'accorde qu'en tous temps, avec les formules les plus fausses, au milieu des conventions les plus ridicules, le génie a laissé des monuments impérissables. Mais il faut qu'on m'accorde ensuite que les époques se transforment, que la loi de ce mouvement paraît être un besoin constant de mieux voir et de mieux rendre. En somme, l'individualité est comme la graine qui tombe dans tel ou tel terrain; sans elle pas de plante, elle est la vie; mais le terrain a aussi son importance, car c'est lui qui va déterminer, par sa nature, les façons d'être de la plante.
Je me suis toujours prononcé pour l'individualité. Elle est l'unique force. Cependant, nous n'irions pas loin dans nos études critiques, si nous voulions l'abstraire de l'époque où elle se produit. Nous sommes tout de suite forcés d'en arriver à l'étude du terrain. C'est cette étude du terrain qui m'intéresse, parce qu'elle m'apparaît pleine d'enseignements. Puis, nous nous trouvons ici dans un domaine qui devient de jour en jour scientifique. Si on laisse l'individualité de côté pour la reprendre et l'étudier chaque fois qu'elle se produira; si on se borne à examiner, par exemple, l'histoire des conventions au théâtre: on reste frappé de cette loi constante dont je viens de parler, de ce lent progrès vers toutes les vérités. Cela est indéniable.
Je ne fais qu'indiquer à larges traits un plan général. Prenez les décors: c'est d'abord des toiles pendues à des cordes; c'est ensuite les compartiments des Mystères, puis un même décor pour toutes les pièces, puis un décor fait en vue de chaque oeuvre, puis une recherche de plus en plus marquée de l'exactitude des lieux, jusqu'aux copies si fidèles de notre temps. Prenez les costumes, et j'y reviendrai longuement avec M. Julien: même gradation, la fantaisie et l'insouciance comme point de départ, et une continuelle réforme aboutissant à nos scrupules historiques d'aujourd'hui. Prenez la déclamation, l'art du comédien: pendant deux siècles, on déclame sur un ton ampoulé, on lance les vers comme un chant d'église, sans la moindre recherche de la justesse et de la vie; puis, avec mademoiselle Clairon, avec Lekain, avec Talma, le progrès s'accomplit très péniblement et au milieu des discussions. Ce qu'on parait ignorer, c'est que, si l'on jouait aujourd'hui, à la Comédie-Française, une pièce de Corneille, de Molière ou de Racine, comme elle a été jouée à la création, on se tiendrait les côtes de rire, tant les décors, les costumes et le ton des acteurs sembleraient grotesques.
Voilà qui est clair. Le progrès, ou si l'on aime mieux l'évolution, ne peut faire doute pour personne. Depuis le quinzième siècle, il s'est produit ce que je nommerai un besoin d'illusion plus grand. Les conventions, les erreurs de toutes sortes ont disparu, une à une, chaque fois qu'une d'entre elles a fini par trop choquer le public. On doit ajouter qu'il a fallu des années et l'effort des plus grands génies pour venir à bout des moindres contre sens. C'est là ce que je voudrais voir établi nettement par une Histoire de notre théâtre national.
Tenez, une des questions les plus curieuses et qui montre bien l'imbécillité de la convention. Au quinzième siècle, tous les rôles de femme étaient tenus par de jeunes garçons. Ce fut seulement sous Henri IV qu'une actrice osa paraître sur les planches. Mais cette audace causa un scandale affreux; le public se fâchait, trouvait cela immoral. Et le plus étonnant, c'est que le déguisement des jeunes garçons, ces jupes qu'ils portaient, donnaient naissance à de honteuses débauches, à des amours monstrueux, qui semblaient ne choquer personne. On sait aujourd'hui combien est pénible pour notre public, même dans la farce, l'entrée d'un comique vêtu d'une robe; c'est juste l'effet contraire, nous voyons une indécence où nos pères trouvaient une nécessité morale, car pour eux une femme qui paraissait sur un théâtre prostituait son sexe. D'ailleurs, pendant tout le dix-septième siècle, des hommes tinrent encore les rôles de vieilles femmes et de soubrettes. Ce fut Béjart qui créa madame Pernelle. Beauval parut dans madame Jourdain, madame de Sottenville, Philaminte. Essayez aujourd'hui de rétablir une pareille distribution, et la tentative semblera ordurière.
Ajoutez que beaucoup de rôles étaient joués sous le masque. Cela du coup tuait l'expression, tout un coin de l'art du comédien. Pourvu que le vers fût lancé, le public était content. Il paraissait n'éprouver aucun besoin de réalité matérielle. J'ai trouvé dans l'ouvrage de M. Jullien une phrase qui m'a frappé. «Oreste, César, Horace, dit-il, étaient burlesquement travestis en courtisans de la plus grande cour d'Europe, et cette mode, qui nous paraîtrait aujourd'hui si déplaisante, ne choquait en rien nos ancêtres, qui semblaient, à dire vrai, ne juger les oeuvres dramatiques que par les yeux de la pensée, en faisant abstraction complète de la représentation théâtrale.» Tout est là, méditez cette expression: «Les yeux de la pensée».
En effet, la grande évolution naturaliste, qui part du quinzième siècle pour arriver au nôtre, porte tout entière sur la substitution lente de l'homme physiologique à l'homme métaphysique. Dans la tragédie, l'homme métaphysique, l'homme d'après le dogme et la logique, régnait absolument. Le corps ne comptant pas, l'âme étant regardée comme l'unique pièce intéressante de la machine humaine, tout drame se passait en l'air, dans l'esprit pur. Dès lors, à quoi bon le monde tangible? Pourquoi s'inquiéter du lieu où se passait l'action? Pourquoi s'étonner d'un costume baroque, d'une déclamation fausse? Pourquoi remarquer que la reine Didon était un garçon que sa barbe naissante forçait à porter un masque? Tout cela n'importait pas, on ne descendait pas à ces misères, on écoutait la pièce comme une dissertation d'école sur un cas donné. Cela se passait au-dessus de l'homme, dans le monde des idées, si loin de l'homme réel, que la réalité du spectacle aurait gêné.
Tel est le point de départ, le point religieux dans les Mystères, le point philosophique plus tard dans la tragédie. Et c'est dès le début aussi que l'homme naturel, étouffé sous la rhétorique et sous le dogme, se débat sourdement, veut se dégager, fait de longs efforts inutiles, puis finit par s'imposer membre à membre. Toute l'histoire de notre théâtre est dans ce triomphe de l'homme physiologique apparaissant davantage à chaque époque, sous le mannequin de l'idéalisme religieux et philosophique. Corneille, Molière, Racine, Voltaire, Beaumarchais, et de nos jours, Victor Hugo, Emile Augier, Alexandre Dumas fils, Sardou lui-même, n'ont eu qu'une besogne, même lorsqu'ils ne s'en sont pas nettement rendu compte: augmenter la réalité de l'oeuvre dramatique, progresser dans la vérité, dégager de plus en plus l'homme naturel et l'imposer au public. Et, fatalement, l'évolution ne s'arrête pas avec eux, elle continue, elle continuera toujours. L'humanité est très jeune.
M. Jullien a parfaitement compris cette évolution, lorsqu'il a écrit ceci: «Il est à remarquer que, dans toute l'histoire du théâtre en France, non seulement la déclamation et le jeu des acteurs sont en rapport avec le costume théâtral et en ont suivi les modifications, mais que ce rapport existait aussi entre les costumes et les défauts des pièces. Rien n'est isolé au théâtre; tout s'enchaîne et se tient: défauts et décadence, qualités et progrès.»
C'est très juste. Je l'ai dit, l'évolution se porte sur tout et c'est justement là ce qui en montre le caractère scientifique. Aucun caprice; une marche logique, allant à un but déterminé. Les étapes elles-mêmes, plus ou moins retardées, s'expliquent par des causes fixes, la résistance du public et des moeurs, la venue de grands écrivains et de grands acteurs, les circonstances historiques, favorables ou défavorables. Si un esprit sincère, amoureux de l'étude, écrivait l'Histoire que je demande, il nous ferait faire un bien grand pas dans cette question de la convention que j'ai prise pour champ de lutte. Je puiserais dans cette oeuvre des arguments décisifs, et je suis persuadé que toutes les intelligences nettes seraient bientôt de mon côté.
Mais voilà, cette Histoire de notre théâtre n'existe pas, et ce n'est pas moi qui l'écrirai, car elle demanderait un loisir dont je ne puis disposer. Plus tard, on l'écrira, cela est certain; l'évolution qui se produit dans notre critique elle-même, la conduit à ces études d'ensemble, à cette analyse des grands mouvements de l'esprit. Aujourd'hui, si nous manquons d'arguments, c'est que tout le passé doit être remis en question, et être fouillé avec nos nouvelles méthodes. La besogne de déblaiement sera beaucoup plus facile pour nos petits-fils, parce qu'ils auront des outils solides. Chaque jour, je me sens arrêté, faute de pouvoir procéder aux études nécessaires. Et ce qui me manque surtout, c'est une Histoire générale de notre littérature, écrite sur les documents exacts et d'après la méthode scientifique.
Dès lors, on doit comprendre quelle a été ma joie, en lisant l'Histoire du costume au théâtre, qui ne traite a la vérité qu'un côté assez restreint de la question, mais qui suffit pour indiquer nettement l'évolution naturaliste au théâtre, depuis le quinzième siècle jusqu'à nos jours. La tentative est excellente; maintenant on peut voir ce que donnerait une Histoire générale.
II
Du quinzième siècle au dix-septième, la confusion est absolue pour le costume au théâtre. Ce qui domine, c'est un besoin de richesse croissant, sans aucun souci de bon sens ni d'exactitude. Dans les ballets, dans les embryons des premiers opéras, on voit les déesses, les rois, les reines, vêtus d'étoffes d'or et d'argent, avec une fantaisie et une prodigalité dont nos féeries peuvent donner une idée. Les pièces historiques, d'ailleurs, sont traitées de la même façon; les Grecs, les Romains, ont des ajustements mythologiques du caprice le plus singulier. Pourtant, dès Mazarin, un mouvement se produit vers la vérité; le cardinal apportait de l'Italie le goût de l'antiquité; seulement, il faut ajouter que les costumes offraient toujours d étranges compromis. Enfin, arrive le costume romain, tel que le portaient les héros de Racine. Ce costume était copié sur celui des statues d'empereurs romains que nous a laissées l'antiquité. Mais Louis XIV, qui venait de l'adopter pour ses carrousels, l'avait défiguré d'une étonnante manière. Écoutez M Jullien:
«La cuirasse, tout en gardant la même forme, est devenue un corps de brocart; les knémides se sont changées en brodequins de soie brodée s'adaptant sur des souliers à talons rouges, et les noeuds de rubans remplacent les franges des épaules. Enfin, un tonnelet dentelé, rond et court, un petit glaive dont le baudrier passe sous la cuirasse; par-dessus tout cela la perruque et la cravate de satin: voilà ce qui composait l'habit à la romaine du dix-septième siècle. Le casque de carrousel, qui reste dans l'opéra, est le plus souvent remplacé dans la tragédie par le chapeau de cour avec plumes.»
Voilà dans quel attirail ont été créés tous les chefs-d'oeuvre de Racine. D'ailleurs, les tragédies de Corneille étaient, elles aussi, mises à cette mode; on voyait Horace poignarder Camille en gants blancs. Et remarquez qu'il y avait là un progrès, car jusqu'à un certain point ce costume d'apparat se basait sur la vérité. Racine fît bien quelques efforts pour se soustraire aux modes du temps; mais il n'insista guère. Molière fut plus énergique; on connaît l'anecdote qui le montre entrant dans la loge de sa femme, le soir de la première représentation de Tartufe, et la faisant se déshabiller, en la trouvant vêtue d'un costume magnifique pour jouer le rôle d'une femme «qui est incommodée» dans la pièce. Les acteurs comiques, en effet, ne respectaient pas plus la vérité que les acteurs tragiques. La richesse dominait quand même. Une des causes de ce luxe, sans nécessité le plus souvent, venait de l'habitude où étaient les seigneurs de donner en cadeau aux comédiens, comme une marque de satisfaction, des habits superbes qu'ils avaient portés. On comprend dès lors la bizarre confusion que devaient produire sur la scène ces costumes contemporains d'un luxe outré, mêlés à des costumes défraîchis de toutes les coupes et de toutes les modes. En un mot, le pêle-mêle le plus barbare régnait, sans que le public parût choqué. On s'en tenait à l'homme métaphysique, à une idée d'abstraction et de rhétorique, comme je le disais plus haut.
Tout le dix-septième siècle a donc été faux et majestueux. Pendant la première moitié du dix-huitième siècle, on voit se dérouler une période de transition. Nous ne pouvons au juste nous faire une idée des obstacles que rencontrait le triomphe de la vérité du costume. On devait lutter contre la tradition, contre les habitudes du public, le goût et l'inertie des comédiens, surtout la coquetterie des comédiennes. Il a fallu des années d'efforts, au milieu des railleries et des insultes, pour que le naturalisme s'imposât, dans cette question si simple et d'ailleurs secondaire de l'exactitude historique. Ce fut pourtant des femmes que partit la réforme: mademoiselle de Maupin osa paraître à l'Opéra, dans le rôle de Médée, les mains vides, sans la baguette traditionnelle, audace énorme qui révolutionna le public; d'autre part, dans l'Andrienne, madame Dancourt imagina une sorte de robe longue ouverte, qui convenait à son rôle d'une femme relevant de couches. Mais un nouveau caprice faillit tout compromettre. Croyant arriver à plus de vérité, les actrices adoptèrent, pour toutes les pièces, des vêtements identiques à ceux des dames de la cour. Et, dès lors, commença le long compromis entre le moderne et l'antique, qui a duré jusqu'à Talma.
«Les actrices tragiques, dit M. Jullien, eurent de grands paniers, des robes de cour, des plumets et des diamants sur la tête; elles se surchargeaient de franges, d'agréments, de rubans multicolores.» Et ce n'était pas seulement les grands rôles qui se paraient ainsi, les suivantes et les soubrettes, jusqu'aux paysannes, se montraient vêtues de velours et de soie, les bras et les épaules chargés de pierreries. Elles agissaient ainsi autant par convenance que par coquetterie, car elles auraient cru manquer au public en paraissant habillées simplement dans le costume de leurs rôles. D'ailleurs, cette idée ne venait à personne, excepté à des esprits très nets qui devançaient leur époque, qui réclamaient une réforme des costumes, de la diction, du théâtre tout entier, et qu'on injuriait en se moquant d'eux. Voilà qui doit nous donner du courage, à nous autres dont les idées naturalistes paraissent aujourd'hui si drôles et si odieuses à la fois.
Je résume ici à grands traits, je néglige les transitions. Mademoiselle Sallé, une danseuse célèbre de l'Opéra, se permit la première de paraître, dans Pygmalion, sans panier, sans jupe, sans corps, échevelée, et sans aucun ornement sur la tête. Elle avait rencontré en France de tels obstacles, de telles mauvaises volontés, qu'elle s'était vue forcée d'aller créer le rôle à Londres. Plus tard, elle eut un grand succès à Paris. Mais j'arrive à mademoiselle Clairon, qui a tant fait pour la réforme du costume et de la diction. Elle étudiait l'antiquité, elle cherchait l'esprit de ses rôles dans les monuments historiques. Pourtant, elle résista longtemps aux conseils de Marmontel, qui la suppliait de quitter la déclamation chantante, comme elle avait quitté les oripeaux du grand siècle. Un jour, elle voulut tenter la partie. Il faut laisser ici la parole à Marmontel, qui a parlé de cette représentation: «L'événement passa son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce fut Roxane elle-même que l'on crut voir et entendre. On se demandait: Où sommes-nous? On n'avait rien entendu de pareil.» Quel beau cri d'étonnement et quelle surprise dans ce triomphe brusque de la vérité!
Mademoiselle Clairon ne devait pas s'en tenir là. Elle joua l'Electre, de Crébillon, huit jours plus tard. Marmontel, qui a défendu la vérité au théâtre avec passion, écrit encore ceci: «Au lieu du panier ridicule et de l'ample robe de deuil qu'on lui avait vus dans ce rôle, elle y parut en simple habit d'esclave, échevelée et les bras chargés de longues chaînes. Elle y fut admirable, et, quelque temps après, elle fut plus sublime encore dans l'Electre, de Voltaire. Ce rôle, que Voltaire lui avait fait déclamer avec une lamentation continuelle et monotone, parlé plus naturellement, acquit une beauté inconnue à lui-même.» Mademoiselle Clairon poussa si loin ce qu'on appellerait aujourd'hui la passion du naturalisme, qu'un jour, au cinquième acte de Didon, elle crut pouvoir paraître en chemise, absolument en chemise, «afin de marquer, dit M. Jullien, quel désordre portait dans ses sens le songe qui l'avait chassée de son lit.» Il est vrai qu'elle ne recommença pas. Nous autres, gens de peu de morale comme on sait, nous n'en sommes pourtant pas encore à réclamer la chemise.
Je suis obligé de me hâter, je passe à Lekain qui fut également un des grands réformateurs du théâtre. «D'abord fougueux et sans règle, dit M. Jullien, mais plein d'une chaleur communicative, il plut à la jeunesse et déplut aux amateurs de l'ancienne psalmodie qui l'appelaient le taureau, parce qu'ils ne retrouvaient plus chez lui cette diction chantante et martelée, cette déclamation redondante qui les berçait si doucement d'habitude.» Il s'occupa beaucoup aussi du costume, il parut d'abord dans Oreste avec un vêtement dessiné par lui qui étonna, mais qui fut accepté. Plus tard, il s'enhardit jusqu'à jouer Ninias, les manches retroussées, les bras teints de sang, les yeux hagards. On était bien loin de la tragédie pompeuse de Louis XIV. Pourtant, il ne faut pas croire que le costume de cour eût complètement disparu. Malgré ses audaces, Lekain laissa beaucoup à faire à Talma.
Je passe rapidement sur madame Favart, qui la première joua des paysannes avec des sabots à l'Opéra-Comique, sur la Saint-Huberty, une artiste lyrique de génie, qui porta le premier costume de Didon vraiment historique, une tunique de lin, des brodequins lacés sur le pied nu, une couronne entourée d'un voile retombant par derrière, un manteau de pourpre, une robe attachée par une ceinture au-dessous de la gorge. Je passe également sur Clairval, Dugazon et Larive, qui continuèrent plus ou moins les réformes de mademoiselle Clairon et de Lekain. A ce moment, un grand pas était fait; mais, si le mouvement de réforme s'accentuait, on était encore loin de la vérité. Les coupes des vêtements étaient changées, mais les étoffes trop riches demeuraient. Talma allait enfin porter le dernier coup à la convention.
Ce comédien de génie fut passionné pour son art. Il fouilla l'antiquité, il réunit une collection de costumes et d'armes, il se fit dessiner des costumes par David, ne négligeant aucune source, voulant la vérité exacte pour arriver au caractère. Ici, je me permettrai une longue citation qui résumera les réformes opérées par Talma.
«Il parut dans le rôle du tribun Proculus, de Brutus, vêtu d'un costume fidèlement calqué sur les habits romains. Le rôle n'avait pas quinze vers; mais cette heureuse innovation qui, d'abord, étonna et laissa quelques minutes le public en suspens, finit par être applaudie... Au foyer, un de ses camarades lui demanda «s'il avait mis des draps mouillés sur ses épaules?» tandis que la charmante Louise Contat, lui adressant sans le vouloir l'éloge le plus flatteur, s'écriait: «Voyez donc Talma, qu'il est laid! Il a l'air d'une statue antique.» Pour toute réponse, le tragédien déroula aux yeux des persifleurs le modèle même que David lui avait dessiné pour son costume. A son entrée en scène, madame Vestris le regarda des pieds à la tête, et tandis que Brutus lui adressait son couplet, elle échangeait à voix basse avec Talma-Proculus ce rapide dialogue: «—Mais vous avez les bras nus, Talma!—Je les ai comme les avaient les Romains.—Mais, Talma, vous n'avez pas de culotte.—Les Romains n'en portaient pas.—Cochon!...» et, prenant la main que lui offrait Brutus, elle sortit de scène en étouffant de colère.»
Voilà le cri réactionnaire en art: Cochon! Nous sommes tous des cochons, nous autres qui voulons la vérité. Je suis personnellement un cochon, parce que je me bats contre la convention au théâtre. Songez donc, Talma montrait ses jambes. Cochon! Et moi, je demande qu'on montre l'homme tout entier. Cochon! cochon!
Je m'arrête. L'ouvrage de M. Jullien prouve, avec un luxe d'évidence, la continuelle évolution naturaliste au théâtre. Cela s'impose comme une vérité mathématique. Inutile de discuter, de dire que ce mouvement qui nous emporte à la vérité en tout, est bon ou mauvais; il est, cela suffit; nous lui obéissons de gré ou de force. Seulement, le génie va en avant, et c'est lui qui fait la besogne, pendant que la médiocrité hurle et proteste. Je sais bien que les médiocres d'aujourd'hui voudraient nous arrêter, sous le prétexte qu'il n'y a plus de réformes à faire, que nous sommes arrivés en littérature à la plus grande somme de vérité possible. Eh! de tous temps, les médiocres ont dit cela! Est-ce qu'on arrête l'humanité, est-ce qu'on fixe jamais sa marche en avant? Certes, non, toutes les réformes ne sont pas accomplies. Pour nous en tenir au costume, que d'erreurs aujourd'hui encore, de luxe inutile, de coquetterie déplacée, de vêtements de fantaisie! D'ailleurs, comme le dit très bien M. Jullien, tout se tient au théâtre. Quand les pièces seront plus humaines, quand la fameuse langue de théâtre disparaîtra sous le ridicule, quand les rôles vivront davantage notre vie, ils entraîneront la nécessité de costumes plus exacts et d'une diction plus naturelle. C'est là où nous allons, scientifiquement.
III
Maintenant je parlerai de l'époque actuelle, je répondrai aux critiques qui s'étonnent de notre guerre aux conventions. Pour eux, on a poussé la vérité aussi loin que possible sur la scène; en un mot, tout serait fait, nos devanciers ne nous auraient rien laissé à faire. J'ai déjà prouvé, selon moi, que le mouvement naturaliste qui nous emporte depuis les premiers jours de notre théâtre national, ne saurait s'arrêter une minute, qu'il est nécessaire et continu, dans l'essence même de notre nature. Mais cela ne suffit pas, il faut toujours en arriver aux faits, lorsqu'on veut être clair et décisif.
J'accorde volontiers que nous avons obtenu une grande exactitude dans le costume historique. Aujourd'hui, lorsqu'on monte une pièce de quelque importance se passant en France ou à l'étranger, dans des époques plus ou moins lointaines, on copie les costumes sur les documents du temps, on se pique de ne rien négliger pour arriver à une authenticité absolue. Je ne parle pas des petites tricheries, des négligences dissimulées sous une exagération de zèle. Il y a aussi la question de la coquetterie des femmes; les comédiennes reculent souvent encore devant des ajustements étranges et incommodes qui les enlaidiraient; alors, elles s'en tirent par un brin de fantaisie, elles changent la coupe, ajoutent des bijoux, inventent une coiffure. Malgré cela, l'ensemble reste satisfaisant; il y a eu là, au théâtre, un mouvement fatal déterminé par les études historiques des cinquante dernières années. Devant les gravures, les textes de toutes sortes exhumés par les chercheurs, devant cette connaissance de plus en plus élargie et familière des âges morts, il devenait naturel que le public exigeât une résurrection exacte des époques mises en scène. Ce n'est donc pas un caprice, une affaire de mode, mais une marche logique des esprits.
Donc, si la tradition maintient encore des anachronismes baroques, des fantaisies inexplicables dans les pièces jouées il y a une trentaine d'années, il est rare qu'aujourd'hui, eu montant une pièce historique, on ne se préoccupe pas de l'exactitude des costumes. Le mouvement s'accentuera encore, et la vérité sera complète, lorsqu'on aura décidé les femmes à ne pas profiter d'une pièce historique pour porter des toilettes éblouissantes, au coin de leur feu et même en voyage; car, outre l'exactitude du costume, il y a la convenance du costume, ce qui m'amène à la question du vêtement dans nos pièces modernes.
Ici, rien de plus simple pour les hommes. Ils s'habillent comme vous et moi. Quelques-uns, je parle des comiques, chargent trop l'excentricité, ce qui leur fait perdre le caractère. Il faut voir le succès d'un costume exact, pour comprendre ce qu'il ajoute de vie au personnage. Mais la grosse question est encore la question des femmes. Dans les pièces où les rôles exigent une grande simplicité de mise, il est à peu près impossible d'obtenir cette simplicité; car on se heurte à une obstination de coquetterie d'autant plus vive, que les femmes n'ont point ici pour tricher le pittoresque du costume historique ou étranger. Vous amènerez encore une comédienne à draper ses épaules des haillons d'une mendiante, mais vous ne la déciderez jamais à se mettre en petite ouvrière, si elle a perdu le premier éclat de sa beauté, si elle sait que les robes pauvres l'enlaidissent. Pour elle, c'est parfois une question de vie, car a côté de l'actrice, il y a la femme, qui souvent a besoin d'être belle.
Voilà la raison qui fausse presque continuellement le costume, dans nos pièces contemporaines: une peur de la simplicité, un refus d'accepter la condition des personnages, lorsque ces personnages glissent à l'odieux ou au ridicule de la mise. Puis, il y a encore cette rage de belles toilettes qui s'est déclarée dans le goût même du public. Par exemple, au Vaudeville et au Gymnase, les dernières années de l'empire ont amené des exhibitions de grands couturiers qui durent encore. Une pièce ne peut se passer dans un monde riche, sans qu'aussitôt il y ait un assaut de luxe entre les actrices. A la rigueur, ces toilettes sont justifiées; mais le mauvais, c'est l'importance qu'elles prennent. Le branle étant donné, le public se passionnant plus pour les robes que pour le dialogue, ou en est venu à fabriquer les pièces dans le but d'un grand étalage de modes nouvelles; on a voulu mettre dans un succès cette chance, en choisissant de préférence un milieu d'action où le luxe fût autorisé. Le lendemain d'une première représentation, la presse s'occupe autant des toilettes que de la pièce; tout Paris en cause, une bonne partie des spectateurs et surtout des spectatrices vient au théâtre pour voir la robe bleue de celle-ci ou le nouveau chapeau de celle-là.
On dira que le mal n'est pas grand. Mais, pardon, le mal est très grand! Sous une hypocrisie de réalité, il y a là un succès cherché en dehors des oeuvres elles-mêmes. Ces toilettes éclatantes ne sont pas vraies, d'ailleurs, dans leur uniformité superbe. On ne s'habille pas ainsi à toute heure du jour, on ne joue pas continuellement la gravure de mode. Puis, ce goût excessif des toilettes riches a ceci de désastreux qu'il pousse les auteurs dans la peinture d'un monde factice, d'une distinction convenue. Comment oser risquer une pièce se passant dans la bourgeoisie médiocre, ou dans le petit commerce, ou dans le peuple, lorsqu'il faut absolument au public des robes de cinq ou six mille francs! Alors, on force la note, on habille des bourgeoises de province comme des duchesses, ou l'on introduit une cocotte, pour qu'il y ait au moins un pétard de soie et de velours. Trois actes ou cinq actes en robes de laine paraîtraient une démence; demandez à un fabricant habile s'il risquerait cinq actes sans la grande toilette de rigueur.
Eh bien, la vérité au théâtre souffre encore de tout cela. On hésite devant une question de costumes trop pauvres, comme on hésite devant une audace de scène. Pas une pièce de MM. Augier, Dumas et Sardou, n'a osé se passer des grandes toilettes, pas une ne descend jusqu'aux petites gens qui portent des étoffes à dix-huit sous le mètre; de sorte que tout un côté social, la grande majorité des êtres humains se trouve à peu près exclue du théâtre. Jusqu'à présent, on n'est pas allé au delà de la bourgeoisie aisée. Si l'on a mis des misérables au théâtre, des ouvriers et des employés à douze cents francs, c'est dans des mélodrames radicalement faux, peuplés de ducs et de marquis, sans aucune littérature, sans aucune analyse sérieuse. Et soyez certain que la question du costume est pour beaucoup dans cette exclusion.
Nos vêtements modernes, il est vrai, sont un pauvre spectacle. Dès qu'on sort de la tragédie bourgeoise, resserrée entre quatre murs, dès qu'on veut utiliser la largeur des grandes scènes et y développer des foules, on se trouve fort embarrassé, gêné par la monotonie et le deuil uniforme de la figuration. Je crois que, dans ce cas, on devrait utiliser la variété que peut offrir le mélange des classes et des métiers. Ainsi, pour me faire entendre, j'imagine qu'un auteur place un acte dans le carré des Halles centrales, à Paris. Le décor serait superbe, d'une vie grouillante et d'une plantation hardie. Eh bien! dans ce décor immense, on pourrait parfaitement arriver à un ensemble très pittoresque, en montrant les forts de la Halle coiffés de leurs grands chapeaux, les marchandes avec leurs tabliers blancs et leurs foulards aux tons vifs, les acheteuses vêtues de soie, de laine et d'indienne, depuis les dames accompagnées de leurs bonnes, jusqu'aux mendiantes qui rôdent pour ramasser des épluchures. D'ailleurs, il suffit d'aller aux Halles et de regarder. Rien n'est plus bariolé ni plus intéressant. Tout Paris voudrait voir ce décor, s'il était réalisé avec le degré d'exactitude et de largeur nécessaire.
Et que d'autres décors à prendre, pour des drames populaires! L'intérieur d'une usine, l'intérieur d'une mine, la foire aux pains d'épices, une gare, un quai aux fleurs, un champ de courses, etc., etc. Tous les cadres de la vie moderne peuvent y passer. On dira que ces décors ont déjà été tentés. Sans doute, dans les féeries on a vu des usines et des gares de chemin de fer; mais c'étaient là des gares et des usines de féerie, je veux dire des décors bâclés de façon à produire une illusion plus ou moins complète. Ce qu'il faudrait, ce serait une reproduction minutieuse. Et l'on aurait fatalement des costumes, fournis par les différents métiers, non pas des costumes riches, mais des costumes qui suffiraient à la vérité et à l'intérêt des tableaux. Puisque tout le monde se lamente sur la mort du drame, nos auteurs dramatiques devraient bien tenter ce genre du drame populaire et contemporain. Ils pourraient y satisfaire à la fois les besoins de spectacle qu'éprouve le public et les nécessités d'études exactes qui s'imposent chaque jour davantage. Seulement, il est à souhaiter que les dramaturges nous montrent le vrai peuple et non ces ouvriers pleurnicheurs, qui jouent de si étranges rôles, dans les mélodrames du boulevard.
D'ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter après M. Adolphe Jullien, tout se tient au théâtre. La vérité des costumes ne va pas sans la vérité des décors, de la diction, des pièces elles-mêmes. Tout marche du même pas dans la voie naturaliste. Lorsque le costume devient plus exact, c'est que les décors le sont aussi, c'est que les acteurs se dégagent de la déclamation ampoulée, c'est enfin que les pièces étudient de plus près la réalité et mettent à la scène des personnages plus vrais. Aussi, pourrais-je faire, au sujet des décors, les mêmes réflexions que je viens de faire à propos du costume. Là aussi, nous semblons arrivés à la plus grande somme de vérité possible, lorsque de grands pas sont encore à faire. Il s'agirait surtout d'augmenter l'illusion, en reconstituant les milieux, moins dans leur pittoresque que dans leur utilité dramatique. Le milieu doit déterminer le personnage. Lorsqu'un décor sera étudié à ce point de vue qu'il donnera l'impression vive d'une description de Balzac, lorsque, au lever de la toile, on aura une première donnée sur les personnages, sur leur caractère et leurs habitudes, rien qu'à voir le lieu où ils se meuvent, on comprendra de quelle importance peut être une décoration exacte. C'est là que nous allons, évidemment; les milieux, ces milieux dont l'étude a transformé les sciences et les lettres, doivent fatalement prendre au théâtre une place considérable; et je retrouve ici la question de l'homme métaphysique, de l'homme abstrait qui se contentait de trois murs dans la tragédie, tandis que l'homme physiologique de nos oeuvres modernes demande de plus en plus impérieusement à être déterminé par le décor, par le milieu, dont il est le produit. On voit donc que la voie du progrès est longue encore, aussi bien pour la décoration que pour le costume. Nous sommes dans la vérité, mais nous balbutions à peine.
Un autre point très grave est la diction. Certes, nous n'en sommes plus à la mélopée, au plain-chant du dix-septième siècle. Mais nous avons encore une voix de théâtre, une récitation fausse très sensible et très fâcheuse. Tout le mal vient de ce que la plupart des critiques érigent les traditions en un code immuable; ils ont trouvé le théâtre dans un certain état, et au lieu de regarder l'avenir, de juger par les progrès accomplis les progrès qui s'accomplissent et qui s'accompliront, ils défendent avec entêtement ce qui reste des conventions anciennes, en jurant que ce reste est d'une nécessité absolue. Demandez-leur pourquoi, faites-leur remarquer le chemin parcouru, ils ne donneront aucune raison logique, ils répondront par des affirmations basées justement sur l'état de choses qui est en train de disparaître.
Pour la diction, le mal vient donc de ce que ces critiques admettent une langue de théâtre. Leur théorie est qu'on ne doit pas parler sur les planches comme dans l'existence quotidienne; et, pour appuyer cette façon de voir, ils prennent des exemples dans la tradition, dans ce qui se passait hier et dans ce qui se passe aujourd'hui encore, sans tenir compte du mouvement naturaliste dont l'ouvrage de M. Jullien nous permet de constater les étapes. Comprenez donc qu'il n'y a pas absolument de langue de théâtre; il y a eu une rhétorique qui s'est affaiblie de plus en plus et qui est en train de disparaître, voilà les faits. Si vous comparez un instant la déclamation des comédiens sous Louis XIV à celle de Lekain, et si vous comparez la déclamation de Lekain à celle des artistes de nos jours, vous établirez nettement les phases de la mélopée tragique aboutissant à notre recherche du ton juste et naturel, du cri vrai. Dès lors, la langue de théâtre, cette langue plus sonore, disparaît. Nous allons à la simplicité, au mot exact, dit sans emphase, tout naturellement. Et que d'exemples, si je ne devais me borner! Voyez la puissance de Geoffroy sur le public, tout son talent est dans sa nature; il prend le public parce qu'il parle à la scène comme il parle chez lui. Quand la phrase sort de l'ordinaire, il ne peut plus la prononcer, l'auteur doit en chercher une autre. Voilà la condamnation radicale de la prétendue langue de théâtre. D'ailleurs, suivez la diction d'un acteur de talent, et étudiez le public: les applaudissements partent, la salle s'enthousiasme, lorsqu'un accent de vérité a donné aux mots prononcés la valeur exacte qu'ils doivent avoir. Tous les grands triomphes de la scène sont des victoires sur la convention.
Hélas! oui, il y a une langue de théâtre: ce sont ces clichés, ces platitudes vibrantes, ces mots creux qui roulent comme des tonneaux vides, toute cette insupportable rhétorique de nos vaudevilles et de nos drames, qui commence à faire sourire. Il serait bien intéressant d'étudier la question du style chez les auteurs de talent comme MM. Augier, Dumas et Sardou; j'aurais beaucoup à critiquer, surtout chez les deux derniers, qui ont une langue de convention, une langue à eux qu'ils mettent dans la bouche de tous leurs personnages, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous les sexes et tous les âges. Cela me paraît fâcheux, car chaque caractère a sa langue, et si l'on veut créer des êtres vivants, il faut les donner au public, non seulement avec leurs costumes exacts et dans les milieux qui les déterminent, mais encore avec leurs façons personnelles de penser et de s'exprimer. Je répète que c'est là le but évident où va notre théâtre. Il n'y a pas de langue de théâtre réglée par un code comme coupe de phrases et comme sonorité; il y a simplement un dialogue de plus en plus exact, qui suit ou plutôt qui amène les progrès des décors et des costumes dans la voie naturaliste. Quand les pièces seront plus vraies, la diction des acteurs gagnera forcément en simplicité et en naturel.
Pour conclure, je répéterai que la bataille aux conventions est loin d'être terminée et qu'elle durera sans doute toujours. Aujourd'hui, nous commençons à voir clairement où nous allons, mais nous pataugeons encore en plein dégel de la rhétorique et de la métaphysique.
LES COMÉDIENS
I
Je voudrais, à propos du concours du Conservatoire, dire mon mot sur l'éducation officielle qu'on donne en France aux comédiens.
Certes, cette éducation officielle est dans l'ordre accoutumé de notre esprit français. Le nom de l'établissement où elle est donnée, le «Conservatoire», suffit à indiquer qu'il s'agit d'y conserver les traditions, d'y enseigner un art en quelque sorte hiératique, dont toutes les recettes sont immuables. Tel geste signifie telle chose, et ce geste ne saurait être changé. Il y a un jeu de physionomie pour l'étonnement, un pour l'effroi, un pour l'admiration, et ainsi de suite, toute une collection de jeux de physionomie qui s'apprennent et qu'on finit par savoir employer, même avec une intelligence médiocre. Il en est de même pour les peintres à l'École des Beaux-Arts. On parvient à y fabriquer un peintre, quand le sujet n'est pas complètement idiot, et que la nature l'a bâti physiquement à peu près complet, avec des jambes et des bras.
Et remarquez que je ne nie pas la nécessité de ces écoles. De même qu'il faut des peintres décents, sachant leur métier pour décorer nos salons bourgeois, de même il faut des comédiens qui sachent se tenir en scène, saluer et répondre, pour jouer l'effroyable quantité de comédies et de drames que Paris consomme par hiver. Au moins, un élève qui sort du Conservatoire, connaît les éléments classiques de son métier. Il est le plus souvent médiocre, mais il reste convenable, il s'acquitte honorablement de son emploi.
Je me montrerai plus sévère pour l'enseignement lui-même, pour le corps des professeurs. Sans doute, ils ne peuvent pas donner du génie à leurs élèves. Peut-être même sont-ils obligés, jusqu'à un certain point, de rester dans la routine pour ne pas bouleverser d'un coup des habitudes séculaires. Un enseignement est forcément basé sur un corps de doctrine, qui permet de l'appliquer au plus grand nombre à la moyenne des intelligences. Mais, vraiment, la tradition théâtrale est chez nous une des plus fausses qui existent, et il serait grand temps de revenir à la vérité, petit à petit, si l'on veut, de façon à ne brusquer personne.
Qu'on réfléchisse un instant aux conventions ridicules, à ces repas de théâtre où les acteurs mangent de trois quarts, à ces entrées et à ces sorties solennelles et grotesques, à ces personnages qui parlent la face toujours tournée vers le public, quel que soit le jeu de scène. Nous sommes habitués à ces choses, elles ne nous blessent plus; seulement, elles gâtent l'illusion et elles font du théâtre un art faux qui compromet les plus grandes oeuvres.
Je ne parle pas des peuples latins, des Italiens et des Espagnols, dont l'art dramatique est encore plus ampoulé et plus conventionnel. Mais, chez les peuples du Nord, les comédiens jouent beaucoup plus librement, sans tant s'inquiéter de la pompe de la représentation. Par exemple, chez nous, il n'y a que les grands comédiens, ceux dont l'autorité est souveraine sur le public, qui osent lancer certaines répliques en tournant le dos à la salle. Cela n'est pas convenable. Pourtant, il y a des effets puissants à tirer de la vérité de cette attitude, qui se produit à chaque instant dans la vie réelle. Le fâcheux est que nos comédiens jouent pour la salle, pour le gala; ils sont sur les planches comme sur un piédestal, ils veulent voir et être vus. S'ils vivaient les pièces au lieu de les jouer, les choses changeraient.
On parle de l'optique théâtrale. Cette optique n'est jamais que ce qu'on la fait. Si l'enseignement serrait la vie de plus près, si l'on ne changeait pas les élèves comédiens en pantins mécaniques, on trouverait des interprètes qui renouvelleraient la mise en scène et feraient enfin monter la vérité sur les planches.
II
L'éducation classique et traditionnelle donnée aux jeunes comédiens est donc en soi une excellente chose, car elle sert à former des sujets d'une bonne moyenne pour les besoins courants de nos théâtres. Mais où la critique peut s'exercer, c'est, comme je l'ai dit, sur l'enseignement lui-même, sur le corps de doctrine des professeurs dont le souci est, avant tout, de maintenir intactes les traditions.
Il faut, pour comprendre ce qu'est aujourd'hui chez nous l'art du comédien, remonter à l'origine même de notre théâtre. On trouve, au dix-septième siècle, la pompe tragique, les Romains et les Grecs portant la perruque des seigneurs du temps, la représentation d'une pièce se déroulant avec la majesté d'un gala princier. On pontifiait alors. On restait sur les planches dans le domaine des rois et des dieux. L'art consistait à être le plus loin possible de la nature. Tout s'ennoblissait, et jusqu'à: «Je vous hais!» tout se disait tendrement. L'acteur le plus applaudi était celui qui approchait le plus des belles manières de la cour, arrondissant les bras, se balançant sur les hanches, grasseyant, roulant des yeux terribles.
Certes, nous n'en sommes plus là. La vérité du costume, du décor et des attitudes s'est imposée peu à peu. Aujourd'hui, Néron ne porte plus perruque, et l'on joue Esther avec une mise en scène splendide et trop exacte. Mais, au fond, on retrouve toujours la tradition de majesté, de jeu solennel. Des acteurs français qui jouent, sont restés des prêtres qui officient. Ils ne peuvent monter sur les planches, sans se croire aussitôt sur un piédestal, où la terre entière les regarde. Et ils prennent des poses, et ils sortent immédiatement de la vie pour entrer dans ce ronronnement du théâtre, dans ces gestes faux et forcés, qui feraient pouffer de rire sur un trottoir.
Prenez même une pièce gaie, une comédie, et regardez attentivement les acteurs qui la brûlent. Vous reconnaîtrez en eux les comédiens pompeux du dix-septième siècle, ceux qui sont les pères de l'art dramatique en France. Les entrées souvent sont accompagnées d'un coup de talon pour annoncer et mieux asseoir le personnage. Les effets sont continués au delà du vraisemblable, dans l'unique but d'occuper toute la scène et de forcer les applaudissements. Ce sont des jeux de physionomie adressés au public, des poses de bel homme, la cuisse tendue, la tête tournée et maintenue dans une position avantageuse. Ils ne marchent plus, ne parlent plus, ne toussent plus comme à la ville. On voit qu'ils sont en représentation, et que leur effort le plus immédiat est de n'être pas comme tout le monde, de façon à étonner les bourgeois. Il y a un Grec ou un Romain du grand siècle, dans les paillasses de foire, qui tendent le derrière au coups de pied.
Oui, la tradition a cette force. Elle est pareille au sable fin qui filtre quand même et sans relâche par les fissures les plus minces. La source en est déjà disparue lorsque les effets en subsistent encore. Ces effets peuvent être méconnaissables, transformés, déviés, ils n'existent pas moins, ils n'en sont pas moins tout puissants. Si, aujourd'hui, notre théâtre désespère les amis de la nature, la faute en est aux ancêtres, à la lente éducation de nos comédiens, que la tradition éloigne du vrai.
Un art ne se forme pas en un jour. Aussi, quand il est formé, a-t-il une solidité de roc dans la routine. Cela explique comment il est si difficile d'innover, de changer la direction suivie par plusieurs générations. Aujourd'hui, le besoin de vérité se fait sentir, au théâtre comme partout; mais, plus que partout, ce besoin y trouve des résistances désespérées. On est habitué aux faussetés, aux conventions de la scène; le gros public n'est pas choqué; tous les effets faux le ravissent, et il applaudit en criant à la vérité; si bien même que ce sont les effets vrais qui le fâchent et qu'il traite d'exagérations ridicules. Le jugement du spectateur est perverti par une habitude séculaire. De là, l'entêtement dans la formule existante de l'art dramatique.
Et Dieu sait où nous en sommes comme vérité au théâtre, malgré le mouvement naturaliste qui s'y accomplit fatalement! Je ne puis dresser un réquisitoire en règle, mais je citerai quelques exemples. J'ai déjà parlé des entrées et des sorties qui sont le plus souvent opérées en dépit du bon sens, trop lentes ou trop brusques, uniquement comprises de façon à ménager une salve d'applaudissements à l'acteur. Pourrait-on m'indiquer, d'autre part, quelque chose de plus ridicule que les passades du comédien, pendant une scène un peu longue? Pour couper les effets, au milieu du dialogue, le comédien qui est à gauche traverse et va à droite, tandis que le comédien qui est à droite, se rend à gauche, sans aucun motif d'ailleurs. Cela est d'un bon résultat pour les yeux, dit-on; c'est possible, mais ce continuel va-et-vient n'en est pas moins très comique et très puéril. Il faudrait parler encore de la façon de s'asseoir, de manger, de lancer dans la salle la réplique destinée au personnage qu'on a à côté de soi, de s'approcher du trou du souffleur pour déclamer la tirade à effet que les autres acteurs sur la scène feignent d'écouter religieusement. En un mot, un acteur ne hasarde pas une enjambée, ne lâche pas une phrase, sans que cette enjambée et cette phrase ne hurlent de fausseté. J'excepte seulement les grands cris de passion et de vérité que jettent parfois les artistes de génie.
Je sais quelle est la réponse. Le théâtre, dit-on, vit uniquement de convention. Si les acteurs tapent du pied, forcent leur voix, c'est pour qu'on les entende; s'ils exagèrent les moindres gestes, c'est afin que leurs effets dépassent la rampe et soient vus du public. On en arrive ainsi à faire du théâtre un monde à part, où le mensonge est non seulement toléré, mais encore déclaré nécessaire. On rédige le code étrange de l'art dramatique, on formule en axiomes les faussetés les plus étonnantes. Les erreurs deviennent des règles, et l'on hue quiconque n'applique pas les règles.
Notre théâtre est ce qu'il est, cela me paraît un simple fait; mais ne pourrait-il pas être autrement? Rien ne me fâche comme le cercle étroit où l'on veut enfermer un art. Certes, en dehors de l'heure présente, il y a le vaste monde qui garde une grande importance. Si l'on a le seul désir de réussir au théâtre, d'étudier ce qui plaît au public et de lui servir le plat qu'il aime et auquel il est habitué, sans doute il faut se conformer à la formule actuelle. Mais si l'on est blessé par cette formule, si l'on croit que la tradition a tort et qu'il faudrait accoutumer le public à un art plus logique et plus vrai, il n'y a certainement aucun crime à tenter l'expérience. Aussi suis-je toujours stupéfié, quand j'entends les critiques déclarer gravement: «Ceci est du théâtre, cela n'est pas du théâtre.» Qu'en savent-ils? Tout l'art n'est pas contenu dans une formule. Ce qu'il appelle le théâtre, c'est un théâtre, et rien de plus. J'ajouterai même un théâtre bien défectueux, étroit et mensonger dans ses moyens. Demain peut se produire une nouvelle formule qui bouleversera la formule actuelle. Est-ce que le théâtre des Grecs, le théâtre des Anglais, le théâtre des Allemands est notre théâtre? Est-ce que, dans une même littérature, le théâtre ne peut pas se renouveler, produire des oeuvres d'esprit et de facture complètement différents? Alors, que nous veut-on avec cette chose abstraite, le théâtre, dont on fait un bon Dieu, une sorte d'idole féroce et jalouse qui ne tolère pas la moindre infidélité!
Rien n'est immuable, voilà la vérité. Les conventions sont ce qu'on les fait, et elles n'ont force de loi que si on les subit. A mon sens, les acteurs pourraient serrer la vie de plus près, sans s'amoindrir sur la scène. Les exagérations de gestes, les passades, les coups de talon, les temps solennels pris entre deux phrases, les effets obtenus par un grossissement de la charge, ne sont en aucune façon nécessaires à la pompe de la représentation. D'ailleurs, la pompe est inutile, la vérité suffirait.
Voici donc ce que je souhaiterais voir: des comédiens étudiant la vie et la rendant avec le plus de simplicité possible. Le Conservatoire est un lieu utile, si on le considère comme un cours élémentaire où l'on apprend la prononciation; encore existe-t-il, au Conservatoire, une prononciation étrange, emphatique, qui déroute singulièrement l'oreille. Mais je doute qu'une fois les éléments appris, on tire un grand profit des leçons des maîtres. C'est absolument comme dans les écoles de dessin. Pendant deux ou trois ans, les élèves ont besoin d'apprendre à dessiner des yeux, des nez, des bouches, des oreilles; puis, le mieux est de les mettre devant la nature, en laissant leur personnalité s'éveiller et pousser.
On m'a souvent parlé d'un maître de déclamation, dont les leçons consistaient d'abord à faire dire par ses élèves cette phrase: «Tiens! voilà un chien!» sur tous les tons possibles, le ton de l'étonnement, le ton de la peur, de l'admiration, de la tendresse, de l'indifférence, de la répulsion, et ainsi de suite. Il y avait cinquante et quelques manières de dire. «Tiens! voilà un chien!» Cela rappelle un peu les méthodes pour apprendre l'anglais en vingt-cinq leçons. La méthode peut être ingénieuse et bonne pour des élèves qui commencent. Mais on sent tout ce qu'elle a de mécanique et d'insuffisant. Remarquez que le ton de la voix et l'expression de la physionomie sont réglés à l'avance, qu'il s'agit ici simplement des grimaces de la tradition, sans tenir aucun compte de la libre initiative de l'élève.
Eh bien! l'enseignement au Conservatoire est le même. On y répète: «Tiens! voilà un chien!» avec toutes les expressions imaginables. Notre répertoire classique est la seule base de la doctrine. On exerce les élèves sur des types connus, réglés à l'avance, et chaque mot qu'ils ont à dire a une inflexion consacrée qu'on leur serine pendant des mois, absolument comme on serine à un sansonnet: J'ai du bon tabac dans ma tabatière. On devine quelle influence peut avoir cet exercice sur de jeunes cervelles. Le mal ne serait pas grand encore, si les leçons s'appuyaient sur la vérité; mais, comme elles ont la seule autorité de l'usage et de la tradition, elles arrivent à dédoubler la personne du comédien, à lui laisser son allure et sa voix personnelles à la ville, et à lui donner pour le théâtre une allure et une voix de convention. Ce fait est connu de tous. Le comédien est irrémédiablement frappé chez nous d'une dualité qui le fait reconnaître au premier coup d'oeil.
J'ignore le remède. Je crois qu'il faudrait étudier plus sur la nature et moins dans le répertoire. Les livres ne valent jamais rien pour l'éducation de l'artiste. En outre, on devrait peu à peu amener les élèves à un souci constant de la vérité. L'art de déclamer tue notre théâtre, parce qu'il repose sur une pose continue, contraire au vrai. Si les professeurs voulaient mettre de côté leur personnalité, ne pas enseigner comme des articles de foi les effets qui leur ont réussi journellement au théâtre, il est à croire que les élèves ne perpétueraient pas ces effets à leur tour et céderaient au courant naturaliste qui transforme aujourd'hui tous les arts. La vie sur les planches, la vie sans mensonge avec sa bonhomie et sa passion, tel doit être le but.
Le public est en dehors de la querelle. Il acceptera ce que le talent lui fera accepter. Il faut avoir écrit une pièce et l'avoir fait répéter pour connaître la disette où nous sommes de comédiens intelligents, consentant à jouer simplement les choses simples, sentant et rendant la vérité d'un rôle, sans le gâter par des effets odieux, que le public applaudit depuis deux siècles.
III
L'autre soir, au Théâtre-Italien, j'ai éprouvé une des plus fortes émotions dont je me souvienne. Salvini jouait dans un drame moderne: la Mort civile.
Je l'avais vu dans Macbeth, et je m'étais récusé, n'ayant rien à dire, si ce n'était des lieux communs. Je laisse Shakespeare dans sa gloire, j'avoue ne plus le comprendre quand on le joue sur nos planches modernes, en italien surtout, devant un public qui se fouette pour admirer. Cela m'est indifférent, parce que cela se passe trop loin de moi, dans la nue. Et quant à l'interprétation, elle me déroute plus encore. J'écrirai que c'est sublime, mais je reste glacé. Un sens me manque peut-être.
Enfin, j'ai vu Salvini dans la Mort civile, et je vais pouvoir le juger. Je n'ai plus besoin de phrases toutes faites, qui me répugnent et devant lesquelles j'ai reculé. Le comédien m'a pris tout entier, il m'a bouleversé. J'ai senti en lui un homme, un être vivant empli de mes propres passions. Désormais, il y a une commune mesure entre lui et moi.
D'abord, cette pièce: la Mort civile, m'a paru un drame des plus curieux. Une certaine Rosalie, dont le mari a été condamné aux galères à perpétuité est entrée comme gouvernante chez le docteur Palmieri, qui a adopté la fille de Conrad, Emma, encore au berceau. L'enfant croit que le docteur est son père. Rosalie s'est résignée à n'être que l'institutrice de sa fille. Mais Conrad s'échappe du bagne et le drame se noue. Il veut d'abord faire valoir ses droits de père. Le docteur lui prouve qu'il tuera Emma, qu'il lui imposera tout au moins une existence abominable, en faisant d'elle la fille d'un forçat. Ensuite Conrad veut emmener Rosalie; et là encore, il doit se dévouer, car il a compris que, s'il était mort, Rosalie aurait épousé le docteur. Il est résolu à partir, à disparaître pour toujours, lorsque la mort le prend en pitié et lui facilite son abnégation. Il meurt, il fait trois heureux.
Sans doute, je vois bien qu'il y a là-dessous une thèse, et les thèses m'ont toujours fâché au théâtre. D'autre part, la donnée reste bien mélodramatique. Si l'on veut savoir ce qui m'a séduit, c'est la belle nudité de la pièce. Pas un coup de théâtre, à notre mode française. Les scènes se suivent tranquillement, la toile tombe sur une conversation, les actes sont coupés au petit bonheur. C'est une tragédie, avec des personnages modernes. M. d'Ennery hausserait les épaules et trouverait cela bien maladroit.
Justement, je pensais à Une Cause célèbre, qui a une si étrange parenté avec la Mort civile. Dans le premier de ces drames, quelle grossièreté de procédé! On peut être sûr que l'auteur ne se privera pas d'une ficelle, d'une situation, d'une tirade. Il gorgera la bêtise populaire, il trempera de larmes son public, par les moyens les plus énormes. Tout notre mauvais théâtre actuel est là, avec l'impudence de son dédain littéraire. Une Cause célèbre sue le mépris du bon sens, du génie français. On ne dit pas assez ce qu'une pareille pièce peut faire de mal à notre littérature dramatique. Pour en sentir toute l'infériorité, il faudrait la comparer à la Mort civile.
On se rappelle, par exemple, l'épisode de Jean Renaud retrouvant sa fille Adrienne. Il y a là des forçats dans un parc, une jeune personne qui sait une phrase entendue en rêve, un père en casaque rouge qui pousse des hurlements à ameuter le château. Rien de plus criard comme enluminure d'Epinal. L'auteur italien, au contraire, ne paraît pas avoir songé un instant qu'il pourrait tirer un effet du retour du forçat. Son forçat entre, s'asseoit et cause, à peu près comme cela se passerait dans la réalité. Il a, plus tard, deux scènes avec Emma. La jeune fille a peur de lui, ce qui est naturel. Et voilà tout, cela suffit à serrer les coeurs d'une profonde émotion.
Chaque épisode est traité avec cette simplicité, dans la Mort civile. L'intrigue, sans aucune complication, va d'un bout à l'autre de la pièce. Rien n'y a été introduit pour satisfaire le mauvais goût du gros public. Conrad n'est pas innocent comme Jean Renaud; il a tué un homme, le propre frère de sa femme, et sa figure grandit de ce meurtre; il n'est pas ce pantin persécuté de notre mélodrame, dont l'innocence doit éclater au cinquième acte.
Remarquez que la Mort civile a eu en Italie un immense succès. Aucune traduction française n'existe, et je crois que le drame traduit ferait de maigres recettes à la Porte-Saint-Martin1. C'est que notre public est pourri maintenant. Il lui faut de grandes machines compliquées. On l'a mis au régime du roman-feuilleton et des mélodrames où les ducs et les forçats s'embrassent. La plupart des critiques eux-mêmes font du théâtre une chose bête, où le talent d'écrivain n'est pas nécessaire, où il faut manquer d'observation, d'analyse et de style, pour faire des chefs-d'oeuvre. Le théâtre, disent ils, c'est ça; et il semble qu'ils professent un cours d'ébénisterie. Donner des règles au néant, c'est le comble.
Footnote 1: (return) Depuis que cet article a été écrit, M. Auguste Vitu a fait jouer à l'Odéon une traduction de la Mort civile qui n'a eu aucun succès.
Eh! non, le théâtre, ce n'est pas ça! L'absolu n'existe point. Le théâtre d'une époque est ce qu'une génération d'écrivains le fait. Nous sommes, malheureusement, d'une ignorance crasse et d'une vanité incroyable. Les littératures des peuples voisins sont pour nous comme si elles n'étaient pas. Si nous étions plus curieux, plus lettrés, nous connaîtrions depuis longtemps la Mort civile, et nous verrions dans ce drame un singulier démenti à nos théories françaises. Il est conçu absolument dans la formule que j'indique, depuis que je m'occupe de critique dramatique; et il paraît que cette formule n'est pas si mauvaise, puisque l'Italie tout entière a applaudi la pièce.
Mais je m'arrête, car j'enfourche là mon dada, et c'est de Salvini surtout dont je veux parler. Je me méfiais beaucoup des acteurs italiens, je me les imaginais d'une exubérance folle. Aussi quel a été mon étonnement, lorsque j'ai constaté que le grand talent de Salvini est tout de mesure, de finesse, d'analyse. Il n'a pas un geste inutile, pas un éclat de voix qui détonne. Au premier aspect, il serait plutôt gris, et il faut attendre pour être empoigné par ce jeu si simple, si savant et si fort.
Je citerai quelques exemples. Son entrée de forçat fugitif, d'homme humble et souffrant, inquiet et torturé, est merveilleuse. Mais ce qui m'a plus frappé encore, c'est la façon dont il dit le long récit de son évasion. Tout d'un coup, au milieu de l'allure dramatique de la scène, c'est un coin de comédie qui s'ouvre. Il baisse la voix, comme si l'on pouvait l'entendre; il dit le récit sur le même ton voilé, en s'animant pourtant, en finissant par rire d'avoir si bien trompé les gardiens. Nous n'avons pas un seul acteur de drame en France qui aurait l'intelligence d'effacer ainsi sa voix. Tous raconteraient leur fuite en roulant les yeux et en faisant les grands bras. L'impression que produit Salvini par la simplicité de son jeu est prodigieuse en cette occasion.
Il me faudrait citer toutes les scènes. Dans la conversation qu'il a avec le docteur, et plus tard dans la scène avec Rosalie, lorsqu'il laisse tomber sa tête sur la poitrine de cette femme qu'il aime tant et qu'il va perdre, il arrive aux plus larges effets du pathétique. Je ne voudrais être désagréable pour personne, mais puisque j'ai comparé la Mort civile à Une Cause célèbre, je puis bien rapprocher Salvini de Dumaine. Il faut voir le premier pour comprendre combien le second crie et se démène inutilement. Tout le jeu de Dumaine, dans Jean Renaud, devient faux et pénible, à côté du jeu si souple et si vrai de Salvini. Celui-ci a étudié l'âme humaine, il en analyse les nuances, il est un homme qui pleure.
Mais où il a été superbe surtout, c'est au dernier acte, lorsqu'il meurt. Je n'ai jamais vu mourir personne ainsi au théâtre. Salvini gradue ses derniers moments de moribond avec une telle vérité, qu'il terrifie la salle. Il est vraiment un mourant, avec ses yeux qui se voilent, sa face qui blêmit et se décompose, ses membres qui se raidissent. Lorsque Emma, sur la demande de Rosalie, s'approche et l'appelle: «Mon père», il a un retour de vie, un éclair de joie sur son visage déjà mort, d'un charme douloureux; et ses mains tremblent, et sa tête se penche, secouée par le râle, tandis que ses derniers mots se perdent et ne s'entendent plus. Sans doute, on a fait souvent cela au théâtre, mais jamais, je le répète, avec une pareille intensité de vérité. Enfin, Salvini a eu une trouvaille de génie: il est étendu dans un fauteuil, et lorsqu'il expire, la tête penchée vers Emma, il semble s'écrouler, son poids l'emporte, il culbute et vient rouler devant le trou du souffleur, pendant que les personnages présents s'écartent en poussant un cri. Il faut être un bien grand comédien pour oser cela. L'effet est inattendu et foudroyant. La salle entière s'est levée, sanglotant et applaudissant.
La troupe qui donne la réplique à Salvini est très suffisante. Ce que j'ai beaucoup remarqué, c'est la façon convaincue dont jouent ces comédiens italiens. Pas une fois, ils ne regardent le public. La salle ne semble point exister pour eux. Quand ils écoutent, ils ont les yeux fixés sur le personnage qui parle, et quand ils parlent, ils s'adressent bien réellement au personnage qui écoute. Aucun d'eux ne s'avance jusqu'au trou du souffleur, comme un ténor qui va lancer son grand air. Ils tournent le dos à l'orchestre, entrent, disent ce qu'ils ont à dire et s'en vont, naturellement, sans le moindre effort pour retenir les yeux sur leurs personnes. Tout cela semble peu de chose, et c'est énorme, surtout pour nous, en France.
Avez-vous jamais étudié nos acteurs? La tradition est déplorable sur nos théâtres. Nous sommes partis de l'idée que le théâtre ne doit avoir rien de commun avec la vie réelle. De là, cette pose continue, ce gonflement du comédien qui a le besoin irrésistible de se mettre en vue. S'il parle, s'il écoute, il lance des oeillades au public; s'il veut détacher un morceau, il s'approche de la rampe et le débite comme un compliment. Les entrées, les sorties sont réglées, elles aussi, de façon à faire un éclat. En un mot, les interprètes ne vivent pas la pièce; ils la déclament, ils tâchent de se tailler chacun un succès personnel, sans se préoccuper le moins du monde de l'ensemble.
Voilà, en toute sincérité, mes impressions. Je me suis mortellement ennuyé à Macbeth, et je suis sorti, ce soir là, sans opinion nette sur Salvini. Dans la Mort civile, Salvini m'a transporté; je m'en suis allé étranglé d'émotion. Certes, l'auteur de ce dernier drame, M. Giacometti, ne doit pas avoir la prétention d'égaler Shakespeare. Son oeuvre, au fond, est même médiocre, malgré la belle nullité de la formule. Seulement, elle est de mon temps, elle s'agite dans l'air que je respire, elle me touche comme une histoire qui arriverait à mon voisin. Je préfère la vie à l'art, je l'ai dit souvent. Un chef-d'oeuvre glacé par les siècles n'est en somme qu'un beau mort.
IV
Je me souviens d'avoir assisté à la première représentation de l'Idole. On comptait peu sur la pièce, on était venu au théâtre avec défiance. Et l'oeuvre, en effet, avait une valeur bien médiocre. Les premiers actes surtout étaient d'un ennui mortel, mal bâtis, coupés d'épisodes fâcheux. Cependant, vers la fin, un grand succès se dessina. On put étudier, en cette occasion, la toute-puissance d'une artiste de talent sur le public. Madame Rousseil, non seulement sauva l'oeuvre d'une chute certaine, mais encore lui donna un grand éclat.
Elle s'était ménagée pendant les premiers actes, montrant une froideur calculée; puis, au quatrième acte, sa passion éclata avec une fougue superbe qui enleva la foule. Je me rappelle encore l'ovation qu'on lui fit. Elle était méritée, tout le succès lui était dû. Des difficultés s'élevèrent, je crois, entre les acteurs et le directeur, et la pièce disparut de l'affiche, mais j'aurais été étonné si elle avait fait de l'argent, comme je le serais encore si elle en faisait aujourd'hui. Elle n'est vraiment pas assez d'aplomb; madame Rousseil, malgré ses fortes épaules, ne saurait la tenir longtemps debout. Il y aurait toute une étude à écrire à propos de ces succès personnels des artistes, qui trompent souvent le public sur le mérite véritable d'une oeuvre. Ce qui est consolant pour la dignité des lettres, c'est qu'une oeuvre ainsi soutenue par le talent d'un artiste, n'a jamais qu'une vogue temporaire, et qu'elle disparaît fatalement avec son interprète.
J'ai également assisté à la première représentation de Froufrou, bien que je ne fisse pas alors de critique dramatique. Desclée se trouvait dans tout son triomphe de grande artiste. Ici, l'oeuvre était une peinture charmante d'un coin de notre société; les premiers actes surtout offraient les détails d'une observation très fine et très vraie; j'aimais moins la fin qui tournait au larmoyant. Cette pauvre Froufrou était en vérité trop punie; cela serrait inutilement le coeur et terminait cette série de tableaux parisiens par une gravure poncive, faite pour tirer des larmes aux personnes sensibles.
Sans doute, l'oeuvre cette fois aidait, poussait l'artiste. Mais Desclée, on peut le dire, y mit encore de son tempérament et élargit ainsi l'horizon de la pièce. C'est que, justement, elle semblait faite pour le personnage, elle le jouait avec toute sa nature. Aussi s'incarna-t-elle dans ce rôle, où elle fut superbe de vie et de vérité.
La mort de Desclée a été pleurée par beaucoup de débutants dramatiques. Nous la regardions tous grandir, avec la joie de constater, à chaque nouvelle création, que nous trouverions en elle l'interprète que nous rêvions pour nos oeuvres futures. Nous songions tous à des pièces où nous étudierions notre société, où nous tâcherions de mettre la réalité à la scène. Et nous lui taillions déjà des rôles, parce qu'elle seule nous paraissait moderne, vivant de notre air et exprimant avec exactitude les troubles nerveux de l'époque présente. Elle ne semblait avoir passé par aucune école, elle arrivait avec sa personnalité, sans aucune recette d'attitudes ni de diction. Notre âge vibrait en elle avec une intensité merveilleuse. Je la sentais née pour aider puissamment au théâtre le mouvement naturaliste. Et elle est morte. C'est une perte immense pour nous tous.
On peut dire qu'elle n'a pas été remplacée. Le public ne se doute pas de la difficulté qu'éprouve aujourd'hui un auteur dramatique pour trouver une interprète selon ses voeux, dans une pièce moderne, qui demande la sensation et l'intelligence du temps où nous vivons. Je mets à part la Comédie-Française. Les directeurs disent: «Il n'y a plus d'artiste.» Ce qui est plus vrai et plus triste, c'est qu'il y a bien encore des artistes, mais que ces artistes n'ont pas la flamme du mouvement littéraire actuel. Ils ne sont pas faits pour les oeuvres qui viennent. Notre mouvement naturaliste, en un mot, ne voit pas encore poindre ses Frédérick-Lemaître et ses Dorval.
Justement, Desclée s'annonçait comme la Dorval de ce mouvement. C'est pourquoi nous la regrettons avec tant d'amertume. Il est une loi: c'est que toute période littéraire, au théâtre, doit amener avec elle ses interprètes, sous peine de ne pas être. La tragédie a eu ses illustres comédiens pendant deux siècles; le romantisme a fait naître toute une génération d'artistes de grand talent. Aujourd'hui, le naturalisme ne peut compter sur aucun acteur de génie. C'est sans doute parce que les oeuvres, elles aussi, ne sont encore qu'en promesse. Il faut des succès pour déterminer des courants d'enthousiasme et de foi; et ces courants seuls dégagent les originalités, amènent et groupent autour d'une cause les combattants qui doivent la défendre.
Examinez le personnel de nos actrices, par exemple. Voilà Desclée morte, à qui confiera-t-on le rôle de Froufrou? M. Montigny a voulu utiliser mademoiselle Legault, qu'il avait sous la main. Mais je suis persuadé que celle-ci n'a accepté le rôle qu'à son corps défendant; il n'est pas dans ses moyens; elle y est fort jolie, seulement elle ne saurait lui donner de la profondeur ni en rendre le détraquement nerveux. Mademoiselle Legault est une très charmante ingénue, un peu minaudière, dont on a voulu à tort forcer les notes aimables.
Je crois que, si M. Montigny avait eu le choix, il aurait préféré donner le rôle à mademoiselle Blanche Pierson. Je ne vois guère qu'elle, toujours en dehors de la Comédie-Française, qui puisse aborder aujourd'hui les rôles de Desclée. Mademoiselle Pierson, qui n'a été longtemps qu'une jolie femme, se trouve être actuellement une des rares comédiennes qui sentent la vie moderne. Elle s'est montrée remarquable dans Fromont jeune et Risler aîné, d'Alphonse Daudet. A la vérité, elle manque d'un je ne sais quoi, ce qui la laisse toujours un peu dans l'ombre; elle n'a pas la foi peut-être, elle n'enlève pas une salle d'un geste ou d'un mot. Rappelez-vous ses créations, aucune ne vient en avant et ne s'impose par une largeur magistrale. Je le répète, elle n'en est pas moins la seule artiste qu'on aimerait voir dans Froufrou.
Je ne puis nommer madame Rousseil, dont je parlais tout à l'heure. Celle-là n'a rien de moderne. Elle est taillée pour la tragédie, elle a les bras forts et le masque énergique des héroïnes de Corneille. Quand elle descend au drame, il lui faut des créations mâles, des vigueurs qui emportent tout. Je ne la vois pas chaussée des fines bottines de la Parisienne, se jouant et agonisant dans des amours à fleur de peau.
Quant à madame Fargueil, qui a eu de si beaux cris de passion, elle est trop marquée aujourd'hui, comme on dit en argot de coulisse, pour accepter des rôles où il y a des scènes d'amour. Il lui faut désormais des rôles faits pour elle, ce qui la rend d'un emploi assez difficile, malgré son beau talent.
Mon intention n'est point de passer ainsi toutes nos comédiennes en revue. Le lecteur peut continuer aisément ce travail. Il verra combien il est malaisé de trouver une Froufrou; j'ai pris ce personnage de Froufrou comme type d'un personnage strictement moderne, parce que l'actualité me l'apportait et qu'il est, en effet, suffisamment caractéristique. Si l'on imagine un rôle plus accentué encore, n'ayant plus certains côtés de grâce facile, vivant une vie moins factice, d'une classe moins élégante, on comprendra que le choix d'une interprète devient alors d'une difficulté presque insurmontable. Où découvrir une femme assez artiste pour vivre sur les planches la vie qu'elle voit tous les jours dans la rue, pour oublier les grimaces apprises et se donner tout entière, avec ses souffrances et ses joies? Ce qui complique les choses, c'est que la modernité tend à rendre les oeuvres dramatiques très complexes: les rôles ne sont plus d'un seul jet, coulés dans une abstraction; ils reproduisent toute la créature qui pleure et qui rit, qui se jette continuellement à droite et à gauche. Dès lors, ces rôles demandent une composition extrêmement serrée. Il faut un grand talent pour s'en tirer avec honneur.
J'ai mis la Comédie-Française à part. Les débutants n'y sont point joués facilement. Il y a pourtant là une sociétaire, madame Sarah Bernhardt, qui a la flamme moderne. Jusqu'à présent, il me semble qu'elle n'a pas eu une création où elle se soit donnée complètement. On a goûté sa voix si souple et si sonore, dans ce rôle de dona Sol, qui n'est guère qu'un rôle de figurante. On a admiré sa science dans Phèdre et dans le répertoire romantique. Mais, selon moi, la tragédie et le drame romantique ont des liens traditionnels qui garrottent sa nature. Je la voudrais voir dans une figure bien moderne et bien vivante, poussée dans le sol parisien. Elle est fille de ce sol, elle y a grandi, elle l'aime et en est une des expressions les plus typiques. Je suis persuadé qu'elle ferait une création qui serait une date dans notre histoire dramatique.
Nous avons bien vu madame Sarah Bernhardt dans l'Étrangère, de M. Dumas. Mais, vraiment, son personnage de miss Clarkson était une plaisanterie par trop romantique. Cette Vierge du mal qui parcourait la terre pour se venger des hommes, en se faisant aimer d'eux et en se régalant ensuite de leurs souffrances, est à mon sens une des imaginations les plus comiques qu'on puisse voir. L'artiste avait surtout, au troisième acte, je crois, un interminable monologue, d'une drôlerie achevée. Madame Sarah Bernhardt exécuta un tour de force en n'y étant pas ridicule. Même elle montra, dans l'Étrangère, ce qu'elle pourrait donner, le jour où elle aurait un rôle central dans une pièce moderne, prise en pleine réalité sociale.
Souvent, cette grave question de l'interprétation m'a préoccupé. Chaque fois qu'un auteur dramatique, ayant quelque souci de la vérité, a aujourd'hui un rôle important de femme à distribuer, je sais qu'il se trouve dans l'embarras. On finit toujours, il est vrai, par faire un choix, mais la pièce en pâtit souvent. Le public ne saurait entrer dans cette cuisine des coulisses; la pièce est médiocrement jouée, et comme justement les pièces d'analyse et de caractère ne supportent pas une interprétation médiocre, on la siffle. C'est une oeuvre enterrée. Il est vrai que nous sommes singulièrement difficiles, nous voudrions des artistes jeunes, jolies, très intelligentes, profondément originales. En un mot, nous tous qui travaillons pour l'avenir, nous demandons des comédiennes de génie.
V
Le cas de madame Sarah Bernhardt me paraît des plus intéressants et des plus caractéristiques. Je n'ai pas à prendre la défense de la grande artiste, que son talent défendra suffisamment. Mais je ne puis résister au besoin d'étudier, à son sujet, ce fameux besoin de réclame qui affole notre époque, selon les chroniqueurs.
D'abord, posons nettement les situations. Madame Sarah Bernhardt est accusée d'être dévorée d'une fièvre de publicité. A entendre les chroniqueurs et les reporters de notre presse parisienne, elle ne dit pas une parole, ne risque pas un acte, sans en calculer à l'avance le retentissement. Non contente d'être une comédienne adorée du public, elle a cherché à se singulariser en touchant à la sculpture, à la peinture, à la littérature. Enfin, on en est venu à dire que, tout à fait affolée par sa rage de réclame, compromettant la dignité de la Comédie-Française, elle avait fini par se montrer à Londres, vêtue en homme, pour un franc.
Quant aux chroniqueurs et aux reporters qui dressent aujourd'hui ce réquisitoire, ils prennent des attitudes de moralistes affligés. Ils pleurent sur ce beau talent qui se compromet. Ils menacent la comédienne de la lassitude du public et lui font entendre que, si elle fait encore parler d'elle d'une façon désordonnée, on la sifflera. En un mot, eux qui sont les seuls coupables de tout ce bruit, ils déclarent que si le bruit continue, c'en est fait de madame Sarah Bernhardt; et le plus comique, c'est que, précisément, ils continuent eux-mêmes le bruit.
J'ai lu avec attention les derniers articles de M. Albert Wolff, dans le Figaro. M. Albert Wolff est un écrivain de beaucoup d'esprit et de raison; mais il «s'emballe» aisément. Quand il croit être dans la vérité, il pousse sa thèse à l'aigu; et vous devinez quelle besogne, s'il est dans l'erreur. Beaucoup d'autres ont parlé comme lui de madame Sarah Bernhardt. Mais je m'adresse à lui, parce qu'il a une réelle puissance sur le public.
Voyons, de bonne foi, croit-il à cet amour enragé de madame Sarah Bernhardt pour la réclame? Ne s'avoue-t-il pas que, si madame Sarah Bernhardt aime aujourd'hui à entendre parler d'elle, la faute en est précisément à lui et à ses confrères qui ont fait autour d'elle un tapage si énorme? Ne voit-il pas enfin que, si notre époque est tapageuse, avide de boniments, dévorée par la publicité à outrance, cela vient moins des personnalités dont on parle que du vacarme fait autour de ces personnalités par la presse à informations. Examinons cela tranquillement, sans passion, uniquement pour trouver la vérité, en nous appuyant sur le cas de madame Sarah Bernhardt.
Qu'on se rappelle ses débuts. Ils furent assez difficiles. Le Passant, tout d'un coup, la mit en lumière. Il y a de cela une dizaine d'années. Dès ce jour-là, la presse s'empara d'elle, et ce fut surtout de sa maigreur dont il fut question. Je crois que cette maigreur fit alors pour sa réputation beaucoup plus que son talent. Pendant dix années, on n'a pu ouvrir un journal sans trouver une plaisanterie sur la maigreur de madame Sarah Bernhardt. Elle était surtout célèbre parce qu'elle était maigre. M. Albert Wolff pense-t-il que madame Sarah Bernhardt s'était fait maigrir pour qu'on parlât d'elle? J'imagine qu'elle a dû être souvent blessée par ces bons mots d'un goût douteux; ce qui exclut l'idée qu'elle payait des gens pour les publier.
Ainsi donc voilà son début dans la réclame. Elle est maigre, et les chroniqueurs, aidés des reporters, font d'elle un phénomène qui occupe l'Europe. Plus tard, on découvre d'autres choses: par exemple, on l'accuse d'une méchanceté diabolique; on raconte que, chez elle, elle invente des supplices atroces pour ses singes; puis, toutes sortes de légendes se répandent, elle dort dans son cercueil, un cercueil capitonné de satin blanc; elle a des goûts macabres et sataniques, qui la font tomber amoureuse d'un squelette, pendu dans son alcôve. Je m'arrête, je ne puis dire ici les histoires monstrueuses qui ont circulé, et que la presse a répandues crûment ou à demi mots. De nouveau, je prie M. Albert Wolff de me dire s'il soupçonne madame Sarah Bernhardt d'avoir fait circuler ces histoires elle même, dans le but calculé de faire parler d'elle.
Je touche ici un point délicat. En quoi les excentricités de madame Sarah Bernhardt, vraies ou non, intéressaient-elles le public? Je suis persuadé, pour mon compte, de la fausseté parfaite de ces légendes. Mais, quand il serait vrai que madame Sarah Bernhardt rôtirait des singes et coucherait avec un squelette, qu'avons-nous à voir là-dedans, nous autres, si c'est son plaisir? Dès qu'on est chez soi, les portes closes, on a le droit absolu de vivre à sa guise, pourvu qu'on ne gêne personne. C'est affaire de tempérament. Si je disais que tel critique, très moral, vit dans une cour de petites femmes complaisantes, que tel romancier idéaliste patauge dans la prose de l'escroquerie, je me mêlerais certainement de ce qui ne me regarde pas. La vie intérieure de madame Sarah Bernhardt ne regardait ni les reporters ni les chroniqueurs. En tout cas, ce n'est pas encore elle qu'il faut accuser ici de chercher la réclame; c'est la réclame, violente et blessante, qui a forcé sa demeure et qui a mis autour de l'artiste la réputation romantique et légèrement ridicule d'une femme à moitié folle.
Maintenant, arrivons à la grosse accusation. On lui reproche surtout de ne pas s'en être tenu à l'art dramatique, d'avoir abordé la sculpture, la peinture, que sais-je encore! Cela est plaisant. Voila que, non content de la trouver maigre et de la déclarer folle, on voudrait réglementer l'emploi de ses journées. Mais, dans les prisons, on est beaucoup plus libre. Est-ce qu'on s'inquiète de ce que madame Favart ou madame Croizette fait en rentrant chez elle? Il plaît à madame Sarah Bernhardt de faire des tableaux et des statues, c'est parfait. A la vérité, on ne lui nie pas le droit de peindre ni de sculpter, on déclare simplement qu'elle ne devrait pas exposer ses oeuvres. Ici le réquisitoire atteint le comble du burlesque. Qu'on fasse une loi tout de suite pour empêcher le cumul des talents. Remarquez qu'on a trouvé la sculpture de madame Sarah Bernhardt si personnelle, qu'on l'a accusée de signer des oeuvres dont elle n'était pas l'auteur. Nous sommes ainsi faits en France, nous n'admettons pas qu'une individualité s'échappe de l'art dans lequel nous l'avons parquée. D'ailleurs, je ne juge pas le talent de madame Sarah Bernhardt, peintre et sculpteur; je dis simplement qu'il est tout naturel qu'elle fasse de la peinture et de la sculpture, si cela lui plaît, et qu'il est plus naturel encore qu'elle montre cette peinture et cette sculpture, qu'elle tâche de vendre ses oeuvres, qu'elle mène, en un mot, ses occupations et sa fortune comme elle l'entend.
Ce sont là des affirmations naïves, tant elles vont de soi. On sourit d'avoir à expliquer que chacun a le droit strict d'arranger son existence selon son goût, sans qu'on le jette violemment sur la sellette, devant l'opinion publique. Et ici le reproche adressé à madame Sarah Bernhardt de chercher la publicité devient plaisant. Sans doute, comme peintre et comme sculpteur, elle cherche la publicité, si l'on entend par là qu'elle expose ses oeuvres et qu'elle les vend. Mais alors pourquoi ne lui fait-on pas un crime de chercher la publicité comme artiste dramatique? Les personnes qui la rêvent modeste et cachée, devraient lui défendre de paraître sur les planches. De cette façon, on ne parlerait plus d'elle du tout. Si l'on admet qu'elle se montre au public en chair et en os,—en os surtout, dirait un reporter,—elle peut bien lui montrer ensuite ses oeuvres. C'est raisonner singulièrement que de conclure à un besoin furieux de réclame, parce qu'elle ne se contente pas du théâtre et qu'elle s'adresse aux autres arts; il faudrait plutôt conclure à un besoin d'activité, à une satisfaction de tempérament. Jamais personne n'a eu le courage de mener à bien de longs travaux, dans le but étroit d'obtenir des articles. On écrit, on peint, on sculpte, uniquement parce que la main vous démange.
C'est ce que M. Sarcey doit admettre, car lui se lamente seulement sur le temps que la peinture et la sculpture prennent à madame Sarah Bernhardt. Elle est trop occupée, selon lui, et c'est pourquoi elle a fait manquer à Londres une matinée, scandale énorme qui a occupé toute la presse. Je ne veux pas entrer dans la discussion des faits qui se sont passés là-bas, d'autant plus que je me méfie des articles publiés; je sais quelle est la vérité des journaux. Il paraît pourtant que madame Sarah Bernhardt était réellement très souffrante, et il est tout à fait comique d'attribuer cette indisposition à sa peinture, à sa sculpture, ou encore à la fatigue que lui occasionnent les représentations données par elle en dehors du théâtre. Tout le monde peut être malade, même sans s'être fatigué et sans être peintre ou sculpteur. Ce qui me met en défiance sur les chroniques que nous avons lues, c'est justement le démenti donné par l'intéressée elle-même au conte qui la présentait vêtue en homme, au milieu de ses tableaux et de ses statues, et se montrant pour un franc comme une bête curieuse. Je reconnais là les mêmes imaginations que pour les singes à la broche et le squelette dans le lit. A cette heure, tout se gâterait; madame Sarah Bernhardt parlerait de donner sa démission; la question deviendrait grosse d'orage. Cela est vraiment très typique. Je n'entends pas trancher la question, mais j'ai voulu exposer les faits.
Et, à présent, je le demande une fois encore à M. Albert Wolff, si les reporters, si les chroniqueurs n'avaient pas fait d'abord de madame Sarah Bernhardt une maigre légendaire qui restera dans l'histoire; si, plus tard, ils ne s'étaient pas occupés de son squelette et de ses singes; si, lorsque la copie leur manquait, ils n'avaient pas bouché le trou avec un bon mot ou une indiscrétion sur elle; s'ils n'avaient pas empli les journaux de leur étonnement goguenard, chaque fois qu'elle a fait un envoi au Salon, publié un livre ou monté en ballon captif; enfin, si, lors de ce voyage de la Comédie-Française à Londres, ils ne nous avaient pas raconté en détail jusqu'à ses maux de coeur: M. Albert Wolff croit-il que les choses en seraient venues au point où elles en sont?
Ce que j'ai voulu établir nettement, c'est ce que j'énonçais au début: ce n'est pas madame Sarah Bernhardt comédienne, ce n'est pas nous artistes, romanciers, poètes, qui sommes pris de cette rage de réclame; c'est le reportage, c'est la chronique qui, depuis cinquante ans, ont changé les conditions de la réclame, décuplé les appétits curieux du public, soulevé autour des personnalités en vue cet orchestre formidable de l'information à outrance. Ici, j'élargis mon sujet; à la vérité, je n'ai pris le cas de madame Sarah Bernhardt que pour préciser des faits dont j'ai été frappé. Mon expérience personnelle m'a appris que, lorsqu'un chroniqueur accuse un écrivain de chercher le bruit, il arrive que l'écrivain est un bon bourgeois faisant tranquillement sa besogne, tandis que c'est le chroniqueur qui joue devant lui de la trompette.
Remarquez que les écrivains, comme les comédiens, finissent souvent par se laisser aller agréablement sur cette pente de la réclame. On s'habitue au tapage; on a sa ration de publicité tous les matins, et l'on s'attriste, quand on ne trouve plus son nom dans les journaux. Il est très possible qu'on ait gâté madame Sarah Bernhardt comme tant d'autres, en lui donnant l'habitude de voir le monde tourner autour d'elle. Mais, dans ce cas, elle est une victime et non une coupable. Paris a toujours eu de ces enfants gâtés qu'il comble de sucre, dont il veut connaître les moindres gestes, qu'il caresse à les faire saigner, dont il dispose pour ses plaisirs avec un despotisme d'ogre aimant la chair fraîche. La presse à informations, le reportage, la chronique, ont donné un retentissement formidable à ces caprices de Paris, voilà tout. La question est là et pas ailleurs. Il serait vraiment cruel de s'être amusé pendant dix ans de la maigreur de madame Sarah Bernhardt, d'avoir fait courir sur elle une légende diabolique, de s'être mêlé de toutes ses affaires privées et publiques en tranchant bruyamment les questions dont elle était seule juge, d'avoir occupé le monde de sa personne, de son talent et de ses oeuvres, pour lui crier un jour: «A la fin, tu nous ennuies, tu fais trop de bruit; tais-toi.» Eh! taisez-vous, si cela vous fatigue de vous entendre!
Voilà ce que j'avais à dire. C'est un simple procès-verbal. Je n'attaque pas la presse à informations, qui m'amuse et qui me donne des documents. Je crois qu'elle est une conséquence fatale de notre époque d'enquête universelle. Elle travaille, plus brutalement que nous, et en se trompant souvent, à l'évolution naturaliste. Il faut espérer qu'un jour elle aura l'observation plus juste et l'analyse plus nette, ce qui ferait d'elle une arme d'une puissance irrésistible En attendant, je lui demande simplement de ne pas prêter le fracas de son allure aux gens qu'elle emporte dans sa course, quitte à leur casser les reins, s'ils viennent à tomber.
VI
Je dirai ce que je pense de l'aventure qui affole Paris en ce moment. Il s'agit de la démission de madame Sarah Bernhardt, et de la fêlure stupéfiante qu'elle a déterminé dans le crâne des gens.
Déjà, à propos du procès de Marie Bière, j'avais été étonné des sautes de l'opinion publique. On se souvient des termes crus dans lesquels le Paris sceptique jugeait l'héroïne du drame, avant l'ouverture des débats. L'affaire vient en cour d'assises, et tout Paris se passionne pour la jeune femme; on la défend, on la plaint, on l'adore; si bien que, si le tribunal l'avait condamnée, on lui aurait certainement jeté des pommes cuites. Elle est acquittée, et tout de suite, du soir au lendemain, on retombe sur elle, on la rejette au ruisseau, avec une rudesse incroyable; ce n'est plus qu'une gredine, on lui conseille de disparaître. Sans doute, une analyse exacte nous donnerait les causes de ces mouvements contraires et si précipités. Mais, pour les braves gens qui regardent en simples curieux le spectacle de la vie, quel joli peuple de pantins nous faisons!
Je me suis tenu à quatre pour ne pas parler en son temps de cette affaire. Elle était un exemple si décisif de roman expérimental! Voilà une histoire bien banale, une histoire comme il y en a cent mille à Paris: une femme prend pour amant un monsieur fort correct, un galant homme, dont elle a un enfant, et qui la quitte, ennuyé de sa paternité, après avoir eu l'idée plus ou moins nette d'un avortement. On coudoie cela sur les trottoirs, et personne ne songe même à tourner la tête. Mais attendez, voici l'expérience qui se pose: Marie Bière, de tempérament particulier, produit d'une hérédité dont il a été question dans les débats, tire un coup de pistolet sur son amant; et, dès lors, ce coup de pistolet est comme la goutte d'acide sulfurique que le chimiste verse dans une cornue, car aussitôt l'histoire se décompose, le précipité a lieu, les éléments primitifs apparaissent. N'est-ce pas merveilleux? Paris s'étonne qu'un galant homme fasse des enfants et ne les aime pas; Paris s'étonne que l'avortement soit à la porte de tous les concubinages. Ces choses ont lieu tous les jours, seulement il ne les voit pas, il ne s'y arrête pas; il faut que l'expérience les montre violemment, que le coup de pistolet parte, que la goutte d'acide tombe, pour qu'il reste stupéfait lui-même de sa pourriture en gants blancs. Delà, cette grosse émotion, en face d'une aventure tellement commune, qu'elle en est bête.
Nous avons eu aussi un joli exemple de fêlure avec le fameux Nordenskiold.
Pendant huit jours, tout a été pour Nordenskiold, une réception princière, des arcs de triomphe, des galas, des hommages enthousiastes dans la presse. Il semblait que le voyageur eût découvert une seconde fois l'Amérique. Puis, brusquement, le vent a tourné, Nordenskiold n'avait rien découvert du tout; un simple charlatan qui avait fait une promenade à Asnières, un pitre auquel on reprochait les dîners qu'on lui avait donnés. Le comique de l'histoire est que les journaux les plus chauds à lancer Nordenskiold se sont montrés ensuite les plus enragés à le démolir. Il était grand temps qu'il reprît le chemin de fer, car nous aurions fini par lui faire un mauvais parti.
Et voici les farces qui recommencent avec madame Sarah Bernhardt. En vérité, les nerfs nous emportent, il faudrait soigner cela, car l'indisposition tourne à l'affection chronique. Il n'est pas bon de se détraquer de la sorte, à la moindre émotion.
Pendant huit ans, madame Sarah Bernhardt a été l'idole de la presse et du public. Il n'est pas d'hommage qu'on ne lui ait rendu; on l'a couverte de bravos et de couronnes. Je crois que, pendant ces huit années, on ne trouverait pas une seule attaque contre elle, partant d'un homme ayant quelque autorité. Il semblait qu'on eût signé un pacte pour la trouver parfaite. Paris était à ses pieds. Et brusquement, en une nuit, tout a croulé. Applaudie encore la veille au soir, le lendemain elle n'avait plus aucun talent, mais aucun, rien du tout. La presse entière, qui lui appartenait le samedi, se tournait contre elle le dimanche. On la maudissait, on l'exécrait, à ce point, disait-on, qu'elle n'oserait jamais reparaître sur une scène française, par crainte d'être insultée. Grand Dieu! que s'était-il donc passé? Un simple fait: madame Sarah Bernhardt, cédant à son tempérament de femme nerveuse, venait de jeter dans la cornue la goutte d'acide sulfurique. Elle avait donné sa démission.
Oh! la belle expérience! Le précipité a lieu, d'après les lois naturelles, et le public s'effare. Paris semble croire qu'une telle aventure, fort ordinaire, ne s'était jamais vue. L'histoire de la Comédie-Française est là pour répondre. Madame Sarah Bernhardt n'a, en somme, que répété une fugue célèbre de madame Arnould Plessy, sous le souvenir de laquelle on l'a écrasée, dans le rôle de Clorinde; et M. Got, allant jouer la Contagion à l'Odéon, malgré ses engagements, avait également donné le mauvais exemple. On citerait bien d'autres faits encore. Si l'on pénétrait dans l'histoire intime de la Comédie-Française, si l'on contait les révoltes de chacun, les plaintes, les projets d'escapade, on verrait que le miracle est au contraire que les démissions n'y soient pas plus nombreuses.
Je n'ai pas à défendre madame Sarah Bernhardt. Je ne suis, si l'on veut, qu'un chimiste curieux d'expériences et très intéressé par celle qui se passe en ce moment sous mes yeux. J'accorde que madame Sarah Bernhardt a tous les torts. Elle a tort d'abord d'avoir son tempérament qui la pousse aux décisions extrêmes. Elle a tort ensuite d'être trop sensible à la critique; après avoir cru à tous les éloges qu'on lui donnait, elle a cru à une critique violente qui tombait sur elle comme une tuile par un jour de grand vent. Et c'est cette dernière naïveté que je ne lui pardonnerai jamais. Eh quoi! madame, vous avez déserté devant une phrase d'un critique dont les arrêts ne peuvent compter? Vous que l'on dit si orgueilleuse, vous avez manqué d'orgueil à ce point? Mais je vous assure, il en a tué d'autres qui se portent fort bien. C'est quelquefois un honneur d'être attaqué. Si, comme on le raconte, vous cherchiez un prétexte pour quitter la Comédie-Française, que n'en avez-vous donc trouvé un plus sérieux, car celui-là, en vérité, me gâte toute l'histoire.
Ainsi, voilà madame Sarah Bernhardt qui s'est donné tous les torts. Seulement, il faut examiner la responsabilité de la presse et du public. Elle n'a aucun talent, dites-vous? Alors pourquoi l'avez-vous grisée pendant huit ans? C'est vous qui l'avez faite, c'est vous qui l'avez poussée à cette susceptibilité nerveuse, qui vous semble extraordinaire. Vous gâtez les femmes, puis vous les tuez. Celle-là nous ennuie, à une autre! Aucune mesure, ni dans les éloges, ni dans la critique. Lorsque vous avez mis une comédienne dans les astres, vous la jetez d'un coup de poing dans l'égout; et vous vous étonnez que cette machine délicate se détraque. Ah! peuple de polichinelles! C'est pour cela qu'il vaut mieux t'avoir contre soi, parce qu'au moins on n'a plus à craindre que ta tendresse.
Et comment voulez-vous que les journaux gardent la mesure, lorsqu'un maître du théâtre contemporain tel que M. Emile Augier perd lui-même toute logique? Je dirai jusqu'au bout ce que je pense, puisque me voilà lancé. On nous a raconté comme quoi M. Augier avait insisté auprès de M. Perrin pour donner le rôle de Clorinde à madame Sarah Bernhardt; M. Perrin aurait préféré madame Croizette; mais l'auteur exigeait madame Sarah Bernhardt, dont le talent sans doute lui semblait préférable. Dès lors, quelle est notre stupeur de lire, dans la lettre écrite par M. Augier, ces deux phrases que je détache: «Je maintiens qu'elle a joué aussi bien qu'à son ordinaire, avec les mêmes défauts et les mêmes qualités, où l'art n'a rien à voir... Soyons donc indulgents pour cette incartade d'une jolie femme, qui pratique tant d'arts différents avec une égale supériorité, et gardons nos sévérités pour des artistes moins universels et plus sérieux». Mais, dans ce cas, pourquoi M. Augier a-t-il voulu absolument confier le rôle de Clorinde à madame Sarah Bernhardt? Si «l'art n'a rien à voir» chez cette comédienne, s'il y a, à la Comédie-Française, des artistes «moins universels et plus sérieux», encore un coup pourquoi diable l'auteur a-t-il fait un si mauvais choix? Je ne saurais m'arrêter à cette idée que M. Augier a choisi madame Sarah Bernhardt parce qu'elle faisait recette; cette supposition serait indigne. Il y a donc manque de logique. On ne lâche pas de la sorte, en faisant de l'esprit, une artiste au talent de laquelle on a cru.
Le coup de folie est général, et il part de haut. Je ne puis m'arrêter à toutes les sottises qu'on écrit. Ainsi, on parle du tort que le départ de madame Sarah Bernhardt fait à M. Augier. Quelle est cette plaisanterie? Dans huit jours, lorsque madame Croizette reprendra le rôle, elle aura un succès écrasant, et l'Aventurière bénéficiera de tout le tapage fait; c'est, comme on dit, un lançage superbe. Le tort fait à la Comédie-Française est plus réel; il est certain que madame Sarah Bernhardt laisse un grand vide. Pourtant, la demande de trois cent mille francs de dommages et intérêts me paraît un peu raide. Un arrangement serait seul raisonnable. Mais allez donc parler raison, quand les têtes sont fêlées à ce point! Il faut laisser faire le temps. Je me plais à croire que, lorsque tout ce tapage sera calmé, madame Sarah Bernhardt rentrera comme pensionnaire à la Comédie-Française, où l'on n'aura pu la remplacer, parce qu'elle est avant tout une nature. Alors, de part et d'autre, on s'étonnera d'une alerte si chaude. Ce sont là brouilles d'amoureux.
Du reste, vous savez que, le mois prochain, je m'attends à ce qu'on acquitte Ménesclou, au milieu de l'attendrissement de tout Paris. Pensez donc, le pauvre jeune homme, il y a huit jours qu'on le traite de monstre: ça finit par le rendre sympathique. Puis, en voilà assez avec la petite Deu et sa famille; la mère a parlé au cimetière, c'est du cabotinage. Encore une culbute, pleurons sur Ménesclou!
POLÉMIQUE
I
Mon confrère, M. Francisque Sarcey, a bien voulu discuter mes opinions en matière d'art dramatique. Je ne répondrai pas aux critiques qui me sont personnelles; je lui appartiens, il me juge comme il me comprend, c'est parfait. Mais je me permettrai de répondre aux parties de son article qui traitent de questions générales. Le mieux, pour s'entendre, est encore de s'expliquer.
Remarquez que, dans toute polémique, une bonne moitié de la divergence des opinions provient de malentendus. Je dis blanc, on entend noir. Je raisonne d'après un ensemble d'idées où tout se tient, on détache un alinéa et on lui donne un sens auquel je n'ai jamais songé. De cette façon, on peut marcher des années côte à côte sans se comprendre. Revenons donc sur tout cela, puisque je n'ai pas réussi à être clair.
Un point qui me tient surtout au coeur, c'est de répondre au reproche qu'on me fait d'insulter nos gloires. J'ai écrit quelque part, après avoir constaté que les oeuvres dramatiques contemporaines n'étaient pas, selon moi, des chefs-d'oeuvre: «Les planches sont vides.» Là-dessus, M. Sarcey se fâche et me répond: «Les planches sont vides! Sérieusement, est-il permis à un homme, quelle que soit sa mauvaise humeur, de se permettre une aussi extravagante monstruosité? Quoi! les planches sont vides! et Augier vient de donner les Fourchambault, et l'on va reprendre le Fils naturel, d'Alexandre Dumas, et l'on joue en ce moment la Cagnotte, de Labiche, la Cigale, de Meilhac et Halévy, les Deux Orphelines de d'Ennery, et l'on annonce une comédie nouvelle de Sardou!» Il paraît que je suis d'une extravagance bien monstrueuse, car, même après ce cri indigné, je répéterai tranquillement: «Oui, les planches sont vides.»
Seulement, ce que M. Sarcey néglige de dire, c'est que je ne me suis pas éveillé un beau matin, en trouvant cette affirmation, pour étonner le monde. Elle est la conséquence de toute une série d'études, la constatation finale d'un critique qui s'est mis à un point de vue particulier. Certes, jamais les planches n'ont été plus encombrées, jamais on n'y a dépensé autant de talent, jamais on n'a produit un si grand nombre de pièces intéressantes. Cela n'empêche pas que les planches soient vides pour moi, dès que j'y cherche le génie et le chef-d'oeuvre du siècle, l'homme qui doit réaliser au théâtre l'évolution naturaliste que Balzac a déterminée dans le roman, l'oeuvre dramatique qui puisse se tenir debout, en face de la Comédie humaine.
Est-ce que j'ai jamais nié les grandes qualités de nos auteurs contemporains, la carrure solide et simple de M. Emile Augier, les études humaines de M. Alexandre Dumas fils, gâtées malheureusement par une si étrange philosophie, la fine et spirituelle observation de MM. Meilhac et Halévy, le mouvement endiablé de M. Sardou? Je ne suis pas aussi fou et aussi injuste qu'on veut le dire. Qu'on me relise, on verra que j'ai toujours fait la part de chacun, même lorsque je me suis montré sévère.
Mais où je me sépare complètement de M. Sarcey, c'est quand il ajoute: «Si vous mettez à part ces grands noms de Molière et de Shakespeare, qui ne sont que des accidents de génie, vous pouvez courir toute l'histoire du théâtre dans l'univers sans trouver une époque où se soient rencontrés à la fois, dans un seul genre, tant d'écrivains de premier ordre.»
De premier ordre, je le nie absolument. Mettons de second ordre, même de troisième, pour quelques-uns. On le verra plus tard. M. Sarcey obéit à un sentiment dont les critiques de toutes les époques ont fait preuve, en plaçant au premier rang les auteurs dramatiques contemporains; mais où sont les auteurs de premier ordre du siècle dernier et même du commencement de ce siècle? Il faut lire les anciens comptes rendus pour savoir ce qu'on doit penser des places distribuées ainsi par la critique courante. Je l'ai dit et je le répète, ce qui nous sépare, M. Sarcey et moi, c'est qu'il est enfoncé dans l'actualité, dans la pratique quotidienne de son devoir de lundiste, dans le théâtre au jour le jour; tandis que ce théâtre n'est pour moi qu'un sujet d'analyse générale, et que je ne juge jamais ni un homme ni une oeuvre sans m'inquiéter du passé et de l'avenir.
Veut-il savoir ce que j'entends par un homme de premier ordre? J'entends un créateur. Quiconque ne crée pas, n'arrive pas avec sa formule nouvelle, son interprétation originale de la nature, peut avoir beaucoup de qualités; seulement, il ne vivra pas, il n'est en somme qu'un amuseur. Or, dans ce siècle, Victor Hugo seul a créé au théâtre. Je n'aime point sa formule; je la trouve fausse. Mais elle existe et elle restera, même lorsque ses pièces ne se joueront plus. Cherchez autour de lui, voyez comme tout passe et comme tout s'oublie.
Théodore Barrière vient à peine de mourir, et le voilà reculé dans un brouillard. Que les autres s'en aillent, ils fondront aussi rapidement. Certes, il y a des différences, je ne puis faire ici une étude de chaque auteur dramatique et indiquer l'argile dans le monument qu'il élève. Je me contente de les condamner en bloc, parce que pas un d'entre eux n'a trouvé la formule que le siècle attend. Ils la bégayent presque tous, aucun ne l'affirme.
Mon argumentation est supérieure aux oeuvres, je veux dire que je raisonne au-dessus des pièces qu'on peut jouer, d'après la marche même de l'esprit de ce siècle. Le grand mouvement naturaliste qui nous emporte, s'est déclaré successivement dans toutes les, manifestations intellectuelles. Il a surtout transformé le roman, il a soufflé à Balzac son génie. J'attends qu'il souffle du génie à un auteur dramatique. Jusque-là, pour moi, la littérature dramatique restera dans une situation inférieure; on y aura peut-être beaucoup de talent, mais en pure perte, parce qu'on y pataugera au milieu d'enfantillages et de mensonges qui ne se peuvent plus tolérer. Aujourd'hui, le roman écrase le drame du poids terrible dont la vérité écrase l'erreur.
Je conseille à M. Sarcey d'interroger les étrangers de grande intelligence et de libre examen, des Russes, des Anglais, des Allemands. Il verra quelle est leur stupéfaction, en face de nos romans et de nos oeuvres dramatiques. Un d'eux disait: «C'est comme si vous aviez deux littératures: l'une scientifique, basée sur l'observation, d'un style merveilleusement travaillé; l'autre conventionnelle, toute pleine de trous et de puérilités, aussi mal bâtie que mal pensée.»
Nos critiques ne voient pas le fossé parce qu'ils barbotent dedans. Puis, il leur suffit que le monde entier applaudisse nos vaudevilles, comme il chante nos refrains idiots. Il n'en est pas moins vrai qu'il faut combler le fossé, que le fossé se comblera de lui-même et que le théâtre sera alors renouvelé par l'esprit d'analyse qui a élargi le roman. Je constate que l'évolution se fait depuis quelques années, d'une façon continue. L'homme de génie attendu peut paraître, le terrain est prêt. Mais, tant que l'homme de génie n'aura pas paru, les planches seront vides, car le génie seul compte et mérite d'être.
Cela m'amène à répondre, sur deux autres points, à M. Sarcey. J'ai dit qu'on imposait aux débutants le code inventé par Scribe, et j'ai ajouté que Molière ignorait le métier du théâtre, tel qu'il faut le connaître aujourd'hui pour réussir. Là-dessus, M. Sarcey me répond que Scribe est aujourd'hui en défaveur et que Molière était un «roublard».
Vraiment, Scribe est en défaveur? Eh bien! et M. Hennequin, et M. Sardou lui-même? Lorsque j'ai nommé Scribe, j'ai voulu évidemment désigner la pièce d'intrigue, le tour de passe-passe, l'escamotage remplaçant l'observation. Que Scribe lui-même soit jeté au grenier, cela va de soi, cela me donne raison; mais il n'en reste pas moins vrai que les héritiers de Scribe sont encore en plein succès. Quand on joue une pièce «bien faite», comme il dit, est-ce que M. Sarcey ne se pâme pas de joie? Est-ce que ses feuilletons, son enseignement dramatique, ne concluent pas toujours à ceci: «Réglez-vous sur le code, en dehors du code il n'y a que des casse-cou»? Mon Dieu! je puis le lui avouer aujourd'hui: c'est à lui que j'ai songé, lorsque j'ai imaginé un critique conseillant à un débutant de lire les classiques de la pièce bien faite, Scribe, Duvert et Lausanne, d'Ennery, etc. Sans doute les pièces mal faites de MM. Meilhac et Halévy et de M. Gondinet réussissent parfois aujourd'hui; mais il en pleure, et c'est moi qui m'en réjouis.
Même malentendu au sujet de Molière. M. Sarcey a souvent parlé du métier du théâtre, paraissant faire de ce métier une science absolue, rigide comme un traité d'algèbre. J'ai répondu qu'il n'y avait pas un métier, mais des métiers, que chaque époque avait le sien; et, comme preuve, j'ai avancé que Molière ignorait ce métier absolu qu'on jette dans les jambes de tous les débutants. M. Sarcey déclare que j'avance là «une incongruité littéraire». Je serai plus aimable, je dirai simplement que M. Sarcey ne sait pas me lire.
Eh! oui, Molière est un «roublard» pour l'arrangement des scènes, pour la distribution des matériaux dans une oeuvre. Il était à la fois auteur et acteur, il connaissait son «métier» mieux que personne. Il a même inventé la plus admirable coupe de dialogue qui existe. Seulement, cela n'empêche pas que Tartuffe a un dénouement enfantin et que le Misanthrope est plutôt une dissertation dialoguée qu'une pièce, si l'on examine cette comédie à notre point de vue actuel. Aucun de nos auteurs dramatiques ne risquerait un pareil dénouement, ni une comédie aussi vide d'action; tous craindraient d'être sifflés. Je n'ai pas dit autre chose, le sens de code dramatique que je donnais au mot métier, sortait naturellement de ce qui précédait.
Et je profite de l'occasion pour enregistrer l'aveu de M. Sarcey. Chaque époque a son métier. Qu'il reconnaisse maintenant que chaque auteur a le sien et nous nous entendrons parfaitement. Seulement, il ne faudra plus alors qu'il veuille régenter le théâtre, parler de pièces bien faites et de pièces mal faites. Du moment où il n'y a pas une grammaire, un code, tout est permis. C'est ce que je me tue à démontrer depuis des années.
Maintenant, bien que je ne veuille pas répondre aux critiques qui me sont personnelles, je m'étonnerai de l'explication bonne enfant que M. Sarcey donne de mes idées sur la littérature dramatique. Oh! mon Dieu, rien de plus simple! J'ai écrit des pièces qui sont tombées. De là, une grande mauvaise humeur et une campagne féroce contre mes confrères. M. Sarcey est toujours pratique. Il frappe en plein dans le tas. Vous croyez qu'il va s'imaginer que j'ai des convictions, que je me bats pour le triomphe de ce que je crois être la vérité. A d'autres! On m'a sifflé, j'enrage et je me console en dévorant les auteurs plus heureux. Voilà qui est d'un critique de haut vol.
Si je remue la science, et si je remonte au dix-huitième siècle pour y signaler la naissance du naturalisme, si je suis l'évolution de ce naturalisme à travers le romantisme, et si j'en constate le triomphe dans le roman, en prédisant qu'il triomphera prochainement aussi au théâtre, tout cela c'est que le public m'a hué et que je suis plein de vengeance!
M Sarcey a tort de me croire si furieux et si malade de mes chutes. Qu'il interroge mes amis, ils lui diront que je sais tomber très gaillardement. Comment n'a-t-il pas compris que le théâtre n'est encore pour moi qu'un champ de manoeuvres et d'expériences? Ma vraie forge est à côté. Seulement, j'aime me battre, je me bats dans le champ voisin, pour ne pas faire trop de dégâts chez moi, si la bataille tourne mal. Autrefois, c'a été la peinture qui m'a servi de champ de manoeuvres. Aujourd'hui, j'ai choisi le théâtre, parce qu'il est plus près; d'ailleurs, peinture, théâtre, roman, le terrain est le même, lorsqu'on y étudie le mouvement de l'intelligence humaine. Les soirs où l'on me tue une pièce, ce n'est encore qu'une maquette qu'on me casse. Voilà ma confession.
II
Il me faut répondre à un article que mon confrère, M. Henry Fouquier, a bien voulu consacrer aux idées que je défends. La polémique a ceci d'excellent qu'elle simplifie et éclaircit les questions, lorsqu'on est de bonne foi des deux côtés. Il est très bon, cet article de M. Henry Fouquier; je veux dire qu'il est très bon pour moi, car il va me permettre d'expliquer nettement la position que j'ai prise dans la critique dramatique et qu'on affecte de ne pas comprendre.
Et, d'abord, comment M. Henry Fouquier, qui est un esprit très fin, un peu fuyant peut-être, tombe-t-il dans cette rengaine insupportable qui consiste à me reprocher de n'avoir rien inventé? Mais, bon Dieu! ai-je jamais dit que j'inventais quelque chose? Où a-t-on lu ça? pourquoi me prête-t-on gratuitement cette prétention bête? Il parle de mes théories nouvelles. Eh! je n'ai pas de théorie; eh! je n'ai pas l'imbécillité de m'embarquer dans des théories nouvelles! C'est l'argument qui m'agace le plus, qui me met hors de moi. «Vous n'inventez rien, les idées que vous défendez sont vieilles comme le monde.» Parfaitement, c'est entendu, je le sais. C'est ma gloire de les défendre, ces vieilles idées.
Ne dirait-on pas qu'il me faudrait inventer une nouvelle religion pour être pris au sérieux! Vous n'inventez rien: donc, vous ne comptez pas, vous rabâchez. Mais, précisément, c'est parce que je n'invente pas que je suis sur un terrain solide. On a inventé le romantisme; je veux dire qu'on a ressuscité le quinzième siècle et le seizième sur le terrain nouveau de notre siècle, où le passé ne pouvait reprendre racine. Aussi le romantisme a-t-il vécu cinquante ans à peine; il était factice, il ne répondait qu'à une évolution temporaire, il devait disparaître avec ses inventeurs.
Nous autres, nous n'inventons pas le naturalisme. Il nous vient d'Aristote et de Platon, affirme M. Henry Fouquier. Tant mieux! c'est qu'il sort des entrailles mêmes de l'humanité. Sans remonter si loin, j'ai vingt fois constaté que le grand mouvement de la science expérimentale était parti du dix-huitième siècle. On peut renouer la chaîne des ancêtres de Balzac. Cela entame-t-il son originalité? Nullement. Son monument s'est trouvé fondé sur des assises plus larges et plus indestructibles.
Est-ce bien fini? Continuera-t-on encore à croire qu'on m'écrase, lorsqu'on me reproche de ne rien inventer, en me plaisantant avec l'esprit facile et un peu naïf de la causerie courante? Je le répète une fois pour toutes: je n'invente rien; je fais mieux, je continue. La situation que j'ai prise dans la critique est donc simplement celle d'un homme indépendant, qui étudie l'évolution naturaliste de notre époque, qui constate le courant de l'intelligence contemporaine, qui se permet au plus de prédire certains triomphes. Quand on me demande ce que j'apporte, et qu'on fait mine de fouiller dans mes poches et de s'étonner de n'y rien trouver d'extraordinaire, je songe à ces gens crédules d'autrefois qui cherchaient la pierre philosophale. Aujourd'hui, nos chimistes sont partis de l'étude de la nature, et s'ils trouvent jamais la fabrication de l'or, ce sera par une méthode scientifique. Je suis comme eux, je n'ai pas de recettes, pas de merveilles empiriques; j'emploie et je tâche simplement de perfectionner la méthode moderne qui doit nous conduire à la possession de plus en plus vaste de la vérité.
Maintenant, je ne pense pas que personne ose nier l'évolution naturaliste de notre âge. Dans les sciences, le mouvement est formidable, et ce sont précisément les travaux des savants qui ont donné le branle à toute l'intelligence contemporaine. Les arts et les lettres ont suivi; dans notre école de peinture, chez nos historiens, nos critiques, nos romanciers, même nos poètes, on peut suivre les transformations considérables amenées par l'application des méthodes exactes. Eh bien! c'est cette évolution qui m'intéresse, qui me passionne. J'en suis la marche, le développement; j'en attends le triomphe définitif. Au théâtre, cette évolution me paraît marcher plus lentement et ne pas encore produire les oeuvres qu'on doit en attendre. Tout mon terrain de critique est là. Je n'ai pas la folle vanité de croire que c'est moi qui vais déterminer un mouvement de cette puissance irrésistible. Le courant impétueux passe, et je me jette au milieu, je m'abandonne à lui, Certain qu'il doit me conduire où va le siècle. Ceux qui veulent le remonter, seront noyés, voilà tout. Il serait aussi sot de le nier que de dire: «C'est moi qui l'ai fait.»
Mais mon plus grand crime, paraît-il, est d'avoir lancé dans la circulation ce mot terrible de naturalisme, sur lequel M. Henry Fouquier s'égaye avec la fine fleur de son esprit. Est-ce bien moi qui ai créé le mot? je n'en sais ma foi rien! Enfin, je l'ai employé et j'en accepte la paternité. C'est donc bien abominable de prendre un mot nouveau, lorsqu'on éprouve le besoin de désigner une chose ancienne d'une façon saisissante. Mettons que la formule de la vérité dans l'art nous vienne de Platon et d'Aristote. Suis-je condamné à employer une périphrase pour désigner cette vérité dans l'art? N'est-il pas plus commode de choisir un mot, d'accepter un mot qui est dans l'air? Puis, il n'y a pas d'absolu. Du temps de Platon et d'Aristote, la vérité dans l'art a pu avoir un nom qui ne lui convienne plus aujourd hui; si le fond est éternel, les façons d'être changent, la nécessité d'appellations nouvelles se fait sentir. On me demande pourquoi je ne me suis pas contenté du mot réalisme, qui avait cours il y a trente ans; uniquement parce que le réalisme d'alors était une chapelle et rétrécissait l'horizon littéraire et artistique. Il m'a semblé que le mot naturalisme élargissait au contraire le domaine de l'observation. D'ailleurs, que ce mot soit bien ou mal choisi, peu importe. Il finira par avoir le sens que nous lui donnerons. C'est uniquement ce sens qui est la grande affaire.
Et ici j'entre dans le vif de ma querelle avec M. Henry Fouquier. Il est plein d'esprit, cela je ne le nie pas; mais il fait un raisonnement qui m'a paru dénoter une philosophie un peu puérile, cette philosophie du coin du feu qui discute sur l'art de couper les cheveux en quatre. Voici ce qu'il écrit: «Je crois que l'erreur capitale du propagateur zélé du naturalisme consiste à avoir confondu le fond éternel des choses avec les moyens d'expression.» Puis, il s'explique: de tout temps les artistes ont eu pour but de reproduire la nature, de se faire les interprètes de la vérité. Tous les artistes sont donc des naturalistes. Où ils commencent à différer, c'est lorsqu'ils expriment, par ce que chaque groupe d'artistes, selon les temps, les milieux et les tempéraments, donne alors des expressions différentes de la nature. C'est là seulement, d'après M. Henry Fouquier, que les naturalistes d'intention deviennent des idéalistes, des classiques, des romantiques, enfin toutes les variétés connues.
Parbleu! le raisonnement est superbe! Je jure à M. Henry Fouquier que je ne confonds pas du tout le fond éternel des choses avec les moyens d'expression. Ce fond éternel des choses est d'un bon comique dans cette argumentation. Voyez-vous un gredin devant un tribunal, disant qu'il a le fond éternel d'honnêteté, mais que, dans la pratique, il n'en a pas tenu compte? Où en serions-nous, si l'intention suffisait dans les arts et dans les lettres? Vous me la bâillez belle, avec votre fond éternel des choses! Que m'importe ce que veulent les artistes et les écrivains? C'est ce qu'ils me donnent qui m'intéresse.
Évidemment, à toutes les époques, les prosateurs comme les poètes ont eu la prétention de peindre la nature et de dire la vérité. Mais l'ont-ils fait? C'est ici que les écoles commencent, que la critique naît, qu'on échange des montagnes d'arguments. Me dire que je me trompe, en ne mettant pas tous les écrivains sur une même ligne et en ne leur donnant pas à tous le nom de naturalistes, parce que tous ont l'intention de reproduire la nature, c'est jouer sur les mots et faire de l'esprit singulièrement fin. J'appelle naturalistes ceux qui ne se contentent pas de vouloir, mais qui exécutent: Balzac est un naturaliste, Lamartine est un idéaliste. Les mots n'auraient plus aucun sens si cela n'était pas très net pour tout le monde. Quand on raffine, quand on amincit les mots pour tourner spirituellement autour d'eux, il arrive qu'ils fondent et que la page écrite tombe en poussière. Il faut moins de finesse et plus de grosse bonhomie dans l'art.
Donc, je ne tiens compte du fond éternel des choses que lorsque l'écrivain en tient compte lui-même et ne triche pas, volontairement ou non. Le reste est une pure dissertation philosophique, parfaitement inutile. Remarquez que je ne nie pas le génie humain. Je crois qu'on a fait et qu'on peut faire des chefs-d'oeuvre en se moquant de la vérité. Seulement, je constate la grande évolution d'observation et d'expérimentation qui caractérise notre siècle, et j'appelle naturalisme la formule littéraire amenée par cette évolution. Les écrivains naturalistes sont donc ceux dont la méthode d'étude serre la nature et l'humanité du plus près possible, tout en laissant, bien entendu, le tempérament particulier de l'observateur libre de se manifester ensuite dans les oeuvres comme bon lui semble.
M. Henry Fouquier, du moment que je n'entends pas modifier le fond éternel des choses, est plein de dédain. Il voudrait peut-être, pour se déclarer satisfait, me voir créer le monde une seconde fois. Ma tâche lui semble modeste, si je ne m'attaque qu'aux moyens d'expression. A quoi veut-il donc que je m'attaque, à la terre ou au ciel? Mais, les moyens d'expression, c'est tout le domaine de la critique; le reste ne saurait nous regarder. Enfin, il prétend que j'enfonce les portes ouvertes. Toujours le même espoir déçu de me voir faire quelque chose d'extraordinaire. Mon Dieu! non, je n'ai pas de rocher où je pontifie et prophétise. Je ne tutoie pas Dieu. Je ne suis qu'un homme du siècle. Quant aux portes, elles sont, il est vrai, sinon ouvertes, du moins entr'ouvertes. Un battant tient encore, selon moi; j'y donne mon petit coup de cognée. Que chacun fasse comme moi, et le passage sera plus large.
Revenons au théâtre. Si dans le roman le triomphe du naturalisme est complet, je constate malheureusement qu'il n'en est pas de même sur notre scène française. Je ne rentrerai pas dans ce que j'ai dit vingt fois à ce sujet. L'autre jour, en répondant à M. Sarcey, j'ai, une fois de plus, donné mes arguments. Pour M. Henry Fouquier, il se déclare absolument satisfait; notre théâtre contemporain l'enchante, il le trouve supérieur. Pour me convaincre, il m'envoie assister aux Fourchambault; j'ai vu la pièce, j'en ai dit mon sentiment, et il est inutile que j'y revienne. Il n'y aurait qu'un moyen de me prouver que la formule naturaliste a donné au théâtre tout ce qu'elle doit donner: ce serait de poser en face de Balzac un auteur dramatique de sa taille, ce serait de me nommer une série de pièces qui se tiennent debout devant la Comédie humaine.
Si vous ne pouvez pas établir cette comparaison, c'est qu'à notre époque le roman est supérieur et et que le drame est inférieur. J'attends le génie qui achèvera au théâtre l'évolution commencée. Vous êtes satisfait de notre littérature dramatique actuelle, je ne le suis pas, et j'expose mes raisons. Plus tard, on saura bien lequel de nous deux se trompait.
Ce que j'abandonne volontiers à l'esprit si fin de M. Henry Fouquier, ce sont mes pièces sifflées. Là, il triomphe aisément, ayant l'apparence des faits pour lui. Il a bien lu dans mes pièces et dans mes préfaces des choses que je n'y ai jamais écrites; mettons cela sur le compte de son ardeur à me convaincre. C'est chose entendue, mes pièces ne valent absolument rien; mais en quoi mon manque de talent touche-t-il la question du naturalisme au théâtre? Un autre prendra la place, voilà tout.
III
M. de Lapommeraye est un conférencier aimable, spirituel, d'une élocution prodigieusement facile. La première fois que je l'ai entendu, je suis resté stupéfait de toutes les grâces dont il a semé ses paroles. Il paraît adoré de son public, devant lequel il lui sera toujours très facile d'avoir raison contre moi.
Dans une de ses dernières conférences, à laquelle j'assistais, il a constaté d'abord la crise que nous traversons, l'effarement où se trouvent nos auteurs dramatiques, en ne sachant quelles pièces ils doivent faire pour réussir. Et il a déclaré qu'il allait élucider la question et indiquer la formule de l'art de demain. Là-dessus, je suis devenu tout oreille, car ce problème ainsi posé m'intéressait singulièrement. Je tâtonnais encore, j'allais donc mettre enfin la main sur la vérité. Mais j'ai été bien désillusionné, je l'avoue. Le conférencier, après des digressions brillantes, après avoir opposé l'idéalisme au naturalisme, a conclu que les auteurs dramatiques devaient tendre vers le grand art. Vraiment, nous voilà bien renseignés, et c'est là une trouvaille merveilleuse!
Le grand art! mais, sérieusement, moi qui m'honore d'être un naturaliste, est-ce que je ne réclame pas le grand art plus impérieusement encore que les idéalistes? M. de Lapommeraye me prend-il pour un vaudevilliste, ou pour un faiseur d'opérettes? Il faudrait s'entendre sur le grand art, un mot dont M. Prudhomme a plein la bouche, et que les esprits médiocres galvaudent dans toutes les boursouflures de la versification. M. de Lapommeraye a cité la Fille de Roland. Eh bien, la Fille de Roland est de l'art très petit, de l'art absolument inférieur; et attendez vingt ans, vous verrez ce qu'en penseront nos fils. Je donnerais ce paquet informe de mauvais vers, pour deux vers d'un vrai poète. Non, mille fois non! le grand art n'est pas l'art monté sur des échasses, l'art en tartines, l'art qui tient delà place et qui fait les grands bras, en roulant les yeux. Je préfère un vaudeville amusant à une tragédie imbécile. Le grand art, c'est l'épanouissement du génie, pas autre chose, quel que soit le cadre choisi par le génie. La Noce juive, de Delacroix, un tableau d'intérieur large comme la main, est du grand art, tandis que les toiles immenses de nos Salons annuels sont généralement de l'art odieux et lilliputien.
Et j'affirme que le naturalisme autant que l'idéalisme aspire au grand art. M. de Lapommeraye s'est débarrassé du naturalisme de la façon la plus commode du monde. «Quand vous êtes au bord de la mer, a-t-il dit à peu près, ne préférez-vous pas vous perdre dans la contemplation de l'infini, de l'horizon lointain où le ciel et l'eau se confondent? n'êtes-vous pas plus ému par ce spectacle que par le spectacle de la plage, où rôdent des pêcheurs sordides?» Sans doute, l'horizon lointain, c'est l'idéalisme, tandis que la plage, c'est le naturalisme. Voilà une belle comparaison, mais le malheur est que le naturalisme est partout, aussi bien à cinq lieues qu'à cinq mètres. Il n'exclut rien, il accepte tout, il peint tout.
Je ne puis m'empêcher de m'égayer honnêtement, en pensant que M. de Lapommeraye a cru tuer le naturalisme avec une comparaison. Il s'attaque à l'esprit moderne tout entier, et il n'a qu'une belle comparaison pour arme. Imaginez une rose pour barrer le chemin à un torrent. Veut-on savoir ce que c'est que le naturalisme, tout simplement? Dans la science, le naturalisme, c'est le retour à l'expérience et à l'analyse, c'est la création de la chimie et de la physique, ce sont les méthodes exactes qui, depuis la fin du siècle dernier, ont renouvelé toutes nos connaissances; dans l'histoire, c'est l'étude raisonnée des faits et des hommes, la recherche des sources, la résurrection des sociétés et de leurs milieux; dans la critique, c'est l'analyse du tempérament de l'écrivain, la reconstruction de l'époque où il a vécu, la vie remplaçant la rhétorique; dans les lettres, dans le roman surtout, c'est la continuelle compilation des documents humains, c'est l'humanité vue et peinte, résumée en des créations réelles et éternelles. Tout notre siècle est là, tout le travail gigantesque de notre siècle, et ce n'est pas une comparaison de M. de Lapommeraye qui arrêtera ce travail.
Certes, je reconnais moi-même l'inutilité de ces polémiques. Le naturalisme se produira au théâtre, cela est indéniable pour moi, parce que cela est dans la loi même du mouvement qui nous emporte. Mais, au lieu de donner ici de bonnes raisons, j'aimerais mieux que de grandes oeuvres naturalistes parussent au théâtre. M. de Lapommeraye, si elles réussissaient, serait le premier à les applaudir et à les louer devant son public. Alors, nous serions parfaitement d'accord, ce que je désire de tout mon coeur.
Un autre critique, M. Poignand, veut bien également n'être pas de mon avis. Je néglige les attaques qu'il dirige contre mes propres oeuvres; c'est là un massacre enfantin, auquel je m'habitue, et dont je souris. Je ne m'arrête pas également à son amusant paradoxe, par lequel ce sont les personnages historiques qui sont vivants, tandis que nous autres, vivants, nous sommes morts. Mais il fait sur le drame historique des réflexions qui m'intéressent.
Je crois avoir moi-même indiqué que le drame historique prendrait seulement de l'intérêt, le jour où les auteurs, renonçant aux pantins de fantaisie, s'aviseront de ressusciter les personnages réels, avec leurs tempéraments et leurs idées, avec toute l'époque qui les entoure. M. Poignand annonce la venue d'une jeune école, qui songe à ces résurrections de l'histoire. Voilà qui est parfait. L'entreprise est formidable, car elle nécessitera des recherches immenses et un talent d'évocation rare. Mais j'applaudirai très volontiers, si elle réussit. D'ailleurs, M. Poignand ne s'aperçoit peut-être pas que le drame dont il parle serait le drame historique naturaliste. Gustave Flaubert n'a pas suivi une autre méthode pour écrire Salammbô. J'accepte parfaitement le drame historique, ainsi compris, parce qu'il mène tout droit au drame moderne, tel que je le demande. On ne peut pas être exclusif: si l'on ressuscite le passé, c'est tout le moins qu'on laisse vivre le présent.