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Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples

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IV

M. Henri de Lapommeraye a fait une nouvelle conférence sur le naturalisme au théâtre.

La thèse de M. de Lapommeraye est des plus simples. Il a apporté, sur sa table de conférencier, un tas énorme de livres, et il a dit à son auditoire, dont il est l'enfant gâté: «Je vais vous prouver, en vous lisant des passages de Diderot, de Mercier, d'autres critiques encore, que le naturalisme n'est pas né d'hier et que, de tout temps, on a réclamé ce que M. Zola réclame aujourd'hui.» Il est parti de là, il a lu des pages entières, il a prouvé de la façon la plus complète que j'ai le très grand honneur de continuer la besogne de Diderot.

J'avoue que je m'en doutais bien un peu. Mais je ne l'en remercie pas moins de l'aide précieuse qu'il a bien voulu m'apporter. Mon Dieu! oui, je n'ai rien inventé; jamais, d'ailleurs, je n'ai eu l'outrecuidance de vouloir inventer quelque chose. On n'invente pas un mouvement littéraire: on le subit, on le constate. La force du naturalisme, c'est qu'il est le mouvement même de l'intelligence moderne.

Ainsi donc, il est bien entendu que Diderot a soutenu les mêmes idées que moi, qu'il croyait lui aussi à la nécessité de porter la vérité au théâtre; il est bien entendu que le naturalisme n'est pas une invention de ma cervelle, un argument de circonstance que j'emploie pour défendre mes propres oeuvres. Le naturalisme nous a été légué par le dix-huitième siècle; je crois même que, si l'on cherchait bien, on le retrouverait, plus ou moins confus, à toutes les périodes de notre histoire littéraire. Voilà ce que M. de Lapommeraye a établi, et il ne pouvait me faire un plus vif plaisir.

Seulement, où M. de Lapommeraye a voulu m'être désagréable, c'est lorsqu'il a ajouté que toutes les réformes demandées par Diderot ont été prises en considération, et qu'il n'y a pas lieu aujourd'hui de tenir compte des idées exprimées dans ma critique dramatique. Il fait ses politesses à Diderot, ce qui est naturel, puisque Diderot est mort. Mais ne se doute-t-il pas que les confrères de Diderot disaient dans leur temps, des théories de celui-ci, ce qu'il dit lui-même à cette heure de mes théories à moi? C'est un sentiment commun à toutes les générations: les aînés ont eu raison, les contemporains ne savent ce qu'ils disent. Comme l'a tranquillement déclaré M. de Lapommeraye, le théâtre est parfait aujourd'hui, il doit rester immobile, la plus petite réforme en gâterait l'excellence.

Vraiment? M. de Lapommeraye feint d'ignorer que tout marche, que rien ne reste stationnaire. Il est commode de dire: «Les améliorations réclamées par Diderot ont eu lieu,» ce qui, d'ailleurs, est radicalement faux, car Diderot voulait la vérité humaine au théâtre, et je ne sache pas que la vérité humaine trône sur nos planches. En tous cas si les améliorations avaient eu lieu, elles ne nous suffiraient plus, voilà tout. Il y a une somme de vérités pour chaque époque. Toujours des évolutions s'accompliront. Il faut qu'une langue meure pour qu'on dise à une littérature: «Tu n'iras pas plus loin.»




LES EXEMPLES




LA TRAGEDIE


I

Pendant la première représentation, au Théâtre-Français, de Rome vaincue, la nouvelle tragédie de M. Alexandre Parodi, rien ne m'a intéressé comme l'attitude des derniers romantiques qui se trouvaient dans la salle. Ils étaient furibonds; mais, en petit nombre, noyés dans la foule, ils restaient impuissants et perdus. Voilà donc où nous en sommes, la grande querelle de 1830 est bien finie, une tragédie peut encore se produire sans rencontrer dans le public un parti pris contre elle; et demain un drame romantique serait joué, qu'il bénéficierait de la même tolérance. La liberté littéraire est conquise.

A vrai dire, je veux voir dans le bel éclectisme du public un jugement très sain porté sur les deux formes dramatiques. La formule classique est d'une fausseté ridicule, cela n'a plus besoin d'être démontré. Mais la formule romantique est tout aussi fausse; elle a simplement substitué une rhétorique à une rhétorique, elle a créé un jargon et des procédés plus intolérables encore. Ajoutez que les deux formules sont à peu près aussi vieilles et démodées l'une que l'autre. Alors, il est de toute justice de tenir la balance égale entre elles. Soyez classiques, soyez romantiques, vous n'en faites pas moins de l'art mort, et l'on ne vous demande que d'avoir du talent pour vous applaudir, quelle que soit votre étiquette. Les seules pièces qui réveilleraient, dans une salle, la passion des querelles littéraires, ce seraient les pièces conçues d'après une nouvelle et troisième formule, la formule naturaliste. C'est là ma croyance entêtée.

M. Alexandre Parodi ne va pas moins être mis bien au-dessous de Ponsard et de Casimir Delavigne par les amis de nos poètes lyriques. J'ai déjà entendu nommer Luce de Lancival. On l'accuse de ne pas savoir faire les vers, ce qui est certain, si le vers typique est ce vers admirablement forgé et ciselé des petits-fils de Victor Hugo. On lui reproche encore d'être retourné aux Romains, d'avoir dramatisé une fois de plus l'antique et barbare histoire de la vestale enterrée vive, pour s'être oubliée dans l'amour d'un homme. Tout cela est bien grossi par l'ennui légitime que les derniers romantiques ont dû éprouver en voyant réussir une tragédie. Il est bon de remettre les choses en leur place.

L'auteur, en effet, a choisi un sujet fort connu. Seulement, il serait injuste de ne pas lui tenir compte de la façon dont il a mis ce sujet en oeuvre. On est au lendemain de la bataille de Cannes, Rome est perdue, lorsque les augures annoncent qu'une vestale a trahi son voeu et qu'il faut apaiser les dieux, si l'on désire sauver la patrie. Voilà, du coup, le cadre qui s'élargit. Opimia, la vestale parjure, grandit et devient brusquement héroïque. Il y a bien à côté un drame amoureux: elle aime le soldat Lentulus, qui est venu annoncer la défaite de Paul-Emile. Mais l'idée patriotique domine, et si Opimia revient se livrer après s'être sauvée avec son amant, c'est que la patrie la réclame.

Et je veux répondre aussi à la ridicule querelle qu'on fait à l'auteur, en lui reprochant d'avoir pris pour noeud de son drame une superstition odieuse. Cette superstition s'appelait alors une croyance, et dès lors la question s'élève. Si tout le peuple de Rome croyait fermement acheter la victoire par l'ensevelissement épouvantable d'Opimia, cet ensevelissement prenait aussitôt un caractère de nécessité grandiose. Elle-même, si elle avait la foi, se sacrifiait avec autant de noblesse que le soldat donnant son sang à la patrie. Je vais même plus loin, j'admets que l'oncle d'Opimia, Fabius, qui la juge et l'envoie à la mort, soit assez éclairé et assez sceptique pour ne pas croire à l'efficacité matérielle de l'agonie affreuse d'une pauvre enfant; il agit cependant en ardent patriote, en consentant à cette agonie, qui peut rendre le courage au peuple et faire sortir de terre de nouveaux défenseurs.

Certes, on restreindrait fort le domaine dramatique, si l'on refusait la foi comme moyen. L'auteur est à Rome et non à Paris. Je trouve même fâcheux son personnage du poète Ennius qu'il a créé uniquement pour plaider les droits de l'humanité. Ennius m'a paru singulièrement moderne. Cela prouve que M. Alexandre Parodi a prévu l'objection des personnes sensibles, et qu'il a voulu leur faire une concession. Je crois que la tragédie aurait encore gagné en largeur, en acceptant l'horreur entière du sujet. On tue Opimia parce que la patrie d'alors veut qu'on la tue, et c'est tout, cela suffit.

D'ailleurs, le mérite de Rome vaincue est surtout dans le développement de l'idée première. Opimia a pour aïeule une vieille femme aveugle, Postumia, qui vient la disputer à ses juges avec un emportement superbe. De ses bras tendus, de ses mains tremblantes, elle cherche sa fille, la serre avec des cris de révolte. Elle supplie les juges, se traîne à leurs genoux, puis les insulte, quand ils se montrent impitoyables. La scène a fait un grand effet. Mais elle n'est que la préparation d'une autre scène, que je trouve plus large encore. Quand Postumia voit Opimia perdue, elle veut tout au moins abréger son agonie, elle lui apporte un poignard. Et, comme la pauvre fille a les mains liées et qu'elle ne peut se frapper elle-même, l'aïeule lui demande où est la place de son coeur, puis la tue. Au dénoûment, lorsque la nouvelle de la retraite d'Annibal fait courir tout le peuple aux remparts, Postumia, restée seule à la porte du caveau d'Opimia, y descend, pour mourir à côté du corps de l'enfant.

Eh bien, cela est absolument grand. L'homme qui a trouvé cela est un tempérament dramatique de première valeur. Si une pareille situation se trouvait dans un drame, accommodée au ragoût romantique, nos poètes n'auraient pas assez d'exclamations pour crier au génie. Sans doute, la forme classique me gêne; mais la forme romantique me gênerait tout autant. Je ne puis donc que trouver très remarquable l'invention de la vieille aveugle, disputant sa fille à la mort jusqu'à la dernière heure, et la tuant elle-même pour que la mort lui soit plus douce. Cette figure est posée avec beaucoup de puissance.

Je n'ai pas cru devoir raconter la pièce en détail. Au courant de la discussion, l'analyse se fait d'elle-même. C'est ainsi que je dois parler d'un esclave gaulois, Vestaepor, employé dans le temple de Vesta, et qui favorise les amours et la fuite d'Opimia et de Lentulus. M. Alexandre Parodi semble avoir voulu marquer encore dans ce personnage la force de la foi. Vestaepor aide les amants à se sauver, parce qu'il déteste Rome et qu'il croit à la colère des dieux; si les dieux n'ont pas leur victime, ils consommeront la perte des Romains, ils vengeront l'esclave et le réuniront à ses deux fils, qui combattent dans l'armée d'Annibal. Ce personnage est d'invention ordinaire, légèrement mélodramatique même; mais je voulais le signaler, pour montrer l'idée de foi et de patriotisme qui plane sur toute l'oeuvre.

Le succès a été grand, surtout pour les deux derniers actes. Voici, d'ailleurs, exactement le bilan de la soirée.

Un premier acte très large, le Sénat assemblé pour délibérer après la défaite de Cannes, et l'arrivée de Lentulus, qui raconte la bataille dans un long récit fortement applaudi. Un second acte dans le temple de Vesta, décor superbe, mais action lente et d'intérêt médiocre; c'est là qu'Opimia se trahit. Un troisième acte dans le bois sacré de Vesta, le moins bon des cinq; Opimia et Lentulus, aidés par Vestaepor, se sauvent, grâce à un souterrain. Un quatrième acte, d'une grande beauté; Opimia est revenue se livrer, on la condamne, et Postumia la dispute à ses juges. Enfin, un cinquième acte, dont le dénoûment reste superbe, encore un décor magnifique, le Champ Scélérat, avec le caveau où l'on descend le corps de la vestale tuée par l'aïeule.

Le vers de M. Alexandre Parodi n'a pas, je le répète, la facture savante de nos poètes contemporains. Il manque de lyrisme, cette flamme du vers sans laquelle on semble croire aujourd'hui que le vers n'existe pas. Quant à moi, je suis persuadé que M. Alexandre Parodi a réussi justement parce qu'il n'est pas un poète lyrique. Il fabrique ses hexamètres en homme consciencieux qui tient à être correct; parfois, il rencontre un beau vers, et c'est tout. Aucun souci de décrocher les étoiles. Oserai-je l'avouer? cela ne me fâche pas outre mesure. Il n'est pas poète comme nous l'entendons depuis une cinquantaine d'années; eh bien, il n'est pas poète, c'est entendu. Mettons qu'il écrit en prose. Ce qui me blesse davantage, c'est l'amphigouri classique dans lequel il se noie, et j'arrive ici à la seule querelle que je veuille lui faire.

Comment se fait-il qu'un jeune homme de trente-quatre ans, dit-on, un écrivain qui paraît avoir une vaste ambition, puisse ainsi claquemurer son vol dans une formule devenue grotesque? Je ne lui conseille pas, ah! certes, non! de tomber dans l'autre formule, la formule romantique, peut-être plus grotesque encore; mais je fais appel à toute sa jeunesse, à toute son ambition, et je le supplie d'ouvrir les yeux à la vérité moderne. Il y a une place à prendre, une place immense, écrire la tragédie bourgeoise contemporaine, le drame réel qui se joue chaque jour sous nos yeux. Cela est autrement grand, vivant et passionnant, que les guenilles de l'antiquité et du moyen âge. Pourquoi va-t-il s'essouffler et fatalement se rapetisser dans un genre mort? Pourquoi ne tente-t-il pas de renouveler notre théâtre et de devenir un chef, au lieu de patauger dans le rôle de disciple? Il a de la volonté et une véritable largeur de vol. C'est ce qu'il faut avoir pour aborder le vrai, au-dessus des écoles et du raffinement des artistes simplement ciseleurs.



II

La tragédie en quatre actes et en vers, Spartacus, que M. Georges Talray vient de faire jouer à l'Ambigu, a une histoire qu'il est bon de conter pour en tirer des enseignements.

L'auteur, m'a-t-on dit, est un homme riche, bien apparenté, qui a été mordu de la passion du théâtre, comme d'autres heureux de ce monde sont mordus de la passion du jeu, des femmes ou des chevaux. Certes, on ne saurait trop le féliciter et l'encourager.

Un homme qui s'ennuie et qui songe à écrire des tragédies en quatre actes, lorsqu'il pourrait donner des hôtels à des danseuses, est à coup sûr digne de tous les respects. Pouvoir être Mécène et consentir à devenir Virgile, voilà qui dénote une noble activité d'esprit, un souci des amusements les plus dignes et les plus élevés.

Naturellement, M. Talray entend être maître absolu dans le théâtre où on le joue. Quand on a le moyen de mettre ses pièces dans leurs meubles, on serait bien sot de les loger en garni à la Comédie-Française ou à l'Odéon. Cela explique pourquoi M. Talray s'est adressé une première fois au théâtre-Déjazet, et la seconde fois à l'Ambigu. Seules les méchantes langues laissent entendre que M. Perrin et M. Duquesnel auraient pu refuser ses pièces, fruits d'un noble loisir. M. Talray veut simplement passer de son salon sur la scène, sans quitter son appartement; et, s'il n'a pas bâti un théâtre, c'est que le temps a dû lui manquer. Il cherche donc une salle à louer, accepte le premier théâtre en déconfiture qui se présente, en se disant que les chefs-d'oeuvre honorent les planches les plus encanaillées.

Une légende s'est formée sur la façon magnifique dont il s'est conduit au théâtre-Déjazet. Il s'agissait seulement d'un petit acte, je crois; et les ouvreuses elles-mêmes ont reçu en cadeau des bonnets neufs. A l'Ambigu, la solennité s'élargit. Songez donc! une tragédie en quatre actes, quelque chose comme dix-huit cents vers! Aussi le bruit s'est-il répandu que le directeur a demandé au poète quinze mille francs, pour jouer sa pièce quinze fois; je ne parle pas des décors, des costumes, des accessoires. Les chiffres ne sont peut-être pas exacts; mais il n'en est pas moins certain que l'auteur paye les frais et présente son oeuvre au public, directement, sans l'avoir soumise au jugement de personne.

Ah! c'est le rêve, et les gens très riches peuvent seuls se permettre une pareille tentative. J'ai entendu soutenir brillamment cette opinion, que l'auteur devait avoir un théâtre à lui et jouer lui-même ses pièces, s'il voulait donner sa pensée tout entière, dans sa verdeur et sa vérité. Les deux plus grands génies dramatiques, Shakespeare et Molière, ont entendu ainsi le théâtre, et ne s'en sont pas mal trouvés. Seulement, cette trinité de l'auteur, du directeur et de l'acteur réunis en une seule personne, n'est pas dans nos moeurs, et tous les essais qu'on a pu tenter de nos jours ont échoué misérablement.

Je suis allé à l'Ambigu avec une grande curiosité, très décidé à m'intéresser au Spartacus de M. Talray. Notez qu'il faut un certain courage pour aborder ainsi le public, quand on est un simple amateur: on s'expose aux plaisanteries de ses amis, aux rudesses de la critique, aux rires de la foule. Il est entendu qu'un auteur qui paye et qui tombe, est doublement ridicule. Châtiment mérité, dira-t-on. Peut-être. Mais j'aime cette belle confiance des poètes qui risquent ainsi tranquillement le ridicule, et qui souvent même l'achètent très cher.

J'arrive et j'écoute religieusement. Il faut vous dire, avant tout, que M. Talray s'est absolument moqué de l'histoire. Son Spartacus est d'une grande fantaisie. J'avoue que cela ne me fâche pas outre mesure. Les auteurs dramatiques ont toujours traité l'histoire avec tant de familiarité, qu'un mensonge de plus ou de moins importe peu. Nous sommes en pleine imagination, c'est chose convenue. Seulement, ce qu'on peut demander, c'est que l'imagination ne batte pas la campagne, au point d'ahurir le monde. Or, M. Talray a une façon de traiter le théâtre très dangereuse pour le public bon enfant, qui vient naïvement voir ses pièces, avec l'intention de les comprendre.

Je vais tenter d'analyser son Spartacus en quelques mots; et je demande à l'avance pardon si je me trompe, car ce ne serait vraiment pas ma faute. Spartacus a pour père un prêtre d'Isis, nommé Séphare, qui nourrit les plus grands projets; on ne sait pas bien lesquels, il parle du bonheur du genre humain, il lance l'anathème sur Rome, et je suis porté à croire qu'il rêve l'affranchissement des esclaves, avec des vues particulières et lointaines sur la Révolution française. Bref, ce Séphare, entré comme intendant chez le consul Crassus, commence son beau rôle de régénérateur en donnant Camille, la fille de son maître, pour maîtresse à son fils Spartacus, alors gladiateur. Voilà qui n'est pas propre; mais la passion du sectaire est, à la rigueur, une excuse.

Il y a une autre femme dans l'aventure, Myrrha, une courtisane à ce qu'on peut croire. Séphare est aussi très bien avec celle-là, si bien même qu'ils complotent ensemble l'empoisonnement du gardien des jeux. Décidément, ce prêtre d'Isis manque de sens moral. Quand le gardien des jeux est mort, Myrrha obtient du préteur Métellus son amant la place du défunt pour Spartacus. Le héros, ramassant sous ses ordres les gladiateurs et la plèbe de la ville, suscite alors une révolte, brûle Rome, se bat pour l'affranchissement des esclaves. Rien de stupéfiant comme la mise en oeuvre dramatique de cet épisode. Le préteur Métellus est gris, la courtisane Myrrha embellit la fête, on voit Rome brûler sur un transparent, et un choeur arrive, on ignore pourquoi, qui chante, je crois, le bon vin et la liberté.

Cependant, Camille, la maîtresse de Spartacus, joue là dedans un rôle symbolique. Elle doit être la liberté en personne, j'imagine. Au dénoûment, Spartacus, après avoir battu les Romains, est à son tour sur le point d'être vaincu. Il se tue d'un coup de poignard en pleine poitrine; Camille devient folle sur son cadavre; et, quand le consul Crassus se présente, Séphare le traite de la belle façon, lui montre sa fille folle, et lui annonce qu'un jour le fils de Spartacus et de Camille reprendra l'oeuvre de délivrance. Sur quoi, un choeur envahit de nouveau la scène, et la toile tombe sur la reprise des couplets du troisième acte.

J'écoutais donc attentivement. L'impression des premières scènes était assez agréable. Le carnaval romain, ce décor large et à style sévère, ces personnages aux draperies de couleur tendre, me reposaient du carnaval romantique, des guenilles et des armures du moyen âge. Vraiment, les femmes sont adorables, les cheveux cerclés d'or, les bras nus, dans ces étoffes souples, où leur corps libre roule si voluptueusement. Puis, j'attrapais par-ci par-là un bout de vers assez mal rimé, mais d'une musique sonore et éclatante. Enfin, je ne m'ennuyais pas, j'attendais de comprendre sans trop d'impatience.

Au milieu du premier acte, cependant, comme j'étais de plus en plus attentif, j'ai commencé à éprouver une légère douleur aux tempes. Une consternation peu à peu m'envahissait, car je ne comprenais toujours pas, malgré mes efforts. J'avais beau ouvrir les oreilles, tendre l'esprit, répéter tout bas les mots que je saisissais, le sens m'échappait, les paroles tombaient comme des bruits qui s'envolaient, avant d'avoir formé des phrases. Maintenant, la pesanteur des tempes me gagnait le crâne et me roidissait le cou.

Alors, l'ennui est arrivé, d'abord discret, un léger bâillement dissimulé entre les doigts, une envie sourde de penser à autre chose; puis, il s'est élargi, il est devenu immense, insondable, sans borne. Oh! l'ennui sans espoir, l'ennui écrasant qui descend dans chaque membre, dont on sent le poids dans les mains et dans les pieds! Et impossible d'échapper à ce lent écrasement, les personnages s'imposent; on les hait, on voudrait les supprimer, mais leur voix est comme un flot entêté qui bat, qui entame et qui noie les têtes les plus dures; même quand on baisse les yeux pour ne plus les voir, on les sent, ou croit les avoir sur les épaules. Un malheur public, un deuil, sont moins lourds.

Ce qui me consternait surtout, c'était Séphare, le prêtre d'Isis. Pourquoi un prêtre d'Isis? Sans doute l'auteur avait mis là-dessous le sens philosophique de son oeuvre. La pièce restait tellement incompréhensible, qu'elle devait cacher quelque vérité supérieure. Les scènes se déroulaient: je songeais aux hypogées, aux pyramides, aux secrets que le Nil roule dans ses eaux boueuses. Je me sentais très bête, je tournais à l'ahurissement. Lorsqu'on s'est mis à chanter, j'ai eu l'envie ardente de me sauver, parce que tout espoir de comprendre s'en allait décidément. Mais j'étais trop engourdi; j'appartenais à l'ennui vainqueur.

J'ai promis de tirer des enseignements de cette histoire. Le premier est que la tentative de M. Talray reste en elle-même excellente, et qu'on ne saurait trop engager les auteurs riches à l'imiter. Mais le point sur lequel je veux surtout insister est que, désormais, les gens du monde devront avoir pour les simples écrivains quelque respect; car, si j'ai vu parfois des écrivains ressembler à des princes dans un salon, je n'ai jamais vu un homme du monde qui ne se rendît parfaitement ridicule, en écrivant un roman ou une pièce de théâtre.

Certes, je le répète, je ne veux en aucune façon décourager M. Talray. La distraction qu'il a choisie est louable. Ses vers sont médiocres, mais pleins de bonne volonté. Puis, j'aurais peur d'enlever leur dernière planche de salut aux théâtres menacés de faillite. Les auteurs sont rares qui consentent à payer chèrement leurs chutes. En somme, des pièces comme Spartacus ne font de mal à personne. On sait de quelle façon on doit les prendre. M. Talray lui-même, si son échec le contrarie, peut dire à ses amis qu'il a simplement voulu tenir une gageure. Mon Dieu! oui, il aurait parié, après un déjeuner de garçons, d'ennuyer le public et d'ahurir la critique; et son pari serait gagné, oh! bien gagné!




LE DRAME


I

On nous a donné des détails touchants sur M. Paul Delair. Il aurait trente-sept ans, il serait sans fortune et aurait dû prendre sur ses nuits pour écrire Garin, le drame en vers joué à la Comédie-Française; cette oeuvre, écrite il y a huit ou neuf ans déjà, reçue à correction, puis récrite en partie et montée enfin, représenterait de longs efforts, une grande somme de courage, et serait une de ces parties décisives où un écrivain joue sa vie. Eh bien! tous ces détails me troublent, et je n'ai jamais senti davantage combien la vérité est parfois douloureuse à dire. Heureusement, je suis peut-être le seul à pouvoir la dire, sans trop de remords, car mon autorité est fort discutée, et jusqu'à présent on a paru croire que ma franchise ne faisait de tort qu'à moi-même.

Nous sommes au commencement du treizième siècle, dans une de ces lointaines époques historiques qui justifient au théâtre toutes les erreurs et toutes les fantaisies. Herbert, baron de Sept-Saulx, un burgrave selon le poncif romantique, a auprès de lui son neveu Garin, homme farouche, et un fils bâtard, Aimery, homme tendre, qu'il a eu d'une serve. Or, un jour d'ennui, Herbert, ayant fait entrer dans son château une bande d'Égyptiens, s'éprend de la belle Aïscha, qu'il épouse séance tenante. Et voilà le crime dans la maison, Aïscha pousse Garin, qui l'adore, à tuer Herbert, dont la vieillesse l'importune sans doute. Mais, au lendemain du meurtre, le soir des noces, lorsque les deux coupables vont se prendre aux bras l'un de l'autre, le spectre du vieillard se dresse entre eux, Garin a des hallucinations vengeresses qui lui montrent chaque nuit Aïscha au cou d'Herbert assassiné. Aimery, chassé par son père, revient alors comme un justicier. Il provoque Garin, il va le tuer, lorsque celui-ci revoit la terrible vision et tremble ainsi qu'un enfant. Aïscha, qui s'est empoisonnée, avoue le crime; Garin se tue sur son cadavre; et Aimery peut ainsi épouser une soeur de l'assassin, Alix, dont je n'ai pas parlé. Voilà.

Mon Dieu! le sujet m'importe peu. On a fait remarquer avec raison que c'était là un mélange de Macbeth, des Burgraves et d'une autre pièce encore. La seule réponse est qu'on prend son bien où on le trouve; Corneille et Molière ont écrit leurs plus belles oeuvres avec des morceaux pillés un peu partout. Mais il faut alors apporter une individualité puissante, refondre le métal qu'on emprunte et dresser sa statue dans une attitude originale. Or, M. Paul Delair s'est contenté de ressasser toutes les situations connues, sans en tirer un seul effet qui lui soit personnel. Cela est long, terriblement long, sans accent nouveau, d'une extravagance entêtée dans le sublime, d'une conviction qui m'a attristé, tellement elle est naïve parfois.

Faut-il discuter? Rien ne tient debout dans cette fable extraordinaire. C'est un cauchemar en pleine obscurité. Les personnages sont découpés dans ce romantisme de 1830, si démodé à cette heure. Ils n'ont d'autre raison d'être que des formules toutes faites, ils portent des étiquettes dans le dos: le seigneur, le bâtard, la serve, le manant; et cela doit nous suffire, l'auteur se dispense dès lors de leur donner un état civil, de leur souffler une personnalité distincte. Ce sont des marionnettes convenues qu'il manoeuvre imperturbablement, en dehors de toute vérité historique et de toute analyse humaine. Voila le côté commode du drame romantique, tel que le comprend encore la queue de Victor Hugo. Il ne demande ni observation ni originalité; on en trouve les morceaux dans un tiroir, et il ne s'agit que de les ajuster, avec plus ou moins d'adresse. Je me rappellerai toujours la belle réponse de ce poète auquel je demandais: «Mais pourquoi ne faites-vous pas un drame moderne?» et qui me répondit, effaré: «Mais je ne peux pas, je ne saurais pas, il me faudrait dix ans d'études pour connaître les hommes et le monde!» Sans doute, si je l'interrogeais, M. Paul Delair me ferait aussi cette réponse.

Et même, en acceptant le cadre qu'il a choisi, que de défauts, que d'erreurs dramatiques! Lorsque ses personnages sortent du poncif, on ne les comprend plus. Ainsi la serve est très nette, parce qu'elle est simplement la marionnette classique des mélodrames de Bouchardy et d'Hugo, la paysanne violée par le seigneur et devenue folle, qui se promène dans l'action en prophétisant le dénoûment et en aidant la Providence. Herbert, le seigneur, est également une bonne ganache de loup féodal qui se laisse injurier par le premier bourgeois venu, entré chez lui pour lui dire ses quatre vérités et lui annoncer la Révolution française. On les comprend, ceux-là, parce qu'ils sont tout bêtement les vieux amis du public, sur le ventre desquels le public a tapé bien souvent. Mais passez aux personnages que le poète a rêvé de faire originaux, et vous cessez de comprendre, vous entrez dans un fatras de vers stupéfiants où leur humanité se noie, vous ne les voyez plus nettement, parce que ce ne sont pas des figures observées, mais des pantins inventés qui se démentent d'une tirade à l'autre. Ou des figures poncives, ou des figures fantasmagoriques, voilà le choix.

Ainsi, prenons Garin et Aïscha, les deux figures centrales, celles où M. Paul Delair a certainement porté son effort. Je défie bien qu'au sortir de la représentation, on puisse évoquer distinctement ces figures; et cela vient de ce qu'elles n'ont pas de base humaine, de ce que le poète ne nous les a pas expliquées par une analyse logique et claire. Il ne suffit pas de dire qu'Aïscha aime les hommes rouges de sang, pour nous la faire accepter, dans les invraisemblances où elle se meut. C'est elle qui pousse Garin; puis, elle s'efface, elle ne paraît plus être du drame; a-t-elle des remords, n'en a-t-elle pas? Nous l'ignorons, faute immense de l'auteur, car, si elle ne frissonne pas comme Garin, ou bien si elle ne reste pas violente et superbe, le dominant, devenant le mâle, elle ne nous intéresse plus, elle s'effondre. Et c'est ce qui arrive, le rôle est très mauvais, une actrice de génie n'en tirerait pas un cri humain. Garin de même reste un fantoche; sa lutte avec le remords ne se marque pas assez, on ne voit pas ses élats d'âme, sa passion, sa fureur, puis son affolement; tout cela se fond et se brouille dans une phraséologie étonnante, où une fausse poésie délaye à chaque minute la situation dramatique. Au dénoûment surtout, les deux héros m'ont paru pitoyables. Cette femme qui s'empoisonne de son côté, cet homme qui se poignarde du sien, pour finir la pièce, ne meurent pas logiquement, par la force même de la situation; je veux dire que leur mort n'est pas une conséquence inévitable de l'action, une mort analysée et déduite, ce qui la rend vulgaire.

Un autre point m'a beaucoup frappé. Après le troisième acte, je me demandais avec curiosité comment M. Paul Delair allait encore trouver la matière de deux actes. Un acte d'exposition, un acte pour le meurtre, un acte pour les remords, enfin un acte pour la punition: cela me semblait la seule coupe possible. Mais cela ne faisait que quatre actes, et j'étais d'autant plus surpris que le gros du drame, le spectre et tout le tremblement se trouvaient au troisième acte, ce qui demandait, pour la bonne distribution d'une pièce, un dénoûment rapide, dans un quatrième acte très court. M. Paul Delair voulait cinq actes, et il a tout bonnement rempli son quatrième acte par un interminable couplet patriotique. J'avoue que je ne m'attendais pas à cela. Tout devait y être, jusqu'au drapeau français.

Parler de la France, sous Philippe-Auguste! prononcer le grand mot de patrie qui n'avait alors aucun sens! nous montrer un bon jeune homme qui s'indigne au nom de l'Allemagne, comme après Sedan! Quand donc les auteurs dramatiques comprendront-ils le profond ridicule de ce patriotisme à faux, de cette sottise historique dans laquelle ils s'entêtent? Et cela n'est guère honnête, je l'ai déjà dit, car je ne puis voir là qu'une façon commode de voler les applaudissements du public.

Mais ces choses ne sont rien encore, le pis est que M. Paul Delair fait des vers déplorables. Il est certainement un poète plus médiocre que M. Lomon et M. Deroulède, ce qui m'a stupéfié. On, ne saurait s'imaginer les incorrections grammaticales, les tournures baroques, les cacophonies abominables qui emplissent le drame. Les termes impropres y tombent comme une grêle, au milieu de rencontres de mots, d'expressions qui tournent au burlesque. A notre époque où la science du vers est poussée si loin, où le premier parnassien venu fabrique des vers superbes de facture et retentissants de belles rimes, on reste consterné d'entendre rouler pendant quatre heures un pareil flot de vers rocailleux et mal rimés. Si M. Paul Delair croit être un poète parce qu'il a abusé là dedans des lions et des étoiles, du soleil et des fleurs, il se trompe étrangement. Au théâtre, on ne remplace pas l'humanité absente par des images. Les tirades glacent l'action, et je signale comme exemple la scène de Garin et d'Aïscha devant la chambre nuptiale, la grande scène, celle qui devait tout emporter, et qui a paru mortellement froide et ennuyeuse. Comment voulez-vous qu'on s'intéresse à ces poupées qui ne disent pas ce qu'elles devraient dire et qui enguirlandent ce qu'elles disent de divagations poétiques absolument folles? J'avoue que ce lyrisme à froid me rend malade.

En somme, il faut avoir le vers puissant de Victor Hugo pour se permettre un drame de cette extravagance. Je ne prétends pas que Ruy Blas et Hernani soient d'une fable beaucoup plus raisonnable. Mais ces oeuvres demeureront quand même des poèmes immortels. Quant à M Paul Delair, du moment où il n'a pas le génie lyrique de Victor Hugo, il devrait rester à terre; la folie lui est interdite. Dans son cas, un peu de raison est simplement de l'honnêteté envers le public.

Ce n'est pas gaiement que je triomphe ici. Je n'osais espérer une pièce comme Garin pour montrer le vide et la démence froide des derniers romantiques. Toute la misère de l'école est dans cette oeuvre. Mais je suis attristé de voir une scène comme la Comédie-Française risquer une partie pareille, perdue à l'avance. Sans doute M. Perrin et le comité n'ont pu se méprendre. Garin, avec le truc de son spectre, avec ses continuelles sonneries de trompettes, avec sa mise en scène de loques et de ferblanterie romantiques, aurait tout au plus été à sa place à la Porte-Saint-Martin; et, certes, ce ne sont pas les vers qui rendent la pièce littéraire. Seulement, on reproche si souvent à la Comédie-Française de ne pas s'intéresser à la jeune génération, qu'il faut bien lui pardonner, lorsqu'elle fait une tentative, même si elle se trompe. Peut-être n'y a-t-il pas mieux, et alors en vérité le romantisme est bien mort. Je préfère les élèves de M. Sardou, s'il en a.

Voilà mon jugement dans toute sa sévérité. J'ai mieux aimé dire nettement à M. Paul Delairce que je pense. Il est dans une voie déplorable, il s'apprête de grandes désillusions. Le premier acte de Garin a de la couleur, et ça et là on peut citer quelques beaux vers; mais c'est tout. Une pièce pareille enterre un homme. Si M. Paul Delair en produit une seconde taillée sur le même patron, il ne retrouvera même pas la première indulgence du public. Ne vaut-il pas mieux l'avertir, quitte à le blesser cruellement? C'est lui éviter de nouveaux efforts inutiles. Huit ans de travail croulent avec Garin. Le pire malheur qui lui puisse arriver est de perdre encore huit années dans une tentative sans espoir.



II

M. Catulle Mendès est une figure littéraire fort intéressante. Pendant les dernières années de l'Empire, il a été le centre du seul groupe poétique qui ait poussé après la grande floraison de 1830. Je ne lui donne pas le nom de maître ni celui de chef d'école. Il s'honore lui-même d'être le simple lieutenant des poètes ses aînés, il s'incline en disciple fervent devant MM. Victor Hugo, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, et s'est efforcé avant tout de maintenir la discipline parmi les jeunes poètes, qu'il a su, depuis près de quinze ans, réunir autour de sa personne.

Rien de plus digne, d'ailleurs. Le groupe auquel on a donné un moment le nom de parnassien représentait en somme toute la poésie jeune, sous le second empire. Tandis que les chroniqueurs pullulaient, que tous les nouveaux débarqués couraient à la publicité bruyante, il y avait, dans un coin de Paris, un salon littéraire, celui de M. Catulle Mendès, où l'on vivait de l'amour des lettres. Je ne veux pas examiner si cet amour revêtait d'étranges formes d'idolâtrie. La petite chapelle était peut-être une cellule étroite où le génie français agonisait. Mais cet amour restait quand même de l'amour, et rien n'est beau comme d'aimer les lettres, de se réfugier même sous terre pour les adorer, lorsque la grande foule les ignore et les dédaigne.

Depuis quinze ans, il n'est donc pas un poète qui soit arrivé à Paris sans entrer dans le cercle de M. Catulle Mendès. Je ne dis point que le groupe professât des idées communes. On s'entendait sur la supériorité de la forme poétique, on en arrivait à préférer M. Leconte de Lisle à Victor Hugo, parce que le vers du premier était plus impeccable que le vers du second. Mais chacun gardait à part soi son tempérament, et il y avait bien des schismes dans cette église. Je n'ai d'ailleurs pas à raconter ce mouvement poétique, qui a copié en petit et dans l'obscurité le large mouvement de 1830. Je veux simplement établir dans quel milieu M. Catulle Mendès a vécu.

Ses théories sont que l'idéal est le réel, que la légende l'emporte sur l'histoire, que le passé est le vrai domaine du poète et du romancier. Ce sont là des opinions aussi respectables que les opinions contraires. Seulement, lorsque M. Catulle Mendès aborde un sujet moderne et accepte ainsi notre milieu contemporain, il a certainement tort de le taire sans modifier ses croyances. Dans un sujet moderne, l'idéal n'est plus le réel, et cet idéal devient un singulier embarras. Pour obtenir du réel, il faut avoir surtout du réel plein les mains. Selon moi, Justice est l'oeuvre d'un poète qui n'a pas songé à couper ses ailes, et que ses ailes font trébucher. Nous retrouvons là le chef de groupe, grandi dans un cénacle, avec le clou d'une idée fixe enfoncé dans le crâne.

Je commencerai par les éloges. Dans Justice, l'effort littéraire me trouve plein de sympathie. On joue tant de pièces odieusement pensées et écrites, qu'il y a un véritable charme à tomber sur l'oeuvre voulue d'un poète. Cette oeuvre peut soulever en moi les plus vives objections, elle n'en est pas moins du monde de ma pensée, elle m'occupe et me passionne. Fût-elle tout à fait mauvaise, elle resterait pleine de saveur. J'aime cette histoire, ce médecin qui a volé et qui est venu se laver de sa faute par de bonnes oeuvres, dans une province perdue; j'aime cette fille de notaire, qui parle et agit comme une création du rêve; j'aime ces deux amoureux, que le monde gêne, et qui se débarrassent du monde, en mourant aux bras l'un de l'autre. Oui, j'aime ces choses, malgré leur folie, parce qu'elles sont la volonté d'un artiste, et que dans leur incohérence même on sent l'enfantement d'un esprit qui n'a rien de vulgaire.

Malheureusement, il faudrait m'en tenir là. Si j'arrive à l'analyse de la pièce, en dépit de toute ma sympathie, je me sens devenir grave et sévère. M. Catulle Mendès a eu le tort de plaisanter avec la réalité. Il aurait dû habiller ses personnages de justaucorps et de pourpoints, et nous lui aurions tout pardonné. Mais entrer dans la vie moderne en poète lyrique, voilà qui est grave! Il se tromperait, s'il croyait que rien n'est plus commode à trousser que la vérité; la vie de tous les jours est là, comme comparaison, et l'on ne peut pas mettre debout une fille de notaire de fantaisie, comme on planterait une damoiselle, avec une jupe de satin et une coiffure copiée dans les livres du temps. En un mot, il faut avoir le sens de la modernité, quand on aborde un sujet contemporain. Les romantiques, qui s'imaginent pouvoir peindre la vie actuelle en se jouant, et par farce pure, s'exposent aux échecs les plus piteux. Rien n'est sévère et rien n'est haut comme la peinture, de ce qui est.

Le grand défaut de Justice est d'être une création en l'air, tout comme s'il s'agissait d'un poème. Voici, par exemple, le plus grand effet de la pièce. Le docteur Valentin a volé pour sauver sa soeur de la prostitution,—une invention fâcheuse, par parenthèse,—et il est aimé de Geneviève, la fille du notaire Suchot. Lui-même l'adore; mais il va fuir, pour ne pas révéler son passé, lorsque Georges, le frère de Geneviève, le surprend avec celle-ci et le force à une explication. Dès que Georges connaît le secret de Valentin, il raconte a la jeune fille que ce dernier est marié, pour qu'elle rompe plus aisément avec lui. De là, grande douleur de Geneviève. Puis, à l'acte suivant, lorsqu'un gredin lui dénonce le vol de Valentin, elle dit avec force: «Je le savais depuis quatre ans, et je vous aime, Valentin, je vous aime!»

Certes, le mot est très beau et devrait produire un grand effet d'admiration et d'émotion. Eh bien! je crois que l'effet est surtout un effet de surprise. Cela vient de ce que chaque spectateur fait cette réflexion rapide: «Comment Geneviève n'a-t-elle pas compris ce dont il s'agissait, lorsque Georges lui a dit que Valentin était marié? Puisqu'elle connaissait le vol, elle devait se douter tout de suite de l'obstacle qui se présentait.» Elle n'a pas parlé alors et l'on s'étonne qu'elle parle plus tard. Au théâtre, toute scène qui n'est point préparée, détonne et peut même avoir de fâcheuses conséquences.

Il n'y a là qu'un défaut de construction. Je pourrais indiquer des invraisemblances. Ainsi, on voit rôder dans l'étude le clerc du notaire, Pigalou, un gredin qui a volé autrefois un curé et qui est menacé par un complice, dupé dans le partage; s'il ne donne pas immédiatement trois mille francs à ce complice, il sera dénoncé par lui. Or, Pigalou a appris la faute de Valentin, et dans une scène fort originale, violente et invraisemblable, il le traite en camarade et veut le forcer à voler les trois mille francs au notaire Suchot. C'est surtout dans cette scène qu'on peut surprendre le procédé de M. Catulle Mendès. Il se moque des vérités ambiantes, il va droit dans ce qu'il croit être la vérité absolue. De là un manque d'équilibre qui a failli faire siffler la scène.

J'insiste, parce que cette question de détail me paraît caractéristique. A la répétition générale, la scène m'avait beaucoup frappé. Je prévoyais bien qu'elle ne marcherait pas facilement, mais je la trouvais hardie et d'une belle allure. Elle est pleine de mots excellents, et n'a qu'un défaut, celui de tourner un peu trop sur elle-même. D'ailleurs, ce que j'avais prévu est arrivé: le public n'a pas compris l'intention de M. Catulle Mendès, qui est de montrer les conséquences fatales et ignominieuses d'une première faute. Je suis persuadé que la scène aurait produit un effet énorme, si l'auteur l'avait présentée autrement, dans la réalité logique de la situation. Telle qu'elle est, elle reste inadmissible. Vingt fois Valenlin serait sorti ou aurait chassé Pigalou. Les motifs pour lesquels l'auteur le retient là, sont des ficelles dramatiques par trop visibles.

A vrai dire, je n'aime guère cette étude de notaire, où se développe une action si bizarre. Je sais bien que M. Catulle Mendès a choisi cette étude pour que l'antithèse fût plus forte. Il a voulu peut-être aussi montrer que le cadre le plus banal ne l'effrayait pas. Seulement, dans ce cas-là, il aurait fallu empoigner la réalité d'une main puissante et ne pas la lâcher. Tous les personnages marchent à plusieurs mètres du sol. Geneviève et Valentin sont dans les étoiles; ils ne s'en cachent pas, même ils s'en vantent. Quant à maître Suchot, il n'est guère qu'un fantoche, sur la tête duquel M. Catulle Mendès a accumulé tout son dédain de la prose.

Le troisième acte, que l'on redoutait, est précisément celui qui a sauvé la pièce. Cela montre une fois de plus quel est le flair des directeurs. Il n'y a qu'un monologue et une scène dans cet acte. Valenlin, seul dans son laboratoire, prépare sa mort, en chimiste habile. Il a établi, sur un fourneau, un appareil qui dégage dans la pièce un gaz d'asphyxie. Geneviève arrive pour se sauver avec son amant; mais il lui explique que leur bonheur est désormais impossible, et elle va se retirer, lorsqu'elle comprend qu'il est en train de se donner la mort. Alors, elle referme la porte et la fenêtre, elle l'endort un instant par ses paroles douces; puis, quand il s'aperçoit qu'elle veut mourir avec lui, elle s'oppose violemment à ce qu'il la sauve. Et ils meurent.

L'effet a été grand, le soir de la première représentation. La lutte de Geneviève pour mourir, le consentement arraché par elle à Valentin, la mort qui vient comme une délivrance et qui ravit les deux amants dans les espaces, tout cela est large et remarquable. Certes, je ne crois pas qu'on se suicide avec de pareils élans; mais la situation est extrême, et le poète peut intervenir sans trop blesser la vérité. Quant à la thèse, à la souillure ineffaçable d'une première faute, au suicide employé comme une rédemption, peut-être cette thèse a-t-elle été dans les intentions de l'auteur, mais je veux l'ignorer, pour ne pas retomber dans mes sévérités. A quoi bon une thèse, lorsque la vie suffit? Comment M. Catulle Mendès, qui est avant tout un homme d'art, a-t-il pu vouloir descendre jusqu'à jouer le rôle d'un avocat?

Je finirai par un étrange reproche. Pour moi, la pièce est trop bien écrite. Je veux dire qu'on y sent les phrases presque continuellement. Le style ne consiste pas en belles images, pas plus que la peinture ne consiste en belles couleurs. En enfilant des comparaisons ingénieuses jusqu'à demain, on n'obtiendrait qu'une oeuvre monstrueuse et illisible. Le style est l'expression logique et originale du vrai. Dire ce qu'il faut dire, et le dire d'une façon personnelle, tout est là. Les écrivains qui s'imaginent bien écrire parce qu'ils enlèvent une fin de tirade à l'aide de mots poétiques, sont dans la plus déplorable erreur. Au théâtre surtout, bien écrire, c'est écrire logiquement et fortement.



III

Ah! quelle longue, écrasante, monotone soirée, à la Porte-Saint-Martin! Je suis sorti de la première représentation de Coq-Hardy, le drame en sept actes de M. Poupart-Davyl, brisé de fatigue, hébété d'ennui. Certes, notre métier de critique dramatique comporte beaucoup d'indulgence; on recule souvent devant le résumé exact de son impression. Mais qu'il me soit permis au moins une fois de ne rien cacher, de dire ma révolte intérieure contre un de ces drames de la queue romantique, qui se moquent du style, de la vérité et du simple bon sens.

Je ne chercherai pas à analyser la pièce dans son intrigue puérile et compliquée. Il y a là dedans un duc de Brennes, un prince de Bretagne, que sa femme trahit au prologue, et que nous retrouvons dix ans plus tard, simple capitaine d'aventure, sous le nom de Coq-Hardy. Naturellement, ce capitaine se trouve mêlé à l'inévitable imbroglio historique, où sonnent les grands noms de Louis XIV, d'Anne d'Autriche, de Mazarin, de Condé. Il va presque jusqu'à prendre le menton d'Anne d'Autriche et à tutoyer Condé. Au dénoûment, il redevient nécessairement le duc de Brennes, il sauve Louis XIV, la monarchie, la France, avec l'unique regret de n'avoir pas à sauver Dieu lui-même. J'oubliais de dire qu'en chemin, il retrouve sa femme et sa fille. Inutile d'ajouter que le traître meurt, quand l'auteur n'a plus besoin de lui.

N'est-ce pas que le besoin d'un drame où l'on parlât de Mazarin se faisait absolument sentir? Comment la statistique ne s'est-elle pas occupée encore de relever le nombre de pièces où l'on prononce le nom de Mazarin? Un seul personnage historique a été plus exploité, le cardinal de Richelieu. Et que c'est gai, cet éternel cours d'histoire sur Anne d'Autriche, Louis XIII, Louis XIV et les cardinaux! Quel intérêt prodigieux et passionnant pour des spectateurs de notre époque, dans le perpétuel défilé de ces marionnettes d'un autre âge, qui laissent, à chaque coup d'épée, couler le son de leur ventre! Comme nous pouvons partager les joies et les douleurs de ces poupées, dont nous nous moquons si parfaitement!

Je ne parle pas de la façon odieuse dont ces drames accommodent l'histoire. Ils sont pour le peuple une véritable école de mensonges historiques. Dans nos faubourgs, ils ont répandu les idées les plus stupéfiantes sur les grandes figures et les grands événements qu'ils ont mis si ridiculement à la scène. Grâce à eux, des légendes grotesques se sont formées, l'histoire apparaît aux ignorants comme une parade, avec des paillasses richement vêtus qui tapent des pieds et qui déclament. Je ne comprends pas comment la salle entière n'éclate pas d'un fou rire, en face des monstrueux pantins qu'on lui présente sous des noms retentissants.

Par exemple, dans Coq-Hardy, peut-on trouver quelque chose de plus profondément comique que les scènes entre le capitaine d'aventure et Anne d'Autriche? Le capitaine entre chez la reine comme chez lui, et il lui parle avec des effets de hanche, des ronflements de voix, une familiarité de bon garçon, qui sont à mon sens le comble de la drôlerie. Et quelle merveille encore, cet acte où l'on voit la reine et Louis XIV errer la nuit dans les rues de Paris, en se tordant les bras, comme deux locataires louches que le patron de quelque garni a flanqués à la porte! ajoutez que Coq-Hardy survient, qu'il démolit une maison afin de construire une barricade, et qu'il se retranche avec Louis XIV derrière cette barricade, d'où ils opèrent tous les deux des sorties pour tuer deux ou trois douzaines d'hommes. Quel cerveau a jamais inventé des folies plus extravagantes? Cela me donne froid au dos, me glace de ce petit frisson de peur et de honte que j'ai parfois éprouvé en face des infirmités humaines.

Il y a encore une scène incroyable que je veux signaler. Anne d'Autriche a chargé le capitaine Coq-Hardy de négocier avec le grand Condé, qui revient de Lens chargé de gloire. Jolie situation, invention ingénieuse et d'une vraisemblance étonnante. Alors, le capitaine parle en maître à Condé. Il le subjugue, le rend petit garçon, l'écrase devant toute la salle qui applaudit. Et, lorsque Condé ose demander une parole, le capitaine lui répond à peu près ceci:

—Vous avez la mienne!

Rien de plus royal. Voyez vous ce routier se promenant avec des blancs-seings de la reine, faisant la leçon aux grands capitaines, donnant sa parole avec des gestes de matamore! C'est de la farce lugubre.

D'ailleurs, il est inutile de discuter. Un drame historique, bâti sur ce plan, ne soutient pas la discussion. Toutes les démences s'y abattent. Il serait impossible de prendre un personnage et de l'analyser, sans voir tout de suite qu'on a une marionnette dans les mains. Ainsi, je ne connais pas de figure plus décourageante que la duchesse, cette femme qui trompe son mari qui se sauve avec sa fille pour suivre un amant indigne, le traître de la pièce, et que nous retrouvons dans les larmes, dans le remords, dans tout le tra la la des beaux sentiments. J'ai dit le mot juste, elle est décourageante, car rien n'est plus attristant et malsain que le mensonge. L'auteur a dû vouloir créer l'adultère sympathique, l'ange des épouses infidèles, l'héroïne impeccable des femmes tombées. Et il a accouché de cette pleurnicheuse, dont ni la faute ni le repentir ne nous touchent, et qui se traîne aux pieds de son mari, sans que la salle soit émue. Pourquoi nous intéresserions-nous à elle, puisqu'elle est une poupée dont nous apercevons toutes les ficelles?

Dirai-je un mot du style, maintenant? Ici, je me sens les bras cassés. J'avais véritablement l'impression d'un déluge de tuiles sur mes épaules, pendant la représentation de Coq-Hardy. On ne peut imaginer les étranges phrases qui tombent là dedans. L'auteur semble avoir ramassé avec soin toutes les tournures clichées, les bêtises de la rhétorique, les images que l'usage a ridiculisées, afin de les mettre à la queue les unes des autres dans son oeuvre. C'est un véritable cahier de mauvaises expressions. Pas une ne manque. On aurait voulu faire un pastiche de la langue des mélodrames, qu'on ne serait certainement pas arrivé à une pareille réussite sans beaucoup d'efforts. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'un public n'ait pas les oreilles plus sensibles. Comment se fait-il que des spectateurs, qui se fâcheraient si un orchestre jouait faux, puissent supporter patiemment toute une soirée une langue si abominablement fausse? Je sais que, pour mon compte, le style de Coq-Hardy m'a rendu très malade. Affaire de tempérament sans doute.

Si cela était écrit avec bonhomie encore, si l'on sentait derrière un homme simple, qui ne se pique pas d'écrire et qui dit tout rondement sa pensée! L'intolérable est qu'on devine une continuelle prétention au beau style. Les phrases ont le poing sur la hanche comme les personnages. Au dénoûment, Coq-Hardy fait un discours où il parle des Francs et des Gaulois. Il faut dire que ce duc de Brennes descend de Brennus; Brennes, Brennus, vous comprenez, c'est fort ingénieux. Et il y a ainsi des panaches tout le long de la pièce. Parfois même on entrevoit des intentions shakespiriennes. Oh! les intentions shakespiriennes! c'est là recueil des faiseurs de mélodrames. La poésie les tue.

J'avouerai, d'ailleurs, que je ne puis me défendre d'un grand dédain pour les pièces où les coups d'épée et les coups de pistolet entrent pour la part la plus applaudie dans les mérites du dialogue. Le succès de Coq-Hardy a été le combat du cinquième acte. Si la poudre parle, c'est que l'auteur n'a rien de mieux à dire. Et quel abus aussi des beaux sentiments! Quand un acteur a un beau sentiment à émettre, on s'en aperçoit tout de suite; il s'approche du trou du souffleur comme un ténor qui a une belle note à pousser, il lâche son beau sentiment, on l'applaudit, il salue et se retire. Cela finit par être honteux, de spéculer ainsi sur l'honneur, la patrie, Dieu et le reste. Le procédé est trop facile, il devrait répugner aux esprits simplement honnêtes.

La stricte vérité est que, le premier soir, la salle s'ennuyait. Toutes les fois que des personnages historiques étaient en scène et se perdaient dans des considérations sur la Fronde, je voyais les spectateurs ne plus écouter, lever le nez, s'intéresser au lustre ou aux peintures du plafond. Je vous demande un peu à quoi rime la Fronde pour nous? Il fallait qu'un choc d'épée ou la déclamation d'une tirade vertueuse ramenât l'attention sur la scène. Alors, on applaudissait, pour se réveiller sans doute. Je jurerais que les deux tiers des spectateurs n'ont pas compris la pièce. Coq-Hardy n'en a pas moins marché jusqu'à la fin, et le nom de l'auteur a été acclamé. On en est arrivé à un grand mépris des jugements sincères.

Certes, je souhaite tous les succès à M. Poupart-Davyl. Il y avait des choses très acceptables dans sa Maîtresse légitime, à l'Odéon. Je suis certain que la forme de notre mélodrame historique est surtout la grande coupable, dans cette affaire de Coq-Hardy. On ne ressuscite pas un genre mort. J'entendais bien, dans la salle, les romantiques impénitents rejeter toute la faute sur M. Poupart-Davyl, en l'accusant d'avoir gâché un bon sujet. Mais la vérité est qu'il est impossible aujourd'hui de refaire les pièces d'Alexandre Dumas. Il faudrait tout au moins renouveler le cadre, chercher des combinaisons, choisir des époques inexplorées. Voyez les faits: M. Poupart-Davyl a un grand succès avec la Maîtresse légitime, et je doute qu'il fasse autant d'argent avec Coq-Hardy. Ouvrira-t-on les yeux, comprendra-t-on qu'on doit laisser au magasin des accessoires toutes les guenilles historiques, pour entrer définitivement dans le drame moderne, qui est fait de notre chair et de notre sang?

Dernièrement, les romantiques impénitents se fâchaient contre Rome vaincue. Comment! une tragédie, cela était intolérable! Et ils se chatouillaient pour rire, ils plaisantaient M. Parodi sur la formule démodée qu'il avait ressuscitée. Eh bien! en toute conscience, je trouve les Romains de Rome vaincue autrement vivants que les frondeurs de Coq-Hardy. Certes, la tragédie, que les romantiques avaient tuée, se porte beaucoup mieux à cette heure que le drame. Je ne veux pas même établir un parallèle entre les deux pièces, car d'un côté il y a le souffle d'un tempérament dramatique, tandis que, de l'autre, je ne vois que le pastiche banal de tous les mélodrames odieux qui m'assomment depuis quinze ans. Ici, la question d'art s'élève au-dessus des formules. Et combien je préfère la langue incorrecte de M. Parodi au ron-ron de M. Poupart-Davyl!



IV

M. Poupart-Davyl a fait jouer à l'Ambigu un drame en six actes: les Abandonnés, qui a eu un très vif succès le soir de la première représentation.

Guillaume Aubry est un ouvrier serrurier qui a épousé à Tours une fille superbe, Nanine, laquelle l'a abandonné après quelques mois de mariage. Vainement il l'a cherchée, fou de tendresse et de rage; elle roule le monde, elle est faite pour les amours cosmopolites et pour les aventures. Guillaume est venu à Paris, où il a fini par s'établir. La loi est là qui l'empêche de se remarier, mais son coeur s'est donné à une honnête blanchisseuse, Ursule, avec laquelle il vit maritalement, et dont il a deux petits garçons. Il y a même, dans la maison, un troisième enfant, Robert, qu'Ursule dit avoir recueilli par pitié, en le voyant maltraité par les personnes qui le gardaient; et Guillaume regarde cet enfant d'un oeil jaloux, car son idée fixe est que le petit est la preuve vivante d'une première faute, d'une faute ancienne, qu'Ursule ne veut pas avouer.

Voilà une des actions du drame. Un autre action est fournie par Nanine, qui a été en Angleterre la maîtresse de lord Clifton. Un fils est né de cette liaison, et Nanine, en abandonnant lord Clifton, a emporté cet enfant. Depuis cette époque, le père, qui a hérité d'une fortune colossale, vit dans les regrets et parcourt l'Europe en cherchant son fils. Naturellement, ce fils n'est autre que Robert, recueilli par Ursule. Le bâtard de la femme vit ainsi sous le toit du mari, entre les deux bâtards que celui-ci a eus de son côté; et tout cela sans que personne s'en doute le moins du monde.

Si j'ajoute que Nanine, pour faire peau neuve, a fait annoncer sa mort dans les journaux de San Francisco, et qu'elle ressuscite à Paris sous le nom de madame veuve Perkins; si je dis qu'elle est associée avec un certain Morgane, un gredin de la haute société qui vole au jeu et qui ne recule pas devant les coups de couteau: j'aurai indiqué tous les éléments du drame, et il sera aisé d'en comprendre les péripéties assez compliquées.

A la nouvelle de la mort de Nanine, Guillaume et Ursule sont dans une joie profonde. Enfin, ils vont pouvoir se marier! Cependant, Nanine, en retrouvant lord Clifton affolé par la mort de son fils, ourdit toute une trame. Elle vient trouver son ancien amant et lui offre de lui rendre son fils, s'il consent à se marier avec elle. Celui-ci, après s'être révolté, consent. Nanine se met alors à la recherche de Robert et arrive ainsi chez Guillaume. Ursule, devant son visage froid, ses yeux mauvais, refuse violemment de lui rendre le petit. Puis, Guillaume se présente, et la reconnaissance entre le mari et la femme a lieu. Dès lors, tout croule, plus de mariage possible ni d'un côté ni de l'autre. Mais Nanine ne renonce pas à la lutte, elle volera Robert et elle fera assassiner Guillaume par Morgane. Le malheur pour elle est que Morgane se doute qu'elle le dupe et qu'elle l'emploie comme un instrument dont on se débarrasse ensuite. Au dénoûment, lorsqu'elle s'entête à ne pas le suivre, il la frappe d'un coup de couteau. Et c'est ainsi que les méchants sont punis, pendant que les bons se réjouissent.

On voit quelle complication extraordinaire. Le hasard joue dans tout cela un rôle vraiment trop considérable. Je ne discute pas la vraisemblance. Rien de plus étrange que cette aventurière qui, en quittant lord Clifton, emporte son fils comme un colis encombrant qu'on abandonne à la première station. Il y a aussi, dans le drame, des idées bien singulières sur la législation qui régit les questions de paternité. La seule querelle que je veuille chercher à M. Louis Davyl est de lui demander pourquoi il a mis en oeuvre toutes les vieilles machines de l'ancien mélodrame, lorsqu'il lui était si facile de faire plus simple, plus nature, et d'obtenir par là même un succès plus légitime et plus durable.

Car les faits sont là, ce qui a pris le public, ce sont les scènes entre Guillaume et Ursule, c'est la peinture de ce monde ouvrier, étudié dans ses moeurs et dans son langage. Là étaient la nouveauté et la hardiesse, là a été le succès. Dès que Nanine se montrait, dès qu'on voyait reparaître ce lord de convention qui se promène d'un air dolent parmi les serruriers et les peintres en bâtiment, l'intérêt languissait, on souriait même, on écoutait d'une oreille distraite des scènes interminables, connues à l'avance. Il fallait que Guillaume et qu'Ursule reparussent, pour que la salle fût de nouveau prise aux entrailles.

Le pis est que M. Louis Davyl a certainement mis là les figures démodées et ridicules de son aventurière, de son lord, de son bandit du grand monde, pour faire accepter ses ouvriers du public. Il s'est dit, j'en jurerais, que, par le temps qui court, le public ne voulait pas trop de vérité à la fois, et qu'il fallait être habile en ménageant les doses. Alors, il a accepté la recette connue, qui consiste à ne pas mettre que des ouvriers sur la scène, à les mêler dans une savante proportion à de nobles personnages. Et il a obtenu cette singulière mixture qui rend son drame boiteux et qui en fait une oeuvre mal équilibrée et d'une qualité littéraire inférieure.

Je crois que le public lui aurait été reconnaissant de rompre tout à fait avec la tradition. Pourquoi un lord? Elles sont rares les femmes d'ouvriers qui montent dans les lits des grands de la terre. Le plus souvent, elles trompent un serrurier avec un maçon. Transportez ainsi toute l'action des Abandonnés dans le peuple, et vous obtiendrez une pièce vraiment originale, d'une peinture vraie et puissante. Je répète que les seules parties de l'oeuvre qui ont porté sont les parties populaires. C'est là une expérience dont le résultat m'a enchanté, parce que j'y ai vu une confirmation de toutes les idées que je défends.

Déjà, lorsque M. Louis Davyl fit jouer à la Porte-Saint-Martin ce drame stupéfiant de Coq-Hardy, où l'on voyait Louis XIV enfant se promener la nuit dans les rues de Paris en jouant de sa petite épée de gamin, j'ai dit combien les vieilles formules sont délicates à employer. L'auteur était là dans la pièce de cape et d'épée, cherchant le succès avec une bonne foi et un courage méritoires. Le drame ne réussit pas, il comprit, qu'il se trompait, il frappa ailleurs. Je lui avais conseillé de s'attaquer au monde moderne. Il vient de donner les Abandonnés, et il doit s'en trouver bien. Maintenant, s'il veut prendre une place tout à fait digne et à part, il faut qu'il fasse encore un pas, il faut qu'il accepte franchement les cadres contemporains et qu'il ne les gâte pas, en y introduisant des éléments poncifs. C'est lorsqu'on veut ménager le public qu'on se le rend hostile.

Sérieusement, croit-on qu'une oeuvre d'une complication si laborieuse, avec des histoires folles qui ont traîné partout, avec ces trois bâtards qui passent comme des muscades sous les gobelets du dramaturge, ait quelque chance de laisser une petite trace? On la jouera quarante, cinquante fois; puis, elle tombera dans un oubli profond, et si par hasard quelqu'un la déterre un jour, il sourira du lord et de l'aventurière en disant: «C'est dommage, les ouvriers étaient intéressants.» A la place de M. Louis Davyl, j'aurais une ambition littéraire plus large, je voudrais tenter de vivre. Il est homme de travail et de conscience. Pourquoi ne jette-t-il pas là toute la prétendue science du théâtre, qui jusqu'ici l'a empêché de faire un drame vraiment neuf et vivant?

Chaque fois qu'un mélodrame réussit, il y a des critiques qui s'écrient: «Eh bien! vous voyez que le mélodrame n'est pas mort.» Certes, il n'est pas mort et il ne peut mourir. Par exemple, jamais un public ne résistera à une scène comme celle des deux mères, dans les Abandonnés. Nanine vient réclamer Robert à Ursule, la mère adoptive se sent pleine de tendresse à côté de la véritable mère, et elle lui crie, en montrant les trois enfants qui jouent: «Votre fils est là, choisissez dans le tas!» L'effet a été immense. Cela prend les spectateurs par les nerfs et par le coeur. Toujours, de pareilles combinaisons dramatiques, qui mettent en jeu les profonds sentiments de l'homme, remueront puissamment une salle.

Ce qui meurt, au théâtre comme partout, ce sont les modes, les formules vieillies. Il est certain que le dernier acte des Abandonnés, ce pavillon où Morgane vient assassiner Nanine, est de l'art mort. On le tolère, parce qu'il faut bien accepter un dénoûment quelconque. Mais on est fâché que l'auteur n'ait pas trouvé quelque chose de neuf pour finir sa pièce. Le mélodrame est mort, si l'on parle des recettes mélodramatiques connues, des combinaisons qui défrayent depuis quarante ans les théâtres des boulevards et dont le public ne veut plus. Le mélodrame est vivant, et plus vivant que jamais, s'il est question des pièces qu'on peut écrire sur l'éternel thème des passions, en employant des cadres nouveaux et en renouvelant les situations. Nous sommes emportés vers la vérité; qu'un dramaturge satisfasse le public en lui présentant des peintures vraies, et je suis persuadé qu'il obtiendra des succès immenses. Le tort est de croire qu'il faut rester dans les ornières de l'art dramatique pour être applaudi. Adressez-vous aux habiles, et vous verrez qu'eux surtout sentent la nécessité d'une rénovation.



V

M. Ernest Blum est un fervent du mélodrame. Il avait obtenu un beau succès avec Rose Michel. Aujourd'hui, il vient de tenter la fortune avec un drame historique, l'Espion du roi, mais je serais très surpris que le succès fût égal, car le public m'a paru bien froid et singulièrement dépaysé, en face des personnages, empruntés à une Suède de fantaisie. Entendons-nous, on a applaudi les mots sonores d'honneur, de patrie et de liberté; mais les spectateurs n'étaient pas «empoignés», et se moquaient parfaitement de la Suède, au fond de leur coeur.

L'avouerai-je? J'ai à peine compris les deux premiers tableaux. Rien n'accrochait mon attention. Il y avait là un amas d'explications nécessaires, pour indiquer le moment historique et l'affabulation compliquée du drame, qui lassait évidemment la patience de toute la salle. Les visages semblaient écouter, mais n'entendaient certainement pas. Aussi, quelle étrange idée, d'être allé choisir la Suède, qui compte si peu dans les sympathies populaires de notre pays! Ce choix malheureux suffit à reculer l'action dans le brouillard. On raconte que M. Ernest Blum a promené son drame de nationalités en nationalités, avant de le planter à Stockholm. Il a eu ses raisons sans doute; mais je lui prédis qu'il ne s'en repentira pas moins d'avoir poussé le dédain de nos préoccupations quotidiennes jusqu'à nous mener dans une contrée dont la grande majorité des spectateurs ne sauraient indiquer la position exacte sur la carte de l'Europe. Nous rions et nous pleurons où est notre coeur.

Je connais le raisonnement qui fait de nous les frères de tous les peuples opprimés. Cela est vague. On peut applaudir une tirade contre la tyrannie, sans s'intéresser autrement au personnage qui la lance. Je vous demande un peu qui s'inquiète de Christian II, un roi conquérant, une sorte de fou imbécile et féroce, tombé sous la domination d'une favorite, et qui ensanglantait la Suède par des exécutions continuelles, afin d'affermir par la terreur son trône chancelant? Lorsque, au dénoûment, Gustave Wasa, le libérateur, le roi aimé et attendu, délivre Stockholm, on prend son chapeau et on s'en va, bien tranquille, sans la moindre émotion. Est-ce que ces gens-là nous touchent? Si le génie leur soufflait sa flamme, ils pourraient ressusciter du passé et nous communiquer leurs passions. Seulement, le génie, dans les mélodrames, n'est d'ordinaire pas là pour accomplir ce miracle. Quand un auteur a simplement de l'intelligence et de l'habileté, il découpe les personnages historiques, comme les enfants découpent des images.

Je trouve donc le cadre fâcheux, et je maintiens qu'il nuira au drame. La principale situation dramatique sur laquelle l'oeuvre repose avait une certaine grandeur. Il s'agit d'une mère, Marthe Tolben, qui adore ses fils; le plus jeune, Karl, meurt dans ses bras, tué par un officier du tyran; l'aîné, Tolben, est arrêté et va être exécuté, si Marthe ne trahit pas les patriotes de Stockholm, qui conspirent pour la délivrance du pays. Mais sa trahison tourne contre la malheureuse femme; Tolben lui-même est accusé de son crime et veut se faire tuer, pour se laver d'une telle accusation aux yeux de ses compagnons d'armes. Alors, cette mère, qui a sacrifié la patrie à ses fils, se sacrifie elle-même pour la patrie, meurt en ouvrant une des portes de Stockholm à Gustave Wasa; et c'est là une expiation très haute, qui devrait donner une grande largeur au dénoûment.

M. Ernest Blum ne s'est point contenté de cette figure. Il a imaginé une création énigmatique, Ruskoé, un bossu, un chétif, qui, ne pouvant servir, son pays par l'épée, le sert à sa manière en se faisant espion. Pour tout le monde, il est l'espion du roi; mais, en réalité, il travaille à la délivrance de la patrie, il est l'espion de Wasa. Certes, la figure était faite pour tenter un dramaturge: ce pauvre être hué, lapidé, vivant dans le mépris de ses frères, poussant le dévouement jusqu'à accepter l'infamie, attendant des semaines, des mois, avant de pouvoir se redresser dans son honneur et dire son long héroïsme. J'estime cependant que Ruskoé n'a pas donné tout ce que l'auteur en attendait, et cela pour diverses raisons.

La première est que l'intérêt hésite entre lui et Marthe. Sans doute ces deux personnages se rencontrent, lorsque, au quatrième acte, Ruskoé vient offrir le pardon à la femme qui a trahi, en lui donnant les moyens de sauver Stockholm. La scène est fort belle. Seulement, le lien reste bien faible en eux, l'attention se porte de l'un à l'autre, sans pouvoir se fixer d'une manière définitive. Mais la principale raison est que Ruskoé n'agit pas assez. L'auteur, en voulant le rendre intéressant à force de mystère, l'a trop effacé. Pendant quatre tableaux, on attend l'explication que Ruskoé donne au cinquième; tout le monde a deviné, il n'a plus rien à nous apprendre, quand il laisse échapper son secret, dans un élan de douleur et d'espoir. Puis, sa confidence faite, il retourne au second plan. Le dénoûment appartient à Marthe, et non à lui. Il sort de l'ombre, récite son affaire, et rentre dans l'ombre. Cela lui ôte toute hauteur. Il aurait fallu, j'imagine, le montrer plus actif dans le dénoûment. Au théâtre, ce qu'on dit importe peu; l'important est ce qu'on fait. Ruskoé est une draperie, rien de plus; il n'y a pas dessous un personnage vivant.

Je néglige les rôles secondaires: Hedwige, la fille noble, au coeur de patriote, qui aime Tolben; le chevalier de Soreuil, le gentilhomme français de rigueur, qui se promène dans tous les drames russes, américains ou suédois, en distribuant de grands coups d'épée. Mon opinion, en somme, est celle-ci. Les deux premiers tableaux sont lents, embarrassés, d'un effet presque nul. Au troisième tableau, mademoiselle Angèle Moreau, qui joue Karl, meurt d'une façon dramatique, et madame Marie Laurent, Marthe Tolben, pousse des sanglots si vrais et si déchirants, que le public commence à s'émouvoir. Au quatrième, il y a un double duel admirablement réglé, et enlevé avec une grande bravoure par M. Deshayes, le chevalier de Soreuil. Le meilleur tableau est le cinquième, où l'on compte deux belles scènes, la terrible scène entre Marthe et son fils Tolben qui lui arrache le secret de sa trahison, et la grande scène qui suit, dans laquelle Ruskoé se dévoile et apporte à Marthe le rachat. Quant au sixième, il escamote simplement le dénoûment; la pièce est finie, d'ailleurs; il aurait fallu un vaste décor, un tableau mouvementé, montrant Marthe ouvrant la porte aux libérateurs, au milieu des coups de feu et des acclamations; et rien n'est plus froid que de la voir arriver blessée à mort, dans un décor triste et étroit, le coin de forteresse où Tolben, Hedwige et d'autres patriotes attendent leur exécution.

Je vois là quelques belles situations, gâtées par des parties grises et mal venues. Je ne parle pas de la langue, qui est bien médiocre. M. Ernest Blum porte la peine du milieu romantique dans lequel il vit. Il patauge dans une formule morte, malgré sa réelle habileté d'auteur dramatique; il est gêné et raidi, comme les hommes d'armes qu'il nous a montrés, enfermés dans des cuirasses de fer-blanc, pareilles à des casseroles fraîchement étamées.



VI

Je n'avais pu assister à la première représentation du drame en cinq actes de MM. Malard et Tournay: le Chien de l'Aveugle, joué au Troisième-Théâtre-Français. Mais les articles extraordinairement élogieux, presque lyriques de certains de mes confrères, m'ont fait un devoir d'assister à une des représentations suivantes; les critiques les plus influents déclaraient que c'était enfin là du théâtre, et que depuis vingt ans on n'avait pas joué un drame mieux fait ni plus intéressant. J'ai donc écouté avec tout le recueillement possible, et j'ai en effet trouvé la pièce habilement charpentée, offrant quelques scènes heureuses, lente pourtant dans certaines parties et fort mal écrite. Cela est d'une moyenne convenable, du d'Ennery qui aurait besoin de coupures. Mais je me refuse absolument à m'extasier, à m'écrier: «Enfin, voilà une oeuvre, voici ce qu'il faut faire; jeunes auteurs, étudiez et marchez!»

Quelle est donc cette rage de la critique dramatique, de nier tous les efforts originaux, et de se pâmer d'aise, dès que se produit une oeuvre médiocre, coupée sur les patrons connus! Ainsi voilà des critiques, la plupart fort intelligents, qui montrent la sévérité la plus grande pour les tentatives dramatiques des poètes et des romanciers, et qui saluent avec des yeux mouillés de larmes le retour de toutes les vieilleries du boulevard du Crime, surtout lorsqu'elles sont en mauvais style. Je connais leur raisonnement: «Nous sommes au théâtre, faites-nous du théâtre. Nous nous moquons du talent, du bon sens et de la langue française, du moment où nous nous asseyons dans notre fauteuil d'orchestre. Nous préférons un imbécile qui nous fera du théâtre, à un homme de génie qui ne nous fera pas du théâtre.» Telle est la théorie. Elle suppose un absolu, le théâtre, une chose qui est à part, immuable, à jamais fixée par des règles. C'est ce qui m'enrage.

Et, d'ailleurs, je veux bien que le théâtre soit à part, qu'il y faille des qualités particulières, qu'on s'y préoccupe des conditions où l'oeuvre dramatique se produit. Mais, pour l'amour de Dieu! que le talent, la personnalité et l'audace de l'auteur comptent aussi un peu dans l'affaire. Nous ne sommes pas dans la mécanique pure. Il s'agit de peindre des hommes et non de faire mouvoir des pantins. La nécessité de la situation s'impose, soit; mais encore faut-il, pour que l'oeuvre ait une réelle valeur humaine, que la situation se présente comme une résultante des caractères; si elle est simplement une aventure, nous tombons au roman-feuilleton, à la plus basse production littéraire.

Voici, par exemple, le Chien de l'Aveugle. Ce drame est la mise en oeuvre d'une cause célèbre, l'affaire Gras, qui est encore présente à toutes les mémoires. Je constate d'abord un changement qui me gâte la réalité, la femme Gras avait pour complice un ouvrier sans éducation, qu'elle avait affolé d'amour au point de le pousser au crime. Les auteurs, qui sont des gens de théâtre, ont eu peur de cet ouvrier, de cette brute docile; comment écrire des scènes avec un pareil complice, comment intéresser et attendrir? Et ils ont eu la belle imagination de changer l'ouvrier en un chirurgien du plus rare mérite, Octave Froment, un amoureux décent, facile à manier, et qui ne peut blesser personne. Eh bien, cette transformation tue le sujet. L'héroïne est diminuée, car elle n'est plus la seule volonté; tout se trouve déplacé, c'est Octave Froment qui commet le crime, nous n'avons plus le beau cas de cette femme usant de la toute-puissance de son sexe. La madame de La Barre des auteurs devient sympathique. C'est là le triomphe du théâtre.

Mais où l'admiration des critiques a éclaté, c'est dans ce qu'ils ont nommé la trouvaille de MM. Malard et Tournay. Il paraît que ces messieurs ont eu un coup de génie en imaginant, après la réussite du crime, les deux derniers actes, où l'on voit Octave Froment, sorti de prison, venir réclamer le payement de son crime à madame de La Barre, qui s'est faite le bon ange de son amant devenu aveugle. La grande scène est celle-ci: à la suite d'une longue et pénible discussion entre les deux complices, Octave va se résigner et s'éloigner de nouveau, lorsque l'amant, Lucien d'Alleray, arrive et reconnaît la voix de l'homme qui lui a ôté la vue. Il s'approche, pose la main sur l'épaule de cet homme et y trouve le bras de la femme qu'il adore; de là des soupçons, une instruction nouvelle, et finalement le suicide de madame de La Barre, qui se jette par une fenêtre. Cette situation du quatrième acte a exalté les critiques. Il paraît que cela est du théâtre, et du meilleur.

Voyons, tâchons d'être juste. D'abord, nous avons vu cela cent fois. Ensuite, nous sommes simplement ici dans un fait-divers, et encore bien invraisemblable. Il faut que madame de La Barre y mette de la complaisance, pour que Lucien trouve son bras au cou d'Octave; elle supplie ce dernier de se taire, je le sais, elle se pend à ses épaules, et le groupe est intéressant; mais tout cela n'en reste pas moins une combinaison scénique, où l'étude humaine, les caractères et les passions des personnages n'ont rien à voir. Si ce qu'on nomme le théâtre est réellement dans cette seule mécanique des faits, ni Molière, ni Corneille ni Racine n'ont fait du théâtre.

Il faudrait s'entendre une bonne fois sur la situation au théâtre. La situation s'impose, si l'on entend par elle le fait auquel arrivent deux personnages qui marchent l'un vers l'autre. Elle est dès lors, comme je l'ai dit plus haut, la résultante même des personnages. Selon les caractères et les passions, elle se posera et se dénouera. C'est l'analyse qui l'amène et c'est la logique qui la termine. Au fond, le drame n'est donc qu'une étude de l'homme. Remarquez que j'appelle situation tout fait produit par les personnages. Il y a, en outre, le milieu et les circonstances extérieures, qui au contraire agissent sur les personnages. Rien de plus poignant que cette bataille de la vie, les hommes soumis aux faits et produisant les faits: c'est là le vrai théâtre, le théâtre de tous les grands génies. Quant à cette mécanique théâtrale dont on nous rebat les oreilles, à ces situations qui réduisent les personnages à de simples pièces d'un jeu de patience, elles sont indignes d'une littérature honnête. C'est de la fabrication, c'est de l'arrangement plus ou moins habile, mais ce n'est pas de l'humanité; et il n'y a rien en dehors de l'humanité.

Un exemple m'a beaucoup frappé. Dans les Noces d'Attila, on voit qu'au dernier acte Ellack, un fils du conquérant, apprend de la bouche même d'Hildiga, que celle-ci veut tuer son père. Justement, à la scène suivante, il se trouve en face d'Attila. Les critiques en question se sont allumés: voilà, selon eux, une situation superbe. Comment Ellack va-t-il en sortir? De la façon la plus simple du monde. Au moment où il est sur le point de tout dire à Attila, celui-ci s'avise de l'avertir que le lendemain matin il fera tuer sa mère, une de ses épouses qu'il retient en prison pour une faute ancienne. Et, dès lors, Ellack, forcé de choisir entre son père et sa mère, se décide pour celle-ci. Il se retire. C'est du théâtre, paraît-il. Les critiques les plus durs pour la pièce ont ici retiré leur chapeau.

Eh bien, cela me met hors de moi. Je trouve cela puéril, fou, exaspérant. Si réellement la situation au théâtre doit consister dans de pareilles devinettes, monstrueuses et enfantines, rien n'est plus facile que d'en inventer, et de plus stupéfiantes encore. Quoi! il y aura du talent à résoudre des problèmes sans issue raisonnable, à poser des cas qui ne sauraient se présenter et à se tirer ensuite d'affaire par des lieux communs! Et le pis est que, dans ces aventures extraordinaires, le personnage disparaît fatalement. Sommes-nous ensuite plus avancés sur le compte d'Ellack? Pas le moins du monde. Ce garçon aime mieux sa mère, parce que son père se conduit mal. Cela est d'une psychologie médiocre. Aucune analyse, d'ailleurs. Les faits mènent les personnages comme des marionnettes. Il n'y a pas la une étude humaine. Il y a simplement des abstractions qui se promènent, au gré de l'auteur, dans des casiers étiquetés à l'avance.

Qui dit théâtre, dit action, cela est hors de doute. Seulement, l'action n'est pas quand même l'entassement d'aventures qui emplit les feuilletons des journaux. Dans toute oeuvre littéraire de talent, les faits tendent à se simplifier, l'étude de l'homme remplace les complications de l'intrigue; et cela est d'une vérité aussi évidente au théâtre que dans le roman. Pour moi, toute situation qui n'est pas amenée par des caractères et qui n'apporte pas un document humain, reste une histoire en l'air, plus ou moins intéressante, plus ou moins ingénieuse, mais d'une qualité radicalement inférieure. Et c'est ce que je reproche aux critiques de n'avoir pas dit, en parlant du Chien de l'aveugle.

Comment! voilà un drame estimable assurément, mais un drame comme nous en avons une centaine peut-être dans notre répertoire, et vous criez tout de suite à la merveille, vous semblez le proposer en modèle à nos jeunes auteurs dramatiques! C'est du théâtre, criez-vous, et il n'y a que ça. Eh bien! s'il n'y a que ça, il vaut mieux que le théâtre disparaisse. Votre rôle est mauvais, car vous découragez toutes les tentatives originales, pour n'appuyer que les retours aux formules connues. Qu'on nous ramène à Lazare le Pâtre, puisque la situation telle que vous l'entendez ou plutôt l'aventure, règne sur les planches en maîtresse toute-puissante.




LE DRAME HISTORIQUE

Les Mirabeau, le drame de M. Jules Claretie, viennent de soulever la grave question du drame historique moderne. J'ai lu à ce sujet, dans les feuilletons de mes confrères, des opinions bien étonnantes; je sais que ces opinions sont celles du plus grand nombre; mais elles ne m'en paraissent que plus étonnantes encore.

Ainsi, voici toute une théorie, qui, paraît-il, nous vient d'Aristote en passant par Lessing. Ce sont là des autorités, je pense, et qui comptent aujourd'hui, dans nos idées modernes. Donc la vérité historique est impossible au théâtre; il n'y faut admettre que la convention historique. Le mécanisme est bien simple: vous voulez, par exemple, parler de Mirabeau; eh bien, vous ne dites pas du tout ce que vous pensez de Mirabeau, vous auteur dramatique, parce que le public se moque absolument de ce que vous pensez, des vérités que vous avez acquises, de la lumière que vous pouvez faire; ce qu'il faut que vous disiez, c'est ce que le public pense lui-même, de façon à ce que vous ne blessiez pas ses opinions toutes faites et qu'il puisse vous applaudir.

Voilà! Rien de plus amusant comme mécanique. Représentons-nous l'auteur dramatique dans son cabinet; il est entouré de documents, il peut reconstruire, planter debout sur la scène, un personnage réel, tout palpitant de vie; mais ce n'est pas là son souci, il ne se pose que cette question: «Qu'est-ce que mes contemporains pensent du personnage? Diable! je ne veux pas contrarier mes contemporains, car je les connais, ils seraient capables de siffler. Donnons-leur le bonhomme qu'ils demandent.» Et voilà la vérité historique tranchée au théâtre. Le théorème se résume ainsi: ne jamais devancer son époque, être aussi ignorant qu'elle, répéter ses sottises, la flatter dans ses préjugés et dans ses idées toutes faites, pour enlever le succès. Certes, il y a là un manuel pratique du parfait charpentier dramatique, qui a du bon, si l'on veut battre monnaie. Mais je doute qu'un esprit littéraire ayant quelque fierté s'en accommode aujourd'hui.

Cela me rappelle la théorie de Scribe. Comme un ami s'étonnait un jour des singulières paroles qu'il avait prêtées à un choeur de bergères, dans une pièce quelconque: «Nous sommes les bergères, vives et légères, etc.» il haussa les épaules de pitié. Sans doute, dans la réalité, les bergères ne parlaient pas ainsi; seulement, il ne s'agissait pas de mettre des paroles exactes dans la bouche des bergères, il s'agissait de leur prêter les paroles que les spectateurs pensaient eux-mêmes en les voyant: «Nous sommes les bergères, vives et légères, etc.» Toute la théorie de la convention au théâtre est dans cet exemple.

Ce qui me surprend toujours, dans ces règles données pour un art quelconque, c'est leur parfait enfantillage et leur inutilité absolue. Rien n'est plus vide que ce mot de convention, dont on nous bat les oreilles. La convention de qui? la convention de quoi? Je connais bien la vérité; mais la convention m'échappe, car il n'y a rien de plus fuyant, de plus ondoyant qu'elle. Elle se transforme tous les ans, à chaque heure. Elle est faite de ce qu'il y a de moins noble en nous, de notre bêtise, de notre ignorance, de nos peurs, de nos mensonges. Le seul rôle d'une intelligence qui se respecte est de la combattre par tous les moyens, car chaque pas gagné sur elle est une conquête pour l'esprit humain. Et ils sont là une bande, des hommes honorables, très consciencieux, animés des meilleures intentions, dont l'unique besogne est de nous jeter la convention dans les jambes! Quand ils croient avoir triomphé, quand ils nous ont prouvé que nous sommes uniquement faits pour le mensonge, que nous pataugerons toujours dans l'erreur, ils exultent, ils prennent des airs de magisters tout orgueilleux de leur besogne. Il n'y a vraiment pas de quoi.

Mais ils se trompent. La marche vers la vérité est évidente, aveuglante. Pour nous en tenir au théâtre, prenez une histoire de notre littérature dramatique nationale, et voyez la lente évolution des mystères à la tragédie, de la tragédie au drame romantique, du drame romantique aux comédies psychologiques et physiologiques de MM. Augier et Dumas fils. Remarquez qu'il n'est pas question ici du talent, du génie qui éclate dans les oeuvres, en dehors de toute formule. Il s'agit de la formule elle-même, du plus ou du moins de convention admise, de la part faite à la vérité humaine. Un rapide examen prouve que la convention au théâtre s'est transformée et s'est réduite à chaque siècle; on pourrait compter les étapes, on verrait la vérité s'élargissant de plus en plus, s'imposant par des nécessités sociales. Sans doute il existera toujours des fatalités de métier, des réductions et des à peu près matériels, imposés par la nature même des oeuvres. Seulement, la question n'est pas là, elle est dans les limites de notre création humaine; dire qu'une oeuvre sera vraie, ce n'est pas dire que nous la créerons à nouveau, c'est dire que nous épuiserons en elle nos moyens d'investigation et de réalisation. Et, quand on voit le chemin parcouru sur la scène, depuis les Mystères jusqu'à la Visite de Noces, de M. Dumas, on peut bien espérer que nous ne sommes pas au bout, qu'il y a encore de la vérité à conquérir, au delà de la Visite de Noces.

Cependant, lorsque je dis ces choses, cela semble très comique. Je ne suis qu'un historien, et l'on me change en apôtre. Je tâche simplement de prévoir ce qui sera par ce qui a été, et l'on me prête je ne sais quelle imbécile ambition de chef d'école. Tout ce que j'écris exclut l'idée d'une école: aussi se hâte-t-on de m'en imposer une. Un peu d'intelligence pourtant suffirait.

Pour en revenir au drame historique, la question de la convention s'y présente justement d'une façon très caractéristique. Dans ces pages écrites au courant de la plume, je ne puis qu'indiquer les sujets d'étude qu'il faudrait approfondir, si l'on voulait éclairer tout à fait les questions. Ainsi rien ne serait plus intéressant que d'étudier la marche de notre théâtre historique vers les documents exacts. On sait quelle place l'histoire tenait dans la tragédie; une phrase de Tacite, une page de tout autre historien, suffisait; et là-dessus l'auteur écrivait sa pièce, sans se soucier le moins du monde de reconstituer le milieu, prêtant les sentiments contemporains aux héros de l'antiquité, s'efforçant uniquement de peindre l'homme abstrait, l'homme métaphysique, selon la logique et la rhétorique du temps. Quand le drame romantique s'est produit, il a eu la prétention justifiée de rétablir les milieux; et, s'il a peu réussi à faire vivre les personnages exacts, il ne les a pas moins humanisés, en leur donnant des os et de la chair. Voilà donc une première conquête sur la convention, très certaine, très marquée. Et je n'indique que les grandes lignes; cela s'est fait lentement, avec toutes sortes de nuances, de batailles et de victoires.

Aujourd'hui, nous en sommes là. La pièce historique, qui n'était qu'une dissertation dialoguée sur un sujet quelconque, devient de jour en jour une étude critique. Et c'est le moment qu'on choisit pour nous dire: «Restons dans la convention, la vérité historique est impossible.» Vraiment, c'est se moquer du monde. Le pis est que les critiques pratiques qui donnent de pareils conseils aux jeunes auteurs, les égarent absolument. Il faut toujours se reporter à l'expérience, à ce qui se passe sous nos yeux. Nous ne sommes même plus au temps où Alexandre Dumas accommodait l'histoire d'une si singulière et si amusante façon. Voyez ce qui a lieu, chaque fois qu'on reprend un de ses drames: ce sont des sourires, des plaisanteries, des chicanes dans les journaux. Cela ne supporte plus l'examen, et cela achèvera de tomber en poussière avant trente ans. Mais il y a plus: les critiques qui sont les champions enragés de la convention, ne laissent pas jouer un drame historique nouveau, sans l'éplucher soigneusement, sans en discuter la vérité, tellement ils sont emportés eux-mêmes par le courant de l'époque.

Que se passe-t-il donc? Mon Dieu, une chose bien visible. C'est que nous devenons de plus en plus savants, c'est que ce besoin croissant d'exactitude qui nous pénètre malgré nous, se manifeste en tout, aussi bien au théâtre qu'ailleurs. Tel est le courant naturaliste dont je parle si souvent, et qui fait tant rire. Il nous pousse à toutes les vérités humaines. Quiconque voudra le remonter sera noyé. Peu importe la façon dont la vérité historique triomphera un jour sur les planches; la seule chose qu'on peut affirmer, c'est qu'elle y triomphera, parce que ce triomphe est dans la logique et dans la nécessité de notre âge. Prendre des exemples dans les pièces nouvelles pour démontrer que la vérité n'est pas commode à dire, c'est là une besogne puérile, une façon aisée de plaider son impuissance et ses terreurs. Il vaudrait mieux montrer ce que les pièces nouvelles apportent déjà de décisif au mouvement, appuyer sur les tâtonnements, sur les essais, sur tout cet effort si méritoire que nos jeunes auteurs, et M. Jules Claretie le premier, font en ce moment.

La question est facile à résumer. Toutes les pièces historiques écrites depuis dix ans sont médiocres et ont fait sourire. Il y a évidemment là une formule épuisée. Les gasconnades d'Alexandre Dumas, les tirades splendides de Victor Hugo ne suffisent plus. Nous sentons trop à cette heure le mannequin sous la draperie. Alors, quoi? faut-il écouter les critiques qui nous donnent l'étrange conseil de refaire, pour réussir, les pièces de nos aînés que le public refuse? faut-il plutôt marcher en avant, avec les études historiques nouvelles, contenter peu à peu le besoin de vérité qui se manifeste jusque dans la foule illettrée? Évidemment, ce dernier parti est le seul raisonnable. C'est jouer sur les mots que de poser en axiome: Un auteur dramatique doit s'en tenir à la convention historique de son temps. Oui, si l'on veut; mais comme nous sortons aujourd'hui de toute convention historique, notre but doit donc être de dire la vérité historique au théâtre. Il ne s'agit que de choisir les sujets où l'on peut la dire.

D'ailleurs, à quoi bon discuter? Les faits sont là. Notre drame historique ne serait pas malade, si le public mordait encore aux conventions. On est dans un malaise, on attend quelque oeuvre vraie qui fixera la formule. Faites des drames romantiques, à la Dumas ou à la Hugo, et ils tomberont, voilà tout. Cherchez plus de vérité, et vos oeuvres tomberont peut-être tout de même, si vous n'avez pas les épaules assez solides pour porter la vérité; mais vous aurez au moins tenté l'avenir. Tel est le conseil que je donne à la jeunesse.



II

M. Emile Moreau, un débutant, je crois, a fait jouer au Théâtre des Nations une pièce historique, intitulée: Camille Desmoulins. Cette pièce n'a pas eu de succès. On a reproché à Camille Desmoulins de présenter une débandade de tableaux confus et médiocrement intéressants; on a ajouté que les personnages historiques, Danton, Robespierre, Hébert et les autres, perdaient beaucoup de leur hauteur et de leur vérité; on a blâmé enfin le bout d'intrigue amoureuse, une passion de Robespierre pour Lucile, qui mène toute l'action. Ces reproches sont justes. Seulement, les critiques qui défendent la convention au théâtre, ont profité de l'occasion pour exposer une fois de plus leur thèse des deux vérités, la vérité de l'histoire et la vérité de la scène. Voyons donc le cas.

M. Emile Moreau, dit-on, a suivi l'histoire le plus strictement possible. Il a pris des morceaux à droite et à gauche, dans les documents du temps, et il les a intercalés entre des phrases à lui. Or, ces morceaux ont paru languissants. Donc, les documents vrais ne valent pas les fables inventées.

Voilà un bien étrange raisonnement. Certes, oui, il est puéril d'aller faire un drame à coups de ciseaux dans l'histoire. Mais qui a jamais demandé de la vérité historique pareille? Les documents vrais sont seulement là comme le sol exact et solide sur lequel on doit reconstruire une époque. La grosse affaire, celle justement qui demande du talent, un talent très fort de déduction et de vie originale, c'est l'évocation des années mortes, la résurrection de tout un âge, grâce aux documents. Comme Cuvier, vous avez une dent, un os, et il vous faut retrouver la bête entière. Ici, l'imagination, j'entends le rêve, la fantaisie, ne peut que vous égarer. L'imagination, comme je l'ai dit ailleurs, devient de la déduction, de l'intuition; elle se dégage et s'élève, elle est l'opération la plus délicate et la plus merveilleuse du cerveau humain. Donc, dans un drame historique, comme dans un roman historique, on doit créer ou plutôt recréer les personnages et le milieu; il ne suffit pas d'y mettre des phrases copiées dans les documents; si l'on y glisse ces phrases, elles demandent à être précédées et suivies de phrases qui aient le même son. Autrement, il arrive en effet que la vérité semble faire des trous dans la trame inventée d'une oeuvre.

Et nous touchons ici du doigt le défaut capital de Camille Desmoulins. Ce qui a eu un son singulier aux oreilles du public, c'est ce mélange extraordinaire de vérité et de fantaisie. J'ai lu que M. Emile Moreau se défendait d'avoir imaginé la passion de Robespierre pour Lucile; certains documents permettraient de croire à la réalité de cette passion. Je le veux bien. Mais, certainement, c'est forcer les textes que de baser sur le dépit de Robespierre la mort des dantonistes. Puis, quel étrange Robespierre, et quel Danton d'opéra-comique, et quel Hébert faussement drapé dans des guenilles! Tout cela est une fantaisie bâtie sur la légende révolutionnaire. On ne sent pas des hommes.

Je répondrai donc aux critiques que, si le drame de M. Emile Moreau est tombé, c'est justement parce que la fantaisie y règne encore en maîtresse trop absolue. Les demi-mesures sont détestables en littérature. Voyez le gai mensonge de la Dame de Monsoreau, reprise dernièrement au théâtre de la Porte-Saint-Martin, ce mensonge qui se moque parfaitement de l'histoire: comme il a une logique qui lui est propre, comme il est complet en son genre, il intéresse. Voyez maintenant Camille Desmoulins, dont certaines parties sont aussi fausses, et dont d'autres parties contiennent textuellement des documents: la pièce n'est plus qu'un monstre, le mélange manque d'équilibre et arrive à ne contenter personne. Tel est le cas. Il est d'une bonne foi douteuse, en cette affaire, de vouloir faire payer les pots cassés à la formule naturaliste.

Je conclurai en répétant que le drame historique est désormais impossible, si l'on n'y porte pas l'analyse exacte, la résurrection des personnages et des milieux. C'est le genre qui demande le plus d'étude et de talent. Il faut non seulement être un historien érudit, mais il faut encore être un évocateur nommé Michelet. La question de mécanique théâtrale est secondaire ici. Le théâtre sera ce que nous le ferons.



III

Il me reste à parler de deux gros drames, la Convention nationale et l'Inquisition. Au Château-d'Eau, la Convention nationale a tué par le ridicule le drame historique. En vérité, nos auteurs n'ont pas de chance avec l'histoire de notre Révolution. Ils ne peuvent y toucher sans ennuyer profondément ou sans faire rire aux éclats les spectateurs. Si l'on excepte le Chevalier de Maison-Rouge, qui pourrait aussi bien se passer sous Louis XIII que sous la Terreur, pas une pièce sur la Révolution, qu'elle soit signée d'un nom inconnu ou d'un nom connu, n'a remporté un véritable succès. Et cela s'explique aisément: la Révolution est encore trop voisine de nous, pour que notre système de mensonge, dans les pièces historiques, puisse lui être sérieusement appliqué. Ce mensonge va librement de Mérovée à Louis XV. Puis, dès qu'ils entrent dans la France contemporaine, qui commence à 89, les auteurs perdent pied fatalement, parce que nous ne pouvons plus adopter leurs calembredaines romantiques sur une époque dont nous sommes. Aussi n'a-t-on jamais risqué des drames historiques, en dehors du Cirque, sur Napoléon Ier, Charles X, Louis-Philippe, Napoléon III et les deux dernières Républiques. Le drame historique actuel, étant basé sur les erreurs les plus grossières, en est réduit à montrer au peuple l'histoire que le peuple ne connaît pas, uniquement parce qu'il peut alors la travestir à l'aise.

L'épreuve est concluante, la possibilité du mensonge s'arrête à la Révolution. Pour que le drame historique s'attaquât à notre histoire contemporaine, il lui faudrait renouveler sa formule, chercher ses effets dans la vérité, trouver le moyen de mettre sur les planches les personnages réels dans les milieux exacts. Un homme de génie est nécessaire, tout bonnement. Si cet homme de génie ne naît pas bientôt, notre drame historique mourra, car il est de plus en plus malade, il agonise au milieu de l'indifférence et des plaisanteries du public.

Quant à l'Inquisition, de M. Gelis, jouée au Théâtre des Nations, c'est un mélodrame noir qui arrive quarante ans trop tard. Cela ne vaut pas un compte rendu. Je n'en parlerais même pas, sans la mort terrible de M. Jean Bertrand, ce drame réel et poignant qui s'est joué à côté de ce mélodrame imbécile, et qui lui a donné une affreuse célébrité d'un jour.

On se souvient des espérances qui avaient accueilli M. Bertrand, à son entrée comme directeur au Théâtre des Nations. Il semblait que notre République elle-même s'intéressât à l'affaire; des personnages puissants patronnaient, disait-on, le nouveau directeur; on allait enfin avoir une scène nationale, on élèverait les âmes, on élargirait l'idéal, on continuerait 1830, mais un 1830 républicain, qui achèverait devant le trou du souffleur la besogne commencée à la tribune de la Chambre. Hélas! M. Bertrand dort aujourd'hui dans la terre, empoisonné.

C'était un honnête homme. Il avait cru à toutes les belles phrases, il arrivait réellement pour relever l'idéal avec des tirades patriotiques. Son idée était que notre jeune littérature attendait l'ouverture d'un théâtre républicain pour produire des chefs-d'oeuvre. Et il s'était mis ardemment à la besogne. Quelques mois ont suffi pour le désespérer et le tuer. Toutes ses tentatives échouaient; Camille Desmoulins et les Mirabeau étaient bien empruntés à notre Révolution, mais le public ne voulait pas de notre Révolution accommodée à cette étrange sauce; Notre-Dame de Paris elle-même, qui aurait pu être une bonne affaire pour la direction, si elle s'était arrêtée à la cinquantième représentation, l'avait laissée, après la centième, dans des embarras d'argent. Jamais on n'a vu des ambitions plus généreuses aboutir si vite à une catastrophe plus lamentable.

On dit que M. Bertrand avait la tête faible, qu'il n'était pas fait pour être directeur et qu'il a quitté la vie dans un désespoir d'enfant malade. Savons-nous de quelles espérances on l'avait grisé? Il comptait sûrement sur beaucoup d'appuis, qui lui ont fait défaut au dernier moment. A force d'entendre répéter, dans son milieu, que la littérature dramatique mourait faute d'un théâtre ouvert aux nobles tentatives, à force d'écouter ceux qui vivent d'un idéal nuageux et pleurnicheur, cet homme s'était lancé, en faisant appel à toutes les forces vives, dont on lui affirmait l'existence. On sait aujourd'hui les forces vives qui lui ont répondu. Il n'était pas plus mauvais directeur qu'un autre, il avait mis sur son affiche le nom de Victor Hugo, celui de M. Jules Claretie; il faisait appel aux jeunes, il était en somme le directeur qu'on avait voulu qu'il fût. Sans doute, à la dernière heure, il aurait pu montrer plus d'énergie devant son désastre. Mais pouvons-nous descendre dans cette conscience et dire sous quelle amertume cet homme a succombé!

M. Bertrand ne s'est pas tué tout seul, il a été tué par les faiseurs de phrases qui se refusent à voir nettement notre époque de science et de vérité, par les chienlits politiques et romantiques qui se promènent dans des loques de drapeau, en rêvant de battre monnaie avec les sentiments nobles. S'il ne s'était pas cru soutenu par tout un gouvernement, s'il n'avait pas espéré devenir le directeur du théâtre de notre République, si on ne lui avait pas persuadé que tous les petits-fils de 1830 allaient lui apporter des chefs-d'oeuvre, il ne se serait sans doute jamais risqué dans une telle entreprise. La vérité, je le répète, est qu'il a été la victime de la queue romantique et des hommes politiques qui songent à régenter l'art. Ceux dont il attendait tout, ne lui ont rien donné. C'est alors qu'il a perdu la tête devant cet effondrement du patriotisme, de l'idéal, de toutes les phrases creuses dont on lui avait gonflé le coeur; du moment que l'idéal et le patriotisme ne faisaient pas recette, il n'avait plus qu'à disparaître. Et il s'est tué.

Les autres vivent toujours, lui est mort. C'est une leçon.




LE DRAME PATRIOTIQUE


I

La solennité militaire à laquelle l'Odéon nous a conviés me paraît pleine d'enseignements. Pour moi, le très grand succès que M. Paul Deroulède vient de remporter avec l'Hetman prouve avant tout que le fameux métier du théâtre n'est point nécessaire, puisque voilà un drame en cinq actes, fort lourd, très mal bâti et complètement vide, qui a été acclamé avec une véritable furie d'enthousiasme.

Le cas de M. Paul Deroulède est un des cas les plus curieux de notre littérature actuelle. Il s'est fait une jolie place dans les tendresses de la foule, en prenant la situation vacante de poète-soldat. Nous avions le soldat-laboureur, d'Horace Vernet; nous avons aujourd'hui le soldat-poète. Je viens de nommer Horace Vernet, ce peintre médiocre qui a été si cher au chauvinisme français. M. Paul Deroulède est en train de le remplacer. Ajoutez que nos désastres font en ce moment de l'armée une chose sacrée. Cela rend la position de poète-soldat absolument inexpugnable. Il est très difficile d'insinuer qu'il fait des vers médiocres, sans passer aussitôt pour un mauvais citoyen. On vous regarde, et on vous dit: «Monsieur, je crois que vous insultez l'armée!»

Certes, M. Paul Deroulède fait bien mal les vers, mais il a de si beaux sentiments! Ah! les beaux sentiments, on ne se doute pas de ce qu'on peut en tirer, quand on sait les employer avec adresse. Ils sont une réponse à tout, ils sont «la tarte à la crème» de notre grand comique. «La pièce me paraît faible.—Mais l'honneur, Monsieur!—Il n'y a pas d'action du tout.—Mais la patrie, Monsieur!—L'intrigue recommence à chaque acte.—Mais le dévouement, Monsieur!—Enfin, je m'ennuie.—Mais Dieu, Monsieur! Vous osez dire que Dieu vous ennuie!» Cette façon d'argumenter est sans réplique. Il est certain que l'honneur, la patrie, le dévouement et Dieu sont des preuves écrasantes du génie poétique de M. Paul Deroulède.

Et il faut voir le bonheur de la salle. Il y a bien quelques gredins parmi les spectateurs. Ceux-là applaudissent plus fort. C'est si bon de se croire honnête, de passer une soirée à manger de la vertu en tirades, quitte à reprendre le lendemain son petit négoce plus ou moins louche! Qu'importe l'oeuvre! Il suffit que l'auteur jette des gâteaux de miel au public. Le public se donne une indigestion de flatteries. Il est grand, il est noble, il est honnête. C'est un attendrissement général. Pas de vices, à peine un coquin en carton, qui est là pour servir de repoussoir. Bravo! bravo! que tout le monde s'embrasse, et que le mensonge dure jusqu'à minuit!

La salle de l'Odéon tremblait sous l'ouragan des bravos. Chaque couplet patriotique était accueilli par des trépignements. Des personnes, je crois, ont été trouvées sous les bancs, évanouies de bonheur. La pièce n'existait plus, on se moquait bien de la pièce! La grande affaire était de guetter au passage les allusions à nos défaites et à la revanche future; et, dès qu'une allusion arrivait, la salle prenait feu, de l'orchestre au ceintre. Un monsieur en habit noir, un conférencier quelconque, aurait lu le drame devant le trou du souffleur que certainement l'effet aurait été le même. Et je pensais, assourdi par ce vacarme, que nous étions tous bien naïfs de chercher des succès dans l'amour de la langue et dans l'amour du vrai. Voilà M. Paul Deroulède qui passe du coup auteur dramatique, en criant simplement, le plus fort qu'il peut: «Je suis l'armée, je suis la vertu, l'honneur, la patrie, je suis les beaux sentiments!»

Pauvres écrivains que nous sommes, quelle leçon! Je sais des poètes qui, depuis vingt ans, étudient l'art délicat de forger le vers français. Ceux-là ont à peine des succès d'estime. Je sais des auteurs dramatiques qui se mangent le cerveau pour trouver une nouvelle formule, pour élargir la scène française. Ceux-là sont bafoués, et on les jette au ruisseau. Les maladroits! Pourquoi ne battent-ils pas du tambour et ne jouent-ils pas du clairon? C'est si facile!

La recette est connue. On sait à l'avance que tel beau sentiment doit provoquer telle quantité de bravos. On peut même doser le succès qu'on désire. Les modestes mettent le mot «patrie» cinq ou six fois; cela fait cinq ou six salves de bravos. Les vaniteux, ceux qui rêvent l'écroulement de la salle, prodiguent le mot «patrie», à la fin de toutes les tirades; alors, c'est un feu roulant, on est obligé de payer la claque double. Vraiment, la méthode est trop commode! Dans ces conditions, on se commande un succès, comme on se commande un habit. Cela rappelle les ténors qui n'ont pas de voix, et qui laissent aux cuivres de l'orchestre le soin d'enlever les hautes notes. La littérature n'est plus que pour bien peu de chose dans tout ceci.

J'arrive à l'Hetman. Voici, en quelques lignes, le sujet du drame. Un roi polonais du dix-septième siècle, Ladislas IV, a soumis les Cosaques. Deux des vaincus, le vieux chef Froll-Gherasz et le jeune Stencko, sont même à la cour de ce roi, où se trouve aussi un traître, un parjure, Rogoviane. Ce dernier, qui rêve de devenir gouverneur de l'Ukraine, pousse les Cosaques à une révolte, et travaille de façon à ce que Stencko s'échappe pour être le chef des révoltés. Mais Froll-Gherasz n'approuve pas cette prise d'armes. Il accepte une mission du roi, celle de pacifier l'Ukraine, et il laisse à la cour sa fille Mikla comme otage. Stencko et Rogoviane, naturellement, aiment Mikla. Dès lors, la seule situation dramatique est celle du père et de l'amant, pris entre l'amour de la patrie et l'amour qu'ils éprouvent pour la jeune fille. Au dénoûment, la patrie l'emporte, Stencko et Mikla meurent, mais les Cosaques sont victorieux.

La situation principale ne fait que se déplacer, pas davantage. D'abord, c'est Froll-Gherasz qui arrive dans un campement cosaque et qui adjure ses anciens soldats de ne pas recommencer une lutte insensée; mais, lorsque Stencko, en apprenant que Mikla est restée comme otage, refuse le commandement et retourne à la cour de Ladislas IV pour la sauver, le vieux chef oublie sa mission, oublie sa fille, et saisit le sabre de chef suprême, par amour de la patrie en larmes. Ensuite, c'est Stencko, qui veut enlever Mikla; là, apparaît Marutcha, une sorte de prophétesse qui conduit les Cosaques au combat, et Marutcha décide les jeunes gens à se sacrifier pour leur pays. Mikla reste à la cour afin d'endormir les soupçons de Ladislas. Enfin, le quatrième acte est vide d'action, on y voit simplement Froll-Gherasz préparant la victoire par des tirades sur les devoirs du soldat. Puis, au cinquième acte, nous retombons de nouveau dans l'unique situation, Stencko a été blessé, Mikla a été sauvée de l'échafaud par Rogoviane qui veut se faire aimer d'elle, et elle expire sur le corps de Stencko, elle tombe assassinée par le traître, lorsque celui-ci entend arriver les Cosaques vainqueurs.

Je ne puis m'arrêter à discuter les détails, la maladresse de certaines péripéties. Le point de départ est singulièrement faible; ce père, qui laisse sa fille en otage, devrait se connaître et ne pas jouer si aisément les jours de son enfant. On n'est pas ému le moins du monde de la douleur de Froll-Gherasz, parce qu'en somme il a voulu cette douleur. Agamemnon sacrifiant Iphigénie est beaucoup plus grand. Mais ce qui me frappe surtout, c'est le cercle dans lequel tourne la pièce. Comme je l'ai dit en commençant, l'Hetman a eu du succès, en dehors de toutes les règles. Il ne devait pas avoir de succès, puisque les critiques enseignent qu'une pièce ne peut réussir sans action, sans situations variées et combinées. Les cinq actes se répètent, et pourtant les bravos n'ont pas cessé une minute. Voilà un fait troublant pour les magisters du feuilleton. La seule explication raisonnable est que le succès de l'Hetman n'est pas un succès littéraire, mais un succès militaire, ce qu'il ne faut pas confondre. Qu'un jeune auteur ait la naïveté de s'autoriser de l'exemple, d'écrire un drame où l'action ne marchera pas, où des actes entiers ne seront qu'une composition de rhétoricien sur un sujet quelconque; qu'il fasse cela, sans y mettre les fameux beaux sentiments, et nous verrons s'il ne remporte pas un échec honteux.

Quelques observations de détails sur les personnages, avant de finir. Le roi Ladislas est stupéfiant. J'ignore si l'artiste qui joue le rôle est le seul coupable, mais on dirait vraiment un roi de féerie; on s'attend à chaque instant à voir son nez s'allonger brusquement, sous le coup de baguette de quelque méchante fée. Quant à la Marutcha, elle a trouvé une merveilleuse interprète dans madame Marie Laurent. Mais quel personnage rococo! combien peu elle tient à l'action, et comme chacune de ses tirades est attendue à l'avance! J'entendais une dame dire près de moi, en parlant de tous ces héros: «Ils crient trop fort.» Le mot est juste et contient la critique de la pièce. Personne ne parle dans ce drame, tout le monde y crie. On sort les oreilles cassées, et le fiacre qui vous emporte semble continuer les cahots des tirades, sur le pavé de Paris. Toute la nuit, Stencko a hurlé ses beaux sentiments à mes oreilles, tandis que le vieux Froll-Gherasz psalmodiait les siens d'une voix de basse. Le drame de M. Paul Deroulède est comme un corps d'armée qui défilerait dans ma rue. Je ferme ma fenêtre, agacé par le vacarme, qui m'empêche d'avoir deux idées justes l'une après l'autre.

Je suis peut-être très sévère. M. Paul Deroulède est jeune et mérite tous les encouragements. Il a du talent, d'ailleurs. Je n'aime pas ce talent, voilà tout. Je crois qu'un peu de vérité dans l'art est préférable à tout ce tra la la des beaux sentiments. Les bonshommes en bois, même lorsque le bois est doré, ne font pas mon affaire. Je préfère à l'Hetman un petit acte fin et vrai du Palais-Royal, le Roi Candaule, par exemple. Au moins, nous sommes là avec des créatures humaines. Qu'est-ce que c'est que Froll Gherasz? Un père et un patriote. Mais quel père et quel patriote? Nous n'en savons rien. Froll-Gherasz est une abstraction, il ressemble à un de ces personnages des anciennes tapisseries, qui ont une banderole dans la bouche, pour nous dire quels héros ils représentent. Pas d'observation, pas d'analyse, pas d'individualité. Le théâtre ainsi entendu remonte par delà la tragédie, jusqu'aux mystères du moyen âge.

Ah! je suis bien tranquille, d'ailleurs. Ce n'est pas l'Hetman qui ressuscitera le drame historique. Il est un exemple de la pauvreté et de la caducité du genre. Laissez passer cette tempête de bravos patriotiques, laissez refroidir ces tirades, et vous vous trouverez en face d'un drame dans le genre des drames, aujourd'hui glacés, de Casimir Delavigne, beaucoup moins bien fait et d'un ennui mortel.



II

Je viens de dire mon opinion sur les drames patriotiques. Je ne nie pas l'excellente influence que ces sortes de pièces peuvent avoir sur l'esprit de l'armée française; mais, au point de vue littéraire, je les considère comme d'un genre très inférieur. Il est vraiment trop aisé de se faire applaudir, en remuant avec fracas les grands mots de patrie, d'honneur, de liberté. Il y a là un procédé adroit, mais commode, qui est à la portée de toutes les intelligences.

Voici, par exemple, un jeune homme, M. Charles Lomon. On me dit qu'il a écrit à vingt-deux ans le drame: Jean Dacier, joué solennellement à la Comédie-Française. La grande jeunesse du débutant me le rend très sympathique, et j'ai écouté la pièce avec le vif désir de voir se révéler un homme nouveau.

Mais, quoi! avoir vingt-deux ans, et écrire Jean Dacier! Vingt-deux ans, songez donc! l'âge de l'enthousiasme littéraire, l'âge où l'on rêve de fonder une littérature à soi tout seul! Et refaire un mauvais drame de Ponsard, une pièce qui n'est ni une tragédie ni un drame romantique, qui se traîne péniblement entre les deux genres!

Je m'imagine M. Lomon à sa table de travail. Il a vingt-deux ans, l'avenir est à lui. Dans le passé, il y a deux formes dramatiques usées, la forme classique et la forme romantique. Avant tout, M. Lomon devait laisser ces guenilles dans le magasin des accessoires, aller devant lui, chercher, trouver une forme nouvelle, aider enfin de toute sa jeunesse au mouvement contemporain. Non, il a pris les guenilles, il les a prises même sans passion littéraire, car il les a mêlées, il a lâché de rafraîchir toutes ces vieilles draperies des écoles mortes pour les jeter sur les épaules de ses héros. Une tragédie glaciale, un drame échevelé, passe encore! on peut être un fanatique; mais une oeuvre mixte, un raccommodage de tous les débris antiques, voilà ce qui m'a fâché!

Il est inutile d'avoir vingt-deux ans pour écrire une oeuvre pareille. Cela me consterne que l'auteur n'ait que vingt-deux ans; j'aurais compris qu'il en eût au moins cinquante. Serait-il donc vrai que les débutants, même ceux qui ont soif d'originalité et de nouveauté, se trouvent fatalement condamnés à l'imitation? Peut-être M. Lomon ne s'est-il pas aperçu des emprunts qu'il a faits de tous les côtés, du cadre vermoulu dans lequel il a placé sa pièce, des lieux communs qui y traînent, de la fille bâtarde, en un mot, dont il est accouché. La jeunesse n'a pas conscience des heures qu'elle perd à se vieillir.

Je sais que le patriotisme répond atout. M. Lomon a écrit un drame patriotique, cela ne suffit-il pas à prouver l'élan généreux de sa jeunesse? Je dirai une fois encore que le véritable patriotisme, quand on fait jouer une pièce à la Comédie-Française, consiste avant tout à tâcher que cette pièce soit un chef-d'oeuvre. Le patriotisme de l'écrivain n'est pas le même que celui du soldat. Une oeuvre originale et puissante fait plus pour la patrie que de beaux coups d'épée, car l'oeuvre rayonne éternellement et hausse la nation au-dessus de toutes les nations voisines. Quand vous aurez fait crier sur la scène: Vive la France! ce ne sera là qu'un cri banal et perdu. Quand vous aurez écrit une oeuvre immortelle, vous aurez réellement prolongé la vie de la France dans les siècles. Que nous reste-t-il de la gloire des peuples morts? Il nous reste des livres.

Jean Dacier est, paraît-il, une oeuvre républicaine. Je demande à en parler comme d'une oeuvre simplement littéraire. Le sujet est l'éternelle histoire du paysan vendéen qui se fait soldat de la République et qui se retrouve en face de ses anciens seigneurs, lorsqu'il est devenu capitaine. Naturellement, Jean aime la comtesse Marie de Valvielle, et naturellement aussi il se montre deux fois magnanime envers son ennemi et rival, Raoul de Puylaurens, le cousin de la jeune dame. L'originalité de la pièce consiste dans le noeud même du drame. Jean retrouve la comtesse juste au moment où elle passe dans la légendaire charrette pour aller à l'échafaud. Or, un homme peut la sauver en l'épousant. Jean lui offre son nom, et la comtesse accepte, en croyant qu'il agit pour le compte de Raoul. On comprend le parti dramatique que M. Lomon a pu titrer de cette situation: une comtesse mariée à un de ses anciens domestiques, se révoltant, puis finissant par l'aimer au moment où il a donné pour elle jusqu'à sa vie.

Je ne chicanerai pas l'auteur sur ce mariage singulier. Il peut se faire qu'on trouve dans l'histoire de l'époque un fait semblable; seulement, il ne s'agissait certainement pas d'une femme de la qualité de l'héroïne. N'importe, il faut accepter ce mariage, si étrange qu'il soit. Ce qui est plus grave, c'est la création même du personnage.

Voici Jean Dacier, un paysan qui s'est instruit et qui représente l'homme nouveau. Il n'a pas une tache, il est grand, héroïque, sublime. Quand il a épousé la comtesse pour la sauver, et qu'elle l'écrase de son mépris, c'est à peine s'il laisse percer une révolte. Il fait échapper une première fois son rival Raoul, qu'il tient entre ses mains. A l'acte suivant, la situation recommence: Raoul tombe de nouveau à sa merci, et, cette fois, non seulement Jean le fait évader, mais encore il lui donne rendez-vous le lendemain sur le champ de bataille, et, en donnant ce rendez-vous, il trahit les siens, car l'attaque devait rester secrète. Jean passe devant un conseil de guerre, et on le fusille, pendant que Marie se lamente.

Vraiment, il est bon d'être un héros, mais il y a des limites. En temps de guerre, ouvrir continuellement la porte aux prisonniers, cela ne s'appelle plus de la grandeur d'âme, mais de la bêtise. Pour que nous nous intéressions aux pantins sublimes, il faut leur laisser un peu d'humanité sous la pourpre et l'or dont on les drape. On finit par sourire de ces héros magnanimes qui ne s'emparent de leurs ennemis que pour les relâcher. Il y a là une fausse grandeur dont on commence, au théâtre, à sentir le côté grotesque.

Le pis est qu'on s'intéresse médiocrement, à Jean Dacier. Cette façon de sauver une femme en l'épousant, le met dans une position singulièrement fausse. Il se conduit en enfant. La seule chose qu'il aurait à faire, après avoir arraché Marie à la guillotine, ce serait de la saluer et de lui dire: «Madame, vous êtes libre. Vous me devez la vie, je vous confie mon honneur.» Mais alors toutes les querelles dramatiques du second acte et du troisième n'existeraient pas. La situation est si bien sans issue que Jean meurt à la fin avec une résignation de mouton, pour finir la pièce. Cette mort est également amenée par une péripétie trop enfantine. Jean, ce lion superbe, trahit les siens sans paraître se douter un instant de ce qu'il fait, ce qui rapetisse tout le dénoûment.

Quant à la comtesse, elle est bâtie sur le patron des héroïnes, avec trop de mépris et trop de tendresse à la fois. Lorsque Jean l'a sauvée, elle se montre d'une cruauté monstrueuse, blessant inutilement son libérateur, se conduisant d'une si sotte façon qu'elle mériterait simplement une paire de gifles, malgré toute sa noblesse. Puis, au dernier acte, elle se pend au cou de Jean et lui déclare qu'elle l'adore. Le quatrième acte a suffi pour changer cette femme. C'est toujours le même système, celui des pantins que l'on déshabille et que l'on rhabille à sa fantaisie, pour les besoins de son oeuvre. Marie a compris la grandeur de Jean, et cela suffit: elle est comme frappée par la baguette d'un enchanteur, la couleur de ses cheveux elle-même a dû changer.

Je ne parle point des autres personnages, de ce Raoul de Puylaurens, qui passe sa vie à tenir son salut de son rival, ni du conventionnel Berthaud, qui traverse l'action en récitant des tirades énormes. Oh! les tirades! elles pleuvent avec une monotonie désespérante dans Jean Dacier. On essuie une trentaine de vers à la file, on courbe le dos comme sous une averse grise, on croit en être quitte; pas du tout, trente autres vers recommencent, puis trente autres, puis trente autres. Imaginez une grande plaine plate, sans un arbre, sans un abri, que l'on traverse par une pluie battante. C'est mortel. Je préfère, et de beaucoup, les vers rocailleux de M. Parodi. Que dirai-je du style? Il est nul. Nous avons, à l'heure présente, cinquante poètes qui font mieux les vers que M. Lomon. Ce dernier versifie proprement, et c'est tout. Il tient plus de Ponsard que de Victor Hugo.

Je me montre très sévère, parce que Jean Dacier a été pour moi une véritable désillusion. Comme j'attaquais vivement le drame historique, on m'avait fait remarquer qu'on pouvait très bien appliquer à l'histoire la méthode d'analyse qui triomphe en ce moment, et renouveler ainsi absolument le genre historique au théâtre. Il est certain que, si des poètes abandonnent le bric-à-brac romantique de 1830, les erreurs et les exagérations grossières qui nous font sourire aujourd'hui, ils pourront tenter la résurrection très intéressante d'une époque déterminée. Mais il leur faudra profiter de tous les travaux modernes, nous donner enfin la vérité historique exacte, ne pas se contenter de fantoches et ressusciter les générations disparues. Rude besogne, d'une difficulté extrême, qui demanderait des études considérables.

Or, j'avais cru comprendre que le Jean Dacier, de M. Lomon, était une tentative de ce genre. Et quelle surprise, à la représentation! Ça, de l'histoire, allons donc! C'est un placage, exécuté même par des mains maladroites. Pas un des personnages ne vit de la vie de l'époque. Ils se promènent comme des figures de rhétorique, ils n'ont que la charge de réciter des morceaux de versification. Et le milieu, bon Dieu! Ce village breton, où Berthaud vient procéder aux enrôlements volontaires, cette mairie de Nantes où l'on marie les comtesses qui vont à la guillotine, seraient à peine suffisants pour la vraisemblance d'un opéra-comique. Vraiment, Jean Dacier sera un bon argument pour les défenseurs du drame historique! Il achève le genre, il est le coup de grâce.

Je songeais à la Patrie en danger, de MM. Edmond et Jules de Concourt. Voilà, jusqu'à présent, le modèle du genre historique nouveau, tel que je l'exposais tout à l'heure. Aussi les directeurs ont-il tremblé devant une oeuvre qui avait le vrai parfum du temps, et les auteurs ont ils dû publier la pièce, en renonçant à la faire jouer. Il y aurait un parallèle bien curieux à établir entre la Patrie en danger et Jean Dacier; les deux sujets se passent à la même époque et ont plus d'un point de ressemblance. La première est une oeuvre de vérité, tandis que la seconde est faite «de chic», comme disent les peintres, uniquement pour les besoins de la scène.

Au demeurant, la salle a failli craquer sous les applaudissements, le premier soir. Vive la France!



III

J'arrive au Marquis de Kénilis, le drame en vers que M. Lomon a fait jouer au théâtre de l'Odéon. Je n'analyserai pas la pièce. A quoi bon? Le sujet est le premier venu. Il se passe en Bretagne, à l'époque de la Révolution, ce qui permet d'y prodiguer les mots de patrie, d'honneur, de gloire, de victoire. Nous y voyons l'éternelle intrigue des drames faits sur cette époque: un enfant du peuple aimant une fille d'aristocrate, devenant plus tard capitaine, puis épousant la demoiselle ou mourant pour elle. La situation forte consiste à mettre le capitaine entre son amour et son devoir; il ouvre en mer un pli cacheté qui lui ordonne de fusiller le père de sa bien-aimée; heureusement, ce père se fait tuer noblement, ce qui simplifie la question. Qu'importe le sujet, d'ailleurs! La prétention des poètes comme M. Lomon est d'écrire de beaux vers et de pousser aux belles actions.

Hélas! les vers de M. Lomon sont médiocres. Beaucoup ont fait sourire. Les meilleurs frappent l'oreille comme des vers connus; on les a certainement lus ou entendus quelque part, ils circulent dans l'école, tout le monde s'en est servi. Ne serait-il pas temps de chercher une poésie, en dehors de l'école lyrique de 1830? Je me borne à un souhait, car je ne vois rien de possible dans la pratique. Ce que je sens, c'est que tous nos poètes répètent Musset, Hugo, Lamartine ou Gautier, et que les oeuvres deviennent de plus en plus pâles et nulles. Nous avons aujourd'hui une fin d'école romantique aussi stérile que la fin d'école classique qui a marqué le premier empire.

Pendant qu'on jouait l'autre soir le Marquis de Kénilis, je pensais à un poète de talent, à Louis Bouilhet, qu'on oublie singulièrement aujourd'hui. Celui-là se produisait encore à son heure, et il est telle de ses oeuvres qui a de la force et même une note originale. Eh bien, si personne ne songe plus aujourd'hui à Louis Bouilhet, si aucun théâtre ne reprend ses pièces, quel est donc l'espoir de M. Lomon en chaussant des souliers qui ont mené à l'oubli des poètes mieux doués que lui, et venus en tout cas plus tôt dans une école agonisante? Quel est cet entêtement de faire du vieux neuf, de ramasser les rognures d'hémistiches qui traînent, et dont le public lui-même ne veut plus?

On répond par la dévotion à l'idéal. En face de notre littérature immonde, à côté de nos romans du ruisseau, il faut bien que des jeunes gens tendent vers les hauteurs et produisent des oeuvres pour enflammer le patriotisme de la nation. Nous autres naturalistes, nous sommes le déshonneur de la France; les poètes, M. Lomon et d'autres, sont chargés devant l'Europe d'honorer le pays et de le remettre à son rang. Ils consolent les dames, ils satisfont les âmes fières, ils préparent à la République une littérature qui sera digne d'elle.

Ah! les pauvres jeunes gens! S'ils sont convaincus, je les plains. J'ai déjà dit que je regardais comme une vilaine action de voler un succès littéraire, en lançant des tirades sur la patrie et sur l'honneur. Cela vraiment finit par être trop commode. Le premier imbécile venu se fera applaudir, du moment où la recette est connue. Si les mots remplacent tout, à quoi bon avoir du talent?

Et puis, causons un peu de cette littérature qui relève les âmes. Où sont d'abord les âmes qu'elle a relevées? En 1870, nous étions pleins de patriotisme contre la Prusse; un peu de science et un peu de vérité auraient mieux fait notre affaire. J'ai remarqué que les dames qui travaillaient dans l'idéal, étaient le plus souvent des dames très émancipées. Au fond de tout cela, il y a une immense hypocrisie, une immense ignorance. Je ne puis ici traiter la question à fond. Mais il faut le déclarer très nettement: la vérité seule est saine pour les nations. Vous mentez, lorsque vous nous accusez de corrompre, nous qui nous sommes enfermés dans l'étude du vrai; c'est vous qui êtes les corrupteurs, avec toutes les folies et tous les mensonges que vous vendez, sous l'excuse de l'idéal. Vos fleurs de rhétorique cachent des cadavres. Il n'y a, derrière vous, que des abîmes. C'est vous qui avez conduit et qui conduisez encore les sociétés à toutes les catastrophes, avec vos grands mots vides, avec vos extases, vos détraquements cérébraux. Et ce sera nous qui les sauverons, parce que nous sommes la vérité.

N'est-ce pas la chose la plus attristante qu'on puisse voir? Voilà un jeune homme, voilà M. Lomon, Il débute, il a peut-être une force en lui. Eh bien, il commence par s'enfermer dans une formule morte; il fait du romantisme, à l'heure où le romantisme agonise. Ce n'est pas tout, il croit qu'il sauve la France, parce qu'il vient corner les mots de patrie et d'honneur dans une salle de théâtre, parce qu'il invente une intrigue puérile et qu'il écrit de mauvais vers. Et le pis, c'est qu'il se montrera dédaigneux pour nous, c'est que ses amis mentiront au point de nous traiter en criminels et d'insinuer que sa pauvre pièce est une revanche du génie français!

J'ai d'autres désirs pour notre jeunesse. Je la voudrais virile et savante. D'abord, elle devrait se débarrasser des folies du lyrisme, pour voir clair dans notre époque. Ensuite, elle accepterait les réalités, elle les étudierait, au lieu d'affecter un dégoût enfantin. A cette condition seule, nous vaincrons. Le vrai patriotisme est là, et non dans des déclamations sur la patrie et la liberté. Jamais je n'ai vu un spectacle plus comique ni plus triste: tout un gouvernement républicain convoqué à l'Odéon, des ministres, des sénateurs, des députés, pour y entendre un coup de canon. Eh! bonnes gens, ce n'est pas la formule romantique, c'est la formule scientifique qui a établi et consolidé la République en France!



IV

Personne n'ignore qu'Attila, c'est M. de Bismark. Du moins, nul doute ne peut nous rester à cet égard, après la première représentation des Noces d'Attila, le drame en quatre actes que M. Henri de Bornier a fait jouer à l'Odéon. La salle l'a compris et a furieusement applaudi les passages où les alexandrins du poète, en rangs pressés, font aisément mordre la poussière aux ennemis de la France. Je n'insiste pas.

Mais ce que je veux répéter encore, c'est ce que j'ai déjà dit à propos de l'Hetman et de Jean d'Acier. Pour un poète, l'oeuvre vraiment patriotique est de laisser un chef-d'oeuvre à son pays. Molière, qui n'a pas agité de drapeaux, qui n'a pas joué des fanfares devant sa baraque avec les mots d'honneur et de patrie, reste la souveraine gloire de notre nation; et il a vaincu toutes les nations voisines, sur le champ de bataille du génie. Nous triomphons continuellement par lui. Quant à cet autre prétendu patriotisme, à ce boniment qui jongle avec de grands mots, qui enlève les applaudissements d'une salle par des tirades, il n'est pas autre chose qu'une spéculation plus ou moins consciente. Il y a une improbité littéraire absolue à faire ainsi acclamer des vers médiocres. C'est mettre le chauvinisme sur la gorge des gens: applaudissez, ou vous êtes de mauvais citoyens. C'est forcer le succès et bâillonner la critique, c'est se faire sacrer grand homme à bon compte, en déplaçant la question du talent et de la morale. Voilà ce que je répéterai chaque fois que j'aurai assisté à un de ces succès où il est impossible de juger le véritable mérite d'un auteur.

Je me sens donc, dès l'abord, très gêné devant la nouvelle oeuvre de M. de Bornier, car il semble avoir compté sur nos bons sentiments pour que nous la considérions comme une oeuvre noble et vengeresse. Moi qui la trouve beaucoup trop noble et insuffisamment vengeresse, je demande avant tout de négliger le patriotisme, dans une question où il n'a que faire, et de juger le drame au strict point de vue dramatique.

Voici le sujet, brièvement. Attila, après sa campagne dans les Gaules, campe au bord du Danube, où il attend la fille de l'empereur Valentinien, qu'il a fait demander en mariage. Il traîne derrière lui tout un troupeau de prisonniers, dans lequel se trouvent le roi des Burgondes, Herric, et sa fille Hildiga, sans compter une Parisienne, une femme du peuple, Gerontia. En outre, un général franc, Walter, qui aime Hildiga, commet l'imprudence de se présenter pour traiter de sa rançon et de celle de son père. Attila prend l'argent et le retient prisonnier. Puis, le drame se noue, dès que Maximin, ambassadeur de Rome, vient annoncer à Attila que l'empereur lui refuse sa fille. Attila, exaspéré, veut épouser Hildiga, je n'ai pas trop compris pourquoi; il l'aime sans doute, mais l'outrage de Valentinien n'avait rien à voir là dedans. D'ailleurs, non content de désespérer Hildiga par sa proposition, il pousse le raffinement jusqu'à vouloir être aimé devant tous; et il menace la jeune fille de massacrer son père, son amant, ses compatriotes, si elle ne feint pas pour sa personne la passion la plus aveugle. Hildiga doit accepter. Herric, Gérontia, d'autres encore la maudissent, sans qu'elle puisse relever la tête. Walter seul croit toujours en elle, et Attila finit par le faire décapiter devant Hildiga, qui se contente de se couvrir le visage de ses mains. Enfin, au dénoûment, lorsqu'il vient la retrouver dans la chambre nuptiale, la jeune épouse le tue d'un coup de hache.

Tel est, en gros, le drame. Dans une étude qu'il a publiée sur son oeuvre, M. de Bornier a écrit ceci: «L'idée des Noces d'Attila est fort simple; tout vainqueur se détruit lui-même par l'abus de sa victoire, voilà l'idée philosophique; un tigre veut manger une gazelle, mais la gazelle se fâche, voilà le fait dramatique.» Acceptons cela, et examinons la mise en oeuvre.

M. de Bornier ne nous a pas montré du tout un vainqueur se détruisant par l'abus de sa victoire, car Attila meurt d'un accident en pleines conquêtes, au milieu de ses armées victorieuses. Reste la fable du tigre et de la gazelle. J'admets que Hildiga soit une gazelle; ailleurs, M. de Bornier l'appelle une colombe; c'est plus tendre encore, et cela convient mieux aux grâces bien portantes de mademoiselle Rousseil. Mais quant au tigre, il est vraiment trop bon enfant et trop rageur à la fois. Je demande à m'expliquer longuement sur son compte.

Cette figure d'Attila emplit le drame, et c'est, en somme, juger l'oeuvre que de l'étudier. M. de Bornier paraît avoir voulu reconstituer autant que possible la figure historique d'Attila, telle que nous la montrent les rares documents historiques. Son barbare est civilisé, l'homme de guerre est doublé en lui d'un diplomate aussi rusé que peu scrupuleux. Seulement, à côté de quelques traits acceptables, quelle étrange résurrection de ce terrible conquérant! Tout le monde l'insulte pendant quatre actes. Les prisonniers, Herric, Hildiga, Gerontia, Walter, d'autres encore, défilent devant lui, en lui jetant à la face les plus sanglantes injures, sans qu'il se mette une seule fois dans une bonne et franche colère. Ce n'est pas tout, Maximin vient le braver au nom de Rome, avec un étalage d'insolence lyrique, et il se contente de lutter de lyrisme avec l'insulteur. De temps à autre, il est vrai, il se dresse sur la pointe des pieds, en disant: «C'est trop de hardiesse!» Mais il s'en lient la, les hardiesses continuent, les plus humbles lui lavent la tête, on le traite à bouche que veux-tu de bourreau, de tyran, d'assassin; une vraie cible aux tirades patriotiques de chacun, un fantoche criblé de vers, lardé des mots de patrie et d'honneur. Ah! la bonne ganache de barbare! A coup sûr, le tigre ne s'est pas défendu contre M. de Bornier, qui, avant de le faire manger par sa gazelle, l'a accommodé sans péril à la sauce des beaux sentiments.

Cet Attila est donc un brave homme. Ajoutons qu'il a des mouvements d'humeur. Ainsi, s'il tolère autour de lui les gens qui l'injurient, il fait crucifier ceux de ses soldats qui gardent le silence; voir l'épisode du premier acte. D'autre part, il donne l'ordre de couper le cou de Walter, dans un moment de vivacité; mais, en vérité, ce Walter a bien mérité son sort; on n'«embête» pas un tyran à ce point, le moindre tigre en chambre n'aurait certainement pas attendu d'être provoqué deux fois. La bonhomie imbécile de Géronte, jointe à la folie meurtrière de Polichinelle, voilà l'Attila de M. de Bornier. Dès qu'il a besoin de faire injurier son despote, le poète l'asseoit sur son trône et le tient immobile et patient, tant que la tirade se développe. Ensuite, il pousse un ressort, et le pantin lâche le fameux: «C'est trop de hardiesse!» Une seule fois, le pantin tue un homme, non pas parce que cet homme lui dit depuis huit heures du soir des choses excessivement désagréables, mais parce qu'il abuse de sa situation de noble prisonnier et de belle âme pour vouloir lui prendre sa femme. C'en est trop, le tigre est dans le cas de légitime défense.

Je me laisse aller à la plaisanterie. Mais, en vérité, comment prendre au sérieux une pareille psychologie. Voilà le grand mot lâché: Toute cette tragédie, déguisée en drame romantique, est d'une psychologie enfantine. Essayez un instant de reconstituer les mouvements d'âme des personnages, de savoir à quelle logique ils obéissent, et vous arriverez à une analyse stupéfiante. Nous sommes ici dans une abstraction quintessenciée. Ce n'est plus la machine intellectuelle si bien réglée du dix-septième siècle. C'est un casse-cou continuel au milieu de nos idées modernes habillées à l'antique. On est en l'air, partout et nulle part, parmi des ombres qui cabriolent sans raison, qui marchent tout d'un coup la tête en bas, sans nous prévenir. Les personnages sont extraordinaires, mais ils pourraient être plus extraordinaires encore, et il faut leur savoir gré de se modérer, car il n'y a pas de raison pour qu'ils gardent le moindre grain de bon sens. Nous sommes dans le sublime.

Oui, dans le sublime, tout est là. M. de Bornier lape à tous coups dans le sublime. Ses personnages sont sublimes, ses vers sont sublimes. Il y a tant de sublime là dedans, qu'à la fin du quatrième acte, j'aurais donné volontiers trois francs d'un simple mot qui ne fût pas sublime. Mais c'est justement au quatrième acte que le sublime déborde et vous noie. Ainsi je n'ai pas parlé d'Ellak, ce fils d'Attila qui a le coeur tendre et qui veut sauver Hildiga; quand il comprend, dans la chambre nuptiale, qu'elle va tuer son père, il est torturé par la pensée de prévenir celui-ci et de la livrer ainsi à sa fureur; mais Attila parle justement de faire mourir la mère d'Ellak pour une faute ancienne, et alors le jeune homme n'hésite plus, il livre son père à Hildiga pour sauver sa mère. Sublime, vous dis-je, sublime! Si ce n'était pas sublime, ce serait bête.

Et quel coup de sublime encore que le dénoûment! Attila raconte à Hildiga le rêve qu'il a fait, en la voyant en vierge qui foulait au pied le serpent. Hildiga, flairant un piège, lui répond par un autre songe: elle a rêvé qu'elle l'assassinait d'un coup de sa hache. Vous croyez qu'Attila va se méfier et prendre ses précautions avec cette faible femme qu'il peut écraser d'une chiquenaude. Allons donc! Il passe avec elle derrière un rideau, et nous l'entendons tout de suite glousser comme un poulet qu'on égorge. C'est sublime!

Le sublime, voilà la seule excuse, à ce point de dédain absolu pour tout ce qui est vrai et humain. D'ailleurs, M. de Bornier ne se défend pas d'avoir voulu se mettre en dehors de l'humanité. «Après bien des hésitations, dit-il, j'ai choisi le temps et le personnage d'Attila, précisément parce que le temps est obscur et le personnage peu connu.» Il insiste beaucoup sur ce point que personne ne peut pénétrer une âme comme celle d'Attila. Le despote lui-même, en parlant de l'histoire, dit qu'elle pourra le condamner, mais non pas le connaître.

Dès lors, le poète est libre, il va se permettre toutes les gambades sur le dos d'Attila. Et c'est ainsi qu'il nous a donné ce stupéfiant barbare, qui a des allures de romantique de 1830, qui rappelle ces personnages d'un drame de Ponson du Terrail, je crois, disant: «Nous autres, gens du moyen âge...» Oui, Attila se traite lui même de barbare, parle de l'histoire et de la décadence, prédit tout ce qui doit arriver, porte sur ses actions les jugements que nous portons aujourd'hui. Et il n'y a pas qu'Attila, les autres personnages ne sont également que des chienlits modernes, lâchés dans une action baroque, et s'y conduisant avec nos idées et nos moeurs. Tous les mensonges sont accumulés: non seulement la psychologie de ces marionnettes est absurde, mais encore le drame est d'une fausseté absolue, comme histoire et comme humanité.

Que reste-il? une fable, un sujet quelconque, auquel un poète dramatique a accroché des vers. Imaginez-vous un arbre planté en l'air, sans racine dans le sol, et dont les bras morts portent des drapeaux. Cela claque dans le vide, et le peuple applaudit.

Dès lors, j'en suis amené à ne plus juger que les vers de M. de Bornier. Je sais des poètes qui se sont indignés. Ils refusent à l'auteur des Noces d'Attila le don de poésie. Cela me touche moins. Au théâtre, dans une étude de caractères et de passions, j'estime que le lyrisme est un don bien dangereux. Mais il est certain que M. de Bornier obtient une étrange cuisine, en passant tour à tour du procédé de Corneille au procédé de Victor Hugo. Cela me choque surtout parce que je ne crois pas à une alliance possible entre des maîtres de tempéraments différents. Les auteurs de juste milieu, ceux qui ont eu, comme Casimir Delavigne, l'ambition de concilier les extrêmes, ne sont jamais parvenus qu'à un talent bâtard et neutre n'ayant plus de sexe. C'est un peu le cas de M. de Bornier.

Le directeur de l'Odéon a monté le drame richement. Mais franchement, malgré ses soins et l'argent qu'il a dépensé, rien n'est plus triste ni plus laid que le défilé de ces costumes baroques, qu'on nous donne comme exacts. Il y a là une orgie de cheveux, de barbes et de moustaches, de l'effet le plus extravagant. Du côté des Francs, tout le monde est blond, un ruissellement de filasse; du côté des Huns, tout le monde est brun, des poils trempés dans de l'encre et balafrant les visages comme des traits de cirage. C'est enfantin et lugubre. Quant à l'exactitude, elle me fait un peu sourire. Elle doit ressembler au respect historique de M. de Bornier. Ainsi, on a mis un entonnoir sur la tête de M. Marais. C'est très bien. Mais alors je déclare cela faible comme imagination. Du moment qu'on avait recours aux ustensiles de cuisine, je me plains qu'on n'ait pas coiffé M. Pujol d'une casserole et M. Dumaine d'un moule à pâtisserie. Remarquez que nous n'aurions pas réclamé, et que cela peut-être aurait été plus joli.

On me trouvera sans doute bien sévère pour M. de Bornier. La vérité est que nous n'avons pas le crâne fait de même. Il me paraît être la négation de l'auteur dramatique tel que je le comprends; et comme nous n'avons aucun engagement l'un envers l'autre, je m'exprime avec une entière franchise, je dis tout haut ce que bien du monde pense tout bas. Cela est aussi honorable pour lui que pour moi.

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