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Le Naturalisme

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The Project Gutenberg eBook of Le Naturalisme

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Title: Le Naturalisme

Author: condesa de Emilia Pardo Bazán

Translator: Albert Savine

Release date: November 21, 2012 [eBook #41428]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Andrea Ball & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NATURALISME ***

LE NATURALISME

PAR

EMILIA PARDO BAZAN

PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE
E. GIRAUD ET CIE. ÉDITEURS
18, RUE DROUOT, 18
1886

PRÉFACE

Le livre de Madame Emilia Pardo Bazan, que je présente au public français, sous un titre différent de celui qu'il porte dans l'édition espagnole, m'avait paru à première lecture digne de la traduction. J'ai, depuis, été encouragé par quelques personnes, d'opinions littéraires très diverses, à en publier une version.

Les unes me faisaient observer combien il est intéressant de connaître, sur un mouvement tout français par ses origines, les appréciations des étrangers; d'autres pensaient trouver dans ce livre une lumière qui éclairerait d'un jour nouveau leurs théories les plus chères. Je me suis rendu à ces raisons, me réduisant encore une fois au rôle sacrifié de traducteur.

Madame Emilia Pardo Bazan est un des écrivains les plus goûtés de la Péninsule. En quelques années, elle a touché à tous les sujets: roman, critique, histoire, histoire littéraire, hagiologie, critique scientifique. Ses qualités dominantes sont à coup sûr, avec une précieuse netteté d'intelligence, une langue facile et brillante, un style coloré et nerveux.

Les théories littéraires, qu'elle a travaillé à répandre en Espagne, sont pour la plupart empruntées à la France. Il est cependant juste de reconnaître que, s'il y avait un grand mérite, en 1883, à leur faire passer les Pyrénées, ce mérite était double, s'il appartenait à une femme. En outre, quelques-unes des idées de La Cuestion palpitante sont bien la propriété personnelle de l'écrivain espagnol.

Madame Emilia Pardo Bazan est, en effet, le chef d'une école: son Naturalisme catholique ne peut avoir les mêmes bases que le Naturalisme de M. Emile Zola, de là pour notre confrère transpyrénéen un très grand souci de questions qui, en France, n'ont jusqu'à ce jour été traitées par personne et qui inquiètent cependant certains critiques, et en particulier un groupe nombreux d'écrivains de la presse catholique. Dans ce milieu que j'ai traversé, où j'ai des amis et tout naturellement des adversaires, le Naturalisme scientifique de l'école de Médan ne saurait être accepté tel quel. Ceux que le goût des lettres attirait vers la brillante phalange des romanciers véristes auront quelque plaisir à retrouver leurs éloges et leurs réserves sous la plume de leur coreligionnaire espagnole. Je vais donc résumer pour eux surtout les trois chapitres que j'ai cru devoir retrancher dans ma traduction parce qu'ils contenaient une philosophie d'une forme un peu aride et scholastique et n'intéressaient qu'une fraction aussi respectable que restreinte du public lettré.

Fort peu de gens, en effet, se préoccupent des bases philosophiques sur lesquelles reposent les dogmes d'une école littéraire. Ils préfèrent les œuvres que ils ont produites. C'est à ceux-là que Madame Pardo Bazan s'adresse après qu'elle a franchi les aspérités du début de son exposition.

Naturalisme, Réalisme, dit-elle, on jongle souvent avec ces mots, mais le public ébloui par ces brillants exercices de prestidigitation n'en est pas plus éclairé! On lui a corné aux oreilles que le Naturalisme est licencieux, grossier, immoral: il n'en est pas plus instruit du vrai caractère de cette manifestation littéraire.

Le fond du Naturalisme, continue-t-elle, c'est le déterminisme, résurrection, sous la forme scientifique chère au XIXe siècle, du vieux Fatalisme païen jusque-là battu en brèche par les doctrines chrétiennes et principalement par la doctrine augustinienne du libre arbitre.

Saint Augustin, écrit-elle, réussit à effectuer la conciliation du libre arbitre et de la grâce avec cette profondeur et cette habileté qui étaient le propre de son intelligence d'aigle. Un dogme catholique, le péché originel, illuminait le problème d'une claire lumière. La chute d'une nature originairement pure et libre peut seule donner la clé de ce mélange de nobles aspirations et d'instincts bas, de besoins intellectuels et d'appétits sensuels, de ce combat que tous les moralistes, tous les psychologues, tous les artistes se sont plu à surprendre, à analyser et à peindre.

«L'explication de Saint Augustin a l'avantage inappréciable d'être d'accord avec ce que nous enseignent l'expérience et le sens intime. Nous savons tous que quand nous nous décidons à un acte eu pleine jouissance de nos facultés, nous assumons une responsabilité. Il y a plus: même sous l'influence de passions puissantes: colère, jalousie, amour, la volonté peut venir à notre secours. Qui ne l'a appelée bien des fois en se faisant violence et qui, s'il mérite le nom d'homme, ne l'a vue obéir à l'appel? Mais aussi, nul ne l'ignore, il n'en est pas toujours ainsi. Parfois, comme le dit saint Augustin, par la résistance habituelle de la chair ... l'homme voit ce qu'il doit faire et le désire sans pouvoir l'accomplir. Si en principe on admet la liberté, il faut la supposer relative et sans cesse combattue, limitée par tous les obstacles qu'elle rencontre dans la vie. Jamais la théologie catholique, dans sa sagesse, n'a nié ces obstacles ni méconnu la mutuelle influence du corps et de l'âme, jamais elle n'a considéré l'homme comme un esprit, comme un pur esprit, étranger et supérieur à sa chair mortelle.»

Cette théorie, Madame Pardo Bazan l'accepte dans son intégralité et en fait la base de son système propre.

Nombre d'écrivains, en Espagne, adhérèrent à ses doctrines; nombre aussi les ont combattues.

Je citerai parmi les adhérents, d'une part M. Leopoldo Alas, de l'autre M. Barcia Caballero, auteur d'une réponse qui est une adhésion, la Cuestion palpitante, cartas a doña Emilia Pardo Bazan; parmi les adversaires, MM. Polo y Peyrolon, romancier de l'école de Trueba, Diaz Carmona, universitaire distingué, Luis Alfonso, rédacteur de la Epoca qui a fait dans son journal une brillante campagne contre le Naturalisme.

Ceci pour les critiques.

Certains romanciers ont également fait leur adhésion pratique: ce sont MM. le marquis de Figueroa, Martinez Barrionuevo, Fernandez Juncos, etc. Néanmoins, Madame Emilia Pardo Bazan demeure incontestablement le chef de l'école naturaliste catholique. Ses nombreux romans, ses excellentes nouvelles lui assurent ce rang tant qu'il ne se sera pas levé un rival digne d'elle.

Albert SAVINE.


I


SOMMAIRE

L'Emeute romantique.—L'Othello de de Vigny.—Le scandale du mouchoir.—La noblesse du style.—Réalisme et Romantisme.—Classiques et Romantiques.—La crise romantique en Europe.—La phalange romantique en France et en Espagne.—Les mœurs romantiques.—Le costume. —Le Réalisme naît du Romantisme.


En 1829, un écrivain délicat dont l'unique désir était de se renfermer dans une tour d'ivoire, pour éviter le contact de la foule,—le comte Alfred de Vigny, donna à la Comédie-Française une traduction, ou plutôt un arrangement de l'Othello de Shakespeare.

On connaissait alors, en France, ce drame, et les meilleurs du grand dramaturge anglais, par les adaptations de Ducis.

En 1795, Ducis avait remanié Othello d'après le goût du temps,—avec deux dénoûments différents, celui de Shakespeare et un autre à l'usage des âmes sensibles. Le comte de Vigny ne crut point que de telles précautions fussent nécessaires; mais en bien des passages, il atténua la crudité de Shakespeare.

Le public se montra donc résigné durant les premiers actes; et même de temps en temps il applaudit. Mais, arrivé à la scène où le More, fou de jalousie, demande à Desdémone le mouchoir brodé qu'il lui a donné en gage d'amour, le mot mouchoir, traduction littérale de l'anglais Handkerchief, amena dans la salle une explosion de rires, de sifflets, de trépignements et de rugissements. Les spectateurs attendaient une circonlocution, une périphrase alambiquée quelconque, quelque blanc tissu ou autre chose qui n'offensât point leurs oreilles de gens de goût. Quand ils virent que l'auteur prenait la liberté de dire mouchoir tout sec, ils soulevèrent un tel tumulte que le théâtre en branla.

Alfred de Vigny appartenait à une école littéraire, naissante à cette heure, qui venait innover et transformer de fond en comble la littérature. Le classicisme dominait alors, dans les sphères officielles, comme dans le goût et l'opinion de la foule, ainsi que le prouve l'anecdote du mouchoir.

Et comment une licence de si mince importance pouvait-elle soulever un tel émoi! Ce qui nous semble aujourd'hui si peu de chose était en 1829 de la plus haute gravité.

A force de s'inspirer des modèles classiques, de s'assujettir servilement aux règles des préceptistes, et de prétendre à la majesté, à la prosopopée et à l'élégance, les lettres en étaient venues à un tel état de décadence que le naturel était considéré comme un délit, que c'était un sacrilège d'appeler les choses par leur nom et que les neuf dixièmes des mots français étaient proscrits, sous prétexte de ne profaner point la noblesse du style. Aussi le grand poète, qui fut le capitaine du Renouveau littéraire, Victor Hugo, dit-il dans les Contemplations:

«Plus de mol sénateur! plus de mot roturier!
Je fis une tempête au fond de l'encrier,
Et je mêlai parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées;
Et je dis: Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur!»

Une littérature qui, comme le classicisme du début du siècle, appauvrissait la langue, éteignait l'inspiration et se condamnait à imiter par système, était forcément incolore, artificielle et pauvre. Les romantiques qui venaient ouvrir de nouvelles voies, mettre en culture des terrains vierges, arrivaient aussi à propos qu'une pluie longtemps désirée sur la terre desséchée par les ardeurs du soleil. Quoique le public protestât et se cabrât tout d'abord, il devait finir par leur ouvrir les bras.

Il est curieux que les reproches adressés au Romantisme débutant ressemblent, comme une goutte d'eau à une autre, à celles que l'on lance aujourd'hui contre le Réalisme. Lire la critique du Romantisme faite par un Classique, c'est lire la critique du Réalisme par un Idéaliste.

D'après les Classiques, l'école romantique recherchait tout spécialement le laid, remplaçait le pathétique par le répugnant, la passion par l'instinct, fouillait les égoûts, mettait en lumière les plaies et les ulcères les plus dégoûtants, corrompait la langue et employait des termes bas et populaires. Ne dirait-on pas que l'Assommoir soit l'objet de cet anathème?

Sans s'écarter de leur route, les romantiques continuaient leur formidable révolte.

En Angleterre, Coleridge, Charles Lamb, Southey, Wordsworth, Walter-Scott, rompaient avec la tradition, dédaignaient la civilisation classique et préféraient une vieille ballade à l'Enéide, le moyen-âge à Rome.

En Italie, la renaissance du théâtre procédait du romantisme par Manzoni.

En Allemagne, véritable berceau de la littérature romantique, elle était déjà riche et triomphante.

L'Espagne, lasse de poètes subtils et académiques, tendit volontiers ses bras au Carthaginois qui venait à elle les mains pleines de trésors. Nulle part, cependant, le Romantisme ne fut aussi fécond, aussi militant et aussi brillant qu'en France. Par cette éclatante et éblouissante période littéraire seule, nos voisins méritent la légitime influence qu'il n'est pas possible de leur dénier et qu'ils exercent dans la littérature de l'Europe.

Magnifique expansion, riche floraison de l'esprit humain! On ne peut la comparer qu'à une autre grande époque intellectuelle: celle de la splendeur de la philosophie scolastique. Et il est à remarquer qu'elle a été bien plus courte. Quoique le Romantisme fût né après le début du XIXe siècle, un grand critique, Sainte-Beuve, parla de lui, en 1848, comme d'une chose finie et morte, déclarant que le monde appartenait déjà à d'autres idées, à d'autres sentiments, à d'autres générations. Ce fut un éclair de poésie, de beauté et de lumineuse clarté, auquel on peut appliquer la strophe de Nuñez de Arce:

¡Que espontaneo y feliz renacimento!
Que pléyada de artistas y escritores!
En la luz, en las ondas, en el viento
Hallaba inspiracion el pensamiento,
Gloria el soldado y el pintor colores.

Quelle renaissance heureuse et spontanée!
Quelle pléiade d'artistes et d'écrivains!
Dans la lumière, dans les flots, dans le vent,
La pensée trouvait des inspirations,
Le soldat de la gloire et le peintre des couleurs
[1].

Un membre de la phalange française, Dovalle, tué en duel à l'âge de vingt-deux ans, conseillait ainsi le poète romantique:

Brûlant d'amour, palpitant d'harmonie,
Jeune, laissant gémir tes vers brûlants,
Libre, fougueux, demande à ton génie
Des chants nouveaux, hardis, indépendants!
Du feu sacré si le ciel est avare,
Va les ravir d'un vol audacieux;
Vole, jeune homme ... Oui, souviens-toi d'Icare:
Il est tombé; mais il a vu les cieux!

Bien que nous distinguions dans le mouvement romantique français quelques-uns de ses représentants qui, comme Alfred de Musset et Balzac, ne lui appartiennent pas complètement, et sont à la rigueur les hommes d'une école différente, il lui reste une telle quantité de noms fameux qu'elle suffirait à faire la gloire, non pas seulement de quelques lustres, mais de deux siècles. Châteaubriand,—dédaigné aujourd'hui plus que de juste;—le doux et harmonieux Lamartine; George Sand; Théophile Gautier, d'une forme si parfaite; Victor Hugo, colosse qui se maintient encore sur pied; Augustin Thierry, le premier des historiens artistes, y suffiraient, sans compter les nombreux écrivains, secondaires peut-être, mais de valeur indiscutable, qui sont la preuve évidente de la fécondité d'une époque et qui pullulèrent dans le Romantisme français: Vigny, Mérimée, Gérard de Nerval, Nodier, Dumas, et, enfin, une troupe de douces et courageuses poétesses, de poètes et de conteurs dont il serait prolixe de citer les noms.

Théâtre, poésie, roman, histoire, tout fut créé, régénéré et agrandi par l'école romantique.

Nous gens d'au-delà les Pyrénées, satellites de la France,—malgré que nous en ayons,—nous nous rappelons aussi l'époque romantique comme une date glorieuse. Nous en ressentons encore l'influence et longtemps encore nous resterons à nous en affranchir.

Le romantisme nous donna Zorrilla qui fut comme le rossignol de notre aurore, en même temps que le mélancolique ver luisant de notre crépuscule. Mystiques arpèges, notes de guzla, sérénades moresques, terribles légendes chrétiennes, la poésie du passé, l'opulence des formes nouvelles, le poète castillan exprima tout avec une veine si inépuisable, avec une versification si sonore, une musique si délicieuse et que l'on entendait pour la première fois, que même aujourd'hui ... alors qu'elle est si lointaine! il semble que sa douceur nous résonne encore dans l'âme.

À côté de lui, Espronceda dresse son front hyronien; et le soldat poète Garcia Gutierrez cueille des lauriers prématurés qu'Hartzenbusch seul lui dispute. Le duc de Rivas satisfait aux exigenceshistorico-pittoresques dans ses romances. Larra, plus romantique dans la vie que dans ses œuvres, avec un humorisme piquant, avec une ironie badine, indique que la transition de la période romantique à la période réaliste.

Bien avant que cette transition commençât à s'accomplir.—quoique déterminée par la révolution littéraire française, la nôtre eut une originalité propre. Il ne nous manqua aucune note. Avec le temps, si nous ne possédâmes pas un Heine et un Alfred de Musset, il nous naquit un Campoamor et un Becquer.

Mais le théâtre du combat décisif, il importe de le répéter, ce fut la France.

Là, il y eut attaque impétueuse de la part des dissidents, résistance tenace de la part des conservateurs.

Baour-Lormian, dans une comédie intitulée Le classique et le romantique, établit la synonymie: classiques et gens de bien, romantiques et canailles. Suivant ses traces, sept écrivains d'un classicisme absolutiste remirent à Charles X une adresse dans laquelle ils le suppliaient d'exclure toute poésie contaminée de Romantisme du Théâtre-Français. Le roi répondit avec beaucoup d'esprit à cette demande qu'en matière de poésie dramatique il n'avait que l'autorité d'un spectateur et au théâtre d'autre rang que sa place au parterre.

A leur tour, les Romantiques provoquaient la lutte, défiaient l'ennemi et se montraient insociables et séditieux autant qu'il était possible. Us riaient à se démancher la mâchoire des trois unités d'Aristote; ils envoyaient promener les préceptes d'Horace et de Boileau,—sans s'apercevoir que beaucoup d'entre eux sont des vérités évidentes dictées par une logique inflexible et que le préceptiste ne put les inventer pas plus qu'aucun mathématicien n'invente les axiomes fondamentaux qui sont les premiers principes de la science. Ils s'amusaient à mystifier les critiques qui leur étaient hostiles, comme le fit ingénieusement Charles Nodier.

Cet élégant conteur qui était un savant philologue publia une œuvre intitulée Smarra. Les critiques, la prenant pour un enfant du Romantisme, la censurèrent avec amertume. Quelle ne dut pas être leur surprise en s'apercevant que Smarra se composait de passages traduits d'Homère, de Virgile, d'Horace, de Théocrite, de Catulle, de Lucien, de Dante, de Shakespeare et de Milton.

Jusque dans les détails du costume, les romantiques voulaient manifester de l'indépendance et de l'originalité; l'extravagance ne les effrayait point. Les chevelures de ce temps-là sont proverbiales, caractéristiques. Le costume avec lequel Théophile Gautier assista à la première d'Hernani est fameux. Le costume en question se composait d'un gilet de satin cerise, très collant, comme un justaucorps, d'un pantalon vert d'eau très pâle avec une bande noire, d'un habit noir à revers de velours, d'un pardessus gris doublé de satin vert et d'un ruban de moire autour du cou, sans que ni cravate ni col blanc se laissassent apercevoir. Pareil costume, choisi tout exprès pour choquer les bourgeois paisibles et les classiques atterrés, produisit presque autant d'émotion que le drame.

Le Romantisme ne s'arrêtait pas à la littérature: il s'élevait jusqu'aux mœurs. C'est un de ses signes particuliers d'avoir mis à la mode certains détails, certaines physionomies, les demoiselles pâles et bouclées, les héros désespérés, et, comme terme final, l'orgie et le cimetière.

L'idée que l'on avait de l'écrivain changea du tout au tout: à d'autres époques, c'était en général un homme inoffensif, paisible, menant une vie studieuse et retirée. Après l'avènement du Romantisme, ce devint un libertin misanthrope que les muses tourmentaient au lieu de le consoler et qui ne marchait, ne mangeait et ne se conduisait en rien comme le reste du genre humain, toujours entouré d'aventures, de passions, de tristesses profondes et mystérieuses.

Tout n'était pas fictif dans le type romantique. La preuve en est dans la vie hasardeuse de Byron, dans la satiété précoce d'Alfred de Musset, dans la folie et le suicide de Gérard de Nerval, dans les étranges fortunes de George Sand, dans les passions volcaniques et la fin tragique de Larra, dans les incartades et les ardeurs de Espronceda.

Il n'est pas de vin qui ne monte à la tête, si l'on en boit avec excès, et l'ambroisie romantique fut trop enivrante, pour ne pas troubler le cerveau de tous ceux qui la goûtaient dans la coupe divine de l'Art.

Temps héroïques de la littérature moderne! L'aveugle intolérance pourra seule méconnaître leur valeur et les considérer uniquement comme une préparation à l'âge réaliste qui commence. Et cependant, quand il appela à la vie artistique le beau et le laid indistinctement, quand il accorda à tous les mots leurs lettres de naturalisation dans les domaines de la poésie, le Romantisme servit la cause de la réalité. Victor Hugo protesta en vain, déclarant que des abîmes infranchissables séparent la réalité dans l'art de la réalité dans la nature. Cette restriction calculée n'empêchera pas que le Réalisme contemporain, et même le pur Naturalisme, se fondent et s'appuient sur des principes proclamés par l'école Romantique.

[1] Gritos del combate: A la muerte de D. Antonio Rios Rosas, p. 135.


II


SOMMAIRE

Intensité et brièveté de l'existence du Romantisme.—La littérature nouvelle.—Le calme dans les esprits.—Vie bourgeoise des écrivains nouveaux.—La tendance réaliste.—La génération romantique: Victor Hugo.—Réalisme anglais et espagnol.—La tendance des nationalités.—Le roman est par excellence la forme littéraire nouvelle.


En étudiant le Romantisme et en fixant sur lui un regard impartial, l'on voit clairement que Sainte-Beuve avait raison. Son existence fut aussi courte qu'intense et brillante. Depuis le milieu du siècle, il est mort, en laissant une nombreuse descendance.

La fin de la période romantique n'est pas due à la résurrection du Classicisme anémique et antiquaille d'autrefois.

Il n'y a pas de restauration de ce genre dans le domaine intellectuel. L'intelligence humaine n'est pas un panier qui se vide quand il est trop plein et où l'on met dessus ce qui était dessous, comme on peut le dire des modes.

Madame de Staël avait raison d'affirmer que ni l'Art ni la Nature ne récidivent avec une précision mathématique.

Seul, ce qui survit à la critique, ce qui passe à travers son fin tamis, se reproduit et revit: ainsi du Classicisme. Il renaît aujourd'hui les choses réellement bonnes et belles qu'il y eut en lui, ou qui pour le moins, si elles ne sont ni bonnes ni belles, sont en harmonie avec les exigences de l'époque présente et de l'esprit littéraire du jour.

Il en arrive de même pour le Romantisme. Il survit de lui tout ce qui mérite de survivre, tandis que les exagérations, les égarements et les folies passèrent comme un torrent de lave, qui embrasa le sol et laisse derrière lui d'inutiles scories.

Une littérature nouvelle, qui n'est ni classique ni romantique, mais qui tire son origine des deux écoles et tend à les équilibrer dans une juste proportion, s'empare de la seconde moitié du XIXe siècle et peu à peu la domine. Sa formule n'est pas un éclectisme qui se borne à emboîter des têtes romantiques sur des troncs classiques: ce n'est pas un syncrétisme qui mêle, comme des légumes dans un potage, les éléments des deux doctrines rivales. C'est un produit naturel comme le fils, en qui s'unissent en une seule substance le sang paternel et le sang maternel, donnant pour résultat un individu doté d'une spontanéité et d'une vie propres.

Il me semble oiseux d'insister sur cette démonstration de ce qui ne peut même pas se discuter, c'est-à-dire, qu'il existe des formes littéraires nouvelles, et que les anciennes sont en décadence et s'éteignent peu à peu. Ce serait une étude curieuse que celle de la diminution graduelle de l'influence romantique, et dans les lettres, et dans les mœurs.

Sans déchirer le voile qui couvre la vie privée, je crois facile de mettre en relief le changement notable qu'ont éprouvé les mœurs littéraires et l'état d'esprit des écrivains.

Voici quelques années, l'effervescence des cerveaux se calma, cette irritabilité maladive, ce subjectivisme qui tourmentaient tant Byron ou Espronceda s'apaisèrent, et nous entrons dans une période de sérénité et de calme plus grand.

Nos écrivains illustres, nos poëtes contemporains vivent comme le reste des mortels; leurs passions, si tant est qu'ils en éprouvent, demeurent cachées au fond de leur âme et ne débordent ni dans leurs livres ni dans leurs vers. Le suicide perd prestige à leurs yeux, et ils ne le demandent ni à l'excès des plaisirs désordonnés ni à aucune fiole de poison, ni à aucune arme mortelle. Par leurs vêtements, leur langage et leur conduite, ils sont semblables au premier venu, et celui qui rencontrerait dans la rue Nuñez de Arce ou Campoamor sans les connaître, dirait qu'il a vu deux messieurs de bonne mine, l'un tout blanc, l'autre un peu pâle, qui n'ont rien de saillant. Tout Paris connaît l'existence bourgeoise et méthodique de Zola, tout entier à sa famille, et si ce n'était toujours commettre une indiscrétion que de découvrir les choses intimes du foyer, si innocentes soient-elles, j'ajouterais sur ce point, au nom du romancier français, celui de quelques écrivains espagnols fort connus[1].

Cela ne veut pas dire que l'on en ait fini avec la tristesse vague, la contemplation mélancolique, le désir de choses autres que celles que nous offre la réalité tangible, le mécontentement, la soif de l'âme et les autres maladies qui n'atteignent que les esprits élevés et puissants, ou tendres et délicats. Ah, certes non! Cette poésie intérieure n'est pas tarie. Ce qui est proscrit, c'en est la manifestation importune, affectée et systématique. Les rêveurs agissent aujourd'hui comme ces moines et ces religieuses qui, en s'acquittant des besognes culinaires ou en balayant le cloître, savaient fort bien absorber en Dieu leurs pensées, sans qu'il parût extérieurement que leur attention fût tout entière à autre chose qu'au pot-au-feu et au balai.

Notre temps n'est pas aussi positif que l'assurent des gens qui le regardent de haut. Il n'y a pas de siècles où la nature humaine se change totalement et où l'homme enferme à double tour quelques-unes de ses facultés, en se servant seulement de celles qu'il lui plaît de laisser dehors.

La différence consiste en ce que le Romantisme eut des rites auxquels, à cette heure, nul ne se soumettrait, sans en rire lui-même aux éclats. Si à la Première du drame le plus discuté d'Echegaray, quelqu'un se présentait avec l'extravagant costume de Théophile Gautier à Hernani, il se pourrait faire qu'on l'envoyât dans un cabanon.

Fort bien! si le Romantisme est mort et si le Classicisme n'a pas ressuscité, c'est sans doute que la littérature contemporaine a trouvé de nouveaux moules, qui lui sont plus proportionnés ou plus amples. Je crois qu'il est à cette heure difficile de juger ces moules. Il est indubitablement beaucoup trop tôt. Nous ne sommes pas encore la postérité, et peut-être ne réussirions-nous pas à nous montrer impartiaux et sagaces.

Il est seulement permis d'indiquer qu'une tendance générale, la tendance réaliste, s'impose aux lettres, ici contrariée, parce qu'il existe encore un esprit romantique; là accentuée par le Naturalisme, qui est sa note la plus aiguë, mais partout vigoureuse et partout dominante, comme le prouve l'examen de la production littéraire en Europe.

De la génération romantique française, il ne reste plus debout que Victor Hugo, matériellement, puisqu'il vit; moralement, il y a beau temps qu'on ne le compte plus. On ne peut lire avec plaisir ses dernières œuvres, pas même avec patience, et les auteurs français dont la célébrité traverse les Pyrénées et les Alpes et se répand dans tout le monde civilisé, sont des réalistes et des naturalistes.

L'Angleterre a vu tomber un à un les colosses de sa période romantique, Byron, Southey, Walter-Scott, et une phalange réaliste d'un rare talent les remplacer: Dickens, qui se promenait des jours entiers dans les rues de Londres, notant sur son carnet ce qu'il entendait, ce qu'il voyait, les détails et les banalités de la vie quotidienne; Thackeray qui continua les vigoureuses peintures de Fielding; et enfin, pour couronner cette renaissance du génie national, Tennyson le poète du home, le chantre des mœurs simples et calmes de la famille, le chantre de la vie domestique et du paysage tranquille.

L'Espagne ... qui doute que l'Espagne, elle aussi, ne tende, peut-être pas aussi résolument que l'Angleterre, du moins avec assez de force, à recouvrer en littérature son naturel originel et original, plutôt réaliste qu'autre chose? Voici quelque temps qu'il s'est établi des courants de purisme et d'archaïsme qui, s'ils ne débordent point, seront très utiles et nous mettront en relation et en contact avec nos classiques, pour que nous ne perdions point le goût et la saveur de Cervantès, de Hurtado[2] et de sainte Thérèse.

Les écrivains délicats et un tantinet maniérés, comme Valera, et aussi ceux qui écrivent librement, ex toto corde, comme Galdos, époussettent, dérouillent et mettent en circulation des phrases surannées, mais précises, utiles et belles.


Ce n'est pas uniquement la forme, le style qui devient chaque jour plus national chez les bons écrivains, c'est le fond et l'esprit de leurs productions. Galdos, avec les admirables Episodes et les Romans contemporains, Valera avec ses élégants romans andalous, Pereda avec ses frais récits montagnards, mènent à terme une restauration, retracent notre vie psychologique, historique, régionale. Ils écrivent le poème de l'Espagne moderne. Alarcon même, le romancier qui conserve le plus les traditions romantiques, place en première ligne parmi ses œuvres un précieux caprice de Goya, un conte espagnol à tous crins, le Tricorne. La patrie se réconcilie avec elle-même par l'intermédiaire des lettres.

En résumé, la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle, abondante, variée et complexe, présente des traits caractéristiques. Portrait de la société, nourrie de faits, positive, scientifique, basée sur l'observation de l'individu et de la société, elle professe le culte de la forme artistique et le pratique à la fois, non plus avec la sereine simplicité classique, avec abondance et avec recherche. Si elle est réaliste et naturaliste, elle est aussi raffinée, et comme aucun détail ne demeure caché à sa perspicacité analytique, elle les traduit prolixement, polit et cisèle le style.

On y remarque une certaine renaissance des nationalités, qui pousse chaque peuple à diriger ses regards vers le passé, à étudier ses écrivains illustres et à chercher chez vous ce parfum particulier et inexplicable, qui est à la littérature d'un pays ce que sont à ce même pays son ciel, son climat, son sol. En même temps, l'on observe le phénomène de l'imitation littéraire, l'influence réciproque des nationalités, phénomène qui n'est ni nouveau, ni surprenant, bien que par excès de patriotisme, quelques-uns le condamnent avec une sévérité irréfléchie.

L'imitation entre nations n'est pas un fait extraordinaire, ni si humiliant pour la nation qui imite qu'on a coutume de le dire. Laissons de côté les Latins qui ont calqué les Grecs: nous, nous avons imité les poëtes italiens; à son tour la France imita notre théâtre, notre roman. Un de ses auteurs les plus célèbres, admiré par Walter-Scott, Le Sage, écrivit le Gil Blas, le Bachelier de Salamanque, et le Diable Boîteux, en suivant les traces de nos écrivains picaresques. Dans la période romantique, l'Allemagne fut l'inspiratrice des Français qui à leur tour influencèrent notablement Heine, et cela se passa de telle sorte que si chaque nation devait restituer ce que lui prêtèrent les autres, toutes demeureraient sinon ruinées, au moins appauvries.

A propos d'imitation, Alfred de Musset disait avec sa grâce accoutumée:

Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle,
Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci?
Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole.
Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d'école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n'ait su dire avant vous.
C'est imiter quelqu'un que de planter des choux.

L'évolution,—le mot ne me satisfait pas, mais je n'en ai pas de meilleur,—l'évolution qui s'accomplit dans la littérature actuelle et laisse en arrière le Classicisme et le Romantisme, transforme tous les genres.

La poésie se modifie, admet comme élément de beauté la réalité vulgaire. On le prouve aisément par le seul nom de Campoamor. L'histoire s'appuie chaque jour davantage sur la science et sur la connaissance analytique des sociétés. La critique a cessé d'être une magistrature et un pontificat, pour se changer en études et en observations incessantes. Le théâtre même, dernier refuge de la convention artistique, entr'ouvre ses portes, sinon à la vérité, du moins à la vraisemblance réclamée à grands cris par le public qui, s'il accepte et applaudit des bouffonneries, des féeries, des pantomimes et jusqu'à des fantoches comme simple passe-temps ou comme distraction des sens, dès qu'il voit une œuvre scénique prétendre pénétrer sur le terrain du sentiment et de l'intelligence, ne lui donne plus si facilement un passe-port.

C'est dans le roman que la réalité s'installe plus victorieusement, qu'elle est comme chez elle. Ce genre favori de notre siècle se substitue aux autres, adopte toutes les formes, se plie à tous les besoins intellectuels, justifie son titre d'épopée moderne.

Il est temps de nous attacher au roman, puisque c'est là que se produit le mouvement réaliste et naturaliste avec une rapidité extraordinaire.

[1] M. Perez Galdos est évidemment de ceux-là. (Trad.)

[2] Diego Hurtado de Mendoza, auteur de Lazarillo de Tormès et de la Guèrre de Grenade.


III


SOMMAIRE

L'histoire du roman. Son âge héroïque: le conte et la fable.—Le roman antique. Le Poème, la Chanson de geste.—Le roman de chevalerie.—Le Don Quichotte.—Le roman picaresque.—Daphnis et Chloé.—Amadis.—Le grand Tacaño.


La forme première du roman, c'est le conte non écrit, oral, qui fait les délices du peuple et de l'enfance.

Quand, à la clarté de la lampe, durant les longues nuits d'hiver, ou bien, filant leurs quenouilles à côté du berceau, l'aïeule ou la nourrice racontent dans un langage simple et incorrect d'effroyables légendes ou des apologues moraux, elles sont ... qui le dirait? les prédécesseurs de Balzac, de Zola et de Galdos.

Peu de peuples au monde sont privés de ces fictions.

Les Indes en furent une mine opulente. Elles les communiquèrent aux pays de l'Occident, et parfois quelque savant philologue les y découvre, qui s'étonne qu'un berger lui raconte la fable sanscrite qu'il lut, la veille, dans la collection de Pilpay.

Arabes, Perses, Peaux-Rouges, Nègres, Sauvages de l'Australie, les races les plus inférieures et les plus barbares possèdent leurs contes.

Chose étrange! le seul peuple pauvre en ce genre de littérature est celui qui nous inspira et nous donna tous les autres genres, c'est-à-dire la Grèce. On croit qu'Esope dut être esclave dans quelque pays oriental et en rapporter dans sa patrie les premiers apologues et les premières fables.

De romans, il n'y a aucune trace aux époques glorieuses de l'antiquité classique.

Au quatrième siècle avant notre ère, quand les Grecs avaient déjà leurs admirables épopées, leur théâtre, leur poésie lyrique, leur philosophie et leur histoire, alors seulement apparut la première fiction romanesque: la Cyropédie de Xénophon, roman moral et politique, qui ne manque pas d'analogie avec le Télémaque. La période attique—on appelle ainsi tout le temps où fleurirent les lettres grecques,—n'a ni un autre romancier ni un autre roman, car on ignore si Xénophon a renouvelé sa tentative.

Les Chinois qui furent à l'avant-garde en toute chose, possédaient des romans depuis des temps reculés; mais comme la civilisation de l'Occident est d'origine grecque, si nous voulions rendre hommage à notre premier romancier, nous devrions célébrer le millénaire de Xénophon.

Durant la période de décadence littéraire qui commença à Alexandrie, Dion Chrysostome, au siècle d'Auguste, publie une jolie pastorale, les Eubéennes.

Il semble que l'imagination romanesque attendait pour se manifester librement la venue du christianisme. Elle prit dès lors son vol fort à son aise, et les fictions échevelées et les fables milésiennes abondaient sans doute, quand, au second siècle, Lucien de Samosate, écrivain sceptique et satirique, le Voltaire du paganisme, pour ainsi dire, crut nécessaire de les attaquer, comme Cervantès attaqua depuis les livres de chevalerie, en les parodiant dans deux nouvelles satiriques, l'Histoire véritable et l'Ane.

En effet, la littérature de ces premiers siècles du christianisme, si elle compte quelques bons romans, comme les Babyloniennes de Jamblique, est infectée de balourdises, de prodiges et d'inventions fantastiques, de biographies et d'histoires sans queue ni tète, de légendes relatives à Homère, Virgile et d'autres poëtes et héros, d'Evangiles et d'Actes apocryphes, quelques-uns de très brillante invention. On le voit, le lignage du roman, pour n'être pas aussi antique que celui des autres genres littéraires, peut se vanter d'être illustre, puisque un lien d'affinité l'unit à la littérature sacrée.

L'ère du roman grec termine avec Daphnis et Chloé; les amours de Théagène et de Chariclée, les Récits d'Achille Tatius, les Ephésiennes de Xénophon d'Ephèse, les Lettres d'Aristénètes, genre spécial de roman érotique, dans lequel le paganisme moribond se complaisait à orner de festons et de guirlandes prolixes l'autel ruiné de l'amour classique.

Survient le moyen-âge. Personnages, sujets et écrivains changent. Le roman est poëme épique, chanson de geste ou fabliau. Ses héros s'appellent Jason, Œdipe, les Douze Pairs, le roi Artus, Flore et Blanchefleur, Lancelot, Parcival, Garin, Tristan et Iseult; il a pour sujets la conquête du Saint-Graal, la guerre de Troie, la guerre de Thèbes; pour auteurs, des trouvères ou des clercs.

A l'état très rudimentaire, les livres de chevalerie et le roman historique étaient là, tout comme les chroniques des saints et les légendes, dorées renfermaient le germe du roman psychologique, avec moins d'action et de mouvement, mais plus délicat, plus ému.

La France et l'Angleterre eurent la palme dans ce genre d'histoires romanesques, de paladins, d'aventures, d'exploits et de merveilles: nous primes notre revanche au XVIe siècle.

Semblable aux jardins enchantés que, par la puissance de sa magie, un alchimiste faisait fleurir au plus âpre de l'hiver, notre patrie vit soudain s'ouvrir le calice, peint de gueules, de sinople et d'azur, de la littérature de la chevalerie errante. Les chroniques et les prouesses des héros carlovingiens, les amours de Lancelot et de Tristan, les ruses de Merlin n'avaient point pénétré en Espagne, mais en échange, outre le magnifique Campeador, le Cid idéal, le chevalier parfait, pur et héroïque jusqu'à la sainteté, nous avions parmi nous le beau, le jamais assez loué Amadis de Gaule, patriarche de l'ordre de chevalerie, type si cher à notre imagination méridionale qu'au début du XVe siècle, les chiens favoris des grands de la Castille s'appelaient Amadis, comme ils s'appelleraient maintenant Bismarck ou Garibaldi. L'aïeul Amadis est-il né en Portugal ou en Castille? Aux érudits d'en décider: ce qui est certain, c'est que le soleil de l'Ibérie échauffa sa cervelle, le soleil qui brûlait la tête d'Alonzo Quijano errant dans les plaines brûlantes de la Manche; c'est que son interminable postérité, nombreuse comme les rejetons de l'olivier, poussa dans le champ des lettres espagnoles. Certes, il fut fécond, l'hyménée du chaste comte Amadis avec l'incomparable dame Oriane.

Un monde, un monde imaginaire, poétique, doré, mystérieux et extranaturel comme celui que vit au fond de la caverne de Montesinos le chevalier de la Triste-Figure, s'avance à la suite du roi Périon de Gaule. Lisuart, Florisel et Ephéramond; chevaliers de Phœbus, de l'Ardente Epée, de la Sylve; belles demoiselles, blessées par le dard de l'amour; duègnes rancuneuses ou désolées; reines et impératrices de régions étranges, d'îles lointaines, de contrées des antipodes, où quelque dragon ailé transportait en un clin d'œil le chevalier errant; nains, géants, mores et mages, monstres et spectres, savants avec des barbes qui leur baisaient les pieds, et princesses enchantées avec des poils qui leur couvraient tout le corps; châteaux, cavernes, riches salles, lacs de poix qui renfermaient des cités d'or et d'émeraude; tout ce qu'enfanta la poésie de l'Arioste, tout ce que Torquato Tasso chanta en de mélodieuses octaves, Garcia Ordonez de Montalvo, Feliciano de Sylva, Toribio Fernandez, Pelayo de Ribera, Luis Hurtado le contèrent en prose castillane, abondante, enflée, entortillée, bourrée de jeux de mots et d'affectations amoureuses. Elle compte encore mille autres romanciers la phalange dont la lecture assidue dessécha le cerveau de Don Quichotte et dont le style semblait aussi précieux que les perles au bon hidalgo. «Oh! je veux,—dit une héroïne des romans de chevalerie, la reine Sydonie,—je veux mettre un terme à mes raisons pour la déraison que je commets en me plaignant de celui qui ne la garde pas dans ses lois!»

Arrive, hâte-toi, glorieux manchot qui manques si fort au siècle: empoigne la plume et décapite-moi sur l'heure cette armée de géants, qui sous tes coups se métamorphoseront en des outres inoffensives, gonflées de vin rouge. D'un seul coup tu les pourfendras, et quand ils auront perdu leur sève enivrante, ils resteront aplatis et vides. Viens, Miguel de Cervantès Saavedra, viens en finir avec une race d'écrivains absurdes, viens abattre, un idéal chimérique, patronner la réalité, concevoir le meilleur roman du monde!

Notons ici un détail de la plus haute importance; si le roman chevaleresque s'implanta, s'enracina et fructifia si richement sur notre sol, il nous venait pourtant du dehors. Par son origine, Amadis est une légende du cycle breton, importée en Espagne par quelque troubadour provençal fugitif. Tirant le Blanc, cet autre premier livre de la littérature chevaleresque, fut traduit de l'anglais en portugais et en catalan. Les aventures de chevaliers errants adviennent en Bretagne, au pays de Galles, en France. Quoique habilement adaptées à notre langage, lues avec délices et même avec une fureur enthousiaste, leurs histoires ne perdent jamais une tournure étrangère qui répugne au goût national.

Vienne un Cervantès qui écrive, sous forme de roman, une histoire pleine d'esprit et de vérité, protestation de l'esprit patriotique contre le faux idéalisme et les discours enchevêtres que nous adressent des héros nés en d'autres pays, sur l'heure, son œuvre deviendra populaire. Les dames la célébreront, les pages en riront. On la lira dans les salons et dans les antichambres, et elle ensevelira dans l'oubli les folles aventures chevaleresques: oubli aussi rapide et aussi complet que leur gloire et leur renom furent bruyants.

Après avoir circulé aux mains de tout le monde, les livres de chevalerie devinrent un objet de curiosité. Leurs auteurs étaient contemporains de Herrera, de Mendoza, et des Luis. Qui se souvient aujourd'hui de ces féconds romanciers si goûtés de leur époque? Qui sait, à ne pas le chercher tout exprès dans un manuel de littérature, le nom de l'auteur du Don Cirongilio de Tracia?

Il ne m'est pas possible de croire—quoi-qu'on dise la critique transcendentale—que Cervantès, lorsqu'il écrivit le Don Quichotte, ne voulut réellement pas attaquer les livres de chevalerie, et tuer en eux une littérature exotique qui enlevait à notre littérature naturelle toute la faveur du public.

Et je le crois ainsi, tout d'abord, parce que si la littérature chevaleresque n'eût pas atteint un développement et une prépondérance alarmante, Cervantès, en la combattant, procéderait comme son héros, prendrait des moutons pour des armées, et se battrait avec des moulins à vent. Je le crois ensuite, parce qu'en jugeant par analogie, je comprends bien que si un réaliste contemporain possédait le talent étonnant de Cervantès, il l'emploierait à écrire quelque chose contre le genre idéaliste, sentimental et ennuyeux qui jouit aujourd'hui de la faveur de la foule, comme les livres de chevalerie au temps de Cervantès.

D'autre part, il est clair que le Don Quichotte n'est pas une pure satire littéraire. N'est-ce pas ce qu'on a écrit de plus grand et de plus beau en fait de roman?

Le principal mérite littéraire de Cervantès,—en laissant à part la valeur intrinsèque du Don Quichotte comme œuvre d'art,—c'est qu'il renoue la tradition nationale, en remplaçant la conception de l'Amadis étranger et aussi chimérique qu'Artus ou Roland, par un type réel comme notre héros castillan, le Cid Rodrigo Diaz. Tout en se montrant toujours valeureux et noble, grand, courtois et chrétien, de même que le solitaire de la Roche-Pauvre, le Cid est en outre un être de chair et d'os; il manifeste des affections, des passions et même des petitesses humaines ni plus ni moins que Don Quichotte. Je veux être enterrée avec eux mais pas avec l'interminable descendance des Amadis.

Cervantès n'inventa pas le roman réaliste espagnol, parce que ce roman existait déjà et qu'il était représenté par la Célestine[1], œuvre magistrale, plus romanesque encore que dramatique, quoique écrite sous forme de dialogue. Aucun homme, même quand il est doué du génie et de l'inspiration de Cervantès, n'invente un genre de toutes pièces: ce qu'il fait, c'est le déduire des antécédents littéraires.

Il n'importe. Le Don Quichotte et l'Amadis divisent en deux hémisphères notre littérature romanesque; on peut reléguer dans l'hémisphère de l'Amadis, toutes les œuvres dans lesquelles l'imagination règne, et dans celui de Don Quichotte celles dans lesquelles domine le caractère réaliste qui apparaît dans les monuments les plus antiques des lettres espagnoles.

Dans le premier prennent donc place les innombrables livres de chevalerie, les romans pastoraux et allégoriques, sans en excepter même la Galathée et le Persilès de Cervantès.

Dans le second se rangent les romans exemplaires et picaresques: le Lazarillo[2], le Grand Tacaño[3], Marcos de Obregon, Guzman de Alfarache les tableaux pleins de couleur et de lumière de la Gitanilla, l'humoristique Dialogue des Chiens[4], le Diable boiteux de Guevara; le gentil conte des Trois maris trompés et ... que citer? quand finirons-nous de nommer tant d'œuvres magistrales de grâce, d'observation, d'habileté, d'esprit, de désinvolture, de vie, de style et de profondeur morale? Tandis que chaque jour le terrain de l'idéalisme se perd, s'engloutit à chaque heure davantage dans les nuages de l'oubli, le terrain du réalisme embelli par le temps comme il arrive pour les toiles de Velazquez et de Murillo, suffit pour rendre sans égal dans le monde le passé de notre littérature.

Cette courte excursion dans le champ du roman, depuis sa naissance jusqu'à l'aurore des temps modernes, qui l'ont tant enrichi et tant métamorphosé, nous enseigne combien le goût est changeant et combien les époques tonnent les littératures à leur image.

Quelle différence, par exemple, entre ces trois œuvres, Daphnis et Chloé, Amadis de Gaule et le Grand Tacaño!

Je me représente Daphnis et Chloé comme un bas-relief païen ciselé non dans le pur marbre, mais dans l'albâtre le plus fin. Le jeune berger et la jeune bergère se détachent sur le fond d'une grotte rustique où se dresse l'autel des nymphes entouré de fleurs. À leur côté bondit une chèvre, et la panetière est par terre, avec la houlette, et les outres pleines de lait frais.

Le dessin est élégant, sans vigueur ni sévérité, mais non sans une certaine grâce et une mollesse raffinée qui plaît doucement aux yeux.

Amadis, c'est une tapisserie dont les figures se prolongent plus grandes que la grandeur naturelle. Le paladin armé de pied en cap, prend congé de la dame dont une large jupe cache les pieds et dont la main délicate tient une fleur. Çà et là, entre les couleurs éteintes de la tapisserie, les lys d'or et d'argent resplendissent. Au fond il y a une ville aux édifices quadrangulaires, symétriques, comme on les peint dans les manuscrits.

Enfin, le Grand Tacaño, c'est comme une peinture de la meilleure époque de l'école espagnole. Ce fut sans doute Velazquez qui détacha de la toile la figure de parchemin, le taciturne visage du Domine Cabra; seul Velazquez pouvait donner un semblable clair-obscur à la vieille soutane, au visage jauni, au pauvre ameublement de l'avare. Quelle lumière! quelles ombres! quels violents contrastes! quel pinceau courageux, franc, naturel et comique à la fois!

Daphnis et Chloé, Amadis n'ont que la vie de l'art, le Grand Tacaño vit dans l'art et dans la réalité.

[1] Il existe une traduction de Germond de Lavigne (collection Jannet-Picard).

[2] Traduction Pelletier (Plon).

[3] Traduction Germond de Lavigne (collection Jannet-Picard).

[4] Nouvelles exemplaires, trad. Viardot (Hachette).


IV


SOMMAIRE

Rabelais.—Les conteurs gaulois.—La crise de préciosité.—Mlle de Scudéry.—Scarron.—Le Gil Blas.—Manon Lescaut.—Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre.—Les romanciers de Encyclopédie.—Voltaire et Diderot.


La passion du roman a éclaté chez nous bien plus tôt que chez les Français. Nous étions déjà las de produire des histoires chevaleresques, le genre picaresque et pastoral florissait sur notre Parnasse, qu'eux ne possédaient pas un pauvre livre de littérature légère en prose, si l'on fait exception de quelques nouvelles.

Cependant, quand, dans leurs traités de littérature, nos voisins arrivent au XVIe siècle, ils n'oublient jamais de dire qu'ils eurent alors aussi leur Cervantès.

Voyons quel il fut.

Possédé de l'ivresse des lettres antiques qui caractérisait la Renaissance, certain moine franciscain, fils d'un aubergiste de Tours, s'adonna à l'étude du grec, et négligea complètement les devoirs de sa règle. Jour et nuit, il était enfermé dans sa cellule avec un compagnon, et au lieu de matines, tous deux récitaient des morceaux de Lucien ou d'Aristophane.

Surpris par le père supérieur, il leur fut imposé une pénitence, et l'on conte,—bien que les historiens ne le donnent pas comme chose certaine,—que, dès cette heure, le moine humaniste révolutionna le couvent par mille farces diaboliques, ni honorables, ni propres, jusqu'à ce qu'enfin il réussît à s'échapper, à abandonner le cloître et à s'en aller par le monde vivre à sa guise.

Il fut successivement moine bénédictin, médecin, astronome, bibliothécaire, secrétaire d'ambassade, romancier et enfin curé de paroisse.

Il étudia et pratiqua toutes les sciences et toutes les langues. Pour la première fois en France, il disséqua un cadavre humain. Il satirisa les religieux, la magistrature, l'université, les protestants, les rois, les pontifes, Rome; et tout cela sans souffrir de bien cruelles persécutions. Il mourut en paix, grâce à la protection du pape Clément VII, tandis que Calvin l'eût fait griller de bon gré, et que le poëte Ronsard écrivait son épitaphe, en priant le passant de verser sur la tombe du moine en rupture de cloître des cervelas, des jambons et du vin qui lui seraient beaucoup plus agréables que de frais bouquets de lys.

Eh bien! cet homme singulier, ayant publié des livres scientifiques et ayant vu que personne ne les achetait, eut l'idée d'inculquer au public les mêmes connaissances, mais d'une manière telle qu'elles le divertissent et qu'il les absorbât sans s'en apercevoir. Pour cela, il composa une satire démesurée, extravagante et bouffonne, un intermède colossal dont il vendit plus d'exemplaires en deux mois qu'il ne se vendait de Bibles en neuf ans. Et cette estimation n'est pas à dédaigner, parce qu'en ces temps de protestantisme militant on lisait fort la Bible.

L'auteur compare l'épopée burlesque de Gargantua et de Pantagruel à un os qu'il faut ronger pour mettre à nu la moelle substantielle: l'os, il est vrai, a une moelle savoureuse, mais aussi de la graisse, du sang et des peaux qu'il faut laisser de côté. C'est un des livres les plus étranges et les plus hétérogènes que l'on connaisse: ici une maxime profonde, là une grossièreté indécente; après l'exposition d'un admirable système d'éducation une aventure extravagante.

Pour comprendre l'esprit de l'affabulation, il suffit de dire que chaque fois que tète le héros, le gigantesque Pantagruel, il absorbe le lait de quatre mille six cents vaches.

Mettre en parallèle Rabelais avec Cervantès, c'est comparer Lucien de Samosate à Homère. Sans doute Rabelais est un savant, et Cervantès n'en est pas un, il me faut le dire au risque d'être excommunié par quelque Cervantiste. Mais l'érudition ne sauva pas entièrement Rabelais, comme son siècle, de la barbarie. Rabelais légua à sa patrie une œuvre difforme, et Cervantès une création achevée et sublime dans son genre. Nous pouvons louer la langue de Cervantès, les Français ne proposeront jamais pour modèle celle de Rabelais, malgré sa richesse, sa variété et son caractère pittoresque.

Rabelais ne forma pas une école de romanciers, comme l'auteur de Don Quichotte. Gargantua, ni Pantagruel ne sont à la rigueur des romans.

Dans la suite, une femme, la reine Marguerite de Navarre, eut bien plus d'imitateurs. Dans ce siècle où il n'y avait de pudibonds que les protestants, la savante princesse, voyageant en litière et mouillant sa plume dans l'encrier que sa camériste tenait sur ses genoux, brouillonna l'Heptaméron, série de contes joyeux dans le style de ceux de Micer Roccaccio.

Dans ce genre du conte court ou nouvelle, la France fut très féconde. Déjà, depuis le XVme siècle, on en connaissait une grande collection, les Cent nouvelles nouvelles. On contait d'abord de telles histoires de vive voix, et si elles avaient plu, on les imprimait ensuite. Supérieures aux contes populaires, elles étaient inférieures aux romans proprement dits.

Nous autres, nous manquons de nouvelles; la nouvelle exemplaire, quoique courte, a plus d'importance que la nouvelle française.

Les extrêmes se touchent: la France qui excella dans de pareils contes légers, produisit aussi les romans monumentaux en plusieurs volumes qui abondèrent au XVIIme siècle. Il était de mode, alors, d'imiter l'Espagne. Notre prépondérance politique avait imposé à l'Europe les costumes, les mœurs et la littérature de la Castille. Ce fut, dit-on, Antonio Perez, le fameux favori de Philippe II, qui importa à la cour de France où il s'était réfugié, notre cultisme, en même temps que le chevalier Marini, ce fléau des lettres italiennes, grand corrupteur du goût dans son pays, passait les Alpes pour infecter Paris.

Le salon de l'hôtel de Rambouillet se forma, où l'on causait avec un esprit apprêté, en quintessenciant le style, en raffinant à l'envi, et où pleuvaient des madrigaux, des acrostiches et toutes espèces de vers galants.

A l'exemple de cet hôtel fameux dans les annales de la littérature française, d'autres salons s'ouvrirent, présidés par les Précieuses,—qui n'étaient alors pas encore ridicules. Là aussi, le langage et les sentiments s'alambiquaient.

Produits et miroirs aussi de ces assemblées sui generis furent les romans interminables de La Calprenède, de Gomberville et de Mlle de Scudéry. Les héros de ces romans, tout en portant des noms grecs, turcs et romains, parlaient et sentaient comme des Français contemporains des Précieuses. Brutus écrivait des poulets parfumés à Lucrèce, et Horatius Coclès, épris de Clélie, contait à l'écho ses peines amoureuses. Dans Clélie, Mlle de Scudéry dressa la fameuse carte du Tendre, au travers duquel serpente le fleuve de l'Affection, où s'étend le lac de l'Indifférence: là sont situées les provinces de l'Abandon et de la Perfidie.

Si l'on considère que de pareils romans formaient huit à dix volumes de huit cents pages, mieux valait se plonger dans les livres de chevalerie, même au risque de se dessécher la cervelle comme l'ingénieux hidalgo.

Il est vrai que toutes les fictions romanesques du XVIIe siècle ne paraissent pas aujourd'hui aussi soporifiques. L'on supporte mieux les romans de Mme de Lafayette. L'Astrée de d'Urfé est une jolie pastorale. Le Roman comique de Scarron, imité de l'espagnol, a du coloris et des épisodes animés.

Nous, nous abandonnions la riche veine ouverte par Cervantès, tandis que les Français l'exploitaient fort à leur goût et en tiraient de l'or pur. Le Sage, peut-être le premier romancier français au XVIIIe siècle, se fit un manteau du roi en cousant des morceaux de la cape d'Espinel, de Guevara et de Mateo Aleman. Nous voulûmes bien disputer à la France le Gil Blas sur le visage et dans la tournure de qui nous lisions son origine castillane; mais à qui la faute si nous sommes si négligents et si prodigues? Nous alléguons vainement que le Gil Blas dût naître de ce côté des Pyrénées: les Français nous répondent que ce qu'il y a d'espagnol dans le Gil Blas, c'est l'extérieur, l'habit. Le caractère du héros, versatile et médiocre, est essentiellement Gaulois, et en cela, vive Dieu, ils ont raison! Nos héros sont plus héros, nos picaros plus picaros que Gil Blas.

L'abbé Prévost, infatigable romancier, qui composa plus de deux cents volumes, oubliés aujourd'hui, réussit par hasard à en écrire un à qui il doit de figurer à côté de Le Sage. Manon Lescaut n'est que l'histoire succincte de deux coquins, un homme et une femme. Le héros, le chevalier des Grieux, un tricheur de haute volée; l'héroïne, Manon, une courtisane de bas étage. L'originalité et l'attrait du livre sont qu'avec de tels antécédents, Manon et des Grieux captivent, intéressent jusqu'à arracher des larmes. Ce n'est point qu'il s'accomplisse chez les deux personnages quelqu'une de ces merveilleuses conversions ou rédemptions par l'amour, qu'inventent les écrivains contemporains; depuis Dumas, dans la Dame aux Camélias, jusqu'à Farina dans Capelli Biondi[1]. Nullement. La courtisane meurt impénitente. A quoi donc l'histoire de Manon doit-elle son attrait singulier? L'auteur nous le révèle: «Ce n'est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies et des sentiments naturels.... Je ne dis rien du style de cet ouvrage: c'est la nature même qui écrit.»

L'impression que cause le petit volume de Prévost est celle que produit un évènement arrivé, une analyse d'une passion faite par le patient. Un homme entre dans une église, s'agenouille aux pieds d'un confesseur et lui raconte sa vie sans omettre une circonstance, sans voiler ses bassesses ni ses fautes, sans cacher ses sentiments ni atténuer ses mauvaises actions. Cet homme est un grand pécheur, mais il a beaucoup aimé, il a été entraîné à pécher par des passions violentes, et le confesseur qui l'écoute sent couler une larme sur ses joues. C'est ce qui arrive à qui écoute en confession le chevalier des Grieux.

Que Rousseau est loin de posséder le naturel de l'abbé Prévost! Rousseau est idéaliste et moraliste. Prêcher, enseigner, réformer l'univers, tel est son but. Ses romans sont pleins de théories, de réflexions et de déclamations: vertu, sensibilité, amitié et tendresse y sont comme chez elles.

L'Emile surtout peut passer pour le type du roman à thèse: l'art, l'intérêt de la fiction, la peinture des passions, tout y est secondaire: il s'agit de démontrer tout ce que l'auteur s'est proposé que le livre démontrât. Pénétré de l'excellence et des avantages de l'état sauvage et primitif, Rousseau défendit sa thèse jusqu'à donner envie de marcher à quatre pattes, disait spirituellement Voltaire, et il demanda que l'égalité fût appliquée d'une manière si illimitée que le fils du roi épousât la fille du bourreau.

Malheureuse idée qui fit bien des ravages dans le roman avec le temps. Je le note au passage et je poursuis.

A dire vrai, la morale de Rousseau était étrange. Tout en adorant la vertu, son héros, Saint-Preux séduisait une jeune fille dont les parents lui confiaient l'éducation. Cependant, tout ce que l'on peut dire de la popularité et du succès des romans de Rousseau, serait insuffisant.

Rousseau exerça sur son époque l'influence décisive qu'obtiennent les écrivains, s'ils réussissent à s'ériger en moralistes. Les femmes l'idolâtrèrent; les mères allaitèrent leurs enfants pour lui obéir; les Julies et les Emiles pullulèrent. Certaines contrées du Nord voulurent le prendre pour législateur; la Convention mit en pratique ses théories; et le torrent de la Révolution courut dans le lit de ses idées. Nous ne recherchons pas ici si tout cela fut de la vraie gloire: il est évident que ce ne fut pas de la gloire littéraire. Comme romancier, l'abbé Prévost vaut davantage.

Le mérite littéraire qu'on ne peut dénier à Rousseau, c'est celui d'introduire des méthodes nouvelles dans la langue française, desséchée par la plume corrosive et incisive de Voltaire. Rousseau sut voir le paysage et la nature et les décrire en pages éloquentes et belles. Paul et Virginie sont la seconde partie de l'Heloïse.

Bernardin de Saint-Pierre fit en même temps une application des procédés artistiques et des théories anti-sociales de son modèle Rousseau, quand il choisit pour théâtre de son poème un pays vierge, un monde à demi sauvage et désert, et pour héros, deux êtres jeunes et candides, point contagionnés par la civilisation et qui meurent à son contact, comme la sensitive des tropiques languit quand la main de l'homme la touche.

Voltaire contait mieux que Rousseau. Ses Contes en prose sont la variété même. Il n'est pas possible d'y indiquer la plus légère erreur grammaticale. On y trouve le respect le plus profond, la plus complète intuition de ce qu'on appelle le génie d'un idiome. Mais aussi, on y remarque cette pauvreté d'imagination, cette absence d'émotion, cette lumière sans chaleur et ce cœur sec et contracté, froncé, comme une noix rance, qui est l'éternelle infériorité de l'auteur de Candide. Voltaire conte: il ne lui est pas possible d'écrire un roman. Il faut au romancier plus de sympathie pour l'humanité et une âme moins étroite.

Diderot réunit de meilleures qualités de romancier. Voltaire sait de la littérature, mais Diderot est artiste, un artiste qui peint avec la plume. Il commence la série des écrivains coloristes de la France. Avant personne, il emploie des phrases qui copient et reproduisent la sensation, et c'est pour cela que des stylistes contemporains consommés le reconnaissent comme leur maître et lui donnent ce nom.

Ses théories esthétiques, nouvelles et audacieuses alors, contenaient déjà le réalisme. Dans ses romans la réalité palpite. C'est grand dommage qu'obéissant au goût de son époque, il les ait semés de passages licencieux absolument inutiles.

On ne peut comparer ses facultés à celles d'aucun écrivain de son temps. Lisez, si vous en doutez, le Neveu de Rameau, trésor d'originalité: lisez même la Religieuse, en ne voulant pas voir les taches d'impudeur qui l'enlaidissent et le pamphlet contre les vœux perpétuels que le terrible libertin ne sut point omettre. Vous aurez sous les yeux un livre très intéressant, d'un intérêt délicat, sans aventures ni incidents extraordinaires, sans galants ni amourettes de grilles, attrayant par le seul combat intérieur d'une âme et la vigoureuse étude d'un caractère.

Diderot écrivit la Religieuse en feignant que ce fussent les mémoires d'une jeune fille, obligée par sa famille à devenir religieuse sans vocation, et qui, après mille luttes, s'échappe du cloître. Il adressa son manuscrit au marquis de Croismare, grand philanthrope, comme si l'infortunée implorait son secours. Le marquis, trompé par l'admirable naturel du récit, s'empressa d'envoyer de l'argent et d'offrir sa protection à l'héroïne imaginaire de Diderot.

Avec ces romanciers de l'Encyclopédie, nous sommes arrivés à un moment critique. La Révolution commence et tant que dure sa terrible secousse, personne n'écrit de romans, mais tout le monde se trouve exposé à en voir de fort dramatiques.

[1] Ce roman de Farina a été traduit par Amélie Van Soust de Borkenfeldt. (Bibliothèque Gilon).


V


SOMMAIRE

Le roman-Empire: Pigault-Lebrun.—Mme de Staël.—Châteaubriand.—Lamartine et Victor Hugo.—Dumas père.—Eugène Suë.—George Sand.


La Terreur passa. Les Lettres, qui étaient montées sur l'échafaud avec André Chénier, revinrent à elles, blêmes encore d'effroi.

Pigault-Lebrun fut le Boccace de cette époque hasardeuse, un Boccace aussi inférieur au Boccace italien, que l'étoupe à la batiste.

Fiévée, narrateur agréable, amusa le public avec des historiettes, et Ducray-Duminil conta à la jeunesse des évènements pathétiques, des romans où la vertu persécutée triomphait toujours en dernier ressort. De la plume de Mme de Genlis jaillit un jet continu, égal et monotone, de récits d'une tendance pédagogico-morale. Illuminée et prophétesse. Mme de Krüdener visa plus haut en écrivant Valérie.

Cependant, la figure principale qui domine ces figures secondaires, parmi lesquelles il en est tant de féminines, est une autre femme d'une culture prodigieuse et d'une intelligence élevée, philosophe, historien, talent viril, s'il en fut,—la baronne de Staël.

Avant d'écrire des romans, la fille de Necker s'était essayée à des œuvres sérieuses et profondes. Sa Corinne et sa Delphine furent pour elle comme un délassement de graves travaux, ou pour mieux dire, comme des expansions lyriques, des valvules qu'elle ouvrit pour épancher son cœur, dont les passions ardentes ne démentaient point son sexe. Elle fut elle-même l'héroïne de ses romans, et fonda ainsi, en rompant avec la tradition de l'impersonnalité des narrateurs et des conteurs, la nouvelle idéaliste introspective.

Delphine et Corinne obtinrent tant de succès et eurent tant de lecteurs, que l'on croit même que Napoléon ne dédaigna pas de critiquer dans son style césarien, et par un article anonyme inséré dans le Moniteur, les productions romanesques de sa terrible adversaire.

En même temps qu'elle traçait au roman la voie qu'il a depuis tant de fois parcourue, Mme de Staël découvrit une mine exploitée bientôt par le romantisme, en faisant connaître dans son magnifique livre De l'Allemagne, les richesses de la littérature germanique, romantique déjà, et qui, depuis, vint agir sur celle des pays latins.

Il est à remarquer que les Encyclopédistes, et Voltaire plus que personne, tandis qu'ils préparaient la révolution sociale en attaquant à outrance l'ancien régime et en le minant de toutes parts, s'étaient montrés en littérature conservateurs et pacifiques jusqu'à l'abus, et avaient respecté superstitieusement les règles classiques. Comme si le Classicisme, à sa dernière heure, eût voulu se parer d'une jeunesse nouvelle et d'une forme enchanteresse, il s'incarna dans André Chénier, le poète le plus grec et le plus classique qu'ait jamais eu la France, en même temps que le premier lyrique du XVIIIe siècle. De sorte que, même quand Diderot réclama la vérité sur la scène et dans le roman, et quand Rousseau fit fleurir dans sa prose le lyrisme romantique, les lettres demeurèrent stationnaires. Elles furent classiques durant la Révolution et les premières années de l'Empire, jusqu'à ce que vinssent Mme de Staël et Châteaubriand.

Jeune fille, Mme de Staël lisait assidûment Rousseau; le jeune émigré breton qui lui dispute la souveraineté de cette période était aussi disciple du Genevois, et disciple plus fidèle, parce que, tandis que Mme de Staël se montra assez indifférente à la nature, muse de l'auteur des Confessions, Châteaubriand se précipitait en Amérique par désir de connaître et de chanter un paysage vierge, de décrire avec plus de poésie que son maître les magnificences des bois, des rivières et des montagnes. De ce but même, que le poète s'était choisi plus que le romancier, il résulta que les romans de Châteaubriand furent plutôt des poèmes qu'autre chose.

Châteaubriand, au moins, s'étudiait lui-même et étudiait la société dans laquelle il vécut. Non pas que René laissât de s'idéaliser en montant sur le piédestal de son orgueil maladif, en se perdant dans une mélancolie nuageuse et en s'isolant ainsi du reste des humains.

Ses contemporains firent de Châteaubriand un demi-dieu. La génération présente le dédaigne avec excès en oubliant ses mérites d'artiste. René n'est pas inférieur à Werther de Gœthe, comme analyse d'une noble maladie, la souffrance vague et sans borne des âmes de notre siècle. On ne peut imputer le discrédit chaque jour plus grand de Châteaubriand qu'à nos exigences toujours croissantes de réalité artistique.

En effet, tous ceux qui voulurent chercher la beauté hors des voies de la vérité, partagent le sort de l'illustre auteur des Martyrs. L'indifférence générale met de côté leurs œuvres, sinon leurs noms.

Que servit à Lamartine son onction, sa douceur, son instinct de compositeur mélodiste, son imagination de poète, tant de qualités éminentes? Quelqu'un lit-il aujourd'hui ses romans? D'aucuns s'enthousiasment-ils de Raphaël le platonique et le panthéiste, d'aucuns pleurent-ils les chagrins et l'abandon de Graziella? Quelqu'un peut-il supporter Geneviève?

Si les romans de Victor Hugo n'ont pas autant perdu que ceux de Châteaubriand et de Lamartine, cela vient peut-être de ce qu'ils sont plus objectifs: des problèmes sociaux qu'ils posent et qu'ils résolvent, quoique d'une manière apocalyptique: du vif intérêt romanesque qu'ils savent éveiller, et d'un certain réalisme ... que le grand poète nous pardonne! à gros coup de pinceau, qui, en dépit de l'esthétique idéaliste de l'auteur, se fait jour ici ou là. Et je dis à gros coups de pinceau, parce que personne n'ignore que, pour Victor Hugo, les touches d'effet sont plus faciles que les coups de pinceau discrets et suaves; aussi son réalisme est-il d'un effet puissant, mais pas si habile qu'on n'en voie la filandre.

En somme, Victor Hugo prend de la vérité tout ce qui peut frapper l'imagination et l'asservir: par exemple, le souffle par le nez avec lequel le galérien Jean Valjean éteint la lumière chez Monseigneur Bienvenu. Ce qui tend uniquement à produire une impression de réalité, Victor Hugo ne sait ou ne veut pas l'observer. En juste châtiment de ce défaut, ses romans tendent à devenir sinon aussi fanés que ceux de Châteaubriand et de Lamartine, du moins un peu anémiques. Pour qu'ils produisent de l'illusion, il faut maintenant les regarder avec la lumière artificielle.

Du reste, ni Châteaubriand, ni Victor Hugo, ni Lamartine ne firent du roman un article de consommation générale, fabriqué au goût du consommateur. Cette entreprise industrielle était réservée à Dumas, mulâtre que rien n'arrêtait ni n'effrayait, avocat des feuilletons, à l'intercession duquel se recommandent encore tant d'écrivains corrupteurs.

Etrange figure littéraire que celle de l'auteur de Monte-Cristo! Il a fourni de la besogne à qui se proposerait de lire toutes ses œuvres. Si l'immortalité d'un auteur se mesurait à la quantité de volumes qu'il a livrés à l'impression, Alexandre Dumas père serait le premier écrivain de notre époque. S'il est bien démontré que Dumas fut à la fois un romancier, et la raison sociale d'une fabrique de romans conformes aux derniers progrès, où beaucoup, comme le blanc et le carmin de la doña Elvira du sonnet, n'étaient à lui que parce qu'il les achetait; s'il est certain que l'on a prouvé irréfutablement l'impossibilité physique d'écrire autant qu'il publiait; si quand il eut un procès avec les directeurs de la Presse et du Constitutionnel, ceux-ci établirent que, sans préjudice de ses autres travaux, il s'était engagé à leur donner chaque année un plus grand nombre de pages que n'en peut écrire le copiste le plus diligent; s'il est prouvé que non-seulement il contractait et tenait tous ses engagements, mais qu'il voyageait, vivait dans le monde, fréquentait les coulisses des théâtres et les rédactions de journaux, qu'il s'occupait de politique et de galanterie, il est encore admirable qu'il ait pu écrire la quantité prodigieuse de livres qui lui appartiennent sans contestation possible, lire et retoucher les livres d'autrui, qui devaient voir le jour poinçonnés de son nom.

Il avait beau avoir des seconds pour l'aider à porter le poids de la production, Dumas était néanmoins très fécond. Un théâtre fut fondé uniquement pour représenter ses œuvres, un journal uniquement pour publier en feuilletons ses romans, puisque les éditeurs n'arrivaient pas à les imprimer en volumes.

Dans l'immense océan de récits romanesques qu'il nous a laissés, surabonde le genre pseudo-historique, sorte de romans de chevalerie adaptés au goût moderne. Alexandre Dumas appelait l'histoire un clou auquel il suspendait ses tableaux; et parfois il assurait qu'il était permis de la violer, pourvu que les bâtards naquissent viables. Pénétré de pareils axiomes, il traita, comme nous le savons tous, la vérité historique sans aucun égard.

Il est certain que Châteaubriand aussi avait substitué à l'érudition solide et à la critique sévère, son incomparable imagination, mais combien différemment! Châteaubriand broda d'or et de perles la tunique de l'histoire; Dumas l'habille d'un déguisement.

Malgré tout, il y a des qualités surprenantes chez Alexandre Dumas. Ce n'est point un petit mérite que de tant inventer, de produire avec un souffle aussi infatigable et de bercer délicieusement,—fut-ce avec d'invraisemblables balivernes,—une génération tout entière. Le don d'imaginer, nul ne l'a eu peut-être aussi puissamment qu'Alexandre Dumas, quoique d'autres l'aient possédé de qualité meilleure et plus exquise. Car, en imagination comme en tout, il y a des degrés. Et réellement, Alexandre Dumas est le type de la littérature secondaire, pas précisément basse, mais pas comparable non plus à celle que créent de grands écrivains avec lesquels l'auteur des Mousquetaires ne peut se mesurer.

Littérairement, Dumas est médiocre. De là son succès et sa popularité. Dumas était à l'altitude exacte du plus grand nombre des intelligences. Si sa forme eût été plus choisie et plus élégante, ou sa personnalité plus caractérisée, ou ses idées plus originales, il n'eût plus été à la portée de tout le monde.

Son roman est donc le roman par antonomase, le roman que lit le premier venu quand il s'ennuie et qu'il ne sait comment tuer le temps, le roman par souscription, le roman qui se prête comme un parapluie, le roman qu'un atelier entier de modistes lit à tour de rôle; le roman qui a les marges graisseuses et les feuilles froissées; le roman mal imprimé, suite de feuilletons collectionnés; avec des gravures mélodramatiques et de mauvais ton; le roman le plus anti-littéraire dans le fond, où en somme l'art a l'importance d'un fétu, où l'intérêt unique est de savoir comment l'auteur terminera et comment il s'arrangera pour sauver tel personnage ou en tuer tel autre.

Aujourd'hui, quand on voit l'énorme bibliothèque des œuvres de Dumas, on ne sait si l'on doit s'étonner davantage de leurs dimensions ou de leur peu de consistance.

De ses douze cents volumes, l'abbé Prévost réussit à en sauver un seul qui l'immortalise. Dix ou douze ans après la mort de Dumas, nous nous demandons si quelqu'une de ses œuvres passera à la postérité.

Le rival de Dumas, l'inventif et non moins fécond Eugène Sue, n'est pas moins miné. Chez celui-ci, l'on trouvait la corde socialiste, populacière et humanitaire. Touchée habilement, elle obtint des triomphes aussi brillants qu'éphémères. Cependant, Sue était plus artiste que Dumas; il donna plus de relief à ses créations. Son imagination riche et intense évoquait avec une force supérieure.

Si cette faculté atteignit chez quelqu'un ce degré de puissance où elle poétise et transforme tout, et sans remplacer la vérité, en compense l'absence, ce fut chez George Sand.

George Sand est le sculpteur inspiré du roman idéaliste; à côté d'elle, Alexandre Dumas, Sue même, ne sont que des potiers.

Grand producteur comme ses rivaux, elle reçut en outre du ciel les dons littéraires, grâce auxquels elle fut l'unique compétiteur digne de Balzac, comme Mme de Staël l'avait été de Châteaubriand. Son génie était de ceux qui font école et tracent un sillon resplendissant et profond.

Aujourd'hui nous pouvons juger avec sérénité l'illustre androgyne, parce que, quoique nous soyons presque ses contemporains, nous n'avons pas assisté à la période militante de ses œuvres. Nos pères connurent George Sand au milieu de ses aventures et de sa vie de bohème; ils furent scandalisés par la propagande anti-conjugale et anti-sociale de ses premiers livres. Aujourd'hui, dans le vaste ensemble des écrits de George Sand,—ces livres, forme première de son talent flexible et changeant,—sont un détail, digne sans doute qu'on en tienne compte, mais qui ne nuit nullement au mérite du reste. D'autant plus que le goût a changé et que l'on croit actuellement que ses romans champêtres,—géorgiques modernes,—dignes qu'on les compare à celles du poète de Mantoue,—sont la meilleure œuvre de l'auteur de Mauprat.

Qu'importe les théories philosophiques aussi extravagantes que fragiles de George Sand? Latouche a dit d'elle, sans aucune courtoisie, qu'elle était un écho qui grossissait la voix; et, ma foi, il ne se trompait point en ce qui est de la pensée, car George Sand dogmatisait toujours pour le compte d'autrui. Mais l'illustre écrivain ne doit rien à personne.

Aujourd'hui sa philosophie est aussi dangereuse pour la société et la famille qu'une lanterne magique ou qu'un kaléïdoscope. Valentine, Lélia, Indiana ne nous persuadent rien du tout; leur but doctrinaire ou révolutionnaire demeure inoffensif. Ce qui reste inaltérable, c'est le style pur et majestueux, la fraîche imagination de l'auteur.

Dans toute la littérature idéaliste que nous passons en revue l'imagination domine, plus ou moins puissante, plus ou moins choisie, mais toujours comme faculté souveraine. Nous pouvons dire qu'elle est la caractéristique de la période littéraire qui commence avec le siècle et dure jusqu'à 1850.

La décadence du genre paraît aussi indubitable. Nous ne parlons pas d'Alexandre Dumas et d'Eugène Sue, nous parlons seulement de George Sand qui vaut infiniment plus qu'eux. Ce qui arrive pour elle est la preuve manifeste que la littérature d'imagination est déjà un cadavre.

L'illustre romancier, d'un âge fort avancé, mourut il y a peu d'années, hier pour ainsi dire, en 1876, dans sa tranquille retraite de Nohant. Jusqu'au dernier jour de sa vie, elle écrivit ou publia des romans, où l'on ne remarquait ni infériorité ni décrépitude dans la composition et le style, mais où le coup de pouce du grand prosateur était toujours marqué. Eh bien! ces romans insérés dans la Revue des Deux-Mondes passaient inaperçus: nul n'y faisait attention.

Pour la génération actuelle, George Sand était morte, bien avant de descendre au tombeau.

Et pourquoi?

Tout simplement parce qu'elle était hors du mouvement littéraire actuel; qu'elle cultivait la littérature d'imagination, qui eut son temps et aujourd'hui n'est plus possible.

Ce n'est pas qu'on cessât de prononcer avec admiration le nom de George Sand; c'est qu'on considérait ses écrits comme on considère ceux d'un classique, d'un auteur qui appartient à un autre âge et ne vit plus dans le nôtre.


VI


SOMMAIRE

Les réalistes: Diderot.—Stendhal.—Sa langue.—Son insuccès de son vivant. Ses deux romans.—Les inexactitudes de la critique.—Défauts et qualités de Stendhal.—Son élève Mérimée.—Balzac et Dumas.—La Comédie humaine et la société sous Louis-Philippe.—Comment composait Balzac.—Balzac et Flaubert.—Balzac est un voyant.—Le style de Balzac.


Maintenant que les pères de l'église idéaliste nous sont connus, il nous importe de lier amitié avec ceux de l'école contraire.

Diderot est le patriarche de l'église réaliste.

Tout le premier, il doua de vibration et de coloris la langue appauvrie du dix-huitième siècle.

Il fut l'avocat de la vérité dans l'art.

Henri-Marie Beyle (Stendhal), est, en ligne directe, le descendant de Diderot.

Avant d'écrire des romans, Stendhal fit de la critique et conta ses impressions de voyage; mais en aucun des genres divers qu'il cultiva, il n'aspirait à la gloire des lettres.

Il n'est rien qui ressemble moins à un écrivain de profession que Stendhal. Homme d'existence active, de fortunes diverses, peintre, militaire, employé, commerçant, auditeur au Conseil d'Etat, diplomate, il dut, peut-être, à la diversité même de ses professions, l'acuité d'observation et la connaissance de la vie qui distinguent les voyageurs littéraires comme Cervantès et Lesage, investigateurs curieux qui préfèrent aux livres poudreux des bibliothèques la grande Bible de la société.

Stendhal noircit du papier sans préméditation, ne prit pas de pseudonyme par coquetterie, mais pour mieux se cacher; ne se crut appelé ni à rien régénérer, ni à transformer le siècle par ses écrits. Il travailla en amateur, et certain jour, il demeura stupéfait en voyant un article louangeur que lui consacrait Balzac.

«Cet article étonnant, tel que jamais écrivain ne le reçut d'un autre, je l'ai lu en éclatant de rire, disait-il. Toutes les fois que j'arrivais à une louange un peu forte, je voyais la mine que feraient mes amis en la lisant.»

Simple dans la forme, quoique très raffiné et très subtil dans le fond, il employait la langue sobre des Encyclopédistes, avec plus de négligence et d'incorrections qu'ils ne s'en permirent; et, quoique contaminé de romantisme durant ses premières années, il n'accepta jamais les parures et les atours de la prose romantique. Tout au contraire, afin de manifester son dédain pour le style fleuri, il affirmait qu'en s'asseyant devant sa table il avait bien soin de se mettre sur le cœur une page du code.

Grâce à cette originalité même, Stendhal, vivant, eut peu de lecteurs et moins encore d'admirateurs. La resplendeur des étoiles romantiques remplissait alors le firmament. Deux lustres encore après la mort de Stendhal, survenue en 1842, ses œuvres n'avaient pas commencé à appeler l'attention. Il n'a écrit que dix-huit livres, et sa réputation d'écrivain réaliste ne s'appuie que sur deux romans.

La Chartreuse de Parme décrit une petite cour, un duché italien, où s'ourdissent des intrigues machiavéliques et où l'amour et l'ambition déchaînent tout leur orchestre, comme une tempête dans le lac de Côme.

Le Rouge et le Noir étudie cette première époque de la Restauration française où l'influence religioso-aristocratique succéda au pouvoir militaire de Napoléon,—idole de Stendhal.

On a prononcé des jugements fort différents sur le mérite de ces deux livres.

Sainte-Beuve, tout en déclarant que ce ne sont point des romans vulgaires, qu'ils suggèrent des idées et ouvrent des voies, les qualifie cependant de détestables, arrêt bien radical pour un critique aussi éclectique.

Taine les admire au point d'appeler Stendhal un grand idéologue et le premier psychologue de son siècle.

Balzac se déclare incapable d'écrire quelque chose d'aussi beau que la Chartreuse de Parme.

Ce roman et les autres œuvres de Stendhal irritent Caro à ce point qu'il va jusqu'à injurier l'auteur.

Zola, en reconnaissant en lui le successeur de Diderot et en l'élevant jusqu'aux nues, nie la réalité complète de ses personnages; ce ne sont, à son avis, pas des hommes de chair et d'os, mais des systèmes cérébraux compliqués, qui fonctionnent à part, indépendants des autres organes.

Il y a quelque chose de vrai dans des opinions si opposées.

Si l'on considère le procédé artistique, Sainte-Beuve est dans le vrai. Le roman de Stendhal a toutes les imperfections.

Il est écrit avec peu de grammaire,—comme Clemencin démontra que le fut le Don Quichotte. Le style n'en est pas seulement décharné, il est rocailleux. Il manque à ces romans l'unité, la cohésion, l'intérêt graduellement ménagé; en somme les qualités qu'on apprécie ordinairement dans une œuvre littéraire.

Dans la Chartreuse de Parme, on pourrait, sans grave inconvénient, supprimer les deux tiers des personnages et la moitié des évènements.

Bans le Rouge et le Noir il serait fort à propos que le roman se terminât au premier volume: il pourrait aussi finir au milieu du second.

Quant à l'élégance, à la proportion et à l'habileté de la composition, Mérimée, son élève, est fort au-dessus de Stendhal.

Zola ne se trompe pas non plus quand il assure que les héros de Stendhal raisonnent trop. Oui, parfois sans doute, il y a trop de raisonnement dans ses livres.

Julien Sorel, au retour d'un duel où il a reçu une balle dans le bras, raisonne fort tranquillement sur le commerce des gens de haut bord, sur l'agrément ou l'ennui de leurs entretiens et sur d'autres sujets du même genre. Il ne le fait pas à haute voix et pour se montrer maître de soi, ce qui alors serait naturel, il le fait simplement pour son bonnet. N'importe qui songerait à sa blessure pour si peu de mal qu'elle fît.

Zola, cependant, en reconnaissant ces taches, s'accorde avec Taine pour déclarer que Stendhal est un profond psychologue. Ce que le chef du Naturalisme français n'a pas avoué, c'est que la valeur des triomphes de Stendhal consiste précisément dans la nature du terrain sur lequel il les remporte.

Stendhal analyse et dissèque l'âme humaine, et quoique Zola n'en convienne pas, qui réussit dans ce genre d'études, occupe un haut rang dans les lettres. C'est comme le dissecteur qui travaille dans les parties les plus délicates, les plus secrètes de l'organisme, nécessaires pour la vie; ou comme le chirurgien qui opère sur des tissus qu'il ne voit pas, pleins de veines, d'artères et de nerfs.

Copiste de la nature extérieure, à l'influence de laquelle il attribue les déterminations de la volonté, Zola met systématiquement au second plan cet ordre de vérités qui ne sont pas à leur de réalité, pas incrustées, disons-le ainsi, dans les entrailles du réel, et qui ne peuvent être par cela même découvertes que par des yeux perspicaces et de très fins scalpels.

Ce n'est pas que Zola ne soit pas psychologue, mais il l'est à la Condillac; il nie la spontanéité de l'âme: aussi la méthode antérioriste de Stendhal ne le satisfait-elle pas pleinement. Or, Stendhal n'a d'autres titres à la gloire qui dore déjà son tombeau que cette lucidité de psychologue réaliste, qui nous présente une âme nue, en nous captivant par le spectacle multiple et, varié de la vie spirituelle, spectacle aussi intéressant ou plus intéressant, que Zola en dise ce qu'il voudra, que celui des Halles dans le Ventre de Paris ... et comptez que ce grand bodegon de Zola est admirable!

En résumé, Stendhal rachète ses défauts nombreux et indéniables par la haute valeur philosophique de ses beautés, et ses œuvres sont comme de riches joyaux de diamants montés et sertis sans nul goût.

Les hasards de la gloire littéraire sont étranges. Avec ce petit patrimoine de deux romans, Stendhal réussit à voir son nom, comme initiateur réaliste et naturaliste, uni aujourd'hui à celui de Balzac qui fut un Titan, un Cyclope, un infatigable forgeron de livres. Et notez que si Stendhal était indifférent à la célébrité, Balzac y aspirait de toutes les forces de son âme. Il l'obtint surtout hors de son pays, en Italie, en Suède, en Russie, mais pas si grande que des rivaux comme Dumas et Sue ne pussent lutter avantageusement avec lui, et lui disputer honneur et profit.

Tandis que Dumas pouvait gaspiller en folies des fortunes gagnées par sa plume de romancier, Balzac luttait corps à corps avec la misère, sans atteindre jamais un état de fortune moyen. Pour comble de douleur, la critique l'attaquait avec acharnement.

La vie de Balzac est sans aventures romanesques. Son histoire se réduit à travailler et à travailler toujours, pour satisfaire ses créanciers et se créer une fortune indépendante. Il écrivit sans relâche, sans terme, passant les nuits blanches, produisant parfois un roman en dix heures, et tout cela en vain, sans réussir à se délivrer de ses obligations urgentes et angoisseuses, sans pouvoir disposer d'un liard. Tous ceux qui écrivent aujourd'hui sur Balzac disent avec raison que l'explication et la clé de ses œuvres sont tout entières dans ce genre de vie.

Balzac se proposa d'écrire une étude complète et encyclopédique des mœurs et de la société moderne, considérée sous tous ses aspects. Il se déclara docteur ès-sciences sociales; il voulut créer la Comédie humaine, résumé caractéristique de notre époque, comme le poème de Dante fut le résumé du moyen-âge. Chacun de ses romans est un chant.

Dans une si vaste épopée, toutes les classes furent représentées et toutes les transformations politiques trouvèrent en lui un peintre fidèle. Balzac peignit en pied l'Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet; il copia d'après nature, avec une incroyable fidélité, les physionomies de la noblesse légitimiste. Héros de la chouannerie vendéenne, gentillâtres vantards du Midi, hommes du juste-milieu orléaniste, soldats de l'Empire, clergé, paysans, différents types de la bohème littéraire et du journalisme, il les portraictura tous, conformément à son plan gigantesque, avec la vigueur d'un athlète et l'effort puissant d'un hercule.

Zola, qui sait parler éloquemment de Balzac, compare la Comédie humaine à un monument construit avec différents matériaux; ici du marbre et de l'albâtre: là de la brique, du plâtre et du sable, le tout mêlé et confondu par la main fébrile d'un maçon qui est parfois un artiste remarquable. L'édifice combattu par les tempêtes est découronné ici et là; les matériaux vils s'émiettent sur le sol, tandis que les colonnades de granit et de jaspe se dressent encore droites et belles. Il n'est pas de comparaison plus exacte.

Tout est dans le monument colossal érigé par Balzac. Même les colonnades de marbre que Zola admire, quoiqu'elles soient d'un beau plan et d'une qualité inestimable, sont élevées à la hâte, par des mains fébriles. Comment en pourrait-il être autrement? Vu la manière de composer de Balzac, c'est ce qui devait arriver. Quand il s'enfermait dans sa chambre avec une rame de papier devant lui, il savait que sous quinze jours, une semaine, ou peut-être moins, son éditeur lui réclamerait la rame de manuscrit et que ses créanciers se présenteraient pour recevoir le prix en le lui arrachant des mains. Considérez l'état moral de Balzac quand il écrivait, et comparez-le, par exemple, à celui de son successeur Flaubert.

Pour composer un roman en un volume, Flaubert consultait cinq cents ouvrages, faisait six tomes d'extraits et mettait parfois huit années à l'écrire. Balzac produisit en quinze jours César Birotteau, une de ses meilleures œuvres, un portique de marbre.

On traduisait difficilement à l'imprimerie sa copie, inintelligible, losangée de ratures, croisée, tachée, chaotique: Flaubert copiait dix à douze fois une page pour la perfectionner. Balzac, certes, ne prit jamais la peine de recopier. Il envoyait le brouillon à la composition, corrigeait sur épreuves, changeait des paragraphes entiers. Il ne lui était pas permis de s'arrêter à des détails.

Dès lors quoi d'étonnant à ce que ses créations soient inégales? Négligeons ses œuvres de jeunesse qui semblent plutôt celles de la sénilité et dans lesquelles il se montre si inférieur. Même dans la Comédie humaine on trouve des livres de valeur aussi différente qu'Eugénie Grandet et Ferragus, la Cousine Bette et les Splendeurs et misères des Courtisanes. La différence n'est pas seulement évidente entre romans et romans, mais entre les diverses parties d'un même livre. Parmi tant d'œuvres magistrales, il en est à peine une parfaite que l'on puisse proposer comme un modèle digne d'être imité, et cependant, dans presque toutes, il y a des beautés extraordinaires.

Ainsi, de même qu'il n'était pas possible, avec son mode spécial de créer, que Balzac ne consacrât à purifier et à diriger son abondante veine, à viser à la perfection, il n'était pas possible non plus qu'il procédât comme les réalistes contemporains qui prennent, tous et chacun des éléments de leurs œuvres, dans l'observation de la réalité: la vie entière n'eût point suffi à cela, Philarète Chasles a fort bien dit de Balzac que plus qu'observateur il était voyant; il travaillait au vol en se servant de la vérité devinée et déduite, en la combinant dans ses écrits à la plus grande close possible, mais en ne l'employant pas pure. Si l'inspiration amenait par la main la vérité, tant mieux! Dans le cas opposé, il ne s'agissait pas de suspendre le travail commencé, ni, pour une vérification de renseignements, de renoncer au secours de l'imagination.

Chez Balzac, l'inspiration du réel est au-dessus de l'observation. Son esprit concentrait dans un foyer les rayons de lumière épars, sans prendre la peine de les compter ni de s'enquérir de leur provenance. L'intuition joue dans ses œuvres un rôle fort important. Où Balzac a-t-il appris les sciences sociales? Où a-t-il gagné son bonnet de docteur? Quand apprit-il la philologie, la médecine, la chimie, la jurisprudence, l'histoire, le blason, la théologie, toutes choses qu'il sait comme doit les savoir un artiste, sans érudition ni ignorance? On l'ignore.

Si parfois l'imagination l'entraîne, s'il trace d'invraisemblables portraits, par contre, quand il trouve la voie de la réalité,—ce qui arrive presque toujours,—il la suit et ne s'arrête point avant d'avoir dévidé tout l'écheveau. Le plus grand nombre de ses caractères sont des prodiges de vérité.

Ce qui reste gravé dans la mémoire, après une lecture de Balzac, ce n'est pas le sujet de tel roman, ni le dramatique dénouement de cet autre, c'est,—don beaucoup plus précieux,—la figure, la démarche, la voix et la manière d'agir d'un personnage que nous voyons et que nous nous rappelons comme si c'était une personne vivante, comme si nous la connaissions et la fréquentions.

Les juges de Balzac censurent ordinairement son style.

Sainte-Beuve le qualifie «d'énervé, rosé et veiné de toutes les teintes, tout asiatique, plus brisé et plus amolli par places que le corps d'un moine antique.» S'il est vrai que la sobriété et l'harmonie lui font défaut,—Balzac ne les eut point,—par contre, le style de l'auteur d'Eugénie Grandet possède ce qui ne s'apprend ni ne s'imite: la vie.

Ses phrases respirent.

Leur couleur brillante et fastueuse les rend semblables à un riche émail oriental. Comme défaut, il a tous ceux qui manquent à Beyle: lyrisme, enflure, remplissage; mais quelles beautés! Quelles toiles de Titien et de Van Dick! Quels intérieurs! Quels portraits de femmes! Quelles draperies et quelles chairs succulemment empâtées! Walter Scott, que Balzac admirait et respectait si fort, a été plus diffus, sans être aussi heureux.


VII


SOMMAIRE

Flaubert.—La Genèse de Madame Bovary.—Le roman.—Le style de Flaubert.—L'amour de la phrase bien faite.—Salammbô.—La Tentation.—L'Education sentimentale.—Bouvard et Pécuchet.—Pessimisme et impassibilité.


Entre Balzac et Flaubert, il y a la distance d'un géant à un homme.

L'auteur de la Comédie humaine rendit épique la réalité; l'auteur de Madame Bovary nous la présente sous une face comico-dramatique il est des écrivains qui voient le monde reflété comme dans un miroir convexe, et, en conséquence, défiguré. Balzac le regarda avec un microscope qui, sans altérer la forme, augmentait les proportions; Flaubert le vit sans illusions d'optique, et je ne dis pas qu'il le contempla d'un œil serein, parce que la phrase me semble s'accorder mal avec le pessimisme que prêchent ses œuvres d'une manière indirecte, mais efficace.

De Flaubert, il n'y a pas lieu de se demander où et quand il apprit ce qu'il savait. Fils d'un médecin réputé, il se familiarisa de bonne heure avec les sciences naturelles, et quoique la position aisée de sa famille lui permît de ne faire choix d'aucune autre profession que de celle des lettres, il fut un étudiant à perpétuité, acquit une culture un peu hétérogène et capricieuse, mais considérable. Son ami Maxime Ducamp qui, dans un livré récent, les Souvenirs littéraires, communique au public tant et de si intéressants renseignements sur Flaubert, dit que, par sa prodigieuse mémoire et sa lecture immense, c'était un dictionnaire vivant que l'on pouvait feuilleter avec plaisir et avec profit.

Flaubert montra toujours de la prédilection pour un certain genre d'études qui n'attirent guère aujourd'hui que les intelligences raffinées et curieuses: l'apologétique chrétienne, l'histoire de l'Eglise, les Pères, les humanités. De si graves exercices intellectuels, unis à son culte ardent de la forme et à sa sagacité d'observateur implacable, firent de lui un artiste consommé, un classique moderne.

Flaubert écrivit moins de livres et quelques romans de plus que Stendhal.

Sa première œuvre,—un essai intitulé Novembre, qui ne fut pas imprimé, excepté,—la Tentation de saint Antoine, espèce d'auto-sacramental semblable à l'Ahasvérus d'Edgar Quinet. Le saint voit défiler devant ses yeux éblouis, toutes les séductions de la chair et de l'esprit, tous les pièges que le démon peut tendre aux sens, au cœur et à l'intelligence, et, de la Reine de Saba aux Sphinx et à la Chimère, de la déesse Diane aux hérétiques Nicolaïtes, tous le troublent de leurs paroles ou de leur aspect.

Considérant l'œuvre au point de vue littéraire, les amis de Flaubert, quand il leur lut ce manuscrit, preuve évidente de sa rare érudition, émirent l'arrêt suivant:

«Tu as fait un angle dont les lignes divergentes s'écartent si bien qu'on les perd de vue; une goutte d'eau mène au torrent, le torrent au fleuve, le fleuve au lac, le lac à l'océan, l'océan au déluge; tu te noies, tu noies tes personnages, tu noies l'évènement, tu noies le lecteur, et ton œuvre est noyée.»

Puis, comme ils le voyaient consterné de ce verdict, ils lui conseillèrent d'entreprendre un autre travail, un livre où il peindrait la vie réelle et où le terre à terre même du sujet l'empêcherait de tomber dans l'abus du lyrisme—défaut qui, chez lui, était un héritage du romantisme. Flaubert suivit le conseil et écrivit Madame Bovary. Plus tard, il disait souvent à ses conseillers: «J'étais envahi par le cancer du lyrisme, vous m'avez opéré; il n'était que temps, mais j'en ai crié de douleur.»

Flaubert eut à faire un grand pas de La Tentation à Madame Bovary. Ses connaissances variées et choisies, sa lecture assidue des théologiens, des mystiques et des philosophes se révélait dans la Tentation. Dans Madame Bovary, le décor est changé! Nous ne sommes plus dans les déserts de l'Orient, mais à Yonville, gros village arriéré et misérable. Nous n'assistons pas aux luttes gigantesques du saint ascète contre les puissances de l'enfer, mais aux mésaventures domestiques d'un médicastre de campagne. Tout est vulgaire dans Madame Bovary, le sujet, le lieu de la scène, les personnages. Seul le talent de l'auteur est extraordinaire.

Emma Bovary est née dans les derniers rangs de la classe moyenne; mais, dans l'élégante pension où elle fut élevée, elle coudoya des demoiselles riches et de haute famille. Les germes de la vanité, de la concupiscence et de la soif des plaisirs,—graves maladies de notre siècle,—s'accusèrent dès lors chez elle. Peu à peu ils se développent et dépravent l'âme de la jeune femme, mariée déjà et mère de famille. Passions sentimentales, habitudes de luxe incompatibles avec sa position modeste de femme d'un médecin de campagne, expédients et désordres de plus belle, compliquent de telle sorte sa situation que, quand ses créanciers la pressent, elle s'empoisonne avec de l'arsenic. Tel est le drame simple et terrible, pris dans la réalité, qui immortalise Flaubert.

Le sujet de Madame Bovary,—qui a été si blâmé et qui a soulevé un tel scandale,—fut suggéré à Flaubert, à ce que déclare Maxime Ducamp, par le hasard, qui évoqua dans sa mémoire le souvenir d'une malheureuse femme qui vécut et mourut comme son héroïne.

Je parlerai ailleurs de la haute importance d'œuvres sociales comme Madame Bovary et de sa signification morale, quand je toucherai à la délicate question de la moralité dans l'art littéraire.

Je me borne à faire remarquer maintenant que Flaubert accepta le premier sujet qui s'offrit à lui et qu'il lui eût été indifférent d'en traiter un autre.

Les histoires comme celle de Mme Bovary ne sont pas rares dans la vie, mais jusqu'à Flaubert nul ne les avait racontées. Balzac même, qui comprit si bien le pouvoir de l'argent dans notre société, ne démontra pas avec autant d'énergie que Flaubert la métallisation qui nous tourmente.

Un écrivain moins analyste eût poétisé Mme Bovary, en la faisant mourir écrasée sous le poids de ses déceptions amoureuses et de ses remords dévorants, et non sous celui de ses dettes vulgaires. Les pages dans lesquelles Mme Bovary, affolée et désespérée, implore en vain ses amants afin d'obtenir d'eux la somme nécessaire pour apaiser ses créanciers, sont l'étude la plus cruelle, la plus sincère et la plus magnifique, que l'on ait écrite sur la dureté des temps présents et la puissance de l'or.

Dans l'œuvre de Flaubert il n'y a pas seulement d'admirables la vigueur et la vérité des caractères; c'est aussi un modèle de perfection littéraire.

Le style en est comme un lac limpide, au fond duquel on voit un lit de sable fin et doré; comme une table de jaspe poli où il n'est pas possible de trouver le plus léger défaut. Jamais il ne faiblit ou ne s'affaisse; nul détail ne manque ni n'est en trop. Nulle recherche. Il n'y a ni néologismes, ni archaïsmes, ni tours précieux, ni phrases parées et artificielles, encore moins de la négligence ou cette vague indécision de l'expression que l'on appelle en général le style fluide. C'est un style parfait, concis sans pauvreté, correct sans froideur, irréprochable sans purisme, ironique et naturel à la fois, et en somme, travaillé avec tant de courage et de limpidité qu'il sera bientôt classique, s'il ne l'est déjà.

Les descriptions dans Madame Bovary réalisent l'idéal du genre. Quoique Flaubert décrive beaucoup, il ne commet pas la faute de peindre pour peindre. S'il étudie ce que l'on appelle aujourd'hui le milieu ambiant, il ne le fait pas pour satisfaire un caprice d'artiste, ou pour parader en parlant de choses qu'il connaît bien, mais parce que le sujet ou les caractères exigent cette étude. Il possède un tact si spécial, qu'il ne décrit que le plus saillant, le plus caractéristique, et cela en peu de mots, sans abuser de l'adjectif, en deux ou trois magistraux coups de pinceau. Ainsi, dans Madame Bovary, malgré la scrupuleuse conscience réaliste de l'auteur, chaque chose est toujours en sa place, et toujours le principal est le principal, l'accessoire l'accessoire. L'habileté de Flaubert apparaît aussi bien dans ce qu'il dit que dans ce qu'il omet. Par là, il est supérieur à Balzac qui employa tant d'ornements superflus.

Flaubert méconnut entièrement la valeur de Madame Bovary; bien plus, le succès de ce livre l'irrita. Il sortait des gonds en voyant le public et les critiques le préférer à ses autres œuvres, et pour le rendre furieux, il n'y avait qu'à lui conseiller d'écrire quelque chose dans le même genre. «Laissez-moi en paix avec Madame Bovary!» s'écriait-il alors avec emportement. Durant les dernières années de sa vie il voulut retirer le livre de la circulation, en n'en autorisant pas de nouveaux tirages, et, s'il n'en fut pas ainsi, ce fut parce qu'il avait besoin d'argent.

Il ne se bornait pas à dédaigner Madame Bovary, la jugeant inférieure, par exemple, à La Tentation. Il déclarait mépriser le genre à laquelle elle appartient, c'est-à-dire la réalité analytique dans le caractère et dans les mœurs.

Il estimait uniquement la délicatesse du style, la beauté de la phrase, et assurait que ce n'est que par elles qu'on gagne l'immortalité, qu'Homère est aussi moderne que Balzac et qu'il donnerait Madame Bovary tout entière pour un paragraphe de Châteaubriand ou de Victor Hugo.

Il est à noter, en effet, que pour Flaubert, disciple enthousiaste de l'école romantique, admirateur fervent d'Hugo, de Dumas et de Châteaubriand, la perfection du style, c'étaient les oripeaux lyriques, la prose poétique et fleurie, et non cette admirable sobriété et cette pureté auxquelles il arrivait. Cas d'aveuglement littéraire très semblable à celui qui poussait Cervantès à préférer dans son œuvre le Persilès.

Après Madame Bovary, Salammbô est la meilleure œuvre de Flaubert. Avec le même scrupule qu'il étudia les misères d'un village au temps de Louis-Philippe, Flaubert reconstitua le monde lointain, la mystérieuse civilisation carthaginoise. Il nous transporte à Carthage parmi les contemporains d'Hamilcar, durant les révoltes des troupes mercenaires, que la République africaine entretenait a sa solde pour la servir contre Rome; et l'héroïne du roman est la vierge Salammbô, prêtresse de la Lune.

Il semble à première vue, que de tels éléments doivent composer un livre ennuyeux, savant peut-être, mais de peu d'intérêt; quelque chose d'analogue aux romans archéologiques qu'écrit Ebers. Eh bien! nullement. Quoique l'auteur de Salammbô nous conduise à Carthage et dans les chaînes de la Lybie, au temple de Tanit et aux pieds de la monstrueuse statue de Moloch, Salammbô est dans son genre une étude aussi réaliste que Madame Bovary.

Laissons de côté l'infatigable érudition que déploya Flaubert pour dépeindre la cité africaine, son voyage aux côtes de Carthage, son ardeur à fouiller les auteurs grecs ou latins. Ebers le fait aussi, mieux et plus solidement même, mais ses romans n'en sont pas pour cela moins soporifiques.

Ce qui importe dans des œuvres analogues à Salammbô, ce n'est pas que les détails scientifiques soient irréprochablement exacts; c'est que la reconstruction de l'époque, des mœurs, de la société, des personnages et de la nature ne semble pas artificielle, et que l'auteur en étant savant, demeure artiste. Il faut que dans tout il y ait vie et unité; il faut que ce monde exhumé de la poussière des siècles nous semble réel, quoique étrange et différent du nôtre. Il faut qu'il nous produise la même impression de vérité que causent les hiéroglyphes, quand un égyptologue les déchiffre, ou les fossiles quand un éminent naturaliste les complète. Il faut que si nous ne pouvons dire avec une certitude absolue: «Carthage était ainsi,» nous pensions du moins que Carthage pût être ainsi!

Avec Salammbô, Flaubert vit le terme de ses succès. Un roman dans lequel il se mit tout entier, et sur lequel il fonda de grandes espérances, l'Education sentimentale, fit un fiasco si complet, que Flaubert, dans ses élans de colère accoutumés, demandait à ses amis en serrant les poings: «Et pourriez-vous me dire pourquoi ce bouquin n'a pas plu?» La cause pour laquelle le livre ne plut pas mérite qu'on la raconte.

D'après Maxime Ducamp, il y a eu deux périodes dans la vie de Flaubert. Durant la première,—les années de jeunesse,—Flaubert avait un esprit délié, une imagination féconde; il apprenait sans effort et travaillait facilement. Bientôt une horrible maladie le frappa, mal mystérieux que Paracelse appelle le tremblement de terre de l'homme, et sa fraîche intelligence, tout comme son corps d'athlète, furent atteints dans leur source de vie, affaissés et jusqu'à un certain point paralysés.

On remarqua, parallèlement, deux étranges symptômes chez le malade. Il prit en haine la marche, au point que voir marcher les autres lui faisait mal; et, pour le travail littéraire, il devint si difficile et si exigeant, qu'il copiait vingt fois une page, la corrigeait, la raturait, la polissait, et s'acharnait de telle sorte au travail, que si, en un mois, il réussissait à produire vingt pages définitives, il se déclarait rendu et mort de fatigue. Après avoir terminé une page en gémissant, en soupirant, il se levait de sa table de travail, baigné de sueur, et allait tomber sur un divan où il restait sans souffle.

Cette lenteur, l'énorme effort que lui coûtait chacune de ses œuvres qu'il passait des éternités à terminer,—il lima, corrigea et retoucha La Tentation pendant vingt années,—provenaient du désir d'atteindre une correction absolue de style et une complète exactitude de laits et d'observations.

Il y eut un moment où il obtint les deux choses sans exagération et sans préjudice de la création artistique. Ce fut alors qu'il écrivit Salammbô et Madame Bovary. Ensuite l'équilibre fut rompu.

Il commença à abuser du procédé, au point de passer des heures entières à faire la chasse a une répétition de voyelles ou à une cacophonie, à réfléchir si une voyelle était ou non à sa place, et à lire trente volumes sur l'agriculture pour écrire dix lignes en connaissance de cause.

De là, l'échec de l'Education sentimentale, et surtout celui de Bouvard et Pécuchet, son œuvre posthume, où le roman se transforme en monotone satire sociale, en pesant catalogue de lieux communs et d'idées courantes; où une même situation prolongée durant toute l'œuvre, où la langue, sèche et décharnée à force de vouloir être pure et simple, fatiguent le lecteur le plus courageux.

Qu'elle soit due à la maladie ou à la nature spéciale de son génie, on doit insister sur la décadence de Flaubert, parce que c'est un évènement peu fréquent que la chute et la stérilité d'un écrivain par ambition excessive d'exactitude et de perfection; au lieu que la plupart, aussitôt qu'ils ont acquis du renom, se laissent aller au sommeil.

Flaubert, lui, appelait se distraire, écrire des contes comme le Cœur sensible, qui représente six mois de travail assidu. À force d'effiler la pointe du crayon, Flaubert la brisa.

Le fond des œuvres de Flaubert est pessimiste, non pas qu'il prêche ni cette doctrine ni une autre, car il est l'écrivain le plus impersonnel et le plus réservé qu'on ait jamais vu. Seulement son observation implacable démontre à chaque instant la bassesse et la nullité des desseins et des désirs de l'homme.

Soit qu'il nous montre Mme Bovary rêvant de poétiques amours et tombant dans de prosaïques hontes, soit qu'il nous peigne Salammbô expirant dans l'horreur de son barbare triomphe, ou Bouvard et Pécuchet étudiant les sciences et dévorant les livres pour rester aussi sots qu'ils l'étaient avant, Flaubert n'a pas un coin où se puissent loger les illusions consolantes. Il hait par dessus tout la société moderne, ce que l'on a coutume d'appeler l'intelligence, le progrès, les découvertes, l'industrie et les libertés. C'est une face de Flaubert que Zola et son école n'ont pas négligé de lui emprunter. Seulement Flaubert n'obéissait pas à un système, il agissait par instinct. Dans ses rapports avec ses amis, il se montrait au contraire enthousiaste, exalté, et se passionnait facilement.


VIII


SOMMAIRE

Les de Goncourt.—L'auteur est une dévote de leur autel byzantin.—Les deux frères.—Leur ascendance littéraire.—Leurs tendances esthétiques.—Le rococo et la modernité.—Gautier, à propos de Baudelaire.—L'expressivité.—La couleur.—Lœuvre: l'œuvre commune.—L'œuvre d'Edmond de Goncourt.—Préférences de l'auteur.—Les frères Zemganno—Manette Salomon.


Deux idées me frappent au moment de parler des frères de Goncourt.

D'abord, je crains de les louer plus que de juste, parce qu'ils m'inspirent une grande sympathie et sont mes auteurs de prédilection. Aussi je préfère déclarer, dès maintenant, quelle affection j'ai pour eux et avouer ingénument que jusqu'à leurs défauts me captivent.

«Si la foule ne s'agenouille jamais devant eux, ils auront une chapelle d'un luxe précieux, une chapelle byzantine avec de l'or fin et des peintures curieuses, dans laquelle les raffinés iront faire leurs dévotions[1].» Je suis une dévote de cet autel, sans prétendre ériger en loi mon goût qui provient peut-être de mon tempérament de coloriste.

Ensuite, je m'étonne qu'il y ait des gens qui traitent les réalistes de simples photographes, alors que combattent dans leurs rangs les deux écrivains modernes qui peuvent le plus justement se prétendre des peintres.

Les Goncourt sont à peine connus en Espagne. L'un s'appelle Edmond, l'autre s'appelait Jules. Travaillant en collaboration intime, ils écrivirent des romans et des œuvres historiques, jusqu'à ce que Jules le cadet descendit au tombeau. Ils vécurent si unis, fondant leurs styles et leurs pensées, que le public les prenait pour un seul écrivain. Edmond, le survivant, dans son beau roman Les Frères Zemganno, a symbolisé cette étroite fraternité intellectuelle dans l'histoire des deux frères gymnasiarques qui exécutent ensemble au cirque des exercices dangereux et mettent en commun leur force et leur adresse, arrivant à être une âme en deux corps. Quand le plus jeune se brise les deux jambes dans une chute, Gianni, l'aîné, renonce à des travaux qu'il ne peut plus partager avec son cher Nello. Je laisserai Edmond de Goncourt lui-même expliquer la tendresse qui les unissait.

«Les deux frères ne s'aimaient pas seulement, ils tenaient l'un et l'autre par des liens mystérieux, des attaches psychiques, des atomes crochus de natures jumelles, et cela, quoiqu'ils fussent d'âges très différents et de caractères diamétralement opposés. Leurs premiers mouvements instinctifs étaient identiquement les mêmes..... Non-seulement les individus, mais encore les choses, avec le pourquoi irraisonné de leur charme ou de leur déplaisance, leur parlaient mêmement à tous les deux. Enfin les idées, ces créations du cerveau dont la naissance est d'une fantaisie si entière, et qui vous étonnent souvent par le on ne sait comment de leur venue, les idées d'ordinaire si peu simutanées et si peu parallèles dans les ménages de cœur entre homme et femme, les idées naissaient communes aux deux frères. Leur travail se trouvait tant et si bien confondu, leurs exercices tellement mêlés l'un à l'autre, et ce qu'ils faisaient semblait si peu appartenir à aucun en particulier, que les bravos s'adressaient toujours à l'association et qu'on ne séparait jamais le couple dans l'éloge ou dans le blâme..... C'est ainsi que ces deux êtres étaient arrivés à n'avoir plus à eux deux qu'un amour-propre, qu'une vanité, qu'un orgueil.»

Il s'écoula bien des années sans que les Goncourt obtinssent, je ne dirai pas les applaudissements, mais même l'attention du public. Quelques-uns de leurs romans furent accueillis avec tant d'indifférence, que la douleur de cet insuccès précipita la mort de Jules. Maintenant, grâce au fracas que soulève le naturalisme, les romans des Goncourt commencent à être très lus. Edmond, que la mort de son frère avait laissé abattu et sans courage, Edmond, qui avait voulu renoncer à écrire, s'est remis à travailler et passe pour le troisième romancier français vivant. Nombre de gens même le préfèrent à Daudet.

Goncourt fut le premier qui appela documents humains les faits que le romancier observe et rassemble pour en faire la base de ses créations. Mais ceux qui s'imaginent que tous les naturalistes et les réalistes sont taillés sur le patron de Zola, s'étonneraient s'ils connaissaient l'originalité de Goncourt. Il ne ressemble ni à Balzac, ni à Flaubert; et bien que disciple de Diderot, il ne lui emprunte que le coloris et l'art d'exprimer les sensations. Stendhal étudiait le mécanisme psychologique et le processus des idées, les Goncourt, élèves du même maître, réussissent à copier avec de vives couleurs la réalité sensible. Ils sont, avant tout,—inventons, à leur exemple, un mot nouveau,—sensationnistes. Ils ne possèdent pas la netteté de Flaubert, ni son style parfait, ni son impersonnalité puissante; au contraire, s'ils prennent le réel pour matière première, c'est pour le couler dans le moule de l'individualité ou, comme dirait Zola, pour le montrer à travers leur tempérament.

Les Goncourt se distinguèrent par deux traits: la connaissance de l'art et des mœurs du dix-huitième siècle et l'expression des éléments esthétiques du dix-neuvième.

Ils étudièrent le XVIIIe siècle avec une fougue d'artistes et une patience d'érudits, communiquant au public le résultat de leurs investigations en de nombreux et remarquables livres historico-biographiques et historico-anecdotiques. Ils collectionnèrent des estampes, des meubles, des livres et des plaquettes, tout ce qui concernait cette époque qui, pour être voisine de nous, n'en est pas moins intéressante.

Dans leurs romans, ils montrèrent une foule d'aspects poétiques de notre temps, auxquels nul ne songeait. Loin de faire comme Flaubert l'inventaire des misères et des ridicules de la société moderne, ou de se borner par système, comme Champfleury, à trouver des types et des scènes vulgaires, les Goncourt découvrirent dans la vie contemporaine un certain idéal de beauté qui lui appartient exclusivement et que d'autres âges et d'autres temps ne peuvent lui disputer.

Les Goncourt disent par la voix d'un de leurs personnages: «Le moderne, tout est là. La sensation, l'intuition du contemporain, du spectacle qui vous coudoie, du présent dans lequel vous sentez frémir vos passions et quelque chose de vous, tout est là pour l'artiste.»

Et fidèles à cette théorie, les Goncourt extraient de la vie contemporaine tout ce qui est artistique, comme le chimiste fait jaillir l'aveuglante lumière de l'électricité d'un obscur morceau de charbon.

Cette sympathie pour la vie moderne peut prendre une forme très rabattue et se changer en admiration pour les progrès scientifiques ou industriels de notre siècle. Chez les Goncourt, elle en prit une beaucoup plus nouvelle et beaucoup plus inusitée, entièrement artistique. Leur idéal fut celui de la génération présente qui ne se borne pas à admirer une seule forme de l'Art, mais qui les comprend toutes et en jouit avec un éclectisme raffiné, préférant peut-être les plus étranges aux plus belles, comme il arrivait aux Goncourt. Une page de Théophile Gautier définit fort bien cette manière de sentir l'Art. On peut l'appliquer aux Goncourt.

«Il aimait ce qu'on appelle improprement le style de décadence, et qui n'est autre chose que l'Art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent: style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s'efforçant à rendre la pensée dans ce qu'elle a de plus ineffable, et la forme de ses contours les plus vagues et les plus fuyants.... Tel est bien l'idiome nécessaire et fatal des peuples et des civilisations où la vie factice a remplacé la vie naturelle et développé chez l'homme des besoins inconnus. Ce n'est pas chose aisée, d'ailleurs, que ce style méprisé des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu'on n'a pas entendus encore.»

S'il est facile ou non, celui-là seul le sait qui lutte avec le vocable indomptable pour le dompter! Edmond de Goncourt croit que son frère Jules tomba malade et mourut des blessures reçues en luttant avec la phrase rebelle, à qui il demandait ce que nul écrivain ne lui demanda jamais, de surpasser la palette.

Avant d'écrire, les Goncourt s'étaient adonnés à la peinture à l'huile et à la gravure à l'eau-forte. Ils s'étaient entourés de délicieux bibelots, de jouets asiatiques, d'armes riches, d'étoffes de soie japonaise brodées en relief, de porcelaines curieuses. Célibataires et maîtres d'eux-mêmes, ils se livrèrent librement à leurs passions d'artistes. En cultivant les lettres, ils voulurent rendre aussi cette beauté de coloris qui les captivait et cette complexité de sensations délicates, aiguës, et jusqu'à un certain point paroxystes, que leur faisaient éprouver la lumière, les objets, les formes, grâce à la subtilité de leurs sens et à la finesse de leur intelligence. Au lieu de se tirer d'affaire comme tant d'écrivains, en s'écriant: «Je ne trouve pas d'expressions pour dépeindre ceci, cela ou le reste,» les Goncourt se proposèrent de trouver toujours des mots, quand ils devraient les inventer.

Pour communiquer aux lecteurs les impressions de leurs sens raffinés, les Goncourt amplifiaient, enrichissaient et disloquaient le français. Indignés de la pauvreté de la langue, quand ils la comparaient à l'abondance et à la merveilleuse variété des sensations, ils perdirent tout respect pour l'idiome et furent les plus audacieux néologistes du monde, sans se priver aussi de prendre d'autres licences. Car, les mots nouveaux ne leur suffisant pas, ils songèrent à les placer d'une manière inaccoutumée, pourvu qu'ils exprimassent ce que l'auteur désirait leur faire exprimer.

Ils ne se bornèrent pas à peindre l'extérieur des choses et la sensation que produit leur aspect, mais les suggestions de tristesses, de joies ou de mélancolies que l'âme trouve en elles, de sorte qu'ils ne dominèrent pas seulement le coloris comme Théophile Gautier, mais le clair obscur, la quantité de lumière et d'ombre qui influent tant sur notre esprit.

Les Goncourt se servent de tous les moyens imaginables pour atteindre leurs fins: ils répètent un mot pour que l'excitation réitérée augmente l'intensité de la sensation; ils emploient deux ou trois synonymes pour nommer un objet. Ils commettent des tautologies et des pléonasmes, font des substantifs d'adjectifs, tombant à chaque pas dans des défauts qui eussent rempli d'horreur Flaubert.

Ces audaces donnent parfois les plus heureux résultats. Une tournure ou une phrase saute aux yeux du lecteur, se grave dans sa rétine et transmet au cerveau la vive image que l'artiste voulut lui montrer clairement.

Dans ses merveilleuses descriptions. Zola adopta les procédés des Goncourt, légèrement atténués; Daudet leur prit à son tour les miniatures exquises qui ornent quelques-unes de ses pages les mieux choisies, et tout écrivain coloriste, désormais, devra s'inspirer de la lecture des deux frères.

Quelle belle, quelle savoureuse chose que la couleur! Sans admettre la théorie de ce savant allemand, qui prétend qu'au temps d'Homère, les hommes voyaient beaucoup moins de couleurs qu'aujourd'hui, et que ce sens se raffine et s'enrichit chaque jour, je crois que le culte de la ligne est antérieur à celui du coloris, comme la sculpture à la peinture. Je pense aussi que les lettres, à mesure qu'elles avancent, expriment la couleur avec plus de brio et de force, en détaillent mieux les nuances et les délicates transitions, et que l'étude de la couleur se complique de même que l'étude de la musique s'est compliquée depuis les maîtres italiens jusqu'à aujourd'hui.

J'ai lu, il n'y a pas longtemps, dans une revue scientifique, qu'il existe des sujets qui éprouvent une sensation lumineuse et chromatique, qui est toujours la même quand le son est égal et qui varie quand le son change, de telle sorte qu'un son peut exciter la rétine en même temps que le tympan et que pour l'individu qué d'une faculté si singulière, chaque ton de son correspond exactement à un ton de couleur.

La méthode des Concourt s'essaie à obtenir des résultats analogues: ils écrivent de telle sorte que les mots produisent de vives sensations chromatiques et c'est en cela que consiste leur indiscutable originalité. Quoique la traduction doive forcément abîmer l'émail polychrome d'un style aussi capricieux, je traduis ici un paragraphe du roman Manette Salomon où les Goncourt décrivent les exagérations d'un coloriste et semblent exprimer plutôt leur propre désir de remplacer le pinceau par la plume[2].

«Il cherchait partout de quoi monter sa palette, chauffer ses tons, les enflammer, les brillanter. Devant les vitrines de minéralogie, essayant de voler la Nature, de ravir et d'emporter les feux multicolores de ces pétrifications et de ces cristallisations d'éclairs, il s'arrêtait à ces bleus d'azurite, d'un bleu d'émail chinois, à ces bleus défaillants des cuivres oxydés, au bleu céleste de la lazulite allant du bleu de roi au bleu de l'eau. Il suivait toute la gamme du rouge, des mercures sulfurés, carmins et saignants, jusqu'au rouge noir de l'hématite, et rêvait à l'omatito, la couleur perdue du XVIe siècle, la couleur cardinale, la vraie pourpre de Rome.... Des minéraux, il passait aux coquilles, aux colorations mères de la tendresse et de l'idéal du ton, à toutes ces variations du rose dans une fonte de porcelaine, depuis la pourpre ténébreuse jusqu'au rose mourant, à la nacre noyant le prisme dans son lait. Il allait à toutes les irrisations, aux opalisations d'arc-en-ciel.... Il se mettait dans les yeux l'azur du saphir, le sang du rubis, l'orient de la perle, l'eau du diamant. Pour peindre, le peintre croyait avoir maintenant besoin de tout ce qui brille, de tout ce qui brûle dans le Ciel, dans la Terre, dans la Mer.»

C'est cela même que croient les Goncourt, et de là résultent les conditions exceptionnelles de leur style. Je n'ose pas dire les qualités, quoique pour moi elles soient telles.

Je me hâte d'ajouter que les Goncourt n'ont pas seulement de la valeur comme maîtres puissants du coloris et comme interprètes rares de la sensation. Ils ont prouvé aussi qu'ils sont de grands observateurs qui savent étudier les caractères. Il est vrai qu'ils ne procèdent ni comme Balzac, ni comme Zola, qui ont créé des personnages logiques, agissant conformément à des antécédents indiqués par le romancier, et allant où les conduisent la fatalité de leur complexion et la tyrannie des circonstances. Les personnages des Goncourt ne sont pas aussi automatiques; ils semblent plus capricieux, plus inexplicables pour le lecteur; ils agissent avec une indépendance relative, et cependant, nous ne nous les imaginons pas comme des mannequins ou des êtres fantastiques et rèvés, mais comme des personnes de chair et d'os, semblables à beaucoup de gens, que nous rencontrons à chaque pas dans la vie réelle, et dont nous ne pouvons prédire avec certitude la conduite, quoique nous les connaissions à fond et que nous sachions d'avance les mobiles qui peuvent influer sur eux. La contradiction, l'irrégularité et l'inconséquence, l'énigme qui existe dans l'homme, les Goncourt les mettent peut-être mieux en lumière que leurs illustres rivaux.

Deux groupes de romans portent au titre le nom des Goncourt. L'un est l'œuvre des frères réunis, l'autre d'Edmond seul; mais dans tous la méthode est la même.

Nul n'applique plus radicalement que les Goncourt le principe récemment découvert que dans le roman, ce qui importe le moins, c'est le sujet et l'action, et ce qui importe le plus, la quantité de vérité artistique.

Dans quelques-uns de leurs romans comme Sœur Philomène et Renée Mauperin, il y a encore un drame, très simple, mais drame enfin.

Dans Manette Salomon, Charles Demailly, Germinie Lacerteux, on ne trouve guère que la succession des évènements, incohérente en apparence, et parfois languissante, comme il arrive dans la vie.

Dans Madame Gervaisais, l'intérêt de l'intrigue est moindre ou plus délicat si l'on veut. Il n'y a pas d'évènements et le drame intime et profond de la conversion d'une libre-penseuse au catholicisme se joue dans l'âme de l'héroïne. Ce roman surprenant ne manque pas seulement d'intrigue au sens usuel du mot, il manque aussi de dialogue.

Les Goncourt possèdent un microscope très puissant, et l'emploient plutôt qu'à examiner l'âme humaine et à visiter les replis du cerveau, à observer dans tous les objets les détails menus, exquis et curieux, les fils si frêles qui tissent la réalité.

Pour d'autres auteurs, la vie est une toile grossière; pour les Goncourt, c'est une jolie dentelle chargée de broderies, de fleurs et d'étoiles délicates brodées par une main adroite.

Il semble que sous le verre de leur microscope, comme sous le verre du microscope des naturalistes sages qui découvrirent le monde des infusoires et les régions micrographiques, la création se dilate, se multiplie et s'approfondit.

Les romans les plus vantés des Goncourt sont Germinie Lacerteux et La fille Elisa. Leur succès est peut-être dû à la curiosité et au goût dépravé du public, qui préfère certains sujets, et cherche dans le roman la satisfaction de certains appétits. Pour moi, les meilleures œuvres des Goncourt sont le beau poème d'amour fraternel, intitulé Les frères Zemganno, ou la poésie se cache sous la vérité, comme la perle dans la coquille de l'huître; et surtout, l'admirable Manette Salomon, où ces écrivains d'élite trouvèrent ce que l'artiste apprécie tant, la conformité de l'esprit, du talent et du sujet.

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