Le Naturalisme
[1] ZOLA, Les romanciers naturalistes.
[2] Il nous a paru inutile de citer, même en note, la version d'ailleurs facile et élégante de Mme Pardo Bazan.
IX
SOMMAIRE
Alphonse Daudet: il débute par la poésie.—La parenté avec Dickens.—Le Petit Chose.—La caractéristique de Daudet romancier et écrivain.—Le Nabab.—Les Rois en exil.—Numa Roumestan.—Daudet et Zola.
Alphonse Daudet est né dans le Midi de la France, pays de gai savoir et de climat prospère, assez semblable à notre Andalousie. Le ciel serein, le clair soleil et la végétation florescente des zones méridionales semblent avoir leur reflet dans le caractère de cet écrivain, dans sa fantaisie étincelante et dans son heureux tempérament littéraire.
Ernest son frère, dans le livre intitulé Mon frère et moi, donne les preuves de la précocité du talent d'Alphonse et affirme que son premier roman, écrit à quinze ans, serait digne de figurer dans la collection de ses œuvres actuelles. Il observe aussi que la critique n'a pu trouver d'infériorité relative entre les différents livres qu'il publia, ni choisir et signaler une œuvre de lui supérieure aux autres,—ce qu'elle a fait pour les Goncourt, Flaubert et Zola.
Les débuts de l'histoire littéraire d'Alphonse Daudet furent difficiles. Il lutta héroïquement contre la gêne qui avait peu à peu écrasé sa famille, gêne qui finissait par être de la pauvreté. Il entra comme pion dans un collège, se destina ensuite au journalisme, et dans sa chambre d'étudiant, commença à travailler modestement et courageusement pour gagner de la réputation.
Son premier livre fut un volume de vers, Les Amoureuses: avec un surenchérissement d'éloges hyperboliques, la critique a dit de cette œuvre «que Daudet avait recueilli la plume d'Alfred de Musset mourant.»
Ensuite, il écrivit de la prose, commença par composer de petits contes courts, des études légères sur n'importe quel sujet, des descriptions de villages et de types de son pays.
De ces aquarelles, il passa à des tableaux de chevalet, c'est-à-dire des scènes de mœurs, jusqu'à ce qu'enfin il osa couvrir de couleurs de vastes toiles, de grands romans sociaux. Grands, non point par les dimensions, mais par la profondeur de l'observation.
Il ne manque pas de gens qui placent Alphonse Daudet hors de l'école réaliste et naturaliste, en se fondant sur certaines qualités poétiques de son esprit. Je pense que, sans aucun doute, nous devons placer parmi les réalistes l'auteur de Numa Roumestan. En effet, les procédés d'Alphonse Daudet, sa méthode pour composer et imaginer, sont absolument réalistes. Avant de se coucher, à l'imitation de Dickens avec lequel il a bien des points de contact, il note en détail les évènements et les minuties observés durant la journée. On peut assurer qu'il n'y a pas de détails, pas de caractères, pas d'évènements dans ses romans qui ne soient tirés de ses carnets ou du riche trésor de sa mémoire. Zola dit fort bien que Daudet manque d'imagination dans le sens que nous avons coutume de donner à ce mot, puisqu'il n'invente rien: il choisit, combine, dispose seulement les matériaux qu'il a pris à la réalité. Sa personnalité littéraire, ce que Zola appelle le tempérament, intervient ensuite et coule le métal de la réalité dans son propre moule.
Notable erreur que de croire que pour se conformer à la méthode réaliste, un auteur abdique ses libres facultés de création. Et voilà ce qu'on affirme sur un ton doctoral, comme si l'on formulait un irréfutable axiome d'esthétique!
Daudet voit les choses à sa manière, il ne les étudie ni avec la sévère impersonnalité d'un Flaubert, ni avec l'intense émotion artistique des Goncourt, ni avec la lucidité visionnaire d'un Balzac. Il les étudie avec cette sensibilité naturelle, avec cette ironie voilée, douce et profonde que connaissent bien les lecteurs assidus de Dickens. Ce n'est pas un analyste froid, ce n'est pas le médecin qui rapporte avec une indifférence glaciale les symptômes d'une maladie, ce n'est pas davantage l'artiste qui cherche avant tout la perfection; c'est le narrateur passionné qui sympathise avec quelques-uns de ses héros et s'indigne contre les autres, dont la voix tremble parfois, dont parfois une larme furtive couvre les yeux d'un voile.
Sans parler constamment en son propre nom, sans suspendre les récits pour adresser au lecteur des réflexions et des admonitions, Daudet sait n'être jamais absent de ses livres. Sa présence les anime.
Un de ses romans, Le Petit Chose, est tissu des évènements de l'enfance et de l'adolescence de l'auteur, et ses personnages sont des membres de la famille Daudet. Même sans le concours de cette circonstance, toutes les œuvres de Daudet émeuvent, parce qu'il sait pratiquer le si vis me flere,... discrètement comme l'exige l'art contemporain, sans exclamations ni apostrophes. Grâce à une certaine chaleur dans le style, avec des inflexions grammaticales très tendres, très pénétrantes, qui vont à l'âme, nous savons, quoique l'auteur n'ait pas pris la peine de nous en avertir, qu'il éprouve de l'affection pour tel ou tel personnage. Nous écoutons le rire mélodieux et sonore avec lequel il se moque des coquins et des imbéciles. Tout cela, nous le distinguons à travers un voile et nous jouissons du plaisir de le deviner.
Tandis que Stendhal fatigue comme fatiguerait une démonstration mathématique, tandis que les Goncourt excitent les nerfs et éblouissent les yeux, que Flaubert attriste et cause du spleen et de la misanthropie, Daudet console, rafraîchit et divertit l'esprit, sans se servir de tromperies et de sornettes comme les idéalistes, par la seule magie de son caractère sympathique et tendre. La note gaie, parfois légère, qui ne manque pas dans la vie et qui manque dans les romans de Zola, le clavier de Daudet la possède. Son talent est de caractère féminin, non par la faiblesse, mais par la grâce et par l'attraction.
Son style semble travaillé sans violence ni effort, avec un aimable abandon, quoique sans négligence. Et cependant, si Jules de Goncourt mourut épuisé et presque fou à force de sveltir la phrase pour lui imprimer une vibration nerveuse plus intense; si, en limant ses pages, Flaubert suait et gémissait comme le bûcheron à chaque coup qu'il décharge sur l'arbre; si Zola pleure de rage et se traite d'idiot en relisant ce qu'il écrit, le remet à nouveau sur le chantier et recommence à le marteler jusqu'à ce qu'il lui ait donné la forme désirée, Ernest Daudet assure que, pour rédiger une page rapide, harmonieuse, où la phrase coule majestueuse comme un fleuve qui roule des sables d'or, son frère, exigeant envers lui-même, lutte, souffre, pâlit et en reste plusieurs jours malade de fatigue.
C'est là la difficile facilité désirée par tant d'écrivains et que si peu savent conquérir!
Alphonse Daudet n'a point l'étonnante science spéciale des Goncourt; encore moins la grande érudition de Flaubert. Il sait ce qu'il lui faut savoir, ni plus ni moins; le reste, il l'imagine et à Dieu va! Il ne se pose pas en philosophe, il ne se pique pas d'être à l'excès styliste ou puriste.
Il ne serait pas capable de s'assujettir aux sévères études qu'exige une œuvre comme Salammbô, par exemple. Ses voyages d'exploration, il les fait à travers le monde social. Il parcourt Paris dans toutes les directions, en scrutant tout avec ses yeux de myope qui concentrent la lumière, et en observant chacune des scènes variées et curieuses qui se succèdent dans la vie de la grande capitale où il ne manque pas de comédies, où les drames ne sont pas rares, où la tragédie se dresse parfois, le poignard à la main, sur la trame vulgaire en apparence des évènements.
Chez Alphonse Daudet, un phénomène révèle sa nature d'artiste. Il se plaît surtout à étudier les types rares et originaux, les mœurs étranges et pittoresques qui se dessinent un moment comme des moues rapides sur la physionomie changeante et cosmopolite de Paris. Il préfère ces contractions passagères à l'aspect normal. Il se plaît à photographier instantanément et stéréotyper ensuite ces existences de chauves-souris, entre lumière et ténèbres, ces types suspects que l'on appela autrefois la bohême; aventuriers de la science, de la langue, de l'art: figures hétéroclites, qui ont les pieds dans la fange et lèvent leurs fronts au ciel du luxe et de la célébrité; gens de qui tous les journaux parlent aujourd'hui et que demain on enterrera dans la fosse commune.
Dans quelques-uns des romans de Daudet, le Nabab, par exemple, presque tous les personnages sont de cette clique: le médecin nord-américain Jenkins, mélange de Locuste et de Célestine; Félicia Ruys, moitié artiste admirable et moitié courtisane; le nabab Jansoulet, l'ex-odalisque sa femme, sont tous des personnages extraordinaires, des champignons qui germent dans la pourriture d'une société vieille, d'une capitale babylonienne et dont les formes singulières et les couleurs empoisonnées attirent le regard et le captivent plus que la beauté des roses.
Le Nabab fut le premier roman de Daudet qui lui donna une très grande célébrité. La cause de ce succès, il est triste de le dire, était en grande partie due à ce que le roman était émaillé d'indiscrétions, c'est-à-dire de nouvelles anecdotiques relatives à une certaine période du second empire et à des personnages de haut rang qui y firent figure. Il est triste de le dire,—je le répète,—parce que le fait prouve que le public est incapable de s'intéresser à la littérature, pour la seule littérature, et que si un auteur devient célèbre d'un coup et vend éditions sur éditions d'un livre, c'est qu'il a su le saupoudrer avec le sel et le piment de la chronique scandaleuse.
Quand on sut que le Nabab avait une clé, quand on sut qu'Alphonse Daudet, commensal et protégé du duc de Morny, l'exhibait dans les moindres détails de sa vie privée, beaucoup se scandalisèrent et traitèrent l'auteur d'ingrat. Je me scandalise plus encore de ce que l'on ait connu alors le talent de Daudet par cette ingratitude et cette bassesse, et non avant, par la resplendeur de la beauté du talent.
Pour s'affranchir du reproche d'ingratitude, Alphonse Daudet allégua qu'il n'avait ni défiguré ni enlaidi la physionomie du duc de Morny ni d'aucune des personnes qu'il peignait; que l'opinion générale se les représentait sous un jour beaucoup plus fâcheux et que si elles vivaient, elles lui seraient bien certainement reconnaissantes des traits qu'il leur avait prêtés.
Comme artiste, il donna une autre raison bien plus puissante. Son incapacité absolue d'inventer et la force invincible avec laquelle le modèle vivant s'incrustait dans sa mémoire, au point de ne lui laisser pas de repos jusqu'à ce qu'il l'ait transporté sur le papier.
Le problème est réellement difficile. Pourquoi se montrer plus sévère envers le romancier qu'envers le peintre?
Le peintre se rend, par exemple, dans une société ou à un repas où il est convié; il regarde autour de lui, remarque la tête de l'amphytrion, la tournure de quelque jeune fille assise à côté de lui. Il rentre chez lui, prend ses pinceaux et, sans le moindre scrupule, reproduit sur la toile ce qu'il a vu. Nul ne le taxe d'ingratitude ni ne le qualifie de misérable.
Un écrivain réaliste se décide à tirer parti du moindre détail observé chez un ami, même chez un indifférent ou un ennemi juré. On dira qu'il déchire le voile de la vie privée, qu'il viole les secrets du foyer, et tout le monde se considérera comme offensé. On lui fera même un procès comme à Zola, pour le nom d'un personnage.
Il est clair que le romancier, digne de ce nom, en prenant la plume, n'obéit pas à des antipathies ou à des rancunes, n'exerce pas une vengeance. Ce n'est pas non plus le satirique qui aspire à frapper au cœur l'individu ou la société. Son but est tout différent. Il obéit à sa muse qui lui ordonne d'étudier, de comprendre et d'exposer la réalité qui nous environne. Ainsi, pour en revenir à Daudet, ce qu'il prend indistinctement à ses amis ou a ses adversaires, ce n'est pas cette vérité trop grande que les biographes même dédaignent; ce sont certains renseignements—comme le morceau de bois ou de fer appelé âme sur lequel les sculpteurs appuient et font porter la terre qu'ils modèlent,—l'armature, en un mot. Le nabab Jansoulet, par exemple, a existé. Daudet, dans son livre, a conservé le fond et a modifié bien des détails.
S'il y a un dessein satirique dans un des romans de Daudet, c'est dans Les Rois en exil. L'auteur s'est proposé de faire une démonstration. Je ne sais si la démonstration est faite, mais je sais que l'intention est visible. Cependant, en artiste consommé, il a évité la caricature et a dessiné le noble et auguste profil de la reine d'Illyrie. Le monarchiste le plus monarchiste ne ferait rien d'aussi beau.
En dehors du monde parisien, Daudet réussit à décrire sa province avec une grâce toute particulière. Il connaît les Méridionaux. Soit qu'il nous conte l'épopée burlesque de Tartarin de Tarascon, le don Quichotte de Gascogne, qui part de sa ville natale, résolu à tuer des lions dans les forêts africaines et ne réussit qu'à mettre à mort une bourrique et à achever un vieux lion aveugle et agonisant; soit qu'avec des traits si particuliers et une physionomie si régionale, il évoque le tambourinaïre de Numa Roumestan, ou Numa lui-même, caractère magistral qui porte le sceau indélébile d'une province, Daudet nous fera toujours sourire et nous remuera toujours.
Zola croit que Daudet est providentiellement destiné à réconcilier le public avec l'école naturaliste, grâce aux qualités par lesquelles il s'attire les sympathies du lecteur et aux dons qui lui ouvrent des portes fermées à Zola: celle du foyer domestique, celle de l'élégante bibliothèque de bois de rose qui orne le boudoir des dames. Pour ma part, je crois que ces portes ne s'ouvriront jamais pour toutes les œuvres de Zola, quand bien même il enverrait devant lui cent Daudet pour franchir les obstacles. Daudet appartient à la même école que Zola, c'est certain; mais il se contente d'accuser la musculature de la réalité, tandis que Zola l'écorche avec ses doigts de fer et la présente au lecteur en gravure de clinique. Peu de rayons de bois de rose gémiront sous le poids de Pot-Bouille.
Alphonse Daudet a une collaboratrice qui est sa femme. Elle a, elle aussi, écrit quelques livres. Qui sait si Daudet ne doit pas à cette douce influence de fuir l'exagération de la méthode naturaliste et de se maintenir, comme le reconnaît Zola avec une généreuse impartialité, au point critique où finit la poésie et où commence la vérité?
X
SOMMAIRE
Emile Zola.—Sa position de chef d'école.—Sa vie par Paul Alexis.—Méthode de travail.—Combien elle diffère de la méthode romantique.—Zola, d'après de Amicis.—Le lutteur en Zola.
J'ai tout exprès réservé la dernière place au chef de l'école naturaliste et j'ai parlé d'abord de Flaubert, de Daudet et des Goncourt, non pas tant pour m'astreindre à l'ordre chronologique que pour n'en venir pas au romancier qu'on discute tant, sans étudier auparavant les physionomies variées de ses camarades, variété qui est un argument puissant en faveur du réalisme.
Si Stendhal ne ressemble pas à Balzac, ni Balzac à Flaubert, si les frères de Goncourt ont de si rares et de si belles qualités artistiques, si Daudet est si personnel, Zola, à son tour, se distingue d'eux tous.
Je parlerai de Zola plus abondamment que de ses confrères, non pas que je lui accorde la primauté—le temps seul décidera s'il le mérite—mais parce que, quand bien même on pourrait nier la valeur de ses œuvres, on ne peut nier le rôle qu'il joue de chef et de champion du naturalisme.
Romancier révolutionnaire qui, au lieu de bombes, jette des livres dont le fracas force la multitude indifférente à tourner la tête et à se grouper avec étonnement, Zola est aussi rapporteur, apologiste et missionnaire d'une doctrine nouvelle qu'il formule en pages belliqueuses. Il refuse, en vain, le titre de chef d'école, assurant que le naturalisme est ancien, que ce n'est pas lui qui l'a inventé, qu'il ne l'impose à personne et qu'avant lui d'autres auteurs le suivirent. Il est clair qu'un homme seul, pour si remarquable que soit son génie, n'improvise pas un mouvement littéraire; mais pour que nous l'appelions chef, il suffit que les circonstances ou ses propres entraînements l'amènent à commander, comme Zola, commande avec un grand éclat les armées de ce que tout le monde appelle déjà le naturalisme.
Paul Alexis, un des disciples les plus ardents de Zola, nous a donné une quantité de détails relatifs au Maître.
Emile Zola naquit à Paris en 1840.
Il court dans ses veines du sang italien, grec et français.
Son père était ingénieur.
Le futur romancier ne témoigna pas d'une intelligence très ouverte dans son enfance et durant ses études. La rhétorique ne se logeait pas dans les cellules de son cerveau, et aux examens du baccalauréat ès-lettres il fut deux fois refusé.
Par suite de la mort de son père, Zola se trouva sans ressources. Pour ne pas mourir littéralement de faim, il occupa d'humbles emplois et tint pour un grand bonheur de pouvoir entrer dans la maison de librairie de M. Hachette, où il exerça des fonctions plus machinales que littéraires. Dans ce modeste asile, à l'ombre des rayons chargés de volumes, il commença à écrire. Ses essais passèrent inaperçus, et quoique Villemessant, qui aimait à protéger les débutants, lui confiât la section bibliographique du Figaro, ses articles de critique n'eurent pas un sort meilleur que ses travaux de littérature légère. Les Contes à Ninon où les belles pages ne manquent pas, furent accueillis avec indifférence, et le pauvre commis de librairie, enterré derrière son comptoir, inconnu, noyé dans la mer immense des lettres parisiennes, souffrait des tortures égales à celles de Sisyphe et de Tantale en assistant à la vente rapide des livres d'autrui et au délaissement des siens. Que de veilles, que d'heures de doute fébriles pour l'auteur qui sent peser sur son âme l'obscurité de son nom, comme en hiver la terre pèse sur le germe!
Zola mûrissait une idée qui devait lui donner la gloire et la fortune. Il projetait d'écrire quelque chose d'analogue à la Comédie humaine de Balzac, un cycle de romans où il étudierait dans l'histoire des individus d'une famille les différentes classes et les différents aspects de la société française sous le règne de Louis Napoléon. Il lui fallait un éditeur qui s'associât à ses plans et ne craignît pas d'entreprendre la publication d'une suite aussi vaste d'œuvres d'un auteur presque inconnu. Il obtint enfin que Lacroix se risquât à lui éditer un roman. Il s'engagea à lui en livrer, chaque année, deux qu'il lui paierait par une solde de cinq cents francs par mois: la propriété du livre était pour dix années aliénée en faveur de l'éditeur, y compris les droits de traduction et de publication en feuilletons.
Dès que Zola se fut assuré ce maigre revenu, il se retira aux Batignolles, et là, dans une petite maison, avec un jardin peuplé de lapins, de poules et de dindons, il commença la vie de producteur méthodique et infatigable qu'il mène depuis lors. La fortune ne favorisait pas l'éditeur Lacroix; il dut liquider et transmit les affaires entamées au phénix des éditeurs, nommé Charpentier.
Chez ce dernier, Zola, qui est très lent à composer et à écrire, se ralentit dans la livraison des deux volumes annuels stipulés. Il se trouva débiteur envers son éditeur de dix mille francs avancés par lui. Ce lui fut donc une douce surprise, quand Charpentier, l'appelant dans son cabinet, lui déclara que ses livres faisaient de l'argent, qu'il ne voulait pas abuser d'un contrat léonin et que non-seulement il le tenait quitte de l'avance, mais lui offrait une somme égale, l'associait, en outre, à ses bénéfices futurs et lui offrait une fort belle part sur le prix des volumes publiés antérieurement.
C'était pour Zola plus que la médiocrité dorée: c'était la richesse. Il prit courage. Au lieu de dépenser dans un gai et poétique far niente le capital acquis, il se mit au travail avec plus d'ardeur que jamais.
Ennemi des romantiques, Zola se proposa de vivre d'une façon toute différente et de mener une existence rangée, prosaïque pour ainsi dire. Son jardin, son cabinet de travail, ses amis peu nombreux, sa famille, quelques réunions chez l'éditeur Charpentier, sont les occupations qui l'absorbent et les distractions dont il jouit.
Il se lève toujours à la même heure, s'assied à son bureau, et écrit ses trois pages de roman, ni plus ni moins; il fait la sieste pour restaurer le système nerveux et ne pas dépenser plus de substance cérébrale qu'il n'est nécessaire; il s'éveille, fait de l'exercice, rédige d'un trait un article de critique fulminante où il flagelle ses confrères. Ensuite il va au théâtre ou passe la soirée au coin du feu.
Cette méthode est invariable et exacte comme la marche d'une pendule ... quand elle marche bien s'entend.
Si l'on songe à la manière de vivre de la génération qui précéda Zola, on sera frappé du contraste. Dévorés parleur imagination ardente, la plupart des poètes et des écrivains du Romantisme purent dire avec notre Espronceda:
Toujours je fus le jouet de mes passions.
L'imagination, qui est pour Zola une servante fidèle et laborieuse, venant tous les matins à la même heure remplir son devoir et donner trois pages, était pour les romantiques une amoureuse, capricieuse et coquette, qui, lorsqu'ils y songeaient le moins, venait leur accorder ses faveurs les plus douces et ensuite s'envolait comme un oiseau. En entendant le bruissement de ses ailes, Alfred de Musset allumait des bougies, ouvrait les fenêtres de part en part pour que la Muse entrât. D'autres l'invoquaient, en surexcitant leurs facultés par l'abus du café, de l'opium ou de la bière; et pour tous, ce qui est aujourd'hui pour Zola une fonction naturelle ou une habitude acquise comme celle de la sieste, était un heureux hasard.
Le visage, le maintien et même le costume ont une éloquence qui n'est peut-être pas accessible au profane, mais qui parle haut pour l'observateur. En comparant les portraits de quelques coryphées du romantisme avec le seul portrait de Zola que j'aie pu me procurer, j'ai compris, mieux qu'en lisant un volume d'histoire de la littérature moderne, quelle distance sépare Graziella de L'Assommoir. La pensée se grave sur le visage, les idées transparaissent sous la peau: les figures de la génération romantique resplendissent de ces enthousiasmes et de ces mélancolies, de cet idéal poétique et philosophique qui échauffe leurs œuvres.
Les longs cheveux, les traits fins, expressifs, plutôt décharnés, les costumes fantaisistes, les yeux flamboyants, le port altier et songeur à la fois sont des traits communs à l'espèce. On peut donner ce signalement tout aussi bien de la tète apollonienne et imberbe de Byron et de Lamartine que des têtes élégantes et rêveuses de Zorrilla, d'Espronceda et de Musset. Quant à Zola ... sa figure est ronde, son crâne massif, sa nuque puissante, ses épaules larges comme celles d'une cariatide. Il est brun, son nez est camard, sa barbe dure, ses cheveux durs aussi et courts.
Ni dans son corps d'athlète, ni dans son regard scrutateur, il n'y a cette distinction, cette attraction mystérieuse, cette attitude aristocratique, un peu théâtrale, que Châteaubriand eut dans son beau temps, et qui fait qu'en contemplant son visage on demeure pensif et qu'on croit le voir encore.
Si le type de Zola présente quelques traits caractéristiques, c'est la force et l'équilibre intellectuel nettement indiqués par les dimensions et les proportions harmoniques du cerveau, que l'on devine à la forme de la voûte crânienne et à l'angle droit du front.
En résumé: le physique de Zola correspond au prosaïsme, à la conception mésocratique de la vie qui domine dans ses œuvres.
Et que l'on ne comprenne pas qu'en disant le prosaïsme de Zola, je me rapporte à ce fait qu'il traite dans ses romans des sujets bas, laids ou vulgaires. Goethe pense que ces sujets n'existent pas et que le poète peut embellir tout ce qu'il choisit.
Je fais plutôt allusion au caractère, à la vie et aux actes de l'écrivain naturaliste, totalement dépourvus de ce que les Français appellent rêverie, et je fais allusion, en somme, à la proscription du lyrisme, à la réhabilitation du pratique, que suppose la conduite de Zola.
Comme les anciens athlètes, Zola fait profession de mœurs pures et honorables. Comme Flaubert, il se vante de préférer l'amitié à l'amour; il se déclare un peu misogyne ou ennemi du beau sexe, et méprise Sainte-Beuve, trop esclave des jupes. A cet orgueil de continence, Zola joint un autre orgueil de tendresse conjugale. Il parle toujours de sa femme, non pas d'une manière galante ou passionnée,—ce qui n'est pas dans ses notes,—mais affectueusement et avec une extrême cordialité. Sa vie intime est tranquille, exemplaire. Il fuit la société et se plaît avec sa femme à caresser l'espérance de se retirer, un jour, dans quelque village, dans quelque coin fertile et paisible.
Tel est le terrible chef du naturalisme, l'auteur diabolique dont le nom fait frémir les uns et met les autres en fureur; le romancier dont les œuvres enflamment de rougeur le visage des dames qui les lisent par hasard, le chroniqueur des abominations, des impuretés, des péchés et des laideurs contemporaines. Il dit de lui-même: «Je suis un homme inoffensif, rien de plus. Malheureux que je suis! je n'ai pas même un vice.»
On a comparé saint Augustin à un aigle; Zola compare Balzac à un taureau: pourquoi ne me permettrai-je pas d'indiquer une ressemblance zoologique, en disant que l'animal qui a le plus de similitude avec Zola est le bœuf? Comme lui, il est vigoureux, puissant et lent. Comme lui, il ouvre peu à peu le sol et on voit l'effort, de son opiniâtreté quand il remue profondément la terre en arrachant les pierres et les obstacles. Comme lui, il n'a ni grâce ni élégance, ni gaieté. Ses formes ne sont pas belles, ni sa démarche agile. Comme lui, il fait un travail solide et durable.
Là où la ressemblance s'arrête entre Zola et le bœuf, c'est à la douceur. Pour la lutte, il se change en taureau, et en taureau furieux, qui attaque aveuglément son adversaire, en supportant crispante sur sa dure peau les piqûres de la critique. Une personne sensible, timide, et chatouilleuse serait morte si on avait déchargé sur elle les insultes et les attaques qui ont plu sur Zola. Lui les reçoit, non pas avec indifférence, mais comme des stimulants et des coups d'éperon qui l'excitent davantage au combat.
Quand il publia l'Assommoir, la levée des boucliers fut générale. Il n'y a pas d'injures qu'on ne lui ait prodiguées. Comme il arrive d'ordinaire, le public confondit l'auteur avec l'œuvre: il lui attribua les grossièretés et les délits de tous ses personnages, comme il accusa Balzac de libertinage, parce qu'il dépeignait des mœurs licencieuses. On crut même Zola vieux, laid, ou ridicule. On le prit pour un client du cabaret qu'il décrivait. On jura qu'il devait parler le jargon des bas faubourgs; comme si pour connaître ce jargon et pour pouvoir le transporter sur le papier dans un livre comme l'Assommoir, il ne fallait pas être, avant tout, littérateur, et même philologue sagace.
Zola grandit devant les attaques qui durent beaucoup le flatter, d'après sa théorie que les œuvres discutées sont les seules à valoir et à vivre. Dédaignant l'opinion de la foule de ses admirateurs comme de celle de ses insulteurs, il ne tient aucun compte du jugement de la multitude. Il se propose de la dompter et de lui imposer le sien. Sur ses lèvres, ce n'est pas le doux sourire de Daudet que l'on voit; c'est une moue de défi et d'orgueil. Il ne séduit pas, il défie. Il ne se repent pas ni ne se corrige, il accentue sa manière à chaque livre. Des éditions innombrables, une célébrité bruyante, des traductions dans toutes les langues; les colonnes de la presse pleines du bruit de son nom, notre transformation littéraire comme coulée dans ses moules, ce sont là des motifs suffisants pour que Zola, malgré la boue qu'on lui jette au visage, croie que le triomphe lui appartient et que c'est lui qui a su trouver le goût de notre siècle.
XI
SOMMAIRE
Les Rougon-Macquart.—Théorie scientifique de l'œuvre: sa force et sa faiblesse.
Le cycle de romans, auquel Zola doit sa tapageuse renommée, a pour titre Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire. Cette famille est atteinte dans son tronc même par la névrose, et la lésion se communique à toutes les branches de l'arbre, en adoptant différentes formes. Tantôt c'est une folie furieuse et homicide, tantôt le crétinisme, tantôt l'ivrognerie, tantôt le génie artistique. Le romancier, après avoir lui-même tracé l'arbre généalogique de la race des Rougon, avec ses mélanges, ses fusions et ses sauts en arrière, retrace les métamorphoses de la terrible maladie héréditaire, en étudiant dans chacun de ses romans un cas d'un mal si mystérieux.
Remarquez que l'idée fondamentale des Rougon-Macquart n'est pas artistique, mais scientifique, et que les antécédents du fameux cycle, si nous y regardons bien, se trouvent dans Darwin et dans Hæckel plutôt que dans Stendhal, dans Flaubert ou dans Balzac. La loi de transmission héréditaire qui imprime des caractères indélébiles aux individus dans les veines desquels court un même sang, la loi de la sélection naturelle, qui élimine les organismes faibles et conserve ceux qui sont forts et propres à la vie; la loi de la lutte pour l'existence qui remplit un rôle analogue; la loi de l'adaptation qui approprie les êtres organiques au milieu dans lequel ils vivent, en somme, toutes les lois qui forment le corps des doctrines évolutionnistes prêchées par l'auteur de l'Origine des espèces, ont leur application dans les romans de Zola.
Attentifs seulement à l'aspect littéraire de ses romans, les critiques se rient de l'appareil scientifique déployé par le chef de l'école naturaliste. Ceci me semble une légèreté évidente: Zola n'est pas en effet un Edgar Poë qui se serve de la science comme d'une fantasmagorie amusante ou un moyen d'exciter la curiosité du lecteur. Négliger l'effort scientifique chez Zola, c'est se résoudre de propos délibéré à ne pas le comprendre, c'est ignorer où réside sa force, en quoi consiste sa faiblesse et comment il formula l'esthétique du naturalisme.
Je dis sa force, parce que notre époque goûte les tentatives de fusion entre les sciences et l'art, même quand elles s'accomplissent d'une manière aussi bébôte que dans les livres de Jules Verne. Les petits journalistes auront beau lancer à Zola des moqueries et des mots à propos de son fameux arbre généalogique et de ses prétentions de physiologiste et de médecin. Ils n'empècheront pas que la génération nouvelle ne marche derrière ses œuvres, attirée par l'odeur des idées dont on l'a nourrie dans les écoles, dans les amphithéâtres, dans les athénées et dans les revues, mais dépouillées ici de la sévérité didactique et vêtues de chair.
Je dis sa faiblesse parce qu'il est vrai que si nous exigeons aujourd'hui de l'art qu'il s'appuie sur les bases inébranlables de la vérité, comme il n'a pas pour objet principal de la rechercher, et que c'est là, au contraire, l'objet de la science, l'artiste qui se propose un but différent de la réalisation de la beauté verra tôt ou tard, avec une infaillible sûreté, se découronner le monument qu'il élève. Zola tombe sciemment dans une grave hérésie esthétique; et n'en doutons pas, il sera châtié par où il a surtout péché.
Quelqu'un qui dominerait avec une égale puissance les lettres et la science, pourrait écrire un livre curieux sur le darwinisme dans l'art contemporain. On y trouverait la clé du pessimisme, non poétique comme chez Léopardi, mais dépressif, qui s'exhale des romans de Zola comme une vapeur noire et méphitique; la clé du goût de décrire et de montrer la bête humaine, c'est-à-dire l'homme esclave de l'instinct, soumis à la fatalité de sa complexion physique et à la tyrannie des milieux; la clé de la préférence mal dissimulée pour la reproduction de types qui démontrent la thèse: idiots, hystériques, ivrognes, fanatiques, fous, tous gens aussi dépourvus de sens moral que les aveugles le sont de sensibilité dans la rétine.
Les darwinistes logiques et enragés, pour appuyer leurs théories de la descendance de l'homme, aiment à nous rappeler les tribus sauvages de l'Australie et à nous décrire ces maladies dans lesquelles la responsabilité et la conscience sombrent. Zola les imite et, dans un élan de sincérité, déclare qu'il préfère l'étude du cas pathologique à l'étude de la situation normale, qui est pourtant la plus fréquente dans la réalité.
Ici une question.
Zola est-il blâmable de baser ses travaux artistiques sur la science moderne et de les consacrer à la démontrer? N'est-ce pas là plutôt un projet louable?
Voyons d'abord quelles sont les sciences que Zola interroge.
Ce n'est pas ici le cas de discuter la certitude ou la fausseté du darwinisme et de la doctrine évolutionniste. Je l'ai fait ailleurs du mieux que j'ai su et je le rappelle non point pour me louer, mais afin que les malicieux ne m'accusent pas de parler ici de choses que je n'ai pas essayé de comprendre. Pour me borner à exposer le jugement d'auteurs impartiaux, je dirai seulement que le darwinisme n'appartient pas au nombre de ces vérités scientifiques démontrées avec évidence par la méthode positive et expérimentale que préconise Zola, comme, par exemple, la corrélation des forces, la gravitation, certaines propriétés de la matière et beaucoup d'étonnantes découvertes astronomiques. Jusqu'à ce jour, ce n'est qu'un système hardi, fondé sur quelques principes et quelques faits certains, mais riche en hypothèses gratuites qui ne reposent sur aucune preuve solide, quoique de nombreux savants spécialistes les recherchent assidûment en Angleterre, en Allemagne et en Russie.
En matière de sciences exactes, physiques et naturelles, nous avons le droit d'exiger une démonstration, sans laquelle nous nous refusons absolument à croire, nous repoussons l'arbitraire: tout l'appareil scientifique de Zola tombe donc à terre, quand on songe qu'il n'est pas la résultante de sciences sûres, dont les données soient fixes et invariables, mais de celles que lui-même déclare en être encore au balbutiement et rester aussi, ténébreuses que rudimentaires: ontogénie, philogénie, embryogénie, psychophysique. Ce n'est pas que Zola les interprète à son gré ou en fausse les principes. C'est que ces sciences sont par elles-mêmes romanesques et vagues. C'est que plus le savant sévère les trouve indéterminées et conjecturales, plus elles ouvrent un champ large à l'imagination du romancier.
Que reste-t-il donc à Zola, s'il a basé sur des assises aussi glissantes l'édifice orgueilleux et babylonien de sa Comédie humaine? Il lui reste ce que ne lui peuvent donner toutes les sciences réunies. Il lui reste le véritable patrimoine de l'artiste, son grand et indiscutable talent, ses qualités non communes de créateur et d'écrivain. Quand tout passe, quand tout croule, c'est là ce qui reste. Avec son influence immense sur les lettres contemporaines, voilà ce que l'avenir reconnaîtra encore à Zola.
Si Zola était uniquement l'auteur pornographique qui arrête la foule, la fait s'attrouper curieusement et puis se disperser rougissante et ennuvée, si c'était le savant à la violette qui colore ses récits d'un vernis scientifique, Zola n'aurait de public que le vulgaire. La critique littéraire et philosophique ne trouverait pas dans ses œuvres un sujet sur lequel s'exercer. Consacre-t-on de longs articles à l'examen des romans si populaires et si amusants de Verne? Perd-t-on son temps à censurer les romans tout aussi populaires de Paul de Kock? Tout cela est chose frivole, chose qui n'a pas d'importance. Les romans de Zola sont des figues d'un autre panier; et son auteur, en dépit de toutes les réserves, est un grand artiste, un très grand artiste, un artiste extraordinaire.
Il y a, dans ses livres, des passages et des morceaux que, dans leur genre, on peut appeler définitifs, et je ne crois pas téméraire d'affirmer que nul n'ira plus loin. Les dépravations causées par l'alcool dans L'Assommoir, avec ce terrible épilogue du Delirium tremens, la peinture des Halles dans le Ventre de Paris; la première partie si délicate d'Une page d'amour; la gracieuse idylle des amours de Sylvère et de Miette dans la Fortune des Rougon; le caractère du prêtre ambitieux dans La conquête de Plassans; la richesse descriptive de La faute de l'abbé Mouret et mille autres beautés prodiguement éparpillées dans ses livres, sont presque inégalables. Zola touche l'esprit en faisant preuve d'une puissante intelligence, d'un regard pénétrant, ferme, scrutateur, par l'abondance des arabesques et des filigranes charmants.
Ayons le courage de le dire, puisque tous le pensent: il y a du beau chez l'auteur de L'Assommoir.
Quant à ses défauts, je dirais mieux, à ses excès, ils sont tels, il les grossit et les accentue tellement qu'ils seront insupportables, s'ils ne le sont déjà pour la majorité.
C'est un péché originel que de prendre pour titre non pas d'un roman, mais d'un cycle entier de romans, l'odyssée de la névrose à travers le sang d'une famille. Si l'on considérait cela comme un cas exceptionnel, nous prendrions encore patience; mais si, dans les Rougon, on représente et on symbolise la société contemporaine, nous protestons et nous ne consentons pas à nous croire un troupeau de malades et de fous, ce que sont, en un mot, les Rougon. Dieu merci, il y a de tout dans le monde; et même dans ce siècle de tuberculose et d'anémie, il ne manque pas de gens qui ont un esprit sain dans un corps sain!
Le lecteur curieux va dire que, d'après cela, Zola n'étudie que des cas pathologiques! que dans la galerie de ses personnages il n'y en a aucun qui ne souffre de l'âme ou du corps, ou des deux à la fois. Si, il y en a, mais si nuls et si inutiles que leur santé et leur bonté se traduisent en inertie et qu'elles se rendent presque plus haïssables que la maladie et le vice. À l'exception de Silvère,—qui, à la rigueur, est un fanatique politique,—et de l'émouvante et angélique Lalie de L'Assommoir, les héros vertueux de Zola sont des marionnettes sans volonté ni force. Le bien fait bâiller et chute de pure bêtise. Voyez l'étrange femme honnête de Pot-Bouille, et le héros imbécile du Ventre de Paris! C'est à faire préférer les gredins qui, du moins, sont décrits de main de maître et qui n'endorment pas.
Quand un écrivain parvient à découvrir le filon des idées latentes ou dominantes de son siècle, quand il se fait l'interprète de ce qui le caractérise le mieux soit en mal soit en bien, il doit abonder forcément dans le sens des erreurs de l'époque même qu'il interprète. Cette action mutuelle de l'auteur sur le public et du public sur l'auteur favori, explique assez les erreurs que commettent des talents clairs et profonds, mais qui enfin portent le sceau de leur époque.
Les romans de Zola ne sont pas nés dans la poussière des bibliothèques pleines de livres classiques. Ils ne se sont point envolés comme de resplendissants papillons, caressés par le soleil de l'imagination de l'auteur. Ils ont vu le jour dans l'enclos où Darwin croisa des individus d'une même espèce zoologique pour les modifier, dans le laboratoire où Claude Bernard effectua ses expériences et où Pasteur étudia les fermentations empoisonnées et le mode grâce auquel une seule et microscopique bactérie infectionne et décompose un grand organisme: l'idée de Nana. Avant que Zola dessinât l'arbre généalogique des Rougon-Macquart, Hæckel, avec des traits semblables, avait tracé celui qui unit les lémurides et les singes anthropomorphes avec l'homme. Avant que Zola niât le libre arbitre et proclamât le pessimisme, le vide et le néant de l'existence, Schopenhauer et Hartmann lièrent la volonté humaine à la roue de fer de la fatalité et déclarèrent que le monde est un rêve creux, ou plutôt un ennui.
On ne peut douter qu'il existe cette intime relation entre les romans de Zola et les théories et les opinions scientifiques de notre siècle, quoique de nombreux critiques affirment que Zola manque de culture philosophique et technique, qu'il ignore beaucoup de choses, et que ce qu'il sait est bien peu. D'abord, cette ignorance de Zola est relative, puisqu'elle se borne uniquement aux détails, et qu'elle n'empêche pas son intelligence d'embrasser la synthèse et l'ensemble des doctrines. Or, pour acquérir ce savoir, il n'est pas nécessaire d'y perdre sa vue, il suffit de lire quelques articles de revue et une douzaine de volumes de la Bibliothèque scientifique internationale. D'ailleurs, c'est la marque de l'artiste, et Zola en est un, que l'intuition rapide et sûre qui lui permet de refléter et d'incarner dans ses œuvres d'une manière surprenante ce qu'il a à peine entrevu.
En outre, les miasmes de sciences romanesques, que nous pourrions appeler les légendes positivistes, flottent dans l'atmosphère comme les germes étudiés par Pasteur, et pénètrent insensiblement dans les créations de l'art.
Notons dans le chapitre des charges contre Zola que ses travaux réalistes s'appuient sur une science incertaine et obscure. Puis oubliant ses idées philosophiques, étudions ses procédés artistiques et sa rhétorique spéciale.
XII
SOMMAIRE
L'impersonnalité du romancier chez Zola.—Le style.—La poésie.—Tendance qu'il attribue chez lui au romantisme.—L'intervention indirecte du romancier.—Vérité de l'observation.—Symbolisme.—Les inimitiés que Zola a ameutées contre lui.
Tous les réalistes et tous les naturalistes modernes, sauf Daudet, imitent Flaubert dans l'impersonnalité. Ils contiennent toute manifestation de leurs sentiments, n'interviennent pas dans leurs récits, et évitent de les interrompre par des réflexions et des digressions. Zola outre le système en le perfectionnant.
En lisant un roman quelconque, on remarque facilement combien les pensées des personnages, vraies et subtilement déduites cependant, se trouvent baignées et couvertes d'un vernis particulier à l'auteur, si bien qu'il semble penser aux lieu et place du héros. Zola,—et c'est là que commencent ses innovations—présente les idées dans la forme irrégulière, dans la succession désordonnée mais logique de leur affluence au cerveau, sans les ranger en périodes oratoires ni les enchaîner en raisonnements médités. Grâce à cette méthode habile et très difficile à force d'être simple, il réussit à nous donner l'illusion que nous voyons penser ses héros.
L'idée éveillée subitement au choc de la sensation,—cela est indubitable,—parle un langage beaucoup moins artificiel que celui que nous employons en la formulant au moyen de la parole. Si parfois la langue va plus loin que la pensée, d'une manière générale les perceptions de l'entendement et les élans de la volonté sont violents et concis; la langue les habille, les déguise et les atténue en les exprimant. Les romanciers, quand ils levaient les couvercles des crânes comme Asmodée les toits des maisons, et qu'ils voulaient nous montrer leur activité intérieure, employaient des périphrases et des circonlocutions. Zola a été le premier peut-être à les supprimer, comme le confesseur, lorsque le pénitent, par pudeur ou par désir de rendre sa conduite plus honorable, cherche des détours et choisit des phrases ambiguës et des mots obscurs, déchire les voiles dont l'âme s'enveloppe et dit le mot propre que le pécheur n'osait employer.
Ceux qui affirment que la phrase crue, vulgaire et brutale, que la pensée cyniquement mise à nu, sont tout le style grossier de Zola, n'en sont pas plus justes pour cela. Beaucoup le croient ainsi, qui de ses œuvres ne connaissent que le pire du pire, c'est-à-dire cela seulement qui flatte leur curiosité dépravée. Dans l'ensemble de ses œuvres, le créateur d'Albine, d'Hélène et de Miette, sacrifie sur les autels de la poésie. S'il inventa, comme le disent ses adversaires, la rhétorique de l'égoût, il mit aussi le pied bien des fois, comme il le déclare lui-même, dans des prés couverts d'herbe et de fleurs.
Je ne crois pas que ce soit de la prose que la symphonie descriptive, que le poëme paradisiaque qui fait un tiers de la Faute de l'abbé Mouret, et où le même burin ferme qui grava dans le métal le style canaille des Halles et des Faubourgs de Paris, sculpta les formes splendides de la riche végétation qui croît dans cette serre vue en rêve, s'y multiplie et en brise les barrières en embaumant l'air. Ce n'est pas seulement dans la Faute de l'abbé Mouret que Zola s'abandonne an plaisir de bâtir une chaude poésie avec des éléments réels. Il l'a fait dans beaucoup d'autres livres.
La Fortune des Rougon avec son amoureux duo d'adolescents; La Curée avec sa superbe serre d'hiver, ses intérieurs somptueux poétisés par l'art et par le luxe; Une page d'amour avec ses cinq descriptions de la même ville, vue tantôt aux rougeoiements du crépuscule, tantôt à la lueur de l'aube, descriptions qui sont un pur caprice de compositeur, une série de gammes ascendantes destinées à montrer l'agilité des doigts et la puissance du clavier; enfin, même Nana et l'Assommoir dans certaines pages, prouvent l'inclination de Zola à faire beau artificieusement en dominant le vulgaire, le laid et l'horrible du sujet. Zola reconnaît et avoue cette propension qui se communique à son école. Il la considère comme un défaut grave, héritage des romantiques. Son aspiration suprême, son idéal, serait d'atteindre un art plus épuré, plus grandiose, plus classique, où au lieu d'échelles chromatiques ou d'arpèges compliqués, la simplicité et le naturel de la facture seraient unis à la majesté du thème.
Zola convient que son style, loin de posséder cette simplicité et cette pureté qui rapprochent, en quelque sorte, la nature de l'esprit et l'objet du sujet, cette sobriété qui exprime chaque idée par les mots strictement nécessaires et propres, est surchargé d'adjectifs, panaché, enrubanné et bariolé à l'infini, si bien que l'avenir le jugera peut-être de qualité inférieure. Ces défauts sont-ils réellement dus à la tradition romantique? ou plutôt ces lignes pures et sculpturales que Zola ambitionne et que nous ambitionnons tous, n'excluent-elles pas l'ondulation continuelle du style, le détail minutieux mais riche et palpitant de vie qu'exige et que goûte le public moderne?
Bref, Zola, loin d'être négligent, vulgaire ou incorrect, pèche parfois par la recherche. Les critiques français qui ne l'ignorent pas et lui veulent du mal, à côté des accusations de grossièreté, de brutalité et d'indécence, lui lancent une accusation bien plus fondée, en l'appelant auteur quintessencié et léché. Le chef du Naturalisme manque de naturel et de simplicité. Il ne le nie pas et il l'impute au romantisme qu'il a sucé avec le lait.
Artiste plein de nuances, de jolivetés et de raffinements, on dirait cependant que sa prose manque d'ailes, qu'elle est liée par des liens invisibles, et qu'il lui manque ce doux abandon, cette facilité, cette harmonie et ce nombre que possédait Georges Sand. Son style égal et plan, est en réalité très travaillé, savamment disposé, prémédité à l'extrême, et certaines phrases qui semblent écrites à la grâce de Dieu et sans autre but que celui d'appeler les choses par leur nom, sont le produit de calculs esthétiques que l'habileté de l'auteur ne parvient pas toujours à dissimuler.
Même la valeur euphonique des mots et surtout leur vigueur, comme touches de lumière ou taches d'ombre, sont combinées chez Zola pour produire de l'effet, de même que la manière d'employer les temps des verbes. S'il dit allait au lieu de fut, ce n'est pas par hasard ou par négligence; c'est parce qu'il veut que nous nous représentions l'action de plus près. Quand il emploie certains diminutifs, certaines phrases de pitié ou d'ennui, nous entendons la pensée du personnage formulée par la bouche de l'auteur, sans qu'il soit besoin de ces sempiternels monologues qui occupent tant de pages chez d'autres romanciers.
On a reproché, et l'on reproche encore à l'école naturaliste, la longueur des descriptions; mais que de prézolistes il y eut pour la description! Seulement dans les anciens romans anglais, ce qui était lourd et interminable, c'était la peinture des sentiments, des passions et des aspirations de leurs héros et de leurs héroïnes, de leurs grandes batailles avec eux-mêmes, et de leurs plaintes amoureuses. Chez Walter-Scott, c'était tout, paysages, peintures, costumes et dialogues. Qui fut plus prolixe que Rousseau pour étaler le décor?
La différence entre les idéalistes et Zola consiste en ce que celui-ci préfère aux châteaux poétiques, aux lacs, aux vallées et aux montagnes, les villes, leurs rues, leurs halles, leurs palais, leurs théâtres et leurs chambres de députés, et en ce qu'il insiste autant sur des détails caractéristiques et éloquents que sur des riens de peu d'importance. Le lecteur a-t-il vu parfois des portraits à l'huile peints en se servant d'un verre grossissant? A-t-il observé comment on y distingue les rides, les verrues, les grains de beauté et les plus imperceptibles dépressions de la peau. L'impression produite par ces portraits a quelque chose d'analogue à celle que causent certaines descriptions de Zola.
On aime mieux regarder une toile peinte seulement d'après les yeux, librement et franchement. Il n'est cependant pas permis, pour cela, de dire que les descriptions de Zola se réduisent à de simples inventaires. Ceux qui l'assurent devraient essayer des inventaires de ce genre; ils verraient que ce n'est pas si facile. Les descriptions de Zola, poétiques, sombres ou humoristiques, remarquez que je ne dis pas gaies, constituent une partie qui n'est point mince de son mérite original et sont l'écueil le plus grave pour ses malheureux imitateurs. Certes oui, ceux-là nous donneront des listes d'objets, si, comme il est probable, le sort leur refuse le privilège d'interpréter le langage de l'aspect des choses, et le don de l'opportunité et de la mesure artistique.
Ce sera aussi le sort de tous ceux qui pensent que la méthode réaliste se réduit à copier la première chose que l'on voit, laide ou belle, laide de préférence, et qu'un groupe de copies de ce genre forment un roman.
J'ai lu, je ne sais où, qu'un blanc-bec disait à un sculpteur, en lui montrant la Vénus qu'il terminait: «Apprenez-moi à en faire une autre comme celle-là; ce doit être facile!» Le sculpteur lui répondait: «Très facile! il n'y a qu'à prendre un bloc de marbre et à enlever les morceaux qui sont de trop.»
L'ironie de l'artiste est applicable au roman.
Zola a formulé son esthétique et sa méthode avec assez de clarté et de prolixité, en sept volumes seulement, et il les a appliqués dans quinze ou vingt romans. Non content de cela, lui et ses disciples, renseignent à l'envie le public et lui révèlent les secrets du métier. Ils expliquent comment on travaille, comment on recueille des notes, comment on les classe et comment on les emploie; comment on part des antécédents de famille, pour reconstituer le caractère et la situation d'un personnage. Les romanciers d'autrefois, tout au contraire, aimaient à s'entourer de mystère et à rendre mythique la naissance de leurs œuvres.
Cependant, malgré tant de recettes, il est des gens qui ne les appliquent point, en dépit de la gloire croissante et du profit que Zola et Daudet retirent de leurs livres, ce qui pullule maintenant, ce sont des romanciers idéalistes de l'école de Cherbuliez et de Feuillet, de ceux qui imaginent au lieu d'observer et qui rêvent éveillés. En effet, si la vie, la réalité et les mœurs sont sous les yeux de tout le monde, peu de gens savent les voir et moins encore les expliquer. Le spectacle est unique, les yeux et les intelligences sont différents.
Là se pose une autre question. Zola prétend observer la vérité et assure que ses livres en sont ourdis. Ne se trompe-t-il pas? L'imagination serait-elle aussi un élément de ses œuvres?
Quand il écrivit l'Assommoir, il ne manqua pas de gens pour lui dire, qu'il défigurait et qu'il noircissait le peuple; les critiques crièrent plus fort encore contre l'exactitude de Nana et de Pot-Bouille. Si Nana est une œuvre fausse, pour moi les mensonges de Nana sont sans contrôle; quant à Pot-Bouille, l'exagération me semble indubitable. Et plutôt qu'exagération je l'appellerai symbolisme, ou si l'on veut, vérité représentative. Quoique cela semble un paradoxe, le symbole est une des formes usuelles de la rhétorique zoliste; l'esthétique de Zola, faut-il le dire, est parfois symbolique ... comme celle de Platon.
Allégories déclarées (la Faute de l'abbé Mouret), ou voilées (Nana, la Curée, Pot-Bouille), ses livres représentent beaucoup plus qu'ils ne sont en réalité.
Dans la Faute, l'auteur ne cache pas ses intentions symboliques. Tout jusqu'au nom Paradou (paradis), et à l'arbre gigantesque à l'ombre duquel le péché est commis, tout rappelle la Genèse. Nana, la courtisane impure, la mouche d'or couvée dans les fermentations du fumier parisien et dont la piqûre infectionne, désorganise et tue tout, n'est-ce pas un autre symbole? Sur la blonde tête de Nana, l'auteur accumula toutes les immondices sociales, déversa la coupe emplie d'abominations et fit de la grisette pervertie un énorme symbole, une incarnation colossale du vice. Par le même procédé, dans la maison bourgeoise de Pot-Bouille, il réunit toutes les hypocrisies, toutes les perversités, toutes les plaies et toutes les pourritures qu'il y a dans la bourgeoisie française.
Bien qu'il soit allé à Paris, comme presque tout le monde y est allé, un étranger peut difficilement se rendre compte si les mœurs françaises sont aussi mauvaises. Là-bas, on parle de maux qui, ici, grâce à Dieu, ne nous affligent pas encore, et le cens des habitants y fournit des chiffres et y indique une décroissance de population qui doit suggérer de profondes réflexions aux hommes d'Etat de la nation voisine.
Malgré tout cela, je crois que la méthode d'accumulation, qu'emploie Zola, arrive à enfler la réalité, c'est-à-dire, la noirceur et la tristesse de la réalité, et que le romancier procède comme les prédicateurs, quand dans un sermon ils grossissent les péchés dans le but de pousser l'auditoire au repentir. En somme, je tiens Zola pour un pessimiste et je crois qu'il voit l'humanité plus laide, plus cynique et plus basse qu'elle n'est. Plus cynique surtout, car ce Pot-Bouille, plutôt qu'une étude de mœurs bourgeoises, semble la peinture tout à la fois d'un lupanar, d'un bagne en liberté et d'une maison de fous.
Je ne voudrais pas me tromper en jugeant Zola, ni l'attaquer ni le défendre plus qu'il n'est juste. Je sais qu'il est à la mode de faire des haut-le-cœur en entendant son nom, mais, en littérature, que signifient les haut-le-cœur? C'est une chose que le génie et le talent; une autre que les licences, les écarts, les erreurs d'une école.
Dans son pays même, Zola est détesté. Gambetta le haïssait, parce que Zola l'avait discuté comme écrivain et comme orateur. L'Académie, l'Ecole normale, tous les romanciers idéalistes, tous les auteurs dramatiques, la Revue des Deux-Mondes, Mme Edmond Adam, exècrent Zola, l'excommunient et feignent de ne pas le voir. Peut-être nous autres, placés à distance plus grande, apprécierons-nous mieux la grandeur du chef des naturalistes et préfèrerons-nous l'entendre à nous scandaliser.
XIII
SOMMAIRE
La morale et le roman naturaliste.—Le fatalisme.—Les jeunes filles et la littérature.—La seule morale c'est la morale catholique.—L'indulgence des idéalistes pour les romantiques.—Le Don Quichotte.—L'adultère et le roman naturaliste.—Résumé de la question.
Zola nous amène à entamer la question, bien souvent traitée et mal éclaircie, de la morale dans l'art littéraire, et spécialement dans l'école réaliste.
Avant tout, tâchons d'éviter de faire de la philosophie. Je sais très bien que dans l'Essence divine les attributs de vérité, de bonté et de beauté sont réunis; mais je sais aussi avec une certitude expérimentale, que dans les œuvres humaines, ils se trouvent séparés, et toujours à un degré relatif.
Un final d'opéra, où le ténor meurt en chantant, peut être très beau et il n'y a pas de chose plus éloignée de la vérité. Un groupe licencieux de sculpture païenne peut être beau sans être bon. Ceci me semble évident par soi-même, et je crois oiseux de l'appuyer sur des raisonnements, parce qu'il y a dans la perception de la beauté quelque chose d'ineffable qui résiste à la logique et ne se démontre ni ne s'explique.
Pour en venir maintenant aux relations de la morale et des nouvelles écoles littéraires, je commencerai par observer que c'est une erreur fréquente chez les adversaires du réalisme que de confondre deux choses aussi distinctes que l'immoralité et la grossièreté. L'immoral c'est seulement ce qui excite au vice; le grossier tout ce qui combat certaines idées de délicatesse, basées sur les mœurs et les usages sociaux. La seconde faute est donc vénielle, on le comprend: la première est forcément mortelle.
Je l'ai déjà indiqué dans plusieurs endroits de ces études, l'immoralité du naturalisme est la résultante de son caractère fataliste, c'est-à-dire du fonds de déterminisme qu'il recèle. Tout écrivain réaliste est libre de s'écarter d'un chemin aussi serpenteux, que n'ont jamais suivi nos meilleurs classiques, qui étaient cependant réalistes et très réalistes.
Bien peu d'entre les critiques qui crient le plus fort contre le naturalisme, s'aperçoivent des mauvaises herbes déterministes qui croissent dans le jardin de Zola. La charge la plus grave qu'ils élèvent contre lui,—et en se voilant la face,—c'est que ses livres ne peuvent être mis entre les mains des jeunes filles.
Mon Dieu! il faudrait en premier lieu commencer par élucider s'il convient mieux aux jeunes filles de vivre dans une innocence paradisiaque ou de connaître la vie, ses écueils, ses récifs afin de les éviter. Ce problème, comme presque tous les problèmes, se résout dans chaque cas d'après les circonstances, parce qu'il existe autant de caractères différents que de jeunes filles et que ce qui convient à l'une serait peut-être funeste à l'autre. Allez après cela établir des règles absolues! Il en est de cette question comme de celle des aliments. Chaque âge et chaque estomac en exigent de différents. Proscrire un livre parce que tourtes les jeunes filles ne peuvent en nourrir leur intelligence, c'est comme si nous jetions par la fenêtre un morceau de viande, sous prétexte que les enfants qu'on allaite ne la mangent pas. Donnez-donc au bébé son lolo, et l'adulte appréciera à sa valeur la nourriture forte et nutritive.
Combien nous sommes las d'entendre louer certains livres qu'on vante seulement parce qu'ils ne contiennent rien qui puisse faire rougir une jeune fille! Et pourtant, au point de vue littéraire; ce n'est pas un mérite, ni un défaut, pour un livre que de ne pas faire rougir les jeunes filles.
Les étrangers ont bien plus d'esprit: ils comprennent que le genre de lecture varie selon les âges et les situations, et que depuis le temps où l'enfant épelle jusqu'à celui où l'homme atteint la plénitude de sa raison, il y a une période durant laquelle il doit lire quelque chose. Ils écrivent donc des livres à la portée de l'enfance et de la jeunesse, ouvrages qui sont rédigés souvent par des plumes habiles et fameuses, qui ont l'habitude de s'adapter au degré de développement auquel sont arrivées les facultés du public spécial à qui elles s'adressent. Chez nous on écrit aussi des livres anodins et douceâtres; seulement leurs auteurs prétendent intéresser tous les âges, quand en réalité ils ne font que les ennuyer tous.
Je trouve un autre grave inconvénient dans les livres hybrides qui aspirent à corriger en amusant. Comme chaque auteur entend la morale à sa manière, ils l'expliquent ainsi: je laisse au jugement du lecteur de décider ce qui est le plus mauvais, de laisser la morale de côté ou de la falsifier.
Pour moi, il n'y a d'autre morale que la morale catholique, et ses préceptes me semblent seuls purs, droits, sains et parfaits. C'est dire que, si un auteur puise ses moralités dans Hégel, Krauss ou Spencer, je les tiendrais pour pernicieuses. Rousseau, Georges Sand, Alexandre Dumas fils, et cent autres romanciers qui s'érigent en maîtres de morale du genre humain, qui écrivent des romans à thèses et à théories, me semblent d'une lecture plus funeste que n'est Zola, en admettant que le lecteur les prenne au sérieux.
L'opinion générale est que la moralité d'une œuvre consiste à montrer la vertu récompensée et le vice puni: doctrine insoutenable devant la réalité et devant la foi.
S'il n'y avait d'autre vie que celle-ci, si, dans un autre monde de vérité et de justice, chacun n'était pas récompensé selon ses mérites, la morale exigerait que dans cette vallée de larmes toutes choses fussent dans l'ordre; mais vouloir qu'un romancier modifie et corrige les desseins de la Providence, cela me semble un souci ridicule.
De toute manière, que ce soit immoralité ou grossièreté que l'on trouve dans le réalisme, les rugissements de la presse et du public, le grand tolle qui nous étourdit les oreilles, semblent dénoncer l'apparition d'un mal nouveau et inconnu, comme si, jusqu'à cette date, les lettres eussent été un miroir d'honnêteté et de pudeur. Cependant, il y a bien des années, Valera, discutant avec Nocédal, dit spirituellement que les temps heureux où la littérature fut irréprochable n'étant jamais arrivés, personne ne pouvait en désirer le retour. Cette grande vérité que Valera démontre avec son élégante érudition accoutumée, il n'est nul besoin d'en donner la preuve à quiconque connaît un peu nos classiques et notre ancien théâtre. Seulement les adversaires du naturalisme emploient une tactique de mauvaise foi. Ils lui reprochent de n'être pas nouveau, tout aussi bien que pour le rabaisser ils lui opposaient l'exemple de la littérature antérieure.
Trouverions-nous, par hasard, dans un temps plus récent que le siècle d'or, des modèles de cette littérature pudique et austère? J'ai été élevée dans l'abstinence et la sainte horreur des romans romantiques. Quoique j'aie lu, dans mon enfance, l'Iliade et le Don Quichotte au point d'en apprendre des morceaux par cœur, je n'ai jamais pu posséder un exemplaire d'Espronceda ou de Notre-Dame de Paris, ouvrages que leur réputation satanique éloignait de mes mains. Si les classiques ont péché, et les romantiques aussi, pourquoi faire peser sur les naturalistes et les réalistes tout le poids de la faute?
C'est chose étrange de voir chaque école passer une indulgente éponge sur ses propres immondices et montrer du doigt celles des autres!
Les néo-classiques absolvent aujourd'hui les écrivains païens, en alléguant qu'ils ne connurent pas le Christ; beaucoup d'entre eux écrivirent cependant après que l'Evangile eût été annoncé. La nature seule, à défaut de religion, ne proscrit-elle pas assez certaines abominations, au récit desquelles se complaisent les poètes latins?
A leur tour, les idéalistes pardonnent les écarts romantiques, parce que, quand bien même un héros romantique ferait comme Werther l'apologie du suicide, ou douterait de l'air même qu'il respire comme Lélia, il aurait l'excuse de suivre les voies de l'idéal. Qu'importe que le corps se vautre dans la boue, pourvu que le regard soit fixé vers les étoiles!
Pour rendre honnêtes les crudités qui abondent chez Tirso et Quevedo, on parle de la candeur et de la simplicité de l'époque à laquelle ils vivaient. Celui qui ne veut pas se contenter de ces excuses, c'est bien sa faute!
Les défenseurs de ces écoles me diront que ce n'est pas à cause de ces taches, mais, malgré elles, qu'ils vantent Horace, Espronceda, et tous les saints de leur dévotion: pour nous c'est tout la même chose. Quand Zola pèche contre le goût je puis fort bien dire, pour ma part, que je n'y trouve nul plaisir. Je le préfèrerais plus réservé et, bien sûr, je ne loue pas chez lui les fautes mais les beautés.
Maintenant si quelqu'un me demande où commencent ces écarts et jusqu'où va la liberté que peut s'accorder l'écrivain, je ne saurais le dire. Les limites en sont extrêmement variables, le tact, la sûreté de main que possède un grand talent lui servent seuls de guides, pour ne point s'écarter de la route et pour se redresser s'il tombe. Il est indéniable que le Don Quichotte contient des passages bien peu attiques, que l'on peut avec justice appeler grossiers. Cependant ce sont des parties de ce divin tout: le génie de Cervantès les a marquées de son estampille et, pour le déclarer d'une fois, elles sont très bien où elles sont et je ne les effacerais pas s'il dépendait de moi de les supprimer. J'incline à comparer les beaux fruits de l'esprit humain avec l'émeraude, qui est une belle pierre mais dont on trouve rarement un échantillon qui n'ait une petite tache ou un petit défaut. Les grands auteurs ont leur tache; ils ne cessent pas pour cela d'être des pierres précieuses.
Nana est peut-être l'œuvre à cause de laquelle on juge Zola le plus sévèrement. Cela est-il du au sujet? Je crois plutôt que c'est au défaut de prudence, au cynisme brutal avec lequel il est traité.
En fait, il y a dans la société des formes, et des bornes auxquelles une œuvre qui veut traverser victorieusement les siècles ne peut peut-être pas se dérober. Je dis peut-être, parce que si Rabelais et d'autres écrivains brisèrent ces digues et gagnèrent un nom impérissable, leur licence constitue cependant un élément d'infériorité, et comme une note vulgaire dans la symphonie de leur talent.
Ces vallées et ces limites, le génie les ébranle, mais d'elles-mêmes elles reprennent leur place. Sans doute elles changent: elles ne disparaissent jamais et s'imposent avec tant de force que je ne sache pas qu'aucun écrivain les ait jamais renversées.
Si audacieuse que soit une plume, pour tant qu'elle veuille copier la réalité nue, il y a toujours un point auquel elle s'arrête. Il y a des choses qu'elle n'écrit pas, des voiles qu'elle ne parvient pas à soulever. Tout consiste à savoir s'arrêter à temps, aux limites du terrain défendu par la morale de l'art.
Il faut ici remarquer que la majorité des critiques semble s'imaginer qu'il n'existe qu'un genre d'immoralité, l'immoralité érotique, comme si la loi divine se réduisait à un commandement. Que l'auteur s'abstienne de peindre la passion amoureuse et il a carte blanche pour portraicturer toutes les autres! Et cependant, il y a des romans comme le Juif-Errant ou les Mystères de Paris qui, par leur caractère anti-social et anti-religieux, ne sont pas moins immoraux que Nana.
Dans les questions religieuses et sociales, les naturalistes agissent comme leurs frères les positivistes vis-à-vis des problèmes métaphysiques. Ils les laissent de côté, attendant que la science leur en fournisse la solution, s'il est possible. Cette abstention est mille fois moins dangereuse que la propagande socialiste et hérétique des romanciers qui les précédèrent.
Quant à la passion, surtout à l'amour en dehors des voies du devoir, loin de la glorifier, on dirait que les réalistes ont pris à cœur d'enlever à l'humanité toute illusion sur elle, d'en montrer les dangers et les laideurs, d'en diminuer les attirances.
De Madame Bovary à Pot-Bouille, l'école ne fait que répéter avec un accent fatidique que l'on trouve dans le devoir seul la tranquillité et le bonheur.
Le Portugais Eça de Queiroz dans son roman O primo Bazilio (le cousin Basile), où il imite Zola jusqu'à la copie, fait un tableau, horrible sous son apparence vulgaire, du supplice de la femme esclave de sa faute.
Il est clair que l'enseignement des réalistes n'est pas formulé en sermons et en axiomes. Il faut le lire dans les faits.
Il en arrive de même dans la vie où les mauvaises actions sont punies par leurs propres conséquences.
En définitive, les naturalistes ne sont pas des révolutionnaires utopistes ni impies par système. Ils ne font pas l'apothéose du vice. Ils n'échauffent pas les têtes et ne corrompent pas les cœurs. Ils n'énervent pas les intelligences en peignant un monde imaginaire et en dégoûtant du réel.
Ce qu'il faut imputer, en particulier, au naturalisme.—je n'ai point de plaisir à le répéter,—ce sont les tendances déterministes, le défaut de goût et un certain manque de choix artistique.
De ces fautes la première est un délit grave, la seconde est de moindre importance, parce que les plus illustres de nos dramaturges et de nos romanciers l'ont commise. Ce qui importe, ce ne sont pas les verrues de la surface, c'est le fond.
XIV
SOMMAIRE
Le Réalisme anglais.—Son origine: Chaucer et Shakespeare.—Foë et Swift.—Walter Scott.—Les autoress.—Dickens, Thackeray et Bulwer.—Georges Eliot.—Le rôle du roman en Angleterre, son influence sociale.—L'esprit anglican dont il est imprégné.
Des gens, qui se piquent d'un goût délicat et répugnent à la crudité des romanciers français, vantent le roman anglais, et louent un certain genre de naturalisme mitigé qui lui est particulier. C'est maintenant une opinion aristocratique et élégante que d'admettre la suprématie du roman anglais sur le terrain moral et sur le terrain littéraire.
Le lecteur n'ignore pas combien les jugements généraux en matière de morale sont parfois sans fondement et erronés. Il pourra donc s'expliquer facilement comment est en odeur de sainteté sur notre terre catholique et latine une littérature, et le légitime du protestantisme, appropriée à ces mœurs méticuleuses, hypocrites, réservées et égoïstes que le puritanisme, mêlé à l'esprit mercantile de la race, acclimata dans l'ancienne île des Saints.
Et ce n'est point que l'Angleterre n'ait des saines traditions réalistes et un illustre ancêtre littéraire. Chaucer, père de sa poésie, était un réaliste, et ses Contes de Cantorbéry des tableaux d'après nature. Le plus grand astre du firmament britannique, l'illustre Shakespeare porta le Réalisme à un certain point où n'oserait peut-être pas le suivre Zola. Mais, si la poésie et le théâtre fleurissent, de bonne heure, dans la Grande-Bretagne, le roman y naquit tard, quand le pays appartenait déjà irrévocablement à la Réforme.
La Réforme! Partout où son esprit prévalut, il fut un élément d'infériorité littéraire, et ceci, Dieu le sait, je ne le dis pas pour louer le catholicisme dont l'excellence ne dépend pas de questions esthétiques, mais pour donner à entendre que le roman anglais se ressent de son origine. De tous les genres cultivés en Angleterre, depuis Henri VIII jusqu'à maintenant, le roman est celui que le protestantisme a pénétré davantage. Aussi les Anglais n'ont-ils pas produit un Don Quichotte, c'est-à-dire une épopée de la vie réelle, qui puisse être comprise par l'humanité entière.
Depuis son berceau même, le roman anglais est dominé par des tendances utilitaires, qui le lient au sol, pour ainsi dire, et l'empêchent de voler par les espaces sublimes que parcourt la libre fantaisie de Shakespeare et de Cervantès.
Pour tant que l'on loue Foë, en lui donnant le titre pompeux d'Homère de l'individualisme, Robinson n'est une œuvre incomparable que pour les enfants de dix à quinze ans.
Swift, le misanthrope contemporain de Robinson, est beaucoup plus profond, et pour les intentions doctrinales, nul ne l'égale, car, en fin de compte, la satire est une direction radicale de la littérature à thèse.
Le Vicaire de Wakefield, de Goldsmith, parfois douce idylle, agréable peinture domestique, contient un idéal purement anglais, patriarcal. Tandis que l'exemple des filles du Vicaire enseigne à fuir la vanité, Clarisse et Paméla condamnent irrévocablement la passion et ouvrent la série des romans austères, où le cœur rebelle est toujours vaincu. Quant à Walter Scott, il n'a pas eu de descendance légitime.
Walter Scott est un phénomène isolé dans la littérature anglaise, ou pour plus d'exactitude, l'enfant d'une autre nationalité toute différente, la nationalité écossaise qui est rêveuse, idéaliste et poétique autant que la nationalité anglaise est pratique et utilitaire. A coup sûr, Walter Scott ne procède pas de Shakespeare. Mais le sens pratique et prosaïque de Foë ne court pas davantage par ses veines. C'est le barde qui vit dans un passé coloré de lumière et de pourpre, comme un splendide coucher de soleil; qui fait revivre l'histoire et la légende en ne demandant à la réalité que ce vernis brillant, nommé couleur locale par les romantiques. En somme, c'est le dernier chanteur des beaux âges chevaleresques, le dernier ménestrel.
Quand, de sa résidence seigneuriale de Abbots-ford, Walter Scott évoquait les traditions de sa romanesque patrie, la troupe de romancières qui ont tant influé et influent tant sur le caractère de ce genre littéraire, en lui donnant une saveur spéciale et éthique, entrait déjà en lice. Les femmes conquéraient le territoire dont elles sont maîtresses à cette heure. On lisait passionnément les contes moraux de Miss Edgeworth. Les noms de Miss Mary Russel Milford, Miss Austen, Mistress Opie, Lady Morgan, Mistress Shelley étaient célèbres. Une fois maître du roman, l'élément féminin se cramponna à son butin. Aujourd'hui, on compte par milliers les autoress qui font gémir tous les jours les presses de Londres sous les fruits de leur talent. Quand Dickens, Thackeray et Lytton Bulwer ne furent plus là, le premier romancier anglais fut une femme, Georges Eliot.
Par suite de cet empire des femmes, le roman anglais tend à enseigner et à prêcher beaucoup plus qu'à réaliser la beauté. A peine la fille de clergyman prend-elle la plume qu'elle se trouve à la hauteur de son père et peut alors, plaisir ineffable! aller et enseigner les peuples. Non seulement elle possède une chaire et un pupitre, mais elle dispose de moyens matériels pour la propagation de la foi.
Charlotte Yonge écrit l'Héritier de Redcliffe. L'édition se vend bien. Avec le produit, l'auteur achète un navire et en fait présent à un évêque missionnaire.
Ainsi, chez les romancières modernes de l'Angleterre, s'est presque complètement éteint ce noble orgueil littéraire, qui aspire à la gloire conquise par la concentration du talent et par l'effort constant vers la perfection suprême, amour-propre d'artiste qu'exprima si virilement George Sand. Au lieu d'aspirer à produire de belles œuvres, des œuvres durables, elles se jettent dans le torrent écumeux de la production hâtive, luttant à qui fera le plus et non à qui fera le mieux. Le roman anglais a une extension obligatoire de trois gros volumes, et les romanciers à la mode comme Francis Trollope ne se satisfont pas à moins d'un roman par trimestre, c'est-à-dire de douze volumes par an. Quel style, quelle invention, quels caractères y aura-t-il que ce fleuve débordant d'encre n'inonde et ne ruine!
Pour la nation anglaise, le roman est devenu un article de première nécessité et de consommation quotidienne, comme le bifteck qui répare ses forces, comme le charbon dont la chaleur tempère ses journées glaciales et réjouit ses longues nuits. Il y a pour le roman un public quotidien et assuré, comme il y en a un ici pour les cafés. Le roman est l'écho des aspirations du lecteur et joue son rôle religieux, politique et moral. Il s'inspire des exigences du public. Il est philosophique avec Charles Reade; républicain et socialiste avec Joshua Davidson; théologique avec Charlotte Yonge; politique avec Disraeli; fantasmagorique dans le genre d'Anna Radcliffe qui amuse encore; historique dans le goût de Walter Scott qui a toujours des disciples. Les géographes, les paysagistes et les auteurs de marines qui suivent les traces de Fenimore Cooper, le capitaine Mayne-Reyd, le capitaine Marryat, et d'autres capitaines, jouissent aussi de la faveur de ce peuple colonisateur et touriste.
Les écrivains américains Bret-Harte et Mark Twain fendent les brouillards de l'atmosphère anglaise avec des étincelles d'humorisme, cette gaieté difficile et douloureuse du Nord.
Ses inclinations ainsi flattées, satisfait dans ses goûts moins littéraires que poétiques, le peuple anglais accorde, à son tour, à ses romanciers une tendresse personnelle dont nous ne connaissons pas d'exemple chez nous. C'en est une preuve que les nombreux pèlerins qui se rendent tous les ans au presbytère de Haworth où naquit et où passa les premières années de sa vie la romancière qui illustra le pseudonyme de Currer Bell.
La gloire littéraire n'est pas assez: c'est une affection plus intime, qui entoure d'une auréole le nom des romanciers favoris de la nation britannique. On ne considère pas le roman comme un simple passe-temps, comme un simple plaisir esthétique, c'est une institution, le cinquième pouvoir de l'Etat, et comme l'a dit en public le romancier Trollope, les romans sont les sermons de l'époque actuelle.
Leur influence s'étend non seulement aux mœurs mais aux lois. Ils influent sur les délibérations des chambres, sur les réformes continuelles que subit le code d'une nation si éminemment conservatrice.
Que les pays sont différents! dirons-nous avec le héros de Very well. Allez un peu proposer à nos cortès espagnoles si tumultueuses et si déclamatrices une réforme légale, suggérée par exemple par la lecture de la Déshéritée ou de Don Gonzalo Gonzalez de la Gonzalera. L'on verra avec quels rires homériques nos graves sénateurs accueilleront cette proposition!
En Angleterre, la force sociale du roman est reconnue. Toutes les classes s'enorgueillissent de posséder des romanciers. Il en est qui sont ministres, marins, diplomates et magistrats. Magistrats, oui, et que dirait-on dans nos cours, Dieu d'Israël! si un président de chambre publiait un petit roman! Pour faire comprendre l'influence et l'action du roman dans la race saxonne, il suffit d'en citer un, la Case de l'Oncle Tom, dont personne n'ignore les résultats anti-esclavagistes.
Et le naturalisme anglais?
Je répète que les traditions de la littérature anglaise sont réalistes. J'ajoute que Dickens et Thackeray,—les noms peut-être les plus illustres qui honorent le roman britannique,—sont réalistes.
Charles Dickens ne craignit pas, chez ce peuple d'aristocrates, de s'abaisser à l'étude des dernières couches sociales, voleurs, assassins et mendiants.
Thackeray qui inclinait davantage à la satire, étudia aussi dans le monde qui l'entourait ses types caractéristiques au profil caricatural.
Pour Georges Eliot, dans les œuvres de qui résonne aujourd'hui la note la plus aiguë du naturalisme anglais, son programme est réaliste à la manière de Champfleury. Elle se donne pour objet de ses observations, non pas les brillantes créatures d'exception si chères aux romantiques, mais la généralité des individus, les personnages communs et vulgaires, la classe moyenne de l'humanité.
Malgré tout cela, il y a chez les romanciers anglais, pour si réalistes qu'ils soient, une intention morale, un désir de corriger et de convertir, et comme le dit spirituellement un récent historien de la littérature anglaise, une soif de sauver le lecteur de l'enfer et non de l'ennui. Cela apparaît nettement chez la piétiste Yonge, et chez l'auteur d'Adam Bede, Eliot, qui est libre-penseur et philosophe. Cette tendance leur enlève cette objectivité sereine, nécessaire pour faire une œuvre maîtresse d'observation impersonnelle, d'après la méthode réaliste, et arrête leur scalpel avant qu'il n'en arrive aux tissus intimes et aux derniers replis de l'âme.
Partie de cette faute doit être imputée au public, facteur fort important de toute œuvre littéraire. Comme on l'a déjà dit, le public anglais demande toujours des romans,—pas de ceux que savoure seul, dans son cabinet de travail, le lecteur sybarite qui aime à admirer de belles pages et à pénétrer dans des abîmes psychologiques—ceux que l'on lit en famille et que peuvent écouter tous les membres, la blonde Girl et l'imberbe Scholar.
Les auteurs, qui satisfont ce besoin, le public anglais les paie splendidement. La première édition d'un roman se vend quinze francs le volume et l'édition s'épuise rapidement. Aussi une foule d'honorables Misses, filles de Clergymen, au lieu de se placer institutrices, se placent-elles comme romancières. De leur plume prolifique coulent des volumes d'un style incolore, aux incidents embrouillés comme les nœuds d'un écheveau.
De là, l'infériorité croissante, la décadence du genre.
Que l'innombrable famille des romanciers d'au-delà du détroit me pardonne si je suis injuste en parlant de leur décadence générale. Je pourrais me flatter de connaître quelques-unes de leurs œuvres, mais qui pourrait prétendre les avoir toutes lues? Mon jugement est celui qu'émettent les critiques qui considèrent surtout le côté littéraire, et en second lieu, comme il est juste, le côté moral, et qui voient que la fabrication précipitée et la sujétion au goût du public font tort à la fraîcheur, à l'inspiration et à l'énergie de la pensée. Si le noble front de Georges Eliot, si la gracieuse physionomie de Ouida se dressent au-dessus de cet océan de têtes vulgaires, il est incontestable que l'immense majorité des romanciers anglais s'est essayée à remplir trois bols avec une tasse de chocolat.
En outre, le roman anglais, même quand il est supérieur, porte imprimé si avant le sceau d'une autre religion, d'un autre climat, d'une autre société, qu'à nous autres Latins il nous parait forcément exotique. Comment pourrait nous plaire, par exemple, la prédicante méthodiste qui est l'héroïne d'Adam Bede? Je sais qu'il est à la mode d'être habillé par un tailleur anglais, mais la littérature, Dieu merci! ne dépend pas entièrement des caprices de la mode.
Un dernier mot que la malice m'inspire sans doute: si le roman anglais a chez nous aujourd'hui tant d'admirateurs officiels, a-t-il autant de lecteurs?
XV
SOMMAIRE
L'Espagne.—Le mouvement de 1808.—Les Walter-Scottiens.—La Avellaneda.—Fernan Caballero.—La transition: Alarcon.—Valera.—Comment on a jugé Valera en France.
En Angleterre et en France, le roman a un hier. Ici en Espagne, il n'a qu'un avant-hier s'il est permis de s'exprimer ainsi. Là, les romanciers actuels se nomment fils de Thackeray, de Walter Scott, de Dickens, de Sand, de Victor Hugo, de Balzac. Ici nous ne savons pas grand chose de nos pères et nous nous rappelons seulement certains aïeux de sang très pur, du lignage des Cervantès, des Hurtado, des Espinel. Cela revient à dire qu'il n'y a pas eu en Espagne d'autre roman que celui du siècle d'or et celui qui fleurit aujourd'hui.
Cependant, la vie du roman contemporain en Espagne peut déjà se diviser en deux époques distinctes: celle du règne d'Isabelle, et celle qui commença avec la Révolution de Septembre 1868.
La guerre de l'Indépendance suscita de grands poëtes lyriques, mais jusqu'à ce que le torrent romantique passât les Pyrénées, nous n'eûmes pas de romanciers.
Walter Scott fit son entrée triomphale dans notre littérature, et le règne du roman historique commença. On pourrait consacrer un livre bien curieux au récit des pérégrinations de l'idée walter-scottienne au travers des cervelles espagnoles. L'esprit du barde écossais s'incarna dans des êtres aussi différents entre eux qu'Espronceda, Martinez de la Rosa, Gil, Escosura, Canovas del Castillo, Vicetto, Villoslada, Fernandez y Gonzalez, et d'autres, dont les noms ne me reviennent pas à l'esprit.
George Sand vint aussi chez nous amenée la main dans la main par son illustre rivale la Avellaneda. Eugène Suë, patronné par Perez Escrich et Ayguals de Izco, ne demeura pas en arrière.
Parmi les walter-scottiens, tous gens de valeur, il en était un qui, s'il n'eût pas gaspillé ses rares qualités, et mal employé ses précieux dons, eût pu s'appeler, plutôt que le séide, le rival de l'auteur d'Ivanhoë. Le talent de Fernandez y Gonzalez semblait un arbre touffu, dont le bois pouvait servir à des œuvres sculpturales. Par malheur, cet écrivain le gaspilla à faire des tables et des bancs vulgaires. Son imagination était riche, sa palette descriptive variée, son invention abondante. Il fut, d'abord, le poëte du passé, qui rajeunissait les livres de chevalerie et prêtait à la tradition héroïco-nationale cette vie nouvelle que lui donnent, de temps en temps, des génies privilégiés comme Zorrilla, Walter Scott et Tennyson. Comment il finit, nul ne l'ignore: par des livraisons interminables, par des volumes vendus à bas prix, par des œuvres de basse littérature, écrites pour le lucre. Deux ou trois romans d'entre ses premières œuvres sont les colonnes sur lesquelles son nom s'appuie pour ne pas tomber en oubli.
Peut-être, l'auteur tendre et sympathique de la Gaviota posséda-t-il le talent le plus original et le plus indépendant de tous ceux qui se signalèrent dans la renaissance de notre roman. Malgré ses digressions et ses réflexions, malgré son optimisme idyllique, Fernan Caballero est doué d'un charme spécial particulier, d'une grâce caractéristique. Il fait preuve d'une imagination, allemande par les rêves, et espagnole par la prestesse et la vivacité. Tandis que les romanciers de son époque peignaient des tableaux de sujets historiques à la Walter Scott, Fernan prenait note des mœurs des gens qui respiraient autour d'elle. Elle peignait des asistentas, des bandits, des gaviotas, des curés, des bergers, des paysans et des toreros[1]. Parfois, dans ses bosquets andalous, brillent ces soleils du Midi, que Fortuny mit dans ses tableaux. Il est des patios de Fernan qu'il nous semble voir, qui nous réjouissent les yeux avec leurs fleurs, et les oreilles avec le bruit de l'eau, les pioussements des poules et l'innocent bavardage des enfants. L'inspiration de Fernan est plus réelle, plus sincère et plus naïve que celle de presque tous les romans de cape et d'épée que l'on écrivait alors.
Trueba n'atteint pas à la taille de Fernan Caballero. Un pays idolâtre de ses traditions et de ses propres souvenirs a bâti le piédestal sur lequel trône le peintre basque; mais sa palette n'est riche qu'en demi-teintes et en couleurs claires, gracieuses, sans vigueur ni intensité. Le vert, le rose et le bleu céleste dominent. Les noirs, les terres de Sienne, les bitumes dont Fernan ne fit, lui-même, usage qu'avec une extrême mesure, manquent complètement. Quelques scènes rurales de Trueba plaisent comme il plaît de contempler le cours d'un ruisseau peu profond et aux bords agréables[2].
Selgas ne décrit pas les campagnards et n'appartient pas à l'école des paysagistes. C'était un Alphonse Karr, un violoniste capricieux qui exécutait des variations sur un thème quelconque et le brodait d'arabesques délicates et d'un bel effet. Plutôt qu'un romancier, ce fut un humoriste caustique, spirituel et riant comme le sont toujours les humoristes dans les pays chauffés par le soleil. Son style inégal ressemblait à ces visages aux traits irréguliers, qui compensent le défaut de correction par la lueur soudaine du sourire ou par le feu du regard. Selgas fait au lecteur bien des surprises agréables, quand il ne s'y attend pas. Il lui offre des traits d'observation, de paradoxales finesses, des mots heureux, des flamboiements d'idées originales, ou du moins présentées d'une manière piquante et nouvelle.
Une autre qualité de Selgas, c'est de s'être mis à étudier la vie moderne dans les grandes villes et d'avoir laissé de côté les Mores, les odalisques et les châtelaines.
Eh bien! si nous voulons chercher le chaînon, qui rattache à l'époque actuelle, cette époque antérieure du roman espagnol où figurent Fernan Caballero, la Avellaneda, la Coronado, Trueba, Selgas, Fernandez y Gonzalez et Miguel de los Santos Alvarez,—cette époque où le roman humanitaire d'Escrich vivait à côté du roman lyrique et werthérien de Pastor Diaz, et où la cotte de mailles de Men Rodriguez et la jupe de la Sigea frôlaient le froc du héros que ces mésaventures forcèrent à émigrer de Villa-Hermosa en Chine;—si nous voulons, je le répète, indiquer la soudure des deux périodes, il faut écrire le nom de Pedro Antonio de Alarcon.
Imprégné de romantisme jusqu'à la moelle des os, le Final de la Norma[3] ravit nos pères, comme un délicieux caprice de Goya, intitulé Le Tricorne[4], nous ravit nous-mêmes. Voilà comment mon illustre ami Alarcon, sans être encore un vieillard, peut se vanter d'avoir captivé deux générations de goûts bien différents.
Les autres romanciers, ceux qui furent hier la coqueluche de leur temps, ont disparu de nos horizons littéraires actuels, entraînés par l'irrésistible courant du temps, et ceux qui ne sont pas descendus dans la tombe meurent vivants de l'indifférence du public intelligent, du silence dédaigneux de la critique, et en somme de l'oubli qui est la pire des morts pour un écrivain. Alarcon, tout en refusant avec acharnement toute concession aux nouvelles tendances, règne encore, en maître des cœurs et des imaginations, et soutient l'édifice ruiné de ses mains habiles.
Je ne sais si aucun romancier contemporain ensorcellera le public comme l'auteur du Scandale. Je ne sais si aucun sera, comme lui, lu et aimé de tous sans distinction de sexe ni d'âge. Je sais que beaucoup de gens demandent de leur prêter un roman d'Alarcon de préférence à ceux des autres auteurs.
Le public d'Alarcon n'est pas celui qui dévore avec un appétit bestial les romans de Manini[5], c'est celui que Spencer appellerait la moyenne intelligente. Il se compose de gens qui demandent au roman un honnête délassement et les clames en forment la majeure partie.
Alarcon plaît-il parce qu'il a conservé un certain parfum romantique? je pense que non; les partis politiques donnent trop à faire aux Espagnols et les partis littéraires ne les font pas beaucoup réfléchir.
Ce qui plaît chez Alarcon, c'est l'esprit aimable, la belle ombre, la galanterie moresque que respirent ses portraits de femme touchés avec un pinceau voluptueux et brillant, le style dégagé, facile et animé, l'intérêt des récits, et ensuite, une foule de qualités étrangères au romantisme, qu'il ne doit à personne qu'à Dieu qui les lui accorda d'une main prodigue.
Si dans les types de La Prodigue, de El Niño de la Bola[6], dans Fabian Conde, dans d'autres héros et héroïnes d'Alarcon on découvre la filiation romantique; en revanche, Le Tricorne est plein d'un coloris franchement espagnol, d'une telle fraîcheur qu'il en fait dans son genre un modèle achevé. Le talent d'Alarcon gagne à se limiter à de petits tableaux; son ciseau travaille mieux des camées exquis, des agates précieuses que des marbres de grandes dimensions. Il réussit dans le conte et la nouvelle courte, genre peu cultivé chez nous et qu'Alarcon manie avec une singulière maîtrise.
Par toutes ses qualités rares, Alarcon est un puissant mainteneur de l'antique bannière romanesque et un redoutable adversaire de la nouvelle. Mais nous, les écrivains du camp ennemi, nous demandons à Dieu qu'il ne renonce pas à écrire comme il en a annoncé l'intention. Sa résolution est-elle dictée par la coquetterie de se retirer, quand le public l'aime le plus, en laissant derrière lui une mémoire radieuse? Est-ce fatigue? Ce qui est certain, c'est qu'il est dans la plénitude de ses facultés, et que jamais son imagination ne parut aussi fraîche que durant ces dernières années.
Par la retraite d'Alarcon, l'idéalisme perd son champion le plus terrible. Valera, quoique idéaliste, est un romancier à part, qui ne formera pas d'école, parce qu'il est difficile à imiter, comme on le comprend facilement, si l'on songe aux qualités qu'il réunit. La plus profonde vallée qui sépare de Valera la troupe profane des imitateurs, c'est sa diction élégante et pure, empruntée plutôt aux mystiques, écrivains châtiés par excellence, qu'à Cervantès, qui est un écrivain spontané. Valera n'a pas seulement pris, chez eux, la pureté un peu archaïque de son style, mais le soin et la perspicacité avec lesquels ils scrutent et sondent les arcanes mystérieux de l'âme pour les expliquer en phrases d'or et en paragraphes de marbre sculpté.
Aussi, quand on traduisit en français les romans de Valera, sous le titre de Récits andalous, il fut nécessaire d'en supprimer beaucoup parce que, d'après la Revue littéraire, ils contenaient trop de théologie[7]. Nos voisins pensaient que les filles de Don Valera étaient de gentilles gitanes, armées de castagnettes, prêtes à danser des séguédillas, et jolies: ils trouvaient des nonnes contemporaines de sainte Thérèse et de Louis de Grenade, qui montraient à peine, entre les plis de leur voile, leur beau visage grec où brillait un sourire voltairien.
Valera charme, en effet, les sybarites des lettres en réunissant en lui la fleur des trois idéaux de beauté littéraire: l'idéal païen, l'idéal du siècle d'or et celui de la culture moderne la plus raffinée.
À tout cela il faut ajouter une verve andalouse piquante et badine. Comme Valera est, d'ailleurs, très-sagace, très-psychologue, très-maître de lui, il semble que les destins lui ont réservé dans le roman espagnol le rôle de Stendhal dans le roman français,—un Stendhal parfait dans la forme autant que le vrai Stendhal fut pécheur; bien des choses éloignent, cependant, Valera du réalisme, surtout son caractère aristocratique qui le pousse peut-être à considérer le réalisme comme quelque chose degrossier, et l'observation de la réalité comme un travail indigne d'un esprit épris de la beauté classique et suprême. Ainsi le meilleur titre de gloire de Valera sera la forme, cette forme plus admirable isolée, que rattachée aux sujets de quelques-uns de ses romans.
Il n'y a pas de doute que Pepita Jimenez, Doña Luz, et d'autres héroïnes de Valera parlent fort bien et en termes fort convenables et fort spirituels. Par malheur, on ne peut nier non plus que personne ne parle plus ainsi, comme un personnage de Cervantès. Et notez que si je nomme Cervantès, pour louer la perfection des discours des héros de Valera, je n'oublierai pas d'ajouter que le génie réaliste de Cervantès le poussa à faire que Sancho, par exemple, parla fort mal et commit des fautes, et que Don Quichotte corrigea ses dires. Chez Valera, il n'y a pas de Sancho. Tout le monde est Valera, et cela fait qu'on l'étudiera bientôt plus comme un classique que comme un romancier moderne.
Pour les uns ceci sera un éloge, et pour les autres, un blâme. Pour moi, on me reproche de lire Valera avec trop de plaisir.
Si certaine théorie littéraire est vraie, que j'ai trouvée dans je ne sais quel fameux critique français et qui établit que les romanciers copient la société et qu'à son tour la société imite et reflète les romanciers, il pourrait advenir que nous eussions tous la tentation de parler comme les héros de Valera, ce qui serait excellent pour la langue. Mais laissons-là les hypothèses et venons-en aux romanciers qui représentent en Espagne le réalisme.
[1] Gaviotas, littéralement, mouettes. On nomme ainsi la femme écervelée, et c'est le titre d'un roman qui est l'œuvre capitale de Caballero. La Gaviota a été traduite ou adaptée (Blériot, éditeur). Les autres œuvres de Fernan Caballero ont également des versions françaises (Castermann, Donniol, Hachette, Pion, Maillet, éditeurs.)
[2] Trueba a été traduit et analysé dans nos revues.
[3] Traduit par Charles Yriarte (Lacroix, éditeur).
[4] Traduit par Mme Bentzon, Récits de tous pays, chez Calmann-Lévy.
[5] Éditeur de publications illustrées par livraisons. En France on dirait les romans de la rue du Croissant.
[6] La Prodigue a été traduite sous le titre de la Gaspilleuse par Mlle Sara Oquendo dans la Revue Britannique. Je traduis El Niño de la Bola sous le titre de Manuel Vénegas dans la Revue Moderne.
[7] Cette traduction est de Mme Bentzon. Un anonyme a traduit en français Doña Luz (Lalouette, édit.) et moi-même Le Commandeur Mendoza (Giraud).
XVI
SOMMAIRE
Les réalistes.—Mesonero Romanos et Florez.—Larra.—Pereda. Son localisme, son catholicisme intransigeant.—Perez Galdos.—Son œuvre idéaliste.—Son évolution.—La situation du roman et des romanciers en Espagne.—Les jeunes: idéalistes et naturalistes.
Pour indiquer où commence le réalisme contemporain, il faut remonter à quelques passages de Fernan Caballero, et surtout aux auteurs des Scènes Madrilènes et de Hier, Aujourd'hui et Demain, sans oublier Figaro dans ses articles de mœurs. Malgré toutes les différences qui existent entre le raisonnable et spirituel Mesonero Romanos, le bienveillant Florez et le nerveux et caustique Larra, leurs études sociales ont leur point commun dans un certain réalisme tempéré, assaisonné de satire.
Quand tant de romans de cette époque sont passés à jamais, les écrits légers de Figaro et du Curieux parlant[1] se conservent dans toute leur fraîcheur, parce que la myrrhe précieuse de la vérité les embaume. Ce qui augmente leur intérêt c'est qu'ils nous transmettent le souvenir des mœurs originales qui disparaissaient et des nouvelles mœurs; en somme, ils sont le reflet d'une complète transformation sociale.
Pereda est, en ligne directe, le descendant de ces aimables et perspicaces peintres de mœurs. Il fit franchement adhésion à leur école, mais il la transporta des villes à la campagne, au cœur des montagnes de Santander.
Le Réalisme espagnol a un vaillant champion dans Pereda; quand on lit quelques pages de l'auteur des Scènes Montagnardes, il semble que nous voyions ressusciter Téniers ou Tirso de Molina. On peut comparer le talent de Pereda à un beau jardin, bien arrosé, bien cultivé, rafraîchi par des brises aromatiques et salubres, mais aux horizons limités.
Je me hâte d'expliquer ce que j'entends par horizons limités pour que personne n'entende cette phrase d'une manière offensante pour le sympathique écrivain.
Je ne sais si cela provient d'un dessein délibéré, ou de ce qu'il y est obligé par le pays qu'il habite: Pereda se borne à décrire les types et à raconter les mœurs de Santander, en s'enfermant ainsi dans un cercle restreint de sujets et de personnages. Il excelle comme peintre d'un pays déterminé, comme poëte bucolique d'une campagne toujours égale, et n'essaya jamais d'étudier à fond les milieux civilisés, la vie moderne dans les grandes capitales, vie de qui lui est antipathique, et dont il a horreur, c'est pour cela que j'ai qualifié de limité l'horizon de Pereda. C'est pour cela qu'il convient de déclarer que si, du jardin de Pereda, l'on ne découvre point un vaste panorama, en échange le paysage est des plus agréables, des plus délicieux et des plus fertiles que l'on connaisse.
Pereda, grâce à Dieu, ne tombe pas dans l'optimisme parfois agaçant de Trueba et de Fernan. Ses rustres, d'ailleurs très-amusants, sont ignorants, malicieux et grossiers comme de vrais rustres. Ce sont là cependant les fils préférés de l'auteur, visiblement séduit par la vie rurale, si saine, si paisible et si régénératrice, autant que lui répugnent les centres ouvriers industriels avec leurs misères irrémédiables. Pereda trace avec amour les silhouettes des paysans, des laboureurs et des hobereaux des villages, gens simples, aimant ce qu'ils connaissent depuis longtemps, routiniers et ayant peu de replis psychiques.
Si quelque jour les thèmes de la Tierruca s'épuisent pour lui, danger qui n'est point imminent pour un esprit de la trempe de Pereda, il sera forcé de renoncer à ses tableaux locaux favoris, de chercher de nouvelles voies. Parmi les admirateurs de Pereda, il en est qui désirent ardemment qu'il change de touche: j'ignore s'il serait avantageux de le faire pour le grand écrivain. Il règne toujours une certaine harmonie mystérieuse entre le style, le talent d'un auteur, et les sujets dont il fait choix; cette harmonie procède de causes intimes.
En outre, le Réalisme perdrait beaucoup si Pereda sortait de la Montagne. Pereda observe avec une grande lucidité, quand la réalité qu'il a devant les yeux ne lui soulève pas le cœur, qu'elle le divertit par le spectacle de ridicules et de manies profondément comiques. Peut-être briserait-il son pinceau pour ne point copier les plaies plus profondes et la corruption plus raffinée d'autres lieux et d'autres héros[2].
Pour le Réalisme, posséder Pereda, c'est posséder un trésor, et pour ce qu'il vaut et pour les idées religieuses et politiques qu'il professe. Pereda est un argument vivant, une démonstration palpable que le Réalisme ne fut pas introduit en Espagne comme une marchandise française de contrebande, mais que ceux qui aiment, à la fois, la tradition littéraire et les autres traditions, le ressuscitent. Cela ne surprendra pas les gens intelligents, mais cela pourra bien stupéfier la tourbe innombrable qui date l'ère réaliste de l'avènement de Zola.
Si le Réalisme chez Pereda est dans le sang, il n'en est pas ainsi de Galdos. Parmi certain fonds humain, par une certaine simplicité magistrale de ses créations, par sa tendance naturelle à la claire intelligence de la vérité, par la franchise de son observation, le maître romancier se trouva toujours prêt à passer au Naturalisme avec armes et bagages. Néanmoins, ses inclinations esthétiques étaient idéalistes, et ce n'est que dans ses dernières œuvres qu'il a adopté la méthode du roman moderne et creusé davantage dans le cœur humain. Il a rompu à la fois avec le pittoresque et avec les héros-symboles, pour s'attacher à la terre sur laquelle nous sommes.
Quoique je n'aime pas à me citer moi-même, je dois rappeler ici ce que j'ai dit de Galdos, il y a trois ans, dans une étude assez longue que je consacrais à ses œuvres dans la Revue Européenne.
Depuis cette date, mes opinions littéraires se sont assez modifiées, et mon critérium esthétique s'est formé, comme se forme celui de tout le monde, au moyen de la lecture et de la réflexion. Je me suis proposé de connaître le roman moderne. Non seulement il m'a paru le genre le plus compréhensif, le plus important actuellement, le plus approprié à notre siècle, celui qui remplace et remplit le vide produit par la disparition de l'épopée; il m'a semblé aussi le genre dans lequel, par une très haute prérogative, les droits de la vérité s'imposent, dans lequel l'observation désintéressée règne, dans lequel l'histoire positive de notre époque doit être écrite en caractères d'or.
Cependant, alors comme aujourd'hui, Galdos était pour moi un romancier de premier ordre, le soleil du firmament littéraire, parce qu'il a en même temps l'équilibre et l'harmonie, l'abondance et la vigueur; parce que son style, s'il ne se renferme pas dans l'amphore étroite et ciselée de Valera, coule à flots d'une urne précieuse; parce qu'il possède une invention heureuse et ce don de la fécondité, don funeste pour les mauvais écrivains et même pour les écrivains médiocres qui ont une tendance à sommeiller, qualité d'une valeur extraordinaire pour les grands artistes.
Il est certain qu'on peut conquérir l'immortalité avec un seul roman ou avec un seul fragment d'ode; mais il y a quelque chose de captivant et d'étonnant dans la manifestation de la puissance créatrice de ces écrivains et de ces poètes, qui sont à eux seuls un monde, et qui laissent derrière eux une longue postérité de héros et de héroïnes, les Shakespeare, les Balzac, les Walter Scott, les Galdos.
Mais, ce que je désapprouvais alors dans le Galdos des Episodes, ce qui me paraissait le côté faible de son talent extraordinaire, c'était la tendance à la thèse,—dans un sens large et historique, c'est certain, mais à la thèse,—les accusations systématiques contre l'Espagne d'antan, les pelletées de terre jetées sur ce qu'elle fut; et cette tendance, qui s'accentuait chaque fois davantage, dans la magnifique épopée des Episodes au point de se déclarer explicitement dans la seconde série, fit explosion, disons-le ainsi, dans Doña Perfecta, dans Gloria, dans la Famille de Léon Roch[3].
Par bonheur, ou plutôt grâce à l'instinct qui guide le génie, Galdos fit un pas en arrière pour fuir cette impasse sans issue possible. Dans l'Ami Manso, et dans la Déshéritée, il comprit que le roman, plutôt que d'enseigner ou condamner tel ou tel système politique, doit prendre note de la vérité ambiante et réaliser librement la beauté. Bravo à l'illustre écrivain qui a su secouer le joug des idées préconçues! Ses épousailles avec le réalisme le préserveront de la tentation de se faire dans ses romans le champion de la libre pensée, du système constitutionnel, choses que je ne prétends pas juger ici, mais qui, dans les admirables livres de Galdos, sont trop la raison d'être de ses livres.
En comptant donc dans la phalange réaliste Galdos et Pereda, comme dans la phalange idéaliste nous avons vu briller les noms de Valera et d'Alarcon, nous pouvons dire qu'en Espagne la lutte est engagée, comme en France, entre les deux écoles.
Il est vrai qu'ici la bataille ne fait pas grand bruit et ne suscite pas de grandes ardeurs belliqueuses. Il est vrai qu'ici on ne prend pas la question avec la même chaleur qu'en France: cela peut venir de plusieurs causes. D'abord, les idéalistes, ici, ne se promènent pas autant dans les nuages qu'en France, ni les réalistes ne chargent autant le tableau. Aucune des deux écoles n'exagère pour se différencier de l'autre. Peut-être le public est-il indifférent à la littérature; surtout à la littérature imprimée; celle qui se représente lui produit plus d'effet.
L'écrivain est un facteur de la production littéraire. N'oublions pas que l'autre, c'est le public. À l'écrivain d'écrire, au public de l'encourager et d'acheter ce qu'il écrit, et de l'élever aux nues s'il le mérite. Or, en Espagne, on ne peut presque pas compter sur le public. Ce que le public espagnol aime, ce n'est pas la littérature, c'est la politique. Quand cette maîtresse impérieuse lui laisse quelques minutes de liberté, alors seulement il fait un brin de cour aux lettres et va les chercher dans le coin où elles s'entêtent à ne pas mourir d'ennui.
Certes, je n'affirme pas que les romans manquent absolument de lecteurs, quoique chez nous le roman soit très loin d'être comme en Angleterre, une nécessité sociale. Ici, où nous ne sommes ni communistes ni avares, nous gardons le communisme et l'avarice pour les romans. Tout le monde s'effraie de ce qu'un roman coûte trois francs ou même deux, comme la première édition des Episodes. On dépense bien vite deux francs au café, pour une loge au théâtre, en pétards, en oranges. Pour un roman, tout Espagnol serre les cordons de sa bourse.
J'ai des romans d'Alarcon, de Valera ou de Galdos que j'ai prêtés à une douzaine de gens riches. A chaque fois qu'on m'en demandait un, je leur eusse conseillé pour leur bien de l'acheter, si je n'eusse craint qu'on n'attribuât le conseil au désir de ne pas prêter. Enfin, n'y a-t-il pas eu des gens qui m'ont demandé de leur prêter mes romans!
Je ne crois pas, pourtant, qu'il faille plus de deux cent cinquante francs pour former une bibliothèque complète des romanciers espagnols contemporains.œ
Que peut espérer ici le romancier? Fixons un délai de six mois pour tracer le plan, mûrir, écrire et limer un roman, soigné dans la forme et médité dans le fond. Quel en sera le produit! Valera déclare que sa Pepita Jimenez—son chef-d'œuvre—lui a rapporté environ deux mille francs. Si bien que le talent de romancier de Valera ne peut pas lui faire gagner cinq mille francs par an: je comprends presque qu'il préfère une ambassade.
Il faut remarquer que si le romancier espagnol ne retire pas de ses œuvres un profit matériel, il n'y gagne pas non plus beaucoup d'honneur, ni ces ovations enivrantes qui élèvent à vingt mètres du sol les auteurs dramatiques. Pour eux sont tous les avantages, pécuniaires et littéraires, outre qu'ils sont affranchis de l'ignoble concurrence que le roman par livraisons et les mauvaises traductions du français font aux romanciers qui se flattent de respecter la langue et le sens commun.
Qu'on ne vienne pas me dire que la question de l'argent n'est rien, mais qu'il suffit de savoir qu'on a écrit quelque chose de bien, quoique personne ne témoigne d'estime pour l'œuvre. Si le prêtre vit de l'autel, pourquoi le romancier ne vivrait-il pas du roman? Supposons qu'il n'ait pas besoin pour vivre du produit du roman; l'argent n'est-il pas à apprécier, puisqu'il est la marque évidente qu'il a un public? Avec le système de prêts qui règne en Espagne, un roman peut avoir trente mille lecteurs et seulement une édition de mille exemplaires.
Parmi les causes qui rendent improductif le roman en Espagne, on ne devrait pas compter la rareté des lecteurs, puisque nous avons un public immense, si nous songeons aux républiques sud-américaines qui parlent notre langue. Grâce à l'indifférence avec laquelle on regarde tout ce qui touche à la littérature, les libraires et les imprimeurs de là-bas peuvent piller les écrivains d'Espagne tout à leur aise, et ce public d'au delà de l'Océan demeure stérile pour la prospérité de la littérature ibérique.
Aussi, tout bien considéré, il est étonnant que nous ayons d'aussi bons romanciers en Espagne et un aussi bon roman; étonnant encore que dans ce genre que Gil y Zarate et Cohl y Vehi rangent le dernier et qui, aujourd'hui, marche à la tête des autres, nous nous trouvions à la hauteur des premières nations de l'Europe. Nous ne comptons pas par douzaines les grands romanciers vivants, mais la France ne les compte pas non plus, et encore moins, que je sache, l'Angleterre, l'Allemagne et l'Italie. En comparant les œuvres aux œuvres, notre patrie ne cède point le pas. Outre Pereda, Galdos, Alarcon et Valera dont j'ai parlé plus spécialement, il y a la cohorte dans laquelle figurent Navarrete, Ortega Munilla, Castro y Serrano, Coello, Teresa Araoniz, Villoslada, Palacio Valdes, Amos Escalante, Oller[4], qui les uns, représentent les anciennes méthodes, et les autres, les nouvelles. Tous contribuent à enrichir le roman national.
Dieu veuille que les hommages publics qu'on a rendus à Perez Galdos, il n'y a pas encore longtemps, dans un banquet, soient un signe certain des intentions du public de commencer à récompenser les efforts de la phalange sacrée! Dieu veuille que l'enthousiasme ne soit pas dissipé aussi vite que l'écume du Champagne des toasts!
[1] Mesonero Romanos.
[2] On traduit en ce moment de Pereda Don Gonzalo, Pedro Sanchez et Les hombres de pro. J'ai donné une analyse de Pedro Sanchez dans mes Etapes d'un Naturaliste (Giraud, éditeur).
[3] Il a paru chez Hachette une adaptation de Marianela; chez Giraud une traduction de Doña Perfecta, due à notre confrère M. Julien Lugol.
[4] On trouvera dans mon étude, Le Naturalisme en Espagne, Giraud, édit. des renseignements sur les réalistes Palacio Valdes, Oller, Picon, Alas, Ortega Munilla.
XVII
SOMMAIRE
Conclusions: Pourquoi l'auteur ne parle pas du roman italien, russe et allemand.—Pourquoi il se tait sur le naturalisme au théâtre.—La question des écoles. —Réponse aux réclamations chauvinistes que l'affiliation française soulève en Espagne.—La méthode réaliste et sa valeur à toutes les époques.
Nous voici au terme du voyage, non pas que la matière soit épuisée, mais n'avons-nous pas rempli notre but de résumer l'histoire du Naturalisme surtout dans le roman, champ où cette plante qu'on tient pour vénéneuse croit avec le plus d'abondance?
Qui viendra après nous trouvera cependant sa toile toute prête. Outre l'intéressante étude que l'on pourra faire sur le roman italien, le roman allemand, le roman portugais et le roman russe—l'esprit du réalisme, avec plus ou moins d'éclat, a pénétré dans tous—je lui abandonne, intact et vierge, le problème presque effrayant de la rénovation de l'art dramatique et de la poésie lyrique par la méthode naturaliste.
Je pourrais bien donner mon avis sur tout ce dont je ne parle pas: seulement je ne connais du roman italien, russe et allemand que les œuvres les plus culminantes: Farina, Tourgueneff, Ebers, Freytag, Sacher-Masoch. Je me forme à peine une idée nette de l'ensemble et je regretterais d'en agir avec ces littératures comme les critiques français en agissent avec la nôtre en en parlant à tort et à travers et sans connaissance de cause.
Le Naturalisme au théâtre m'inspire au contraire tant d'idées, et des idées si étranges et si inusitées chez nous, qu'il me serait nécessaire d'écrire un autre livre, si je devais les exposer en bonne forme.
Que le soin en reste donc à une autre plume plus experte ès défauts de la littérature dramatique.
Au Naturalisme en général, cela est établi à part la pernicieuse hérésie de nier la liberté humaine, on ne peut imputer aucun autre genre de délit. Il est vrai que celui-là est grave, puisque c'est détruire toute responsabilité, et par suite, toute morale; mais une semblable erreur ne sera pas inhérente au Réalisme, tant que la science positive n'aura pas établi que nous, qui nous tenons pour raisonnables, nous sommes des bêtes horribles et immondes, comme les Yahous de Swift, et que nous vivons esclaves d'un aveugle instinct, et gouvernés par les suggestions de la matière. Tout au contraire, de tous les terrains que le romancier réaliste puisse explorer, le plus riche, le plus varié et le plus intéressant est sans aucun doute le domaine de la psychologie. L'influence indéniable du corps sur l'âme et vice versâ, lui offre un superbe trésor d'observations et d'expériences.
Sans m'arrêter à la question du déterminisme, déjà suffisamment élucidée, je ne veux pas négliger de dire que si les accusateurs routiniers du Naturalisme abondent, il ne manque pas non plus de gens pour nier son existence et affirmer que, tout bien considéré, c'est la même chose que l'Idéalisme. C'est ce que diront certains historiens de la philosophie qui copient, au fond, Platon et Aristote.
Il y a des auteurs, réalistes qui plus est jusqu'à la moelle des os, qui répugnent à être classés comme tels et protestent qu'en écrivant ils n'obéissent qu'à leur complexion littéraire, sans s'astreindre à obéir aux préceptes d'aucune école. Telle est la protestation de l'illustre Pereda dans le prologue de De tal palo tal astilla (de tel bois tel copeau). Et qui donc n'aime à se vanter de son indépendance? Qui ne se croit affranchi de l'influence, non seulement des autres écrivains, mais même de l'atmosphère intellectuelle que l'on respire? Cependant, il n'est pas même permis au plus grand génie de se flatter de cet affranchissement.
Tout le monde, qu'il le sache ou ne le sache pas, qu'il le veuille ou ne le veuille pas, appartient à une école, à laquelle la postérité l'affiliera, sans tenir compte de ses protestations et en ne s'occupant que de ses actes. La postérité, c'est-à-dire les savants, les érudits et les critiques de l'avenir, procédant avec ordre et avec logique, mettront chaque écrivain où il doit se trouver, diviseront, classeront et considéreront les plus indiscutables génies, comme les représentants d'une époque littéraire. Il en sera ainsi demain parce qu'il en a toujours été de même.
Malheur à l'écrivain qu'aucune école ne réclame comme lui appartenant! Les plus illustres artistes sont classés. Nous savons ce que furent—dans les grandes lignes et en maîtres—Homère, Eschyle, Dante et Shakespeare. Fray Luis de Léon perd-il quelque chose à être appelé poète néo-classique et horacien. Espronceda vaut-il moins parce qu'il est byronien et romantique? Est-ce une tare pour Velazquez que d'avoir été peintre réaliste?
Nous avons aujourd'hui un avantage. C'est que la poétique et l'esthétique ne se fabriquent point a priori. Les classifications ne sont plus artificielles et régies par des règles: on ne les juge plus immuables et on n'y assujettit point les génies à venir. Ce sont elles plutôt qui se modifient quand il est nécessaire.
On a interverti le rôle de la critique, ou pour mieux dire, on lui a marqué son vrai poste de science d'observation, en en supprimant l'ennuyeux dogmatisme et les détestables formules. Aujourd'hui la critique se règle sur les grands écrivains passés et présents. Elle les définit non tels qu'ils eussent dû être de l'avis du préceptiste, mais tels qu'ils se montrent. Elle fait connaître l'arbre par ses fruits. Ainsi l'artiste indépendant, qui répugne aux classifications arbitraires, n'a aucune raison de s'élever contre la critique nouvelle, dont la tâche n'est pas de corriger et de donner la finale, mais d'étudier, d'essayer de comprendre et d'expliquer ce qui est.
Aujourd'hui plus que jamais, on proclame que, dans tout courant littéraire, l'individu doit conserver comme de l'or en barre son caractère propre, l'affirmer et le développer le plus exactement et le plus énergiquement qu'il le pourra; que de cette affirmation, de cette conservation, de ce développement dépendent, en dernier ressort, la saveur et la couleur de ses œuvres. C'est presque une vérité à la La Palisse de dire que chacun doit abonder dans son propre sens, et en fait, si nous inventorions un auteur, d'après ses traits généraux, nous le distinguons ensuite par ses traits particuliers, comme l'on divise les beautés en types bruns, blonds et châtains, or, chacun d'eux possède ses grâces et sa physionomie particulière.
Zola juge fort bien que le Naturalisme est plus une méthode qu'une école: méthode d'observation et d'expérimentation que chacun emploie comme il peut, instrument que tous manient différemment. Pour ma part, je tiens qu'en ceci nous sommes en progrès. Deux lyriques, deux dramaturges anciens se ressemblaient davantage entre eux que ne se ressemblent aujourd'hui deux romanciers par exemple. Je pense qu'avant, les écoles étaient plus tyranniques et le jeu des registres que l'auteur pouvait toucher moins riche. Je me figure même que les anciens auteurs avaient beaucoup moins de scrupule à se copier les uns les autres.
Il ne m'appartient pas de dire si les études que je publie aideront à connaître les tendances des nouvelles formules, à démontrer qu'elles ont le dessus dans la lutte et qu'elles régnent sur ce dernier tiers de siècle. Je ne méconnais point la beauté, la splendeur et la fécondité d'autres formules aujourd'hui expirantes. Je n'essaie pas de prouver que celles qui s'imposent à nous sont le terme fatal de l'intelligence humaine. Avide de beauté, celle-ci la cherchera toujours en consultant d'un regard anxieux les points les plus éloignés de l'horizon.
La beauté littéraire, qui est, en un certain sens, éternelle, est, dans un autre, éminemment muable. Elle se renouvelle comme se renouvelle l'air que nous respirons, comme la vie se renouvelle. Je ne pronostique donc pas le règne éternel du réalisme: j'en pronostique seulement l'avènement. J'ajoute que les éléments fondamentaux en sont impérissables et que la méthode en sera aussi fertile en résultats dans des siècles qu'aujourd'hui.
TABLE DES MATIÈRES
I.—L'Emeute romantique.—L'Othello de de Vigny.—Le scandale du mouchoir.—La noblesse du style.—Réalisme et Romantisme.—Classiques et Romantiques.—La crise romantique en Europe.—La phalange romantique en France et en Espagne.—Les mœurs romantiques.—Le costume.—Le Réalisme naît du Romantisme
II.—Intensité et brièveté de l'existence du Romantisme.—La littérature nouvelle.—Le calme dans les esprits.—Vie bourgeoise des écrivains nouveaux.—La tendance réaliste.—La génération romantique: Victor Hugo.—Réalisme anglais et espagnol.—La tendance des nationalités.—Le roman est par excellence la forme littéraire nouvelle
III.—L'histoire du roman. Son âge héroïque: le conte et la fable.—Le roman antique. Le Poème, la Chanson de geste.—Le roman de chevalerie.—Le Don Quichotte.—Le roman picaresque.—Daphnis et Chloè.—Amadis.—Le grand Tacaño
IV.—Rabelais.—Les conteurs gaulois.—La crise de préciosité.—Mlle de Scudéry.—Scarron.—Le Gil Blas.—Manon Lescaut.—Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre.—Les romanciers de l'Encyclopédie.—Voltaire et Diderot
V.—Le roman-Empire: Pigault-Lebrun.—Mme de Staël.—Châteaubriand.—Lamartine et Victor Hugo.—Dumas père.—Eugène Suë.—George Sand
VI.—Les réalistes: Diderot.—Stendhal.—Sa langue.—Son insuccès de son vivant. Ses deux romans.—Les inexactitudes de la critique.—Défauts et qualités de Stendhal.—Son élève Mérimée.—Balzac et Dumas.—La Comédie humaine et la société sous Louis-Philippe.—Comment composait Balzac.—Balzac et Flaubert.—Balzac est un voyant.—Le style de Balzac
VII.—Flaubert.—La Genèse de Madame Bovary.—Le roman.—Le style de Flaubert.—L'amour de la phrase bien faite.—Salammbô.—La Tentation.—L'Education sentimentale.—Bouvard et Pécuchet.—Pessimisme et impassibilité
VIII.—Les de Goncourt.—L'auteur est une dévote de leur autel byzantin.—Les deux frères.—Leur ascendance littéraire.—Leurs tendances esthétiques.—Le rococo et la modernité.—Gautier à propos de Baudelaire.—L'expressivité.—La couleur.—L'œuvre: l'œuvre commune.—L'œuvre d'Edmond de Goncourt.—Préférences de l'auteur.—Les frères Zemganno.—Manette Salomon
IX.—Alphonse Daudet; il débute par la poésie.—La parenté avec Dickens.—Le Petit Chose.—La caractérisque de Daudet romancier et écrivain.—Le Nabab.—Les Rois en exil.—Numa Roumestan.—Daudet et Zola
X.—Emile Zola.—Sa position de chef d'école.—Sa vie par Paul Alexis.—Méthode de travail.—Combien elle diffère de la méthode romantique.—Zola, d'après de Amicis.—Le lutteur en Zola
XI.—Les Rougon-Macquart.—Théorie scientifique de l'œuvre: sa force et sa faiblesse
XII.—L'impersonnalité du romancier chez Zola.—Le style.—La poésie.—Tendance qu'il attribue chez lui au Romantisme.—L'intervention indirecte du romancier.—Vérité de l'observation.—Symbolisme.—Les inimitiés que Zola a ameutées contre lui
XIII.—La morale et le roman naturaliste.—Le fatalisme.—Les jeunes filles et la littérature.—La seule morale, c'est la morale catholique.—Indulgence des idéalistes pour les romantiques.—Le Don Quichotte.—L'adultère et le roman naturaliste.—Résumé de la question
XIV.—Le Réalisme anglais.—Son origine: Chaucer et Shakespeare.—Foë et Swift.—Walter Scott.—Les autoress.—Dickens, Thackeray et Bulwer.—Georges Eliot.—Le rôle du roman en Angleterre, son influence sociale.—L'esprit anglican dont il est imprégné
XV.—L'Espagne.—Le mouvement de 1808.—Les Walter-Scottiens.—La Avellaneda.—Fernan Caballero.—La transition: Alarcon.—Valera.—Comment on a jugé Valera en France.
XVI.—Les réalistes.—Mesonero Romanos et Florez.—Larra. Pereda. Son localisme, son catholicisme intransigeant.—Perez Galdos.—Son œuvre idéaliste.—Son évolution.—La situation du roman et des romanciers en Espagne.—Les jeunes: idéalistes et naturalistes
XVII.—Conclusions: pourquoi l'auteur ne parle pas du roman italien, russe et allemand.—Pourquoi il se tait sur le naturalisme au théâtre.—La question des écoles.—Réponse aux réclamations chauvinistes que l'affiliation française soulève en Espagne.—La méthode réaliste et sa valeur a toutes les époques