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Le Paradis Perdu

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[5]Le Christ.


LIVRE TROISIÈME

ARGUMENT

Dieu, siégeant sur son trône, voit Satan qui vole vers ce monde nouvellement créé. Il le montre à son fils, assis à sa droite. Il prédit le succès de Satan, qui pervertira l'espèce humaine. L'Éternel justifie sa justice et sa sagesse de toute imputation, ayant créé l'homme libre et capable de résister au tentateur. Cependant il déclare son dessein de faire grâce à l'homme, parce qu'il n'est pas tombé par sa propre méchanceté comme Satan, mais par la séduction de Satan. Le Fils de Dieu glorifie son Père pour la manifestation de sa grâce envers l'homme; mais Dieu déclare encore que cette grâce ne peut être accordée à l'homme si la justice divine ne reçoit satisfaction: l'homme a offensé la majesté de Dieu en aspirant à la divinité; et c'est pourquoi, dévoué à la mort avec toute sa postérité, il faut qu'il meure, à moins que quelqu'un ne soit trouvé capable de répondre pour son crime et de subir sa punition. Le Fils de Dieu s'offre volontairement pour rançon de l'homme. Le Père l'accepte, ordonne l'incarnation, et prononce que le Fils soit exalté au-dessus de tous, dans le ciel et sur la terre. Il commande à tous les anges de l'adorer. Ils obéissent, et chantant en chœur sur leurs harpes, ils célèbrent le Fils et le Père. Cependant Satan descend sur la convexité nue de l'orbe le plus extérieur de ce monde, où errant le premier, il trouve un lieu appelé dans la suite le limbe de vanité: quelles personnes et quelles choses volent à ce lieu. De là l'ennemi arrive aux portes du ciel. Les degrés par lesquels on y monte décrits, ainsi que les eaux qui coulent au-dessus du firmament. Passage de Satan à l'orbe du soleil. Il y rencontre Uriel, régent de cet orbe, mais il prend auparavant la forme d'un ange inférieur, et prétextant un pieux désir de contempler la nouvelle création et l'homme que Dieu y a placé, il s'informe de la demeure de celui-ci: Uriel l'en instruit. Satan s'abat d'abord sur le sommet du mont Niphates.


Salut, lumière sacrée, fille du ciel, née la première, ou de l'Éternel rayon coéternel! Ne puis-je pas te nommer ainsi sans être blâmé? Puisque Dieu est lumière, et que de toute éternité il n'habita jamais que dans une lumière inaccessible, il habita donc en toi, brillante effusion d'une brillante essence incréée. Ou préfères-tu t'entendre appeler ruisseau de pur éther? Qui dira ta source? Avant le soleil, avant les cieux, tu étais, et à la voix de Dieu, tu couvris, comme d'un manteau, le monde s'élevant des eaux ténébreuses et profondes, conquête faite sur l'infini vide et sans forme.

Maintenant je te visite de nouveau d'une aile plus hardie, échappé du lac Stygien, quoique longtemps retenu dans cet obscur séjour. Lorsque, dans mon vol, j'étais porté à travers les ténèbres extérieures et moyennes, j'ai chanté, avec des accords différents de ceux de la lyre d'Orphée, le Chaos et l'éternelle Nuit. Une Muse céleste m'apprit à m'aventurer dans la noire descente et à la remonter, chose rare et pénible. Sauvé, je te visite de nouveau, et je sens ta lampe vitale et souveraine. Mais toi tu ne reviens point visiter des yeux qui roulent en vain pour rencontrer ton rayon perçant, et ne trouvent point d'aurore, tant une goutte sereine a profondément éteint leurs orbites, ou un sombre tissu les a voilés!

Cependant, je ne cesse d'errer aux lieux fréquentés des Muses, claires fontaines, bocages ombreux, collines dorées du soleil, épris que je suis de l'amour des chants sacrés. Mais toi surtout, ô Sion, toi et les ruisseaux fleuris qui baignent tes pieds saints et coulent en murmurant, je vous visite pendant la nuit. Je n'oublie pas non plus ces deux mortels, semblables à moi en malheur (puissé-je les égaler en gloire!), l'aveugle Thamyris et l'aveugle Méonides, Tirésias et Phinée, prophètes antiques. Alors je me nourris des pensées qui produisent d'elles-mêmes les nombres harmonieux, comme l'oiseau qui veille chante dans l'obscurité: caché sous le plus épais couvert, il soupire ses nocturnes complaintes.

Ainsi avec l'année reviennent les saisons; mais le jour ne revient pas pour moi; je ne vois plus les douces approches du matin et du soir, ni la fleur du printemps, ni la rose de l'été, ni les troupeaux, ni la face divine de l'homme. Des nuages et des ténèbres qui durent toujours m'environnent. Retranché des agréables voies des humains, le livre des belles connaissances ne me présente qu'un blanc universel, où les ouvrages de la nature sont effacés et rayés pour moi: la sagesse à l'une de ses entrées m'est entièrement fermée.

Brille d'autant plus intérieurement, ô céleste lumière! que toutes les puissances de mon esprit soient pénétrées de tes rayons! mets tes yeux à mon âme; disperse et dissipe loin d'elle tous les brouillards, afin que je puisse voir et dire des choses invisibles à l'œil mortel.

Déjà le Père tout-puissant, du haut du ciel, du pur Empyrée, où il siège sur un trône au-dessus de toute hauteur, avait abaissé son regard pour contempler à la fois ses ouvrages et les ouvrages de ses ouvrages. Autour de lui toutes les saintetés du ciel se pressaient comme des étoiles, et recevaient de sa vue une béatitude qui surpasse toute expression; à sa droite était assise la radieuse image de sa gloire, son Fils unique. Il aperçut d'abord sur la terre nos deux premiers parents, les deux seuls êtres de l'espèce humaine, placés dans le jardin des délices, goûtant d'immortels fruits de joie et d'amour, joie non interrompue, amour sans rival dans une heureuse solitude. Il aperçut aussi l'enfer et le gouffre entre l'enfer et la création; il vit Satan côtoyant le mur du ciel, du côté de la nuit dans l'air sublime et sombre, et près de s'abattre, avec ses ailes fatiguées et un pied impatient, sur la surface aride de ce monde qui lui semble une terre ferme, arrondie et sans firmament: l'archange est incertain si ce qu'il voit est l'océan ou l'air. Dieu l'observant de ce regard élevé dont il découvre le présent, le passé et l'avenir, parla de la sorte à son Fils unique, en prévoyant cet avenir:

«Unique Fils que j'ai engendré, vois-tu quelle rage transporte notre adversaire? Ni les bornes prescrites, ni les barreaux de l'enfer, ni toutes les chaînes amoncelées sur lui, ni même du profond Chaos l'interruption immense, ne l'ont pu retenir; tant il semble enclin à une vengeance désespérée qui retombera sur sa tête rebelle. Maintenant, après avoir rompu tous ses liens, il vole non loin du ciel, sur les limites de la lumière, directement vers le monde nouvellement créé et vers l'homme placé là, dans le dessein d'essayer s'il pourra le détruire par la force, ou, ce qui serait pis, le pervertir par quelque fallacieux artifice; et il le pervertira: l'homme écoutera ses mensonges flatteurs, et transgressera facilement l'unique commandement, l'unique gage de son obéissance: il tombera lui et sa race infidèle.

«À qui sera la faute? À qui, si ce n'est à lui seul? Ingrat! il avait de moi tout ce qu'il pouvait avoir; je l'avais fait juste et droit, capable de se soutenir, quoique libre de tomber. Je créai tels tous les pouvoirs éthérés et tous les esprits, ceux qui se soutinrent et ceux qui tombèrent: librement se sont soutenus ceux qui se sont soutenus, et tombés ceux qui sont tombés. N'étant pas libres, quelle preuve sincère auraient-ils pu donner d'une vraie obéissance, de leur constante foi ou de leur amour? Lorsqu'ils n'auraient fait seulement que ce qu'ils auraient été contraints de faire, et non ce qu'ils auraient voulu, quelle louange en auraient-ils pu recevoir? quel plaisir aurais-je trouvé dans une obéissance ainsi rendue, alors que la volonté et la raison (raison est aussi choix), inutiles et vaines, toutes deux dépouillées de liberté, toutes deux passives, eussent servi la nécessité, non pas moi?

«Ainsi créés, comme il appartenait de droit, ils ne peuvent donc justement accuser leur créateur, ou leur nature, ou leur destinée, comme si la prédestination, dominant leur volonté, en disposât par un décret absolu, ou par une prescience suprême. Eux-mêmes ont décrété leur propre révolte; moi non: si je l'ai prévue, ma prescience n'a eu aucune influence sur leur faute, qui n'étant pas prévue n'en aurait pas moins été certaine. Ainsi sans la moindre impulsion, sans la moindre ombre de destinée ou de chose quelconque par moi immuablement prévue, ils pèchent, auteurs de tout pour eux-mêmes, à la fois en ce qu'ils jugent et en ce qu'ils choisissent: car ainsi je les ai créés libres, et libres ils doivent demeurer, jusqu'à ce qu'ils s'enchaînent eux-mêmes. Autrement, il me faudrait changer leur nature, révoquer le haut décret irrévocable, éternel, par qui fut ordonnée leur liberté; eux seuls ont ordonné leur chute.

«Les premiers coupables tombèrent par leur propre suggestion, tentés par eux-mêmes, par eux-mêmes dépravés; l'homme tombe déçu par les premiers coupables. L'homme, à cause de cela, trouvera grâce; les autres n'en trouveront point. Par la miséricorde et par la justice, dans le ciel et sur la terre, ainsi ma gloire triomphera; mais la miséricorde, la première et la dernière, brillera la plus éclatante.»

Tandis que Dieu parlait, un parfum d'ambroisie remplissait tout le ciel, et répandait parmi les bienheureux esprits élus, le sentiment d'une nouvelle joie ineffable. Au-dessus de toute comparaison, le Fils de Dieu se montrait dans une très-grande gloire: en lui brillait tout son Père substantiellement exprimé. Une divine compassion apparut visible sur son visage, avec un amour sans fin et une grâce sans mesure; il les fît connaître à son Père, en lui parlant de la sorte:

«Ô mon Père, miséricordieuse a été cette parole qui a terminé ton arrêt suprême: L'HOMME TROUVERA GRÂCE! Pour cette parole le ciel et la terre publieront tes louanges par les innombrables concerts des hymnes et des sacrés cantiques: de ces cantiques ton trône environné retentira de toi à jamais béni. Car l'homme serait-il finalement perdu? l'homme, ta créature dernièrement encore si aimée, ton plus jeune fils, tomberait-il circonvenu par la fraude, bien qu'en y mêlant sa propre folie! Que cela soit loin de toi, que cela soit loin de toi, ô Père, toi qui juges de toutes les choses faites, et qui seul juges équitablement! Ou l'adversaire obtiendra-t-il ainsi ses fins et te frustrera-t-il des tiennes? Satisfera-t-il sa malice, et réduira-t-il ta bonté à néant? Ou s'en retournera-t-il plein d'orgueil, quoique sous un plus pesant arrêt, et cependant avec une vengeance satisfaite, entraînant après lui dans l'enfer la race entière des humains, par lui corrompue? Ou veux-tu toi-même abolir ta création, et défaire, pour cet ennemi ce que tu as fait pour ta gloire? Ta bonté et ta grandeur pourraient être mises ainsi en question, et blasphémées sans être défendues.»

Le grand Créateur lui répondit:

«Ô mon Fils, en qui mon âme a ses principales délices, Fils de mon sein, Fils qui es seul mon Verbe, ma sagesse et mon effectuelle puissance, toutes tes paroles ont été comme sont mes pensées, toutes comme ce que mon éternel dessein a décrété, l'homme ne périra pas tout entier, mais se sauvera qui voudra; non cependant par une volonté de lui-même, mais par une grâce de moi, librement accordée. Une fois encore je renouvellerai les pouvoirs expirés de l'homme, quoique forfaits et assujettis par le péché à d'impurs et exorbitants désirs. Relevé par moi, l'homme se tiendra debout une fois encore, sur le même terrain que son mortel ennemi; l'homme sera par moi relevé, afin qu'il sache combien est débile sa condition dégradée, afin qu'il ne rapporte qu'à moi sa délivrance, et à nul autre qu'à moi.

«J'en ai choisi quelques-uns, par une grâce particulière élus au-dessus des autres: telle est ma volonté. Les autres entendront mon appel; ils seront souvent avertis de songer à leur état criminel et d'apaiser au plus tôt la Divinité irritée, tandis que la grâce offerte les y invite. Car j'éclairerai leurs sens ténébreux d'une manière suffisante, et j'amollirai leur cœur de pierre, afin qu'ils puissent prier, se repentir et me rendre l'obéissance due: à la prière, au repentir, à l'obéissance due (quand elle ne serait que cherchée avec une intention sincère), mon oreille ne sera point sourde, mon œil fermé. Je mettrai dans eux, comme un guide, mon arbitre, la conscience: s'ils veulent l'écouter, ils atteindront lumière après lumière; celle-ci bien employée et eux persévérant jusqu'à la fin, ils arriveront en sûreté.

«Ma longue tolérance et mon jour de grâce, ceux qui les négligeront et les mépriseront ne les goûteront jamais; mais l'endurci sera plus endurci, l'aveugle plus aveuglé, afin qu'ils trébuchent et tombent plus bas. Et nuis que ceux-ci je n'exclus de la miséricorde.

«Mais cependant tout n'est pas fait: l'homme désobéissant rompt déloyalement sa foi, et pèche contre la haute suprématie du ciel; affectant la divinité, et perdant tout ainsi, il ne laisse rien pour expier sa trahison; mais consacré et dévoué à la destruction, lui et toute sa postérité doivent mourir. Lui ou la justice doivent mourir, à moins que pour lui un autre ne soit capable, s'offrant volontairement de donner la rigide satisfaction: mort pour mort.

«Dites, pouvoirs célestes, où nous trouverons un pareil amour? Qui de vous se fera mortel pour racheter le mortel crime de l'homme? et quel juste sauvera l'injuste? Une charité si tendre habite-t-elle dans tout le Ciel?»

Il adressait cette demande, mais tout le chœur divin resta muet, et le silence était dans le ciel. En faveur de l'homme ni patron ni intercesseur ne paraît, ni encore moins qui ose attirer sur sa tête la proscription mortelle, et payer rançon. Et alors, privée de rédemption, la race humaine entière eût été perdue, adjugée, par un arrêt sévère à la mort et à l'enfer, si le Fils de Dieu, en qui réside la plénitude de l'amour divin, n'eût ainsi renouvelé sa plus chère médiation:

«Mon Père, ta parole est prononcée: L'HOMME TROUVERA GRÂCE. La grâce ne trouvera-t-elle pas quelque moyen de salut, elle qui, le plus rapide de tes messagers ailés, trouve un passage pour visiter tes créatures, et venir à toutes, sans être prévue, sans être implorée, sans être cherchée? Heureux l'homme si elle le prévient ainsi! Il ne l'appellera jamais à son aide, une fois perdu et mort dans le péché: endetté et ruiné, il ne peut fournir pour lui ni expiation, ni offrande.

«Me voici donc, moi pour lui, vie pour vie; je m'offre: sur moi laisse tomber ta colère; compte-moi pour homme. Pour l'amour de lui, je quitterai ton sein, et je me dépouillerai volontairement de cette gloire que je partage avec toi; pour lui je mourrai satisfait. Que la mort exerce sur moi toute sa fureur: sous son pouvoir ténébreux je ne demeurerai pas longtemps vaincu. Tu m'as donné de posséder la vie en moi-même à jamais; par toi je vis, quoique à présent je cède à la Mort; je suis son dû en tout ce qui peut mourir en moi.

«Mais cette dette payée, tu ne me laisseras pas sa proie dans l'impur tombeau; tu ne souffriras pas que mon âme sans tache habite là pour jamais avec la corruption; mais je ressusciterai victorieux, et je subjuguerai mon vainqueur dépouillé de ses dépouilles vantées. La Mort recevra alors sa blessure de mort, et rampera inglorieuse, désarmée de son dard mortel. Moi, à travers les airs, dans un grand triomphe, j'emmènerai l'enfer captif malgré l'enfer, et je montrerai les pouvoirs des ténèbres enchaînés. Toi, charmé à cette vue, tu laisseras tomber du ciel un regard, et tu souriras, tandis qu'élevé par toi je confondrai tous mes ennemis, la Mort la dernière, et avec sa carcasse je rassasierai le sépulcre. Alors, entouré de la multitude par moi rachetée, je rentrerai dans le ciel après une longue absence; j'y reviendrai, ô mon Père, pour contempler ta face sur laquelle aucun nuage de colère ne restera, mais où l'on verra la paix assurée et la réconciliation; désormais la colère n'existera plus, mais en ta présence la joie sera entière.»

Ici ses paroles cessèrent, mais son tendre aspect silencieux paraît encore, et respirait un immortel amour pour les hommes mortels, au-dessus duquel brillait seulement l'obéissance filiale. Content de s'offrir en sacrifice, il attend la volonté de son Père. L'admiration saisit tout le ciel, qui s'étonne de la signification de ces choses, et ne sait où elles tendent. Bientôt le Tout-Puissant répliqua ainsi:

«Ô toi, sur la terre et dans le ciel, seule paix trouvée pour le genre humain sous le coup de la colère! Ô toi, unique objet de ma complaisance! tu sais combien me sont chers tous mes ouvrages; l'homme ne me l'est pas moins, quoique le dernier créé, puisque pour lui je te séparerai de mon sein et de ma droite, afin de sauver (en te perdant quelque temps) toute la race perdue. Toi donc qui peux seul la racheter, joins à ta nature la nature humaine, et sois toi-même homme parmi les hommes sur la terre; fais-toi chair quand les temps seront accomplis, et sors du sein d'une vierge par une naissance miraculeuse. Sois le chef du genre humain dans la place d'Adam, quoique fils d'Adam. Comme en lui périssent tous les hommes, en toi, ainsi que d'une seconde racine, seront rétablis tous ceux qui doivent l'être; sans toi, personne. Le crime d'Adam rend coupables tous ses fils; ton mérite, qui leur sera imputé, absoudra ceux qui, renonçant à leurs propres actions, justes ou injustes, vivront en toi transplantés, et de toi recevront une nouvelle vie. Ainsi l'homme, comme cela est juste, donnera satisfaction pour l'homme; il sera jugé et mourra; et en mourant il se relèvera, et en se relevant relèvera avec lui tous ses frères rachetés par son sang précieux. Ainsi l'amour céleste l'emportera sur la haine infernale en se donnant à la mort, en mourant pour racheter si chèrement ce que la haine infernale a si aisément détruit, ce qu'elle continuera de détruire dans ceux qui, lorsqu'ils le peuvent, n'acceptent point la grâce.

«Ô mon Fils! en descendant à l'humaine nature, tu n'amoindris ni ne dégrades la tienne. Parce que tu es, quoique assis sur un trône dans la plus haute béatitude, égal à Dieu, jouissant également du bonheur divin; parce que tu as tout quitté pour sauver un monde d'une entière perdition; parce que ton mérite, plus encore que ton droit de naissance, Fils de Dieu, t'a rendu plus digne d'être ce Fils, étant beaucoup plus encore que grand et puissant; parce que l'amour a abondé en toi plus que la gloire, ton humiliation élèvera avec toi à ce trône ton humanité. Ici tu t'assiéras incarné; ici tu régneras à la fois Dieu et homme, à la fois Fils de Dieu et de l'homme, établis par l'onction Roi universel.

«Je te donne tout pouvoir: règne à jamais; et revêts-toi de tes mérites: je te soumets, comme chef suprême, les Trônes, les Princes, les Pouvoirs, les Dominations: tous les genoux fléchiront devant toi, les genoux de ceux qui habitent au ciel, ou sur la terre, ou sous la terre, en enfer. Quand, glorieusement entouré d'un cortège céleste, tu apparaîtras sur les nuées, quand tu enverras les archanges, tes hérauts, annoncer ton redoutable jugement, aussitôt des quatre vents les vivants appelés, de tous les siècles passés les morts ajournés, se hâteront à la sentence générale; si grand sera le bruit qui réveillera leur sommeil! Alors, dans l'assemblée des saints, tu jugeras les méchants, hommes et anges: convaincus, ils s'abîmeront sous ton arrêt. L'enfer, rempli de ses multitudes, sera fermé pour toujours. Cependant le monde sera consumé; de ses cendres sortira un ciel nouveau, une nouvelle terre, où les justes habiteront. Après leurs longues tribulations, ils verront des jours d'or, fertiles en actions d'or, avec la joie et le triomphant amour et la vérité belle. Alors tu déposeras ton sceptre royal, car il n'y aura plus besoin de sceptre royal; Dieu sera tout en tous. Mais vous, anges, adorez celui qui, pour accomplir tout cela, meurt; adorez le Fils et honorez-le comme moi.»

Le Tout-Puissant n'eut pas plutôt cessé de parler, que la foule des anges (avec une acclamation forte comme celle d'une multitude sans nombre, douce comme provenant de voix saintes) fit éclater la joie: le ciel retentit de bénédictions, et d'éclatants hosanna remplirent les régions éternelles. Les anges révérencieusement s'inclinèrent devant les deux trônes, et avec une solennelle adoration, ils jetèrent sur le parvis leurs couronnes entremêlées d'or et d'amarante; immortelle amarante! Cette fleur commença jadis à s'épanouir près de l'arbre de vie, dans le paradis terrestre; mais bientôt après le péché de l'homme, elle fut reportée au ciel, où elle croissait d'abord: là elle croît encore; elle fleurit en ombrageant la fontaine de Vie et les bords du fleuve de la Félicité, qui au milieu du ciel roule son onde d'ambre sur des fleurs élysiennes. Avec ces fleurs d'amarante jamais fanées, les esprits élus attachent leur resplendissante chevelure, entrelacée de rayons.

Maintenant ces guirlandes détachées sont jetées éparses sur le pavé étincelant qui brillait comme une mer de jaspe, et souriait empourpré des roses célestes. Ensuite, couronnés de nouveau, les anges saisissent leurs harpes d'or, toujours accordées, et qui, brillantes à leur côté, étaient suspendues comme des carquois. Par le doux prélude d'une charmante symphonie ils introduisent leur chant sacré et éveillent l'enthousiasme sublime. Aucune voix ne se tait; pas une voix qui ne puisse facilement se joindre à la mélodie, tant l'accord est parfait dans le ciel!

«Toi, ô Père, ils te chantèrent le premier, tout-puissant, immuable, immortel, infini, Roi éternel; toi, auteur de tous les êtres, fontaine de lumière; toi, invisible dans les glorieuses splendeurs où tu es assis sur un trône inaccessible, et même lorsque tu ombres la pleine effusion de tes rayons, et qu'à travers un nuage arrondi autour de toi comme un radieux tabernacle, les bords de tes vêtements, obscurcis par leur excessif éclat, apparaissent: cependant encore le ciel est ébloui, et les plus brillants séraphins ne s'approchent qu'en voilant leurs yeux de leurs deux ailes.

«Ils te chantèrent ensuite, ô toi, le premier de toute la création, Fils engendré, divine ressemblance sur le clair visage de qui brille le Père tout-puissant, sans nuage rendu visible, et qu'aucune créature ne pourrait autrement regarder ailleurs. En toi imprimée la splendeur de sa gloire habite; transfusé dans toi son vaste esprit réside. Par toi il créa le ciel des cieux et toutes les puissances qu'il renferme, et par toi il précipita les ambitieuses Dominations. Ce jour-là, tu n'épargnas point le terrible tonnerre de ton Père: tu n'arrêtas pas les roues de ton chariot flamboyant, qui ébranlaient la structure éternelle du ciel, tandis que tu passais sur le cou des anges rebelles dispersés: revenu de la poursuite, tes saints, par d'immenses acclamations, t'exaltèrent, toi, unique Fils de la puissance de ton Père, exécuteur de sa fière vengeance sur ses ennemis! Non pas de même sur l'homme!... Tu ne condamnas pas avec tant de rigueur l'homme tombé par la malice des esprits rebelles, ô Père de grâce et de miséricorde; mais tu inclines beaucoup plus à la pitié. Ton cher et unique Fils n'eut pas plutôt aperçu ta résolution de ne pas condamner avec tant de rigueur l'homme fragile, mais d'incliner beaucoup plus à la pitié, que pour apaiser ta colère, pour finir le combat entre la miséricorde et la justice, que l'on discernait sur ta face, ton Fils, sans égard à la félicité dont il jouissait assis près de toi, s'offrit lui-même à la mort, pour l'offense de l'homme. Ô amour sans exemple, amour qui ne pouvait être trouvé que dans l'amour divin! Salut, Fils de Dieu, Sauveur des hommes! Ton nom dorénavant sera l'ample matière de mon chant! Jamais ma harpe n'oubliera ta louange, ni ne la séparera de la louange de ton Père.»

Ainsi les anges dans le ciel, au-dessus de la sphère étoilée, passaient leurs heures fortunées dans la joie à chanter des hymnes. Cependant descendu sur le ferme et opaque globe de ce monde sphérique, Satan marche sur la première convexité qui, enveloppant les orbes inférieurs lumineux, les sépare du chaos et de l'invasion de l'antique nuit. De loin, cette convexité semblait un globe; de près elle semble un continent sans bornes, sombre, désolé et sauvage, exposé aux tristesses d'une nuit sans étoiles et aux orages toujours menaçants du chaos qui gronde alentour; ciel inclément, excepté du côté de la muraille du ciel quoique très-éloignée; là quelque petit reflet d'une clarté débile se glisse, moins tourmenté par la tempête mugissante.

Ici marchait à l'aise l'ennemi dans un champ spacieux. Quand un vautour, élevé sur l'Immaüs (dont la chaîne neigeuse enferme le Tartare vagabond), quand ce vautour abandonne une région dépourvue de proie, pour se gorger de la chair des agneaux ou des chevreaux d'un an sur les collines qui nourrissent les troupeaux, il vole vers les sources du Gange ou de l'Hydaspe, fleuves de l'Inde; mais, dans son chemin, il s'abat sur les plaines arides de Séricane, où les Chinois conduisent, à l'aide du vent et des voiles, leurs légers chariots de roseaux: ainsi, sur cette mer battue du vent, l'ennemi marchait seul çà et là, cherchant sa proie; seul, car de créature vivante ou sans vie, on n'en trouve aucune dans ce lieu, aucune encore; mais là, dans la suite, montèrent de la terre, comme une vapeur aérienne, toutes les choses vaines et transitoires, lorsque le péché eut rempli de vanité les œuvres des hommes.

Là volèrent à la fois et les choses vaines et ceux qui sur les choses vaines bâtissent leurs confiantes espérances de gloire, de renommée durable, ou de bonheur dans cette vie ou dans l'autre; tous ceux qui sur la terre ont leur récompense, fruit d'une pénible superstition ou d'un zèle aveugle, ne cherchant rien que les louanges des hommes, trouvent ici une rétribution convenable, vide comme leurs actions. Tous les ouvrages imparfaits des mains de la nature, les ouvrages avortés, monstrueux, bizarrement mélangés, après s'être dissous sur la terre, fuient ici, errent ici vainement jusqu'à la dissolution finale. Ils ne vont pas dans la lune voisine, comme quelques-uns l'ont rêvé: les habitants de ces champs d'argent sont plus vraisemblablement des saints transportés ou des esprits tenant le milieu entre l'ange et l'homme.

Ici arrivèrent d'abord de l'ancien monde, les enfants des fils et des filles mal assortis, ces géants, avec leurs vains exploits, quoique alors renommés: après eux arrivèrent les bâtisseurs de Babel dans la plaine de Sennaar, lesquels, toujours remplis de leur vain projet, bâtiraient encore s'ils savaient avec quoi, de nouvelles Babels. D'autres vinrent un à un: celui qui pour être regardé comme un dieu, sauta de gaieté de cœur dans les flammes de l'Etna, Empédocles; celui qui pour jouir de l'Élysée de Platon, se jeta dans la mer, Cléombrote. Il serait trop long de dire les autres, les embryons, les idiots, les ermites, les moines blancs, noirs, gris, avec toutes leurs tromperies. Ici rôdent les pèlerins qui allèrent si loin chercher mort sur le Golgotha, celui qui vit dans le ciel; ici se retrouvent les hommes qui, pour être sûrs du paradis, mettent en mourant la robe d'un dominicain ou d'un franciscain, et s'imaginent entrer ainsi déguisés. Ils passent les sept planètes; ils passent les étoiles fixes, et cette sphère cristalline dont le balancement produit la trépidation dont on a tant parlé, et ils passent ce ciel qui le premier fut mis en mouvement. Déjà saint Pierre, au guichet du ciel, semble attendre les voyageurs avec ses clefs; maintenant au bas des degrés du ciel, ils lèvent le pied pour monter, mais regardez! Un vent violent et croisé, soufflant en travers de l'un et de l'autre côté, les jette à dix mille lieues à la renverse dans le vague de l'air. Alors vous pourriez voir capuchons, couvre-chefs, robes, avec ceux qui les portent, ballottés et déchirés en lambeaux; reliques, chapelets, indulgences, dispenses, pardons, bulles, jouets des vents. Tout cela pirouette en haut et vole au loin par-dessus le dos du monde, dans le limbe vaste et large, appelé depuis le paradis des fous; lieu qui dans la suite des temps a été inconnu de peu de personnes, mais qui alors n'était ni peuplé ni frayé.

L'ennemi, en passant, trouva ce globe ténébreux; il le parcourut longtemps, jusqu'à ce qu'enfin la lueur d'une lumière naissante attira en hâte de ce côté ses pas voyageurs. Il découvre au loin un grand édifice qui par des degrés magnifiques s'élève à la muraille du ciel. Au sommet de ces degrés apparaît, mais beaucoup plus riche, un ouvrage semblable à la porte d'un royal palais, embelli d'un frontispice de diamants et d'or. Le portique brillait de perles orientales étincelantes, inimitables sur la terre par aucun modèle ou par le pinceau. Les degrés étaient semblables à ceux par lesquels Jacob vit monter et descendre des anges (cohortes de célestes gardiens), lorsque pour fuir Ésaü, allant à Padan-Aram, il rêva la nuit dans la campagne de Luza, sous le ciel ouvert, et s'écria en s'éveillant: «C'est ici la porte du ciel!»

Chaque degré renfermait un mystère: cette échelle des degrés n'était pas toujours là; mais elle était quelquefois retirée invisible dans le ciel: au-dessous roulait une brillante mer de jaspe ou de perles liquides, sur laquelle ceux qui, dans la suite, vinrent de la terre, faisaient voile conduits par des anges, ou volaient au-dessus du lac, ravis dans un char que tiraient des coursiers de feu. Les degrés descendaient alors en bas, soit pour tenter l'ennemi par une ascension aisée, soit pour aggraver sa triste exclusion des portes de la béatitude.

Directement en face de ces portes, et juste au-dessus de l'heureux séjour du paradis, s'ouvrait un passage à la terre; passage large, beaucoup plus large que ne le fut dans la suite des temps celui qui, quoique spacieux, descendait sur le mont Sion et sur la terre promise, si chère à Dieu. Par ce chemin pour visiter les tribus heureuses, les anges porteurs des ordres suprêmes passaient et repassaient fréquemment: d'un œil de complaisance le Très-Haut regardait lui-même les tribus depuis Panéas, source des eaux du Jourdain, jusqu'à Bersabée, où la Terre-Sainte confine à l'Égypte et au rivage d'Arabie. Telle paraissait cette vaste ouverture, où des limites étaient mises aux ténèbres, semblables aux bornes qui arrêtent le flot de l'océan. De là parvenu au degré inférieur de l'escalier, qui par des marches d'or monte à la porte du ciel, Satan regarde en bas: il est saisi d'étonnement à la vue soudaine de l'univers.

Quand un espion a marché toute une nuit avec péril, à travers des sentiers obscurs et déserts, au réveil de la réjouissante aurore, il gagne enfin le sommet de quelque colline haute et raide: inopinément à ses yeux se découvre l'agréable perspective d'une terre étrangère vue pour la première fois, ou d'une métropole fameuse ornée de pyramides et de tours étincelantes que le soleil levant dore de ses rayons: l'esprit malin fut frappé d'un pareil étonnement, quoiqu'il eût autrefois vu le ciel; mais il éprouve encore moins d'étonnement que d'envie, à l'aspect de tout ce monde qui paraît si beau.

Il regardait l'espace tout alentour (et il le pouvait facilement, étant placé si haut au-dessus du pavillon circulaire de l'ombre vaste de la nuit), depuis le point oriental de la Balance jusqu'à l'étoile laineuse qui porte Andromède loin des mers atlantiques au-delà de l'horizon; ensuite il regarde en largeur d'un pôle à l'autre, et, sans plus tarder, droit en bas dans la première région du monde il jette son vol précipité. Il suit avec aisance, à travers le pur marbre de l'air, sa route oblique parmi d'innombrables étoiles, qui de loin brillaient comme des astres, mais qui de près semblaient d'autres mondes; ce sont d'autres mondes ou des îles de bonheur, comme ces jardins des Hespérides renommés dans l'antiquité: champs fortunés, bocages, vallées fleuries, îles trois fois heureuses! Mais qui habitait là heureux? Satan ne s'arrêta pas pour s'en enquérir.

Au-dessus de toutes les étoiles, le Soleil d'or, égal au ciel en splendeur, attire ses regards: vers cet astre il dirige sa course dans le calme firmament; mais si ce fut par le haut ou par le bas, par le centre ou par l'excentrique ou par la longitude, c'est ce qu'il serait difficile de dire. Il s'avance au lieu d'où le grand luminaire dispense de loin la clarté aux nombreuses et vulgaires constellations, qui se tiennent à une distance convenable de l'œil de leur seigneur. Dans leur marche elles forment leur danse étoilée en nombres qui mesurent les jours, les mois et les ans; elles se pressent d'accomplir leurs mouvements variés vers son vivifiant flambeau, ou bien elles sont tournées par son rayon magnétique qui échauffe doucement l'univers, et qui dans toute partie intérieure avec une bénigne pénétration, quoique non aperçu darde une invisible vertu jusqu'au fond de l'abîme; tant fut merveilleusement placée sa station brillante.

Là aborde l'ennemi: une pareille tache n'a peut-être jamais été aperçue de l'astronome, à l'aide de son verre optique, dans l'orbe luisant du soleil. Satan trouva ce lieu éclatant au-delà de toute expression, comparé à quoi que ce soit sur la terre, métal ou pierre. Toutes les parties n'étaient pas semblables, mais toutes étaient également pénétrées d'une lumière rayonnante, comme le fer ardent l'est du feu: métal, partie semblait d'or, partie d'argent fin; pierre, partie paraissait escarboucle ou chrysolithe, partie rubis ou topaze, tels qu'aux douze pierres qui brillaient sur le pectoral d'Aaron: ou c'est encore la pierre souvent imaginée plutôt que vue; pierre que les philosophes d'ici-bas ont en vain si longtemps cherchée, quoique par leur art puissant, ils fixent le volatil Hermès, évoquent de la mer sous ses différentes figures le vieux Protée réduit à travers un alambic à sa forme primitive.

Quelle merveille y a-t-il donc si ces champs, si ces régions exhalent un élixir pur, si les rivières roulent l'or potable, quand par la vertu d'un seul toucher le grand alchimiste, le soleil (tant éloigné de nous) produit, mêlées avec les humeurs terrestres, ici dans l'obscurité, tant de précieuses choses de couleurs si vives, et d'effets si rares?

Ici le démon, sans être ébloui, rencontre de nouveaux sujets d'admirer; son œil commande au loin, car la vue ne rencontre ici ni obstacle ni ombre, mais tout est soleil: ainsi quand à midi ses rayons culminants tombent du haut de l'équateur, comme alors ils sont dardés perpendiculaires, sur aucun lieu alentour l'ombre d'un corps opaque ne peut descendre.

Un air qui n'est nulle part aussi limpide, rendait le regard de Satan plus perçant pour les objets éloignés: il découvre bientôt, à portée de la vue, un ange glorieux qui se tenait debout, le même ange que saint Jean vit aussi dans le soleil. Il avait le dos tourné, mais sa gloire n'était point cachée. Une tiare d'or des rayons du soleil couronnait sa tête; non moins brillante, sa chevelure sur ses épaules, où s'attachent des ailes, flottait ondoyante: il semblait occupé de quelque grande fonction, ou plongé dans une méditation profonde. L'esprit impur fut joyeux, dans l'espoir de trouver à présent un guide qui pût diriger son vol errant au paradis terrestre; séjour heureux de l'Homme, fin du voyage de Satan et où commencèrent nos maux.

Mais d'abord l'ennemi songe à changer sa propre forme qui pourrait autrement lui susciter péril ou retard; soudain il devient un adolescent chérubin, non de ceux du premier ordre, mais cependant tel que sur son visage souriait une céleste jeunesse, et que sur tous ses membres était répandue une grâce convenable, tant il sait bien feindre! Sous une petite couronne ses cheveux roulés en boucles se jouaient sur ses deux joues; il portait des ailes dont les plumes, de diverses couleurs étaient semées de paillettes d'or; son habit court était fait pour une marche rapide, et il tenait devant ses pas pleins de décence, une baguette d'argent.

Il ne s'approcha pas sans être entendu; comme il avançait, l'ange brillant, averti par son oreille, tourna son visage radieux: il fut reconnu sur-le-champ pour l'archange Uriel, l'un des sept qui, en présence de Dieu et les plus voisins de son trône, se tiennent prêts à son commandement. Ces sept archanges sont les yeux de l'Éternel; ils parcourent tous les cieux, ou en bas à ce globe ils portent ses prompts messages sur l'humide et sur le sec, sur la terre et sur la mer. Satan aborde Uriel, et lui dit:

«Uriel, toi qui des sept esprits glorieusement brillants qui se tiennent debout devant le trône élevé de Dieu, es accoutumé, interprète de sa grande volonté, à la transmettre le premier au plus haut ciel où tous ses fils attendent ton ambassade! ici sans doute, par décret suprême, tu obtiens le même honneur, et comme un des yeux de l'Éternel, tu visites souvent cette nouvelle création. Un désir indicible de voir et de connaître les étonnants ouvrages de Dieu, mais particulièrement l'homme, objet principal de ses délices et de sa faveur, l'homme pour qui il a ordonné tous ces ouvrages si merveilleux; ce désir m'a fait quitter les chœurs de chérubins, errant seul ici. Ô le plus brillant des séraphins, dis dans lequel de ces deux orbes l'homme a sa résidence fixée, ou si, n'ayant aucune demeure fixe, il peut habiter à son choix tous ces orbes éclatants; dis-moi où je puis trouver, où je puis contempler, avec un secret étonnement, ou avec une admiration ouverte, celui à qui le Créateur a prodigué des mondes, et sur qui il a répandu toutes ses grâces? Tous deux ensuite et dans l'homme et dans toutes ces choses, nous pourrons, comme il convient, louer le Créateur qui a justement précipité au plus profond de l'enfer ses ennemis rebelles, et qui, pour réparer cette perte, a créé cette nouvelle et heureuse race d'hommes pour le mieux servir, sages sont toutes ses voies!»

Ainsi parla le faux dissimulateur sans être reconnu, car ni l'homme ni l'ange ne peuvent discerner l'hypocrisie: c'est le seul mal qui dans le ciel et sur la terre marche invisible, excepté à Dieu et par la permission de Dieu: souvent, quoique la Sagesse veille, le Soupçon dort à la porte de la Sagesse et résigne sa charge à la Simplicité: la Bonté ne pense point au mal, là où il ne semble pas y avoir de mal. Ce fut cela qui cette fois trompa Uriel, bien que régent du soleil, et regardé comme l'esprit des deux dont la vue est la plus perçante. À l'impur et perfide imposteur, il répondit dans sa sincérité:

«Bel ange, ton désir qui tend à connaître les œuvres de Dieu, afin de glorifier par là le grand Ouvrier, ne conduit à aucun excès qui encoure le blâme; au contraire, plus ce désir paraît excessif, plus il mérite de louanges, puisqu'il t'amène seul ici de ta demeure empyrée, pour t'assurer par le témoignage de tes yeux de ce que peut-être quelques-uns se sont contentés d'entendre seulement raconter dans le ciel. Car merveilleux, en vérité, sont les ouvrages du Très-Haut, charmants à connaître, et tous dignes d'être à jamais gardés avec délices dans la mémoire! Quel esprit créé pourrait en calculer le nombre, ou comprendre la sagesse infinie qui les enfanta, mais qui en cacha les causes profondes?

«Je le vis, quand, à sa parole, la masse informe, moule matériel de ce monde, se réunit en monceau, la Confusion entendit sa voix, le farouche Tumulte se soumit à des règles, le vaste Infini demeura limité.

«À sa seconde parole, les ténèbres fuirent, la lumière brilla, l'ordre naquit du désordre. Rapides à leurs différentes places se hâtèrent les éléments grossiers, la terre, l'eau, l'air, le feu: la quintessence éthérée du ciel s'envola en haut; animée sous différentes formes, elle roula orbiculaire et se convertit en étoiles sans nombre, comme tu le vois: selon leur motion chacune eut sa place assignée, chacune sa course; le reste en circuit mure l'univers.

«Regarde en bas ce globe dont ce côté brille de la lumière réfléchie qu'il reçoit d'ici: ce lieu est la terre, séjour de l'homme. Cette lumière est le jour de la terre, sans quoi la nuit envahirait cette moitié du globe terrestre comme l'autre hémisphère. Mais la lune voisine (ainsi est appelée cette belle planète opposée) interpose à propos son secours: elle trace son cercle d'un mois toujours finissant, toujours renouvelant au milieu du soleil, par une lumière empruntée, sa face triforme. De cette lumière elle se remplit et elle se vide tour à tour pour éclairer la terre; sa pâle domination arrête la nuit. Cette tache que je te montre est le paradis, demeure d'Adam; ce grand ombrage est son berceau: tu ne peux manquer ta route; la mienne me réclame.»

Il dit, et se retourna. Satan s'inclinant profondément devant un esprit supérieur, comme c'est l'usage dans le ciel où personne ne néglige de rendre le respect et les honneurs qui sont dus, prend congé: vers la côte de la terre au-dessous, il se jette en bas de l'écliptique: rendu plus agile par l'espoir du succès, il précipite son vol perpendiculaire en tournant comme une roue aérienne; il ne s'arrêta qu'au moment où sur le sommet du Niphates il s'abattit.


LIVRE QUATRIÈME

ARGUMENT

Satan, à la vue d'Éden et près du lieu où il doit tenter l'entreprise hardie qu'il a seul projetée contre Dieu et contre l'homme, flotte dans le doute et est agité de plusieurs passions, la frayeur, l'envie et le désespoir. Mais enfin il se confirme dans le mal; il s'avance vers le paradis, dont l'aspect extérieur et la situation sont décrits. Il en franchit les limites; il se repose, sous la forme d'un cormoran, sur l'arbre de vie, comme le plus haut du jardin, pour regarder autour de lui. Description du jardin; première vue d'Adam et d'Ève par Satan; son étonnement à l'excellence de leur forme et à leur heureux état; sa résolution de travailler à leur chute. Il entend leurs discours; il apprend qu'il leur était défendu, sous peine de mort de manger du fruit de l'arbre de science: il projette de fonder là-dessus sa tentation en leur persuadant de transgresser l'ordre: il les laisse quelque temps pour en apprendre davantage sur leur état par quelque autre moyen. Cependant Uriel, descendant sur un rayon du soleil, avertit Gabriel (qui avait sous sa garde la porte du paradis) que quelque mauvais esprit s'est échappé de l'abîme, qu'il a passé à midi par la sphère du soleil sous la forme d'un bon ange, qu'il est descendu au paradis et s'est trahi après par ses gestes furieux sur la montagne: Gabriel promet de le trouver avant le matin. La nuit venant, Adam et Ève parlent d'aller à leur repos. Leur bosquet décrit; leur prière du soir. Gabriel faisant sortir ses escadrons de veilles de nuit pour faire la ronde dans le paradis, détache deux forts anges vers le berceau d'Adam, de peur que le malin esprit ne fût là faisant du mal à Adam et Ève endormis. Là ils trouvent Satan à l'oreille d'Ève, occupé à la tenter dans un songe, et ils l'amènent, quoiqu'il ne le voulût pas, à Gabriel. Questionné par celui-ci, il répond dédaigneusement, se prépare à la résistance; mais, empêché par un signe du ciel, il fuit hors du Paradis.


Oh! que ne se fit-elle entendre, cette voix admonitrice dont l'apôtre qui vit l'Apocalypse fut frappé quand le dragon, mis dans une seconde déroute, accourut furieux pour se venger sur les hommes; voix qui criait avec force dans le ciel: Malheur aux habitants de la terre! Alors, tandis qu'il en était temps, nos premiers parents eussent été avertis de la venue de leur secret ennemi; ils eussent peut-être ainsi échappé à son piège mortel. Car à présent Satan, à présent enflammé de rage, descendit pour la première fois sur la terre; tentateur avant d'être accusateur du genre humain, il vint pour faire porter la peine de sa première bataille perdue, et de sa fuite dans l'enfer, à l'homme innocent et fragile. Toutefois, quoique téméraire et sans frayeur, il ne se réjouit pas dans sa vitesse; il n'a point de sujet de s'enorgueillir en commençant son affreuse entreprise. Son dessein, maintenant près d'éclore, roule et bouillonne dans son sein tumultueux, et comme une machine infernale il recule sur lui-même.

L'horreur et le doute déchirent les pensées troublées de Satan, et jusqu'au fond soulèvent l'enfer au dedans de lui; car il porte l'enfer en lui et autour de lui; il ne peut pas plus fuir lui-même en changeant de place. La conscience éveille le désespoir qui sommeillait, éveille dans l'archange le souvenir amer de ce qu'il fut, de ce qu'il est, et de ce qu'il doit être: de pires actions doivent amener de plus grands supplices. Quelquefois sur Éden, qui maintenant se déploie agréable à sa vue, il attache tristement son regard malheureux; quelquefois il le fixe sur le ciel et le soleil, resplendissant alors dans sa haute tour du midi. Après avoir tout repassé dans son esprit, il s'exprima de la sorte avec des soupirs:

«Ô toi qui, couronné d'une gloire incomparable, regardes du haut de ton empire solitaire comme le Dieu de ce monde nouveau! toi à la vue duquel toutes les étoiles cachent leur têtes amoindries, je crie vers toi, mais non avec une voix amie; je ne prononce ton nom, ô soleil! que pour te dire combien je hais tes rayons! Ils me rappellent l'état dont je suis tombé et combien autrefois je m'élevais glorieusement au-dessus de ta sphère.

«L'orgueil et l'ambition m'ont précipité: j'ai fait la guerre dans le ciel au Roi du ciel, qui n'a point d'égal. Ah! pourquoi? il ne méritait pas de moi un pareil retour, lui qui m'avait créé ce que j'étais dans un rang éminent; il ne me reprochait aucun de ses bienfaits; son service n'avait rien de rude. Que pouvais-je faire de moins que de lui offrir des louanges, hommage si facile! que de lui rendre des actions de grâces? combien elles lui étaient dues! Cependant toute sa bonté n'a opéré en moi que le mal, n'a produit que la malice. Élevé si haut, j'ai dédaigné la sujétion; j'ai pensé qu'un degré plus haut je deviendrais le Très-Haut; que dans un moment j'acquitterais la dette immense d'une reconnaissance éternelle, dette si lourde; toujours payer, toujours devoir. J'oubliais ce que je recevais toujours de lui; je ne compris pas qu'un esprit reconnaissant en devant ne doit pas, mais qu'il paye sans cesse, à la fois endetté et acquitté. Était-ce donc là un fardeau? Oh! que son puissant destin ne me créa-t-il un ange inférieur! je serais encore heureux; une espérance sans bornes n'eût pas fait naître l'ambition. Cependant, pourquoi non? quelque autre pouvoir aussi grand aurait pu aspirer au trône et m'aurait, malgré mon peu de valeur, entraîné dans son parti. Mais d'autres pouvoirs aussi grands ne sont pas tombés; ils sont restés inébranlables, armés au dedans et au dehors contre toute tentation. N'avais-tu pas la même volonté libre et la même force pour résister? Tu l'avais; qui donc et quoi donc pourrais-tu accuser, si ce n'est le libre amour du ciel qui agit également envers tous?

«Qu'il soit donc maudit cet amour, puisque l'amour ou la haine, pour moi semblables, m'apportent l'éternel malheur! Non! sois maudit toi-même, puisque par ta volonté contraire à celle de Dieu, tu as choisi librement ce dont tu te repens si justement aujourd'hui!

«Ah! moi, misérable! par quel chemin fuir la colère infinie et l'infini désespoir? Par quelque chemin que je fuie, il aboutit à l'enfer; moi-même je suis l'enfer; dans l'abîme le plus profond est au dedans de moi un plus profond abîme qui, large ouvert, menace sans cesse de me dévorer; auprès de ce gouffre, l'enfer où je souffre semble le ciel.

«Oh! ralentis tes coups! n'est-il aucune place laissée au repentir, aucune à la miséricorde? Aucune, il faut la soumission. Ce mot, l'orgueil et ma crainte de la honte aux yeux des esprits de dessous me l'interdisent; je les séduisis avec d'autres promesses, avec d'autres assurances que des assurances de soumission, me vantant de subjuguer le Tout-Puissant! Ah! malheureux que je suis! ils savent peu combien chèrement je paye cette jactance si vaine, sous quels tourments intérieurement je gémis, tandis qu'ils m'adorent sur le trône de l'enfer! Le plus élevé avec le sceptre et le diadème, je suis tombé le plus bas, seulement supérieur en misères! telle est la joie que trouve l'ambition.

«Mais supposez qu'il soit possible que je me repente, que j'obtienne par un acte de grâce mon premier état, ah! la hauteur du rang ferait bientôt renaître la hauteur des pensées: combien serait rétracté vite ce qu'une feinte soumission aurait juré! L'allégement du mal désavouerait comme nuls, et arrachés par la violence, des vœux prononcés dans la douleur. Jamais une vraie réconciliation ne peut naître là où les blessures d'une haine mortelle ont pénétré si profondément. Cela ne me conduirait qu'à une pire infidélité, et à une chute plus pesante. J'achèterais cher une courte intermission payée d'un double supplice. Il le sait celui qui me punit; il est aussi loin de m'accorder la paix que je suis loin de la mendier. Tout espoir exclus, voici qu'au lieu de nous rejetés, exilés, il a créé l'homme, son nouveau délice, et pour l'homme ce monde. Ainsi, adieu espérance, et avec l'espérance, adieu crainte, adieu remords! Tout bien est perdu pour moi. Mal, sois mon bien: par toi au moins je tiendrai l'empire divisé entre moi et le Roi du ciel; par toi je régnerai peut-être sur plus d'une moitié de l'univers, ainsi que l'homme et ce monde nouveau l'apprendront en peu de temps.»

Tandis qu'il parlait de la sorte, chaque passion obscurcissait son visage trois fois changé par la pâle colère, l'envie et le désespoir, passions qui défiguraient son visage emprunté, et auraient trahi son déguisement si quelque œil l'eût aperçu, car les esprits célestes sont toujours exempts de ces honteux désordres. Satan s'en ressouvint bientôt, et couvrit ses perturbations d'un dehors de calme: artisan de fraude, ce fut lui qui le premier pratiqua la fausseté sous une apparence sainte, afin de cacher sa profonde malice renfermée dans la vengeance. Toutefois il n'est pas encore assez exercé dans son art pour tromper Uriel une fois prévenu: l'œil de cet archange l'avait suivi dans la route qu'il avait prise; il le vit sur le mont Assyrien plus défiguré qu'il ne pouvait convenir à un esprit bienheureux; il remarqua ses gestes furieux, sa contenance égarée alors qu'il se croyait seul, non observé, non aperçu.

Satan poursuit sa route et approche de la limite d'Éden. Le délicieux paradis, maintenant plus près, couronne de son vert enclos, comme d'un boulevard champêtre, le sommet aplati d'une solitude escarpée; les flancs hirsutes de ce désert, hérissés d'un boisson épais, capricieux et sauvage, défendent tout abord. Sur sa cime croissaient à une insurmontable hauteur les plus hautes futaies de cèdres, de pins, de sapins, de palmiers, scène sylvaine; et comme leurs rangs superposent ombrages sur ombrages, ils forment un théâtre de forêts de l'aspect le plus majestueux. Cependant, plus haut encore que leurs cimes montait la muraille verdoyante du paradis: elle ouvrait à notre premier père une vaste perspective sur les contrées environnantes de son empire.

Et plus haut que cette muraille, qui s'étendait circulairement au-dessous de lui, apparaissait un cercle des arbres les meilleurs et chargés des plus beaux fruits. Les fleurs et les fruits dorés formaient un riche émail de couleurs mêlées: le soleil y imprimait ses rayons avec plus de plaisir que dans un beau nuage du soir, ou dans l'arc humide, lorsque Dieu arrose la terre.

Ainsi charmant était ce paysage. À mesure que Satan s'en approche, il passe d'un air pur dans un air plus pur qui inspire au cœur des délices et des joies printanières, capables de chasser toute tristesse, hors celle du désespoir. De douces brises, secouant leurs ailes odoriférantes, dispensaient des parfums naturels, et révélaient les lieux auxquels elles dérobèrent ces dépouilles embaumées. Comme aux matelots qui ont cinglé au delà du cap de Bonne-Espérance, et ont déjà passé Mosambique, les vents du nord-est apportent, loin en mer, les parfums du Saba du rivage aromatique de l'Arabie-Heureuse; charmés du retard, ces navigateurs ralentissent encore leur course; et, pendant plusieurs lieues, réjoui par la senteur agréable, le vieil Océan sourit: ainsi ces suaves émanations accueillent l'ennemi qui venait les empoisonner. Il en était plus satisfait que ne le fut Asmodée de la fumée du poisson qui le chassa, quoique amoureux, d'auprès de l'épouse de Tobie; la vengeance le força de fuir de la Médie jusqu'en Égypte, où il fut fortement enchaîné.

Pensif et avec lenteur, Satan a gravi le flanc de la colline sauvage et escarpée; mais bientôt il ne trouve plus de route pour aller plus loin; tant les épines entrelacées comme une haie continue, et l'exubérance des buissons, ferment toute issue à l'homme ou à la bête qui prend ce chemin. Le paradis n'avait qu'une porte, et elle regardait l'orient du côté opposé; ce que l'archifélon ayant vu, il dédaigna l'entrée véritable; par mépris, d'un seul bond léger il franchit toute l'enceinte de la colline et de la plus haute muraille, et tombe en dedans sur ses pieds.

Comme un loup rôdant, contraint par la faim de chercher de nouvelles traces d'une proie, guette le lieu où les pasteurs ont enfermé leurs troupeaux dans des parcs en sûreté, le soir au milieu des champs; il saute facilement par-dessus les claies, dans la bergerie: ou comme un voleur âpre à débarrasser de son trésor un riche citadin dont les portes épaisses, barrées et verrouillées, ne redoutent aucun assaut, il grimpe aux fenêtres ou sur les toits: ainsi le premier grand voleur escalade le bercail de Dieu, ainsi depuis escaladèrent son Église les impurs mercenaires.

Satan s'envola, et sur l'arbre de vie (l'arbre du milieu et l'arbre le plus haut du Paradis) il se posa semblable à un cormoran. Il n'y regagna pas la véritable vie, mais il y médita la mort de ceux qui vivaient; il ne pensa point à la vertu de l'arbre qui donne la vie, et dont le bon usage eût été le gage de l'immortalité; mais il se servit seulement de cet arbre pour étendre sa vue au loin; tant il est vrai que nul ne connaît, Dieu seul excepté, la juste valeur du bien présent; mais on pervertit les meilleures choses par le plus lâche abus, ou par le plus vil usage.

Au-dessous de lui, avec une nouvelle surprise, dans un étroit espace, il voit renfermée pour les délices des sens de l'homme, toute la richesse de la nature, ou plutôt il voit un ciel sur la terre; car ce bienheureux paradis était le jardin de Dieu, par lui-même planté à l'orient d'Éden. Éden s'étendait à l'est depuis Auran jusqu'aux tours royales de la Grande-Séleucie, bâtie par les rois grecs, ou jusqu'au lieu où les fils d'Éden habitèrent longtemps auparavant, en Telassar. Sur ce sol agréable, Dieu traça son plus charmant jardin; il fit sortir de la terre féconde les arbres de la plus noble espèce pour la vue, l'odorat et le goût. Au milieu d'eux était l'arbre de vie, haut, élevé, épanouissant son fruit d'ambroisie d'or végétal. Tout près de la vie, notre mort, l'arbre de la science, croissait; science du bien, achetée cher par la connaissance du mal.

Au midi, à travers Éden, passait un large fleuve; il ne changeait point de cours, mais sous la montagne raboteuse il se perdait engouffré: Dieu avait jeté cette montagne comme le sol de son jardin élevé sur le rapide courant. L'onde, à travers les veines de la terre poreuse qui l'attirait en haut par une douce soif, jaillissait fraîche fontaine et arrosait le jardin d'une multitude de ruisseaux. De là, ces ruisseaux réunis tombaient d'une clairière escarpée et rencontraient au-dessous le fleuve qui ressortait de son obscur passage: alors divisé en quatre branches principales, il prenait des routes diverses, errant par des pays et des royaumes fameux, dont il est inutile ici de parler.

Disons plutôt, si l'art le peut dire, comment de cette fontaine de saphir les ruisseaux tortueux roulent sur des perles orientales et des sables d'or; comment, en sinueuses erreurs sous les ombrages abaissés, ils épandent le nectar, visitent chaque plante, et nourrissent des fleurs dignes du paradis. Un art raffiné n'a point arrangé ces fleurs en couches, ou en bouquets curieux; mais la nature libérale les a versées avec profusion sur la colline, dans le vallon, dans la plaine, là où le soleil du matin échauffe d'abord la campagne ouverte, et là où le feuillage impénétrable rembrunit à midi les bosquets.

Tel était ce lieu; asile heureux et champêtre d'un aspect varié, bosquets dont les arbres riches pleurent des larmes de baumes et de gommes parfumées; bocage dont le fruit, d'une écorce d'or poli, se suspend aimable et d'un goût délicieux; fables vraies de l'Hespérie si elles sont vraies, c'est seulement ici. Entre ces bosquets sont interposés des clairières, des pelouses rases, des troupeaux paissant l'herbe tendre; ou bien des monticules plantés de palmiers s'élèvent; le giron fleuri de quelque vallon arrosé déploie ses trésors; fleurs de toutes couleurs, et la rose sans épines.

D'un autre côté sont des antres et des grottes ombragées qui servent de fraîches retraites; la vigne, les enveloppant de son manteau, étale ses grappes de pourpre et rampe élégamment opulente. En même temps des eaux sonores tombent de la déclivité des collines; elles se dispersent, ou dans un lac qui étend son miroir de cristal à un rivage dentelé et couronné de myrtes, elles unissent leur cours. Les oiseaux s'appliquent à leur chœur; des brises, de printanières brises, soufflant les parfums des champs et des bocages, accordent à l'unisson les feuilles tremblantes, tandis que l'universel Pan, dansant avec les Grâces et les Heures, conduit un printemps éternel. Ni la charmante campagne d'Enna, où Proserpine cueillant des fleurs, elle-même fleur plus belle, fut cueillie par le sombre Pluton (Cérès, dans sa peine, la chercha par toute la terre); ni l'agréable bois de Daphné, près l'Oronte, ni la source inspirée de Castalie, ne peuvent se comparer au paradis d'Éden; encore moins l'île Nisée qu'entoure le fleuve Triton, où le vieux Cham (appelé Ammon par les Gentils, et Jupiter Lydien) cacha Amalthée et son fils florissant, le jeune Bacchus, des yeux de Rhéa sa marâtre. Le mont Amar où les rois d'Abyssinie gardent leurs enfants, (quoique supposé par quelques-uns le véritable paradis); ce mont, sous la ligne Éthiopique, près de la source du Nil, entouré d'un roc brillant que l'on met tout un jour à monter, est loin d'approcher du jardin d'Assyrie, où l'ennemi vit sans plaisir tous les plaisirs, toutes les créatures vivantes, nouvelles et étranges à la vue.

Deux d'entre elles, d'une forme bien plus noble, d'une stature droite et élevée, droite comme celle des dieux, vêtues de leur dignité native dans une majesté nue, paraissaient les seigneurs de tout, et semblaient dignes de l'être. Dans leurs regards divins brillait l'image de leur glorieux auteur, avec la raison, la sagesse, la sainteté sévère et pure; sévère, mais placée dans cette véritable liberté filiale qui fait la véritable autorité dans les hommes. Ces deux créatures ne sont pas égales, de même que leurs sexes ne sont pas pareils: Lui formé pour la contemplation et le courage; Elle pour la mollesse et la grâce séduisante; Lui pour Dieu seulement; Elle pour Dieu en lui. Le beau et large front de l'homme et son œil sublime annoncent la suprême puissance; ses cheveux d'hyacinthe, partagés sur le devant, pendent en grappes d'une manière mâle, mais non au-dessous de ses fortes épaules. La femme porte comme un voile sa chevelure d'or qui descend éparse et sans ornement jusqu'à sa fine ceinture, se roule en capricieux anneaux, comme la vigne replie ses attaches; symbole de dépendance, mais d'une dépendance demandée avec une douce autorité, par la femme accordée, par l'homme mieux reçue; accordée une soumission contenue, un décent orgueil, une tendre résistance, un amoureux délai. Aucune partie mystérieuse de leur corps n'était alors cachée; alors la honte coupable n'existait point: honte déshonnête des ouvrages de la nature, honneur déshonorable, enfant du péché, combien avez-vous troublé la race humaine avec des apparences, de pures apparences de pureté! Vous avez banni de la vie de l'homme sa plus heureuse vie, la simplicité et l'innocence sans tache!

Ainsi passait le couple nu; il n'évitait ni la vue de Dieu, ni celle des anges, car il ne songeait point au mal: ainsi passait, en se tenant par la main, le plus beau couple qui depuis s'unit jamais dans les embrassements de l'Amour: Adam le meilleur des hommes qui furent ses fils; Ève, la plus belle des femmes qui naquirent ses filles.

Sous un bouquet d'ombrage, qui murmure doucement sur un gazon vert, ils s'assirent au bord d'une limpide fontaine. Ils ne s'étaient fatigués au labeur de leur riant jardinage, qu'autant qu'il le fallait pour rendre le frais zéphyr plus agréable, le repos plus paisible, la soif et la faim plus salutaires. Ils cueillirent les fruits de leur repas du soir; fruits délectables que leur cédaient les branches complaisantes, tandis qu'ils reposaient inclinés sur le mol duvet d'une couche damassée de fleurs. Ils suçaient des pulpes savoureuses, et à mesure qu'ils avaient soif, ils buvaient dans l'écorce des fruits l'eau débordante.

À ce festin ne manquaient ni les doux propos, ni les tendres sourires, ni les jeunes caresses naturelles à des époux si beaux, enchaînés par l'heureux lien nuptial, et qui étaient seuls. Autour d'eux folâtraient les animaux de la terre, depuis devenus sauvages, et que l'on chasse dans les bois ou dans les déserts, dans les forêts ou dans les cavernes. Le lion en jouant se cabrait, et dans ses griffes berçait le chevreau; les ours, les tigres, les léopards, les panthères gambadaient devant eux; l'informe éléphant, pour les amuser, employait toute sa puissance et contournait sa trompe flexible; le serpent rusé, s'insinuant tout auprès, entrelaçait en nœud gordien sa queue repliée, et donnait de sa fatale astuce une preuve non comprise. D'autre animaux couchés sur le gazon et rassasiés de pâture, regardaient au hasard, ou ruminaient à moitié endormis. Le soleil baissé hâtait sa carrière, inclinée vers les îles de l'Océan, et dans l'échelle ascendante du ciel, les étoiles qui introduisent la nuit se levaient. Le triste Satan, encore dans l'étonnement où il avait été d'abord, put à peine recouvrer sa parole faillie.

«Ô enfer! qu'est-ce que mes yeux voient avec douleur? à notre place et si haut dans le bonheur sont élevées des créatures d'une autre substance, nées de la terre peut-être et non purs esprits, cependant peu inférieures aux brillants esprits célestes. Mes pensées s'attachent à elles avec surprise; je pourrais les aimer, tant la divine ressemblance éclate vivement en elles, et tant la main qui les pétrit a répandu de grâces sur leur forme! Ah! couple charmant, vous ne vous doutez guère combien votre changement approche; toutes vos délices vont s'évanouir et vous livrer au malheur: malheur d'autant plus grand que vous goûtez maintenant plus de joie! Couple heureux! mais trop mal gardé pour continuer longtemps d'être si heureux: ce séjour élevé, votre ciel est mal fortifié pour un ciel, et pour forclore un ennemi tel que celui qui maintenant y est entré: non que je sois votre ennemi décidé; je pourrais avoir pitié de vous ainsi abandonnés, bien que de moi on n'ait pas eu pitié.

«Je cherche à contracter avec vous une alliance, une amitié mutuelle, si étroite, si resserrée, qu'à l'avenir j'habite avec vous, ou que vous habitiez avec moi. Ma demeure ne plaira peut-être pas à vos sens autant que ce beau paradis; cependant telle qu'elle est, acceptez-la; c'est l'ouvrage de votre Créateur, il me donna ce qu'à mon tour libéralement je donne. L'enfer, pour vous recevoir tous les deux, ouvrira ses plus larges portes, et enverra au-devant de vous tous ses rois. Là vous aurez la place que vous n'auriez pas dans ces enceintes étroites, pour loger votre nombreuse postérité. Si le lieu n'est pas meilleur, remerciez celui qui m'oblige, malgré ma répugnance, à me venger sur vous qui ne m'avez fait aucun tort, de lui qui m'outragea. Et quand je m'attendrirais à votre inoffensive innocence (comme je le fais), une juste raison publique, l'honneur, l'empire que ma vengeance agrandira par la conquête de ce nouveau monde, me contraindraient à présent de faire ce que sans cela j'abhorrerais, tout damné que je suis.»

Ainsi s'exprima l'ennemi, et par la nécessité (prétexte des tyrans) excusa son projet diabolique.

De sa haute station sur le grand arbre, il s'abattit parmi le troupeau folâtre des quadrupèdes: lui-même devenu tantôt l'un d'entre eux, tantôt l'autre, selon que leur forme sert mieux son dessein. Il voit de plus près sa proie; il épie, sans être découvert, ce qu'il peut apprendre encore de l'état des deux époux par leurs paroles ou par leurs actions. Il marche autour d'eux, lion à l'œil étincelant; il les suit comme un tigre, lequel a découvert par hasard deux jolis faons, jouant à la lisière d'une forêt: la bête cruelle se rase, se relève, change souvent la couche de son guet: comme un ennemi il choisit le terrain d'où s'élançant il puisse saisir plus sûrement les deux jeunes faons chacun dans une de ses griffes. Adam, le premier des hommes, adressant ce discours à Ève, la première des femmes, rendit Satan tout oreille, pour entendre couler les paroles d'une langue nouvelle.

«Unique compagne qui seule partages avec moi tous ces plaisirs et qui m'es plus chère que tout, il faut que le pouvoir qui nous a faits, et qui a fait pour nous ce vaste monde, soit infiniment bon, et qu'il soit aussi généreux qu'il est bon et aussi libre dans sa bonté qu'il est infini. Il nous a tirés de la poussière et placés ici dans toute cette félicité, nous qui n'avons rien mérité de sa main, et qui ne pouvons rien faire dont il ait besoin: il n'exige autre chose de nous que ce seul devoir, que cette facile obligation; de tous les arbres du paradis qui portent des fruits variés et délicieux, nous ne nous interdirons que l'arbre de science, planté près de l'arbre de vie; si près de la vie croît la mort! Qu'est-ce que la mort? quelque chose de terrible sans doute; car, tu le sais, Dieu a prononcé que goûter à l'arbre de science c'est la mort. Voilà la seule marque d'obéissance qui nous soit imposée, parmi tant de marques de pouvoir et d'empire à nous conférées, et après que la domination nous a été donnée sur toutes les autres créatures qui possèdent la terre, l'air et la mer. Ne trouvons donc pas rude une légère prohibition, nous qui avons d'ailleurs le libre et ample usage de toutes choses, et le choix illimité de tous les plaisirs. Mais louons Dieu à jamais, glorifions sa bonté; continuons, dans notre tâche délicieuse, à élaguer ces plantes croissantes, à cultiver ces fleurs; tâche qui, fût-elle fatigante, serait douce avec toi.»

Ève lui répondit:

«Ô toi, pour qui et de qui j'ai été formée, chair de ta chair, et sans qui mon être est sans but! ô mon guide et mon chef, ce que tu as dit est juste et raisonnable. Nous devons en vérité à notre Créateur des louanges et des actions de grâce journalières: moi principalement qui jouis de la plus heureuse part en possédant, toi supérieur par tant d'imparités, et qui ne peux trouver un compagnon semblable à toi.

«Souvent je me rappelle ce jour où je m'éveillai du sommeil pour la première fois; je me trouvai posée à l'ombre sur des fleurs, ne sachant, étonnée, ce que j'étais, où j'étais, d'où et comment j'avais été portée là. Non loin de ce lieu, le son murmurant des eaux sortait d'une grotte, et les eaux se déployaient en nappe liquide: alors elles demeuraient tranquilles et pures comme l'étendue du ciel. J'allai là avec une pensée sans expérience; je me couchai sur le bord verdoyant, pour regarder dans le lac uni et clair qui me semblait un autre firmament. Comme je me baissais pour regarder, juste à l'opposé une forme apparut dans le cristal de l'eau, s'y penchant pour me regarder; je tressaillis en arrière; elle tressaillit en arrière; charmée, je revins bientôt; charmée, elle revint aussitôt avec des regards de sympathie et d'amour. Mes yeux seraient encore attachés sur cette image, je m'y serais consumée d'un vain désir, si une voix ne m'eût ainsi avertie:

«Ce que tu vois, belle créature, ce que tu vois là est toi-même; avec toi cet objet vient et s'en va: mais suis-moi, je te conduirai là où ce n'est point une ombre qui attend ta venue et tes doux embrassements. Celui dont tu es l'image, tu en jouiras inséparablement. Tu lui donneras une multitude d'enfants semblables à toi-même, et tu seras appelée la mère du genre humain.»

«Que pouvais-je faire, sinon suivre invisiblement conduite? Je t'entrevis, grand et beau en vérité, sous un platane; cependant tu me semblas moins beau, d'une grâce moins attrayante, d'une douceur moins aimable que cette molle image des eaux. Je retourne sur mes pas, tu me suis et tu t'écries:—Reviens, belle Ève! qui fuis-tu? De celui que tu fuis tu es née; tu es sa chair, ses os. Pour te donner l'être, je t'ai prêté, de mon propre côté, du plus près de mon cœur, la substance et la vie, afin que tu sois à jamais à mon côté, consolation inséparable et chérie. Partie de mon âme, je te cherche! je réclame mon autre moitié.—De ta douce main tu saisis la mienne; je cédai, et depuis ce moment j'ai vu combien la beauté est surpassée par une grâce mâle et par la sagesse, qui seule est vraiment belle.»

Ainsi parla notre commune mère, et avec des regards pleins d'un charme conjugal non repoussé, dans un tendre abandon elle s'appuie embrassant à demi notre premier père; la moitié de son sein gonflé et nu caché sous l'or flottant de ses tresses éparses, vient rencontrer le sein de son époux. Lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, Adam sourit d'un amour supérieur, comme Jupiter sourit à Junon lorsqu'il féconde les nuages qui répandent les fleurs de mai: Adam presse d'un baiser pur les lèvres de la mère des hommes. Le Démon détourne la tête d'envie; toutefois d'un œil méchant et jaloux il les regarde de côté et se plaint ainsi à lui-même:

«Vue odieuse, spectacle torturant! Ainsi ces deux êtres emparadisés dans les bras l'un de l'autre, se formant un plus heureux Éden, posséderont leur pleine mesure de bonheur sur bonheur, tandis que moi je suis jeté dans l'enfer où ne sont ni joie, ni amour, mais où brûle un violent désir (de nos tourments, tourment qui n'est pas le moindre), désir qui n'étant jamais satisfait, se consume dans le supplice de la passion!

«Mais que je n'oublie pas ce que j'ai appris de leur propre bouche; il paraît que tout ne leur appartient pas: un arbre fatal s'élève ici et appelé l'arbre de la science; il leur est défendu d'y goûter. La science défendue? cela est suspect, déraisonnable. Pourquoi leur maître leur envierait-il la science? Est-ce un crime de connaître? Est-ce la mort? Existent-ils seulement par ignorance? Est-ce là leur état fortuné, preuve de leur obéissance et de leur foi? Quel heureux fondement posé pour y bâtir leur ruine! Par là j'exciterai dans leur esprit un plus grand désir de savoir et de rejeter un commandement envieux, inventé dans le dessein de tenir abaissés ceux que la science élèverait à la hauteur des dieux: aspirant à devenir tels ils goûtent et meurent! Quoi de plus vraisemblable? Mais d'abord, avec de minutieuses recherches, marchons autour de ce jardin et ne laissons aucun recoin sans l'avoir examiné. Le hasard, mais le hasard seul, peut me conduire là où je rencontrerai quelque esprit du ciel, errant au bord d'une fontaine, ou retiré dans l'épaisseur de l'ombre; j'apprendrai de lui ce que j'ai encore à apprendre. Vivez tandis que vous le pouvez encore, couple heureux encore! jouissez, jusqu'à ce que je revienne, de ces courts plaisirs; de longs malheurs vont les suivre!»

Ainsi disant il tourne dédaigneusement ailleurs ses pas superbes, mais avec une circonspection artificieuse, et il commença sa recherche à travers les bois et les plaines, sur les collines et dans les vallées.

Cependant aux extrémités de l'occident, où le ciel rencontre l'Océan et la terre: le soleil couchant descendait avec lenteur, et frappait horizontalement de ses rayons du soir la porte orientale du paradis. C'était un roc d'albâtre montant jusqu'aux nues, et que l'on découvrait de loin. Un sentier tortueux, accessible du côté de la terre, menait à une entrée élevée; le reste était un pic escarpé qui surplombait en s'élevant et qu'on ne pouvait gravir.

Entre les deux piliers du roc, se tenait assis Gabriel, chef des gardes angéliques; il attendait la nuit. Autour de lui s'exerçait à des jeux héroïques la jeunesse du ciel désarmée; mais près d'elle des armures divines, des boucliers, des casques et des lances suspendues en faisceaux, brillaient du feu du diamant et de l'or.

Là descendit Uriel glissant à travers le soir sur un rayon du soleil, rapide comme une étoile qui tombe en automne à travers la nuit, lorsque des vapeurs enflammées sillonnent l'air; elle apprend au marinier de quel point de la boussole il se doit garder des vents impétueux. Uriel adresse à Gabriel ces paroles hâtées:

«Gabriel, ton rang t'a fait obtenir pour ta part l'emploi de veiller avec exactitude à ce qu'aucune chose nuisible ne puisse approcher ou entrer dans cet heureux séjour. Aujourd'hui, vers le haut du midi, est venu à ma sphère un esprit désireux, en apparence, de connaître un plus grand nombre des ouvrages du Tout-Puissant, et surtout l'homme, la dernière image de Dieu. Je lui ai tracé sa route toute rapide, et j'ai remarqué sa démarche aérienne. Mais sur la montagne qui s'élève au nord d'Éden, et où il s'est d'abord arrêté, j'ai bientôt découvert ses regards étrangers au ciel, obscurcis par de mauvaises passions. Je l'ai encore suivi des yeux, mais je l'ai perdu de vue sous l'ombrage. Quelqu'un de la troupe bannie, je le crains, s'est aventuré hors de l'abîme pour élever de nouveaux troubles: ton soin est de le trouver.»

Le guerrier ailé lui répondit:

«Uriel, il n'est pas étonnant qu'assis dans le cercle brillant du soleil, ta vue parfaite s'étende au loin et au large. À cette porte personne ne passe, la vigilance ici placée, personne qui ne soit bien connu comme venant du ciel: depuis l'heure du midi, aucune créature du ciel ne s'est présentée: si un esprit d'une autre espèce a franchi pour quelque projet ces limites de terre, il est difficile, tu le sais, d'arrêter une substance spirituelle par une barrière matérielle; mais si dans l'enceinte de ces promenades s'est glissé un de ceux que tu dis, sous quelque forme qu'il se soit caché, je le saurai demain au lever du jour.»

Ainsi le promit Gabriel, et Uriel retourna à son poste sur ce même rayon lumineux dont la pointe, maintenant élevée, le porte obliquement en bas au soleil tombé au-dessous des Açores; soit que le premier orbe, incroyablement rapide, eût roulé jusque-là dans sa révolution diurne, soit que la terre moins vite, par une fuite plus courte vers l'est, eût laissé là le soleil, peignant de reflets de pourpre et d'or les nuages qui sur son trône occidental lui font cortège.

Maintenant le soir s'avançait tranquille, et le crépuscule grisâtre avait revêtu tous les objets de sa grave livrée; le silence l'accompagnait, les animaux et les oiseaux étaient retirés, ceux-là à leur couche herbeuse, ceux-ci dans leur nid. Le rossignol seul veillait; toute la nuit il chanta sa complainte amoureuse, le silence était ravi.

Bientôt le firmament étincela de vivants saphirs. Hespérus, qui conduisait la milice étoilée, marcha le plus brillant, jusqu'à ce que la lune se levant dans une majesté nuageuse, reine manifeste, dévoila sa lumière de perle, et jeta son manteau d'argent sur l'ombre.

Adam s'adressant à Ève:

«Belle compagne, l'heure de la nuit, et toutes choses allées au repos, nous invitent à un repos semblable. Dieu a rendu le travail et le repos, comme le jour et la nuit, alternatifs pour l'homme: la rosée du sommeil tombant à propos avec sa douce et assoupissante pesanteur, abaisse nos paupières. Les autres créatures tout le long du jour errent oisives, non employées, et ont moins besoin de repos: l'homme a son ouvrage quotidien assigné de corps ou d'esprit; ce qui déclare sa dignité et l'attention que le ciel donne à toutes ses voies. Les animaux au contraire rôdent à l'aventure désœuvrés, et Dieu ne tient pas compte de ce qu'ils font. Demain avant que le frais matin annonce dans l'orient la première approche de la lumière, il faudra nous lever et retourner à nos agréables travaux. Nous avons à émonder là-bas ces berceaux fleuris, ces allées vertes, notre promenade à midi, qu'embarrasse l'excès des rameaux: ils se rient de notre insuffisante culture et demanderaient plus de mains que les nôtres pour élaguer leur folle croissance. Ces fleurs aussi, et ces gommes qui tombent, restent à terre, raboteuses et désagréables à la vue; elles veulent être enlevées, si nous désirons marcher à l'aise: maintenant, selon la volonté de la nature, la nuit nous commande le repos.»

Ève, ornée d'une parfaite beauté, lui répondit:

«Mon auteur et mon souverain, tu commandes, j'obéis: ainsi Dieu l'ordonne; Dieu est ta loi, tu es la mienne. N'en savoir pas davantage est la gloire de la femme, et sa plus heureuse science. En causant avec toi j'oublie le temps; les heures et leurs changements également me plaisent. Doux est le souffle du matin; doux le lever du matin avec le charme des oiseaux matineux; agréable est le soleil lorsque, dans ce délicieux jardin, il déploie ses premiers rayons sur l'herbe, l'arbre, le fruit et la fleur brillante de rosée; parfumée est la terre fertile après de molles ondées; charmant est le venir d'un soir paisible et gracieux, charmante la nuit silencieuse avec son oiseau solennel, et cette lune si belle et ces perles du ciel qui forment sa cour étoilée: mais ni le souffle du matin quand il monte avec le charme des oiseaux matineux, ni le soleil levant sur ce délicieux jardin, ni l'herbe, ni le fruit, ni la fleur qui brille de rosée, ni le parfum après une ondée, ni le soir paisible et gracieux, ni la nuit silencieuse avec son oiseau solennel, ni la promenade aux rayons de la lune ou à la tremblante lumière de l'étoile, n'ont de douceur sans toi.

«Mais pourquoi ces étoiles brillent-elles la nuit entière? Pour qui ce glorieux spectacle, quand le sommeil a fermé tous les yeux?»

Notre commun ancêtre répliqua:

«Fille de Dieu et de l'homme, Ève accomplie, ces astres ont leur course à finir, autour de la terre, du soir au lendemain: de contrée en contrée, afin de dispenser la lumière préparée pour des nations qui ne sont pas nées encore, ils se couchent et se lèvent, car il serait à craindre que des ténèbres totales regagnassent pendant la nuit leur antique possession, et qu'elles éteignissent la vie dans la nature et en toutes choses. Non-seulement ces feux modérés éclairent, mais par une chaleur amie de diverse influence, ils fomentent, échauffent, tempèrent, nourrissent, ou bien ils communiquent une partie de leur vertu stellaire à toutes les espèces d'êtres qui croissent sur la terre, et les rendent plus aptes à recevoir la perfection du plus puissant rayon du soleil. Ces astres, quoique non aperçus dans la profondeur de la nuit, ne brillent donc pas en vain. Ne pense pas que s'il n'était point d'homme, le ciel manquât de spectateurs, et Dieu de louanges: des millions de créatures spirituelles marchent invisibles dans le monde, quand nous veillons et quand nous dormons; par des cantiques sans fin elles louent les ouvrages du Très-Haut qu'elles contemplent jour et nuit. Que de fois sur la pente d'une colline à écho, ou dans un bosquet n'avons-nous pas entendu des voix célestes à minuit (seules ou se répondant les unes les autres) chanter le grand Créateur! Souvent en troupes quand ils sont de veilles, ou pendant leurs rondes nocturnes, au son d'instruments divinement touchés, les anges joignent leurs chants en pleine harmonie, ces chants divisent la nuit, et élèvent nos pensées vers le ciel.»

Ils parlent ainsi, et main en main ils entrent solitaires sous leur fortuné berceau: c'était un lieu choisi par le Planteur souverain, quand il forma toutes choses pour l'usage délicieux de l'homme. La voûte de l'épais couvert était un ombrage entrelacé de laurier et de myrte, et ce qui croissait plus haut était d'un feuillage aromatique et ferme. De l'un et l'autre côté l'acanthe et des buissons odorants et touffus élevaient un mur de verdure; de belles fleurs, l'iris de toutes les nuances, les roses et le jasmin, dressaient leurs tiges épanouies et formaient une mosaïque. Sous les pieds la violette, le safran, l'hyacinthe, en riche marqueterie brodaient la terre, plus colorée qu'une pierre du plus coûteux dessin.

Aucune autre créature, quadrupède, oiseau, insecte ou reptile, n'osait entrer en ce lieu; tel était leur respect pour l'homme. Jamais, même dans les fictions de la Fable, sous un berceau ombragé plus sacré, et plus écarté; jamais Pan ou Sylvain ne dormirent, Nymphe ni Faune n'habitèrent. Là, dans un réduit fermé avec des fleurs, des guirlandes et des herbes d'une suave odeur, Ève épousée embellit pour la première fois sa couche nuptiale, et les cœurs célestes chantèrent l'épithalame. Ce jour-là l'ange de l'hymen amena Ève à notre Père dans sa beauté nue, plus ornée, plus charmante que Pandore, que les dieux dotèrent de tous leurs dons (oh! trop semblable à elle par le triste événement), alors que conduite par Hermès au fils imprudent de Japhet, elle enlaça l'espèce humaine dans ses beaux regards, afin de venger Jupiter de celui qui avait dérobé le feu authentique.

Ainsi arrivés à leur berceau ombragé, Ève et Adam tous deux s'arrêtèrent, tous deux se retournèrent, et sous le ciel ouvert ils adorèrent le Dieu qui fit à la fois le ciel, l'air, la terre, le ciel qu'ils voyaient, le globe resplendissant de la lune, et le pôle étoilé.

«Tu as aussi fait la nuit, Créateur tout-puissant! et tu as fait le jour que nous avons employé et fini dans notre travail prescrit, heureux de notre assistance mutuelle, et de notre mutuel amour, couronne de toute cette félicité ordonnée par toi! Et tu as fait ce lieu délicieux trop vaste pour nous, où l'abondance manque de partageants et tombe sur le sol non moissonnée. Mais tu nous as promis une race issue de nous qui remplira la terre, qui glorifiera avec nous ta bonté infinie, et quand nous nous éveillons, et quand nous cherchons, comme à cette heure, le sommeil, ton présent.»

Ils dirent ainsi unanimes, n'observant d'autres rites qu'une adoration pure que Dieu aime le mieux. Ils entrèrent en se tenant par la main dans l'endroit le plus secret de leur berceau, et n'ayant point la peine de se débarrasser de ces incommodes déguisements que nous portons, ils se couchèrent l'un près de l'autre. Adam ne se détourna pas, je pense, de sa belle épouse, ni Ève ne refusa pas les rites mystérieux de l'amour conjugal, malgré tout ce que disent austèrement les hypocrites de la pureté, du paradis, de l'innocence, diffamant comme impur ce que Dieu déclare pur, ce qu'il commande à quelques-uns, ce qu'il permet à tous. Notre Créateur ordonne de multiplier: qui ordonne de s'abstenir, si ce n'est notre destructeur, l'ennemi de Dieu et de l'homme?

Salut, amour conjugal, mystérieuse loi, véritable source de l'humaine postérité, seule propriété dans le paradis, où tous les autres biens étaient en commun! Par toi l'ardeur adultère fut chassée des hommes et reléguée parmi le troupeau des bêtes; par toi, fondées sur la raison loyale, juste et pure, les relations chéries et toutes les charités du père, du fils et du frère, furent connues pour la première fois. Loin de moi d'écrire que tu sois un péché ou une honte, ou de penser que tu ne conviennes pas au lieu le plus sacré, toi, source perpétuelle des douceurs domestiques, toi, dont le lit a été déclaré chaste et insouillé pour le présent et pour le passé, et dans lequel sont entrés les saints et les patriarches. Ici l'amour emploie ses flèches dorées, ici il allume son flambeau durable et agite ses ailes de pourpre; ici il règne et se délecte. Il n'est point dans le sourire acheté des prostituées sans passion, sans joie, que rien ne rend chères; il n'est point dans des jouissances passagères, ni parmi les favorites de cour, ni dans une danse mêlée, ni sous le masque lascif, ni dans le bal de minuit, ni dans la sérénade que chante un amant affamé, à sa fière beauté, qu'il ferait mieux de quitter avec dédain. Bercés par les rossignols, Adam et Ève dormaient en se tenant embrassés; sur leurs membres nus le dôme fleuri faisait pleuvoir des roses, dont le matin réparait la perte. Dors, couple béni! Oh! toujours plus heureux si tu ne cherches pas un plus heureux état, et si tu sais ne pas savoir davantage!

Déjà la nuit de son cône ténébreux avait mesuré la moitié de sa course vers le plus haut de cette vaste voûte sublunaire; et les chérubins, sortant de leurs portes d'ivoire à l'heure accoutumée, étaient armés pour leurs nocturnes dans une tenue de guerre; lorsque Gabriel dit à celui qui approchait le plus de son pouvoir:

«Uzziel, prends la moitié de ces guerriers, et côtoie le midi avec la plus stricte surveillance; l'autre moitié tournera au nord: notre ronde se rencontrera à l'ouest.»

Ils se divisent comme la flamme, la moitié tournant sur le bouclier, l'autre sur la lance. Gabriel appelle deux esprits adroits et forts qui se tenaient près de lui, et il leur donne cet ordre:

«Ithuriel et Zéphon, de toute la vitesse de vos ailes, parcourez ce jardin; ne laissez aucun coin sans l'avoir visité, mais surtout l'endroit où habitent ces deux belles créatures qui dorment peut-être à présent, se croyant à l'abri du mal. Ce soir, vers le déclin du soleil, quelqu'un est arrivé; il dit d'un infernal esprit lequel a été vu dirigeant sa marche vers ce lieu (qui l'aurait pu penser?), échappé des barrières de l'enfer et à mauvais dessein sans doute: en quelque endroit que vous le rencontriez, saisissez-le et amenez-le ici.»

En parlant de la sorte il marchait à la tête de ses files radieuses qui éclipsaient la lune. Ithuriel et Zéphon vont droit au berceau, à la découverte de celui qu'ils cherchaient. Là ils le trouvèrent tapi comme un crapaud, tout près de l'oreille d'Ève, essayant par son art diabolique d'atteindre les organes de son imagination et de forger avec eux des illusions à son gré, de fantômes et songes; ou bien en soufflant son venin, il tâchait d'infecter les esprits vitaux qui s'élèvent du pur sang, comme de douces haleines s'élèvent d'une rivière pure: de là du moins pourraient naître ces pensées déréglées et mécontentes, ces vaines espérances, ces projets vains, ces désirs désordonnés, enflés d'opinions hautaines qui engendrent l'orgueil.

Tandis qu'il était ainsi appliqué, Ithuriel le touche légèrement de sa lance, car aucune imposture ne peut endurer le contact d'une trempe céleste, et elle retourne de force à sa forme naturelle. Découvert et surpris, Satan tressaille: comme quand une étincelle tombe sur un amas de poudre nitreuse préparée pour le tonneau, afin d'approvisionner un magasin sur un bruit de guerre; le grain noir dispersé par une soudaine explosion, embrase l'air: de même éclata dans sa propre forme, l'ennemi. Les deux beaux anges reculèrent d'un pas à demi étonnés de voir si subitement le terrible monarque. Cependant non émus de frayeur, ils l'accostent bientôt:

«Lequel es-tu de ces esprits rebelles adjugés à l'enfer? Viens-tu échappé de ta prison? Et pourquoi transformé, te tiens-tu comme un ennemi en embuscade, veillant ici au chevet de ceux qui dorment?»

«Vous ne me connaissez donc pas, reprit Satan plein de dédain; vous ne me connaissez pas, moi? Vous m'avez pourtant connu autrefois, non votre camarade, mais assis où vous n'osiez prendre l'essor. Ne pas me connaître, c'est vous avouer vous-mêmes inconnus, et les plus infimes de votre bande. Ou, si vous me connaissez, pourquoi m'interroger et commencer d'une manière superflue votre mission, qui finira d'une manière aussi vaine?»

Zéphon lui rendit mépris pour mépris:

«Ne crois pas, esprit révolté, que ta forme restée la même, ou que ta splendeur non diminuée, doivent être connues, comme lorsque tu te tenais dans le ciel droit et pur. Cette gloire, quand tu cessas d'être bon, se sépara de toi. Tu ressembles à présent à ton péché, et à la demeure obscure et souillée de ta condamnation. Mais viens; car il faudra, sois-en sûr, que tu rendes compte à celui qui nous envoie, et dont la charge est de conserver ce lieu inviolable et de préserver ceux-ci de tout mal.»

Ainsi parla le chérubin: sa grave réprimande, sévère dans une beauté pleine de jeunesse, lui donnait un grâce invincible. Le démon resta confus; il sentait combien la droiture est imposante, et il voyait combien dans sa forme, la vertu est aimable; il le voyait, et gémissait de l'avoir perdue, mais surtout de trouver qu'on s'était aperçu de l'altération sensible de son éclat. Toutefois il paraissait encore intrépide.

«Si je dois combattre, dit-il, que ce soit le chef contre le chef, contre celui qui envoie, non contre celui qui est envoyé, ou contre tous à la fois; plus de gloire sera gagnée, ou moins perdue.»

«Ta frayeur, dit le hardi Zéphon, nous épargnera l'épreuve de ce que le moindre d'entre nous peut faire seul contre toi, méchant, et par conséquent faible.»

L'ennemi ne répliqua point, étouffant de rage; mais, comme un orgueilleux coursier dans ses freins, il marche la tête haute, rongeant son mors de fer: combattre ou fuir lui parut inutile; une crainte d'en haut avait dompté son cœur, non autrement étonné. Maintenant ils approchaient du point occidental où les gardes de demi-ronde s'étaient tout juste rencontrés, et réunis ils formaient un escadron attendant le prochain ordre. Gabriel, leur chef, placé sur le front, leur crie:

«Amis, j'entends le bruit d'un pied agile qui se hâte par ce chemin, et à une lueur je discerne maintenant Ithuriel et Zéphon à travers l'ombre. Avec eux s'avance un troisième personnage d'un port de roi, mais d'une splendeur pâle et fanée: à sa démarche, et à sa farouche contenance, il paraît être le prince de l'enfer, qui probablement ne partira pas d'ici sans conteste: demeurez fermes, car son regard se couvre et nous défie.»

À peine a-t-il fini de parler, qu'Ithuriel et Zéphon le joignent, lui racontent brièvement qui ils amènent, où ils l'ont trouvé, comment occupé, sous quelle forme et dans quelle posture il était couché. Gabriel parla de la sorte avec un regard sévère:

«Pourquoi, Satan, as-tu franchi les limites prescrites à tes révoltes? Pourquoi viens-tu troubler dans leur emploi ceux qui ne veulent pas se révolter à ton exemple? Mais ils ont le pouvoir et le droit de te questionner sur ton entrée audacieuse dans ce lieu, où tu t'occupais, à ce qu'il semble, à violer le sommeil et à inquiéter ceux dont Dieu a placé la demeure ici dans la félicité.»

Satan répondit avec un sourcil méprisant:

«Gabriel, tu avais dans le ciel la réputation d'être sage, et je te tenais pour tel; mais la question que tu me fais me met en doute. Qu'il vive en enfer celui qui aime son supplice! Qui ne voudrait, s'il en trouvait le moyen, s'échapper de l'enfer, quoiqu'il y soit condamné? Toi-même tu le voudrais sans doute; tu t'aventurerais hardiment vers le lieu, quel qu'il fût, le plus éloigné de la douleur, où tu pusses espérer changer la peine en plaisir, et remplacer le plus tôt possible la souffrance par la joie; c'est ce que j'ai cherché dans ce lieu. Ce ne sera pas là une raison pour toi, qui ne connais que le bien, et n'a pas essayé le mal. M'objecteras-tu la volonté de celui qui nous enchaîna? Qu'il barricade plus sûrement ses portes de fer, s'il prétend nous retenir dans cette sombre géhenne! En voilà trop pour la question. Le reste est vrai: ils m'ont trouvé où ils le disent; mais cela n'implique ni violence ni tort.»

Il dit ainsi avec dédain. L'ange guerrier ému, moitié souriant avec mépris, lui répliqua:

«Ah! quelle perte a faite le ciel d'un juge pour juger ce qui est sage, depuis que Satan est tombé, renversé par sa folie! maintenant il revient échappé de sa prison, gravement en doute s'il doit tenir pour sages, ou non, ceux qui lui demandent quelle audace l'a conduit ici sans permission, hors des limites de l'enfer à lui prescrites; tant il juge sage de fuir la peine, n'importe comment, et de se dérober à son châtiment! Présomptueux, juge ainsi jusqu'à ce que la colère que tu as encourue en fuyant, rencontre sept fois ta fuite, et qu'à coup de fouet elle reconduise à l'enfer cette sagesse qui ne t'a pas encore appris qu'aucune peine ne peut égaler la colère infinie provoquée. Mais pourquoi es-tu seul? Pourquoi tout l'enfer déchaîné n'est-il pas venu avec toi? Le supplice est-il moins supplice pour tes compagnons? est-il moins à fuir, ou bien es-tu moins ferme qu'eux à l'endurer? Chef courageux! le premier à te soustraire aux tourments, si tu avais allégué à ton armée désertée par toi cette raison de fuite, certainement tu ne serais pas venu seul fugitif.»

À quoi l'ennemi répondit sourcillant, terrible:

«Tu sais bien, ange insultant, que je n'ai pas moins de courage à supporter la peine, et que je ne recule pas devant elle: j'ai bravé ta plus grande fureur, quand dans la bataille la noire volée du tonnerre vint à ton aide en toute hâte, et seconda ta lance autrement non redoutée. Mais tes paroles jetées au hasard, comme toujours, montrent ton inexpérience de ce qu'il convient de faire à un chef fidèle, d'après les durs essais et les mauvais succès du passé: il ne doit pas tout risquer dans les chemins du péril, qu'il n'a pas lui-même reconnus. Ainsi donc, j'ai entrepris le premier de voler seul à travers l'abîme désolé et de découvrir ce monde nouvellement créé, sur lequel dans l'enfer, la renommée n'a pas gardé le silence. Ici je suis venu dans l'espoir de trouver un séjour meilleur, d'établir sur la terre ou dans le milieu de l'air mes puissances affligées; dussions-nous, pour en prendre possession, essayer encore une fois ce que toi et tes élégantes légions oseront contre nous. Ce leur est une besogne plus facile de servir leur Seigneur au haut du ciel, de chanter des hymnes à son trône, de s'incliner à des distances marquées, que de combattre!»

L'ange guerrier répondit aussitôt:

«Dire et se contredire, prétendre d'abord qu'il est sage de fuir la peine, professer ensuite l'espionnage, montre non un chef, mais un menteur avéré, Satan. Et oses-tu te donner le titre de fidèle? Ô nom, nom sacré de fidélité profanée! Fidèle à qui? à ta bande rebelle, armée de pervers, digne corps d'une digne tête? Était-ce là votre discipline et votre foi jurée, votre obéissance militaire, de rompre votre serment d'allégeance au Pouvoir suprême reconnu? Et toi, rusé hypocrite, aujourd'hui champion de la liberté, qui jadis plus que toi flatta, s'inclina, et servilement adora le redoutable Monarque du ciel? Pourquoi, sinon dans l'espoir de le déposséder et de régner toi-même? Mais écoute à présent ce que je te conseille: Loin d'ici! fuis là d'où tu as fui: si à compter de cette heure tu te montres dans ces limites sacrées, je te traîne enchaîné au puits infernal, je t'y scellerai de manière que désormais tu ne mépriseras plus les faciles portes de l'enfer, trop légèrement barrées.»

Ainsi il menaçait: mais Satan ne fait aucune attention à ces menaces, mais sa rage croissant, il répliqua:

«Alors que je serai ton captif, parle de chaînes, fier chérubin de frontière; mais avant cela attends-toi toi-même à sentir le poids de mon bras vainqueur, bien que le roi du ciel chevauche sur tes ailes, et qu'avec tes compères, façonnés au joug, tu tires ses roues triomphantes dans sa marche sur le chemin du ciel, pavé d'étoiles.»

Tandis qu'il parle, les angéliques escadrons devinrent rouges de feu; aiguisant en croissant les pointes de leur phalange, ils commencent à l'entourer de leurs lances en arrêt: telle, dans un champ de Cérès mûr pour la moisson, une forêt barbelée d'épis ondoie et s'incline de quelque côté que le vent la balaye; le laboureur inquiet regarde; il craint que, sur l'aire, les gerbes, son espérance, ne laissent que du chaume. De son côté, Satan, alarmé, rassemblant toute sa force, s'élève dilaté, inébranlable comme le Ténériffe ou l'Atlas. Sa tête atteint le ciel, et sur son casque l'horreur siège comme un panache; sa main ne manquait point de ce qui semblait une lance et un bouclier.

Des faits terribles se fussent accomplis; non-seulement le paradis dans cette commotion, mais peut-être la voûte étoilée du ciel, ou au moins tous les éléments, seraient allés en débris, confondus et déchirés par la violence de ce combat, si l'Éternel, pour prévenir cet horrible tumulte, n'eut aussitôt suspendu ses balances d'or, que l'on voit encore entre Astrée et le signe du Scorpion. Dans ces balances, le Créateur pesa d'abord toutes les choses créées, la terre ronde et suspendue avec l'air pour contrepoids; maintenant, il y pèse les événements, les batailles et les royaumes: il mit deux poids dans les bassins, dans l'un le départ, dans l'autre le combat; le dernier bassin monta rapidement et frappa le fléau. Gabriel s'en apercevant, dit à l'ennemi:

«Satan, je connais ta force et tu connais la mienne; ni l'une ni l'autre ne nous est propre, mais elles nous ont été données. Quelle folie donc de vanter ce que les armes peuvent faire, puisque ni ta force, ni la mienne ne sont que ce que permet le ciel, quoique la mienne soit à présent doublée, afin que je te foule aux pieds comme la fange! Pour preuve, regarde en haut; lis ton destin dans ce signe céleste où tu es pesé, et vois combien tu es léger, combien faible si tu résistes.»

L'ennemi leva les yeux, et reconnut que son bassin était monté en haut. C'en est fait; il fuit en murmurant, et avec lui fuient les ombres de la nuit.


LIVRE CINQUIÈME

ARGUMENT

Le matin approchait; Ève raconte à Adam son rêve fâcheux. Il n'aime pas ce rêve, cependant il la console. Ils sortent pour leurs travaux du jour: leur hymne du matin à la porte de leur berceau. Dieu, afin de rendre l'homme inexcusable, envoie Raphaël pour l'exhorter à l'obéissance, lui rappeler son état libre, le mettre en garde contre son ennemi qui est proche, lui apprendre quel est cet ennemi, pourquoi il est son ennemi, et tout ce qu'il est utile en outre à Adam de connaître. Raphaël descend au paradis; sa figure décrite; sa venue découverte au loin par Adam assis à la porte de son berceau. Adam va à la rencontre de l'ange, l'amène à sa demeure et lui offre les fruits les plus choisis cueillis par Ève; leurs discours à table. Raphaël accomplit son message, fait souvenir Adam de son état et de son ennemi; à la demande d'Adam il raconte quel est cet ennemi, comment il l'est devenu: en commençant son récit à la première révolte de Satan dans le ciel, il dit la cause de cette révolte; comment l'esprit rebelle entraîna ses légions après lui dans les parties du Nord; comment il les incita à se révolter avec lui, les persuada tous, excepté Abdiel, le séraphin, qui combat ses raisons, s'oppose à lui et l'abandonne.


Déjà le Matin avançant ses pas de rose dans les régions de l'est, semait la terre de perles orientales, lorsque Adam s'éveilla, telle était sa coutume; car son sommeil léger comme l'air, entretenu par une digestion pure et des vapeurs douces et tempérées, était légèrement dispersé par le seul bruit des ruisseaux fumants, des feuilles agitées (éventail de l'Aurore), et par le chant matinal et animé des oiseaux sur toutes les branches: il est d'autant plus étonné de trouver Ève non éveillée, la chevelure en désordre et les joues rouges comme dans un repos inquiet. Il se soulève à demi, appuyé sur le coude; penché amoureusement sur elle, il contemple avec des regards d'un cordial amour la beauté qui, éveillée ou endormie, brille de grâces particulières. Alors d'une voix douce, comme quand Zéphire souffle sur Flore, touchant doucement la main d'Ève, il murmure ces mots:

«Éveille-toi, ma très belle, mon épouse, mon dernier bien trouvé, le meilleur et le dernier présent du ciel, mon délice toujours nouveau! Éveille-toi! Le matin brille et la fraîche campagne nous appelle; nous perdons les prémices du jour, le moment de remarquer comment poussent nos plantes soignées, comment fleurit le bocage de citronnier, d'où coule la myrrhe, et ce que distille le balsamique roseau, comment la nature peint ses couleurs, comment l'abeille se pose sur la fleur pour en extraire la douceur liquide.»

Ainsi murmurant, il l'éveille, mais jetant sur Adam un œil effrayé, et l'embrassant, elle parla ainsi:

«Ô toi, le seul en qui mes pensées trouvent tout repos, ma gloire, ma perfection! que j'ai de joie de voir ton visage et le matin revenu! Cette nuit (jusqu'à présent je n'ai jamais passé une nuit pareille), je rêvais (si je rêvais), non de toi comme je le fais souvent, non des ouvrages du jour passé, ou du projet du lendemain, mais d'offense et de trouble que mon esprit ne connut jamais avant cette nuit accablante. Il m'a semblé que quelqu'un, attaché à mon oreille, m'appelait avec une voix douce, pour me promener; je crus que c'était la tienne; elle disait: Pourquoi dors-tu, Ève? Voici l'heure charmante, fraîche, silencieuse, sauf où le silence cède à l'oiseau harmonieux de la nuit, qui, maintenant éveillé soupire sa plus douce chanson, enseignée par l'amour. La lune, remplissant tout son orbe, règne, et avec une plus agréable clarté fait ressortir sur l'ombre la face des choses; c'est en vain si personne ne regarde. Le ciel veille avec tous ses yeux, pour qui contempler, si ce n'est toi, ô désir de la nature? À ta vue, toutes les choses se réjouissent, attirées par ta beauté pour l'admirer toujours avec ravissement.

«Je me suis levé à ton appel, mais je ne t'ai point trouvé. Pour te chercher, j'ai dirigé alors ma promenade; il m'a semblé que je passais seule des chemins qui m'ont conduite tout à coup à l'arbre de la science défendue; il paraissait beau, beaucoup plus beau à mon imagination que pendant le jour. Et comme je le regardais en m'étonnant, une figure se tenait auprès, semblable par la forme et les ailes à l'un de ceux-là du ciel que nous avons vus souvent: ses cheveux humides de rosée exhalaient l'ambroisie; il contemplait l'arbre aussi;

«Et il disait: «Ô belle plante, de fruit surchargée, personne ne daigne-t-il te soulager de ton poids et goûter de ta douceur, ni Dieu, ni homme? La science est-elle si méprisée? L'envie, ou quelque réserve, défend-elle de goûter? Le défende qui voudra, nul ne me privera plus longtemps de ton bien offert: pourquoi autrement est-il ici?»

«Il dit et ne s'arrêta pas, mais d'une main téméraire il arrache, il goûte. Moi je fus glacée d'une froide horreur à des paroles si hardies, confirmées par une si hardie action. Mais lui, transporté de joie:

«Ô fruit divin, doux par toi-même, mais beaucoup plus doux ainsi cueilli; défendu ici ce semble, comme ne convenant qu'à des dieux; et cependant capable de faire dieux des hommes! Et pourquoi pas, puisque plus le bien est communiqué, plus il croît abondant, puisque l'auteur de ce bien n'est pas offensé, mais honoré davantage? Ici, créature heureuse! Ève, bel ange, partage avec moi: quoique tu sois heureuse, tu peux être plus heureuse encore, bien que tu ne puisses être plus digne du bonheur. Goûte ceci et sois désormais parmi les dieux, toi-même déesse, non plus à la terre confinée, mais comme nous tantôt tu seras dans l'air, tantôt tu monteras au ciel par ton propre mérite, et tu verras de quelle vie vivent là les dieux, et tu vivras d'une pareille vie.»

«Parlant ainsi il approche, et me porte jusqu'à la bouche la partie de ce même fruit qu'il tenait, et qu'il avait arraché: l'odeur agréable et savoureuse éveilla si fort l'appétit, qu'il me parut impossible de ne pas goûter. Aussitôt je m'envole avec l'esprit du haut des nues, et au-dessous de moi je vois la terre se déployer immense, perspective étendue et variée. Dans cette extrême élévation, m'étonnant de mon vol et de mon changement, mon guide disparaît tout à coup; et moi, ce me semble, je suis précipitée en bas, et je tombe endormie. Mais, oh! que je fus heureuse, lorsque je me réveillai, de trouver que cela n'était qu'un songe!»

Ainsi Ève raconta sa nuit, et ainsi Adam lui répondit, attristé:

«Image la plus parfaite de moi-même, et ma plus chère moitié, le trouble de tes pensées cette nuit, dans le sommeil m'affecte comme toi; je ne puis aimer ce songe décousu provenu du mal; je le crains: cependant le mal, d'où viendrait-il? Aucun mal ne peut habiter en toi, créature si pure. Mais sache que dans l'âme il existe plusieurs facultés inférieures qui servent la raison comme leur souveraine. Entre celles-ci, l'imagination exerce le principal office: de toutes les choses extérieures que représentent les cinq sens éveillés, elle se crée des fantaisies, des formes aériennes, que la raison assemble ou sépare, et dont elle compose tout ce que nous affirmons, ou ce que nous nions, et ce que nous appelons notre science ou notre opinion. La raison se retire dans sa cellule secrète, quand la nature repose: souvent pendant son absence l'imagination, qui se plaît à contrefaire, veille pour l'imiter; mais joignant confusément les formes, elle produit souvent un ouvrage bizarre, surtout dans les songes, assortissant mal des paroles et des actions récentes, ou depuis longtemps passées.

«Je trouve ainsi, à ce qu'il me paraît, quelques traces de notre dernière conversation du soir dans ton rêve, mais avec une addition étrange. Cependant ne sois pas triste; le mal peut aller et venir dans l'esprit de Dieu ou de l'homme sans leur aveu, et n'y laisser ni tache ni blâme; ce qui me donne l'espoir que ce que tu abhorrais de rêver dans le sommeil, éveillée tu ne consentirais jamais à le faire. N'aie donc pas le cœur abattu; ne couvre pas de nuages ces regards qui ont coutume d'être plus radieux et plus sereins que ne l'est à la terre le sourire d'un beau matin. Levons-nous pour nos fraîches occupations parmi les bocages, les fontaines et les fleurs, qui entr'ouvrent à présent leur sein rempli des parfums les plus choisis, réservés de la nuit, et gardés pour toi.»

Il ranimait ainsi sa belle épouse, et elle était ranimée; mais silencieusement ses yeux laissèrent tomber un doux pleur; elle les essuya avec ses cheveux; deux autres précieuses larmes se montraient déjà à leur source de cristal; Adam les cueillit dans un baiser avant leur chute, comme les signes gracieux d'un tendre remords et d'une timidité pieuse qui craignait d'avoir offensé.

Ainsi tout fut éclairci, et ils se hâtèrent vers la campagne. Mais au moment où ils sortirent de dessous la voûte de leur berceau d'arbres, ils se trouvèrent d'abord en pleine vue du jour naissant et du soleil, à peine levé, qui effleurait encore des roues de son char l'extrémité de l'océan, lançait parallèles à la terre ses rayons remplis de rosée, découvrant dans un paysage immense tout l'orient du paradis et les plaines heureuses d'Éden: ils s'inclinèrent profondément, adorèrent, et commencèrent leurs prières, chaque matin dûment offertes en différent style; car ni le style varié, ni le saint enthousiasme, ne leur manquaient pour louer leur Créateur en justes accords prononcés ou chantés sans préparation aucune. Une éloquence rapide coulait de leurs lèvres, en prose ou en vers nombreux, si remplis d'harmonie, qu'ils n'avaient besoin ni du luth ni de la harpe pour ajouter à leur douceur.

«Ce sont là tes glorieux ouvrages, Père du bien, ô Tout-Puissant. Elle est tienne, cette structure de l'univers, si merveilleusement belle! Quelle merveille es-tu donc toi-même, Être inénarrable, toi qui, assis au-dessus des cieux, es pour nous ou invisible, ou obscurément entrevu dans tes ouvrages les plus inférieurs, lesquels pourtant font éclater au-delà de toute pensée ta bonté et ton pouvoir divin!

«Parlez, vous qui pouvez mieux dire, vous, fils de la lumière, anges! car vous le contemplez, et avec des cantiques et des chœurs de symphonies, dans un jour sans nuit, pleins de joie, vous entourez son trône, vous dans le ciel!

«Sur la terre que toutes les créatures le glorifient, lui le premier, lui le dernier, lui le milieu, lui sans fin!

«Ô la plus belle des étoiles, la dernière du cortège de la nuit, si plutôt tu n'appartiens pas à l'aurore, gage assuré du jour, toi dont le cercle brillant couronne le riant matin, célèbre le Seigneur dans ta sphère, quand l'aube se lève, à cette charmante première heure!

«Toi, soleil, à la fois l'œil et l'âme de ce grand univers, reconnais-le plus grand que toi, fais retentir sa louange dans ta course éternelle, et quand tu gravis le ciel, et quand tu atteins la hauteur du midi, et lorsque tu tombes!

«Lune, qui tantôt rencontres le soleil dans l'orient, qui tantôt fuis avec les étoiles fixes, fixées dans leur orbe, qui fuit; et vous, autres feux errants, qui tous cinq figurez une danse mystérieuse, non sans harmonie, chantez la louange de celui qui des ténèbres appela la lumière!

«Air, et vous éléments, les premiers-nés des entrailles de la nature, vous qui dans un quaternaire parcourez un cercle perpétuel, vous qui, multiformes, mélangez et nourrissez toutes choses, que vos changements sans fin varient de notre grand Créateur la nouvelle louange!

«Vous, brouillards et exhalaisons qui en ce moment, gris ou ternes, vous élevez de la colline ou du lac fumeux, jusqu'à ce que le soleil peigne d'or vos franges laineuses, levez-vous en honneur du grand Créateur du monde! et soit que vous tendiez de nuages le ciel décoloré, soit que vous abreuviez le sol altéré avec des pluies tombantes, en montant ou en descendant, répandez toujours sa louange!

«Sa louange, vous, ô vents qui soufflez des quatre parties de la terre, soupirez-la avec douceur ou force! Inclinez vos têtes, vous pins. Vous, plantes de chaque espèce, en signe d'adoration, balancez-vous!

«Fontaines, et vous qui gazouillez tandis que vous coulez, mélodieux murmures, en gazouillant dites sa louange!

«Unissez vos voix, vous toutes âmes vivantes: oiseaux qui montez en chantant à la porte du ciel, sur vos ailes et dans vos hymnes, élevez sa louange!

«Vous qui glissez dans les eaux, et vous qui vous promenez sur la terre, qui la foulez avec majesté, ou qui rampez humblement, soyez témoins que je ne garde le silence ni le matin, ni le soir; je prête ma voix à la colline ou à la vallée, à la fontaine ou au frais ombrage, et mon chant les instruit de sa louange.

«Salut, universel Seigneur! sois toujours libéral pour ne nous donner que le bien. Et si la nuit a recueilli ou caché quelque chose de mal, disperse-le, comme la lumière chasse maintenant les ténèbres.»

Innocents ils prièrent, et leurs pensées recouvrèrent promptement une paix ferme et le calme accoutumé. Ils s'empressèrent à leur ouvrage champêtre du matin, parmi la rosée et les fleurs, là où quelques rangs d'arbres fruitiers, surchargés de bois, étalaient trop leurs branches touffues, et avaient besoin qu'une main réprimât leurs embrassements inféconds; ils amènent la vigne pour la marier à son ormeau; elle, épousée, entrelace autour de lui ses bras nubiles, et lui apporte en dot ses grappes adoptées, afin d'orner son feuillage stérile. Le puissant Roi du ciel vit avec pitié nos premiers parents occupés de la sorte; il appelle à lui Raphaël, esprit sociable qui daigna voyager avec Tobie et assura son mariage avec la vierge sept fois mariée.

«Raphaël, dit-il, tu sais quel désordre sur la terre Satan, échappé de l'enfer à travers le gouffre ténébreux, a élevé dans le paradis; tu sais comment il a troublé cette nuit le couple humain, et comment il projette de perdre en lui du même coup la race humaine. Va donc, cause la moitié de ce jour avec Adam comme un ami avec un ami; tu le trouveras dans quelque berceau ou sous quelque ombrage, retiré à l'abri de la chaleur du midi pour se débarrasser un moment de son travail quotidien, par la nourriture ou par le repos. Tiens-lui des discours tels qu'ils lui rappellent son heureux état, le bonheur qu'il possède laissé libre à volonté, laissé à sa propre volonté libre, à sa volonté qui, quoique libre, est changeante; avertis-le de prendre garde de s'égarer par trop de sécurité. Dis-lui surtout son danger et de qui il vient; dis-lui quel ennemi, lui-même récemment tombé du ciel, complote à présent de faire tomber les autres d'un pareil état de félicité: par la violence? non, car elle serait repoussée; mais par la fraude et les mensonges. Fais-lui connaître tout cela, de peur qu'ayant volontairement transgressé, il n'allègue la surprise, n'ayant été ni averti ni prévenu.»

Ainsi parla l'éternel Père, et il accomplit toute justice. Le saint ailé ne diffère pas après avoir reçu sa mission; mais du milieu de mille célestes ardeurs où il se tenait voilé de ses magnifiques ailes, il s'élève léger et vole à travers le ciel. Les chœurs angéliques, s'écartant des deux côtés, livrent un passage à sa rapidité à travers toutes les routes de l'empyrée, jusqu'à ce qu'arrivé aux portes du ciel elles s'ouvrent largement d'elles-mêmes, tournant sur leurs gonds d'or: ouvrages divins du souverain Architecte. Aucun nuage, aucune étoile interposés n'obscurcissant sa vue, il aperçoit la terre, toute petite qu'elle est, et ressemblant assez aux autres globes lumineux: il découvre le jardin de Dieu couronné de cèdres au-dessus de toutes les collines: ainsi, mais moins sûrement, pendant la nuit, le verre de Galilée observe dans la lune des terres et des régions imaginaires; ainsi le pilote, parmi les Cyclades voyant d'abord apparaître Délos ou Samos, les prend pour une tache de nuage. Là en bas Raphaël hâte son vol précipité, et, à travers le vaste firmament éthéré, vogue entre des mondes et des mondes. Tantôt, l'aile immobile, il est porté sur les vents polaires; tantôt son aile, éventail vivant, frappe l'air élastique, jusqu'à ce que, parvenu à la hauteur de l'essor des aigles, il semble à tous les volatiles un phénix, regardé par tous avec admiration comme cet oiseau unique, alors que pour enchâsser ses reliques dans le temple brillant du Soleil, il vole vers la Thèbes d'Égypte.

Tout à coup, sur le sommet oriental du paradis, l'ange s'abat et reprend sa première forme, séraphin ailé. Pour ombrager ses membres divins il porte six ailes; la paire qui revêt chacune de ses larges épaules revient, ornement royal, comme un manteau sur sa poitrine; la paire du milieu entoure sa taille ainsi qu'une zone étoilée, borde ses reins et ses cuisses d'un duvet d'or, et de couleurs trempées dans le ciel; la dernière ombrage ses pieds, et s'attache à ses talons en plume maillée, couleur du firmament: semblable au fils de Maïa, il se tient debout et secoue ses plumes qui remplissent d'un parfum céleste la vaste enceinte d'alentour.

Incontinent toutes les troupes d'anges de garde le reconnurent et se levèrent en honneur de son rang et de son message suprême, car elles pressentirent qu'il était chargé de quelque haut message. Il passe leurs tentes brillantes et il entre dans le champ fortuné au travers des bocages de myrrhe, des odeurs florissantes de la cassie, du nard et du baume, désert de parfums. Ici la nature folâtrait dans son enfance et se jouait à volonté dans ses fantaisies virginales, versant abondamment sa douceur, beauté sauvage au-dessus de la règle et de l'art; ô énormité de bonheur!

Raphaël s'avançait dans la forêt aromatique; Adam l'aperçut; il était assis à la porte de son frais berceau, tandis que le soleil à son midi dardait à plomb ses rayons brûlants pour échauffer la terre dans ses plus profondes entrailles (chaleur plus forte qu'Adam n'avait besoin); Ève dans l'intérieur du berceau, attentive à son heure, préparait pour le dîner des fruits savoureux, d'un goût à plaire au véritable appétit et à ne pas ôter, par intervalles, la soif d'un breuvage de nectar que fournissent le lait, la baie ou la grappe. Adam appelle Ève.

«Accours ici, Ève; contemple chose digne de ta vue: à l'orient, entre ces arbres, quelle forme glorieuse s'avance par ce chemin! elle semble une autre aurore levée à midi. Ce messager nous apporte peut-être quelque grand commandement du ciel et daignera ce jour être notre hôte. Mais va vite, et ce que contiennent tes réserves, apporte-le; prodigue l'abondance convenable pour honorer et recevoir notre divin étranger. Nous pouvons bien offrir leurs propres dons à ceux qui nous les donnent, et répandre largement ce qui nous est largement accordé, ici où la nature multiplie sa fertile production et en s'en débarrassant devient plus féconde; ce qui nous enseigne à ne point épargner.»

Ève lui répond:

«Adam, moule sanctifié d'une terre inspirée de Dieu, peu de provisions sont nécessaires, là où ces provisions en toutes les saisons mûrissent pour l'usage suspendues à la branche, excepté des fruits qui dans une réserve frugale, acquièrent de la consistance pour nourrir et perdent une humidité superflue. Mais je me hâterai, et de chaque rameau et de chaque tige, de chaque plante et de chaque courge succulente, j'arracherai un tel choix pour traiter notre hôte angélique, qu'en le voyant il avouera qu'ici sur la terre Dieu a répandu ses bontés comme dans le ciel.»

Elle dit et part à la hâte avec des regards empressés, préoccupée de pensées hospitalières. Comment choisir ce qu'il y a de plus délicat? quel ordre suivre pour ne pas mêler les goûts, pour ne pas les assortir inélégants, mais pour qu'une saveur succède à une saveur relevée par le changement le plus agréable? Ève court, et de chaque tendre tige elle cueille ce que la terre, cette mère qui porte tout, donne à l'Inde orientale ou occidentale, aux rivages du milieu, dans le Pont, sur la côte punique, ou sur les bords qui virent régner Alcinoüs; fruits de toutes espèces, d'une écorce raboteuse ou d'une peau unie, renfermés dans une bogue ou dans une coquille; large tribut qu'Ève recueille et qu'elle amoncelle sur la table d'une main prodigue. Pour boisson elle exprime de la grappe un vin doux et inoffensif; elle écrase différentes baies, et des douces amandes pressées, elle mélange une crème onctueuse; elle ne manque point de vases convenables et purs pour contenir ces breuvages. Puis elle sème la terre de roses, et des parfums de l'arbrisseau qui n'ont point été exhalés par le feu.

Cependant notre premier père pour aller à la rencontre de son hôte céleste s'avance hors du berceau, sans autre suite que celle de ses propres perfections: en lui était toute sa cour; cour plus solennelle que l'ennuyeuse pompe que trament les princes, alors que leur riche et long cortège de pages chamarrés d'or, de chevaux conduits en main, éblouit les spectateurs et les laisse la bouche béante. Dès qu'il fut en présence de l'archange, Adam, quoique non intimidé, toutefois avec un abord soumis et une douceur respectueuse, s'inclinant profondément comme devant une nature supérieure, lui dit:

«Natif du ciel (car aucun autre lieu que le ciel ne peut renfermer une si glorieuse forme), puisque en descendant des trônes d'en haut tu as consenti à te priver un moment de ces demeures fortunées, et à honorer celles-ci, daigne avec nous, qui ne sommes ici que deux, et qui cependant, par un don souverain, possédons cette terre spacieuse, daigne te reposer sous l'ombrage de ce berceau: viens t'asseoir pour goûter ce que ce jardin offre de plus choisi, jusqu'à ce que la chaleur du midi soit passée, et que le soleil plus refroidi décline.»

L'angélique vertu lui répondit avec douceur:

«Adam, c'est pour cela même que je viens ici: tu es créé tel, ou tu as ici un tel séjour pour demeure, que cela peut souvent inviter les esprits mêmes du ciel à te visiter. Conduis-moi donc où ton berceau surombrage; car de ces heures du milieu du jour jusqu'à ce que le soir se lève, je puis disposer.»

Ils arrivèrent à la demeure sylvaine qui, semblable à la retraite de Pomone, souriait parée de fleurs et de senteurs charmantes. Mais Ève, non parée, excepté d'elle-même (plus aimablement belle qu'une nymphe des bois, ou que la plus belle des trois déesses fabuleuses qui luttèrent nues sur le mont Ida), Ève se tenait debout pour servir son hôte du ciel: couverte de sa vertu, elle n'avait pas besoin de voile; aucune pensée infirme n'altérait sa joue. L'ange lui donna le salut, la sainte salutation employée longtemps après pour bénir Marie, seconde Ève.

«Salut, mère des hommes, dont les entrailles fécondes rempliront le monde de tes fils, plus nombreux que ces fruits variés dont les arbres de Dieu ont chargé cette table!»

Leur table était un gazon élevé et touffu, entouré de sièges de mousse. Sur son ample surface carrée, d'un bout à l'autre, tout l'automne était entassé, quoique alors le printemps et l'automne dansassent ici main en main. Adam et l'ange discoururent quelque temps (ils ne craignaient pas que les mets refroidissent). Notre père commença de la sorte:

«Céleste étranger, qu'il te plaise goûter ces bontés que notre nourricier, de qui tout bien parfait descend sans mesure, a ordonné à la terre de nous céder pour aliment et pour délice; nourriture peut-être insipide pour des natures spirituelles. Je sais seulement ceci: un Père céleste donne à tous.»

L'ange répondit:

«Ainsi ce qu'il donne (sa louange soit à jamais chantée) à l'homme en partie spirituel, peut n'être pas trouvé une ingrate nourriture par les purs esprits. Les substances intellectuelles demandent la nourriture comme vos substances rationnelles; les unes et les autres ont en elles la faculté inférieure des sens au moyen desquels elles écoutent, voient, sentent, touchent et goûtent: le goût raffine, digère, assimile, et transforme le corporel en incorporel.

«Sache que tout ce qui a été créé a besoin d'être soutenu et nourri: parmi les éléments, le plus grossier alimente le plus pur: la terre et la mer nourrissent l'air, l'air nourrit ces feux éthérés, et d'abord la lune, comme le plus abaissé: de là sur sa face ronde ces taches, vapeurs non purifiées qui ne sont point encore converties en sa substance. La lune de son continent humide, exhale aussi l'aliment aux orbes supérieurs. Le Soleil, qui dispense la lumière à tous, reçoit de tous en humides exhalaisons ses récompenses alimentaires, et le soir il fait son repas avec l'Océan. Quoique dans le ciel les arbres de vie portent un fruitage d'ambroisie et que les vignes donnent le nectar; quoique chaque matin nous enlevions sur les rameaux des rosées de miel, que nous trouvions le sol couvert d'un grain perlé; cependant ici Dieu a varié sa bonté avec tant de nouvelles délices, qu'on peut comparer ce jardin au ciel; et pour ne pas goûter à ces dons, ne pense pas que je sois assez difficile.»

Ainsi l'ange et Adam s'assirent et tombèrent sur leurs mets. L'ange mangea non pas en apparence, en fumée, le dire commun des théologiens, mais avec la vive hâte d'une faim réelle et la chaleur digestive pour transubstancier: ce qui surabonde transpire facilement à travers les esprits. Il ne faut pas s'en étonner, si, par le feu du noir charbon, l'empirique alchimiste peut transmuer, ou croit qu'il est possible de transmuer les métaux les plus grossiers en or aussi parfait que celui de la mine.

Cependant, à table Ève servait nue, et couronnait d'agréable liqueur leurs coupes à mesure qu'elles se vidaient. Oh! innocence digne du paradis! si jamais les fils de Dieu eussent pu avoir une excuse pour aimer, c'eût été alors, c'eût été à cette vue! Mais dans ces cœurs, l'amour pudique régnait, et ils ignoraient la jalousie, l'enfer de l'amant outragé.

Quand ils furent rassasiés de mets et de breuvages, sans surcharger la nature, soudain il vint à la pensée d'Adam de ne pas laisser passer l'occasion que lui donnait ce grand entretien, de s'instruire des choses au-dessus de sa sphère, de s'enquérir des êtres qui habitent dans le ciel, dont il voyait l'excellence l'emporter de si loin sur la sienne, et dont les formes radieuses (splendeur divine), dont la haute puissance, surpassaient de si loin les formes et la puissance humaines. Il adresse ainsi ce discours circonspect au ministre de l'empyrée:

«Toi qui habites avec Dieu, je connais bien à présent ta bonté dans cet honneur fait à l'homme, sous l'humble toit duquel tu as daigné entrer et goûter ces fruits de la terre, qui, n'étant pas nourriture d'ange, sont néanmoins acceptés par toi, de sorte que tu sembles ne pas avoir été nourri aux grands festins du ciel: cependant quelle comparaison!»

Le hiérarque ailé répliqua:

«Ô Adam, il est un seul Tout-Puissant, de qui toutes choses procèdent et à qui elles retournent, si leur bonté n'a pas été dépravée: toutes ont été créées semblables en perfection; toutes formées d'une seule matière première, douées de diverses formes, de différents degrés de substance et de vie dans les choses qui vivent. Mais ces substances sont plus raffinées, plus spiritualisées et plus pures, à mesure qu'elles sont plus rapprochées de Dieu ou qu'elles tendent à s'en rapprocher plus, chacune dans leurs diverses sphères actives assignées, jusqu'à ce que le corps s'élève à l'esprit dans les bornes proportionnées à chaque espèce.

«Ainsi de la racine s'élance plus légère la verte tige; de celle-ci sortent les feuilles plus aériennes, enfin la fleur parfaite exhale ses esprits odorants. Les fleurs et leur fruit, nourriture de l'homme, volatilisés dans une échelle graduelle, aspirent aux esprits vitaux, animaux, intellectuels; ils donnent à la fois la vie et le sentiment, l'imagination et l'entendement, d'où l'âme reçoit la raison.

«La raison discursive ou intuitive est l'essence de l'âme: la raison discursive vous appartient le plus souvent, l'intuitive appartient surtout à nous; ne différant qu'en degrés, en espèces elles sont les mêmes.

«Ne vous étonnez donc pas que ce que Dieu a vu bon pour vous, je ne le refuse pas, mais que je le convertisse, comme vous, en ma propre substance. Un temps peut venir où les hommes participeront à la nature des anges, où ils ne trouveront ni diète incommode ni nourriture trop légère. Peut-être nourris de ces aliments corporels, vos corps pourront à la longue devenir tout esprit, perfectionnés par le laps du temps, et sur des ailes s'envoler comme nous dans l'éther; ou bien ils pourront habiter, à leur choix, ici ou dans le paradis céleste, si vous êtes trouvés obéissants, si vous gardez inaltérable un amour entier et constant à celui dont vous êtes la progéniture. En attendant, jouissez de toute la félicité que cet heureux état comporte, incapable qu'il est d'une plus grande.»

Le patriarche du genre humain répliqua:

«Ô esprit favorable, hôte propice, tu nous as bien enseigné le chemin qui peut diriger notre savoir, et l'échelle de nature qui va du centre à la circonférence; de là en contemplation des choses créées nous pouvons monter par degrés jusqu'à Dieu. Mais dis-moi ce que signifie cet avertissement ajouté: Si vous êtes trouvés obéissants? Pouvons-nous donc lui manquer d'obéissance, ou nous serait-il possible de déserter l'amour de celui qui nous forma de la poussière, et nous plaça ici, comblés au-delà de toute mesure d'un bonheur au-delà de celui que les désirs humains peuvent chercher ou concevoir?»

L'Ange:

«Fils du ciel et de la terre, écoute! Que tu sois heureux, tu le dois à Dieu; que tu continues de l'être, tu le devras à toi-même, c'est-à-dire à ton obéissance: reste dans cette obéissance. C'est là l'avertissement que je t'ai donné: retiens-le. Dieu t'a fait parfait, non immuable; il t'a fait bon, mais il t'a laissé maître de persévérer; il a ordonné que ta volonté fût libre par nature, qu'elle ne fût pas réglée par le destin inévitable, ou par l'inflexible nécessité. Il demande notre service volontaire, non pas notre service forcé: un tel service n'est et ne peut être accepté par lui: car comment s'assurer que des cœurs non libres agissent volontairement ou non, eux qui ne veulent que ce que la destinée les force de vouloir, et qui ne peuvent faire un autre choix? Moi-même et toute l'armée des anges qui restons debout en présence du trône de Dieu, notre heureux état ne dure, comme vous le vôtre, qu'autant que dure notre obéissance: nous n'avons point d'autre sûreté. Librement nous servons parce que nous aimons librement, selon qu'il est dans notre volonté d'aimer ou de ne pas aimer; par ceci nous nous maintenons ou nous tombons. Quelques-uns sont tombés parce qu'ils sont tombés dans la désobéissance; et ainsi du haut du ciel ils ont été précipités dans le plus profond enfer: ô chute! de quel haut état de béatitude dans quel malheur?»

Notre grand ancêtre:

«Attentif à tes paroles, divin instructeur, je les ai écoutées d'une oreille plus ravie que du chant des chérubins, quand la nuit, des coteaux voisins, ils envoient une musique aérienne. Je n'ignorais pas avoir été créé libre de volonté et d'action; nous n'oublierons jamais d'aimer notre Créateur, d'obéir à celui dont l'unique commandement est toutefois si juste: mes constantes pensées m'en ont toujours assuré, et m'en assureront toujours. Cependant ce que tu dis de ce qui s'est passé dans le ciel fait naître en moi quelque doute, mais un plus vif désir encore, si tu y consens, d'en entendre le récit entier; il doit être étrange et digne d'être écouté dans un religieux silence. Nous avons encore beaucoup de temps, car à peine le soleil achève la moitié de sa course, et commence à peine l'autre moitié dans la grande zone du ciel.»

Telle fut la demande d'Adam: Raphaël consentant après une courte pause, parla de la sorte:

«Quel grand sujet tu m'imposes, ô premier des hommes! tâche difficile et triste! car comment retracerai-je aux sens humains les invisibles exploits d'esprits combattants? comment, sans en être affligé, raconter la ruine d'un si grand nombre d'anges autrefois glorieux et parfaits, tant qu'ils restèrent fidèles? Comment enfin dévoiler les secrets d'un autre monde, qu'il n'est peut-être pas permis de révéler? Cependant pour ton bien toute dispense est accordée. Ce qui est au-dessus de la portée du sens humain, je le décrirai de manière à l'exprimer le mieux possible, en comparant les formes spirituelles aux formes corporelles: si la terre est l'ombre du ciel, les choses, dans l'une et l'autre, ne peuvent-elles se ressembler plus qu'on ne le croit sur la terre?

«Alors que ce monde n'était pas encore, le chaos informe régnait où roulent à présent les cieux, où la terre demeure à présent en équilibre sur son centre: un jour (car le temps, quoique dans l'éternité, appliqué au mouvement, mesure toutes les choses qui ont une durée par le présent, le passé et l'avenir), un de ces jours qu'amène la grande année du ciel, les armées célestes des anges, appelées de toutes les extrémités du ciel par une convocation souveraine, s'assemblèrent innombrables devant le trône du Tout-Puissant, sous leurs hiérarques en ordres brillants. Dix mille bannières levées s'avancèrent, étendards et gonfalons entre l'arrière et l'avant-garde, flottaient en l'air et servaient à distinguer les hiérarchies, les rangs et les degrés, ou dans leurs tissus étincelants portaient blasonnés de saints mémoriaux, des actes éminents de zèle et d'amour, recordés. Lorsque dans des cercles d'une circonférence indicible, les légions se tinrent immobiles, orbes dans orbes, le Père infini, près duquel était assis le Fils dans le sein de la béatitude, parla, comme du haut d'un mont flamboyant dont l'éclat avait rendu le sommet invisible:

«—Écoutez tous, vous anges, race de la lumière, Trônes, Dominations, Principautés, Vertus, Puissances, écoutez mon décret qui demeurera irrévocable: ce jour j'ai engendré celui que je déclare mon Fils unique, et sur cette sainte montagne j'ai sacré celui que vous voyez maintenant à ma droite. Je l'ai établi votre chef, et j'ai juré par moi-même que tous les genoux dans les cieux fléchiraient devant lui et le confesseraient Seigneur. Sous le règne de ce grand vice-gérant demeurez unis, comme une seule âme indivisible, à jamais heureux. Qui lui désobéit me désobéit, rompt l'union: ce jour-là, rejeté de Dieu et de la vision béatifique, il tombe profondément abîmé dans les ténèbres extérieures, sa place ordonnée sans rédemption, sans fin.»

«Ainsi dit le Tout-Puissant. Tous parurent satisfaits de ses paroles; tous le parurent, mais tous ne l'étaient pas.

«Ce jour, comme les autres jours solennels, ils l'employèrent en chants et en danses autour de la colline sacrée (danses mystiques, que la sphère étoilée des planètes et des étoiles fixes, dans toutes ses révolutions, imite de plus près par ses labyrinthes tortueux, excentriques, entrelacés, jamais plus réguliers que quand ils paraissent le plus irréguliers); dans leurs mouvements l'harmonie divine adoucit si bien ses tons enchanteurs, que l'oreille de Dieu même écoute charmée.

«Le soir approchait (car nous avons aussi notre soir et notre matin, non par nécessité, mais pour variété délectable): après les danses, les esprits furent désireux d'un doux repas. Comme ils se tenaient tous en cercle, des tables s'élevèrent et furent soudain chargées de la nourriture des anges. Le nectar couleur de rubis, fruit des vignes délicieuses qui croissent dans le ciel, coule dans des coupes de perles, de diamants et d'or massif. Couchés sur les fleurs et couronnés de fraîches guirlandes, ils mangent, ils se désaltèrent, et dans une aimable communion, boivent à longs traits l'immortalité et la joie. Aucune surabondance n'est à craindre là où une pleine mesure est la seule limite à l'excès, en présence du Dieu de toute bonté, qui leur versait d'une main prodigue, se réjouissant de leur plaisir.

«Cependant la nuit d'ambroisie, exhalée avec les nuages de cette haute montagne de Dieu, d'où sortent la lumière et l'ombre, avait changé la face brillante du ciel en un gracieux crépuscule (car la nuit ne vient point là sous un plus sombre voile), et une rosée parfumée de rose disposa tout au repos, hors les yeux de Dieu qui ne dorment jamais. Dans une vaste plaine, beaucoup plus vaste que ne le serait le globe de la terre déployé en plaine (tels sont les parvis de Dieu), l'armée angélique, dispersée par bandes et par files, étendit son camp le long des ruisseaux vivants, parmi les arbres de vie; pavillons sans nombre soudain dressés; célestes tabernacles où les anges sommeillent caressés de fraîches brises, excepté ceux qui dans leur course, alternent toute la nuit, autour du trône suprême, des hymnes mélodieux.

«Mais il ne veillait pas de la sorte, Satan (ainsi l'appelle-t-on maintenant, son premier nom n'est plus prononcé dans le ciel). Lui parmi les premiers, sinon le premier des archanges, grand en pouvoir, en faveur, en prééminence, lui cependant saisi d'envie contre le Fils de Dieu, honoré ce jour-là de son Père, et proclamé Messie Roi consacré, ne put par orgueil supporter cette vue, et il se crut dégradé. De là concevant un dépit et une malice profonde, aussitôt que minuit eut amené l'heure obscure la plus amie du sommeil et du silence, il résolut de se retirer avec toutes ses légions, et, contempteur du trône suprême, à le laisser désobéi et inadoré. Il éveilla son premier subordonné, et lui parla ainsi à voix basse:

«—Dors-tu, compagnon cher? quel sommeil peut clore tes paupières? ne te souvient-il plus du décret d'hier, échappé si tard aux lèvres du Souverain du ciel? Tu es accoutumé à me communiquer tes pensées; je suis habitué à te faire part des miennes: éveillés nous ne faisons qu'un; comment donc ton sommeil pourrait-il à présent nous rendre dissidents? De nouvelles lois, tu le vois, nous sont imposées: de nouvelles lois de celui qui règne peuvent faire naître, en nous, qui servons, de nouveaux sentiments et de nouveaux conseils pour débattre les chances qui peuvent suivre: dans ce lieu il ne serait pas sûr d'en dire davantage. Assemble les chefs de toutes ces myriades que nous conduisons; disons-leur que par ordre, avant que la nuit obscure ait retiré son ombreux nuage, je dois me hâter, avec tous ceux qui sous moi font flotter leurs bannières, de revoler promptement vers le lieu où nous possédons les quartiers du nord, pour faire les préparatifs convenables à la réception de notre Roi, le grand Messie, et de ses nouveaux commandements; son intention est de passer promptement en triomphe au milieu de toutes les hiérarchies et de leur dicter des lois.—

«Ainsi parla le perfide archange, et il versa une maligne influence dans le sein inconsidéré de son compagnon; celui-ci appelle ensemble, ou l'un après l'autre, les chefs qui commandent, sous lui-même commandant. Il leur dit, comme il en était chargé, que par ordre du Très-Haut, avant que la nuit, avant que la sombre nuit ait abandonné le ciel, le grand étendard hiérarchique doit marcher en avant; il leur en dit la cause suggérée, et jette parmi eux des mots ambigus et jaloux, afin de sonder ou de corrompre leur intégrité. Tous obéirent au signal accoutumé et à la voix supérieure de leur grand potentat; car grand en vérité était son nom, et haut son rang dans le ciel: son air, pareil à celui de l'étoile du matin qui guide le troupeau étoilé, les séduisit, et ses impostures entraînèrent à sa suite la troisième partie de l'ost du ciel.

«Cependant l'œil éternel dont le regard découvre les plus secrètes pensées, du haut de sa montagne sainte et du milieu des lampes d'or qui brûlent nuitamment devant lui, vit, sans leur lumière, la rébellion naissante; il vit en qui elle se formait, comment elle se répandait parmi les fils du matin, quelles multitudes se liguaient pour s'opposer à son auguste décret. Et souriant, il dit à son Fils unique:

«—Fils, en qui je vois ma gloire dans toute sa splendeur, héritier de tout mon pouvoir! une chose maintenant nous touche de près; il s'agit de notre omnipotence, des armes que nous prétendons employer pour maintenir ce que de toute ancienneté nous prétendons de divinité et d'empire. Un ennemi s'élève avec l'intention d'ériger son trône égal aux nôtres, dans tout le vaste septentrion. Non content de cela, il a en pensée d'éprouver dans une bataille ce qu'est notre force ou notre droit. Songeons-y donc, et dans ce danger, rassemblons promptement les forces qui nous restent; servons-nous-en dans notre défense, de crainte de perdre par mégarde notre haute place, notre sanctuaire, notre montagne.»

«Le Fils lui répondit d'un air calme et pur, ineffable, serein et brillant de divinité:

«—Père tout-puissant, tu as justement tes ennemis en dérision; dans ta sécurité tu ris de leurs vains projets, de leurs vains tumultes, sujet de gloire pour moi, qu'illustre leur haine, quand ils verront toute la puissance royale à moi donnée pour dompter leur orgueil, et pour leur apprendre par l'événement si je suis habile à réprimer les rebelles, ou si je dois être regardé comme le dernier dans le ciel.»—

«Ainsi parla le Fils.

«Mais Satan avec ses forces était déjà avancé dans sa course ailée: armée innombrable comme les astres de la nuit, ou comme ces gouttes de rosée, étoiles du matin, que le soleil convertit en perles sur chaque feuille et sur chaque fleur. Ils passèrent des régions, puissantes régences de séraphins, de potentats et de Trônes, dans leurs triples degrés, régions auxquelles ton empire, Adam, n'est pas plus que ce jardin n'est à toute la terre et à toute la mer, au globe entier étendu en longueur.

«Ces régions passées, ils arrivèrent enfin aux limites du nord, et Satan à son royal séjour, placé haut sur une colline, étincelant au loin comme une montagne élevée sur une montagne avec des pyramides et des tours taillées dans des carrières de diamants et dans des rochers d'or; palais du grand Lucifer (ainsi cette structure est appelée dans la langue des hommes), que peu de temps après affectant l'égalité avec Dieu, en imitation de la montagne où le Messie fut proclamé à la vue du ciel, Satan nomma la montagne d'Alliance; car ce fut là qu'il assembla toute sa suite, prétendant qu'il en avait reçu l'ordre, pour délibérer sur la grande réception à faire à leur Roi, prêt à venir. Avec cet art calomnieux qui contrefait la vérité, il captiva ainsi leurs oreilles:

«—Trônes, Dominations, Principautés, Vertus, Puissances, si ces titres magnifiques restent encore, et ne sont pas purement de vains noms, depuis que par décret un autre s'est enflé de tout pouvoir, et nous a éclipsés par son titre de Roi consacré! pour lui nous avons fait en toute hâte cette marche de minuit, nous nous sommes assemblés ici en désordre, uniquement pour délibérer avec quels nouveaux honneurs nous pouvons le mieux recevoir celui qui vient recevoir de nous le tribut du genou, non encore payé, vile prosternation! À un seul, c'était déjà trop; mais le payer double, comment l'endurer? le payer au premier et à son image maintenant proclamée! Mais qu'importe si de meilleurs conseils élèvent nos esprits, et nous apprennent à rejeter ce joug?

«Voulez-vous tendre le cou? Préférez-vous fléchir un genou assoupli? Vous ne le voudrez pas, si je me flatte de vous bien connaître, ou si vous vous connaissez vous-mêmes pour natifs et fils du ciel que personne ne posséda avant nous. Si nous ne sommes pas tous égaux, nous sommes tous libres, également libres: car les rangs et les degrés ne jurent pas avec la liberté, mais s'accordent avec elle. Qui donc, en droit ou en raison, peut s'arroger la monarchie parmi ceux qui, de droit, vivent ses égaux, sinon en pouvoir et en éclat, du moins en liberté?

«Qui peut introduire des lois et des édits parmi nous, nous qui, même sans lois, n'errons jamais? Beaucoup moins celui-ci peut-il être notre maître, et prétendre à notre adoration au détriment de ces titres impériaux qui attestent que notre être est fait pour gouverner, non pour servir?»—

«Jusque-là ce hardi discours avait été écouté sans contrôle, lorsque parmi les séraphins Abdiel (personne avec plus de ferveur n'adorait Dieu et n'obéissait aux divins commandements), se leva et dans le feu d'un zèle sévère s'opposa ainsi au torrent de la furie de Satan:

«—Ô argument blasphématoire, faux et orgueilleux! paroles qu'aucune oreille ne pouvait s'attendre à écouter dans le ciel, moins encore de toi que de tous les autres, ingrat, élevé si haut toi-même au-dessus de tes pairs?

«Peux-tu, avec une obliquité impie, condamner ce juste décret de Dieu, prononcé et juré: que devant son Fils unique, investi par droit du sceptre royal, toute âme dans le ciel ploiera le genou, et par cet honneur dû le confessera Roi légitime? Il est injuste, dis-tu, tout net injuste de lier par des lois celui qui est libre, et de laisser l'égal régner sur des égaux, un sur tous avec un pouvoir auquel nul autre ne succédera.

«Donneras-tu des lois à Dieu? Prétends-tu discuter des points de liberté avec celui qui t'a fait ce que tu es, qui a formé les puissances du ciel comme il lui a plu, et qui a circonscrit leur être? Cependant, enseignés par l'expérience, nous savons combien il est bon, combien il est attentif à notre bien et à notre dignité, combien il est loin de sa pensée de nous amoindrir, incliné qu'il est plutôt à exalter notre heureux état, en nous unissant plus étroitement sous un chef. Mais, quand on t'accorderait qu'il est injuste que l'égal règne monarque sur des égaux, toi-même, quoique grand et glorieux, penses-tu que toi ou toutes les natures angéliques réunies en une seule, égalent son Fils engendré? Par lui comme par sa parole, le Père tout-puissant a fait toutes choses, même toi et tous les esprits du ciel, créés par lui dans leurs ordres brillants; il les a couronnés de gloire, et à leur gloire les a nommés Trônes, Dominations, Principautés, Vertus, Puissances; essentielles Puissances! non par son règne obscurcies, mais rendues plus illustres, puisque lui, notre chef, ainsi réduit, devient un de nous. Ses lois sont nos lois; tous les honneurs qu'on lui rend nous reviennent.

«Cesse donc cette rage impie et ne tente pas ceux-ci; hâte-toi d'apaiser le Père irrité et le Fils irrité, tandis que le pardon, imploré à temps, peut être obtenu.»

«Ainsi parla l'ange fervent, mais son zèle non secondé fut jugé hors de saison ou singulier et téméraire. L'apostat s'en réjouit et lui répliqua avec plus de hauteur:

«—Nous avons donc été formés, dis-tu, et œuvre de seconde main, transférés par tâche du Père à son Fils? Assertion étrange et nouvelle! Nous voudrions bien savoir où tu as appris cette doctrine: qui a vu cette création lorsqu'elle eut lieu? Te souviens-tu d'avoir été fait, et quand le Créateur te donna l'être? Nous ne connaissons point de temps où nous n'étions pas comme à présent; nous ne connaissons personne avant nous: engendrés de nous-mêmes, sortis de nous-mêmes par notre propre force vive, lorsque le cours de la fatalité eut décrit son plein orbite, et que notre naissance fut mûre, nous naquîmes de notre ciel natal, fils éthérés. Notre puissance est de nous; notre droite nous enseignera les faits les plus éclatants, pour éprouver celui qui est notre égal. Tu verras alors si nous prétendons nous adresser à lui par supplications et environner le trône suprême en le suppliant ou en l'assiégeant. Ce rapport, ces nouvelles, porte-les à l'Oint du Seigneur, et fuis avant que quelque malheur n'interrompe ta fuite.»

«Il dit: et comme le bruit des eaux profondes un murmure rauque répondit à ces paroles applaudies de l'ost innombrable. Le flamboyant séraphin n'en fut pas moins sans crainte, quoique seul et entouré d'ennemis; intrépide, il réplique:

«—Ô abandonné de Dieu, ô esprit maudit, dépouillé de tout bien! je vois ta chute certaine: et ta bande malheureuse, enveloppée dans cette perfidie, est atteinte de la contagion de ton crime et de ton châtiment.

«Désormais ne t'agite plus pour savoir comment tu secoueras le joug du Messie de Dieu; ces indulgentes lois ne seront plus désormais invoquées: d'autres décrets sont déjà lancés contre toi sans appel. Ce sceptre d'or, que tu repousses, est maintenant une verge de fer pour meurtrir et briser ta désobéissance. Tu m'as bien conseillé: je fuis, non toutefois par ton conseil et devant tes menaces; je fuis ces tentes criminelles et réprouvées, dans la crainte que l'imminente colère éclatant dans une flamme soudaine, ne fasse aucune distinction. Attends-toi à sentir bientôt sur ta tête son tonnerre, feu qui dévore. Alors tu appendras, en gémissant, à connaître celui qui t'a créé quand tu connaîtras celui qui peut t'anéantir.»—

«Ainsi parla le séraphin Abdiel, trouvé fidèle parmi les infidèles, fidèle seul. Chez d'innombrables imposteurs, immuable, inébranlé, non séduit, non terrifié, il garda sa loyauté, son amour et son zèle. Ni le nombre ni l'exemple ne purent le contraindre à s'écarter de la vérité, ou à altérer, quoique seul, la constance de son esprit. Il se retira du milieu de cette armée; pendant un long chemin, il passa à travers les dédains ennemis; il les soutint, supérieur à l'injure, ne craignant rien de la violence; avec un mépris rendu, il tourna le dos à ces orgueilleuses tours vouées à une prompte destruction.»


LIVRE SIXIÈME

ARGUMENT

Raphaël continue à raconter comment Michel et Gabriel furent envoyés pour combattre contre Satan et ses anges. La première bataille décrite. Satan, avec ses Puissances, se retire pendant la nuit: il convoque un conseil, invente des machines diaboliques qui, au second jour de la bataille, mirent en désordre Michel et ses anges. Mais à la fin, arrachant les montagnes, ils ensevelirent les forces et les machines de Satan. Cependant le tumulte ne cessant pas. Dieu, le troisième jour, envoya son fils le Messie, auquel il avait réservé la gloire de cette victoire. Le Fils, dont la puissance de son Père, venant au lieu du combat, ordonnant à toutes ses légions de rester tranquilles des deux côtés, se précipitant avec son char et son tonnerre au milieu des ennemis, les poursuit, incapables qu'ils étaient de résister, vers la muraille du ciel. Le ciel s'ouvrant, ils tombent en bas avec horreur et confusion, au lieu du châtiment préparé pour eux dans l'abîme: le Messie retourne triomphant à son Père.


«Toute la nuit, l'ange intrépide, non poursuivi, continua sa route à travers la vaste plaine du ciel, jusqu'à ce que le Matin, éveillé par les Heures qui marchent en cercle, ouvrit avec sa main de rose les portes de la lumière. Il est sous le mont de Dieu et tout près de son trône, une grotte qu'habitent et déshabitent tour à tour la lumière et les ténèbres, en perpétuelle succession, ce qui produit dans le ciel une agréable vicissitude pareille au jour et à la nuit. La lumière sort, et par l'autre porte entrent les ténèbres obéissantes, attendant l'heure de voiler les cieux, bien que là les ténèbres ressemblent au crépuscule ici.

«Maintenant l'aurore se levait telle qu'elle est dans le plus haut ciel, vêtue de l'or de l'empyrée; devant elle s'évanouissait la nuit percée des rayons de l'orient: soudain toute la campagne, couverte d'épais et brillants escadrons rangés en bataille, de chariots, d'armes flamboyantes, de chevaux de feu, réfléchissant éclair sur éclair, frappe la vue d'Abdiel; il aperçut la guerre, la guerre dans son appareil, et il trouva déjà connue la nouvelle qu'il croyait apporter. Il se mêla plein de joie, à ces puissances amies, qui le reçurent avec allégresse et avec d'immenses acclamations, le seul qui, de tant de myriades perdues, le seul qui revenait sauvé. Elles le conduisent hautement applaudi à la montagne sacrée, et le présentent au trône suprême. Une voix, du milieu d'un nuage d'or, fut doucement entendue:

«—Serviteur de Dieu, tu as bien fait; tu as bien combattu dans le meilleur combat, toi, qui seul as soutenu contre des multitudes révoltées la cause de la vérité, plus puissant en paroles qu'elles ne le sont en armes. Et pour rendre témoignage à la vérité, tu as bravé le reproche universel, pire à supporter que la violence; car ton unique soin était de demeurer approuvé du regard de Dieu, quoique des mondes te jugeassent pervers. Un triomphe plus facile maintenant te reste, aidé d'une armée d'amis: c'est de retourner chez tes ennemis plus glorieux que tu n'en fus méprisé quand tu les quittas, de soumettre par la force ceux qui refusent la raison pour leur loi, la droite raison pour leur loi, et pour leur roi le Messie, régnant par droit de mérite.

«Va, Michel, prince des armées célestes, et toi immédiatement après lui en achèvements militaires, Gabriel: conduisez au combat ceux-ci, mes invincibles enfants; conduisez mes saints armés, rangés par milliers et millions pour la bataille, égaux en nombre à cette foule rebelle et sans dieu. Assaillez-les sans crainte avec le feu et les armes hostiles; en les poursuivant jusqu'au bord du ciel, chassez-les de Dieu et du bonheur vers le heu de leur châtiment, le gouffre du Tartare, qui déjà ouvre large son brûlant chaos pour recevoir leur chute.»—

«Ainsi parla la voix souveraine, et les nuages commencèrent à obscurcir toute la montagne, et la fumée à rouler en noirs torses, en flammes retenues, signal du réveil de la colère. Avec non moins de terreur, l'éclatante trompette éthérée commence à souffler d'en haut; à ce commandement les puissances militantes qui tenaient pour le ciel (formées en puissant carré dans une union irrésistible) avancèrent en silence leurs brillantes légions, au son de l'instrumentale harmonie qui inspire l'héroïque ardeur des actions aventureuses, sous des chefs immortels, pour la cause de Dieu et de son Messie. Elles avancent fermes et sans se rompre: ni haute colline, ni vallée rétrécie, ni bois, ni ruisseau, ne divisent leurs rangs parfaits, car elles marchent élevées au-dessus du sol, et l'air obéissant soutient leur pas agile: comme l'espèce entière des oiseaux rangés en ordre sur leur aile, furent appelés dans Éden pour recevoir leurs noms de toi, ô Adam, ainsi les légions parcoururent maints espaces dans le ciel, maintes provinces dix fois grandes comme la longueur de la terre.

«Enfin, loin à l'horizon du nord se montra, d'une extrémité à l'autre, une région de feu, étendue sous la forme d'une armée. Bientôt en approchant apparurent les puissances liguées de Satan, hérissées des rayons innombrables des lances droites et inflexibles; partout casques pressés, boucliers variés peints d'insolents emblèmes: ces troupes se hâtaient avec une précipitation furieuse, car elles se flattaient d'emporter ce jour-là même, par combat ou surprise, le mont de Dieu, et d'asseoir sur son trône le superbe aspirant, envieux de son empire; mais, au milieu du chemin leurs pensées furent reconnues folles et vaines. Il nous sembla d'abord extraordinaire que l'ange fît la guerre à l'ange, qu'ils se rencontrassent dans une furieuse hostilité ceux-là accoutumés à se rencontrer si souvent unis aux fêtes de la joie et de l'amour comme fils d'un seul maître, et chantant l'éternel Père; mais le cri de la bataille s'éleva, et le bruit rugissant de la charge mit fin à toute pensée plus douce.

«Au milieu des siens, l'apostat, élevé comme un dieu, était assis sur son char de soleil, idole d'une majesté divine, entouré de chérubins flamboyants et de boucliers d'or. Bientôt il descendit de ce trône pompeux, car il ne restait déjà plus entre les deux armées qu'un espace étroit (intervalle effrayant!) et front contre front elles présentaient arrêtées une terrible ligne d'une affreuse longueur. À la sombre avant-garde, sur le rude bord des bataillons, avant qu'ils se joignissent, Satan à pas immenses et superbes, couvert d'une armure d'or et de diamant, s'avançait comme une tour, Abdiel ne put supporter cette vue; il se tenait parmi les plus braves, et se préparait aux plus grands exploits; il sonde ainsi son cœur résolu:

«—Ô Ciel! une telle ressemblance avec le Très-Haut peut-elle rester où la foi et la réalité ne restent plus? Pourquoi la puissance ne défaut-elle pas là où la vertu a failli, ou pourquoi le plus présomptueux n'est-il pas le plus faible? Quoique à le voir Satan semble invincible, me confiant au secours du Tout-puissant, je prétends éprouver la force de celui dont j'ai déjà éprouvé la raison fausse et corrompue: n'est-il pas juste que celui qui l'a emporté dans la lutte de la vérité l'emporte dans les armes, vainqueur pareillement dans les deux combats? Si le combat est brutal et honteux quand la raison se mesure avec la force, encore il est d'autant plus juste que la raison triomphe.»—

«Ainsi réfléchissant il sort à l'opposite du milieu de ses pairs armés; il rencontre à mi-voie son audacieux ennemi, qui, se voyant prévenu en devient plus furieux; il le défie ainsi avec assurance:

«—Superbe, vient-on au devant de toi? Ton espérance était d'atteindre inopposé la hauteur où tu aspires, d'atteindre le trône de Dieu non gardé et son côté abandonné par la terreur de ton pouvoir ou de ta langue puissante. Insensé! tu ne songeais pas combien il est vain de se lever en armes contre le Tout-Puissant, contre celui qui des plus petites choses aurait pu lever sans fin d'incessantes armées pour écraser ta folie; ou, de sa main solitaire atteignant au delà de toute limite, il pourrait d'un seul coup, sans assistance, te finir, et ensevelir tes légions sous les ténèbres. Mais t'en aperçois-tu? tous ne sont pas à ta suite; il en est qui préfèrent la foi et la piété envers Dieu, bien qu'ils te fussent invisibles alors qu'à ton monde je semblais être dans l'erreur, en différant seul de l'avis de tous. Tu la vois ma secte maintenant: apprends trop tard que quelques-uns peuvent savoir, quand des milliers se trompent.»—

«Le grand ennemi le regardant de travers d'un œil de dédain:

«—À la male heure pour toi, mais à l'heure désirée de ma vengeance, toi que je cherchais le premier, tu reviens de ta fuite, ange séditieux, pour recevoir ta récompense méritée, pour faire le premier essai de ma droite provoquée, puisque ta langue inspirée de la contradiction osa la première s'opposer à la troisième partie des dieux réunis en synode pour assurer leurs divinités. Ceux qui sentent en eux une vigueur divine, ne peuvent accorder l'omnipotence à personne. Mais tu te portes en avant de tes compagnons, ambitieux que tu es de m'enlever quelques plumes, pour que ton succès puisse annoncer la destruction du reste: je m'arrête un moment, de peur que tu ne te vantes qu'on n'ait pu te répondre; je veux t'apprendre ceci: je crus d'abord que liberté et ciel ne faisaient qu'un pour les âmes célestes; mais je vois à présent que plusieurs, par bassesse, préfèrent servir; esprits domestiques tramés dans les fêtes et les chansons! Tels sont ceux que tu as armés, les ménétriers du ciel, l'esclavage pour combattre la liberté: ce que sont leurs actions comparées, ce jour le prouvera.»—

«Le sévère Abdiel répond brièvement:

«—Apostat, tu te trompes encore: éloigné de la voie de la vérité, tu ne cesseras plus d'errer. Injustement tu flétris du nom de servitude l'obéissance que Dieu ou la nature ordonne. Dieu et la nature commandent la même chose, lorsque celui qui gouverne est le plus digne, et qu'il excelle sur ceux qu'il gouverne. La servitude est de servir l'insensé ou celui qui s'est révolté contre un plus digne que lui, comme les tiens te servent à présent, toi non libre, mais esclave de toi-même. Et tu oses effrontément insulter à notre devoir! Règne dans l'enfer, ton royaume; laisse-moi servir dans le ciel Dieu à jamais béni, obéir à son divin commandement qui mérite le plus d'être obéi; toutefois attends dans l'enfer, non des royaumes, mais des chaînes. Cependant revenu de ma fuite, comme tu le disais tout à l'heure, reçois ce salut sur ta crête impie.»—

«À ces mots, il lève un noble coup qui ne resta pas suspendu, mais tomba comme la tempête sur la crête orgueilleuse de Satan: ni la vue, ni le mouvement de la rapide pensée, moins encore le bouclier, ne purent prévenir la ruine. Dix pas énormes il recule; au dixième, sur son genou fléchi il est soutenu par sa lance massive, comme si, sur la terre, des vents sous le sol ou des eaux forçant leur passage eussent poussé obliquement hors de sa place une montagne, à moitié abîmée avec tous ses pins. L'étonnement saisit les Trônes rebelles, mais une rage plus grande encore, quand ils virent ainsi abattu le plus puissant d'entre eux. Les nôtres, remplis de joie et de l'ardent désir de combattre, poussèrent un cri, présage de la victoire. Michel ordonne de sonner l'archangélique trompette; elle retentit dans le vaste du ciel, et les anges fidèles chantent Hosanna au Très-Haut. De leur côté, les légions adverses ne restèrent pas à nous contempler; non moins terribles, elles se joignirent dans l'horrible choc.

«Alors s'élevèrent une orageuse furie et des clameurs telles qu'on n'en avait jamais jusqu'alors entendu dans le ciel. Les armes heurtant l'armure crient en horrible désaccord; les roues furieuses des chariots d'airain rugissent avec rage: terrible est le bruit de la bataille! Sur nos têtes les sifflements aigus des dards embrasés volent en flamboyantes volées, et en volant voûtent de feu les deux osts. Sous cette coupole ardente se précipitaient au combat les corps d'armée dans un assaut funeste et une fureur inextinguible; tout le ciel retentissait: si la terre eût été alors, toute la terre eut tremblé jusqu'à son centre.

«Faut-il s'en étonner quand de l'un et de l'autre côté, fiers adversaires, combattaient des millions d'anges dont le plus faible pourrait manier les éléments et s'armer de la force de toutes leurs régions? Combien donc deux armées combattant l'une contre l'autre avaient-elles plus de pouvoir pour allumer l'épouvantable combustion de la guerre, pour bouleverser, sinon pour détruire leur fortuné séjour natal, si le Roi tout-puissant et éternel, tenant le ciel d'une main ferme, n'eût dominé et limité leur force! En nombre, chaque légion ressemblait à une nombreuse armée; en force, chaque main armée valait une légion. Conduit au combat, chaque soldat paraissait un chef, chaque chef, un soldat; ils savaient quand avancer ou s'arrêter, quand détourner le fort de la bataille, quand ouvrir et quand fermer les rangs de la hideuse guerre. Ni pensée de fuite, ni pensée de retraite, ni action malséante qui marquât la peur: chacun comptait sur soi, comme si de son bras seul dépendait le moment de la victoire.

«Des faits d'une éternelle renommée furent accomplis, mais sans nombre; car immense et variée se déployait cette guerre; tantôt combat maintenu sur un terrain solide; tantôt prenant l'essor sur une aile puissante, et tourmentant tout l'air: alors tout l'air semblait un feu militant. La bataille en balance égale fut longtemps suspendue, jusqu'à ce que Satan, qui ce jour-là avait montré une force prodigieuse et ne rencontrait point d'égal dans les armes; jusqu'à ce que Satan, courant de rang en rang à travers l'affreuse mêlée des séraphins en désordre, vit enfin le lieu où l'épée de Michel fauchait et abattait des escadrons entiers.

«Michel tenait à deux mains, avec une force énorme cette épée qu'il brandissait en l'air: l'horrible tranchant tombait, dévastant au large. Pour arrêter une telle destruction, Satan se hâte et oppose au fer de Michel l'orbe impénétrable de dix feuilles de diamant, son ample bouclier, vaste circonférence. À son approche, le grand archange sursit à son travail guerrier; ravi, dans l'espoir de terminer ici la guerre intestine du ciel (le grand ennemi étant vaincu ou traîné captif dans les chaînes), il fronce un sourcil redoutable, et le visage enflammé, il parle ainsi le premier:

«—Auteur du mal, inconnu et sans nom dans le ciel jusqu'à ta révolte, aujourd'hui abondant comme tu le vois, à ces actes d'une lutte odieuse, odieuse à tous, quoique par une juste mesure elle pèse le plus sur toi et sur tes adhérents. Comment as-tu troublé l'heureuse paix du ciel et apporté dans la nature la misère, incréée avant le crime de ta rébellion! combien as-tu empoisonné de ta malice des milliers d'anges, jadis droits et fidèles, maintenant devenus traîtres! Mais ne crois pas bannir d'ici le saint repos; le ciel te rejette de toutes ses limites; le ciel, séjour de la félicité, n'endure point les œuvres de la violence et de la guerre. Hors d'ici donc! Que le mal, ton fils, aille avec toi au séjour du mal, l'enfer, avec toi et ta bande perverse! Là fomente des troubles; mais n'attends pas que cette épée vengeresse commence ta sentence, ou que quelque vengeance plus soudaine à qui Dieu donnera des ailes, ne te précipite avec des douleurs redoublées.»—

«Ainsi parle le prince des anges. Son adversaire répliqua:

«Ne pense pas, par le vent de tes menaces, imposer à celui à qui tu ne peux imposer par tes actions. Du moindre de ceux-ci as-tu causé la fuite? ou si tu les forças à la chute, ne se sont-ils pas relevés invaincus? Espérerais-tu réussir plus aisément avec moi, arrogant, et avec tes menaces me chasser et ici? Ne t'y trompe pas: il ne finira pas ainsi le combat que tu appelles mal, mais que nous appelons combat de gloire. Nous prétendons le gagner, ou transformer ce ciel dans l'enfer, dont tu dis des fables. Ici du moins nous habiterons libres, si nous ne régnons. Toutefois, je ne fuirais pas ta plus grande force, quand celui qu'on nomme le Tout-Puissant viendrait à ton aide: de près comme de loin je t'ai cherché.»—

«Ils cessèrent de parler, et tous deux se préparèrent à un combat inexprimable: qui pourrait le raconter, même avec la langue des anges? à quelles choses pourrait-on le comparer sur la terre, qui fussent assez remarquables pour élever l'imagination humaine à la hauteur d'un pouvoir semblable à celui d'un Dieu? Car ces deux chefs, soit qu'ils marchassent, ou demeurassent immobiles, ressemblaient à des dieux par la taille, le mouvement, les armes, faits qu'ils étaient pour décider de l'empire du grand ciel. Maintenant leurs flamboyantes épées ondoient et décrivent dans l'air des cercles affreux; leurs boucliers, deux larges soleils, resplendissent opposés, tandis que l'attente reste dans l'horreur. De chaque côté la foule des anges se retira précipitamment du lieu où la mêlée était auparavant la plus épaisse, et laissa un vaste champ où il n'y avait pas sûreté dans le vent d'une pareille commotion.

«Telles, pour faire comprendre les grandes choses par les petites, si la concorde de la nature se rompait, si parmi les constellations la guerre était déclarée, telles deux planètes, précipitées sous l'influence maligne de l'opposition la plus violente, combattraient au milieu du firmament, et confondraient leurs sphères ennemies.

«Les deux chefs lèvent ensemble leurs menaçants bras, qui approchent en pouvoir de celui du Tout-Puissant; ils ajustent un coup capable de tout terminer, et qui, n'ayant pas besoin d'être répété, ne laisse pas le pouvoir indécis. En vigueur ou en agilité, ils ne paraissent pas inégaux; mais l'épée de Michel, tirée de l'arsenal de Dieu, lui avait été donnée trempée de sorte que nulle autre, par la pointe ou la lame, ne pouvait résister à ce tranchant. Elle rencontre l'épée de Satan; et, descendant pour frapper avec une force précipitée, la coupe net par la moitié: elle ne s'arrête pas; mais d'un rapide revers, entrant profondément, elle fend tout le côté droit de l'archange.

«Alors pour la première fois Satan connut la douleur, et se tordit çà et là convulsé; tant la tranchante épée, dans une blessure continue, passa cruelle à travers lui! Mais la substance éthérée, non longtemps divisible, se réunit: un ruisseau de nectar sortit de la blessure, se répandit couleur de sang (de ce sang tel que les esprits célestes peuvent en répandre), et souilla son armure, jusqu'alors si brillante. Aussitôt à son aide accoururent de tous côtés un grand nombre d'anges vigoureux qui interposèrent leur défense; tandis que d'autres l'emportent sur leurs boucliers à son char, où il demeura retiré loin des rangs de la guerre. Là, ils le déposèrent grinçant les dents de douleur, de dépit et de honte, de trouver qu'il n'était pas sans égal: son orgueil était humilié d'un pareil échec, si fort au-dessous de sa prétention d'égaler Dieu en pouvoir.

«Toutefois il guérit vite; car les esprits qui vivent en totalité, vivant entiers dans chaque partie (non, comme l'homme frêle, dans les entrailles, le cœur ou la tête, le foie ou les reins), ne sauraient mourir que par l'anéantissement: ils ne peuvent recevoir de blessure mortelle dans leur tissu liquide, pas plus que n'en peut recevoir l'air fluide; ils vivent tout cœur, tout tête, tout œil, tout oreille, tout intellect, tout sens; ils se donnent à leur gré des membres, et ils prennent la couleur, la forme et la grosseur qu'ils aiment le mieux, dense ou rare.

«Cependant des faits semblables, et qui méritaient d'être remémorés, se passaient ailleurs, là où la puissance de Gabriel combattait: avec de fières enseignes, il perçait les bataillons profonds de Moloch, roi furieux qui le défiait, et qui menaçait de le traîner attaché aux roues de son char; la langue blasphématrice de cet ange n'épargnait pas même l'unité sacrée du ciel. Mais tout à l'heure, fendu jusqu'à la ceinture, ses armes brisées, et dans une affreuse douleur, il fuit en mugissant.

«À chaque aile, Uriel et Raphaël vainquirent d'insolents ennemis, Adramaleck et Asmodée, quoique énormes et armés de rochers de diamant, deux puissants Trônes, qui dédaignaient d'être moins que des dieux; leur fuite leur enseigna des pensées plus humbles, broyés qu'ils furent par des blessures effroyables, malgré la cuirasse et la cotte de mailles. Abdiel n'oublia pas de fatiguer la troupe athée; à coups redoublés il renversa Ariel, Arioc, et la violence de Ramiel, écorché et brûlé.

«Je pourrais parler de mille autres et éterniser leurs noms ici sur la terre; mais ces anges élus, contents de leur renommée dans le ciel, ne cherchent pas l'approbation des hommes. Quant aux autres, bien qu'étonnants en puissance, en actions de guerre, et avides de renommée, comme ils sont par arrêt effacés du ciel et de la mémoire sacrée, laissons-les habiter sans nom le noir oubli. La force séparée de la vérité et de la justice, indigne de louange, ne mérite que reproche et ignominie: toutefois, vaine et arrogante, elle aspire à la gloire, et cherche à devenir fameuse par l'infamie: que l'éternel silence soit son partage!

«Et maintenant, leurs plus puissants chefs abattus, l'armée plia, par plusieurs charges enfoncée: la déroute informe et le honteux désordre y entrèrent; le champ de bataille était semé d'armes brisées; les chars et leurs conducteurs, les coursiers de flammes écumants, étaient renversés en monceaux. Ce qui reste debout recule et accablé de fatigue dans l'ost satanique exténué qui se défend à peine; surpris par la pâle frayeur et par le sentiment de la douleur, ces anges fuient ignominieusement, amenés à ce mal par le péché de la désobéissance: jusqu'à cette heure, ils n'avaient été assujettis ni à la crainte, ni à la fuite, ni à la douleur.

«Il en était tout autrement des inviolables saints; d'un pas assuré en phalange carrée, ils avançaient entiers, invulnérables, impénétrablement armés; tel était l'immense avantage que leur donnait leur innocence sur leurs ennemis; pour n'avoir pas péché, pour n'avoir pas désobéi, au combat ils demeuraient sans fatigue, inexposés à souffrir des blessures, bien que de leur rang par la violence écartés.

«La nuit à présent commençait sa course; répandant dans le ciel l'obscurité, elle imposa le silence, et une agréable trêve à l'odieux fracas de la guerre; sous son abri nébuleux se retirèrent le vainqueur et le vaincu. Michel et ses anges, restés les maîtres, campent sur le champ de bataille, posent leurs sentinelles alentour, chérubins agitant des flammes. De l'autre part, Satan avec ses rebelles disparut, au loin retiré dans l'ombre. Privé de repos, il appelle de nuit ses potentats au conseil; au milieu d'eux et non découragé, il leur parle ainsi: «Ô vous, à présent par le danger éprouvés, à présent connus dans les armes pour ne pouvoir être dominés, chers compagnons, trouvés dignes non-seulement de la liberté (trop mince prétention), mais, ce qui nous touche davantage, dignes d'honneur, d'empire, de gloire et de renommée! Vous avez soutenu pendant un jour dans un combat douteux (et si pendant un jour, pourquoi pas pendant des jours éternels?), vous avez soutenu l'attaque de ce que le Seigneur du ciel, d'autour de son trône, avait envoyé de plus puissant contre nous, ce qu'il avait jugé suffisant pour nous soumettre à sa volonté: il n'en est pas ainsi arrivé!... Donc, ce me semble, nous pouvons le regarder comme faillible lorsqu'il s'agit de l'avenir, bien que jusque ici on avait cru à son omniscience. Il est vrai, moins fortement armés, nous avons eu quelques désavantages, nous avons enduré quelques souffrances jusque alors inconnues; mais aussitôt qu'elles ont été connues, elles ont été méprisées, puisque nous savons maintenant que notre forme empyrée, ne pouvant recevoir d'atteinte mortelle, est impérissable; quoique percée de blessures, elle se referme bientôt, guérie par sa vigueur native. À un mal si léger regardez donc le remède comme facile. Peut-être des armes plus valides, des armes plus impétueuses, serviront dans la prochaine rencontre à améliorer notre position, à rendre pire celle de nos ennemis, ou à égaliser ce qui fait entre nous l'imparité, qui n'existe pas dans la nature. Si quelque autre cause cachée les a laissés supérieurs, tant que nous conservons notre esprit entier et notre entendement sain, une délibération et une active recherche découvriront cette cause.»—

«Il s'assit, et dans l'assemblée se leva Nisroc, le chef des principautés; il se leva comme un guerrier échappé d'un combat cruel: travaillé de blessures, ses armes fendues et hachées jusqu'à destruction; d'un air sombre il parla en répondant ainsi:

«—Libérateur, toi qui nous délivras des nouveaux maîtres, guide à la libre jouissance de nos droits comme dieux, il est dur cependant pour des dieux, nous la trouvons trop inégale la tâche de combattre dans la douleur contre des armes inégales, contre des ennemis exempts de douleur et impassibles. De ce mal, notre ruine doit nécessairement advenir; car que sert la valeur ou la force, quoique sans pareilles, lorsqu'on est dompté par la douleur qui subjugue tout et fait lâcher les mains aux plus puissants? Peut-être pourrions-nous retrancher de la vie le sentiment du plaisir et ne pas nous plaindre, mais vivre contents, ce qui est la vie la plus calme; mais la douleur est la parfaite misère, le pire des maux, et si elle est excessive, elle surmonte toute patience. Celui qui pourra donc inventer quelque chose de plus efficace pour porter des blessures à nos ennemis encore invulnérables, ou qui saura nous armer d'une défense pareille à la leur, ne méritera pas moins de moi que celui auquel nous devons notre délivrance.»—

«Satan, avec un visage composé, répliqua:

«—Ce secours, non encore inventé, que tu crois justement si essentiel à nos succès, je te l'apporte. Qui de nous contemple la brillante surface de ce terrain céleste sur lequel nous vivons, ce spacieux continent du ciel orné de plante, de fruit, de fleur, d'ambroisie, de perles et d'or; qui de nous regarde assez superficiellement ces choses pour ne comprendre d'où elles germent profondément sous la terre, matériaux noirs et crus d'une écume spiritueuse et ignée, jusqu'à ce que, touchées et pénétrées d'un rayon des cieux, elles poussent si belles et s'épanouissent à la lumière ambiante?

«Ces semences dans leur noire nativité, l'abîme nous les cédera, fécondées d'une flamme infernale. Foulées dans des machines creuses, longues et rondes, à l'autre ouverture dilatées et embrasées par le toucher du feu, avec le bruit du tonnerre, elles enverront de loin à notre ennemi de tels instruments de désastre, qu'ils abîmeront, mettront en pièces tout ce qui s'élèvera à l'opposé; nos adversaires craindront que nous n'ayons désarmé le Dieu tonnant de son seul trait redoutable. Notre travail ne sera pas long; avant le lever du jour l'effet remplira notre attente. Cependant revivons! quittons la frayeur: à la force et à l'habileté réunies songeons que rien n'est difficile, encore moins désespéré.»—

«Il dit: ses paroles firent briller leur visage abattu et ravivèrent leur languissante espérance. Tous admirent l'invention; chacun s'étonne de n'avoir pas été l'inventeur; tant paraît aisée une fois trouvée, la chose qui non trouvée aurait été crue impossible! Par hasard, dans les jours futurs (si la malice doit abonder), quelqu'un de ta race, ô Adam, appliqué à la perversité, ou inspiré par une machination diabolique, pourrait inventer un pareil instrument pour désoler les fils des hommes entraînés par le péché à la guerre et au meurtre.

«Les démons sans délai, volent du conseil à l'ouvrage; nul ne demeura discourant; d'innombrables mains sont prêtes; en un moment ils retournent largement le sol céleste, et ils aperçoivent dessous les rudiments de la nature dans leur conception brute; ils rencontrent les écumes sulfureuses et nitreuses, les marient, et par un art subtil les réduisent, adustes et cuites, en grains noirs, et les mettent en réserve.

«Les uns fouillent les veines cachées des métaux et des pierres (cette terre a des entrailles assez semblables) pour y trouver leurs machines et leurs balles, messagères de ruine; les autres se pourvoient de roseaux allumés, pernicieux par le seul toucher du feu. Ainsi avant le point du jour ils finirent tout en secret, la nuit le sachant, et se rangèrent en ordre avec une silencieuse circonspection, sans être aperçus.

«Dès que le bel et matinal orient apparut dans le ciel, les anges victorieux se levèrent, et la trompette du matin chanta: Aux armes! Ils prirent leurs rangs en panoplie d'or; troupe resplendissante, bientôt réunie. Quelques-uns du haut des collines de l'aurore, regardent alentour; et des éclaireurs légèrement armés rôdent de tous côtés dans chaque quartier, pour découvrir le distant ennemi, pour savoir dans quel lieu il a campé ou fui, si pour combattre il est en mouvement, ou fait halte. Bientôt ils le rencontrèrent bannières déployées, s'approchant en bataillon lent, mais serré. En arrière, d'une vitesse extrême, Zophiel, des chérubins l'aile la plus rapide, vient volant et crie du milieu des airs:

«—Aux armes, guerriers! aux armes pour le combat! l'ennemi est près; ceux que nous croyions en fuite nous épargneront, ce jour une longue poursuite: ne craignez pas qu'ils fuient; ils viennent aussi épais qu'une nuée, et je vois fixée sur leur visage la morne résolution et la confiance. Que chacun endosse bien sa cuirasse de diamant, que chacun enfonce bien son casque, que chacun embrasse fortement son large bouclier, baissé ou levé; car ce jour, si j'en crois mes conjectures, ne répandra pas une bruine, mais un orage retentissant de flèches barbelées de feu.»—

«Ainsi Zophiel avertissait ceux qui d'eux-mêmes étaient sur leurs gardes. En ordre, libres de toutes entraves, s'empressant sans trouble, ils vont au cri d'alarme, et s'avancent en bataille. Quand voici venir à peu de distance, à pas pesants, l'ennemi s'approchant épais et vaste, tramant dans un carré creux ses machines diaboliques enfermées de tous côtés par des escadrons profonds qui voilaient la fraude. Les deux armées s'apercevant, s'arrêtent quelque temps; mais soudain Satan parut à la tête de la sienne, et fut entendu commandant ainsi à haute voix:

«—Avant-garde! à droite et à gauche, déployez votre front, afin que tous ceux qui nous haïssent puissent voir combien nous cherchons la paix et la conciliation, combien nous sommes prêts à les recevoir à cœur ouvert, s'ils accueillent nos ouvertures, et s'ils ne nous tournent pas le dos méchamment; mais je le crains. Cependant témoin le ciel!... ô ciel, sois témoin à cette heure, que nous déchargeons franchement notre cœur! Vous qui, désignés, vous tenez debout, acquittez-vous de votre charge; touchez brièvement ce que nous proposons, et haut, que tous puissent entendre.»—

«Ainsi se raillant en termes ambigus, à peine a-t-il fini de parler, qu'à droite et à gauche le front se divise, et sur l'un et l'autre flanc se retire: à nos yeux se découvre, chose nouvelle et étrange! un triple rang de colonnes de bronze, de fer, de pierre, posées sur des roues, car elles auraient ressemblé beaucoup à des colonnes ou à des corps creux faits de chêne ou de sapin émondé dans le bois, ou abattu sur la montagne, si le hideux orifice de leur bouche n'eût bâillé largement devant nous, pronostiquant une fausse trêve. Derrière chaque pièce se tenait un séraphin; dans sa main se balançait un roseau allumé, tandis que nous demeurions en suspens, réunis et préoccupés dans nos pensées.

«Ce ne fut pas long: car soudain tous à la fois les séraphins étendent leurs roseaux, et les appliquent à une ouverture étroite qu'ils touchent légèrement. À l'instant tout le ciel apparut en flammes, mais aussitôt obscurci par la fumée, flammes vomies de ces machines à la gorge profonde, dont le rugissement effondrait l'air avec un bruit furieux, et déchirait toutes ses entrailles, dégorgeant leur surabondance infernale, des tonnerres ramés, des grêles de globes de fer. Dirigés contre l'ost victorieux, ils frappent avec une furie tellement impétueuse, que ceux qu'ils touchent ne peuvent rester debout, bien qu'autrement ils seraient restés fermes comme des rochers. Ils tombent par milliers, l'ange roulé sur l'archange, et plus vite encore à cause de leurs armes: désarmés ils auraient pu aisément, comme esprits, s'échapper rapides par une prompte contraction ou par un déplacement; mais alors il s'ensuivit une honteuse dispersion, et une déroute forcée. Il ne leur servit de rien de relâcher leurs files serrées: que pouvaient-ils faire? Se précipiteraient-ils en avant? Une répulsion nouvelle, une indécente chute répétée les feraient mépriser davantage et les rendraient la risée de leurs ennemis; car on apercevait rangée une autre ligne de séraphins, en posture de faire éclater leur second tir de foudre: reculer battus, c'est ce qu'abhorraient le plus les anges fidèles. Satan vit leur détresse, et s'adressant en dérision à ses compagnons:

«—Amis, pourquoi ces superbes vainqueurs ne marchent-ils pas en avant? Tout à l'heure ils s'avançaient fiers, et quand, pour les bien recevoir avec un front et un cœur ouverts (que pouvons-nous faire de plus?), nous leur proposons des termes d'accommodement, soudain ils changent d'idées, ils fuient, et tombent dans d'étranges folies, comme s'ils voulaient danser! Toutefois pour une danse ils semblent un peu extravagants et sauvages; peut-être est-ce de joie de la paix offerte. Mais je suppose que si une fois de plus nos propositions étaient entendues, nous les pourrions contraindre à une prompte résolution.»—

«Bélial, sur le même ton de plaisanterie:

«—Général, les termes d'accommodement que nous leur avons envoyés sont des termes de poids, d'un contenu solide, et pleins d'une force qui porte coup. Ils sont tels, comme nous pouvons le voir, que tous en ont été amusés et plusieurs étourdis; celui qui les reçoit en face est dans la nécessité, de la tête aux pieds, de les bien comprendre; s'ils ne sont pas compris, ils ont du moins l'avantage de nous faire connaître quand nos ennemis ne marchent pas droit.»—

«Ainsi, dans une veine de gaieté, ils bouffonnaient entre eux, élevés dans leurs pensées au-dessus de toute incertitude de victoire: ils présumaient si facile d'égaler par leurs inventions l'éternel Pouvoir, qu'ils méprisaient son tonnerre, et qu'ils riaient de son armée tandis qu'elle resta dans le trouble. Elle n'y resta pas longtemps: la rage inspira enfin les légions fidèles, et leur trouva des armes à opposer à cet infernal malheur.

«Aussitôt (admire l'excellence et la force que Dieu a mises dans ses anges puissants!) ils jettent au loin leurs armes; légers comme le sillon de l'éclair, ils courent, ils volent aux collines (car la terre tient du ciel cette variété agréable de colline et de vallée); ils les ébranlent en les secouant çà et là dans leurs fondements, arrachent les montagnes avec tout leur poids, rochers, fleuves, forêts, et les enlevant par leurs têtes chevelues, les portent dans leurs mains. L'étonnement et, sois-en sûr, la terreur, saisirent les rebelles quand venant si redoutables vers eux, ils virent le fond des montagnes tourné en haut, jusqu'à ce que lancées sur le triple rang des machines maudites, ces machines et toute la confiance des ennemis furent profondément ensevelies sous le faix de ces monts. Les ennemis eux-mêmes furent envahis après; au-dessus de leurs têtes volaient de grands promontoires qui venaient dans l'air répandant l'ombre, et accablaient des légions entières armées. Leurs armures accroissaient leur souffrance: leur substance, enfermée dedans, était écrasée et broyée, ce qui les travaillait d'implacables tourments et leur arrachait des gémissements douloureux. Longtemps ils luttèrent sous cette masse avant de pouvoir s'évaporer d'une telle prison, quoique esprits de la plus pure lumière; la plus pure naguère, maintenant devenue grossière par le péché.

«Le reste de leurs compagnons, nous imitant, saisit de pareilles armes, et arracha les coteaux voisins: ainsi les monts rencontrent dans l'air les monts lancés de part et d'autre avec une projection funeste, de sorte que sous la terre on combat dans une ombre effrayante; bruit infernal! La guerre ressemble à des jeux publics, auprès de cette rumeur. Une horrible confusion entassée sur la confusion s'éleva, et alors tout le ciel serait allé en débris et se serait couvert de ruines, si le Père tout-puissant, qui siège enfermé dans son inviolable sanctuaire des cieux, pesant l'ensemble des choses, n'avait prévu ce tumulte et n'avait tout permis pour accomplir son grand dessein: honorer son Fils consacré, vengé de ses ennemis, et déclarer que tout pouvoir lui était transféré. À ce Fils, assesseur de son trône, il adresse ainsi la parole:

«—Splendeur de ma gloire, Fils bien aimé, Fils sur le visage duquel est vu visiblement ce que je suis invisible dans ma divinité, toi dont la main exécute ce que je fais par décret, seconde omnipotence! deux jours sont déjà passés (deux jours tels que nous comptons les jours du ciel) depuis que Michel est parti avec ses puissances pour dompter ces désobéissants. Le combat a été violent, comme il était très-probable qu'il le serait, quand deux pareils ennemis se rencontrent en armes: car je les ai laissés à eux-mêmes, et tu sais qu'à leur création je les fis égaux, et que le péché seul les a dépareillés, lequel encore a opéré insensiblement, car je suspends leur arrêt: dans un perpétuel combat il leur faudrait donc nécessairement demeurer sans fin, et aucune solution ne serait trouvée. «La guerre lassée a accompli ce que la guerre peut faire, et elle a lâché les rênes à une fureur désordonnée, se servant de montagnes pour armes; œuvre étrange dans le ciel et dangereuse à toute la nature. Deux jours se sont donc écoulés; le troisième est tien: à toi je l'ai destiné, et j'ai pris patience jusque ici afin que la gloire de terminer cette grande guerre t'appartienne, puisque nul autre que toi ne la peut finir. En toi j'ai transfusé une vertu, une grâce si immense, que tous, au ciel et dans l'enfer, puissent connaître ta force incomparable: cette commotion perverse ainsi apaisée, manifestera que tu es le plus digne d'être héritier de toutes choses, d'être héritier et d'être roi par l'onction sainte, ton droit mérité. Va donc, toi, le plus puissant dans la puissance de ton Père; monte sur mon chariot, guide les roues rapides qui ébranlent les bases du ciel; emporte toute ma guerre, mon arc et mon tonnerre; revêts mes toutes-puissantes armes, suspends mon épée à ta forte cuisse. Poursuis ces fils des ténèbres, chasse-les de toutes les limites du ciel dans l'abîme extérieur. Là, qu'ils apprennent, puisque cela leur plaît, à mépriser Dieu, et le Messie son roi consacré.»—

«Il dit, et sur son Fils ses rayons directs brillent en plein; lui reçut ineffablement sur son visage tout son Père pleinement exprimé, et la Divinité filiale répondit ainsi:

«Ô Père, ô Souverain des Trônes célestes! le Premier, le Très-Haut, le Très-Saint, le Meilleur! tu as toujours cherché à glorifier ton Fils; moi, toujours à te glorifier, comme il est très-juste. Ceci est ma gloire, mon élévation, et toute ma félicité, que, te complaisant en moi, tu déclares ta volonté accomplie: l'accomplir est tout mon bonheur. Le sceptre et le pouvoir, ton présent, je les accepte, et avec plus de joie je te les rendrai, lorsqu'à la fin des temps tu seras tout en tout, et moi en toi pour toujours, et en moi tous ceux que tu aimes.

«Mais celui que tu hais, je le hais, et je puis me revêtir de tes terreurs, comme je me revêts de tes miséricordes, image de toi en toutes choses. Armé de ta puissance, j'affranchirai bientôt le ciel de ces rebelles, précipités dans leur mauvaise demeure préparée; ils seront livrés à des chaînes de ténèbres et au ver qui ne meurt point, ces méchants qui ont pu se révolter contre l'obéissance qui t'est due, toi à qui obéir est la félicité suprême! Alors ces saints, sans mélange, et séparés loin des impurs, entoureront ta montagne sacrée, te chanteront des alleluia sincères, des hymnes de haute louange, et avec eux, moi leur chef.»—

«Il dit: s'inclinant sur son sceptre, il se leva de la droite de gloire où il siège: et le troisième matin sacré perçant à travers le ciel, commençait à briller. Soudain s'élance, avec le bruit d'un tourbillon, le chariot de la Divinité paternelle, jetant d'épaisses flammes, roues dans les roues, char non tiré moins animé d'un esprit, et escorté de quatre formes de chérubins. Ces figures ont chacune quatre faces surprenantes; tout leur corps et leurs ailes sont semés d'yeux semblables à des étoiles; les roues de béril ont aussi des yeux, et dans leur course le feu en sort de tous côtés. Sur leurs têtes est un firmament de cristal où s'élève un trône de saphir marqueté d'ambre pur et des couleurs de l'arc pluvieux.

«Tout armé de la panoplie céleste du radieux Urim, ouvrage divinement travaillé, le Fils monte sur ce char. À sa main droite est assise la Victoire aux ailes d'aigle; à son côté pendent son arc et son carquois rempli de trois carreaux de foudre; et autour de lui roulent des flots furieux de fumée, de flammes belliqueuses et d'étincelles terribles.

«Accompagné de dix mille saints il s'avance: sa venue brille au loin, et vingt mille chariots de Dieu (j'en ai ouï compter le nombre) sont vus à l'un et à l'autre de ses côtés. Lui, sur les ailes des chérubins, est porté sublime dans le ciel de cristal, sur un trône de saphir éclatant au loin. Mais les siens l'aperçurent les premiers; une joie inattendue les surprit quand flamboya, porté par des anges, le grand étendard du Messie, son signe dans le ciel. Sous cet étendard Michel réunit aussitôt ses bataillons, répandus sur les deux ailes, et sous leur chef ils ne forment plus qu'un seul corps.

«Devant le Fils la puissance divine préparait son chemin: à son ordre les montagnes déracinées se retirèrent chacune à leur place, elles entendirent sa voix, s'en allèrent obéissantes; le ciel renouvelé reprit sa face accoutumée, et avec de fraîches fleurs la colline et le vallon sourirent.

«Ils virent cela les malheureux ennemis; mais ils demeurèrent endurcis, et pour un combat rebelle rallièrent leurs puissances: insensés! concevant l'espérance du désespoir! Tant de perversité peut-elle habiter dans des esprits célestes! Mais pour convaincre l'orgueilleux à quoi servent les prodiges, ou quelles merveilles peuvent porter l'opiniâtre à céder? Ils s'obstineront davantage par ce qui devait le plus les ramener; désolés de la gloire du Fils, à cette vue l'envie les saisit; aspirant à sa hauteur, ils se remirent fièrement en bataille, résolus par force ou par fraude de réussir et de prévaloir à la fin contre Dieu et son Messie, ou de tomber dans une dernière et universelle ruine: maintenant ils se préparent au combat décisif, dédaignant la fuite ou une lâche retraite, quand le grand Fils de Dieu à toute son armée, rangée à sa droite et à sa gauche parla ainsi:

«—Restez toujours tranquilles dans cet ordre brillant, vous, saints; restez ici, vous, anges armés; ce jour reposez-vous de la bataille. Fidèle a été votre vie guerrière, et elle est acceptée de Dieu; sans crainte dans sa cause juste, ce que vous avez reçu vous avez employé invinciblement. Mais le châtiment de cette bande maudite appartient à un autre bras: la vengeance est à lui, ou à celui qu'il en a seul chargé. Ni le nombre ni la multitude ne sont appelés à l'œuvre de ce jour; demeurez seulement et contemplez l'indignation de Dieu, versée par moi sur ces impies. Ce n'est pas vous, c'est moi, qu'ils ont méprisé, moi qu'ils ont envié; contre moi est toute leur rage, parce que le Père, à qui, dans le royaume suprême du ciel, la puissance et la gloire appartiennent, m'a honoré selon sa volonté. C'est donc pour cela qu'il m'a chargé de leur jugement, afin qu'ils aient ce qu'ils souhaitent, l'occasion d'essayer avec moi, dans le combat qui est le plus fort, d'eux contre moi, ou de moi seul contre eux. Puisqu'ils mesurent tout par la force, qu'ils ne sont jaloux d'aucune autre supériorité, que peu leur importe qui les surpasse autrement, je consens à n'avoir pas avec eux d'autre dispute.»—

«Ainsi parla le Fils, et en terreur changea sa contenance, trop sévère pour être regardée; rempli de colère, il marche à ses ennemis. Les quatre figures déploient à la fois leurs ailes étoilées avec une ombre formidable et continue; et les orbes de son char de feu roulèrent avec le fracas du torrent des grandes eaux, ou d'une nombreuse armée. Lui sur ses impies adversaires fond droit en avant, sombre comme la nuit. Sous ses roues brûlantes, l'immobile Empyrée trembla dans tout son entier; tout excepté le trône même de Dieu. Bientôt il arrive au milieu d'eux; dans sa main droite tenant dix mille tonnerres, il les envoie devant lui tels qu'ils percent de plaies les âmes des rebelles. Étonnés, ils cessent toute résistance, ils perdent tout courage: leurs armes inutiles tombent. Sur les boucliers et les casques, et les têtes des Trônes et des puissants séraphins prosternés, le Messie passe; ils souhaitent alors que les montagnes soient encore jetées sur eux comme un abri contre sa colère! Non moins tempestueuses, des deux côtés ses flèches partent des quatre figures à quatre visages semés d'yeux, et sont jetées par les roues vivantes également semées d'une multitude d'yeux. Un esprit gouvernait ses roues; chaque œil lançait des éclairs, et dardait parmi les maudits une pernicieuse flamme qui flétrissait toute leur force, desséchait leur vigueur accoutumée, et les laissait épuisés, découragés, désolés, tombés. Encore le Fils de Dieu n'employa-t-il pas la moitié de sa force, mais retint à moitié son tonnerre; car son dessein n'était pas de les détruire, mais de les déraciner du ciel. Il releva ceux qui étaient abattus, et comme une horde de boucs, ou un troupeau timide pressé ensemble, il les chasse devant lui foudroyé par les Terreurs et les Furies, jusqu'aux limites et à la muraille de cristal du ciel. Le ciel s'ouvre, se roule en dedans, et laisse à découvert par une brèche spacieuse l'abîme dévasté. Cette vue monstrueuse les frappe d'horreur; ils reculent, mais une horreur bien plus grande les repousse: tête baissée, ils se jettent eux-mêmes en bas du bord du ciel: la colère éternelle brûle après eux dans le gouffre sans fond.

«L'Enfer entendit le bruit épouvantable; l'enfer vit le ciel croulant du ciel: il aurait fui effrayé; mais l'inflexible destin avait jeté trop profondément ses bases ténébreuses, et l'avait trop fortement lié.

«Neuf jours ils tombèrent; le chaos confondu rugit, et sentit une décuple confusion dans leur chute à travers sa féroce anarchie; tant cette énorme déroute l'encombra de ruines! L'enfer béant les reçut tous enfin, et se referma sur eux; l'enfer, leur convenable demeure, l'enfer pénétré d'un feu inextinguible; maison de malheur et de tourment. Le ciel soulagé se réjouit; il répara bientôt la brèche de sa muraille, en retournant au lieu d'où il s'était replié.

«Seul vainqueur par l'expulsion de ses ennemis, le Messie ramena son char de triomphe. Tous ses saints, qui silencieux furent témoins oculaires de ses actes tout-puissants, pleins d'allégresse au-devant de lui s'avancèrent; et dans leur marche, ombragés de palmes, chaque brillante hiérarchie chantait le triomphe, le chantait, lui, Roi victorieux, Fils, Héritier et Seigneur. À lui tout pouvoir est donné; de régner il est le plus digne!

«Célébré, il passe triomphant au milieu du ciel, dans les parvis et dans le temple de son Père tout-puissant élevé sur un trône; son Père le reçut dans la gloire où maintenant il est assis à la droite de la béatitude.

«C'est ainsi que (mesurant les choses du ciel aux choses de la terre), à ta demande, ô Adam, et pour que tu sois en garde par ce qui s'est passé, je t'ai révélé ce qui autrement aurait pu demeurer caché à la race humaine: la discorde survenue et la guerre dans le ciel entre les puissances angéliques, et la chute profonde de ceux qui, aspirant trop haut, se révoltèrent avec Satan: il est maintenant jaloux de ton état, et complote pour te détourner aussi de l'obéissance, afin qu'avec lui privé de félicité, tu partages son châtiment, l'éternelle misère. Ce serait toute sa consolation et sa vengeance s'il pouvait, comme une peine faite au Très-Haut, t'obtenir une fois pour compagnon de son malheur. Mais ne prête pas l'oreille à ses tentations; avertis ta plus faible; profite d'avoir appris d'un exemple terrible la récompense de la désobéissance: ils auraient pu demeurer fermes, cependant ils tombèrent: qu'il t'en souvienne, et crains de transgresser.»


LIVRE SEPTIÈME

ARGUMENT

Raphaël, à la demande d'Adam, raconte comment et pourquoi ce monde a été d'abord créé: Dieu, ayant expulsé du ciel Satan et ses anges, déclara que son plaisir était de créer un autre monde et d'autres créatures pour y habiter. Il envoie son Fils dans la gloire et avec un cortège d'anges, pour accomplir l'œuvre de la création en six jours. Les anges célèbrent par des cantiques cette création et la réascension du Fils au ciel.


Descends du ciel, Uranie, si de ce nom tu es justement appelée! En suivant ta voix divine, j'ai pris mon essor au-dessus de l'Olympe, au-dessus du vol de l'aile de Pégase. Ce n'est pas le nom, c'est le sens de ce nom que j'invoque; car tu n'es pas une des neuf Muses, et tu n'habites pas le sommet du vieil Olympe; mais née du ciel, avant que les collines parussent ou que la fontaine coulât, tu conversais avec l'éternelle Sagesse, la Sagesse ta sœur, et tu jouais avec elle en présence du Père tout-puissant, qui se plaisait à ton chant céleste. Enlevé par toi, je me suis hasardé dans le ciel des deux, moi hôte de la terre, et j'ai respiré l'air de l'empyrée que tu tempérais: avec la même sûreté guide en bas, rends-moi à mon élément natal, de peur que, démonté par ce coursier volant sans frein (comme autrefois Bellérophon dans une région plus abaissée), je ne tombe sur le champ Alcien, pour y errer égaré et abandonné.

La moitié de mon sujet reste encore à chanter, mais dans les bornes plus étroites de la sphère diurne et visible. Arrêté sur la terre, non ravi au-dessus du pôle, je chanterai plus sûrement d'une voix mortelle; elle n'est devenue ni enrouée ni muette, quoique je sois tombé dans de mauvais jours, dans de mauvais jours quoique tombé parmi des langues mauvaises, parmi les ténèbres et la solitude, et entouré de périls. Cependant je ne suis pas seul, lorsque la nuit tu visites mes sommeils, ou lorsque le matin empourpre l'orient.

Préside toujours à mes chants, Uranie! et trouve un auditoire convenable, quoique peu nombreux. Mais chasse au loin la barbare dissonance de Bacchus et de ses amis de la joie; race de cette horde forcenée qui déchira le barde de la Thrace sur le Rhodope, où l'oreille des bois et des rochers était ravie, jusqu'à ce que la clameur sauvage eut noyé la harpe et la voix: la muse ne put défendre son fils. Tu ne manqueras pas ainsi, Uranie, à celui qui t'implore; car toi, tu es un songe céleste, elle un songe vain.

Dis, ô déesse, ce qui suivit après que Raphaël, l'archange affable, eut averti Adam de se garder de l'apostasie, par l'exemple terrible de ce qui arriva dans le ciel à ces apostats, de peur qu'il n'en arrivât de même dans le paradis à Adam et à sa race (chargés de ne pas toucher à l'arbre interdit), s'ils transgressaient et méprisaient ce seul commandement si facile à observer, au milieu du choix de tous les autres goûts qui pouvaient plaire à leurs appétits, quel qu'en fût le caprice.

Adam, avec Ève sa compagne, avait écouté attentivement l'histoire; il était rempli d'admiration et plongé dans une profonde rêverie en écoutant des choses si élevées et si étranges; choses à leur pensée si inimaginables, la haine dans le ciel, la guerre si près de la paix de Dieu dans le bonheur, avec une telle confusion! Mais bientôt le mal chassé retombait comme un déluge sur ceux dont il avait jailli, impossible à mêler à la béatitude.

Maintenant Adam réprima bientôt les doutes qui s'élevaient dans son cœur, et il est conduit (encore sans péché) par le désir de connaître ce qui le touche de plus près: comment ce monde visible du ciel et de la terre commença; quand et d'où il fut créé; pour quelle cause; ce qui fut fait en dedans ou en dehors d'Éden, avec ce dont il a souvenir. Comme un homme de qui l'altération est à peine soulagée, suit de l'œil le cours du ruisseau dont le liquide murmure entendu excite une soif nouvelle, Adam procède de la sorte à interroger son hôte céleste:

«De grandes choses et pleines de merveilles, bien différentes de celles de ce monde, tu as révélées à nos oreilles, interprète divin, par faveur envoyé de l'empyrée pour nous avertir à temps de ce qui aurait pu causer notre perte, s'il nous eût été inconnu, l'humaine connaissance n'y pouvant atteindre. Nous devons des remerciements immortels à l'infinie bonté, et nous recevons son avertissement avec une résolution solennelle d'observer invariablement sa volonté souveraine, la fin de ce que nous sommes. Mais puisque tu as daigné avec complaisance nous faire part pour notre instruction de choses au-dessus de la pensée terrestre (choses qu'il nous importait de savoir comme il l'a semblé à la suprême sagesse); daigne maintenant descendre plus bas, et nous raconter ce qui peut-être il ne nous est pas moins utile de savoir: quand commença ce ciel que nous voyons si distant et si haut orné de feux mouvants et innombrables; qu'est-ce que cet air ambiant qui donne ou remplit tout espace, cet air largement répandu embrassant tout autour cette terre fleurie; quelle cause mut le Créateur, dans son saint repos de toute éternité, à bâtir si tard dans le chaos; et comment l'ouvrage commencé fut tôt achevé? S'il ne t'est pas défendu, tu peux nous dévoiler ce que nous demandons, non pour sonder les secrets de son éternel empire, mais pour glorifier d'autant plus ses œuvres que nous les connaîtrons davantage.

«Et la grande lumière du jour a encore à parcourir beaucoup de sa carrière, quoique déjà sur son déclin; suspendu dans le ciel, le soleil retenu par ta voix, écoute ta voix puissante; il s'arrêtera plus longtemps pour te ouïr raconter son origine, et le lever de la nature du sein du confus abîme. Ou si l'étoile du soir et la lune à ton audience se hâtent, la Nuit avec elle amènera le silence; le Sommeil en t'écoutant veillera, ou bien nous pourrons lui commander l'absence jusqu'à ce que ton chant finisse, et te renvoie avant que brille le matin.»

Ainsi Adam supplia son hôte illustre, et ainsi l'ange, semblable à un Dieu, lui répondit avec douceur:

«Que cette demande faite avec prudence te soit accordée; mais pour raconter les œuvres du Tout-Puissant, quelle parole, quelle langue de séraphin peuvent suffire, ou quel cœur d'homme suffirait à les comprendre? Cependant ce que tu peux atteindre, ce qui peut le mieux servir à glorifier le Créateur et à te rendre aussi plus heureux ne sera pas soustrait à ton oreille. J'ai reçu la commission d'en haut de répondre à ton désir de savoir, dans certaines limites: au-delà, abstiens-toi de demander; ne laisse pas tes propres imaginations espérer des choses non révélées, que le Roi invisible, seul omniscient, a ensevelies dans la nuit, incommunicables à personne sur la terre ou dans le ciel: assez reste en dehors de cela à chercher et à connaître. Mais la science est comme la nourriture; elle n'a pas moins besoin de tempérance pour en régler l'appétit et pour savoir en quelle mesure l'esprit la peut bien supporter; autrement elle oppresse par son excès et change bientôt la sagesse en folie, comme la nourriture en fumée.

«Sache donc: après que Lucifer (ainsi appelé parce qu'il brillait autrefois dans l'armée des anges plus que cette étoile parmi les étoiles) eut été précipité du ciel dans son lieu avec ses légions brûlantes, à travers l'abîme, le Fils étant retourné victorieux avec ses saints, le Tout-Puissant, éternel Père, contempla de son trône leur multitude, et parla de la sorte à son Fils:

«—Du moins notre jaloux ennemi s'est trompé, lui qui croyait que tous comme lui seraient rebelles: par leur secours il se flattait (nous une fois dépossédés) de saisir cette inaccessible et haute forteresse, siège de la Divinité suprême. Dans sa trahison il a entraîné plusieurs dont la place ici n'est plus connue. Cependant la plus grande partie, je le vois, garde toujours son poste: le ciel, peuplé encore, conserve un nombre suffisant d'habitants pour remplir ses royaumes, quoique vastes, pour fréquenter ce haut temple avec des observances dues et des rites solennels. Mais de peur que le cœur de l'ennemi ne s'enfle du mal déjà fait en dépeuplant le ciel (ce qu'il estime follement être un dommage pour moi), je puis réparer ce dommage, si c'en est un de perdre ce qui est perdu de soi-même. Dans un moment je créerai un autre monde; d'un seul homme je créerai une race d'hommes innombrables, pour habiter là, non ici, jusqu'à ce qu'élevés par degrés de mérite, éprouvés par une longue obéissance, ils s'ouvrent eux-mêmes enfin le chemin pour monter ici, et que la terre changée dans le ciel, et le ciel dans la terre, ne forme plus qu'un royaume, en joie et en union sans fin.

«En attendant, demeurez moins pressés, vous pouvoirs célestes; et toi mon Verbe, Fils engendré, par toi j'opère ceci: parle, et qu'il soit fait! Avec toi j'envoie ma puissance et mon esprit qui couvre tout de son ombre. Va et ordonne à l'abîme, dans des limites fixées, d'être terre et ciel. L'abîme est sans bornes, parce que je suis: l'infini est rempli par moi; l'espace n'est pas vide. Quoique je ne sois circonscrit dans aucune étendue, je me retire et n'étends pas partout ma bonté, qui est libre d'agir ou de n'agir pas. Nécessité et hasard n'approchent pas de moi; ce que je veux est destin.»

«Ainsi parla le Tout-Puissant, et ce qu'il avait dit, son Verbe, la divinité filiale, l'exécuta. Immédiats sont les actes de Dieu, plus rapides que le temps et le mouvement; mais à l'oreille humaine ils ne peuvent être dits que par la succession du discours, et dits de telle sorte que l'intelligence terrestre puisse les recevoir.

«Grand triomphe et grande réjouissance furent aux cieux, quand la volonté du Tout-Puissant entendue fut ainsi déclarée. Ils chantèrent:

«—Gloire au Très-Haut! bonne volonté aux hommes à venir, et paix dans leur demeure! Gloire à celui dont la juste colère vengeresse a chassé le méchant de sa vue et des habitations du juste! À lui gloire et louange dont la sagesse a ordonné de créer le bien du mal: au lieu des malins esprits, une race meilleure sera mise dans leur place vacante, et sa bonté se répandra dans des mondes et dans des siècles sans fin.»—

«Ainsi chantaient les hiérarchies.

«Cependant le Fils parut pour sa grande expédition, ceint de la toute-puissance, couronné des rayons de la majesté divine: la sagesse et l'amour immense, et tout son Père brillaient en lui. Autour de son char se répandaient sans nombre Chérubins, Séraphins, Potentats, Trônes, Vertus, esprits ailés, et les chars ailés de l'arsenal de Dieu: ces chars de toute antiquité placés par myriades entre deux montagnes d'airain, étaient réservés pour un jour solennel, tout prêts, harnachés, équipages célestes; maintenant ils se présentent spontanément (car en eux vit un esprit) pour faire cortège à leur Maître. Le ciel ouvrit, dans toute leur largeur, ses portes éternelles tournant sur leurs gonds d'or avec un son harmonieux, pour laisser passer le Roi de gloire dans son puissant Verbe et dans son Esprit, qui venait de créer de nouveaux mondes.

«Ils s'arrêtèrent tous sur le sol du ciel, et contemplèrent du bord l'incommensurable abîme, orageux comme une mer, sombre, dévasté, sauvage, bouleversé jusqu'au fond par des vents furieux, enflant des vagues comme des montagnes, pour assiéger la hauteur du ciel et pour confondre le centre avec le pôle.

«—Silence, vous, vagues troublées! et toi, abîme, paix! dit le Verbe qui fait tout; cessez vos discordes!»—

«Il ne s'arrêta point, mais enlevé sur les ailes des Chérubins, plein de la gloire paternelle, il entra dans le chaos et dans le monde qui n'était pas né; car le chaos entendit sa voix: le cortège des anges le suivait dans une procession brillante, pour voir la création et les merveilles de sa puissance. Alors il arrête les roues ardentes, et prend dans sa main le compas d'or, préparé dans l'éternel trésor de Dieu, pour tracer la circonférence de cet univers et de toutes les choses créées. Une pointe de ce compas il appuie au centre, et tourne l'autre dans la vaste et obscure profondeur, et il dit:

«—Jusque-là étends-toi, jusque-là vont tes limites; que ceci soit ton exacte circonférence, ô monde!»—

«Ainsi Dieu créa le ciel, ainsi il créa la terre; matière informe et vide. De profondes ténèbres couvraient l'abîme: mais sur le calme des eaux l'Esprit de Dieu étendit ses ailes paternelles, et infusa la vertu vitale et la chaleur vitale à travers la masse fluide; mais il précipita en bas la lie noire, tartaréenne, froide, infernale, opposée à la vie. Alors il réunit, alors il engloba les choses semblables avec les choses semblables; il répartit le reste en plusieurs places, et étendit l'air entre les objets: la terre, d'elle-même balancée, sur son centre posa.

«—Que la lumière soit»! dit Dieu.—

«Soudain la lumière éthérée, première des choses, quintessence pure, jaillit de l'abîme, et partie de son orient natal, elle commença à voyager à travers l'obscurité aérienne, enfermée dans un nuage sphérique rayonnant, car le soleil n'était pas encore: dans ce nuageux tabernacle elle séjourna quelque temps.

«Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres par hémisphère: il donna à la lumière le nom de jour, et aux ténèbres le nom de nuit. Et du soir et du matin se fit le premier jour. Il ne passa pas sans être célébré, ce jour, sans être chanté par les chœurs célestes, lorsqu'ils virent l'orient pour la première fois exhalant la lumière des ténèbres; jour de naissance du ciel et de la terre. Ils remplirent de cris de joie et d'acclamations l'orbe universel! ils touchèrent leurs harpes d'or, glorifiant par des hymnes Dieu et ses œuvres: ils le chantèrent Créateur quand le premier soir fut, et quand fut le premier matin.

«Dieu dit derechef:

«—Que le firmament soit au milieu des eaux, et qu'il sépare les eaux d'avec les eaux.»—

«Et Dieu fit le firmament, étendue d'air élémentaire, liquide, pur, transparent, répandu en circonférence jusqu'à la convexité la plus reculée de son grand cercle; division ferme et sûre, séparant les eaux inférieures de celles qui sont au-dessus. Car, ainsi que la terre, Dieu bâtit le monde sur les eaux calmes circonfluentes, dans un large océan de cristal, et fort éloigné du bruyant désordre du chaos, de peur que ses rudes extrémités contiguës ne dérangeassent la structure entière de ce monde; et Dieu donna au firmament le nom de ciel. Ainsi du soir et du matin, le chœur chanta le second jour.

«La terre était créée, mais encore ensevelie, embryon prématuré, dans les entrailles des eaux; elle n'apparaissait pas: sur toute la surface de la terre le plein océan s'étendit, non inutile, car par une humidité tiède et prolifique, attendrissant tout le globe de la terre, il faisait fermenter cette mère commune pour qu'elle pût concevoir, saturée d'une moiteur vivifiante.

«Dieu dit alors:—«Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent dans un seul lieu, et que l'élément aride paraisse.»—

«Aussitôt apparaissent deux montagnes énormes, émergentes, et leurs larges dos pelés se soulevant jusqu'aux nues; leurs têtes montent dans le ciel. Aussi hautes que s'élevèrent les collines intumescentes, aussi bas s'abaissa un bassin creux et profond, ample lit des eaux. Elles y courent avec une précipitation joyeuse, enroulées comme des gouttes sur la poussière, qui se forment en globules par l'aridité. Une partie de ces eaux avec hâte s'élève en mur de cristal, ou en montagne à pic: telle fut la vitesse que le grand commandement imprima aux flots agiles. Comme des armées, à l'appel des trompettes (car tu as entendu parler d'armées), s'attroupent autour de leurs étendards, ainsi la multitude liquide roule vague sur vague là où elle trouve une issue, dans la pente escarpée torrent impétueux, dans la plaine courant paisible. Ni les rochers ni les collines n'arrêtent ces ondes; mais sous la terre, ou en longs circuits promenant leurs sinueuses erreurs, elles se frayent un chemin, et percent dans le sol limoneux de profonds canaux; chose facile avant que Dieu eût ordonné à la terre de devenir sèche partout, excepté entre ces bords où coulent aujourd'hui les fleuves qui entraînent incessamment leur humide cortège.

«Dieu appela terre l'élément aride, et le grand réservoir des eaux rassemblées il l'appela mer; il vit que cela était bon, et dit:

«—Que la terre produise de l'herbe verte, l'herbe qui porte de la graine, et les arbres fruitiers qui portent des fruits, chacun selon son espèce, et qui renferment leur semence en eux-mêmes sur la terre.»—

«À peine a-t-il parlé que la terre nue (jusqu'alors déserte et chauve, sans ornement, désagréable à la vue), poussa une herbe tendre qui revêtit universellement sa surface d'une charmante verdure; alors les plantes de différentes feuilles, qui soudain fleurirent en déployant leurs couleurs variées, égayèrent son sein suavement parfumé. Et celles-ci étaient à peine épanouies que la vigne fleurit, chargée d'une multitude de grappes; la courge enflée rampa, le chalumeau du blé se rangea en bataille dans son champ, l'humble buisson et l'arbrisseau mêlèrent leur chevelure hérissée. Enfin s'élevèrent, comme en cadence, les arbres majestueux, et ils déployèrent leurs branches surchargées, enrichies de fruits ou emperlées de fleurs. Les collines se couronnèrent de hautes forêts; les vallées et les fontaines de touffes de bois; les fleuves de bordures le long de leur cours. La terre à présent parut un ciel, séjour où les dieux pouvaient habiter, errer avec délices, et se plaire à fréquenter ses sacrés ombrages.

«Cependant Dieu n'avait pas encore fait tomber la pluie sur la terre, et il n'y avait encore aucun homme pour labourer les champs; mais il s'élevait du sol une vapeur de rosée qui humectait toute la terre, et toutes les plantes des champs, que Dieu créa avant qu'elles fussent dans la terre, toutes les herbes avant qu'elles grandissent sur la verte tige. Dieu vit que cela était bon. Et le soir et le matin célébrèrent le troisième jour. «Le Tout-Puissant parla encore:

«—Que des corps de lumière soient faits dans la haute étendue du ciel, afin qu'ils séparent le jour de la nuit; et qu'ils servent de signes pour les saisons et pour les jours et le cours des années, et qu'ils soient pour flambeaux; comme je l'ordonne, leur office dans le firmament du ciel sera de donner la lumière à la terre!»—Et cela fut fait ainsi.

«Et Dieu fit deux grands corps lumineux (grands par leur utilité pour l'homme), le plus grand pour présider au jour, le plus petit pour présider à la nuit. Et il fit les étoiles, et les mit dans le firmament du ciel pour illuminer la terre, et pour régler le jour, et pour régler la nuit dans leur vicissitude, et pour séparer la lumière d'avec les ténèbres. Dieu vit, en contemplant son grand ouvrage que cela était bon.

«Car le soleil, sphère puissante, fut celui des corps célestes qu'il fit le premier, non lumineux d'abord, quoique de substance éthérée. Ensuite il forma la lune globuleuse et les étoiles de toutes grandeurs, et il sema le ciel d'étoiles comme un champ. Il prit la plus grande partie de la lumière dans son tabernacle de nuée, il la transplanta et la plaça dans l'orbe du soleil, fait poreux pour recevoir et boire la lumière liquide, fait compacte pour retenir ses rayons recueillis, aujourd'hui grand palais de la lumière. Là, comme à leur fontaine, les autres astres se réparant, puisent la lumière dans leurs urnes d'or, et c'est là que la planète du matin dore ses cornes. Par impression ou par réflexion ces astres augmentent leur petite propriété, bien que, si loin de l'œil humain, on ne les voie que diminués. D'abord dans son orient se montra le glorieux flambeau, régent du jour; il investit tout l'horizon de rayons étincelants, joyeux de courir vers son occident sur le grand chemin du ciel: le pâle crépuscule et les pléiades formaient des danses devant lui, répandant une bénigne influence.

«Moins éclatante, mais à l'opposite, sur le même niveau dans l'ouest, la lune était suspendue; miroir du soleil, elle en emprunte la lumière sur sa pleine face; dans cet aspect, elle n'avait besoin d'aucune autre lumière, et elle garda cette distance jusqu'à la nuit; alors elle brilla à son tour dans l'orient, sa révolution étant accomplie sur le grand axe des cieux; elle régna dans son divisible empire avec mille plus petites lumières, avec mille et mille étoiles! Elles apparurent alors semant de paillettes l'hémisphère qu'ornaient pour la première fois leurs luminaires radieux qui se couchèrent et se levèrent. Le joyeux soir et le joyeux matin couronnèrent le quatrième jour.

«Et Dieu dit:

«—Que les eaux engendrent les reptiles, abondants en frai, créatures vivantes. Et que les oiseaux volent au dessus de la terre, les ailes déployées sous le firmament ouvert du ciel.»—

«Et Dieu créa les grandes baleines et tous les animaux qui ont la vie, tous ceux qui glissent dans les eaux et qu'elles produisent abondamment chacun selon leurs espèces; il créa aussi les oiseaux pourvus d'ailes, chacun selon son espèce; et il vit que cela était bon, et il les bénit en disant:

«—Croissez et multipliez; remplissez les eaux de la mer, des lacs et des rivières; que les oiseaux se multiplient sur la terre.»—

«Aussitôt les détroits et les mers, chaque golfe et chaque baie, fourmillent de frai innombrable et d'une multitude de poissons qui, avec leurs nageoires et leurs brillantes écailles, glissent sous la verte vague; leurs troupes forment souvent des bancs au milieu de la mer. Ceux-ci, solitaires ou avec leurs compagnons, broutent l'algue leur pâturage, et s'égarent dans des grottes de corail, ou se jouant, éclair rapide, montrent au soleil leur robe ondée parsemée de gouttes d'or; ceux-là, à l'aise dans leur coquille de nacre, attendent leur humide aliment, ou, dans une armure qui les couvre, épient leur proie sous les rochers.

«Le veau marin et les dauphins voûtés folâtrent sur l'eau calme; des poissons d'une masse prodigieuse, d'un port énorme, se vautrant pesamment, font une tempête dans l'océan. Là Léviathan, la plus grande des créatures vivantes, étendu sur l'abîme comme un promontoire, dort ou nage, et semble une terre mobile; ses ouïes attirent en dedans et ses naseaux rejettent en dehors une mer.

«Cependant, les antres tièdes, les marais, les rivages, font éclore leur couvée nombreuse de l'œuf qui bientôt se brisant, laisse apercevoir par une favorable fracture les petits tout nus; bientôt emplumés, et en état de voler, ils ont toutes leurs ailes; et avec un cri de triomphe, prenant l'essor dans l'air sublime, ils dédaignent la terre qu'ils voient en perspective sous un nuage. Ici l'aigle et la cigogne, sur les roches escarpées et sur la cime des cèdres, bâtissent leurs aires.

«Une partie des oiseaux plane indolemment dans la région de l'air; d'autres plus sages, formant une figure, tracent leur chemin en commun; intelligents des saisons, ils font partir leurs caravanes aériennes qui volent au-dessus des terres et des mers, et d'une aile mutuelle facilitent leur fuite: ainsi les prudentes cigognes, portées sur les vents, gouvernent leur voyage de chaque année; l'air flotte, tandis qu'elles passent, vanné par des plumes innombrables.

«De branche en branche les oiseaux plus petits solacient les bois de leur chant, et déploient jusqu'au soir leurs ailes peinturées: alors même le rossignol solennel ne cesse pas de chanter, mais toute la nuit il soupire ses tendres lais.

«D'autres oiseaux encore baignent dans les lacs argentés et dans les rivières leur sein duveteux. Le cygne, au cou arqué, entre deux ailes blanches, manteau superbe, fait nager sa dignité avec ses pieds en guise de rames: souvent il quitte l'humide élément, et s'élevant sur ses ailes tendues, il monte dans la moyenne région de l'air. D'autres sur la terre marchent fermes: le coq crêté dont le clairon sonne les heures silencieuses, et cet oiseau qu'orne sa brillante queue, enrichie des couleurs vermeilles de l'arc-en-ciel et d'yeux étoilés. Ainsi les eaux remplies de poissons et l'air d'oiseaux, le matin et le soir solennisèrent le cinquième jour.

«Le sixième et dernier jour de la création se leva enfin au son des harpes du soir et du matin, quand Dieu dit:

«—Que la terre produise des animaux vivants, chacun selon son espèce; les troupeaux, et les reptiles, et les bêtes de la terre, chacun selon son espèce!»—

«La terre obéit: et soudain, ouvrant ses fertiles entrailles, elle enfanta dans une seule couche d'innombrables créatures vivantes, de formes parfaites, pourvues de membres et en pleine croissance. Du sol comme de son gîte, se leva la bête fauve là où elle se tient d'ordinaire, dans la forêt déserte, le buisson, la fougeraie ou la caverne; elles se levèrent par couple sous les arbres: elles marchèrent, le bétail dans les champs et les prairies vertes, ceux-ci rares et solitaires, ceux-là en troupeaux pâturant à la fois, et jaillis du sol en bandes nombreuses. Tantôt les grasses mottes de terre mettent bas une génisse; tantôt paraît à moitié un lion roux, grattant pour rendre libre la partie postérieure de son corps: alors il s'élance comme échappé de ses liens, et, se dressant, secoue sa crinière tavelée. L'once, le léopard et le tigre, se soulevant comme la taupe, jettent par-dessus eux en monticules la terre émiettée. Le cerf rapide de dessous le sol lève sa tête branchue. À peine Béhémoth, le plus gros des fils de la terre, peut dégager de son moule son vaste corps. Les brebis laineuses et bêlantes poussent comme des plantes; le cheval marin et le crocodile écailleux restent indécis entre la terre et l'eau.

«À la fois fut produit tout ce qui rampe sur la terre, insecte ou ver: les uns, en guise d'ailes agitent leurs souples éventails, et décorent leurs plus petits linéaments réguliers de toutes les livrées de l'orgueil de l'été, taches d'or et de pourpre, d'azur et de vert; les autres tirent comme une ligne leur longue dimension, rayant la terre d'une sinueuse trace. Ils ne sont pas tous les moindres de la nature: quelques-uns de l'espèce du serpent, étonnants en longueur et en grosseur, entrelacent leurs tortueux replis, et y ajoutent des ailes.

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