Le Paradis Perdu
«D'abord chemine l'économe fourmi, prévoyante de l'avenir; dans un petit corps elle renferme un grand cœur! modèle peut-être à l'avenir de la juste égalité, elle unit en communauté ses tribus populaires. Ensuite parut en essaim l'abeille femelle qui nourrit délicieusement son mari fainéant, et bâtit ses cellules de cire remplies de miel. Le reste est sans nombre, et tu sais leur nature, et tu leur donnas des noms inutiles à te répéter. Il ne t'est pas inconnu, le serpent (la bête la plus subtile des champs); d'une énorme étendue quelquefois; il a des yeux d'airain, une crinière hirsute et terrible, quoiqu'il ne te soit point nuisible, et qu'il obéisse à ton appel.
«Les cieux brillaient maintenant dans toute leur gloire, et roulaient selon les mouvements que la main du grand premier moteur imprima d'abord à leur cours. La terre achevée dans son riche appareil, souriait charmante; l'air, l'eau, la terre, étaient fréquentés par l'oiseau qui vole, le poisson qui nage, la bête qui marche: et le sixième jour n'était pas encore accompli.
«Il y manquait le chef-d'œuvre, la fin de tout ce qui a été fait, un être non courbé, non brute comme les autres créatures, mais qui, doué de la sainteté de la raison, pût dresser sa stature droite, et avec un front serein, se connaissant soi-même, gouverner le reste; un être qui, magnanime, pût correspondre d'ici avec le ciel, mais reconnaître, dans sa gratitude, d'où son bien descend, et, le cœur, la voix, les yeux dévotement dirigés là, adorer, révérer le Dieu suprême qui le fit chef de tous ses ouvrages. C'est pourquoi le Père tout-puissant, éternel (car où n'est-il pas présent?) distinctement à son Fils parla de la sorte:
«—Faisons à présent l'homme à notre image et à notre ressemblance; et qu'il commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, aux bêtes des champs, à toute la terre et à tous les reptiles qui se remuent sur la terre.»
«Cela dit, il te forma, toi, Adam; toi, ô homme poussière de la terre; et il souffla dans tes narines le souffle de la vie: il te créa à sa propre image, à l'image exacte de Dieu, et tu devins une âme vivante. Mâle il te créa, mais il créa femelle ta compagne, pour ta race. Alors il bénit le genre humain, et dit:
«Croissez, multipliez; et remplissez la terre et vous l'assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux vivants qui se meuvent sur la terre, partout où ils ont été créés, car aucun lieu n'est encore désigné par un nom.» De là, comme tu sais, il te porta dans ce délicieux bocage, dans ce jardin planté des arbres de Dieu, délectables à voir et à goûter. Et il te donna libéralement tout leur fruit agréable pour nourriture (ici sont réunies toutes les espèces que porte toute la terre, variété infinie!); mais du fruit de l'arbre qui goûté, produit la connaissance du bien et du mal, tu dois t'abstenir; le jour où tu en manges, tu meurs. La mort est la peine imposée; prends garde, et gouverne bien ton appétit, de peur que le péché ne te surprenne, et sa noire suivante, la mort.
«Ici Dieu finit: et tout ce qu'il avait fait, il le regarda, et vit que tout était entièrement bon: ainsi le soir et le matin accomplirent le sixième jour; toutefois non pas avant que le Créateur cessant son travail, quoique non fatigué, retournât en haut, en haut au ciel des cieux, sa sublime demeure, pour contempler de là ce monde nouvellement créé, cette addition à son empire, pour voir comment il se montrait en perspective de son trône, combien bon, combien beau, répondant à sa grande idée.
«Il s'enleva, suivi d'acclamations, et au son mélodieux de dix mille harpes qui faisaient entendre d'angéliques harmonies. La terre, l'air, résonnaient (tu t'en souviens, car tu les entendis); les cieux et toutes les constellations retentirent, les planètes s'arrêtèrent dans leur station pour écouter, tandis que la pompe brillante montait en jubilation. Ils chantaient:
«—Ouvrez-vous, portes éternelles; ouvrez, ô cieux, vos portes vivantes! laissez entrer le grand Créateur, revenu magnifique de son ouvrage, de son ouvrage des six jours, un monde! Ouvrez-vous, et désormais ouvrez-vous souvent; car Dieu délecté daignera souvent visiter les demeures des hommes justes, et par une fréquente communication il y enverra ses courriers ailés, pour les messages de sa grâce suprême.»—
«Ainsi chantait le glorieux cortège dans son ascension: le Verbe à travers le ciel, qui ouvrit dans toute leur grandeur ses portes éclatantes, suivit le chemin direct jusqu'à la maison éternelle de Dieu; chemin large et ample, dont la poussière est d'or et le pavé d'étoiles, comme les étoiles que tu vois dans la Galaxie, cette voie lactée que tu découvres, la nuit, comme une zone poudrée d'étoiles.
«Et maintenant, sur la terre, le septième soir se leva dans Éden, car le soleil s'était couché, et le crépuscule, avant-coureur de la nuit, venait de l'orient, quand au saint mont, sommet élevé du ciel, trône impérial de la Divinité, à jamais fixé, ferme et sûr, la puissance filiale arriva et s'assit avec son Père. Car lui aussi, quoiqu'il demeurât à la même place (tel est le privilège de l'omniprésence), était allé invisible à l'ouvrage ordonné, lui commencement et fin de toutes choses. Et se reposant alors du travail, il bénit et sanctifia le septième jour, parce qu'il se reposa ce jour-là de tout son ouvrage. Mais il ne fut pas chômé dans un sacré silence; la harpe eut du travail, et ne se reposa pas; la flûte grave, le tympanon, tous les orgues au clavier mélodieux, tous les sons touchés sur la corde ou le fil d'or, confondirent de doux accords entremêlés de voix en chœur ou à l'unisson. Des nuages d'encens, fumant dans des encensoirs d'or, cachèrent la montagne. La création et l'œuvre des six jours furent chantées.
«—Grands sont tes ouvrages, ô Jéhovah! infini ton pouvoir! quelle pensée te peut mesurer, quelle langue te raconter? Plus grand maintenant dans ton retour, qu'après le combat des anges géants: toi, ce jour-là tes foudres te magnifièrent, mais il est plus grand de créer que de détruire ce qui est créé. Qui peut te nuire, Roi puissant, ou borner ton empire? Facilement as-tu repoussé l'orgueilleuse entreprise des esprits apostats et dissipé leurs vains conseils, lorsque, dans leur impiété, ils s'imaginèrent te diminuer, te retirer de toi la foule de tes adorateurs. Qui cherche à t'amoindrir ne sert, contre son dessein, qu'à manifester d'autant plus ta puissance; tu emploies la méchanceté de ton ennemi, et tu en fais sortir le bien: témoin ce monde nouvellement créé, autre ciel non loin de la porte du ciel, fondé, en vue, sur le pur cristallin, la mer de verre; d'une étendue presque immense, ce ciel a de nombreuses étoiles, et chaque étoile a peut-être un monde destiné à être habité: mais tu connais leurs temps. Au milieu de ces mondes se trouve la terre, demeure des hommes, leur séjour agréable avec son océan inférieur répandu alentour. Trois fois heureux les hommes et les fils des hommes que Dieu a favorisés ainsi! qu'il a créés à son image, pour habiter là et pour l'adorer, et en récompense régner sur toutes ses œuvres, sur la terre, la mer ou l'air, et multiplier une race d'adorateurs saints et justes! Trois fois heureux s'ils connaissent leur bonheur, et s'ils persévèrent dans la justice!»—
«Ils chantaient ainsi, et l'Empyrée retentit d'alleluia; ainsi fut gardé le jour du sabbat.
«Je pense maintenant, ô Adam! avoir pleinement satisfait à ta requête, qui demanda comment ce monde, et la face des choses, commencèrent d'abord, et ce qui fut fait avant ton souvenir, dès le commencement, afin que la postérité, instruite par toi, le pût apprendre. Si tu as à rechercher quelque autre chose ne surpassant pas l'intelligence humaine, parle.»
LIVRE HUITIÈME
ARGUMENT
Adam s'enquiert des mouvements célestes; il reçoit une réponse douteuse et est exhorté à chercher de préférence des choses plus dignes d'être connues. Adam y consent; mais, désirant encore retenir Raphaël, il lui raconte les choses dont il se souvient, depuis sa propre création; sa translation dans le paradis; son entretien avec Dieu touchant la solitude et une société convenable; sa première rencontre et ses noces avec Ève. Son discours là-dessus avec l'Ange, qui part après des admonitions répétées.
L'ange finit, et dans l'oreille d'Adam laisse sa voix si charmante que, pendant quelque temps, croyant qu'il parlait encore, il restait encore immobile pour l'écouter. Enfin, comme nouvellement éveillé, il lui dit, plein de reconnaissance:
«Quels remercîments suffisants, ou quelle récompense proportionnée ai-je à t'offrir, divin historien, qui as si abondamment étanché la soif que j'avais de connaître, qui as eu cette condescendance amicale de raconter des choses autrement pour moi inscrutables, maintenant entendues avec surprise, mais avec délice, et comme il est dû, avec une gloire attribuée au souverain Créateur! Néanmoins quelque doute me reste que ton explication peut seule résoudre.
«Lorsque je vois cette excellente structure, ce monde, composé du ciel et de la terre, et que je calcule leurs grandeurs, cette terre est une tache, un grain, un atome, comparée avec le firmament, et tous ses astres comptés, qui semblent rouler dans des espaces incompréhensibles, car leur distance et leur prompt retour diurne le prouvent. Quoi! uniquement pour administrer la lumière l'espace d'un jour et d'une nuit autour de cette terre opaque, et de cette tache d'un point, eux, dans toute leur vaste inspection d'ailleurs inutiles! En raisonnant j'admire souvent comment la nature sobre et sage a pu commettre de pareilles disproportions, a pu, d'une main prodigue, créer les corps les plus beaux, multiplier les plus grands pour ce seul usage (à ce qu'il paraît), et imposer à leurs orbes de telles révolutions sans repos, jour par jour répétées. Et cependant la terre sédentaire (qui pourrait se mouvoir mieux dans un cercle beaucoup moindre), servie par plus noble qu'elle, atteint ses fins sans le plus petit mouvement et reçoit la chaleur et la lumière, comme le tribut d'une course incalculable, apporté avec une rapidité incorporelle, rapidité telle que les nombres manquent pour l'exprimer.»
Ainsi parla notre premier père, et il sembla par sa contenance entrer dans des pensées studieuses et abstraites; ce qu'Ève apercevant du lieu où elle était assise retirée en vue, elle se leva avec une modestie majestueuse et une grâce qui engageaient celui qui la voyait à souhaiter qu'elle restât. Elle alla parmi ses fruits et ses fleurs pour examiner comment ils prospéraient, bouton et fleur, ses élèves: ils poussèrent à sa venue, et, touchés par sa belle main, grandirent plus joyeusement. Cependant elle ne se retira point comme non charmée de tels discours, ou parce que son oreille n'était pas capable d'entendre ce qui était élevé; mais elle se réservait ce plaisir, Adam racontant, elle seule auditrice; elle préférait à l'ange son mari le narrateur, et elle aimait mieux l'interroger; elle savait qu'il entremêlerait d'agréables digressions, et résoudrait les hautes difficultés par des caresses conjugales: des lèvres de son époux les paroles ne lui plaisaient pas seules! Oh! quand se rencontre à présent un pareil couple, mutuellement uni en dignité et en amour? Ève s'éloigna avec la démarche d'une déesse; elle n'était pas sans suite, car près d'elle, comme une reine, un cortège de grâces attrayantes se tient toujours; et d'autour d'elle jaillissaient dans tous les yeux des traits de désir qui faisaient souhaiter encore sa présence.
Et Raphaël, bienveillant et facile, répond à présent au doute qu'Adam avait proposé:
«De demander ou de t'enquérir, je ne te blâme pas, car le ciel est comme le livre de Dieu ouvert devant toi, dans lequel tu peux lire ses merveilleux ouvrages et apprendre ses saisons, ses heures, ou ses mois, ou ses années; pour atteindre à ceci, que le ciel ou la terre se meuvent, peu importe si tu comptes juste. Le grand Architecte a fait sagement de cacher le reste à l'homme ou à l'ange, de ne pas divulguer ses secrets pour être scrutés par ceux qui doivent plutôt les admirer; ou s'ils veulent hasarder des conjectures, il a livré son édifice des deux à leurs disputes, afin peut-être d'exciter son rire par leurs opinions vagues et subtiles, quand dans la suite ils viendront à mouler le ciel et à calculer les étoiles. Comme ils manieront la puissante structure! comme ils bâtiront, débâtiront, s'ingénieront pour sauver les apparences! comme ils ceindront la sphère de cercles concentriques et excentriques, de cycles et d'épicycles, d'orbes dans des orbes, mal écrits sur elle! Déjà je devine ceci par ton raisonnement, toi qui dois guider ta postérité, et qui supposes que des corps plus grands et lumineux n'en doivent pas servir de plus petits privés de lumière, ni le ciel parcourir de pareils espaces, tandis que la terre, assise tranquille, reçoit seule le bénéfice de cette course.
«Considère d'abord que grandeur ou éclat ne suppose pas excellence: la terre, bien qu'en comparaison du ciel, si petite et sans lumière, peut contenir des qualités solides en plus d'abondance que le soleil qui brille stérile, et dont la vertu n'opère pas d'effet sur lui-même, mais sur la terre féconde: là ses rayons reçus d'abord (inactifs ailleurs) trouvent leur vigueur. Encore, ces éclatants luminaires ne sont pas serviables à la terre, mais à toi, habitant de la terre.
«Quant à l'immense circuit du ciel, qu'il raconte la haute magnificence du Créateur, lequel a bâti d'une manière si vaste, et étendu ses lignes si loin, afin que l'homme puisse savoir qu'il n'habite pas chez lui; édifice trop grand pour qu'il le remplisse, logé qu'il est dans une petite portion: le reste est formé pour des usages mieux connus de son souverain Seigneur. Attribue la vitesse de ces cercles, quoique sans nombre, à l'omnipotence de Dieu, qui pourrait ajouter à des substances matérielles une rapidité presque spirituelle. Tu ne me crois pas lent, moi qui, depuis l'heure matinale parti du ciel où Dieu réside, suis arrivé dans Éden avant le milieu du jour, distance inexprimable dans des nombres qui aient un nom.
«Mais j'avance ceci, en admettant le mouvement des cieux, pour montrer combien a peu de valeur ce qui te porte à en douter; non que j'affirme ce mouvement, quoiqu'il te semble tel, à toi qui as ta demeure ici sur la terre. Dieu, pour éloigner ses voies du sens humain, a placé le ciel tellement loin de la terre, que la vue terrestre, si elle s'aventure, puisse se perdre dans des choses trop sublimes, et n'en tirer aucun avantage.
«Quoi? si le soleil est le centre du monde, et si d'autres astres (par sa vertu attractive et par la leur même incités) dansent autour de lui des rondes variées? Tu vois dans six planètes leur course errante, maintenant haute, maintenant basse, tantôt cachée, progressive, rétrograde ou demeurant stationnaire: que serait-ce si la septième planète, la terre (quoiqu'elle semble si immobile), se mouvait insensiblement par trois mouvements divers? Sans cela ces mouvements, ou tu les dois attribuer à différentes sphères mues en sens contraire croisant leurs obliquités, ou tu dois sauver au soleil sa fatigue, ainsi qu'à ce rhombe rapide supposé nocturne et diurne, invisible d'ailleurs au-dessus de toutes les étoiles; roue du jour et de la nuit. Tu n'aurais plus besoin d'y croire si la terre, industrieuse d'elle-même, cherchait le jour en voyageant à l'orient, et si de son hémisphère opposé au rayon du soleil elle rencontrait la nuit son autre hémisphère étant encore éclairé de la lumière du jour. Que serait-ce si cette lumière reflétée par la terre à travers la vaste transparence de l'air, était comme la lumière d'un astre pour le globe terrestre de la lune, la terre éclairant la lune pendant le jour, comme la lune éclaire la terre pendant la nuit? Réciprocité dans le cas où la lune aurait une terre, des champs et des habitants. Tu vois ses taches comme des nuages; les nuages peuvent donner de la pluie, et la pluie peut produire des fruits dans le sol amolli de la lune, pour nourrir ceux qui sont placés là.
«Peut-être découvriras-tu d'autres soleils accompagnés de leurs lunes, communiquant la lumière mâle et femelle; ces deux grands sexes animent le monde, peut-être rempli dans chacun de ses orbes par quelque créature qui vit. Car qu'une aussi vaste étendue de la nature soit privée d'âmes vivantes; qu'elle soit déserte, désolée, faite seulement pour briller, pour payer à peine à chaque orbe une faible étincelle de lumière envoyée si loin, en bas à cet orbe habitable qui lui renvoie cette lumière, c'est ce qui sera une éternelle matière de dispute.
«Mais que ces choses soient ou ne soient pas ainsi; que le soleil dominant dans le ciel se lève sur la terre, ou que la terre se lève sur le soleil; que le soleil commence dans l'orient sa carrière ardente, ou que la terre s'avance de l'occident dans une course silencieuse, à pas inoffensifs, dorme sur son axe doux, tandis qu'elle marche d'un mouvement égal et t'emporte mollement avec l'atmosphère tranquille; ne fatigue pas tes pensées de ces choses cachées; laisse-les au Dieu d'en haut; sers-le et crains-le. Qu'il dispose comme il lui plaît des autres créatures, quelque part qu'elles soient placées. Réjouis-toi dans ce qu'il t'a donné, ce Paradis et ta belle Ève. Le ciel est pour toi trop élevé, pour que tu puisses savoir ce qui s'y passe. Sois humblement sage! pense seulement à ce qui concerne toi et ton être; ne rêve point d'autres mondes, des créatures qui y vivent de leur état, de leur condition ou degré: sois content de ce qui t'a été révélé jusqu'ici, non-seulement de la terre, mais du plus haut ciel.»
Adam, éclairci sur ses doutes, lui répliqua:
«Combien pleinement tu m'as satisfait, pure intelligence du ciel, ange serein! et combien, délivré de sollicitudes, tu m'as enseigné, pour vivre le chemin le plus aisé! tu m'as appris à ne point interrompre avec des imaginations perplexes la douceur d'une vie dont Dieu a ordonné à tous soucis pénibles d'habiter loin, et de ne pas nous troubler, à moins que nous ne les cherchions nous-mêmes, par des pensées errantes et des notions vaines. Mais l'esprit, ou l'imagination, est apte à s'égarer sans retenue; il n'est point de fin à ses erreurs, jusqu'à ce que avertie, ou enseignée par l'expérience, elle apprenne que la première sagesse n'est pas de connaître amplement les matières obscures, subtiles et d'un usage éloigné, mais ce qui est devant nous dans la vie journalière; le reste est fumée, ou vanité, ou folle extravagance, et nous rend, dans les choses qui nous concernent le plus, sans expérience, sans habitude, et cherchant toujours. Ainsi descendons de cette hauteur, abaissons notre vol et parlons des choses utiles près de nous, d'où, par hasard, peut naître l'occasion de te demander quelque chose non hors de raison, m'accordant ta complaisance et ta faveur accoutumée.
«Je t'ai entendu raconter ce qui a été fait avant mon souvenir; à présent écoute-moi raconter mon histoire, que tu ignores peut-être. Le jour n'est pas encore dépensé; jusqu'ici tu vois de quoi je m'avise subtilement pour te retenir, t'invitant à entendre mon récit; folie! si ce n'était dans l'espoir de ta réponse: car tandis que je suis assis avec toi, je me crois dans le ciel, ton discours est plus flatteur à mon oreille que les fruits les plus agréables du palmier ne le sont à la faim et à la soif, après le travail, à l'heure du doux repas: ils rassasient et bientôt lassent, quoique agréables: mais tes paroles, imbues d'une grâce divine, n'apportent à leur douceur aucune satiété.»
Raphaël répliqua, célestement doux:
«Tes lèvres ne sont pas sans grâce, père des hommes, ni ta langue sans éloquence, car Dieu avec abondance a aussi répandu ses dons sur toi extérieurement et intérieurement, toi sa brillante image: parlant ou muet, toute beauté et toute grâce t'accompagnent, et forment chacune de tes paroles, chacun de tes mouvements. Dans le ciel, nous ne te regardons pas moins que comme notre compagnon de service sur la terre, et nous nous enquérons avec plaisir des voies de Dieu dans l'homme; car Dieu, nous le voyons, t'a honoré, et a placé dans l'homme son égal amour.
«Parle donc, car il arriva que le jour où tu naquis, j'étais absent, engagé dans un voyage difficile et ténébreux, au loin dans une excursion vers les portes de l'enfer. En pleine légion carrée (ainsi nous en avions reçu l'ordre), nous veillâmes à ce qu'aucun espion ou aucun ennemi ne sortît de là, tandis que Dieu était à son ouvrage, de peur que lui, irrité par cette irruption audacieuse, ne mêlât la destruction à la création. Non que les esprits rebelles osassent sans sa permission rien tenter, mais il nous envoya pour établir ses hauts commandements comme souverain Roi et pour nous accoutumer à une prompte obéissance.
«Nous trouvâmes étroitement fermées les horribles portes, étroitement fermées et barricadées fortement; mais longtemps avant notre approche, nous entendîmes au dedans un bruit autre que le son de la danse et du chant: tourment, et haute lamentation, et rage furieuse! Contents, nous retournâmes aux rivages de la lumière avant le soir du sabbat: tel était notre ordre. Mais ton récit à présent: car je l'attends, non moins charmé de tes paroles que toi des miennes.»
Ainsi parla ce pouvoir semblable à un Dieu, et alors notre premier père:
«Pour l'homme, dire comment la vie humaine commença, est difficile, car qui connut soi-même son commencement? Le désir de converser plus longtemps encore avec toi m'induit à parler.
«Comme nouvellement éveillé du plus profond sommeil, je me trouvai couché mollement sur l'herbe fleurie, dans une sueur embaumée que par ses rayons le soleil sécha en se nourrissant de la fumante humidité. Droit vers le ciel, je tournai mes yeux étonnés, et contemplai quelque temps le firmament spacieux, jusqu'à ce que levé par une rapide et instinctive impulsion, je bondis, comme m'efforçant d'atteindre là, et je me tins debout sur mes pieds.
«Autour de moi, j'aperçus une colline, une vallée, des bois ombreux, des plaines rayonnantes au soleil, et une liquide chute de ruisseaux murmurants; dans ces lieux j'aperçus des créatures qui vivaient et se mouvaient, qui marchaient ou volaient; des oiseaux gazouillant sur les branches: tout souriait; mon cœur était noyé de joie et de parfum.
«Je me parcours alors moi-même, et membre à membre je m'examine, et quelquefois je marche, et quelquefois je cours avec des jointures flexibles, selon qu'une vigueur animée me conduit; mais qui j'étais, où j'étais, par quelle cause j'étais, je ne le savais pas. J'essayai de parler, et sur-le-champ je parlai; ma langue obéit et put nommer promptement tout ce que je voyais.
«Toi, soleil, dis-je, belle lumière! et toi, terre éclairée, si fraîche et si riante! vous, collines et vallées; vous, rivières, bois et plaines; et vous qui vivez et vous mouvez, belles créatures, dites, dites, si vous l'avez vu, comment suis-je ainsi venu, comment suis-je ici? Ce n'est de moi-même; c'est donc par quelque grand créateur prééminent en bonté et en pouvoir. Dites-moi comment je puis le connaître, comment l'adorer celui par qui je me meus, je vis, et sens que je suis plus heureux que je ne le sais?
«Pendant que j'appelais de la sorte et que je m'égarais je ne sais où, loin du lieu où j'avais d'abord respiré l'air et vu d'abord cette lumière fortunée, comme aucune réponse ne m'était faite, je m'assis pensif sur un banc vert, ombragé et prodigue de fleurs. Là, un agréable sommeil s'empara de moi pour la première fois, et accabla d'une douce oppression mes sens assoupis, non troublés, bien qu'alors je me figurasse repasser à mon premier état d'insensibilité et me dissoudre.
«Quand soudain à ma tête se tint un songe dont l'apparition intérieure inclina doucement mon imagination à croire que j'avais encore l'être et que je vivais. Quelqu'un vint, ce me semble, de forme divine, et me dit:
«—Ta demeure te manque. Adam: lève-toi, premier homme, toi destiné à devenir le premier père d'innombrables hommes! Appelé par toi, je viens, ton guide au jardin de béatitude, ta demeure préparée.»—
«Ainsi disant, il me prit par la main et me leva: et sur les campagnes et les eaux doucement glissant comme dans l'air sans marcher, il me transporta enfin sur une montagne boisée, dont le sommet était une plaine: circuit largement clos, planté d'arbres les meilleurs, de promenades et de bosquets; de sorte que ce que j'avais vu sur la terre auparavant semblait à peine agréable. Chaque arbre chargé du plus beau fruit, qui pendait en tentant l'œil, excitait en moi un désir soudain de cueillir et de manger. Sur quoi je m'éveillai, et trouvai devant mes yeux, en réalité, ce que le songe m'avait vivement offert en image. Ici aurait recommencé ma course errante, si celui qui était mon guide à cette montagne n'eût apparu parmi les arbres; présence divine! Rempli de joie, mais avec une crainte respectueuse, je tombai soumis en adoration à ses pieds. Il me releva, et:
«—Je suis celui que tu cherches, me dit-il avec douceur; auteur de tout ce que tu vois au-dessus, ou autour de toi, ou au-dessous. Je te donne ce paradis, regarde-le comme à toi pour le cultiver et le bien tenir, et en manger le fruit. De chaque arbre qui croît dans le jardin, mange librement et de bon cœur; ne crains point ici de disette; mais de l'arbre dont l'opération apporte la connaissance du bien et du mal, arbre que j'ai planté comme le gage de ton obéissance et de ta foi, dans le jardin auprès de l'arbre de vie (souviens-toi de ce dont je t'avertis), évite de goûter et évite la conséquence amère. Car sache que le jour où tu en mangeras, ma seule défense étant transgressée, inévitablement tu mourras, mortel de ce jour; et tu perdras ton heureuse situation, chassé d'ici dans un monde de malheur et de misère.»—
«Il prononça sévèrement cette rigoureuse sentence, qui résonne encore terrible à mon oreille, bien qu'il ne dépende que de moi de ne pas l'encourir. Mais il reprit bientôt son aspect serein, et renouvela de la sorte son gracieux propos:
«—Non seulement cette belle enceinte, mais la terre entière, je la donne à toi et à ta race. Possédez-la comme seigneurs, et toutes les choses qui vivent dedans, ou qui vivent dans la mer, ou dans l'air, animaux, poissons, oiseaux. En signe de quoi, voici les animaux et les oiseaux, chacun selon son espèce; je te les amène pour recevoir leurs noms de toi, et pour te rendre foi et hommage avec une soumission profonde. Entends la même chose des poissons dans leur aquatique demeure, non semoncés ici, parce qu'ils ne peuvent changer leur élément pour respirer un air plus subtil.»—
«Comme il parlait, voici les animaux et les oiseaux s'approchant deux à deux; les animaux fléchissant humblement le genou avec des flatteries, les oiseaux abaissés sur leurs ailes. Je les nommais à mesure qu'ils passaient, et je comprenais leur nature (tant était grand le savoir dont Dieu avait doué ma soudaine intelligence!); mais parmi ces créatures, je ne trouvai pas ce qui me semblait manquer encore, et j'osai m'adresser ainsi à la céleste vision.
«—Oh! de quel nom t'appeler, car toi au-dessus de toutes ces créatures, au-dessus de l'espèce humaine, ou au-dessus de ce qui est plus haut que l'espèce humaine, tu surpasses beaucoup tout ce que je puis nommer? Comment puis-je t'adorer, auteur de cet univers et de tout ce bien donné à l'homme, pour le bien-être duquel, si largement et d'une main libérale, tu as pourvu à toutes choses? Mais avec moi, je ne vois personne qui partage. Dans la solitude est-il un bonheur! qui peut jouir seul! ou, en jouissant de tout, quel contentement trouver?»—
«Ainsi je parlais présomptueux, et la vision, comme avec un sourire, plus brillante, répliqua ainsi:
«—Qu'appelles-tu solitude? La terre et l'air ne sont-ils pas remplis de diverses créatures vivantes, et toutes celles-ci ne sont-elles pas à ton commandement pour venir jouer devant toi? Ne connais-tu pas leur langage et leurs mœurs? Elles savent aussi, et ne raisonnent pas d'une manière méprisable. Trouve un passe-temps avec elles, et domine sur elles; ton royaume est vaste.»—
«Ainsi parla l'universel Seigneur et sembla dicter des ordres. Moi, ayant imploré par une humble prière la permission de parler, je répliquai:
«—Que mes discours ne t'offensent pas, céleste puissance; mon Créateur, sois propice tandis que je parle. Ne m'as-tu pas fait ici ton représentant, et n'as-tu pas placé bien au-dessous de moi ces inférieures créatures? Entre inégaux quelle société, quelle harmonie, quel vrai délice peuvent s'assortir? Ce qui doit être mutuel doit être donné et reçu en juste proportion; mais en disparité, si l'un est élevé, l'autre toujours abaissé, ils ne peuvent bien se convenir l'un l'autre, mais ils se deviennent bientôt également ennuyeux. Je parle d'une société telle que je la cherche, capable de participer à tout délice rationnel, dans lequel la brute ne saurait être la compagne de l'homme. Les brutes se réjouissent chacune avec leur espèce, le lion avec la lionne; si convenablement tu les as unies deux à deux! L'oiseau peut encore moins converser avec le quadrupède, le poisson avec l'oiseau, le singe avec le bœuf; l'homme peut donc encore moins s'associer à la bête, et il peut le moins de tous.»—
«À quoi le Tout-Puissant, non offensé, répondit:
«—Tu te proposes, je le vois, un bonheur fin et délicat dans le choix de tes associés, Adam, et dans le sein du plaisir, tu ne goûteras aucun plaisir, étant seul. Que penses-tu donc de moi et de mon état! te semble-je ou non posséder suffisamment de bonheur, moi qui suis seul de toute éternité? car je ne me connais ni second, ni semblable, d'égal beaucoup moins. Avec qui donc puis-je converser, si ce n'est avec les créatures que j'ai faites, et celles-ci, à moi inférieures, descendent infiniment plus au-dessous de moi, que les autres créatures au-dessous de toi.»—
«Il se tut; je repris humblement:
«—Pour atteindre la hauteur et la profondeur de tes voies éternelles, toutes pensées humaines sont courtes. Souverain des choses! tu es parfait en toi-même, et on ne trouve rien en toi de défectueux: l'homme n'est pas ainsi; il ne se perfectionne que par degrés: c'est la cause de son désir de société avec son semblable pour aider ou consoler ses insuffisances. Tu n'as pas besoin de te propager, déjà infini, et accompli dans tous les nombres, quoique tu sois un. Mais l'homme par le nombre doit manifester sa particulière imperfection, et engendrer son pareil de son pareil, en multipliant son image défectueuse en unité, ce qui exige un amour mutuel et la plus tendre amitié. Toi dans ton secret, quoique seul, supérieurement accompagné de toi-même, tu ne cherches pas de communication sociale: cependant, si cela te plaisait, tu pourrais élever ta créature déifiée à quelque hauteur d'union ou de communion que tu voudrais: moi en conversant je ne puis redresser ces brutes courbées, ni trouver ma complaisance dans leurs voies.»—
«Ainsi enhardi, je parlai; et j'usai de la liberté accordée, et je trouvai accueil: ce qui m'obtint cette réponse de la gracieuse voix divine:
«—Jusque ici, Adam, je me suis plu à t'éprouver, et j'ai trouvé que tu connaissais non seulement les bêtes, que tu as proprement nommées, mais toi-même; exprimant bien l'esprit libre en toi, mon image, qui n'a point été départie à la brute, dont la compagnie pour cela ne peut te convenir; tu avais une bonne raison pour la désapprouver franchement: pense toujours de même. Je savais, avant que tu parlasses, qu'il n'est pas bon pour l'homme d'être seul; une compagnie telle que tu la voyais alors, je ne t'ai pas destinée; je te l'ai présentée seulement comme une épreuve, pour voir comment tu jugerais du juste et du convenable. Ce que je te vais maintenant apporter te plaira, sois-en sûr; c'est ta ressemblance, ton aide convenable, ton autre toi-même, ton souhait exactement selon le désir de ton cœur.»—
«Il finit ou je ne l'entendis plus, car alors ma nature terrestre accablée par sa nature céleste (sous laquelle elle s'était tenue longtemps exaltée à la hauteur de ce colloque divin et sublime), ma nature éblouie et épuisée comme quand un objet surpasse les sens, s'affaissa, et chercha la réparation du sommeil qui tomba à l'instant sur moi, appelé comme en aide par la nature, et il ferma mes yeux.
«Mes yeux il ferma, mais laissa ouverte la cellule de mon imagination, ma vue intérieure, par laquelle, ravi comme en extase, je vis, à ce qu'il me sembla, quoique dormant où j'étais, je vis la forme toujours glorieuse devant qui je m'étais tenu éveillé, laquelle, se baissant, m'ouvrit le côté gauche, y prit une côte toute chaude des esprits du cœur, et le sang de la vie coulant frais: large était la blessure, mais soudain remplie de chair et guérie.
«La forme pétrit et façonna cette côte avec ses mains; sous ses mains créatrices se forma une créature semblable à l'homme, mais de sexe différent, si agréablement belle que ce qui semblait beau dans tout le monde semblait maintenant chétif, ou paraissait réuni en elle, contenu en elle et dans ses regards, qui depuis ce temps ont épanché dans mon cœur une douceur jusqu'alors non éprouvée; son air inspira à toutes choses l'esprit d'amour et un amoureux délice. Elle disparut, et me laissa dans les ténèbres. Je m'éveillai pour la trouver, ou pour déplorer à jamais sa perte, et abjurer tous les autres plaisirs.
«Lorsque j'étais hors d'espoir, la voici non loin, telle que je la vis dans mon songe, ornée de ce que toute la terre ou le ciel pouvaient prodiguer pour la rendre aimable. Elle vint conduite par son céleste Créateur (quoique invisible) et guidée par sa voix. Elle n'était pas ignorante de la nuptiale sainteté et des rites du mariage: la grâce était dans tous ses pas, le ciel dans ses yeux; dans chacun de ses mouvements, la dignité et l'amour. Transporté de joie, je ne pus m'empêcher de m'écrier à voix haute:
«—Cette fois tu m'as dédommagé! tu as rempli ta promesse, Créateur généreux et plein de bénignité, donateur de toutes les choses belles; mais celui-ci est le plus beau de tous tes présents! et tu ne me l'as pas envié. Je vois maintenant l'os de mes os, la chair de ma chair, moi-même devant moi. La femme est son nom; son nom est tiré de l'homme: c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils seront une chair, un cœur, une âme.»—
«Ma compagne m'entendit: et quoique divinement amenée, cependant l'innocence, et la modestie virginale, sa vertu, et la conscience de son prix (prix qui doit être imploré, et ne doit pas être accordé sans être recherché, qui ne s'offrant pas, ne se livrant pas de lui-même, est d'autant plus désirable qu'il est plus retiré), pour tout dire enfin, la nature elle-même (quoique pure de pensée pécheresse) agit tellement en elle, qu'en me voyant elle se détourna. Je la suivis; elle connut ce que c'était qu'honneur, et avec une condescendante majesté elle approuva mes raisons alléguées. Je la conduisis au berceau nuptial rougissante comme le matin: tout le ciel et les constellations fortunées, versèrent sur cette heure leur influence la plus choisie; la terre et ses collines donnèrent un signe de congratulation; les oiseaux furent joyeux; les fraîches brises, les vents légers murmurèrent cette union dans les bois, et leurs ailes en se jouant nous jetèrent des roses, nous jetèrent les parfums du buisson embaumé, jusqu'à ce que l'amoureux oiseau de la nuit chantât les noces, et ordonna à l'étoile du soir de hâter ses pas sur le sommet de sa colline, pour allumer le flambeau nuptial.
«Ainsi je t'ai raconté toute ma condition, et j'ai amené mon histoire jusqu'au comble de la félicité terrestre dont je jouis: je dois avouer que, dans toutes les autres choses, je trouve à la vérité du plaisir, mais tel que goûté ou non, il n'opère dans mon esprit ni changement ni véhément désir: je parle de ces délicatesses de goût, de vue, d'odorat, d'herbes, de fruits, de fleurs, de promenades et de mélodie des oiseaux.
«Mais ici bien autrement: transporté je vois, transporté je touche! Ici pour la première fois je sentis la passion, commotion étrange! supérieur et calme dans toutes les autres jouissances, ici faible uniquement contre le charme du regard puissant de la beauté. Ou la nature a failli en moi, et m'a laissé quelque partie non assez à l'épreuve pour résister à un pareil objet; ou dans ce qu'on a soustrait de mon côté, on m'a peut-être pris plus qu'il ne fallait: du moins on a prodigué à la femme trop d'ornements, à l'extérieur achevée, à l'intérieur moins finie. Je comprends bien que, selon le premier dessein de la nature, elle est l'inférieure par l'esprit et les facultés intérieures qui excellent le plus; extérieurement aussi elle ressemble moins à l'image de celui qui nous fit tous deux, et elle exprime moins le caractère de cette domination donnée sur les autres créatures. Cependant, quand j'approche de ses séductions, elle me semble si parfaite et en elle-même si accomplie, si instruite de ses droits, que ce qu'elle veut faire ou dire paraît le plus sage, le plus vertueux, le plus discret, le meilleur. Toute science plus haute tombe abaissée en sa présence; la sagesse, discourant avec elle, se perd déconcertée et paraît folie. L'autorité et la raison la suivent, comme si elle avait été projetée la première, non faite la seconde occasionnellement: pour achever tout, la grandeur d'âme et la noblesse établissent en elle leur demeure la plus charmante, et créent autour d'elle un respect mêlé de frayeur, comme une garde angélique.»
L'ange fronçant le sourcil, lui répondit:
«N'accuse point la nature; elle a rempli sa tâche; remplis la tienne, et ne te défie pas de la sagesse; elle ne t'abandonnera pas, si tu ne la renvoies quand tu aurais le plus besoin d'elle près de toi, alors que tu attaches trop de prix à des choses moins excellentes, comme tu t'en aperçois toi-même.
«Aussi bien qu'admires-tu? qu'est-ce qui te transporte ainsi? Des dehors! beaux sans doute et bien dignes de ta tendresse, de ton hommage et de ton amour, non de ta servitude. Pèse-toi avec la femme, ensuite évalue: souvent rien n'est plus profitable que l'estime de soi-même bien ménagée et fondée en justice et en raison. Plus tu connaîtras de cette science, plus ta compagne te reconnaîtra pour son chef, à des réalités cédera toutes ses apparences. Elle est faite ainsi ornée pour te plaire davantage, ainsi imposante pour que tu puisses aimer avec honneur ta compagne, qui voit quand tu parais le moins sage.
«Mais si le sens du toucher, par lequel l'espèce humaine est propagée, te paraît un délice cher au-dessus de tout autre, songe que le même sens a été accordé au bétail et à chaque bête: lequel ne leur aurait pas été révélé et rendu commun si quelque chose existait là dedans, digne de subjuguer l'âme de l'homme ou de lui inspirer la passion.
«Ce que tu trouves d'élevé, d'attrayant, de doux, de raisonnable, dans la société de ta compagne, aime-le toujours; en aimant tu fais bien; dans la passion, non, car en celle-ci le véritable amour ne consiste pas. L'amour épure les pensées et élargit le cœur; il a son siège dans la raison, et il est judicieux; il est l'échelle par laquelle tu peux monter à l'amour céleste, n'étant pas plongé dans le plaisir charnel: c'est pour cette cause que parmi les bêtes aucune compagne ne t'a été trouvée.»
Adam, à demi honteux, répliqua:
«Ni l'extérieur de la femme, formé si beau, ni rien de la procréation commune à toutes les espèces (quoique je pense du lit nuptial d'une manière beaucoup plus élevée et avec un mystérieux respect), ne me plaisent autant dans ma compagne que ces manières gracieuses, ces mille décences sans cesse découlant de toutes ses paroles, de toutes ses actions mêlées d'amour, de douce complaisance, qui révèlent une union sincère d'esprit, ou une seule âme entre nous deux: harmonie de deux époux, plus agréable à voir qu'un son harmonieux à entendre.
«Toutefois, ces choses ne me subjuguent pas; je te découvre ce que je sens intérieurement, sans pour cela que je sois vaincu, moi qui rencontre des objets divers, diversement représentés par les sens; cependant, toujours libre, j'approuve le meilleur, et je suis ce que j'approuve. Tu ne me blâmes pas d'aimer, car l'amour, tu le dis, nous élève au ciel; il en est à la fois le chemin et le guide. Souffre-moi donc, si ce que je demande est permis: les esprits célestes n'aiment-ils point? Comment expriment-ils leur amour? Par regards seulement? Ou mêlent-ils leur lumière rayonnante par un toucher virtuel ou immédiat?»
L'ange avec un sourire qu'animait la rougeur des roses célestes, propre couleur de l'amour, lui répondit:
«Qu'il te suffise de savoir que nous sommes heureux, et que sans amour il n'y a point de bonheur. Tout ce que tu goûtes de plaisir pur dans ton corps (et tu fus créé pur), nous le goûtons dans un degré plus éminent: nous ne trouvons point d'obstacles de membrane, de jointure, ou de membre, barrières exclusives. Plus aisément que l'air avec l'air, si les esprits s'embrassent, ils se confondent, le pur désirant l'union avec le pur: ils n'ont pas besoin d'un moyen de transmission borné, comme la chair pour s'unir à la chair, ou l'âme à l'âme.
«Mais je ne puis à présent rester davantage: le soleil, s'abaissant au-delà des terres du cap Vert et des îles verdoyantes de l'Hespérie, se couche: c'est le signal de mon départ. Sois ferme; vis heureux et aime! mais aime Dieu avant tout; lui obéir, c'est l'aimer. Observe son grand commandement: prends garde que la passion n'entraîne ton jugement à faire ce qu'autrement ta volonté libre n'admettrait pas. Le bonheur ou le malheur de toi et de tes fils est en toi placé. Sois sur tes gardes; moi, et tous les esprits bienheureux, nous nous réjouirons dans ta persévérance. Tiens-toi ferme: rester debout ou tomber dépend de ton libre arbitre. Parfait intérieurement, ne cherche pas de secours extérieur, et repousse toute tentation de désobéir.»
Il dit, et se leva. Adam le suivait avec des bénédictions:
«Puisqu'il te faut partir, va, hôte céleste, messager divin, envoyé de celui dont j'adore la bonté souveraine! Douce et affable a été pour moi ta condescendance; elle sera honorée à jamais dans ma reconnaissante mémoire. Sois toujours bon et amical pour l'espèce humaine, et reviens souvent!»
Ainsi, ils se séparèrent: de l'épais ombrage, l'ange retourna au ciel, et Adam à son berceau.
LIVRE NEUVIÈME
ARGUMENT
Satan ayant parcouru la terre avec une fourberie méditée, revient de nuit comme un brouillard dans le Paradis; il entre dans le serpent endormi. Adam et Ève sortent au matin pour leurs ouvrages, qu'Ève propose de diviser en différents endroits, chacun travaillant à part. Adam n'y consent pas, alléguant le danger, de peur que l'ennemi dont ils ont été avertis ne la tentât quand il la trouverait seule. Ève offensée de n'être pas crue ou assez circonspecte, ou assez ferme, insiste pour aller à part, désireuse de mieux faire preuve de sa force. Adam cède enfin; le serpent la trouve seule: sa subtile approche, d'abord contemplant, ensuite parlant, et avec beaucoup de flatterie élevant Ève au-dessus de toutes les autres créatures. Ève étonnée d'entendre le serpent parler, lui demande comment il a acquis la voix humaine et l'intelligence qu'il n'avait pas jusque alors. Le serpent répond qu'en goûtant d'un certain arbre dans le paradis il a acquis à la fois la parole et la raison qui lui avaient manqué jusqu'alors. Ève lui demande de la conduire à cet arbre, et elle trouve que c'est l'arbre de la science défendue. Le serpent, à présent devenu plus hardi, par une foule d'astuces et d'arguments, l'engage à la longue à manger. Elle, ravie du goût, délibère un moment si elle en fera part ou non à Adam; enfin elle lui porte du fruit; elle raconte ce qui l'a persuadée d'en manger. Adam, d'abord consterné, mais voyant qu'elle était perdue, se résout, par véhémence d'amour, à périr avec elle, et, atténuant la faute, il mange aussi du fruit: ses effets sur tous deux. Ils cherchent à couvrir leur nudité, ensuite ils tombent en désaccord et s'accusent l'un l'autre.
Plus de ces entretiens dans lesquels Dieu ou l'ange, hôtes de l'homme, comme avec leur ami avaient accoutumé de s'asseoir, familiers et indulgents, et de partager son champêtre repas, durant lequel ils lui permettaient sans blâme des discours excusables. Désormais il me faut passer de ces accents aux accents tragiques: de la part de l'homme, honteuse défiance et rupture déloyale, révolte et désobéissance; de la part du ciel (maintenant aliéné), éloignement et dégoût, colère et juste réprimande, et arrêt prononcé, lequel arrêt fit entrer dans ce monde un monde de calamités, le péché, et son ombre la mort, et la misère, avant-coureur de la mort.
Triste tâche! cependant sujet non moins élevé, mais plus héroïque que la colère de l'implacable Achille contre son ennemi, poursuivi trois fois fugitif autour des murs de Troie, ou que la rage de Turnus pour Lavinie démariée, ou que le courroux de Neptune et celui de Junon qui, si longtemps persécuta le Grec et le fils de Cythérée; sujet non moins élevé, si je puis obtenir de ma céleste patronne un style approprié, de cette patronne qui daigne, sans être implorée, me visiter la nuit, et qui dicte à mon sommeil, ou inspire facilement mon vers non prémédité.
Ce sujet me plut d'abord pour un chant héroïque, longtemps choisi, commencé tard. La nature ne m'a point rendu diligent à raconter les combats, regardés jusqu'ici comme le seul sujet héroïque. Quel chef-d'œuvre! disséquer avec un long et ennuyeux ravage des chevaliers fabuleux dans des batailles feintes (et le plus noble courage de la patience, et le martyre héroïque, demeurant non chantés!), ou décrire des courses et des jeux, des appareils de pas d'armes, des boucliers blasonnés, des devises ingénieuses, des caparaçons et des destriers, des housses et des harnais de clinquant, des superbes chevaliers aux joutes et aux tournois puis des festins ordonnés, servis dans une salle par des écuyers tranchants et des sénéchaux! L'habileté dans un art ou dans un travail chétif n'est pas ce qui donne justement un nom héroïque à l'auteur ou au poëme.
Pour moi (de ces choses ni instruit ni studieux), un sujet plus haut me reste, suffisant de lui-même pour immortaliser mon nom, à moins qu'un siècle trop tardif, le froid climat ou les ans n'engourdissent mon aile humiliée: ils le pourraient, si tout cet ouvrage était le mien, non celui de la Divinité qui chaque nuit l'apporte à mon oreille.
Le soleil s'était précipité, et après lui l'astre d'Hespérus, dont la fonction est d'amener le crépuscule à la terre, conciliateur d'un moment entre le jour et la nuit, et à présent l'hémisphère de la nuit avait voilé d'un bout à l'autre le cercle de l'horizon, quand Satan, qui dernièrement s'était enfui d'Éden devant les menaces de Gabriel, maintenant perfectionné en fraude méditée et en malice, acharné à la destruction de l'homme, malgré ce qui pouvait arriver de plus aggravant pour lui-même, revint sans frayeur. Il s'envola de nuit, et revint à minuit, ayant achevé le tour de la terre, se précautionnant contre le jour, depuis qu'Uriel, régent du soleil, découvrit son entrée dans Éden et en prévint les chérubins qui tenaient leur veille. De là chassé plein d'angoisse, il rôda pendant sept nuits continues avec les ombres. Trois fois il circula autour de la ligne équinoxiale; quatre fois il croisa le char de la nuit de pôle en pôle, en traversant chaque colure. À la huitième nuit il retourna, et du côté opposé de l'entrée du paradis, ou de la garde des chérubins, il trouva d'une manière furtive un passage non suspecté.
Là était un lieu qui n'existe plus (le péché, non le temps, opéra d'abord ce changement), d'où le Tigre, du pied du Paradis, s'élançait dans un gouffre sous la terre, jusqu'à ce qu'une partie de ses eaux ressortît en fontaine auprès de l'arbre de vie. Satan s'abîme avec le fleuve, et se relève avec lui, enveloppé dans la vapeur émergente. Il cherche ensuite où se tenir caché: il avait exploré la mer et la terre depuis Éden jusqu'au Pont-Euxin et les Palus-Méotides, par-delà le fleuve d'Oby descendant aussi loin que le pôle antarctique; en longueur à l'Occident, depuis l'Oronte jusqu'à l'Océan que barre l'isthme de Darien, et de là jusqu'au pays où coulent le Gange et l'Indus.
Ainsi il avait rôdé sur le globe avec une minutieuse recherche, et considéré avec une inspection profonde chaque créature, pour découvrir celle qui serait la plus propre de toutes à servir ses artifices; et il trouva que le serpent était le plus fin de tous les animaux des champs. Après un long débat, irrésolu et tournoyant dans ses pensées, Satan, par une détermination finale, choisit la plus convenable greffe du mensonge, le vase convenable dans lequel il pût entrer et cacher ses noires suggestions au regard le plus perçant: car dans le rusé serpent toutes les finesses ne seraient suspectes à personne, comme procédant de son esprit et de sa subtilité naturelle, tandis que, remarquées dans d'autres animaux, elles pourraient engendrer le soupçon d'un pouvoir diabolique, actif en eux et surpassant l'intelligence de ces brutes. Satan prit cette résolution; mais d'abord de sa souffrance intérieure, sa passion éclatant, s'exhala en ces plaintes:
«Ô terre! combien tu ressembles au ciel, si tu ne lui es plus justement préférée! Demeure plus digne des dieux, comme étant bâtie par les secondes pensées, réformant ce qui était vieux. Car, quel Dieu voudrait élever un pire ouvrage, après en avoir bâti un meilleur? Terrestre ciel autour duquel se meuvent d'autres cieux qui brillent: encore leurs lampes officieuses apportent-elles lumière sur lumière, pour toi seul, comme il semble, concentrant en toi tous leurs précieux rayons d'une influence sacrée! De même que dans le ciel Dieu est centre et toutefois s'étend à tout, de même toi centre tu reçois de tous ces globes: en toi, non en eux-mêmes toute leur vertu connue apparaît productive dans l'herbe, dans la plante et dans la plus noble naissance des êtres animés d'une graduelle vie: la végétation, le sentiment, la raison, tous réunis dans l'homme.
«Avec quel plaisir j'aurais fait le tour de la terre si je pouvais jouir de quelque chose! Quelle agréable succession de collines, de vallées, de rivières, de bois et de plaines! à présent la terre, à présent la mer, des rivages couronnés de forêts, des rochers, des antres, des grottes! Mais je n'y ai trouvé ni demeure ni refuge; et plus je vois de félicités autour de moi, plus je sens de tourments en moi, comme si j'étais le siège odieux des contraires: tout bien pour moi devient poison, et dans le ciel ma condition serait encore pire.
«Mais je ne cherche à demeurer ni ici ni dans le ciel, à moins que je n'y domine le souverain maître des cieux. Je n'espère point être moins misérable par ce que je cherche; je ne veux que rendre d'autres tels que je suis, dussent par là redoubler mes maux, car c'est seulement dans la destruction que je trouve un adoucissement à mes pensées sans repos. L'homme, pour qui tout ceci a été fait, étant détruit, ou porté à faire ce qui opérera sa perte entière, tout ceci le suivra bientôt comme enchaîné à lui en bonheur ou malheur: en malheur donc! Qu'au loin la destruction s'étende! à moi seul, parmi les pouvoirs infernaux, appartiendra la gloire d'avoir corrompu dans un seul jour ce que celui nommé le Tout-Puissant continua de faire pendant six nuits et six jours. Et qui sait combien de temps auparavant il l'avait médité? Quoique peut-être ce ne soit que depuis que dans une seule nuit j'ai affranchi d'une servitude inglorieuse près de la moitié des races angéliques, et éclairci la foule de ses adorateurs.
«Lui, pour se venger, pour réparer ses nombres ainsi diminués, soit que sa vertu de longtemps épuisée lui manquât maintenant pour créer d'autres anges (si pourtant ils sont sa création), soit que pour nous dépiter davantage il se déterminât à mettre en notre place une créature formée de terre: il l'enrichit (elle sortie d'une si basse origine!) de dépouilles célestes, nos dépouilles. Ce qu'il décréta, il l'accomplit: il fit l'homme, et lui bâtit ce monde magnifique, et de la terre, sa demeure, il le proclama seigneur. Oh! indignité! il assujettit au service de l'homme les ailes de l'ange, il astreignit des ministres flamboyants à veiller et à remplir leur terrestre fonction.
«Je crains la vigilance de ceux-ci; pour l'éviter, enveloppé ainsi dans le brouillard et la vapeur de minuit, je glisse obscur, je fouille chaque buisson, chaque fougeraie où le hasard peut me faire trouver le serpent endormi, afin de me cacher dans ses replis tortueux, moi et la noire intention que je porte. Honteux abaissement! moi qui naguère combattis les dieux pour siéger le plus haut, réduit aujourd'hui à m'unir à un animal, et, mêlé à la fange de la bête, à incarner cette essence, à abrutir celui qui aspirait à la hauteur de la Divinité! Mais à quoi l'ambition et la vengeance ne peuvent-elles pas descendre! Qui veut monter doit ramper aussi bas qu'il a volé haut, exposé tôt ou tard aux choses les plus viles. La vengeance, quoique douce d'abord, amère avant peu, sur elle-même recule. Soit, peu m'importe, pourvu que le coup éclate bien miré: puisque en ajustant plus haut je suis hors de portée, je vise à celui qui le second provoque mon envie, à ce nouveau favori du ciel, à cet homme d'argile, à ce fils du dépit, que pour nous marquer plus de dédain, son auteur éleva de la poussière: la haine par la haine est mieux payée.»
Il dit: à travers les buissons humides ou arides, comme un brouillard noir et rampant, il poursuit sa recherche de minuit pour rencontrer le serpent le plus tôt possible. Il le trouva bientôt profondément endormi, roulé sur lui-même dans un labyrinthe de cercles, sa tête élevée au milieu et remplie de fines ruses. Non encore dans une ombre horrible ou un repaire effrayant, non encore nuisible, sur l'herbe épaisse, sans crainte et non craint, il dormait. Le démon entra par sa bouche, et s'emparant de son instinct brutal dans la tête ou dans le cœur, il lui inspira bientôt des actes d'intelligence; mais il ne troubla point son sommeil, attendant, ainsi renfermé, l'approche du matin.
Déjà la lumière sacrée commençait de poindre dans Éden parmi les fleurs humides qui exhalaient leur encens matinal, alors que toutes les choses qui respirent sur le grand autel de la terre élèvent vers le Créateur des louanges silencieuses et une odeur qui lui est agréable: le couple humain sortit de son berceau, et joignit l'adoration de sa bouche au chœur des créatures privées de voix. Cela fait, nos parents profitent de l'heure, la première pour les plus doux parfums et les plus douces brises. Ensuite ils délibèrent comment ce jour-là ils peuvent le mieux s'appliquer à leur croissant ouvrage, car cet ouvrage dépassait de beaucoup l'activité des mains des deux créatures qui cultivaient une si vaste étendue. Ève la première parla de la sorte à son mari:
«Adam, nous pouvons nous occuper encore à parer ce jardin, à relever encore la plante, l'herbe et la fleur, agréable tâche qui nous est imposée. Mais jusqu'à ce qu'un plus grand nombre de mains viennent nous aider, l'ouvrage sous notre travail augmente, prodigue par contrainte: ce que, pendant le jour, nous avons taillé de surabondant, ou ce que nous avons élagué, ou appuyé, ou lié, en une nuit ou deux, par un fol accroissement, se rit de nous et tend à redevenir sauvage. Avise donc à cela maintenant, ou écoute les premières idées qui se présentent à mon esprit.
«Divisons nos travaux: toi, va où ton choix te guide, ou du côté qui réclame le plus de soin, soit pour tourner le chèvrefeuille autour de ce berceau, soit pour diriger le lierre grimpant là où il veut monter, tandis que moi, là-bas, dans ce plant de roses entremêlées de myrte, je trouverai jusqu'à midi des choses à redresser. Car lorsque ainsi nous choisissons tout le jour notre tâche si près l'un de l'autre, faut-il s'étonner qu'étant si près, des regards et des sourires interviennent, ou qu'un objet nouveau amène un entretien imprévu qui réduit notre travail du jour interrompu à peu de chose, bien que commencé matin? Alors arrive l'heure du souper non gagnée.»
Adam lui fit cette douce réponse:
«Ma seule Ève, ma seule associée, à moi sans comparaison plus chère que toutes les créatures vivantes, bien as-tu proposé, bien as-tu employé tes pensées pour découvrir comment nous pourrions accomplir le mieux ici l'ouvrage que Dieu nous a assigné. Tu ne passeras pas sans être louée de moi, car rien n'est plus aimable dans une femme que d'étudier le devoir de famille et de pousser son mari aux bonnes actions. Cependant notre Maître ne nous a pas si étroitement imposé le travail, qu'il nous interdise le délassement quand nous en avons besoin, soit par la nourriture, soit par la conversation entre nous (nourriture de l'esprit), soit par ce doux échange des regards et des sourires, car les sourires découlent de la raison; refusés à la brute, ils sont l'aliment de l'amour: l'amour n'est pas la fin la moins noble de la vie humaine. Dieu ne nous a pas faits pour un travail pénible, mais pour le plaisir, et pour le plaisir joint à la raison. Ne doute pas que nos mains unies ne défendent facilement contre le désert ces sentiers et ces berceaux, dans l'étendue dont nous avons besoin pour nous promener, jusqu'à ce que de plus jeunes mains viennent avant peu nous aider.
«Mais si trop de conversation peut-être te rassasie, je pourrais consentir à une courte absence, car la solitude est quelquefois la meilleure société, et une courte séparation précipite un doux retour. Mais une autre inquiétude m'obsède; j'ai peur qu'il ne t'arrive quelque mal quand tu seras sevrée de moi; car tu sais de quoi nous avons été avertis, tu sais quel malicieux ennemi, enviant notre bonheur et désespérant du sien, cherche à opérer notre honte et notre misère par une attaque artificieuse; il veille sans doute quelque part près d'ici, dans l'avide espérance de trouver l'objet de son désir et son plus grand avantage, nous étant séparés; il est sans espoir de nous circonvenir réunis, parce qu'au besoin nous pourrions nous prêter l'un à l'autre un rapide secours. Soit qu'il ait pour principal dessein de nous détourner de la foi envers Dieu, soit qu'il veuille troubler notre amour conjugal, qui excite peut-être son envie plus que tout le bonheur dont nous jouissons; que ce soit là son dessein, ou quelque chose de pis, ne quitte pas le côté fidèle qui t'a donné l'être, qui t'abrite encore et te protège. La femme, quand le danger ou le déshonneur l'épie, demeure plus en sûreté et avec plus de bienséance auprès de son mari qui la garde ou endure avec elle toutes les extrémités.»
La majesté virginale d'Ève, comme une personne qui aime et qui rencontre quelque rigueur, lui répondit avec une douce et austère tranquillité:
«Fils de la terre et du ciel, et souverain de la terre entière, que nous ayons un ennemi qui cherche notre ruine, je l'ai su de toi et de l'ange, dont je surpris les paroles à son départ, lorsque je me tenais en arrière dans un enfoncement ombragé, tout juste alors revenue au fermer des fleurs du soir. Mais que tu doutes de ma constance envers Dieu ou envers toi, parce que nous avons un ennemi qui la peut tenter, c'est ce que je ne m'attendais pas à ouïr. Tu ne crains pas la violence de l'ennemi; étant tels que nous sommes, incapables de mort ou de douleur, nous ne pouvons recevoir ni l'une ni l'autre, ou nous pouvons les repousser. Sa fraude cause donc ta crainte? d'où résulte clairement ton égale frayeur de voir mon amour et ma constante fidélité ébranlés ou séduits par sa ruse. Comment ces pensées ont-elles trouvé place dans ton sein, ô Adam? as-tu pu mal penser de celle qui t'est si chère?»
Adam par ces paroles propres à la guérir répliqua:
«Fille de Dieu et de l'homme, immortelle Ève, car tu es telle, non encore entamée par le blâme et le péché; ce n'est pas en défiance de toi que je te dissuade de l'absence loin de ma vue, mais pour éviter l'entreprise de notre ennemi. Celui qui tente, même vainement, répand du moins le déshonneur sur celui qu'il a tenté; il a supposé sa foi non incorruptible, non à l'épreuve de la tentation. Toi-même tu ressentirais avec dédain et colère l'injure offerte, quoique demeurée sans effet. Ne te méprends donc pas si je travaille à détourner un pareil affront de toi seule; un affront qu'à nous deux à la fois l'ennemi, bien qu'audacieux, oserait à peine offrir, ou, s'il l'osait, l'assaut s'adresserait d'abord à moi: ne méprise pas sa malice et sa perfide ruse; il doit être astucieux, celui qui a pu séduire des anges. Ne pense pas que le secours d'un autre soit superflu. L'influence de tes regards me donne accès à toutes les vertus: à ta vue, je me sens plus sage, plus vigilant, plus fort; s'il était nécessaire de force extérieure, tandis que tu me regarderais, la honte d'être vaincu ou trompé soulèverait ma plus grande vigueur, et la soulèverait tout entière. Pourquoi ne sentirais-je pas au-dedans de toi la même impression quand je suis présent, et ne préférerais-tu pas subir ton épreuve avec moi, moi le meilleur témoin de ta vertu éprouvée?»
Ainsi parla Adam, dans sa sollicitude domestique et son amour conjugal; mais Ève, qui pensa qu'on n'accordait pas assez à sa foi sincère, renouvela sa répartie avec un doux accent:
«Si notre condition est d'habiter ainsi dans une étroite enceinte, resserrés par un ennemi subtil ou violent (nous n'étant pas doués séparément d'une force égale pour nous défendre partout où il nous rencontrera), comment sommes-nous heureux, toujours dans la crainte du mal? mais le mal ne précède point le péché: seulement notre ennemi, en nous tentant, nous fait un affront par son honteux mépris de notre intégrité. Son honteux mépris n'attache point le déshonneur à notre front, mais retombe honteusement sur lui.
«Pourquoi donc serait-il évité et craint par nous qui gagnons plutôt un double honneur de sa prénotion prouvée fausse, qui trouvons dans l'événement la paix intérieure et la faveur du ciel, notre témoin? Et qu'est-ce que la fidélité, l'amour, la vertu, essayés seuls, sans être soutenus d'un secours extérieur? Ne soupçonnons donc pas notre heureux état d'avoir été laissé si imparfait par le sage Créateur, que cet état ne soit pas assuré, soit que nous soyons séparés ou réunis. Fragile est notre félicité s'il en est de la sorte! Ainsi exposé, Éden ne serait pas Éden.»
Adam avec ardeur répliqua:
«Femme, toutes choses sont pour le mieux, comme la volonté de Dieu les a faites. Sa main créatrice n'a laissé rien de défectueux ou d'incomplet dans tout ce qu'il a créé, et beaucoup moins dans l'homme ou dans ce qui peut assurer son heureux état, garanti contre la force extérieure. Le péril de l'homme est en lui-même, et c'est aussi dans lui qu'est sa puissance: contre sa volonté, il ne peut recevoir aucun mal; mais Dieu a laissé la volonté libre; car qui obéit à la raison est libre; et Dieu a fait la raison droite; mais il lui a commandé d'être sur ses gardes, et toujours debout, de peur que surprise par quelque belle apparence de bien elle, ne dicte faux et n'informe mal la volonté, pour lui faire faire ce que Dieu a défendu expressément.
«Ce n'est donc point la méfiance, mais un tendre amour qui ordonne, à moi de t'avertir souvent, à toi aussi de m'avertir. Nous subsistons affermis; cependant il est possible que nous nous égarions, puisqu'il n'est pas impossible que la raison, par l'ennemi subornée, puisse rencontrer quelque objet spécieux, et tomber surprise dans une déception imprévue, faute d'avoir conservé l'exacte vigilance, comme elle en avait été avertie. Ne cherche donc point la tentation qu'il serait mieux d'éviter, et tu l'éviteras probablement si tu ne te sépares pas de moi: l'épreuve viendra sans être cherchée. Veux-tu prouver ta constance? prouve d'abord ton obéissance. Mais qui connaîtra la première, si tu n'as point été tentée? qui l'attestera? Si tu penses qu'une épreuve non cherchée peut nous trouver tous deux plus en sûreté qu'il ne te semble que nous le sommes, toi ainsi avertie... va! car ta présence, contre ta volonté, te rendrait plus absente: va dans ton innocence native! appuie-toi sur ce que tu as de vertu! réunis-la toute! car Dieu envers toi a fait son devoir, fais le tien.»
Ainsi parla le patriarche du genre humain; mais Ève persista. Et quoique soumise, elle répliqua la dernière:
«C'est donc avec ta permission, ainsi prévenue et surtout à cause de ce que tes dernières paroles pleines de raison n'ont fait que toucher: l'épreuve, étant moins cherchée, nous trouverait peut-être moins préparés; c'est pour cela que je m'éloigne plus volontiers. Je ne dois pas beaucoup m'attendre qu'un ennemi aussi fier s'adresse d'abord à la plus faible; s'il y était enclin, il n'en serait que plus honteux de sa défaite.»
Ainsi disant, elle retire doucement sa main de celle de son époux, et comme une nymphe légère des bois, Oréade, ou Dryade, ou du cortège de la déesse de Délos, elle vole aux bocages. Elle surpassait Diane elle-même par sa démarche et son port de déesse, quoiqu'elle ne fût point armée comme elle de l'arc et du carquois, mais de ces instruments de jardinage, tels que l'art, simple encore et innocent du feu, les avait formés, ou tels qu'ils avaient été apportés par les anges. Ornée comme Palès ou Pomone, elle leur ressemblait: à Pomone quand elle fuit Vertumne, à Cérès dans sa fleur, lorsqu'elle était vierge encore de Proserpine qu'elle eut de Jupiter. Adam était ravi, son œil la suivit longtemps d'un regard enflammé; mais il désirait davantage qu'elle fût restée. Souvent il lui répète l'ordre d'un prompt retour; aussi souvent elle s'engage à revenir à midi au berceau, à mettre toute chose dans le meilleur ordre, pour inviter Adam au repas du milieu du jour ou au repos de l'après-midi.
Oh! combien déçue, combien trompée, malheureuse Ève, sur ton retour présumé! événement pervers! à compter de cette heure, jamais tu ne trouveras dans le paradis ni doux repas ni profond repos! une embûche est dressée parmi ces fleurs et ces ombrages; tu es attendue par une rancune infernale qui menace d'intercepter ton chemin, ou de te renvoyer dépouillée d'innocence, de fidélité, de bonheur!...
Car maintenant, et depuis l'aube du jour, l'ennemi (simple serpent en apparence) était venu, cherchant le lieu où il pourrait rencontrer plus vraisemblablement les deux seuls de l'espèce humaine, mais en eux toute leur race, sa proie projetée. Il cherche dans le bocage et dans la prairie, là où quelque bouquet de bois, quelque partie du jardin, objet de leur soin ou de leur plantation, se montrent plus agréable pour leurs délices; au bord d'une fontaine ou d'un petit ruisseau ombragé, il les cherche tous deux; mais il désirait que son destin pût rencontrer Ève séparée d'Adam; il le désirait, mais non avec l'espérance de ce qui arrivait si rarement, quand, selon son désir et contre son espérance, il découvre Ève seule, voilée d'un nuage de parfums, là où elle se tenait à demi aperçue, tant les roses épaisses et touffues rougissaient autour d'elle; souvent elle se baissait pour relever les fleurs d'une faible tige, dont la tête quoique d'une vive carnation, empourprée, azurée ou marquetée d'or, pendait sans support; elle les redressait gracieusement avec un lien de myrte, sans songer qu'elle-même, la fleur la plus belle, était non soutenue, son meilleur appui si loin, la tempête si proche.
Le serpent s'approchait; il franchit mainte avenue du plus magnifique couvert, cèdre, pin ou palmier. Tantôt ondoyant et hardi, tantôt caché, tantôt vu parmi les arbustes entrelacés et les fleurs formant bordure des deux côtés, ouvrage de la main d'Ève: retraite plus délicieuse que ces fabuleux jardins d'Adonis ressuscité, ou d'Alcinoüs renommé, hôte du fils du vieux Laërte; ou bien encore que ce jardin, non mystique, dans lequel le sage roi se livrait à de mutuelles caresses avec la belle Égyptienne, son épouse.
Satan admire le lieu, encore plus la personne. Comme un homme longtemps enfermé dans une cité populeuse dont les maisons serrées et les égouts corrompent l'air: par un matin d'été, il sort pour respirer dans les villages agréables et dans les fermes adjacentes; de toutes choses qu'il rencontre, il tire un plaisir, l'odeur des blés ou de l'herbe fauchée, ou celle des vaches et des laiteries, chaque objet rustique, chaque bruit champêtre, tout le charme; si d'aventure une belle vierge, au pas de nymphe vient à passer, ce qui plaisait à cet homme lui plaît davantage à cause d'elle; elle l'emporte sur tout, et dans son regard elle réunit toutes les délices: le serpent prenait un pareil plaisir à voir ce plateau fleuri, doux abri d'Ève ainsi matineuse, ainsi solitaire! Sa forme angélique et céleste, mais plus suave et plus féminine, sa gracieuse innocence, toute la façon de ses gestes, ou de ses moindres mouvements, intimident la malice de Satan, et par un doux larcin dépouillent sa violence de l'intention violente qu'il apportait. Dans cet intervalle le mal unique demeure abstrait de son propre mal, et pendant ce temps demeura stupidement bon, désarmé qu'il était d'inimitié, de fourberie, de haine, d'envie, de vengeance. Mais l'enfer ardent qui brûle toujours en lui, quoique dans un demi-ciel, finit bientôt ses délices, et le torture d'autant plus qu'il voit plus de plaisir non destiné pour lui. Alors il rappelle la haine furieuse, et, caressant ses pensées de malheur, il s'excite de la sorte:
«Pensées, où m'avez-vous conduit! par quelle douce impulsion ai-je été poussé à oublier ce qui nous a amené ici! La haine! non l'amour, ni l'espoir du paradis pour l'enfer, ni l'espoir de goûter ici le plaisir, mais de détruire tout plaisir, excepté celui qu'on éprouve à détruire: toute autre joie pour moi est perdue. Ainsi ne laissons pas échapper l'occasion qui me rit à présent: voici la femme seule, exposée à toutes les attaques; son mari (car je vois au loin tout alentour) n'est pas auprès d'elle: j'évite davantage sa plus haute intelligence et sa force; d'un courage fier, bâti de membres héroïques quoique moulés en terre, ce n'est point un ennemi peu redoutable; lui exempt de blessures, moi non! tant l'enfer m'a dégradé, tant la souffrance m'a fait déchoir de ce que j'étais dans le ciel! Ève est belle, divinement belle, faite pour l'amour des dieux; elle n'a rien de terrible, bien qu'il y ait de la terreur dans l'amour et dans la beauté, quand elle n'est pas approchée par une haine plus forte, haine d'autant plus forte qu'elle est mieux déguisée sous l'apparence de l'amour: c'est le chemin que je tente pour la ruine d'Ève.»
Ainsi parle l'ennemi du genre humain, mauvais hôte du serpent dans lequel il était renfermé, et vers Ève il poursuit sa route. Il ne se tramait pas alors en ondes dentelées comme il a fait depuis; mais il se dressait sur sa croupe, base circulaire de replis superposés qui montaient en forme de tour, orbe sur orbe, labyrinthe croissant! Une crête s'élevait haute sur sa tête; ses yeux étaient d'escarboucle; son cou était d'un or vert bruni; il se tenait debout au milieu de ses spirales arrondies qui sur le gazon flottaient redondantes. Agréable et charmante était sa forme: jamais serpents depuis n'ont été plus beaux, ni celui dans lequel furent changés en Illyrie Hermione et Cadmus, ni celui qui fut le dieu d'Épidaure, ni ceux en qui transformés furent vus Jupiter Ammon et Jupiter Capitolin, le premier avec Olympias, le second avec celle qui enfanta Scipion, la grandeur de Rome.
D'une course oblique, comme quelqu'un qui cherche accès auprès d'une personne, mais qui craint de l'interrompre, il trace d'abord son chemin de côté: tel qu'un vaisseau manœuvré par un pilote habile à l'embouchure d'une rivière ou près d'un cap, autant de fois il vire de bord et change sa voile; ainsi Satan variait ses mouvements, et de sa queue formait de capricieux anneaux à la vue d'Ève, pour amorcer ses regards.
Occupée, elle entendit le bruit des feuilles froissées; mais elle n'y fit aucune attention, accoutumée qu'elle était dans les champs à voir se jouer devant elle toutes les bêtes, plus soumises à sa voix que ne le fut à la voix de Circé le troupeau métamorphosé.
Plus hardi alors, le serpent non appelé se tint devant Ève, mais comme dans l'étonnement de l'admiration, souvent d'une manière caressante il baissait sa crête superbe, son cou poli ou émaillé, et léchait la terre qu'Ève avait foulée. Sa gentille expression muette amène enfin les regards d'Ève à remarquer son badinage. Ravi d'avoir fixé son attention, Satan avec la langue organique du serpent, ou par l'impulsion de l'air vocal, commença de la sorte sa tentation astucieuse:
«Ne sois pas émerveillée, maîtresse souveraine, si tu peux l'être, toi qui es la seule merveille. Encore moins n'arme pas de mépris ton regard, ciel de la douceur, irritée que je m'approche de toi et que je te contemple insatiable: moi ainsi seul, je n'ai pas craint ton front, plus imposant encore ainsi retirée. Ô la plus belle ressemblance de ton beau Créateur! toi, toutes les choses vivantes t'admirent, toutes les choses, qui t'appartiennent en don adorent ta beauté céleste contemplée avec ravissement. La beauté considérée davantage là où elle est universellement admirée; mais ici, dans cet enclos sauvage, parmi ces bêtes (spectateurs grossiers et insuffisants pour discerner la moitié de ce qui en toi est beau), un homme excepté qui te voit! Et qu'est-ce qu'un seul à te voir, toi qui devrais être vue déesse parmi les dieux, adorée et servie des anges sans nombre, ta cour journalière?»
Telles étaient les flatteries du tentateur, tel fut le ton de son prélude: ses paroles firent leur chemin dans le cœur d'Ève, bien qu'elle s'étonnât beaucoup de la voix. Enfin, non sans cesser d'être surprise, elle répondit:
«Qu'est-ce que ceci? le langage de l'homme prononcé, la pensée humaine exprimée par la langue d'une brute? je croyais du moins que la parole avait été refusée aux animaux, que Dieu au jour de leur création les avait faits muets pour tout son articulé. Quant à la pensée, je doutais; car dans les regards et dans les actions des bêtes, souvent paraît beaucoup de raison. Toi, serpent, je te connaissais bien pour le plus subtil des animaux des champs, mais j'ignorais que tu fusses doué de la voix humaine. Redouble donc ce miracle, et dis comment tu es devenu parlant de muet que tu étais, et comment tu es devenu plus mon ami que le reste de l'espèce brute qui est journellement sous mes yeux. Dis, car une telle merveille réclame l'attention qui lui est due.»
L'astucieux tentateur répliqua de la sorte:
«Impératrice de ce monde beau, Ève resplendissante, il m'est aisé de te dire tout ce que tu ordonnes; il est juste que tu sois obéie.
«J'étais d'abord comme sont les autres bêtes qui paissent l'herbe foulée aux pieds; mes pensées étaient abjectes et basses comme l'était ma nourriture; je ne pouvais discerner que l'aliment ou le sexe, et ne comprenais rien d'élevé: jusqu'à ce qu'un jour, roulant dans la campagne, je découvris au loin, par hasard, un bel arbre chargé de fruits des plus belles couleurs mêlées, pourpre et or. Je m'en approchais pour le contempler, quand des rameaux s'exhala un parfum savoureux, agréable à l'appétit; il charma mes sens plus que l'odeur du doux fenouil, plus que la mamelle de la brebis, ou de la chèvre, qui laisse échapper le soir le lait non sucé de l'agneau ou du chevreau occupés de leurs jeux.
«Pour satisfaire le vif désir que je ressentais de goûter à ces belles pommes, je résolus de ne pas différer: la faim et la soif, conseillères persuasives, aiguisées par l'odeur de ce fruit séducteur, me pressaient vivement. Soudain je m'entortille au tronc moussu, car pour atteindre aux branches élevées au-dessus de la terre, cela demanderait ta haute taille ou celle d'Adam. Autour de l'arbre se montraient toutes les autres bêtes qui me voyaient; languissant d'un pareil désir elles me portaient envie, mais ne pouvaient arriver au fruit. Déjà parvenu au milieu de l'arbre où pendait l'abondance si tentante et si près, je ne me fis faute de cueillir et de manger à satiété, car jusqu'à cette heure je n'avais jamais trouvé un pareil plaisir aux aliments ou à la fontaine.
«Rassasié enfin, je ne tardai pas d'apercevoir en moi un changement étrange au degré de raison de mes facultés intérieures; la parole ne me manqua pas longtemps, quoique je conservasse ma forme. Dès ce moment je tournai mes pensées vers des méditations élevées ou profondes, et je considérai d'un esprit étendu toutes les choses visibles dans le ciel, sur la terre ou dans l'air, toutes les choses bonnes et belles. Mais tout ce qui est beau et bon, dans ta divine image et dans le rayon céleste de ta beauté je le trouve réuni. Il n'est point de beauté à la tienne pareille ou seconde! elle m'a contraint, quoique importun peut-être, à venir, te contempler, à t'adorer, toi qui de droit es déclarée souveraine des créatures, dame universelle!»
Ainsi parle l'animé et rusé serpent; et Ève, encore plus surprise, lui répliqua imprudente:
«Serpent, tes louanges excessives me laissent en doute de la vertu de ce fruit sur toi le premier éprouvée. Mais, dis-moi, où croît l'arbre? est-il loin d'ici? Car nombreux sont les arbres de Dieu qui croissent dans le Paradis, et plusieurs nous sont encore inconnus: une telle abondance s'offre à notre choix, que nous laissons un grand trésor de fruits sans les toucher; ils restent suspendus incorruptibles jusqu'à ce que les hommes naissent pour les cueillir, et qu'un plus grand nombre de mains nous aident à soulager la nature de son enfantement.»
L'insidieuse couleuvre joyeuse et satisfaite:
«Impératrice, le chemin est facile et n'est pas long; il se trouve au-delà d'une allée de myrtes, sur une pelouse, tout près d'une fontaine, quand on a passé un petit bois exhalant la myrrhe et le baume. Si tu m'acceptes pour conducteur, je t'y aurai bientôt menée.»
«Conduis-moi donc,» dit Ève.
Le serpent, guide, roule rapidement ses anneaux, et les fait paraître droits, quoique entortillés, prompt qu'il est au crime. L'espérance l'élève, et la joie enlumine sa crête: comme un feu follet, formé d'une onctueuse vapeur que la nuit condense et que la frigidité environne, s'allume en une flamme par le mouvement (lequel feu accompagne souvent, dit-on, quelque malin esprit); voltigeant et brillant d'une lumière trompeuse, il égare de sa route le voyageur nocturne étonné; il le conduit dans des marais et des fondrières, à travers des viviers et des étangs où il s'engloutit et se perd loin de tout secours: ainsi reluisait le serpent fatal, et par supercherie menait Ève, notre mère crédule, à l'arbre de prohibition, racine de tout notre malheur. Dès qu'elle le vit, elle dit à son guide:
«Serpent, nous aurions pu éviter notre venir ici, infructueux pour moi, quoique le fruit soit ici en abondance. Le bénéfice de sa vertu sera seul pour toi; vertu merveilleuse en vérité, si elle produit de pareils effets! Mais nous ne pouvons à cet arbre ni toucher ni goûter: ainsi Dieu l'a ordonné, et il nous a laissé cette défense, la seule fille de sa voix: pour le reste, nous vivons loi à nous-mêmes; notre raison est notre loi.»
Le tentateur plein de tromperie répliqua:
«En vérité! Dieu a donc dit que du fruit de tous les arbres de ce jardin vous ne mangerez pas, bien que vous soyez déclarés seigneurs de tout sur la terre et dans l'air?»
Ève, encore sans péché:
«Du fruit de chaque arbre de ce jardin nous pouvons manger, mais du fruit de ce bel arbre dans le jardin Dieu a dit: Vous n'en mangerez point; vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.»
À peine a-t-elle dit brièvement, que le tentateur, maintenant plus hardi (mais avec une apparence de zèle et d'amour pour l'homme, d'indignation pour le tort qu'on lui faisait), joue un rôle nouveau. Comme touché de compassion, il se balance troublé, pourtant avec grâce, et il se lève posé comme prêt à traiter quelque matière importante: au vieux temps, dans Athènes et dans Rome libre, où florissait l'éloquence (muette depuis), un orateur renommé, chargé de quelque grande cause, se tenait debout de lui-même recueilli, tandis que chaque partie de son corps, chacun de ses mouvements, chacun de ses gestes obtenaient audience avant sa parole; quelquefois il débutait avec hauteur, son zèle pour la justice ne lui permettant pas le délai d'un exorde: ainsi s'arrêtant, se remuant, se grandissant de toute sa hauteur, le tentateur, tout passionné, s'écria:
«Ô plante sacrée, sage et donnant la sagesse, mère de la science, à présent je sens au-dedans de moi mon pouvoir qui m'éclaire, non seulement pour discerner les choses dans leurs causes, mais pour découvrir les voies des agents suprêmes, réputés sages cependant. Reine de cet univers, ne crois pas ces rigides menaces de mort: vous ne mourrez point: comment le pourriez-vous? Par le fruit? Il vous donnera la vie de la science. Par l'auteur de la menace? Regardez-moi, moi qui ai touché et goûté; cependant je vis, j'ai même atteint une vie plus parfaite que celle que le sort me destinait, en osant m'élever au-dessus de mon lot. Serait-il fermé à l'homme, ce qui est ouvert à la bête? Ou Dieu allumera-t-il sa colère pour une si légère offense? Ne louera-t-il pas plutôt votre courage indompté qui, sous la menace de la mort dénoncée (quelque chose que soit la mort), ne fut point détourné d'achever ce qui pouvait conduire à une plus heureuse vie, à la connaissance du bien et du mal. Du bien? quoi de plus juste! Du mal? (si ce qui est mal est réel) pourquoi ne pas le connaître, puisqu'il en serait plus facilement évité! Dieu ne peut donc vous frapper et être juste: s'il n'est pas juste, il n'est pas Dieu; il ne faut alors ni le craindre, ni lui obéir. Votre crainte elle-même écarte la crainte de la mort.
«Pourquoi donc fut ceci défendu? Pourquoi, sinon pour vous effrayer? Pourquoi, sinon pour vous tenir bas et ignorants, vous ses adorateurs? Il sait que le jour où vous mangerez du fruit, vos yeux, qui semblent si clairs, et qui cependant sont troubles, seront parfaitement ouverts et éclaircis, et vous serez comme les dieux, connaissant à la fois le bien et le mal, comme ils le connaissent. Que vous soyez comme les dieux, puisque je suis comme un homme, comme un homme intérieurement, ce n'est qu'une juste proportion gardée, moi de brute devenu homme, vous d'hommes devenus dieux.
«Ainsi, vous mourrez peut-être en vous dépouillant de l'homme pour revêtir le dieu: mort désirable quoique annoncée avec menaces, puisqu'elle ne peut rien de pis que ceci! Et que sont les dieux pour que l'homme ne puisse devenir comme eux, en participant à une nourriture divine? Les dieux existèrent les premiers, et ils se prévalent de cet avantage pour nous faire croire que tout procède d'eux: j'en doute; car je vois cette belle terre échauffée par le soleil, et produisant toutes choses; eux, rien. S'ils produisent tout, qui donc a renfermé la connaissance du bien et du mal dans cet arbre, de manière que quiconque mange de son fruit acquiert aussitôt la sagesse sans leur permission? En quoi serait l'offense que l'homme parvînt ainsi à connaître? En quoi votre science pourrait-elle nuire à Dieu, ou que pourrait communiquer cet arbre contre sa volonté, si tout est à lui? Agirait-il par envie? L'envie peut-elle habiter dans les cœurs célestes? Ces raisons, ces raisons et beaucoup d'autres prouvent le besoin que vous avez de ce beau fruit. Divinité humaine, cueille et goûte librement.»
Il dit, et ses paroles, grosses de tromperie, trouvèrent dans le cœur d'Ève une entrée trop facile. Les yeux fixes, elle contemplait le fruit qui, rien qu'à le voir, pouvait tenter: à ses oreilles retentissait encore le son de ces paroles persuasives qui lui paraissaient remplies de raison et de vérité. Cependant l'heure de midi approchait et réveillait dans Ève un ardent appétit qu'excitait encore l'odeur si savoureuse de ce fruit; inclinée qu'elle était maintenant à le toucher et à le goûter, elle y attachait avec désir son œil avide. Toutefois, elle s'arrête un moment et fait en elle-même ces réflexions:
«Grandes sont tes vertus sans doute, ô le meilleur des fruits! Quoique tu sois interdit à l'homme, tu es digne d'être admiré, toi dont le suc, trop longtemps négligé, a donné dès le premier essai la parole au muet et a enseigné à une langue incapable de discours, à publier ton mérite. Celui qui nous interdit ton usage ne nous a pas caché non plus ton mérite, en te nommant l'arbre de science à la fois et du bien et du mal. Il nous a défendu de te goûter, mais sa défense te recommande davantage, car elle conclut le bien que tu communiques et le besoin que nous en avons: le bien inconnu assurément on ne l'a point, ou si on l'a, et qu'il reste encore inconnu, c'est comme si on ne l'avait pas du tout.
«En termes clairs, que nous défend-il, lui? de connaître; il nous défend le bien; il nous défend d'être sages. De telles prohibitions ne lient pas... Mais si la mort nous entoure des dernières chaînes, à quoi nous profitera notre liberté intérieure? Le jour où nous mangerons de ce beau fruit, tel est notre arrêt, nous mourrons... Le serpent est-il mort? il a mangé et il vit, et il connaît, et il parle, et il raisonne, et il discerne, lui jusqu'alors irraisonnable. La mort n'a-t-elle été inventée que pour nous seuls? ou cette intellectuelle nourriture à nous refusée, n'est-elle réservée qu'aux bêtes? qu'aux bêtes ce semble: mais l'unique brute qui la première en a goûté, loin d'en être avare, communique avec joie le bien qui lui en est échu, conseillère non suspecte, amie de l'homme, éloignée de toute déception et de tout artifice. Que crains-je donc? ou plutôt sais-je ce que je dois craindre dans cette ignorance du bien et du mal, de Dieu ou de la mort, de la loi ou de la punition? Ici croît le remède à tout, ce fruit divin, beau à la vue, attrayant au goût, et dont la vertu est de rendre sage. Qui empêche donc de le cueillir et d'en nourrir à la fois le corps et l'esprit?»
Elle dit, et sa main téméraire, dans une mauvaise heure, s'étend vers le fruit: elle arrache! elle mange! La terre sentit la blessure, la nature, sur ses fondements, soupirant à travers tous ses ouvrages, par des signes de malheur annonça que tout était perdu.
Le serpent coupable s'enfuit dans un hallier, et il le pouvait bien, car maintenant Ève, attachée au fruit tout entière, ne regardait rien autre chose. Il lui semblait que jusque-là elle n'avait jamais goûté dans un fruit un pareil délice; soit que cela fût vrai, soit qu'elle se l'imaginât dans la haute attente de la science: sa divinité ne sortait point de sa pensée. Avidement et sans retenue, elle se gorgea du fruit, et ne savait pas qu'elle mangeait la mort. Enfin rassasiée, exaltée comme par le vin, joyeuse et folâtre, pleine de satisfaction d'elle-même, elle se parle ainsi:
«Ô roi de tous les arbres du paradis, arbre vertueux, précieux, dont l'opération bénie est la sagesse! arbre jusque ici ignoré, dégradé, ton beau fruit demeurait suspendu comme n'étant créé à aucune fin! Mais dorénavant mon soin matinal sera pour toi, non sans le chant et la louange qui te sont dus à chaque aurore; je soulagerai tes branches du poids fertile offert libéralement à tous, jusqu'à ce que, nourrie par toi, je parvienne à la maturité de la science comme les dieux qui savent toutes choses, quoiqu'ils envient aux autres ce qu'ils ne peuvent leur donner. Si le don eût été un des leurs, il n'aurait pas crû ici.
«Expérience, que ne te dois-je pas, ô le meilleur des guides! En ne te suivant pas, je serais restée dans l'ignorance; tu ouvres le chemin de la sagesse, et tu donnes accès auprès d'elle, malgré le secret où elle se retire.
«Et moi peut-être aussi suis-je cachée? Le Ciel est haut, haut, trop éloigné pour voir de là distinctement chaque chose sur la terre: d'autres soins peut-être peuvent avoir distrait d'une continuelle vigilance notre grand prohibiteur, en sûreté avec tous ses espions autour de lui... Mais de quelle manière paraîtrai-je devant Adam? lui ferai-je connaître à présent mon changement? lui donnerai-je en partage ma pleine félicité, ou plutôt non? Garderai-je les avantages de la science en mon pouvoir, sans copartenaire, afin d'ajouter à la femme ce qui lui manque, pour attirer d'autant plus l'amour d'Adam, pour me rendre plus égale à lui, et peut-être (chose désirable) quelquefois supérieure? car inférieure, qui est libre? Ceci peut bien être... Mais quoi? si Dieu a vu? si la mort doit s'ensuivre? alors je ne serai plus, et Adam, marié à une autre Ève, vivra en joie avec elle, moi éteinte: le penser, c'est mourir! Confirmée dans ma résolution, je me décide: Adam partagera avec moi le bonheur ou la misère. Je l'aime si tendrement qu'avec lui je puis souffrir toutes les morts: vivre sans lui n'est pas la vie.»
Ainsi disant, elle détourna ses pas de l'arbre; mais auparavant elle lui fait une révérence profonde comme au pouvoir qui habite cet arbre, et dont la présence a infusé dans la plante une sève savante découlée du nectar, breuvage des dieux.
Pendant ce temps-là Adam, qui attendait son retour avec impatience, avait tressé une guirlande des fleurs les plus choisies, pour orner sa chevelure et couronner ses travaux champêtres, comme les moissonneurs ont souvent accoutumé de couronner leur reine des moissons. Il se promettait une grande joie en pensée et une consolation nouvelle dans un retour si longtemps différé. Toutefois devinant quelque chose de malheureux, le cœur lui manquait; il en sentait les battements inégaux: pour rencontrer Ève, il alla par le chemin qu'elle avait pris le matin, au moment où ils se séparèrent.
Il devait passer près de l'arbre de science: là il la rencontra à peine revenant de l'arbre; elle tenait à la main un rameau du plus beau fruit couvert de duvet qui souriait, nouvellement cueilli, et répandait l'odeur de l'ambroisie. Elle se hâta vers Adam; l'excuse parut d'abord sur son visage comme le prologue de son discours, et une trop prompte apologie; elle adresse à son époux des paroles caressantes qu'elle avait à volonté:
«N'as-tu pas été étonné, Adam, de mon retard? Je t'ai regretté! et j'ai trouvé long le temps, privée de ta présence; agonie d'amour, jusqu'à présent non sentie et qui ne le sera pas deux fois, car jamais je n'aurai l'idée d'éprouver (ce que j'ai cherché téméraire et sans expérience) la peine de l'absence, loin de ta vue. Mais la cause en est étrange, et merveilleuse à entendre.
«Cet arbre n'est pas, comme on nous le dit, un arbre de danger, quand on y goûte; il n'ouvre pas la voie à un mal inconnu; mais il est d'un effet divin pour ouvrir les yeux, et il fait dieux ceux qui y goûtent; il a été trouvé tel en y goûtant. Le sage serpent (non retenu comme nous, ou n'obéissant pas) a mangé du fruit: il n'y a pas trouvé la mort dont nous sommes menacés; mais dès ce moment il est doué de la voix humaine et du sens humain, raisonnant d'une manière admirable. Et il a agi sur moi avec tant de persuasion, que j'ai goûté et que j'ai trouvé aussi les effets répondant à l'attente: mes yeux, troubles auparavant, sont plus ouverts; mon esprit plus étendu, mon cœur plus ample. Je m'élève à la divinité, que j'ai cherchée principalement pour toi; sans toi je puis la mépriser. Car la félicité dont tu as ta part est pour moi la félicité, ennuyeuse bientôt et odieuse avec toi non partagée. Goûte donc aussi à ce fruit; qu'un sort égal nous unisse dans une égale joie, comme dans un égal amour, de peur que si tu t'abstiens un différent degré de condition ne nous sépare, et que je ne renonce trop tard pour toi à la divinité, quand le sort ne le permettra plus.»
Ève ainsi raconta son histoire d'un air animé; mais sur sa joue le désordre monte et rougit. Adam, de son côté, dès qu'il est instruit de la fatale désobéissance d'Ève, interdit, confondu, devient blanc, tandis qu'une froide horreur court dans ses veines et disjoint tous ses os. De sa main défaillante la guirlande tressée pour Ève tombe, et répand les roses flétries: il demeure pâle et sans voix, jusqu'à ce qu'enfin d'abord en lui-même il rompt son silence intérieur:
«Ô le plus bel être de la création, le dernier et le meilleur de tous les ouvrages de Dieu, créature en qui excellait pour la vue ou la pensée, ce qui fut jamais formé de saint, de divin, de bon, d'aimable et de doux! Comment es-tu perdue! comment soudain perdue, défigurée, flétrie et maintenant dévolue à la mort? ou plutôt comment as-tu cédé à la tentation de transgresser la stricte défense, de violer le sacré fruit défendu? Quelque maudit artifice d'un ennemi t'a déçue, d'un ennemi que tu ne connaissais pas; et moi avec toi, il m'a perdu; car certainement ma résolution est de mourir avec toi. Comment pourrais-je vivre sans toi? comment quitter ton doux entretien et notre amour si tendrement uni, pour survivre abandonné dans ces bois sauvages? Dieu créât-il une autre Ève, et moi fournirais-je une autre côte, ta perte encore ne sortirait jamais de mon cœur. Non, non! je me sens attiré par le lien de la nature; tu es la chair de ma chair, l'os de mes os; de ton sort le mien ne sera jamais séparé, bonheur ou misère!»
Ayant dit ainsi, comme un homme revenu d'une triste épouvante, et après des pensées agitées se soumettant à ce qui semble irrémédiable, il se tourne vers Ève, et lui adresse ces paroles d'un ton calme:
«Une action hardie tu as tentée, Ève aventureuse! un grand péril tu as provoqué, toi qui non seulement as osé convoiter des yeux ce fruit sacré, objet d'une sainte abstinence, mais qui, bien plus hardie encore, y as goûté, malgré la défense d'y toucher! Mais qui peut rappeler le passé et défaire ce qui est fait? Ni le Dieu tout-puissant ni le destin ne le pourraient. Cependant, peut-être ne mourras-tu point; peut-être l'action n'est-elle pas si détestable, à présent que le fruit a été goûté et profané par le serpent, qu'il en a fait un fruit commun, privé de sainteté, avant que nous y ayons touché. Le serpent n'a pas trouvé qu'il fût mortel; le serpent vit encore; il vit, ainsi que tu le dis, et il a gagné de vivre comme l'homme, d'un plus haut degré de vie; puissante induction pour nous d'atteindre pareillement, en goûtant ce fruit, une élévation proportionnée qui ne peut être que de devenir dieux, anges ou demi-dieux.
«Je ne puis penser que Dieu, sage créateur, quoique menaçant, veuille ainsi sérieusement nous détruire, nous ses premières créatures, élevées si haut en dignité et placées au-dessus de tous ses ouvrages, lesquels, créés pour nous, doivent tomber nécessairement avec nous dans notre chute, puisqu'ils sont faits dépendants de nous. Ainsi Dieu décréerait, serait frustré, ferait et déferait, et perdrait son travail; cela ne se concevrait pas bien de Dieu, qui, quoique son pouvoir pût répéter la création, cependant répugnerait à nous détruire, de peur que l'adversaire ne triomphât et ne dit:—Inconstant est l'état de ceux que Dieu favorise le plus! Qui peut lui plaire longtemps? Il m'a ruiné le premier. Maintenant c'est l'espèce humaine. Qui ensuite?—Sujet de raillerie qui ne doit pas être donné à un ennemi. Quoi qu'il en soit, j'ai lié mon sort au tien, résolu à subir le même sort. Si la mort m'associe avec toi, la mort est pour moi comme la vie: tant dans mon cœur je sens le lien de la nature m'attirer puissamment à mon propre bien en toi; car ce que tu es m'appartient, notre état ne peut être séparé; nous ne faisons qu'un, une même chair: te perdre, c'est me perdre moi-même.»
Ainsi parla Adam; ainsi Ève lui répliqua:
«Ô glorieuse épreuve d'un excessif amour, illustre témoignage, noble exemple qui m'engage à l'imiter! Mais n'approchant pas de ta perfection, comment l'atteindrai-je, ô Adam, moi qui me vante d'être issue de ton côté, et qui t'entends parler avec joie de notre union, d'un cœur et d'une âme entre nous deux? Ce jour fournit une bonne preuve de cette union, puisque tu déclares que, plutôt que la mort, ou quelque chose de plus terrible que la mort, nous sépare (nous liés d'un si tendre amour), tu es résolu à commettre avec moi la faute, le crime (s'il y a crime) de goûter ce beau fruit dont la vertu (car le bien toujours procède du bien, directement ou indirectement) a offert cette heureuse épreuve à ton amour qui sans cela n'eût jamais été si excellemment connu.
«Si je pouvais croire que la mort annoncée dût suivre ce que j'ai tenté, je supporterais seule le pire destin, et ne chercherais pas à te persuader: plutôt mourir abandonnée que de t'obliger à une action pernicieuse pour ton repos, depuis surtout que je suis assurée d'une manière remarquable de ton amour si vrai, si fidèle et sans égal. Mais je sens bien autrement l'événement: non la mort, mais la vie augmentée, des yeux ouverts, de nouvelles espérances, des joies nouvelles, un goût si divin que, quelque douceur qui ait auparavant flatté mes sens, elle me semble, auprès de celle-ci, âpre ou insipide. D'après mon expérience, Adam, goûte franchement et livre aux vents la crainte de la mort.»
Elle dit, l'embrasse et pleure de joie tendrement; c'était avoir beaucoup gagné qu'Adam eût ennobli son amour au point d'encourir pour elle le déplaisir divin ou la mort. En récompense (car une complaisance si criminelle méritait cette haute récompense), d'une main libérale elle lui donne le fruit de la branche attrayant et beau. Adam ne fit aucun scrupule d'en manger malgré ce qu'il savait; il ne fut pas trompé; il fut follement vaincu par le charme d'une femme.
La terre trembla jusque dans ses entrailles, comme de nouveau dans les douleurs, et la nature poussa un second gémissement. Le ciel se couvrit, fit entendre un sourd tonnerre, pleura quelques larmes tristes, quand s'acheva le mortel péché originel!
Adam n'y prit pas garde, mangeant à satiété. Ève ne craignit point de réitérer sa transgression première, afin de mieux charmer son époux par sa compagnie aimée. Tous deux à présent, comme enivrés d'un vin nouveau, nagent dans la joie; ils s'imaginent sentir en eux la divinité qui leur fait naître des ailes avec lesquelles ils dédaigneront la terre. Mais ce fruit perfide opéra un tout autre effet, en allumant pour la première fois le désir charnel. Adam commença d'attacher sur Ève des regards lascifs; Ève les lui rendit aussi voluptueusement: ils brûlent impudiques. Adam excite ainsi Ève aux molles caresses:
«Ève, à présent je le vois, tu es d'un goût sûr et élégant, ce n'est pas la moindre partie de la sagesse, puisque à chaque pensée nous appliquons le mot saveur, et que nous appelons notre palais judicieux: je t'en accorde la louange, tant tu as bien pourvu à ce jour! Nous avons perdu beaucoup de plaisir en nous abstenant de ce fruit délicieux; jusque ici en goûtant nous n'avions pas connu le vrai goût. Si le plaisir est tel dans les choses à nous défendues, il serait à souhaiter qu'au lieu d'un seul arbre on nous en eût défendu dix. Mais viens, si bien réparés, jouons maintenant comme il convient après un si délicieux repas. Car jamais ta beauté, depuis le jour que je te vis pour la première fois et t'épousai ornée de toutes les perfections, n'enflamma mes sens de tant d'ardeur pour jouir de toi, plus charmante à présent que jamais! Ô bonté de cet arbre plein de vertu!»
Il dit et n'épargna ni regard, ni badinage d'une intention amoureuse. Il fut compris d'Ève, dont les yeux lançaient des flammes contagieuses. Il saisit sa main, et vers un gazon ombragé, qu'un toit de feuillage épais et verdoyant couvrait en berceau, il conduisit son épouse nullement résistante. De fleurs était la couche, pensées, violettes, asphodèles, hyacinthes! le plus doux, le plus frais giron de la terre. Là ils s'assouvirent largement d'amour et de jeux d'amour; sceau de leur mutuel crime, consolation de leur péché, jusqu'à ce que la rosée du sommeil les opprimât, fatigués de leur amoureux déduit.
Sitôt que se fut exhalée la force de ce fruit fallacieux, dont l'enivrante et douce vapeur s'était jouée autour de leurs esprits, et avait fait errer leurs facultés intérieures: dès qu'un sommeil plus grossier, engendré de malignes fumées et surchargé de songes remémoratifs, les eut quittés, ils se levèrent comme d'une veille laborieuse. Ils se regardèrent l'un l'autre, et bientôt ils connurent comment leurs yeux étaient ouverts, comment leurs âmes obscurcies! L'innocence qui de même qu'un voile leur avait dérobé la connaissance du mal, avait disparu. La juste confiance, la native droiture, l'honneur, n'étant plus autour d'eux, les avaient laissés nus à la nature coupable: elle les couvrit, mais sa robe les découvrit davantage. Ainsi le fort Danite, l'herculéen Samson se leva du sein prostitué de Dalila, la Philistine, et s'éveilla tondu de sa force: Ève et Adam s'éveillèrent nus et dépouillés de toute leur vertu. Silencieux et la confusion sur le visage, longtemps ils restèrent assis comme devenus muets, jusqu'à ce qu'Adam, non moins honteux que sa compagne, donna enfin passage à ces paroles contraintes:
«Ô Ève, dans une heure mauvaise tu prêtas l'oreille à ce reptile trompeur: de qui que ce soit qu'il ait appris à contrefaire la voix de l'homme, il a dit vrai sur notre chute, faux sur notre élévation promise, puisque en effet nous trouvons nos yeux ouverts, et trouvons que nous connaissons à la fois le bien et le mal, le bien perdu, le mal gagné! Triste fruit de la science, si c'est science de savoir ce qui nous laisse ainsi nus, privés d'honneur, d'innocence, de foi, de pureté, notre parure accoutumée, maintenant souillée et tachée, et sur nos visages les signes évidents d'une infâme volupté, d'où s'amasse un méchant trésor, et même la honte, le dernier des maux! Du bien perdu sois donc sûre... Comment pourrais-je désormais regarder la face de Dieu ou de son ange, qu'auparavant avec joie et ravissement j'ai si souvent contemplée? Ces célestes formes éblouiront maintenant cette terrestre substance par leurs rayons d'un insupportable éclat. Oh! que ne puis-je ici, dans la solitude, vivre sauvage, en quelque obscure retraite où les plus grands bois, impénétrables à la lumière de l'étoile ou du soleil, déploient leur vaste ombrage, bruni comme le soir! Couvrez-moi, vous pins, vous cèdres, sous vos rameaux innombrables; cachez-moi là où je ne puisse jamais voir ni Dieu ni son ange! Mais délibérons, en cet état déplorable, sur le meilleur moyen de nous cacher à présent l'un à l'autre ce qui semble le plus sujet à la honte et le plus indécent à la vue. Les feuilles larges et satinées de quelque arbre, cousues ensemble et ceintes autour de nos reins, nous peuvent couvrir, afin que cette compagne nouvelle, la honte, ne siège pas là et ne nous accuse pas comme impurs.»
Tel fut le conseil d'Adam; ils entrèrent tous deux dans le bois le plus épais: là ils choisirent bientôt le figuier, non cette espèce renommée pour son fruit, mais celui que connaissent aujourd'hui les Indiens du Malabar et du royaume de Decan; il étend ses bras, et ses branches poussent si amples et si longues que leurs tiges courbées prennent racine; filles qui croissent autour de l'arbre mère; monument d'ombre à la voûte élevée aux promenades pleines d'échos: là souvent le pâtre indien, évitant la chaleur, s'abrite au frais et surveille ses troupeaux paissants, à travers les entaillures pratiquées dans la plus épaisse ramée.
Adam et Ève cueillirent ces feuilles larges comme un bouclier d'amazone: avec l'art qu'ils avaient ils les cousirent pour en ceindre leurs reins; vain tissu! si c'était pour cacher leur crime et la honte redoutée. Oh! combien ils différaient de leur première et glorieuse nudité! Tels, dans ces derniers temps, Colomb trouva les Américains portant une ceinture de plumes, nus du reste, et sauvages parmi les arbres, dans les îles et sur les rivages couverts de bois: ainsi nos premiers parents étaient enveloppés, et comme ils le croyaient, leur honte en partie voilée; mais n'ayant l'esprit ni à Taise ni en repos, ils s'assirent à terre pour pleurer.
Non-seulement des larmes débordèrent de leurs yeux, mais de grandes tempêtes commencèrent à s'élever au-dedans d'eux-mêmes, de violentes passions, la colère, la haine, la méfiance, le soupçon, la discorde; elles ébranlèrent douloureusement l'état intérieur de leur esprit, région calme naguère et pleine de paix maintenant agitée et turbulente, car l'entendement ne gouvernait plus et la volonté n'écoutait plus sa leçon; ils étaient assujettis tous deux à l'appétit sensuel dont l'usurpation, venue d'en bas, réclamait sur la souveraine raison une domination supérieure.
D'un cœur troublé, avec un regard aliéné et une parole altérée, Adam reprit ainsi son discours interrompu:
«Que n'écoutas-tu mes paroles et ne restas-tu avec moi, comme je t'en suppliais, lorsque dans cette malheureuse matinée tu étais possédée de cet étrange désir d'errer qui te venait je ne sais d'où! Nous serions alors restés encore heureux, et non, comme à présent, dépouillés de tout notre bien, honteux, nus, misérables. Que personne ne cherche désormais une inutile raison pour justifier la fidélité due: quand on cherche ardemment une pareille preuve, concluez que l'on commence à faillir.»
Ève aussitôt, émue de ce ton de reproche:
«Quels mots sévères sont échappés de tes lèvres, Adam? imputes-tu à ma faiblesse ou à mon envie d'errer, comme tu l'appelles, ce qui aurait pu arriver aussi mal, toi présent (qui sait?) ou à toi-même peut-être? Eusses-tu été là, ou l'attaque ici, tu n'aurais pu découvrir l'artifice du serpent, parlant comme il parlait. Entre lui et nous aucune cause d'inimitié n'étant connue, pourquoi m'aurait-il voulu du mal et cherché à me faire du tort? Ne devais-je jamais me séparer de ton côté? Autant aurait valu croître là toujours, côte sans vie. Étant ce que je suis, toi, le chef, pourquoi ne m'as-tu pas défendu absolument de m'éloigner, puisque j'allais à un tel péril, comme tu le dis? Trop facile alors, tu ne te fis pas beaucoup contredire; bien plus tu me permis, tu m'approuvas, tu me congédias de bon accord. Si tu eusses été ferme et arrêté dans ton refus, je n'aurais pas transgressé, ni toi avec moi.»
Adam, irrité pour la première fois, lui répliqua:
«Est-ce là ton amour; est-ce là la récompense du mien, Ève ingrate; de mon amour que je t'ai déclaré inaltérable lorsque tu étais perdue, et que je ne l'étais pas; moi qui aurais pu vivre et jouir d'un éternel bonheur, et qui toutefois ai volontairement préféré la mort avec toi? Et maintenant tu me reproches d'être la cause de ta transgression! il te semble que je ne t'ai pas retenue avec assez de sévérité! Que pouvais-je de plus? Je t'avertis, je t'exhortai, je te prédis le danger, l'ennemi aux aguets placé en embuscade. Au-delà de ceci, il ne restait que la force, et la force n'a point lieu contre une volonté libre. Mais la confiance en toi-même t'a emportée, certaine que tu étais ou de ne pas rencontrer de péril, ou d'y trouver matière d'une glorieuse épreuve. Peut-être aussi ai-je erré en admirant si excessivement ce qui semblait en toi si parfait que je croyais que le mal n'oserait attenter sur toi; mais je maudis maintenant cette erreur devenue mon crime, et toi l'accusatrice. Ainsi il en arrivera à celui qui, se fiant trop au mérite de la femme, laissera gouverner la volonté de la femme: contrariée, la femme ne supportera aucune contrainte; laissée à elle-même, si le mal s'ensuit, elle accusera d'abord la faible indulgence de l'homme.»
Ainsi dans une mutuelle accusation, Ève et Adam dépensaient les heures infructueuses; mais ni l'un ni l'autre ne se condamnant soi-même, à leur vaine dispute il semblait n'y avoir de fin.
LIVRE DIXIÈME
ARGUMENT
La transgression de l'homme étant connue, les anges de garde quittent le paradis et retournent au ciel pour justifier leur vigilance; ils sont approuvés, Dieu déclarant que l'entrée de Satan n'a pu être prévenue par eux. Dieu envoie son Fils pour juger les transgresseurs; il descend et prononce conformément la sentence. Alors il en a pitié, les vêt tous deux et remonte vers son Père. Le Péché et la Mort, assis jusqu'alors aux portes de l'enfer, par une merveilleuse sympathie sentant le succès de Satan dans ce nouveau monde, et la faute que l'homme y a commise, se résolvent de ne pas rester longtemps confinés dans l'enfer et de suivre Satan, leur père, dans la demeure de l'homme. Pour faire une route plus commode pour aller et venir de l'enfer à ce monde, ils pavent çà et là un large grand chemin ou un pont au-dessus du chaos en suivant la première trace de Satan. Ensuite, se préparant à gagner la terre, ils le rencontrent fier de son succès, revenant à l'enfer. Leurs mutuelles félicitations. Satan arrive à Pandæmonium. Il raconte avec jactance en pleine assemblée, son succès sur l'homme. Au lieu d'applaudissements il est accueilli par un sifflement général de tout son auditoire, transformé tout à coup, ainsi que lui-même, en serpents, selon sa sentence prononcée dans le paradis. Alors trompés par une apparence de l'arbre défendu qui s'élève devant eux, ils cherchent avidement à atteindre le fruit et mâchent de la poussière et des cendres amères. Progrès du Péché et de la Mort. Dieu prédit la victoire finale de son Fils sur eux et le renouvellement de toutes choses; mais pour le moment il ordonne à ses anges de faire divers changements dans les cieux et les éléments. Adam apercevant de plus en plus sa condition dégradée, se lamente tristement, et rejette la consolation d'Ève. Elle persiste, et l'apaise à la fin. Alors pour empêcher la malédiction de tomber probablement sur leur postérité, elle propose à Adam des moyens violents, qu'il n'approuve pas. Mais concevant une meilleure espérance, il lui rappelle la dernière promesse qui leur fut faite, que sa race se vengera du serpent, et il l'exhorte à chercher avec lui la réconciliation de la Divinité offensée par le repentir et la prière.
Cependant l'action haineuse et méchante que Satan avait faite dans Éden était connue du ciel; on savait comment dans le serpent il avait séduit Ève, elle son mari, et l'avait engagé à goûter le fruit fatal. Car qui peut échapper à l'œil de Dieu qui voit tout, ou tromper son esprit, qui sait tout? Sage et juste en toutes choses, l'Éternel n'empêcha point Satan de tenter l'esprit de l'homme armé d'une force entière et d'une volonté libre, parfaites pour découvrir et repousser les ruses d'un ennemi ou d'un faux ami. Car Adam et Ève connaissaient et devaient toujours se rappeler l'importante injonction de ne jamais toucher au fruit, qui que ce fût qui les tentât. N'obéissant pas, ils encoururent la peine: que pouvaient-ils attendre de moins? La complication de leur péché méritait leur chute.
Les gardes angéliques du paradis se hâtèrent de monter au ciel, mornes et abattus en songeant à l'homme, car par ceci ils connaissaient son état; ils s'étonnaient beaucoup que le subtil ennemi sans être vu, leur eût dérobé son entrée.
Sitôt que ces fâcheuses nouvelles arrivèrent de la terre à la porte du ciel, tous ceux qui les entendirent furent affligés, une sombre tristesse n'épargna pas dans ce moment les visages divins; cependant mêlée de pitié, elle ne voila pas leur béatitude. Autour des nouveaux arrivés, le peuple éthéré accourut en foule, pour écouter et apprendre comment tout était advenu. Ils se hâtèrent vers le trône suprême, responsables qu'ils étaient, afin d'exposer dans un juste plaidoyer extrême vigilance, aisément approuvée. Quand le Très-Haut, l'éternel Père, du fond de son secret nuage fit sortir ainsi sa voix dans le tonnerre:
«Anges assemblés, et vous puissances revenues d'une commission infructueuse, ne soyez ni découragés, ni troublés de ces nouvelles de la terre que vos soins les plus sincères ne pouvaient prévenir? J'avais prédit dernièrement ce qui arriverait, lorsque pour la première fois le tentateur sorti de l'enfer, traversait l'abîme. Je vous ai annoncé qu'il prévaudrait, prompt dans son mauvais message; que l'homme serait séduit, perdu par la flatterie, et croyant le mensonge contre son Créateur. Aucun de mes décrets concourant n'a nécessité sa chute, ou touché du plus léger mouvement d'impulsion sa volonté libre laissée à sa propre inclination dans un juste équilibre. Mais l'homme est tombé, et maintenant que reste-t-il à faire, sinon à prononcer l'arrêt mortel contre sa transgression, la mort dénoncée pour ce jour même? Il la présume déjà vaine et nulle, parce qu'elle ne lui a pas encore été infligée, comme il le craignait, par quelque coup subit; mais bientôt il trouvera, avant que le jour finisse, que sursis n'est pas acquittement: la justice ne reviendra pas dédaignée comme la bonté.
«Mais qui enverrai-je pour juger les coupables? qui, sinon toi, vice-régent, mon Fils? À toi j'ai transféré tout jugement au ciel, sur la terre et dans l'enfer. On verra facilement que je me propose de donner la miséricorde pour collègue à la justice en t'envoyant, toi l'ami de l'homme, son médiateur, à la fois désigné rançon et rédempteur volontaire, en t'envoyant, toi destiné à devenir homme pour juger l'homme tombé.»
Ainsi parla le Père; il entr'ouvrit brillante la droite de sa gloire, et rayonna sur son Fils sa divinité dévoilée. Le Fils, plein de splendeur, exprima manifestement tout son père, et lui répondit ainsi, divinement doux:
«Éternel Père! à toi d'ordonner, à moi de faire dans le ciel et sur la terre ta volonté suprême, afin que tu puisses toujours mettre ta complaisance en moi, ton Fils bien aimé. Je vais juger sur la terre ceux-ci tes pécheurs; mais tu le sais, quel que soit le jugement, la peine la plus grande doit tomber sur moi, quand le temps sera accompli. Car je m'y suis engagé en ta présence; je ne m'en repens pas, et par cela j'obtiens le droit d'adoucir leur sentence sur moi dérivée: je tempérerai la justice par la miséricorde, de manière qu'elles seront les plus glorifiées, en étant pleinement satisfaites et toi apaisé. Il n'y aura besoin ni de suite ni de cortège, là où personne ne doit assister au jugement, excepté les deux qui seront jugés; le troisième coupable, absent, n'en est que mieux condamné; convaincu par sa fuite et rebelle à toutes les lois: la conviction du serpent n'importe à personne.»
Il dit, et se leva de son siège rayonnant d'une haute gloire collatérale; les Trônes, les Puissances, les Principautés, les Dominations, ses ministres, l'accompagnèrent jusqu'à la porte du ciel, d'où l'on aperçoit Éden et toute la côte en perspective: soudain il est descendu; le temps ne mesure point la promptitude des dieux, bien qu'il soit ailé des plus rapides minutes.
Le soleil dans sa chute occidentale, était alors descendu du midi; les vents légers, à leur heure marquée pour souffler sur la terre, s'éveillaient et introduisaient en elle la tranquille fraîcheur du soir. Dans ce moment, avec une colère plus tranquille, vint l'intercesseur et doux Juge pour sentencier l'homme. La voix de Dieu qui se promenait dans le jardin fut portée par les suaves brises à l'oreille d'Adam et d'Ève, au déclin du jour; ils l'entendirent, et ils se cachèrent parmi les arbres les plus touffus. Mais Dieu s'approchant appelle Adam à haute voix:
«Adam, où es-tu, toi accoutumé à rencontrer avec joie ma venue, dès que tu la voyais de loin? Je ne suis pas satisfait de ton absence ici. T'entretiens-tu, avec la solitude, là où naguère un devoir empressé te faisait paraître sans être cherché? Me présenté-je avec moins d'éclat? Quel changement cause ton absence? Quel hasard t'arrête? Viens.»
Il vint, et Ève à regret avec lui, quoiqu'elle eût été la première à offenser, tous deux interdits et décomposés. L'amour n'était dans leurs regards ni pour Dieu ni pour l'un l'autre; mais on y apercevait le crime, la honte, le trouble, le désespoir, la colère, l'obstination, la haine et la tromperie. Adam, après avoir longtemps balbutié, répond en peu de mots:
«Je t'ai entendu dans le jardin, et j'ai eu peur de ta voix, parce que j'étais nu: c'est pourquoi je me suis caché.»
À quoi le Juge miséricordieux répliqua sans lui faire de reproche:
«Tu as souvent entendu ma voix et tu n'en as pas eu peur, mais elle t'a toujours réjoui: comment est-elle devenue pour toi si terrible? Tu es nu, qui te l'a dit? As-tu mangé du fruit de l'arbre dont je t'ai défendu de manger?»
Adam, assiégé de misères, répondit:
«Ô ciel, dans quelle voie étroite je comparais ce jour devant mon Juge, ou pour me charger moi-même de tout le crime, ou pour accuser mon autre moi-même, la compagne de ma vie! Je devrais cacher sa faute, pendant que sa fidélité me reste, et ne pas l'exposer au blâme par ma plainte: mais une rigoureuse nécessité, une contrainte déplorable, m'obligent à parler, de peur que sur ma tête à la fois le péché et le châtiment, néanmoins insupportables, ne soient dévolus tout entiers. Quand je garderais mon silence, tu découvrirais aisément ce que je cacherais.
«Cette femme que tu fis pour être mon aide, que tu m'as donnée comme ton présent accompli, qui était si bonne, si convenable, si acceptable, si divine, de la main de laquelle je n'aurais pu soupçonner aucun mal, qui dans tout ce qu'elle faisait semblait justifier son action par la manière de la faire; cette femme m'a donné du fruit de l'arbre et j'ai mangé.»
La souveraine Présence répliqua ainsi:
«Était-elle ton Dieu pour lui obéir plutôt qu'à la voix de ton Créateur? Avait-elle été faite pour être ton guide, ton supérieur, même ton égal, pour que tu lui résignasses ta virilité et le rang où Dieu t'avait assis au-dessus d'elle, elle faite de toi et pour toi, dont les perfections surpassaient de si loin les siennes en réelle dignité? À la vérité, elle était ornée et charmante pour attirer ton amour, non ta dépendance. Ses qualités étaient telles qu'elles semblaient bonnes a être gouvernées, peu convenables pour dominer; l'autorité était ton lot, appartenant à ta personne, si tu l'eusses toi-même bien connue.»
Dieu avant ainsi parlé, adressa à Ève ce peu de mots:
«Dis, femme, pourquoi as-tu fait cela?»
La triste Ève, presque abîmée dans la honte, se confessant vite, ne fut devant son Juge ni hardie ni diserte; elle répondit confuse:
«Le serpent m'a trompée, et j'ai mangé.»
Ce que le Seigneur Dieu ayant entendu, il procéda sans délai au jugement du serpent accusé, bien qu'il fût brute, incapable de rejeter son crime sur celui qui le fit l'instrument du mal et le déprava dans les fins de sa création, justement maudit alors comme vicié dans sa nature. Il n'importait pas à l'homme d'en connaître davantage, puisqu'il ne savait rien de plus; cela n'eût pas diminué sa faute. Cependant Dieu appliqua la sentence à Satan, le premier dans le péché, mais en termes mystérieux qu'il jugea alors les meilleurs, et il laissa tomber ainsi sa malédiction sur le serpent:
«Parce que tu as fait cela tu es maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre. Tu ramperas sur le ventre et tu mangeras la terre tous les jours de ta vie. Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre sa race et la tienne; elle te brisera la tête, et tu tâcheras de la mordre par le talon.»
Ainsi fut prononcé l'oracle, vérifié quand Jésus, fils de Marie, seconde Ève, vit comme un éclair tomber du ciel Satan prince de l'air. Alors Jésus, sortant du tombeau, dépouilla les principautés et les puissances infernales, et triompha ouvertement en pompe: et dans une ascension glorieuse il emmena à travers les airs la captivité captive, le royaume même longtemps usurpé par Satan. Celui-là brisera enfin Satan sous nos pieds, celui-là même qui prédit à présent cette fatale meurtrissure.
Il se tourna vers la femme pour lui prononcer sa sentence:
«Je t'affligerai de plusieurs maux pendant ta grossesse, tu enfanteras dans la douleur, tu seras sous la puissance de ton mari et il te dominera.»
À Adam, le dernier, il prononce ainsi son arrêt:
«Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du fruit de l'arbre dont je t'avais défendu de manger en te disant: «Tu n'en mangeras point;» la terre sera maudite à cause de ce que tu as fait. Tu n'en tireras de quoi te nourrir pendant toute ta vie qu'avec beaucoup de travail: elle te produira des épines et des ronces, et tu te nourriras de l'herbe de la terre. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage, jusqu'à ce que tu retournes en la terre d'où tu as été tiré. Car tu es poudre et tu retourneras en poudre.»
Ainsi jugea l'homme celui qui fut envoyé à la fois Juge et Sauveur: il recula bien loin le coup subit de la mort annoncée pour ce jour-là: ensuite ayant compassion de ceux qui se tenaient nus devant lui, exposés à l'air, qui maintenant allait souffrir de grandes altérations, il ne dédaigna pas de commencer à prendre la forme d'un serviteur, comme quand il lava les pieds de ses serviteurs; de même à présent, comme un père de famille, il couvrit leur nudité de peaux de bêtes, ou tuées, ou qui, de même que le serpent, avaient rajeuni leur peau. Il ne réfléchit pas longtemps pour vêtir ses ennemis: non-seulement il couvrit leur nudité extérieure de peaux de bêtes, mais leur nudité intérieure, beaucoup plus ignominieuse; il l'enveloppa de sa robe de justice et la déroba aux regards de son Père. Puis il s'éleva rapidement vers lui; reçu dans son sein bienheureux, il rentra dans la gloire comme autrefois: à son Père apaisé il raconta (quoique le Père sût tout) ce qui s'était passé avec l'homme, entremêlant son récit d'une douce intercession.
Cependant, avant qu'on eût péché et jugé sur la terre, le Péché et la Mort étaient assis en face l'un de l'autre en dedans des portes de l'enfer; ces portes étaient restées béantes, vomissant au loin dans le chaos une flamme impétueuse, depuis que l'ennemi les avait passées, le Péché les ouvrant. Bientôt celui-ci commença de parler à la Mort:
«Ô mon fils, pourquoi sommes-nous assis oisifs à nous regarder l'un l'autre, tandis que Satan, notre grand auteur, prospère dans d'autres mondes et cherche à nous pourvoir d'un séjour plus heureux, nous, sa chère engeance? Le succès l'aura sans doute accompagné: s'il lui était mésavenu, avant cette heure il serait retourné, chassé par la furie de ses persécuteurs, puisque aucun autre lieu ne peut autant que celui-ci convenir à son châtiment ou à leur vengeance.
«Je crois sentir qu'une puissance nouvelle s'élève en moi, qu'il me croît des ailes, qu'une vaste domination m'est donnée au-delà de cet abîme. Je ne sais quoi m'attire, soit sympathie, soit une force conaturelle pleine de puissance, pour unir, à la plus grande distance, dans une secrète amitié, les choses de même espèce par les routes les plus secrètes. Toi, mon ombre inséparable, tu dois me suivre, car aucun pouvoir ne peut séparer la Mort du Péché. Mais dans la crainte que notre père soit arrêté peut-être par la difficulté de repasser ce golfe impassable, impraticable, essayons (travail aventureux, non pourtant disproportionné à ta force et à la mienne), essayons de fonder sur cet océan un chemin depuis l'enfer jusqu'au monde nouveau où Satan maintenant l'emporte; monument d'un grand avantage à toutes légions infernales, qui leur rendra d'ici le trajet facile pour leur communication ou leur transmigration, selon que le sort les conduira. Je ne puis manquer le chemin, tant je suis attiré avec force par cette nouvelle attraction et ce nouvel instinct.»
L'ombre maigre lui répondit aussitôt:
«Va où le destin et la force de l'inclination te conduisent. Je ne traînerai pas derrière, ni ne me tromperai de chemin, toi servant de guide; tant je respire l'odeur de carnage, proie innombrable; tant je goûte la saveur de la mort de toutes les choses qui vivent là! Je ne manquerai pas à l'ouvrage que tu entreprends, mais je te prêterai un mutuel secours.»
En parlant de la sorte, le monstre, avec délices, renifla le parfum du mortel changement arrivé sur la terre: comme quand une bande d'oiseaux carnassiers, malgré la distance de plusieurs lieues, vient volant, avant le jour d'une bataille, au champ où campent les armées, alléchée qu'elle est par la senteur des vivantes carcasses promises à la mort le lendemain, dans un sanglant combat: ainsi éventait les trépas la hideuse figure qui, renversant dans l'air empoisonné sa large narine, flairait de si loin sa curée.
Soudain hors des portes de l'enfer, dans la vaste et vide anarchie du chaos sombre et humide, les deux fantômes s'envolèrent en sens contraire. Avec force (leur force était grande), planant sur les eaux, ce qu'ils rencontrèrent de solide ou de visqueux, ballotté haut et bas comme dans une mer houleuse, ils le chassent ensemble amassé, et de chaque côté l'échouent vers la bouche du Tartare: ainsi deux vents polaires soufflant opposés, sur la mer Cronienne, poussent ensemble des montagnes de glaces qui obstruent le passage présumé au-delà de Petzora à l'orient, vers la côte opulente du Cathai.
La Mort, de sa massue pétrifiante, froide et sèche, frappe comme d'un trident la matière agglomérée, la fixe aussi ferme que Délos, jadis flottante; le reste fut enchaîné immobile par l'inflexibilité de son regard de Gorgone.
Les deux fantômes cimentèrent avec un bitume asphaltique le rivage ramassé, large comme les portes de l'enfer et profond comme ses racines. Le môle immense, courbé en avant, forma une arche élevée sur l'écumant abîme, pont d'une longueur prodigieuse, atteignant à la muraille inébranlable de ce monde, à présent sans défense, confisqué au profit de la Mort: de là un chemin large, doux, commode, uni, descendit à l'enfer. Tel, si les petites choses peuvent être comparées aux grandes, Xerxès, parti de son grand palais memnonien, vint de Suze jusqu'à la mer pour enchaîner la liberté de la Grèce; il se fit, par un pont, un chemin sur l'Hellespont, joignit l'Europe à l'Asie et frappa de verges les flots indignés.
La Mort et le Péché, par un art merveilleux, avaient maintenant poussé leur ouvrage (chaîne de rochers suspendus sur l'abîme tourmenté, en suivant la trace de Satan) jusqu'à la place même où Satan ploya ses ailes, et s'abattit, au sortir du chaos, sur l'aride surface de ce monde sphérique. Ils affermirent le tout avec des clous et des chaînes de diamant: trop ferme ils le firent et trop durable! Alors, dans un petit espace, ils rencontrèrent les confins du ciel empyrée et de ce monde; sur la gauche était l'enfer avec un long gouffre interposé. Trois différents chemins en vue conduisaient à chacune de ces trois demeures. Et maintenant les monstres prirent le chemin de la terre qu'ils avaient aperçue, se dirigeant vers Éden: quand voici Satan, sous la forme d'un ange de lumière, gouvernant sur son zénith entre le Centaure et le Scorpion, pendant que le soleil se levait dans le Bélier. Il s'avançait déguisé; mais ceux-ci, ses chers enfants, reconnurent vite leur père, bien que travesti.
Satan, après avoir séduit Ève, s'était jeté non remarqué dans le bois voisin, et changeant de forme pour observer la suite de l'événement, il vit son action criminelle répétée par Ève, quoique sans méchante intention, auprès de son mari; il vit leur honte chercher des voiles inutiles; mais quand il vit descendre le Fils de Dieu pour les juger, frappé de terreur, il fuit; non qu'il espérât échapper, mais il évitait le présent, craignant, coupable qu'il était, ce que la colère du Fils lui pouvait soudain infliger. Cela passé, il revint de nuit, et écoutant, au lieu où les deux infortunés étaient assis, leur triste discours et leur diverse plainte, il en recueillit son propre arrêt; il comprit que l'exécution de cet arrêt n'était pas immédiate, mais pour un temps à venir: chargé de joie et de nouvelle, il retourna alors à l'enfer. Sur les bords du chaos, près du pied de ce nouveau pont merveilleux, il rencontra inespérément ceux qui venaient pour le rencontrer, ses chers rejetons. L'allégresse fut grande à leur jonction; la vue du pont prodigieux accrut la joie de Satan. Il demeura longtemps en admiration, jusqu'à ce que le Péché, sa fille enchanteresse, rompît ainsi le silence:
«Ô mon père, ce sont là tes magnifiques ouvrages, tes trophées que tu contemples comme n'étant pas les tiens; tu en es l'auteur et le premier architecte. Car je n'eus pas plus tôt deviné dans mon cœur (mon cœur qui par une secrète harmonie bat avec le tien, uni dans une douce intimité); je n'eus pas plus tôt deviné que tu avais prospéré sur la terre, ce que tes regards manifestent à présent, que je me sentis (quoique séparée de toi par des mondes) attirée vers toi avec celui-ci, ton fils; tant une fatale conséquence nous unit tous trois! Ni l'enfer ne put nous retenir plus longtemps dans ses limites, ni ce gouffre obscur et impraticable nous empêcher de suivre ton illustre trace. Tu as achevé notre liberté: confinés jusqu'à présent au-dedans des portes de l'enfer, tu nous as donné la force de bâtir ainsi au loin, et de surcharger de cet énorme pont le sombre abîme.
«Tout le monde est tien désormais; ta vertu a gagné ce que ta main n'a point bâti, ta sagesse a recouvré avec avantage ce que la guerre avait perdu, et vengé pleinement notre défaite dans le ciel. Ici tu régneras monarque, là tu ne régnais pas: qu'il domine encore là ton vainqueur, comme le combat l'a décidé, en se retirant de ce monde nouveau, aliéné par sa propre sentence. Désormais qu'il partage avec toi la monarchie de toutes choses divisées par les frontières de l'Empyrée: à lui la cité de forme carrée, à toi le monde orbiculaire; ou qu'il ose t'éprouver, toi à présent plus dangereux pour son trône.»
Le prince des ténèbres lui répondit avec joie:
«Fille charmante, et toi, mon fils et petit-fils à la fois, vous avez donné aujourd'hui une grande preuve que vous êtes la race de Satan, car je me glorifie de ce nom, antagoniste du Roi tout-puissant du ciel. Bien avez-vous mérité de moi et de tout l'infernal empire, vous qui si près de la porte du ciel avez répondu à mon triomphe par un acte triomphal, à mon glorieux ouvrage par cet ouvrage glorieux, et qui avez fait de l'enfer et de ce monde un seul royaume (notre royaume), un seul continent de communication facile.
«Ainsi pendant qu'à travers les ténèbres je vais descendre aisément par votre chemin chez mes puissances associées, pour leur apprendre ces succès et me réjouir avec elles; vous deux, le long de cette route, parmi ces orbes nombreux (tous à vous), descendez droit au paradis; habitez-y, et régnez dans la félicité. De là, exercez votre domination sur la terre et dans l'air, principalement sur l'homme, déclaré le seigneur de tout: faites-en d'abord votre vassal assuré, et à la fin tuez-le. Je vous envoie mes substituts et je vous crée sur la terre plénipotentiaires d'un pouvoir sans pareil émanant de moi.—Maintenant de votre force unie dépend tout entière ma tenure du nouveau royaume que le Péché a livré à la Mort par mes exploits. Si votre puissance combinée prévaut, les affaires de l'enfer n'ont à craindre aucun détriment: allez, et soyez forts.»
Ainsi disant, il les congédie; avec rapidité, ils prennent leur course à travers les constellations les plus épaisses, en répandant leur poison: les étoiles infectées pâlirent, et les planètes, frappées de la maligne influence qu'elles répandent elles-mêmes, subirent alors une éclipse réelle. Par l'autre chemin, Satan descendit la chaussée jusqu'à la porte de l'enfer. Des deux côtés le chaos divisé et surbâti, s'écria, et d'une houle rebondissante assaillit les barrières qui méprisaient son indignation.
À travers la porte de l'enfer, large, ouverte et non gardée, Satan passe et trouve tout désolé alentour; car ceux qui avaient été commis pour siéger là avaient abandonné leur poste, s'étaient envolés vers le monde supérieur. Tout le reste s'était retiré loin dans l'intérieur, autour des murs de Pandæmonium, ville et siège superbe de Lucifer (ainsi nommé par allusion à cette étoile brillante comparée à Satan). Là veillaient les légions, tandis que les grands siégeaient au conseil, inquiets du hasard qui pouvait retenir leur empereur par eux envoyé: en partant il avait ainsi donné l'ordre, et ils l'observaient.
Comme lorsque le Tartare, loin du Russe son ennemi, par Astracan, à travers les plaines neigeuses, se retire; ou comme quand le sophi de la Bactriane, fuyant devant les cornes du croissant turc, laisse tout dévasté au-delà du royaume d'Aladule, dans sa retraite vers Tauris ou Casbin: ainsi ceux-ci (l'ost, dernièrement banni du ciel) laissèrent désertes plusieurs lieues de ténèbres dans le plus reculé de l'enfer, et se concentrèrent en garde vigilante autour de leur métropole: ils attendaient d'heure en heure le grand aventurier revenant de la recherche des mondes étrangers.
Il passa au milieu de la foule sans être remarqué, sous la figure d'un ange militant plébéien, du dernier ordre; de la porte de la salle Plutonienne il monta invisible sur son trône élevé, lequel, sous la pompe du plus riche tissu déployé, était placé au haut bout de la salle, dans une royale magnificence. Il demeura assis quelque temps, et autour de lui il vit sans être vu: enfin, comme d'un nuage, sa tête radieuse et sa forme d'étoile étincelante apparurent; ou plus brillant encore, il était revêtu d'une gloire de permission ou de fausse splendeur, qui lui avait été laissée depuis sa chute. Tout étonnée à ce soudain éclat, la troupe stygienne y porte ses regards, et reconnaît celui qu'elle désirait; son puissant chef revenu. Bruyante fut l'acclamation; en hâte se précipitèrent les pairs qui délibéraient: levés de leur sombre divan, ils s'approchèrent de Satan dans une égale joie, pour le féliciter. Lui avec la main obtient le silence et l'attention par ces paroles:
«Trônes, Dominations, Principautés, Vertus, Puissances, car je vous appelle ainsi, et je vous déclare tels à présent, non-seulement de droit, mais par possession. Après un succès au-delà de toute espérance, je suis revenu pour vous conduire triomphants hors de ce gouffre infernal, abominable, maudit; maison de misère, donjon de notre tyran? Possédez maintenant comme seigneurs un monde spacieux, peu inférieur à notre ciel natal, et que je vous ai acquis avec de grands périls, par mon entreprise ardue.
«Long serait à vous raconter ce que j'ai fait, ce que j'ai souffert, avec quelle peine j'ai voyagé dans la vaste profondeur de l'horrible confusion, sans bornes, sans réalité, sur laquelle le Péché et la Mort viennent de paver une large voie pour faciliter votre glorieuse marche; mais moi, je me suis laborieusement ouvert un passage non frayé, force de monter l'indomptable abîme, de me plonger dans les entrailles de la Nuit sans origine et du farouche Chaos, qui, jaloux de leurs secrets, s'opposèrent violemment à mon étrange voyage par une furieuse clameur protestant devant le destin suprême.
«Je ne vous dirai point comment j'ai trouvé ce monde nouvellement créé que la renommée depuis longtemps avait annoncé dans le ciel; merveilleux édifice d'une perfection achevée, où l'homme, par notre exil, placé dans un paradis, fut fait heureux. J'ai éloigné l'homme, par ruse, de son Créateur; je l'ai séduit et pour accroître votre surprise, avec une pomme! De cela le Créateur offensé (pouvez-vous n'en point rire?) a donné l'homme son bien-aimé, et tout le monde en proie au Péché et à la Mort, et par conséquent à nous qui l'avons gagné sans risque, sans travail ou alarmes, pour le parcourir, l'habiter, et dominer sur l'homme, comme sur tout ce qu'il aurait dominé.
«Il est vrai que Dieu m'a aussi jugé; ou plutôt il ne m'a pas jugé, mais le brute serpent, sous la forme duquel j'ai séduit l'homme. Ce qui m'appartient dans ce jugement est l'inimitié qu'il établira entre moi et le genre humain: je lui mordrai le talon, et sa race, on ne dit pas quand, me meurtrira la tête. Qui n'achèterait un monde au prix d'une meurtrissure, ou pour une peine beaucoup plus grande? Voilà le récit de mon ouvrage. Que vous reste-t-il à faire à vous, dieux? à vous lever et à entrer à présent en pleine béatitude.»
Ayant parlé de la sorte, il s'arrête un moment, attendant leur universelle acclamation et leur haut applaudissement pour remplir son oreille, quand au contraire il entend de tous côtés un sinistre et universel sifflement de langues innombrables, bruit du mépris public. Il s'étonne, mais il n'en eut pas longtemps le loisir, car à présent il s'étonne plus de lui-même. Il sent son visage détiré s'effiler et s'amaigrir; ses bras se collent à ses côtés, ses jambes s'entortillent l'une dans l'autre, jusqu'à ce que, privé de ses pieds, il tombe serpent monstrueux sur son ventre rampant; il résiste, mais en vain; un plus grand pouvoir le domine, puni selon son arrêt, sous la figure dans laquelle il avait péché. Il veut parler, mais avec une langue fourchue à des langues fourchues il rend sifflement pour sifflement: car tous les démons étaient pareillement transformés, tous serpents, comme complices de sa débauche audacieuse. Terrible fut le bruit du sifflement dans la salle remplie d'une épaisse fourmilière de monstres compliqués de têtes et de queues; scorpion, aspic, amphisbène cruelle, céraste armé de cornes, hydre, élope sinistre, et dipsade: non, jamais un tel essaim de reptiles ne couvrit ou la terre arrosée du sang de la Gorgone, ou l'île d'Ophiuse.
Mais, encore le plus grand au milieu de tous, Satan était devenu dragon, surpassant en grosseur l'énorme Python, que le soleil engendra du limon dans la vallée pythienne: il n'en paraissait pas moins encore conserver sa puissance sur le reste. Ils le suivirent tous, quand il sortit pour gagner la campagne ouverte: là ceux qui restaient des bandes rebelles tombées du ciel, étaient stationnés, ou en ordre de bataille, ravis dans l'attente de voir s'avancer en triomphe leur prince glorieux: mais ils virent un tout autre spectacle, une multitude de laids serpents! L'horreur les saisit, et en même temps une horrible sympathie; ce qu'ils voyaient ils le devinrent, subitement transformés: tombent leurs bras, tombent leurs lances et leurs boucliers, tombent eux-mêmes aussi vite: et ils renouvellent l'affreux sifflement, et ils prennent la forme affreuse qu'ils gagnent par contagion, égaux dans la punition comme dans le crime. Ainsi l'applaudissement qu'ils préparaient fut changé en une explosion de sifflements; triomphe de la honte qui de leurs propres bouches rejaillissait sur eux-mêmes.
Près de là était un bois élevé tout à coup au moment même de leur métamorphose, par la volonté de celui qui règne là-haut; pour aggraver leur peine, il était chargé d'un beau fruit, semblable à celui qui croissait dans Éden, amorce d'Ève employée par le tentateur. Sur cet objet étrange les démons fixèrent leurs yeux ardents, s'imaginant qu'au lieu d'un arbre défendu il en était sorti une multitude, afin de les engager plus avant dans la honte ou le malheur. Cependant dévorés d'une soif ardente et d'une faim cruelle, qui ne leur furent envoyées que pour les tromper, ils ne peuvent s'abstenir, ils roulent en monceaux, grimpent aux arbres, attachés là plus épais que les nœuds de serpent qui formaient des boucles sur la tête de Mégère. Ils arrachent avidement le fruitage beau à la vue, semblable à celui qui croît près de ce lac de bitume où Sodome brûla. Le fruit infernal, plus décevant encore, trompe le goût, non le toucher. Les mauvais esprits, espérant follement apaiser leur faim, au lieu de fruit, mâchent d'amères cendres que leur goût offensé rejette avec éclaboussure et bruit. Contraints par la faim et la soif, ils essayent d'y revenir; autant de fois empoisonnés, un abominable dégoût tord leurs mâchoires, remplies de suie et de cendres. Ils tombèrent souvent dans la même illusion, non comme l'homme, dont ils triomphèrent, qui n'y tomba qu'une fois. Ainsi ils étaient tourmentés, épuisés de faim et d'un long et continuel sifflement, jusqu'à ce que par permission ils reprissent leur forme perdue. On dit qu'il fut ordonné que chaque année ils subiraient pendant un certain nombre de jours, cette annuelle humiliation, pour briser leur orgueil et leur joie d'avoir séduit l'homme. Toutefois, ils répandirent dans le monde païen quelque tradition de leur conquête; ils racontèrent, dans des fables, comment le serpent, qu'ils appelèrent Ophion, avec Eurynome, qui peut-être dans des temps éloignés usurpa le nom d'Ève, régna le premier sur le haut Olympe, d'où il fut chassé par Saturne et par Ops, avant même que Jupiter Dictéen fût né.
Cependant, le couple infernal arriva trop tôt dans le paradis: le Péché y avait été d'abord potentiel, ensuite actuel, maintenant il y entrait corporel pour y demeurer continuel habitant. Derrière lui la Mort le suivait de près pas à pas, non encore montée sur son cheval pâle. Le péché lui dit:
«Second rejeton de Satan, Mort, qui dois tout conquérir, que penses-tu de notre empire nouveau, quoique nous l'ayons gagné par un travail difficile? Ne vaut-il pas beaucoup mieux être ici que de veiller encore assis au seuil du noir enfer, sans noms, sans être redoutés, et toi-même à demi morte de faim?»
Le monstre né du Péché lui répondit aussitôt:
«Quant à moi qui languis d'une éternelle faim, enfer, terre ou ciel, tout m'est égal: je suis le mieux là où je trouve le plus de proie; laquelle, quoique abondante ici, semble en tout petite pour bourrer cet estomac, ce vaste corps que ne resserre point la peau.»
La mère incestueuse répliqua:
«Nourris-toi donc d'abord de ces herbes, de ces fruits, de ces fleurs, ensuite de chaque bête, et poisson, et oiseau, bouchées friandes; dévore sans les épargner toutes les choses que la faux du temps moissonne, jusqu'au jour où, après avoir résidé dans l'homme et dans sa race, après avoir infecté ses pensées, ses regards, ses paroles, ses actions, je l'aie assaisonné pour ta dernière et ta plus douce proie.»
Cela dit, les monstres prirent l'un et l'autre des routes différentes, l'un et l'autre afin de détruire et de désimmortaliser les créatures, de les mûrir pour la destruction plus tôt ou plus tard; ce que le Tout-Puissant voyant du haut de son trône sublime au milieu des saints, à ces ordres brillants il fit entendre ainsi sa voix:
«Voyez avec quelle ardeur ces dogues de l'enfer s'avancent pour désoler et ravager ce monde, que j'avais créé si bon et si beau, et que j'aurais encore maintenu tel, si la folie de l'homme n'y eut laissé entrer ces furies dévastatrices qui m'imputent cette folie: ainsi font le prince et ses adhérents, parce que je souffre avec tant de facilité qu'ils prennent et possèdent une demeure aussi céleste, que je semble conniver à la satisfaction de mes insolents ennemis qui rient, comme si transporté d'un accès de colère, je leur avais tout abandonné, j'avais tout livré à l'aventure, à leur désordre; ils ignorent que j'ai appelé et attiré ici eux, mes chiens infernaux, pour lécher la saleté et l'immondice, dont le péché souillant de l'homme a répandu la tache sur ce qui était pur, jusqu'à ce que rassasiés, gorgés, prêts à crever de la desserte sucée et avalée par eux, d'un seul coup de fronde de ton bras vainqueur, ô Fils bien aimé, le Péché, la Mort et le tombeau béant soient enfin précipités à travers le chaos, la bouche de l'enfer étant à jamais fermée, et scellées ses mâchoires voraces. Alors la terre et le ciel renouvelés seront purifiés, pour sanctifier ce qui ne recevra plus de tache. Jusqu'à ce moment la malédiction prononcée contre les deux coupables précédera.»
Il finit, et le céleste auditoire entonna des alleluia semblables au bruit des mers; la multitude chanta:
«Justes sont tes voies, équitables tes décrets sur toutes tes œuvres! Qui pourrait t'affaiblir?»
Ensuite ils chantèrent le Fils, destiné rédempteur de l'humaine race, par qui un nouveau ciel, une nouvelle terre, s'élèveront dans les âges ou descendront du ciel.
Tel fut leur chant.
Cependant le Créateur, appelant par leurs noms ses anges puissants, les chargea de diverses commissions qui convenaient le mieux à l'état présent des choses. Le soleil reçut le premier l'ordre de se mouvoir de sorte, de briller de manière à affecter la terre d'un froid et d'une chaleur à peine supportables, d'appeler du nord l'hiver décrépit et d'amener du midi l'ardeur du solstice d'été. Les anges prescrivirent à la blanche lune ses fonctions, et aux cinq autres planètes leurs mouvements et leurs aspects en sextile, quadrat, trine, et opposite d'une efficacité nuisible; ils leur enseignèrent quand elles devaient se réunir dans une conjonction défavorable, et ils enseignèrent aux étoiles fixes comment verser leur influence maligne; quelles seraient celles d'entre elles qui, se levant ou se couchant avec le soleil, deviendraient orageuses. Aux vents ils assignèrent leurs quartiers, et quand avec fracas ils devaient troubler la mer, l'air et le rivage. Au tonnerre ils apprirent à rouler avec terreur dans les salles ténébreuses de l'air.
Les uns disent que le Tout-Puissant commanda à ses anges d'incliner les pôles de la terre deux fois dix degrés et plus sur l'axe du soleil; avec effort ils poussèrent obliquement ce globe central: les autres prétendent qu'il fut ordonné au soleil de tourner ses rênes dans une largeur également distante de la ligne équinoxiale, entre le Taureau et les sept Sœurs atlantiques, et les Jumeaux de Sparte, en s'élevant au tropique du Cancer; de là en descendant au Capricorne par le Lion, la Vierge et la Balance, afin d'apporter à chaque climat la vicissitude des saisons. Sans cela le printemps perpétuel, avec de vernales fleurs, aurait souri à la terre égal en jours et en nuits, excepté pour les habitants au-delà des cercles polaires: pour ceux-ci le jour eût brillé sans nuit, tandis que le soleil abaissé, en compensation de sa distance, eût tourné à leur vue autour de l'horizon, et ils n'auraient connu ni orient ni occident; ce qui au nord eût écarté la neige de l'Estotiland glacé, et au sud, des terres magellaniques.
À l'heure où le fruit fut goûté, le soleil, comme du banquet de Thyeste, détourna sa route proposée. Autrement, comment le monde habité, quoique sans péché, aurait-il pu éviter plus qu'aujourd'hui le froid cuisant et la chaleur ardente? Ces changements dans les cieux, bien que lents, en produisirent de pareils dans la mer et sur la terre: tempête sidérale, vapeur, et brouillard, et exhalaison brûlante, corrompue et pestilentielle.
Maintenant du septentrion de Norumbeca et des rivages des Samoïèdes, forçant leur prison d'airain, armés de glace, et de neige, et de grêle, et d'orageuses rafales et de tourbillons, Borée et Cœcias, et le bruyant Argeste et Thracias, déchirent les bois et les mers bouleversées; elles le sont encore par les souffles contraires du midi, de Notus et d'Afer noircis des nuées tonnantes de Serraliona. Au travers de ceux-ci, avec non moins de furie, se précipitent les vents du levant et du couchant, Eurus et Zéphire et leurs collatéraux bruyants, Siroc et Libecchio. Ainsi la violence commença dans les choses sans vie: mais la Discorde, première fille du Péché, introduisit la Mort parmi les choses irrationnelles, au moyen de la furieuse antipathie: la bête alors fit la guerre à la bête, l'oiseau à l'oiseau, le poisson au poisson: cessant de paître l'herbe, tous les animaux vivants se dévorèrent les uns les autres, et n'eurent plus de l'homme une crainte mêlée de respect, mais ils le fuirent, ou dans une contenance farouche ils le regardèrent quand il passait.
Telles étaient au dehors les croissantes misères qu'Adam entrevit déjà en partie, bien que caché dans l'ombre la plus ténébreuse et au chagrin abandonné. Mais en dedans de lui il sentit un plus grand mal; ballotté dans une orageuse mer de passions, il cherche à soulager son cœur par ces tristes plaintes:
«Oh! quelle misère après quelle félicité! Est-ce donc la fin de ce monde glorieux et nouveau? et moi, si récemment la gloire de cette gloire, suis-je devenu à présent maudit, de béni que j'étais? Cachez-moi de la face de Dieu, dont la vue était alors le comble du bonheur! Encore si c'était là que devait s'arrêter l'infortune: je l'ai méritée et je supporterais mes propres démérites; mais ceci ne servirait à rien. Tout ce que je mange, ou bois, tout ce que j'engendrerai est une malédiction propagée. Ô parole ouïe jadis avec délices: Croissez et multipliez! aujourd'hui mortelle à entendre! Car que puis-je faire croître et multiplier, si ce n'est des malédictions sur ma tête? Qui, dans les âges à venir, sentant les maux par moi répandus sur lui, ne maudira pas ma tête?—Périsse notre impur ancêtre! ainsi nous te remercions, Adam!—Et ces remerciements seront une exécration!
«Ainsi outre la malédiction qui habite en moi, toutes celles venues de moi me reviendront par un violent reflux; elles se réuniront en moi comme dans leur centre naturel, et avec quelle pesanteur, quoi que à leur place! Ô joies fugitives du paradis, chèrement achetées par des malheurs durables! T'avais-je requis dans mon argile, ô Créateur, de me mouler en homme? T'ai-je sollicité de me tirer des ténèbres ou de me placer ici dans ce délicieux jardin? Comme ma volonté n'a pas concouru à mon être, il serait juste et équitable de me réduire à ma poussière, moi désireux de résigner, de rendre ce que j'ai reçu, incapable que je suis d'accomplir tes conditions trop dures, desquelles je devais tenir un bien que je n'avais pas cherché. À la perte de ce bien, peine suffisante, pourquoi as-tu ajouté le sentiment d'un malheur sans fin ? Inexplicable paraît ta justice....
«Mais pour dire la vérité, trop tard je conteste ainsi; car j'aurais dû refuser les conditions, quelconques, quand elles me furent proposées. Tu les as acceptées Adam; jouiras-tu du bien, et pointilleras-tu sur les conditions? Dieu t'a fait sans ta permission: quoi! si ton fils devient désobéissant, et si, réprimandé par toi, il te répond: Pourquoi m'as-tu engendré? je ne te le demandais pas?—Admettrais-tu, en mépris de toi, cette orgueilleuse excuse? Cependant ton élection ne l'aurait pas engendré, mais la nécessité de la nature. Dieu t'a fait de son propre choix, et de son propre choix pour le servir: ta récompense était sa grâce; ton châtiment est donc justement de sa volonté. Qu'il en soit ainsi; car je me soumets; son arrêt est équitable: poussière je suis, et je retournerai en poussière.
«Ô heure bienvenue, en quelque temps qu'elle vienne! Pourquoi la main du Tout-Puissant tarde-t-elle à exécuter ce que son décret fixa pour ce jour? Pourquoi faut-il que je survive? Pourquoi la mort se rit-elle de moi, et pourquoi suis-je prolongé pour un tourment immortel? Avec quel plaisir je subirais la mortalité, ma sentence, et serais une terre insensible! avec quelle joie je me coucherais comme dans le sein de ma mère! Là je reposerais et dormirais en sûreté. La terrible voix de Dieu ne tonnerait plus à mon oreille; la crainte d'un mal pire pour moi et pour ma postérité ne me tourmenterait plus par une cruelle attente....
«Cependant, un doute me poursuit encore: s'il m'était impossible de mourir; si le pur souffle de la vie, l'esprit de l'homme que Dieu lui inspira, ne pouvait périr avec cette corporelle argile? Alors dans le tombeau, ou dans quelque autre funeste lieu, qui sait si je ne mourrai pas d'une mort vivante? Ô pensée horrible, si elle est vraie! Mais pourquoi le serait-elle? Ce n'est que le souffle de la vie qui a péché; qui peut mourir si ce n'est ce qui eut vie et péché? le corps n'a proprement eu part ni à la vie ni au péché: tout mourra donc de moi: que ceci apaise mes doutes, puisque la portée humaine ne peut savoir rien au delà.
«Et parce que le Seigneur de tout est infini, sa colère le serait-elle aussi? Soit! l'homme ne l'est pas, mais il est destiné à la mort. Comment le Très-Haut exercerait-il une colère sans fin sur l'homme que la mort doit finir? peut-il faire la mort immortelle? Ce serait tomber dans une contradiction étrange, tenue pour impossible à Dieu, comme arguant de faiblesse, non de puissance. Par amour de sa colère, étendrait-il le fini jusqu'à l'infini dans l'homme puni, pour satisfaire sa rigueur jamais satisfaite? Ce serait prolonger son arrêt au delà de la poussière et de la loi de nature, par laquelle toutes les causes agissent selon la capacité des êtres sur lesquels agit leur matière, non selon l'étendue de leur propre sphère.
«Mais penser que la mort n'est pas, comme je l'ai supposé, un coup qui nous prive du sentiment, mais qu'elle est, à compter de ce jour, une misère interminable que je commence à sentir à la fois en moi et hors de moi, et ainsi à perpétuité.... Hélas! cette crainte redevient foudroyante, comme une révolution terrible sur ma tête sans défense.
«La mort et moi nous sommes éternels et incorporés ensemble. Je n'ai pas ma part seul: en moi toute la postérité est maudite; beau patrimoine que je vous lègue, mes fils! Oh! que ne le puis-je consumer tout entier et ne vous en laisser rien! Ainsi déshérités, combien vous me bénirez, moi aujourd'hui votre maudit! Ah! pour la faute d'un seul homme, la race humaine innocente serait-elle condamnée, si toutefois elle est innocente? Car, que peut-il sortir de moi qui ne soit corrompu, d'un esprit et d'une volonté dépravés, qui ne soit non seulement prêt à faire, mais à vouloir faire la même chose que moi? Comment pourraient-ils donc demeurer acquittés en présence de Dieu?
«Lui, après tous ces débats, je suis forcé de l'absoudre. Toutes mes vaines évasions, tous mes raisonnements, à travers leurs labyrinthes me ramènent à ma propre conviction. En premier et en dernier lieu, sur moi, sur moi seul comme la source et l'origine de toute corruption, tout le blâme dûment retombé: puisse aussi sur moi retomber toute la colère! Désir insensé! pourrais-tu soutenir ce fardeau plus pesant que la terre à porter, beaucoup plus pesant que l'univers, bien que partagé entre moi et cette mauvaise femme! Ainsi ce que tu désires et ce que tu crains détruit pareillement toute espérance de refuge, et te déclare misérable au delà de tout exemple passé et futur, semblable seulement à Satan en crime et en destinée. Ô conscience! dans quel gouffre de craintes et d'horreurs m'as-tu poussé? Pour en sortir je ne trouve aucun chemin, plongé d'un abîme dans un plus profond abîme!»
Ainsi à haute voix se lamentait Adam dans la nuit calme, nuit qui n'était plus (comme avant que l'homme tombât) saine, fraîche et douce, mais accompagnée d'un air sombre avec d'humides et redoutables ténèbres, qui à la mauvaise conscience de notre premier père présentaient toutes les choses avec une double terreur. Il était étendu sur la terre, sur la froide terre; et il maudissait souvent sa création; aussi souvent il accusait la mort d'une tardive exécution, puisqu'elle avait été dénoncée le jour même de l'offense.
«Pourquoi la mort, disait-il, ne vient-elle pas m'achever d'un coup trois fois heureux? La vérité manquera-t-elle de tenir sa parole? la justice divine ne se hâtera-t-elle pas d'être juste? Mais la mort ne vient point à l'appel; la justice divine ne presse point son pas le plus lent pour des prières ou des cris. Bois, fontaines, collines, vallées, bocages, par un autre écho naguère j'instruisais vos ombrages à me répondre, à retentir au loin d'un autre chant!»
Lorsque la triste Ève, de l'endroit où elle était assise désolée, vit l'affliction d'Adam, s'approchant de près, elle essaya de douces paroles contre sa violente douleur. Mais il la repoussa d'un regard sévère:
«Loin de ma vue, toi serpent!... ce nom te convient le mieux à toi, liguée avec lui, toi-même, aussi fausse et aussi haïssable. Il ne te manque rien que d'avoir une figure semblable à la sienne et la couleur du serpent, pour annoncer ta fourberie intérieure, afin de mettre à l'avenir toutes les créatures en garde contre toi, de crainte que cette trop céleste forme, couvrant une fausseté infernale, ne les prenne au piège. Sans toi j'aurais continué d'être heureux, n'eussent ton orgueil et ta vanité vagabonde, quand tu étais le moins en sûreté, rejeté mon avertissement et ne se fussent irrités qu'on ne se confiât pas en eux. Tu brûlais d'être vue du démon lui-même que, présomptueuse, tu croyais duper; mais t'étant rencontrée avec le serpent, tu as été jouée et trompée, toi par lui, moi par toi pour m'être confié à toi sortie de mon côté. Je te crus sage, constante, d'un esprit mûr, à l'épreuve de tous les assauts, et je ne compris pas que tout était chez toi apparence plutôt que solide vertu, que tu n'étais qu'une côte recourbée de sa nature, plus inclinée (comme à présent je le vois) vers la partie gauche d'où elle fut tirée de moi. Bien si elle eût été jetée dehors, comme trouvée surnuméraire dans mon juste nombre.
«Oh! pourquoi Dieu, créateur sage, qui peupla les plus hauts cieux d'esprits mâles, créa-t-il à la fin cette nouveauté sur la terre, ce beau défaut de la nature? Pourquoi n'a-t-il pas tout d'un coup rempli le monde d'hommes, comme il a rempli le ciel d'anges, sans femmes? Pourquoi n'a-t-il pas trouvé une autre voie de perpétuer l'espèce humaine? Ce malheur ni tous ceux qui suivront ne seraient pas arrivés; troubles innombrables causés sur la terre par les artifices des femmes et par l'étroit commerce avec ce sexe. Car ou l'homme ne trouvera jamais la compagne qui lui convient, mais il l'aura telle que la lui amènera quelque infortune ou quelque méprise; ou celle qu'il désirera le plus, il l'obtiendra rarement de sa perversité, mais il la verra obtenue par un autre moins méritant que lui; ou si elle l'aime, elle sera retenue par ses parents; ou le choix le plus heureux se présentera trop tard à lui déjà engagé, et enchaîné par les liens du mariage à une cruelle ennemie, sa haine ou sa honte. De là une calamité infinie se répandra sur la vie humaine et troublera la paix du foyer.»
Adam n'ajouta plus rien, et se détourna d'Ève. Mais Ève non rebutée, avec des larmes qui ne cessaient de couler et les cheveux tout en désordre, tomba humble à ses pieds, et les embrassant, elle implora sa paix et fit entendre sa plainte:
«Ne m'abandonne pas ainsi, Adam; le ciel est témoin de l'amour sincère et du respect que je te porte dans mon cœur. Je t'ai offensé sans intention, malheureusement trompée! Ta suppliante, je mendie la miséricorde et j'embrasse tes genoux. Ne me prive pas de ce dont je vis, de tes doux regards, de ton conseil, qui dans cette extrême détresse sont ma seule force et mon seul appui. Délaissée de toi, où me retirer? où subsister? Tandis que nous vivons encore (à peine une heure rapide peut-être), que la paix soit entre nous! Unis dans l'offense, unissons-nous dans l'inimitié contre l'ennemi qui nous a été expressément désigné par arrêt, ce cruel serpent. Sur moi n'exerce pas ta haine pour ce malheur arrivé, sur moi déjà perdue, moi plus misérable que toi. Nous avons péché tous les deux; mais toi contre Dieu seulement, moi contre Dieu et toi. Je retournerai au lieu même du jugement; là par mes cris j'importunerai le ciel, afin que la sentence écartée de ta tête, tombe sur moi, l'unique cause pour toi de toute cette misère! moi seule, juste objet de la colère de Dieu!»
Elle finit en pleurant, et son humble posture, dans laquelle elle demeura immobile jusqu'à ce qu'elle eût obtenu la paix pour sa faute reconnue et déplorée, excita la commisération dans Adam. Bientôt son cœur s'attendrit pour elle naguère sa vie et son seul délice, maintenant soumise à ses pieds dans la détresse; créature si belle, cherchant la réconciliation, le conseil et le secours de celui à qui elle avait déplu. Tel qu'un homme désarmé, Adam perd toute sa colère; il relève son épouse, et bientôt avec ces paroles pacifiques:
«Imprudente, trop désireuse (à présent comme auparavant) de ce que tu ne connais pas, tu souhaites que le châtiment entier tombe sur toi! hélas! souffre d'abord ta propre peine, incapable que tu serais de supporter la colère entière de Dieu, dont tu ne sens encore que la moindre partie, toi qui supportes si mal mon déplaisir! Si les prières pouvaient changer les décrets du Très-Haut, je me hâterais de me rendre, avant toi, à cette place de notre jugement, je me ferais entendre avec plus de force afin que ma tête fût seule visitée de Dieu, qu'il pardonnât ta fragilité, ton sexe plus infirme à moi confié, par moi exposé.
«Mais lève-toi; ne disputons plus, ne nous blâmons plus mutuellement, nous assez blâmés ailleurs! Efforçons-nous par les soins de l'amour d'alléger l'un pour l'autre, en le partageant, le poids du malheur, puisque ce jour de la mort dénoncée (comme je l'entrevois), n'arrivera pas soudain; mais il viendra comme un mal au pas tardif, comme un jour qui meurt longuement, afin d'augmenter notre misère; misère transmise à notre race: ô race infortunée!»
Ève, reprenant cœur, répliqua:
«Adam, je sais, par une triste expérience le peu de poids que peuvent avoir auprès de toi mes paroles trouvées si pleines d'erreur, et de là, par un juste événement, trouvées si fatales; néanmoins, tout indigne que je suis, puisque tu m'accueilles de nouveau et me rends ma place, pleine d'espoir de regagner ton amour (seul contentement de mon cœur, soit que je meure ou que je vive), je ne te cacherai pas les pensées qui se sont élevées dans mon sein inquiet: elles tendent à soulager nos maux ou à les finir: quoiqu'elles soient poignantes et tristes, toutefois elles sont tolérables, comparées à nos souffrances, et d'un choix plus aisé.
«Si l'inquiétude touchant notre postérité est ce qui nous tourmente le plus; si cette postérité doit être née pour un malheur certain, et finalement dévorée par la mort; il serait misérable d'être la cause de la misère des autres, de nos propres fils; misérable de faire descendre de nos reins dans ce monde maudit une race infortunée, laquelle, après une déplorable vie, doit être la pâture d'un monstre si impur: il est en ton pouvoir, du moins avant la conception, de supprimer la race non bénie n'étant pas encore engendrée. Sans enfants tu es, sans enfants tu demeures: ainsi la Mort sera déçue dans son insatiabilité, et ses voraces entrailles seront obligées de se contenter de nous deux.
«Mais si tu penses qu'il est dur et difficile en conversant, en regardant, en aimant, de s'abstenir des devoirs de l'amour et du doux embrassement nuptial, de languir de désir sans espérance, en présence de l'objet languissant du même désir (ce qui ne serait pas une misère et un tourment moindres qu'aucun de ceux que nous appréhendons); alors, afin de nous délivrer à la fois nous et notre race de ce que nous craignons pour tous les deux, coupons court.—Cherchons la mort, ou si nous ne la trouvons pas, que nos mains fassent sur nous-mêmes son office. Pourquoi restons-nous plus longtemps frissonnant de ces craintes qui ne présentent d'autre terme que la mort, quand il est en notre pouvoir (des divers chemins pour mourir choisissant le plus court) de détruire la destruction par la destruction?...»
Elle finit là son discours, ou un véhément désespoir en brisa le reste. Ses pensées l'avaient tellement nourrie de mort, qu'elles teignirent ses joues de pâleur. Mais Adam, qui ne se laissa dominer en rien par un tel conseil, s'était élevé en travaillant son esprit plus attentif, à de meilleures espérances. Il répondit:
«Ève, ton mépris de la vie et du plaisir semble prouver en toi quelque chose de plus sublime et de plus excellent que ce que ton âme dédaigne; mais la destruction de soi-même, par cela qu'elle est recherchée, détruit l'idée de cette excellence supposée en toi, et implique non ton mépris, mais ton angoisse, et ton regret de la perte de la vie, ou du plaisir trop aimé. Ou si tu convoites la mort comme la dernière fin de la misère, t'imaginant éviter par là la punition prononcée, ne doute pas que Dieu n'ait trop sagement armé son ire vengeresse, pour qu'il puisse être ainsi surpris. Je craindrais beaucoup plus qu'une mort ainsi ravie ne nous exemptât pas de la peine que notre arrêt nous condamne à payer, et que de tels actes de contumace ne provoquassent plutôt le Très-Haut à faire vivre la mort en nous. Cherchons donc une résolution plus salutaire, que je crois apercevoir, lorsque je rappelle avec attention à mon esprit cette partie de notre sentence:—Ta race écrasera la tête du serpent.—Réparation pitoyable, si cela ne devait s'entendre, comme je le conjecture, de notre grand ennemi, Satan, qui dans le serpent a pratiqué contre nous cette fraude. Écraser sa tête serait vengeance, en vérité, laquelle vengeance sera perdue par la mort et amenée sur nous-mêmes, ou par des jours écoulés sans enfants, comme tu le proposes; ainsi notre ennemi échapperait à sa punition ordonnée, et nous, au contraire, nous doublerions la nôtre sur nos têtes.
«Qu'il ne soit donc plus question de violence contre nous-mêmes ni de stérilité volontaire, qui nous séparerait de toute espérance, qui ne ferait sentir en nous que rancune et orgueil, qu'impatience et dépit, révolte contre Dieu et contre son juste joug, sur notre cou imposé. Rappelle-toi avec quelle douce et gracieuse bonté il nous écouta tous les deux, et nous jugea sans colère et sans reproche. Nous attendions une dissolution immédiate, que nous croyions ce jour-là exprimée par le mot mort; eh bien! à toi furent seulement prédites les douleurs de la grossesse et de l'enfantement, bientôt récompensées par la joie du fruit de tes entrailles: sur moi la malédiction ne faisant que m'effleurer a frappé la terre. Je dois gagner mon pain par le travail: quel mal à cela? L'oisiveté eût été pire; mon travail me nourrira. Dans la crainte que le froid ou la chaleur ne nous blessât, sa sollicitude, sans être implorée, nous a pourvu à temps; ses mains nous ont vêtus, nous, indignes, ayant pitié de nous quand il nous jugeait! Oh! combien davantage, si nous le prions, son oreille s'ouvrira et son cœur inclinera à la pitié! Il nous enseignera de plus les moyens d'éviter l'inclémence des saisons, la pluie, la glace, la grêle, la neige, que le ciel à présent, avec une face variée, commence à nous montrer sur cette montagne, tandis que les vents soufflent perçants et humides, endommageant la gracieuse chevelure de ces beaux arbres qui étendent leurs rameaux. Ceci nous ordonne de chercher quelque meilleur abri, quelque chaleur meilleure pour ranimer nos membres engourdis, avant que cet astre du jour laisse le froid à la nuit; cherchons comment nous pouvons, avec ses rayons recueillis et réfléchis, animer une matière sèche, ou comment, par la collision de deux corps rapidement tournés, le frottement peut enflammer l'air: ainsi tout à l'heure les nuages se heurtant, ou poussés par les vents, rudes dans leur choc, ont fait partir l'éclair oblique dont la flamme, descendue en serpentant, a embrasé l'écorce résineuse du pin et du sapin et répandu au loin une agréable chaleur qui peut suppléer le soleil. User de ce feu, et de ce qui d'ailleurs peut soulager ou guérir les maux que nos fautes ont produits, c'est ce dont nous instruira notre Juge, en le priant et en implorant sa merci: nous n'avons donc pas à craindre de passer incommodément cette vie, soutenus de lui par divers conforts, jusqu'à ce que nous finissions dans la poussière, notre dernier repos et notre demeure natale.
«Que pouvons-nous faire de mieux que de retourner au lieu où il nous a jugés, de tomber prosternés révérencieusement devant lui, là de confesser humblement nos fautes, d'implorer notre pardon, baignant la terre de larmes, remplissant l'air de nos soupirs poussés par des cœurs contrits, en signe d'une douleur sincère et d'une humiliation profonde? Sans doute, il s'apaisera, et reviendra de son déplaisir. Dans ses regards sereins, lorsqu'il semblait être le plus irrité et le plus sévère, y brillait-il autre chose que faveur, grâce et merci?»
Ainsi parla notre père pénitent; Ève ne sentit pas moins de remords: ils allèrent aussitôt à la place où Dieu les avait jugés; ils tombèrent prosternés révérencieusement devant lui, et tous deux confessèrent humblement leur faute, et implorèrent leur pardon, baignant la terre de larmes, remplissant l'air de leurs soupirs poussés par des cœurs contrits, en signe d'une douleur sincère et d'une humiliation profonde.
LIVRE ONZIÈME
ARGUMENT
Le Fils de Dieu présente à son Père les prières de nos premiers parents maintenant repentants, et il intercède pour eux. Dieu les exauce, mais il déclare qu'ils ne peuvent habiter plus longtemps dans le paradis. Il envoie Michel avec une troupe de chérubins pour les en déposséder et pour révéler d'abord à Adam les choses futures. Descente de Michel. Adam montre à Ève certains signes funestes: il discerne l'approche de Michel, va à sa rencontre: l'ange leur annonce leur départ. Lamentations d'Ève. Adam s'excuse, mais se soumet: l'ange le conduit au sommet d'une haute colline, et lui découvre, dans une vision, ce qui arrivera jusqu'au déluge.
Ils priaient; dans l'état le plus humble ils demeuraient repentants; car du haut du trône de la miséricorde la grâce prévenante descendue, avait ôté la pierre de leurs cœurs, et fait croître à sa place une nouvelle chair régénérée qui exhalait à présent d'inexprimables soupirs; inspirés par l'esprit de prière, ces soupirs étaient portés au ciel sur des ailes d'un vol plus rapide que la plus impétueuse éloquence. Toutefois le maintien d'Adam et d'Ève n'était pas celui de vils postulants: leur demande ne parut pas moins importante que l'était celle de cet ancien couple des fables antiques (moins ancien pourtant que celui-ci), de Deucalion et de la chaste Pyrrha, alors que pour rétablir la race humaine submergée, il se tenait religieusement devant le sanctuaire de Thémis.
Les prières d'Adam et d'Ève volèrent droit au ciel; elles ne manquèrent pas le chemin, vagabondes ou dispersées par les vents envieux; toutes spirituelles, elles passèrent la porte divine; alors revêtues par leur grand Médiateur, de l'encens qui fumait sur l'autel d'or, elles arrivèrent jusqu'à la vue du Père, devant son trône. Le Fils, plein de joie et les présentant, commence ainsi à intercéder:
«Considère, ô mon Père, quels premiers fruits sur la terre sont sortis de ta grâce implantée dans l'homme, ces soupirs et ces prières, que, mêlés à l'encens dans cet encensoir d'or, moi, ton prêtre, j'apporte devant toi: fruits provenus de la semence jetée avec la contrition dans le cœur d'Adam, fruits d'une saveur plus agréable que ceux (l'homme les cultivant de ses propres mains) qu'auraient pu produire tous les arbres du paradis, avant que l'homme fût déchu de l'innocence. Incline donc à présent l'oreille à sa supplication; entends ses soupirs quoique muets: ignorant des mots dans lesquels il doit prier, laisse-moi les interpréter pour lui, moi son avocat, sa victime de propitiation; greffe sur moi toutes ses œuvres bonnes ou non bonnes; mes mérites perfectionneront les premières, et ma mort expiera les secondes. Accepte-moi, et par moi reçois de ces infortunés une odeur de paix favorable à l'espèce humaine. Que l'homme réconcilié vive au moins devant toi ses jours comptés, quoique tristes jusqu'à ce que la mort, son arrêt (dont je demande l'adoucissement, non la révocation) le rende à la meilleure vie où tout mon peuple racheté habitera avec moi dans la joie et la béatitude, ne faisant qu'un avec moi, comme je ne fais qu'un avec toi.»
Le Père, sans nuage, serein:
«Toutes tes demandes pour l'homme, Fils agréable, sont obtenues, toutes tes demandes étaient mes décrets. Mais d'habiter plus longtemps dans le paradis, la loi que j'ai donnée à la nature le défend à l'homme. Ces purs et immortels éléments, qui ne connaissent rien de matériel, aucun mélange inharmonieux et souillé, le rejettent, maintenant infecté; ils veulent s'en purger comme d'une maladie grossière, le renvoyer à un air grossier, à une nourriture mortelle comme à ce qui peut le mieux le disposer à la dissolution opérée par le Péché, lequel altéra le premier toutes les choses, et d'incorruptibles les rendit corruptibles.
«Au commencement j'avais créé l'homme doué de deux beaux présents, de bonheur et d'immortalité: le premier il l'a follement perdu; la seconde n'eût servi qu'à éterniser sa misère; alors je l'ai pourvu de la mort; ainsi la mort est devenue son remède final. Après une vie éprouvée par une cruelle tribulation, épurée par la foi et par les œuvres de cette foi, éveillé à une seconde vie dans la rénovation du juste, la mort élèvera l'homme vers moi avec le ciel et la terre renouvelés.
«Mais appelons maintenant en congrégation tous les bénis, dans les vastes enceintes du ciel; je ne veux pas leur cacher mes jugements; qu'ils voient comment je procède avec l'espèce humaine, ainsi qu'ils ont vu dernièrement ma manière d'agir avec les anges pécheurs: mes saints, quoique stables dans leur état, en sont demeurés plus affermis.»
Il dit, et le Fils donna le grand signal au brillant ministre qui veillait; soudain il sonna de sa trompette (peut-être entendue depuis sur Oreb quand Dieu descendit, et qui retentira peut-être encore une fois au jugement dernier). Le souffle angélique remplit toutes les régions: de leurs bosquets fortunés qu'ombrageait l'amarante, du bord de la source, ou de la fontaine, du bord des eaux de la vie, partout où ils se reposaient en sociétés de joie, les fils de la lumière se hâtèrent, se rendant à l'impérieuse sommation; et ils prirent leurs places, jusqu'à ce que du haut de son trône suprême, le Tout-Puissant annonça ainsi sa souveraine volonté:
«Enfants, l'homme est devenu comme l'un de nous; il connaît le bien et le mal depuis qu'il a goûté de ce fruit défendu; mais qu'il se glorifie de connaître le bien perdu et le mal gagné: plus heureux s'il lui avait suffi de connaître le bien par lui-même, et le mal pas du tout. À présent il s'afflige, se repent et prie avec contrition: mes mouvements sont en lui; ils agissent plus longtemps que lui; je sais combien son cœur est variable et vain, abandonné à lui-même. Dans la crainte qu'à présent sa main, devenue plus audacieuse, ne se porte aussi sur l'arbre de vie, qu'il n'en mange, qu'il ne vive toujours, ou qu'il ne rêve du moins de vivre toujours, j'ai décidé de l'éloigner, de l'envoyer hors du jardin labourer la terre d'où il a été tiré; sol qui lui convient mieux.
«Michel, je te charge de mon ordre: avec toi prends à ton choix de flamboyants guerriers parmi les chérubins, de peur que l'ennemi ou en faveur de l'homme, ou pour envahir sa demeure vacante, n'élève quelque nouveau trouble. Hâte-toi, et du paradis de Dieu chasse sans pitié le couple pécheur, chasse de la terre sacrée des profanes, et dénonce-leur et à toute leur postérité le perpétuel bannissement de ce lieu. Cependant, de peur qu'ils ne s'évanouissent en entendant leur triste arrêt rigoureusement prononcé (car je les vois attendris et déplorant leurs excès avec larmes), cache-leur toute terreur. S'ils obéissent patiemment à ton commandement, ne les congédie pas inconsolés; révèle à Adam ce qui doit arriver dans les jours futurs, selon les lumières que je te donnerai; entremêle à ce récit mon alliance renouvelée avec la race de la femme: ainsi renvoie-les, quoique affligés, cependant en paix.
«À l'orient du jardin du côté où il est plus facile de gravir Éden, place une garde de chérubins et la flamme largement ondoyante d'une épée, afin d'effrayer au loin quiconque voudrait approcher, et interdire tout passage à l'arbre de vie, de peur que le paradis ne devienne le réceptacle d'esprits impurs, que tous mes arbres ne soient leur proie, dont ils déroberaient le fruit, pour séduire l'homme encore une fois.»
Il se tut: l'archangélique pouvoir se prépare à une descente rapide, et avec lui la cohorte brillante des vigilants chérubins. Chacun d'eux, ainsi qu'un double Janus, avait quatre faces; tout leur corps était semé d'yeux comme des paillettes, plus nombreux que les yeux d'Argus, et plus vigilants que ceux-ci qui s'assoupirent, charmés par la flûte arcadienne, par le roseau pastoral d'Hermès, ou par sa baguette soporifique.
Cependant, pour saluer de nouveau le monde avec la lumière sacrée, Leucothoé s'éveillait et embaumait la terre d'une fraîche rosée, alors qu'Adam et Ève notre première mère finissaient leur prière, et trouvaient leur force augmentée d'en haut: ils sentaient de leur désespoir sourdre une nouvelle espérance, une joie, mais encore liée à la frayeur. Adam renouvela à Ève ses paroles bienvenues:
«Ève, la foi peut aisément admettre que tout le bien dont nous jouissons descend du ciel; mais que de nous quelque chose puisse monter au ciel, assez prévalant pour occuper l'esprit de Dieu souverainement heureux, ou pour incliner sa volonté, c'est ce qui paraît difficile à croire. Cependant cette prière du cœur, un soupir rapide de la poitrine de l'homme volent jusqu'au trône de Dieu: car depuis que j'ai cherché par la prière d'apaiser la Divinité offensée, que je me suis agenouillé, et que j'ai humilié tout mon cœur devant Dieu, il me semble que je le vois placable et doux me prêtant l'oreille. Je sens naître en moi la persuasion qu'avec faveur j'ai été écouté. La paix est rentrée au fond de mon sein, et dans ma mémoire la promesse que ta race écrasera notre ennemi. Cette promesse, que je ne me rappelai pas d'abord dans mon épouvante, m'assure à présent que l'amertume de la mort est passée et que nous vivrons. Salut donc à toi, Ève, justement appelée la mère de tout le genre humain, la mère de toutes choses vivantes, puisque par toi l'homme doit vivre, et que toutes choses vivent pour l'homme.»
Ève, dont le maintien était doux et triste:
«Je suis peu digne d'un pareil titre, moi pécheresse, moi qui ayant été ordonnée pour être ton aide, suis devenue ton piège: reproche, défiance et tout blâme, voilà plutôt ce qui m'appartient. Mais infini dans sa miséricorde a été mon juge, de sorte que moi qui apportai la première la mort à tous, je suis qualifiée la source de vie! Tu m'es ensuite favorable quand tu daignes m'appeler hautement ainsi, moi qui mérite un tout autre nom! Mais les champs nous appellent au travail maintenant imposé avec sueur quoique après une nuit sans sommeil. Car vois! le matin, tout indifférent à notre insomnie, recommence en souriant sa course de roses. Marchons! désormais je ne m'éloignerai plus jamais de ton côté, en quelque endroit que notre travail journalier soit situé, quoique maintenant il nous soit prescrit pénible jusqu'au tomber du jour. Tandis que nous demeurons ici, que peut-il y avoir de fatigant dans ces agréables promenades? Vivons donc ici contents, bien que dans un état déchu.»
Ainsi parla, ainsi souhaita la très-humiliée Ève; mais le destin ne souscrivit pas à ses vœux. La nature donna d'abord des signes exprimés par l'oiseau, la brute et l'air; l'air s'obscurcit soudainement après la courte rougeur du matin; à la vue d'Ève l'oiseau de Jupiter fondit de la hauteur de son vol sur deux oiseaux du plus brillant plumage, et les chassa devant lui; descendu de la colline, l'animal qui règne dans les bois (premier chasseur alors), poursuivit un joli couple, le plus charmant de toute la forêt, le cerf et la biche: leur fuite se dirigeait vers la porte orientale. Adam les observa, et suivant des yeux cette chasse, il dit à Ève, non sans émotion:
«Ô Ève, quelque changement ultérieur nous attend bientôt: le ciel par ces signes muets dans la nature, nous montre les avant-coureurs de ses desseins, ou il nous avertit que nous comptons peut-être trop sur la remise de la peine, parce que la mort est reculée de quelques jours. De quelle longueur, et quelle sera notre vie jusque-là, qui le sait? Savons-nous plus que ceci: nous sommes poudre, et nous retournerons en poudre, et nous ne serons plus? Autrement, pourquoi ce double spectacle offert à notre vue, cette poursuite dans l'air et sur la terre d'un seul côté, et à la même heure? Pourquoi cette obscurité dans l'orient avant que le jour soit à mi-cours? Pourquoi la lumière du matin brille-t-elle davantage dans une nue de l'occident qui déploie sur le bleu firmament une blancheur rayonnante, et descend avec lenteur chargée de quelque chose de céleste?»
Adam ne se trompait pas, car dans ce temps les cohortes angéliques descendaient à présent d'un nuage de jaspe dans le paradis, et firent halte sur une colline; apparition glorieuse, si le doute et la crainte de la chair n'eussent ce jour-là obscurci les yeux d'Adam! Elle ne fut pas plus glorieuse cette autre vision, quand à Manahin les anges rencontrèrent Jacob qui vit la campagne tendue des pavillons de ses gardiens éclatants; ou cette vision à Dothaïn sur une montagne enflammée, couverte d'un camp de feu prêt à marcher contre le roi syrien, lequel, pour surprendre un seul homme, avait, comme un assassin, fait la guerre, la guerre non déclarée.
Le prince hiérarche laissa sur la colline à leur brillant poste, ses guerriers pour prendre possession du jardin. Seul pour trouver l'endroit où Adam s'était abrité, il s'avança, non sans être aperçu de notre premier père, qui dit à Ève pendant que la grande visite s'approchait:
«Ève, prépare-toi maintenant à de grandes nouvelles, qui peut-être vont bientôt décider de nous, ou nous imposer l'observation de nouvelles lois: car je découvre là-bas, descendu du nuage étincelant qui voile la colline, quelqu'un de l'armée céleste, et à en juger par son port, ce n'est pas un des moindres: c'est un grand potentat ou l'un des Trônes d'en haut, tant il est dans sa marche revêtu de majesté! Cependant, il n'a ni un air terrible que je doive craindre, ni, comme Raphaël cet air sociablement doux qui fasse que je puisse beaucoup me confier à lui: mais il est solennel et sublime. Afin de ne pas l'offenser, il faut que je l'aborde avec respect et toi que tu te retires.»
Il dit et l'archange arriva vite près de lui, non dans sa forme céleste, mais comme un homme vêtu pour rencontrer un homme: sur ses armes brillantes flottait une cotte de mailles d'une pourpre plus vive que celle de Mélibée ou de Sarra, que portaient les rois et les héros antiques dans les temps de trêve: Iris en avait teint la trame. Le casque étoilé de l'archange, dont la visière n'était pas baissée, le faisait voir dans cette primeur de virilité où finit la jeunesse. Au côté de Michel, comme un éclatant zodiaque, pendait l'épée, terreur de Satan, et dans sa main, une lance. Adam fit une inclination profonde; Michel royalement n'incline pas sa grandeur, mais explique ainsi sa venue:
«Adam, le commandant suprême du ciel n'a besoin d'aucun préambule: il suffit que tes prières aient été écoutées, et que la Mort (qui t'était due par sentence, quand tu transgressas) soit privée de son droit de saisie pour plusieurs jours de grâce, à toi accordés, pendant lesquels tu pourras te repentir et couvrir de bonnes œuvres un méchant acte. Il se peut alors que ton Seigneur apaisé te rédime entièrement des avares réclamations de la Mort. Mais il ne permet pas que tu habites plus longtemps ce paradis: je suis venu pour t'en faire sortir et t'envoyer hors de ce jardin, labourer la terre d'où tu as été tiré, sol qui te convient mieux.»
L'archange n'ajouta rien de plus, car Adam, frappé au cœur par ces nouvelles, demeura sous le serrement glacé de la douleur, qui le priva de ses sens. Ève, qui sans être vue, avait cependant tout entendu, découvrit bientôt par un éclatant gémissement le lieu de sa retraite.
«Ô coup inattendu, pire que la mort! faut-il donc te quitter, ô Paradis! vous quitter ainsi, ô toi, terre natale, ô vous promenades charmantes, ombrages dignes d'être fréquentés des dieux! Ici j'avais espéré passer tranquille, bien que triste, répit de ce jour qui doit être mortel à tous deux. Ô fleurs qui ne croîtrez jamais dans un autre climat, qui le matin receviez ma première visite et le soir ma dernière; vous que j'ai élevées d'une tendre main depuis le premier bouton entr'ouvert, et à qui j'ai donné des noms! ô fleurs! qui maintenant vous tournera vers le soleil ou rangera vos tribus, et vous arrosera de la fontaine d'ambroisie? Toi enfin, berceau nuptial, orné par moi de tout ce qui est doux à l'odorat ou à la vue, comment me séparerai-je de toi? Où m'égarerai-je dans un monde inférieur qui, auprès de celui-ci, est obscur et sauvage? Comment pourrons-nous respirer dans un autre air moins pur, nous, accoutumés à des fruits immortels?»
L'ange interrompit doucement:
«Ève, ne te lamente point, mais résigne patiemment ce que tu as justement perdu: ne mets pas ton cœur ainsi trop passionné dans ce qui n'est pas à toi. Tu ne t'en vas point solitaire; avec toi s'en va ton mari. Tu es obligée de le suivre: songe que là où il habite, là est ton pays natal.»
Adam, revenant alors de son saisissement subit et glacé, rappela ses esprits confus, et adressa à Michel ces humbles paroles:
«Être céleste, soit que tu sièges parmi les Trônes ou qu'on te nomme le plus grand d'entre eux, car une telle forme peut paraître celle d'un prince au-dessus des princes, tu as redit doucement ton message, par lequel autrement tu aurais pu en l'annonçant nous blesser et en l'accomplissant nous tuer. Ce qu'en outre de chagrin, d'abattement, de désespoir, notre faiblesse peut soutenir, tes nouvelles l'apportent, le partir de cet heureux séjour, notre tranquille retraite, seule consolation laissée familière à nos yeux! Toutes les autres demeures nous paraissent inhospitalières et désolées, inconnus d'elles, de nous inconnues.
«Si par l'incessante prière je pouvais espérer changer la volonté de celui qui peut toutes choses, je ne cesserais de le fatiguer de mes cris assidus: mais contre son décret absolu la prière n'a pas plus de force que notre haleine contre le vent, refoulée suffocante en arrière sur celui qui l'exhale au dehors.
«Je me soumets donc à son grand commandement. Ce qui m'afflige le plus, c'est qu'en m'éloignant d'ici je serai caché de sa face, privé de sa protection sacrée. Ici j'aurais pu fréquenter en adoration, de place en place, les lieux où la divine présence daigna se montrer; j'aurais dit à mes fils:
«Sur cette montagne il m'apparut; sous cet arbre il se rendit visible; parmi ces pins j'entendis sa voix; ici au bord de cette fontaine, je m'entretins avec lui.»
«Ma reconnaissance aurait élevé plusieurs autels de gazon, et j'aurais entassé les pierres lustrées du ruisseau, en souvenir ou monument pour les âges; sur ces autels j'aurais offert les suaves odeurs des gommes doucement parfumées, des fruits et des fleurs. Dans le monde ici-bas, au-dessous, où chercherai-je ses brillantes apparitions et les vestiges de ses pieds? Car bien que je fuie sa colère, cependant rappelé à la vie prolongée et une postérité m'étant promise, à présent, je contemple avec joie l'extrémité des bords de sa gloire, et j'adore de loin ses pas.»
Michel, avec des regards pleins de bénignité:
«Adam, tu le sais, le ciel et toute la terre sont à Dieu, et non pas ce roc seulement: son omniprésence remplit la terre, la mer, l'air et toutes les choses qui vivent fomentées et chauffées par son pouvoir virtuel. Il t'a donné toute la terre pour la posséder et la gouverner; présent non méprisable! N'imagine donc pas que sa présence soit confinée dans les bornes étroites de ce paradis ou d'Éden. Éden aurait peut-être été ton siège principal, d'où toutes les générations se seraient répandues, et où elles seraient revenues de toutes les extrémités de la terre pour te célébrer et te révérer, toi leur grand auteur. Mais cette prééminence tu l'as perdue, descendu que tu es pour habiter maintenant la même terre que tes fils.
«Cependant ne doute pas que Dieu ne soit dans la plaine et dans la vallée comme il est ici, qu'il ne s'y trouve également présent: les signes de sa présence te suivront encore; tu seras encore environné de sa bonté, de son paternel amour, de son image expresse et de la trace divine de ses pas. Afin que tu puisses le croire et t'en assurer avant ton départ d'ici, sache que je suis envoyé pour te montrer ce qui, dans les jours futurs, doit arriver à toi et à ta race. Prépare-toi à entendre le bien et le mal, à voir la grâce surnaturelle lutter avec la méchanceté des hommes: de ceci tu apprendras la vraie patience, et à tempérer la joie par la crainte et par une sainte tristesse, accoutumé par la modération à supporter également l'une et l'autre fortune, prospère ou adverse. Ainsi, tu conduiras le plus sûrement ta vie, et tu seras mieux préparé à endurer ton passage de la mort, quand il arrivera. Monte sur cette colline; laisse ton épouse (car j'ai éteint ses yeux) dormir ici en bas, tandis que tu veilleras pour la provision de l'avenir, comme tu dormis autrefois quand Ève fut formée pour la vie.»
Adam, plein de reconnaissance, lui répondit:
«Monte; je te suis, guide sûr, dans le sentier où tu me conduis; et sous la main du ciel je m'abaisse, quoiqu'elle me châtie. Je présente mon sein au-devant du mal, en l'armant de souffrance pour vaincre et gagner le repos acquis par le travail, si de la sorte j'y puis atteindre.»
Tous deux montent dans les visions de Dieu: c'était une montagne, la plus haute du paradis, du sommet de laquelle l'hémisphère de la terre, distinct à la vue, s'offrait étendu à la plus grande portée de la perspective. Elle n'était pas plus haute, elle ne commandait pas une plus large vue à l'entour, cette montagne sur laquelle (par une raison différente) le tentateur transporta notre second Adam dans le désert pour lui montrer tous les royaumes de la terre et leur gloire.
Là, l'œil d'Adam pouvait dominer, quelque part qu'elles fussent assises, les cités d'antique ou moderne renommée, les capitales des empires les plus puissants, depuis les murs destinés pour Cambalu, siège du Kan de Cathai, et depuis Samarcande, trône de Témir, près de l'Oxus, jusqu'à Pékin, séjour des rois de la Chine; et de là jusqu'à Agra et Lahor, du grand Mogol; descendant jusqu'à la Chersonèse d'Or, ou bien vers le lieu qu'habitait jadis le Perse dans Ecbatane, ou depuis dans Ispahan, ou vers Moscow, du czar de Russie, ou dans Byzance soumise au sultan, né Turkestan. Son œil pouvait voir encore l'empire de Négus jusqu'à Erecco, son port le plus éloigné, et les plus petits rois maritimes de Montbaza, de Quiloa, de Melinde et de Sofala qu'on croit être Ophir, jusqu'au royaume de Congo, et celui d'Angola, le plus éloigné vers le Sud. De là depuis le fleuve Niger jusqu'au mont Atlas, les royaumes d'Almanzor, de Fez, de Sus, de Maroc, d'Alger et de Tremizen, et ensuite en Europe les lieux d'où Rome devait dominer le monde. Peut-être vit-il aussi en esprit la riche Mexico, siège de Montezume, et dans le Pérou, Cusco, siège plus riche d'Atabalipa, et la Guyane non encore dépouillée, et dont la grande cité est appelée El-Dorado par les enfants de Géryon.
Mais pour de plus nobles spectacles, Michel enleva la taie formée sur les yeux d'Adam par le fruit trompeur qui avait promis une vue plus perçante. L'ange lui nettoya le nerf optique avec l'enfraise et la rue, car il avait beaucoup à voir, et versa dans ses yeux trois gouttes de l'eau du puits de vie. La vertu de ces collyres pénétra si avant, même dans la partie la plus intérieure de la vue mentale, qu'Adam, forcé alors de fermer les yeux, tomba, et tous ses esprits s'engourdirent; mais l'ange gracieux le releva aussitôt par la main, et rappela ainsi son attention:
«Adam, ouvre maintenant les yeux, et vois d'abord les effets que ton péché originel a opérés dans quelques-uns de ceux qui doivent naître de toi, qui n'ont jamais ni touché à l'arbre défendu, ni conspiré avec le serpent, ni péché de ton péché. Et cependant de ce péché dérive la corruption qui doit produire des actions plus violentes.»
Adam ouvrit les yeux, et vit un champ: dans une partie de ce champ, arable et labourée, étaient des javelles nouvellement moissonnées; dans l'autre partie, des parcs et des pâturages de brebis: au milieu, comme une borne d'héritage, s'élevait un autel rustique de gazon. Là tout à l'heure un moissonneur, couvert de sueur, apporta les premiers fruits de son labourage, l'épi vert et la gerbe jaune, non triés, et comme ils s'étaient trouvés sous la main. Après lui un berger plus doux vint, avec les premiers nés de son troupeau, les meilleurs et les mieux choisis: alors les sacrifiant, il en étendit les entrailles et la graisse parsemées d'encens sur du bois fendu, et il accomplit tous les rites convenables. Bientôt un feu propice du ciel consuma son offrande avec une flamme rapide et une fumée agréable; l'autre offrande ne fut pas consumée, car elle n'était pas sincère: de quoi le laboureur sentit une rage intérieure; et comme il causait avec le berger, il le frappa au milieu de la poitrine d'une pierre qui lui fit rendre la vie: il tomba et mortellement pâle, exhala son âme gémissante avec un torrent de sang répandu.
À ce spectacle, Adam fut épouvanté dans son cœur, et en hâte cria à l'ange:
«Oh! maître, quelque grand malheur est arrivé à ce doux homme qui avait bien sacrifié! Est-ce ainsi que la piété et une dévotion pure sont récompensées?»
Michel, ému aussi, répliqua:
«Ces deux-ci sont frères, Adam, et ils sortiront de tes reins: l'injuste a tué le juste par envie de ce que le ciel avait accepté l'offrande de son frère. Mais l'action sanguinaire sera vengée; et la foi du juste approuvée ne perdra pas sa récompense, bien que tu le voies ici mourir, se roulant dans la poussière et le sang caillé.»
Notre premier père:
«Hélas! pour quelle action! et par quelle cause! mais ai-je vu maintenant la mort? Est-ce par ce chemin que je dois retourner à ma poussière natale? Ô spectacle de terreur! mort difforme et affreuse à voir! horrible à penser! combien horrible à souffrir!»
Michel:
«Tu as vu la mort sous la première forme dans laquelle elle s'est montrée à l'homme; mais variées sont les formes de la mort, nombreux les chemins qui conduisent à sa caverne effrayante; tous sont funestes. Cependant cette caverne est plus terrible pour les sens à l'entrée, qu'elle ne l'est au-dedans. Quelques-uns, comme tu l'as vu, mourront d'un coup violent; quelques autres par le feu, l'eau, la famine; un bien plus grand nombre par l'intempérance du boire et du manger, qui produira sur la terre de cruelles maladies dont une troupe monstrueuse va paraître devant toi, afin que tu puisses connaître quelles misères l'inabstinence d'Ève apportera aux hommes.»
Aussitôt parut devant ses yeux un lieu triste, infect, obscur, qui ressemblait à un lazaret. Dans ce lieu étaient des multitudes de malades, toutes les maladies qui causent d'horribles spasmes, de déchirantes tortures, des défaillances de cœur, souffrant l'agonie, les fièvres de toutes espèces, les convulsions, les épilepsies, les cruels catarrhes, la pierre intestine, et l'ulcère, la colique aiguë, la frénésie démoniaque, la mélancolie songeresse et la lunatique démence, la languissante atrophie, le marasme, la peste qui moissonne largement, les hydropisies, les asthmes et les rhumatismes qui brisent les joints. Cruelles étaient les secousses, profonds les gémissements. Le Désespoir, empressé de lit en lit, visitait les malades, et sur eux la Mort triomphante brandissait son dard; mais elle différait de frapper, quoique souvent invoquée par leurs vœux comme leur premier bien et leur dernière espérance.
Quel cœur de rocher aurait pu voir longtemps d'un œil sec un spectacle si horrible? Adam ne le put, et il pleura, quoiqu'il ne fût pas né de la femme: la compassion vainquit ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, et pendant quelques moments le livra aux pleurs: jusqu'à ce que de plus fermes pensées en modérèrent enfin l'excès. Recouvrant à peine la parole, il renouvela ses plaintes.
«Ô malheureuse espèce humaine! à quel abaissement descendue! à quel misérable état réservée? mieux vaudrait n'être pas née! Pourquoi la vie nous a-t-elle été donnée, si elle nous devait être ainsi arrachée? plutôt, pourquoi nous a-t-elle été ainsi imposée? Qui, si nous connaissions ce que nous recevons, ou voudrait accepter la vie offerte, ou aussitôt ne demanderait à la déposer, content d'être renvoyé en paix? L'image de Dieu, créée d'abord dans l'homme si belle et si droite, quoique depuis fautive, peut-elle être ravalée à des souffrances hideuses à voir, à des tortures inhumaines? Pourquoi, l'homme retenant encore une partie de la ressemblance divine, ne serait-il pas affranchi de ces difformités? pourquoi n'en serait-il pas exempté, par égard pour l'image de son Créateur?»
«L'image de leur Créateur, répondit Michel, s'est retirée d'eux, quand ils se sont avilis eux-mêmes pour satisfaire des appétits déréglés; ils prirent alors l'image de celui qu'ils servaient, du vice brutal qui principalement induisit Ève au péché. C'est pour cela que leur châtiment est si abject; ils ne défigurent pas la ressemblance de Dieu, mais la leur; ou si cette ressemblance est par eux-mêmes effacée lorsqu'ils pervertissent les règles saintes de la pure nature en maladie dégoûtante, ils sont punis convenablement, puisqu'ils n'ont pas respecté en eux-mêmes l'image de Dieu.»
«Je reconnais que cela est juste, dit Adam, et je m'y soumets; mais n'est-il d'autre voie que ces pénibles sentiers pour arriver à la mort et nous mêler à notre poussière consubstantielle?»
«Il en est une, dit Michel, si tu observes la règle: rien de trop; règle enseignée par la tempérance dans ce que tu manges et bois; cherchant une nourriture nécessaire et non de gourmandes délices: jusqu'à ce que les années reviennent nombreuses sur ta tête, puisses-tu vivre ainsi, jusqu'à ce que, comme un fruit mûr, tu tombes dans le sein de ta mère, ou que tu sois cueilli avec facilité, non arraché avec rudesse, étant mûr pour la mort: ceci est le vieil âge. Mais alors tu survivras à ta jeunesse, à ta force, à ta beauté devenue fanée, faible et grise. Alors tes sens émoussés perdront tout goût de plaisir pour ce que tu as. Au lieu de ce souffle de jeunesse, de gaieté et d'espérance, circulera dans ton sang une vapeur mélancolique, froide et stérile, pour appesantir tes esprits et consumer enfin le baume de ta vie.»
Notre grand ancêtre:
«Désormais je ne fuis point la mort, ni ne voudrais prolonger beaucoup ma vie, incliné plutôt à m'enquérir comment je puis le plus doucement et le plus aisément quitter cet incommode fardeau qu'il me faudra porter jusqu'au jour marqué pour le rendre, et attendre avec patience ma dissolution!»
Michel répliqua:
«N'aime ni ne hais ta vie: mais ce que tu vivras, vis-le bien. Ta vie sera-t-elle longue ou courte? laisse faire au ciel! Prépare-toi maintenant à un autre spectacle.»
Adam regarda, et il vit une plaine spacieuse, couverte de tentes de différentes couleurs; près de quelques-unes paissaient des troupeaux de bétail. De plusieurs autres on entendait s'élever le son d'instruments qui produisaient les mélodieux accords de la harpe et de l'orgue: on voyait celui qui faisait mouvoir les touches et les cordes; sa main légère par toutes les proportions, volait inspirée en bas et en haut, et poursuivait en travers la fugue sonore.
Dans un autre endroit se tenait un homme qui, travaillant à la forge, avait fondu deux massifs blocs de fer et de cuivre; (soit qu'il les eût trouvés là où un incendie fortuit avait consumé les bois sur une montagne ou dans une vallée, embrasement descendu dans les veines de la terre, et de là faisant couler la matière brûlante par la bouche de quelque cavité; soit qu'un torrent eût dégagé ces masses de dessous la terre): l'homme versa le minéral liquide dans des moules exprès préparés: il en forma d'abord ses propres outils, ensuite ce qui pouvait être façonné par la fonte ou gravé en métal.
Après ces personnages, mais du côté le plus rapproché d'eux, des hommes d'une espèce différente, du sommet des montagnes voisines, leur séjour ordinaire, descendirent dans la plaine: par leurs manières ils semblaient des hommes justes, et toute leur étude les portait à adorer Dieu en vérité, à connaître ses ouvrages non cachés, et ces choses qui peuvent maintenir la liberté et la paix parmi les hommes.
Ils n'eurent pas longtemps marché dans la plaine, quand voici venir des tentes une volée de belles femmes, richement parées de pierreries et de voluptueux atours: elles chantaient sur la harpe de douces et amoureuses ballades, et s'avançaient en dansant. Les hommes, quoique graves, les regardèrent et laissèrent leurs yeux errer sans frein; pris tout d'abord au filet amoureux ils aimèrent, et chacun choisit celle qu'il aimait: ils s'entretinrent d'amour jusqu'à ce que l'étoile du soir, avant-coureur de l'amour, parut. Alors, pleins d'ardeur, ils allument la torche nuptiale et ordonnent d'invoquer l'hymen, pour la première fois aux cérémonies du mariage invoqué alors: de fête et de musique toutes les tentes retentissent.
Cette entrevue si heureuse, cette rencontre charmante d'amour et de jeunesse, non perdues; ces chants, ces guirlandes, ces fleurs, ces agréables symphonies, attachent le cœur d'Adam (promptement incliné à se rendre à la volupté, penchant de la nature!); sur quoi il s'exprime de cette manière:
«Ô toi qui m'as véritablement ouvert les yeux, premier ange béni, cette vision me paraît bien meilleure et présage plus d'espérance de jours pacifiques que les deux visions précédentes: celles-là étaient des visions de haine et de mort, ou de souffrances pires: ici la nature semble remplie dans toutes ses fins.»
Michel:
«Ne juge point de ce qui est meilleur par le plaisir, quoique paraissant convenir à la nature: tu es créé pour une plus noble fin, une fin sainte et pure, conformité divine.
«Ces tentes que tu vois si joyeuses sont les tentes de la méchanceté, sous lesquelles habitera la race de celui qui tua son frère. Ces hommes paraissent ingénieux dans les arts qui polissent la vie, inventeurs rares; oublieux de leur Créateur, quoique enseignés de son Esprit; mais ils ne reconnaissent aucun de ses dons; toutefois ils engendreront une superbe race: car cette belle troupe de femmes que tu as vues, qui semblaient des divinités, si enjouées, si attrayantes, si gaies, sont cependant vides de ce bien, dans lequel consiste l'honneur domestique de la femme, et sa principale gloire; nourries et accomplies seulement pour le goût d'une appétence lascive, pour chanter, danser, se parer, remuer la langue, et rouler les yeux. Cette sobre race d'hommes, dont les vies religieuses leur avaient acquis le titre d'enfants de Dieu, sacrifieront ignoblement toute leur vertu, toute leur gloire, aux amorces et aux sourires de ces belles athées; ils nagent maintenant dans la joie, et ils nageront avant peu dans un plus large abîme: ils rient, et pour ce rire, la terre avant peu versera un monde de pleurs.»
Adam, privé de sa courte joie:
«Ô pitié! ô honte! que ceux qui pour bien vivre débutèrent si parfaitement, se jettent à l'écart, suivent des sentiers détournés, ou défaillent à moitié chemin! Mais je vois toujours que le malheur de l'homme tient de la même cause: il commence à la femme.»
«Il commence, dit l'Ange, à la mollesse efféminée de l'homme qui aurait dû mieux garder son rang par la sagesse, et par les dons supérieurs qu'il avait reçus. Mais à présent prépare-toi pour une autre scène.»
Adam regarda, et il vit un vaste territoire déployé devant lui, entrecoupé de villages et d'ouvrages champêtres: cités pleines d'hommes avec des portes et des tours élevées, concours de peuple en armes, visages hardis menaçant la guerre, géants aux grands os et d'une entreprenante audace! Ceux-ci manient leurs armes, ceux-là domptent le coursier écumant: isolés ou rangés en ordre de bataille, cavaliers et fantassins, ne sont pas là pour une montre oisive.
D'un côté, un détachement choisi amène du fourrage, un troupeau de gros bétail, de beaux bœufs et de belles vaches, enlevés des gras pâturages, ou une multitude laineuse, des brebis et leurs bêlants agneaux butinés dans la plaine. Le berger échappe à peine avec la vie, mais il appelle au secours; de là une rencontre sanglante. Dans une cruelle joute les escadrons se joignent: là où ils paissaient tout à l'heure, les troupeaux sont maintenant dispersés avec les carcasses et les armes, sur le sol sanglant changé en désert.
D'autres guerriers campés mettent le siège devant une forte cité; ils l'assaillent par la batterie, l'escalade et la mine: du haut des murs les assiégés se défendent avec le dard et la javeline, avec des pierres et un feu de soufre: de part et d'autre carnage et faits gigantesques.
Ailleurs les hérauts qui portent le sceptre convoquent le conseil aux portes d'une ville: aussitôt des hommes graves et à tête grise, confondus avec des guerriers, s'assemblent: des harangues sont entendues; mais bientôt elles éclatent en opposition factieuse; enfin se levant, un personnage de moyen âge, éminent par son sage maintien, parle beaucoup de droit et de tort, d'équité, de religion, de vérité, et de paix, et de jugement d'en haut. Vieux et jeunes le frondent; ils l'eussent saisi avec des mains violentes, si un nuage descendant ne l'eût enlevé sans être vu du milieu de la foule. Ainsi procédaient la force, et l'oppression et la loi de l'épée dans toute la plaine, et nul ne trouvait un refuge.
Adam était tout en pleurs; vers son guide il tourne gémissant, et plein de tristesse:
«Oh! qui sont ceux-ci? Des ministres de la mort, non des hommes, eux qui distribuent ainsi la mort inhumainement aux hommes, et qui multiplient dix mille fois le péché de celui qui tua son frère. Car de qui font-ils un tel massacre, sinon de leurs frères? Hommes, ils égorgent des hommes! Mais quel était ce juste qui, si le ciel ne l'eût sauvé, eût été perdu dans toute sa droiture?»
Michel:
«Ceux-ci sont le fruit de ces mariages mal assortis que tu as vus, dans lesquels le bon est appareillé au mauvais qui d'eux-mêmes abhorrent de s'unir; mêlés par imprudence, ils ont produit ces enfantements monstrueux de corps ou d'esprit. Tels seront ces géants, hommes de haute renommée; car dans ces jours, la force seule sera admirée, et s'appellera valeur et héroïque vertu: vaincre dans les combats, subjuguer les nations, rapporter les dépouilles d'une infinité d'hommes massacrés, sera regardé comme le faîte le plus élevé de la gloire humaine; et pour la gloire obtenue du triomphe, seront réputés conquérants, patrons de l'espèce humaine, dieux et fils de dieux, ceux-là qui seraient nommés plus justement destructeurs et fléaux des hommes. Ainsi s'obtiendront la réputation, la renommée sur la terre; et ce qui mériterait le plus la gloire, restera caché dans le silence. Mais lui, ce septième de tes descendants que tu as vu, l'unique juste dans un monde pervers, pour cela haï, pour cela obsédé d'ennemis, parce qu'il a seul osé être juste et annoncer cette odieuse vérité que Dieu viendrait les juger avec ses saints; lui, le Très-Haut l'a fait ravir par des coursiers ailés sur une nue embaumée; il l'a reçu pour marcher avec Dieu dans la haute voie du salut, dans les régions de bénédiction, exempt de mort. Afin de te montrer quelle récompense attend les bons, quelle punition les méchants, dirige ici à présent tes regards et contemple.»
Adam regarda, et il vit la face des choses entièrement changée: la gorge de bronze de la guerre avait cessé de rugir; tout alors était devenu folâtrerie et jeu, luxure et débauche, fête et danse, mariage ou prostitution au hasard, rapt ou adultère partout où une belle femme, venant à passer, amorçait les hommes; de la coupe des plaisirs sortirent des discordes civiles. À la fin un personnage vénérable vint parmi eux, leur déclara la grande aversion qu'il avait de leurs actions, et protesta contre leurs voies. Il fréquentait souvent leurs assemblées où il ne rencontrait que triomphes ou fêtes, et il leur prêchait la conversion et le repentir, comme à des âmes emprisonnées sous le coup d'arrêts imminents: mais le tout en vain! Quand il vit cela, il cessa ses remontrances, et transporta ses tentes au loin.
Alors, abattant sur la montagne de hautes pièces de charpente, il commença à bâtir un vaisseau d'une étrange grandeur; il le mesura par coudées en longueur, largeur et hauteur. Il l'enduisit de bitume, et dans un côté il pratiqua une porte. Il le remplit en quantité de provisions pour l'homme et les animaux. Quand, voici un étrange prodige! chaque espèce d'animaux, d'oiseaux et de petits insectes vinrent sept et par paires, et entrèrent dans l'arche comme ils en avaient reçu l'ordre. Le père et ses trois fils et leurs quatre femmes entrèrent les derniers, et Dieu ferma la porte.
En même temps le vent du midi s'élève, et avec ses noires ailes volant au large, il rassemble toutes les nuées de dessous le ciel. À leur renfort les montagnes envoient vigoureusement les vapeurs et les exhalaisons sombres et humides, et alors le firmament épaissi se tient comme un plafond obscur: en bas se précipite la pluie impétueuse, et elle continua jusqu'à ce que la terre ne fût plus vue. L'arche flottante nagea soulevée, et en sûreté avec le bec de sa proue, alla luttant contre les vagues. L'inondation monta par-dessus toutes les autres habitations qui roulèrent avec toute leur pompe au fond sous l'eau. La mer couvrit la mer, mer sans rivages! Dans les palais, où peu auparavant régnait le luxe, les monstres marins mirent bas et s'établèrent. Du genre humain naguère si nombreux, tout ce qui reste surnage embarqué dans un petit vaisseau.
Combien tu souffris alors, ô Adam, de voir la fin de toute ta postérité, fin si triste, dépopulation! Toi-même autre déluge, déluge de chagrins et de larmes, toi aussi fus noyé et toi aussi abîmé comme tes fils, jusqu'à ce que par l'ange doucement relevé, tu te tins debout enfin, bien que désolé, comme quand un père pleure ses enfants tous à sa vue détruits à la fois; à peine tu pus exprimer ainsi ta plainte à l'ange:
«Ô visions malheureusement prévues! mieux j'aurais vécu ignorant de l'avenir! je n'aurais eu du mal que ma seule part: c'est assez de supporter le lot de chaque jour. À présent ces peines qui, divisées, sont le fardeau de plusieurs siècles, pèsent à la fois sur moi par ma connaissance antérieure; elles obtiennent une naissance prématurée afin de me tourmenter avant leur existence, par l'idée de ce qu'elles seront. Que nul homme ne cherche désormais à savoir d'avance ce qui arrivera à lui ou à ses enfants; il peut se tenir bien assuré du mal que sa prévoyance ne peut prévenir; et le mal futur il ne le sentira pas moins pénible à supporter en appréhension qu'en réalité; mais ce soin est à présent inutile, il n'y a plus d'hommes à avertir! Ce petit nombre échappé sera consumé à la longue par la famine et les angoisses, en errant dans ce désert liquide. J'avais espéré, quand la violence et la guerre eurent cessé sur la terre, que tout alors irait bien, que la paix couronnerait l'espèce humaine d'une longue suite d'heureux jours. Mais j'étais bien trompé; car, je le vois maintenant, la paix ne corrompt pas moins que la guerre ne dévaste. Comment en arrive-t-il de la sorte? apprends-le-moi, céleste guide, et dis si la race des hommes doit ici finir.»
Michel:
«Ceux que tu as vus dernièrement en triomphe et dans une luxurieuse opulence, sont ceux que tu vis d'abord faisant des actes d'éminente prouesse et de grands exploits, mais ils étaient vides de la véritable vertu. Après avoir répandu beaucoup de sang, commis beaucoup de ravages pour subjuguer les nations, et acquis par là dans le monde une grande renommée, de hauts titres et un riche butin, ils ont changé leur carrière en celle du plaisir, de l'aisance, de la paresse, de la crapule et de la débauche, jusqu'à ce qu'enfin l'incontinence et l'orgueil aient fait naître, de l'amitié, d'hostiles actions dans la paix.
«Les vaincus aussi et les esclaves par la guerre avec leur liberté perdue, perdront toute vertu et la crainte de Dieu, auprès de qui leur hypocrite piété dans la cruelle contention des batailles ne trouvera point de secours contre les envahisseurs. Par cette raison refroidis dans leur zèle, ils ne songeront plus désormais qu'à vivre tranquilles, mondains ou dissolus avec ce que leurs maîtres leur laisseront pour en jouir. Car la terre produira toujours plus qu'assez pour mettre à l'épreuve la tempérance. Ainsi tout dégénérera, tout se dépravera. La justice et la tempérance, la vérité et la foi, seront oubliées! Un homme sera excepté, fils unique de lumière dans un siècle de ténèbres, bon malgré les exemples, malgré les amorces, les coutumes et un monde irrité. Sans craindre le reproche et le mépris ou la violence, il avertira les hommes de leurs iniques voies; il tracera devant eux les sentiers de la droiture beaucoup plus sûrs et pleins de paix, leur annonçant la colère prête à visiter leur impénitence; et il se retirera d'entre eux insulté, mais aux regards de Dieu le seul homme juste vivant.
«Par son ordre il bâtira une arche merveilleuse (comme tu l'as vu) pour se sauver lui et sa famille du milieu d'un monde dévoué à un naufrage universel. Il ne sera pas plutôt logé dans l'arche et à couvert avec les hommes et les animaux choisis pour la vie, que toutes les cataractes du ciel s'ouvrant verseront la pluie jour et nuit sur la terre, tous les réservoirs de l'abîme crèveront et enfleront l'Océan qui usurpera tous les rivages, jusqu'à ce que l'inondation s'élève au-dessus des plus hautes montagnes.
«Alors ce mont du paradis sera emporté par la puissance des vagues; hors de sa place, poussé par le débordement cornu, dépouillé de toute sa verdure, et ses arbres en dérive, il descendra vers le grand fleuve jusqu'à l'ouverture du golfe, et là il prendra racine; île salée et nue, hantise des phoques, des orques et des mouettes au cri perçant. Ceci doit t'apprendre que Dieu n'attache la sainteté à aucun lieu, si elle n'y est apportée par les hommes qui le fréquentent ou l'habitent. Et regarde maintenant ce qui doit s'en suivre.»
Adam regarda, et il vit l'arche flotter sur l'amas des eaux qui maintenant s'abaissait, car les nuages avaient fui, chassés par un vent aigu du nord qui, soufflant sec, ridait la face du déluge à mesure qu'il se desséchait. Le soleil clair sur son miroir liquide, dardait ses chauds regards et buvait largement la fraîche vague, comme ayant soif: ce qui fit que d'un lac immobile, les eaux, en rétrécissant leur inondation, devinrent un ebbe agile qui se déroba d'un pas léger vers l'abîme, lequel avait maintenant baissé ses écluses, comme le ciel fermé ses cataractes.
L'arche ne flotte plus; mais elle paraît atterrie et fixée fortement au sommet de quelque haute montagne. À présent les cimes des collines apparaissent comme des rochers; les courants rapides conduisent à grand bruit leur furieuse marée dans la mer qui se retire. Aussitôt s'envole de l'arche un corbeau, et après lui une colombe, plus sûre messagère, envoyée une fois et derechef pour découvrir quelque arbre verdoyant, ou quelque terre sur laquelle elle pût poser son pied: revenue la seconde fois, elle rapporte dans son bec un rameau d'olivier, signe pacifique. Bientôt la terre paraît sèche et l'antique père descend de son arche avec, toute sa suite. Alors, plein de gratitude levant ses mains et ses pieux regards vers le ciel, il vit sur sa tête un nuage de rosée, et dans ce nuage un arc remarquable par trois bandes de brillantes couleurs, annonçant la paix de Dieu et une alliance nouvelle. À cette vue, le cœur d'Adam, auparavant si triste, grandement se réjouit, et il éclate ainsi dans sa joie:
«Ô toi, qui peux offrir les choses futures comme étant présentes, instructeur céleste, je renais à cette dernière vision, assuré que l'homme vivra avec toutes les créatures, et que leur race sera conservée. Je gémis beaucoup moins à présent de la destruction d'un monde entier d'enfants coupables, que je ne me réjouis de trouver un homme si parfait et si juste, que Dieu ait daigné faire sortir un autre monde de cet homme, et oublier sa colère. Mais dis-moi ce que signifient ces bandes colorées dans le ciel, dessinées comme le sourcil de Dieu apaisé? Servent-elles comme une hart fleurie à lier les fluides bords de cette même nuée d'eau, de peur qu'elle ne se dissolve encore, et n'inonde la terre?»
L'archange:
«Ingénieusement tu as conjecturé: oui, Dieu a bien voulu calmer sa colère, quoiqu'il se soit dernièrement repenti d'avoir créé l'homme dépravé; il s'était affligé dans son cœur; lorsque abaissant ses regards il avait vu la terre entière remplie de violence, et toute chair corrompant ses voies. Cependant les méchants écartés, un homme juste trouve tellement grâce à ses yeux qu'il s'apaise et n'efface pas du monde le genre humain; il fait la promesse de ne jamais détruire encore la terre par un déluge, de ne laisser jamais l'Océan franchir ses bornes, ni la pluie noyer le monde avec l'homme et les animaux dedans; mais quand il ramènera un nuage sur la terre, il y placera son arc de triple couleur, afin qu'on le regarde et qu'il rappelle son alliance à l'esprit. Le jour et la nuit, le temps de la semaille et de la moisson, la chaleur et la blanche gelée suivront leurs cours, jusqu'à ce que le feu purifie toutes les choses nouvelles, avec le ciel et la terre où le juste habitera.»
LIVRE DOUZIÈME
ARGUMENT
L'ange Michel continue de raconter ce qui arrivera depuis le déluge. Quand il est question d'Abraham, il en vient à expliquer par degrés quel sera celui de la race de la femme promis à Adam et à Ève dans leur chute: son incarnation, sa mort, sa résurrection et son ascension. État de l'Église jusqu'à son second avènement. Adam, grandement satisfait et rassuré par ces récits et ces promesses, descend de la montagne avec Michel. Il éveille Ève, qui avait dormi pendant tout ce temps-là, mais que des songes paisibles avaient disposée à la tranquillité d'esprit et à la soumission. Michel les conduit tous deux par la main hors du paradis, l'épée flamboyante s'agitant derrière eux, et les chérubins prenant leur station pour garder le lieu.
Comme un voyageur qui, dans sa route, s'arrête à midi, quoique pressé d'arriver, ainsi l'archange fit une pause entre le monde détruit et le monde réparé, dans la supposition qu'Adam avait peut-être quelque chose à exprimer. Il reprit ensuite son discours par une douce transition:
«Ainsi tu as vu un monde commencer et finir, et l'homme sortir comme d'une seconde souche. Tu as encore beaucoup à voir; mais je m'aperçois que ta vue mortelle défaut. Les objets divins doivent nécessairement affaiblir et fatiguer les sens humains. Dorénavant je te raconterai ce qui doit advenir; écoute donc avec une application convenable, et sois attentif.
«Tant que cette seconde race des hommes sera peu nombreuse, et tant que la crainte du jugement passé demeurera fraîche dans leur esprit, craignant la Divinité, ayant quelque égard à ce qui est juste et droit, ils régleront leur vie et multiplieront rapidement. Ils laboureront la terre, recueilleront d'abondantes récoltes de blé, de vin, d'huile, et sacrifiant souvent de leurs troupeaux un taureau, un agneau, un chevreau avec de larges libations de vin, et des fêtes sacrées, ils passeront leurs jours dans une innocente joie; ils habiteront longtemps en paix par familles et tribus sous le sceptre paternel, jusqu'à ce qu'il s'élève un homme d'un cœur fier et ambitieux, qui (non satisfait de cette égalité belle, fraternel état) voudra s'arroger une injuste domination sur ses frères, et ôter entièrement à la concorde et à la loi de la nature la possession de la terre. Il fera la chasse (les hommes, non les bêtes, seront sa proie) par la guerre et les pièges ennemis à ceux qui refuseront de se soumettre à son tyrannique empire. De là il sera appelé un fort chasseur devant le Seigneur, prétendant tenir ou du ciel ou en dépit du ciel, cette seconde souveraineté; son nom dérivera de la rébellion, quoique de rébellion il accusera les autres.
«Cet homme, avec une troupe qu'une égale ambition unit à lui, ou sous lui, pour tyranniser, marchant d'Éden vers l'occident, trouvera une plaine où un gouffre noir et bitumineux, bouche de l'enfer, bouillonne en sortant de la terre. Avec des briques et avec cette matière, ces hommes se préparent à bâtir une ville et une tour dont le sommet puisse atteindre le ciel et leur faire un nom, de peur que, dispersés dans les terres étrangères, leur mémoire ne soit perdue, sans se soucier que leur renommée soit bonne ou mauvaise. Mais Dieu, qui sans être vu descend souvent pour visiter les hommes et qui se promène dans leurs habitations afin d'observer leurs œuvres, les apercevant bientôt, vient en bas considérer leur cité avant que la tour offusquât les tours du ciel. Par dérision il met sur leurs langues, un esprit de variété pour effacer tout à fait leur langage naturel, et pour semer à sa place un bruit discordant de mots inconnus. Aussitôt un hideux babil se propage parmi les architectes; ils s'appellent les uns les autres sans s'entendre, jusqu'à ce qu'enroués, et tous en fureur comme étant bafoués, ils se battent. Une grande risée fut dans le ciel en voyant le tumulte étrange et en entendant la rumeur: ainsi la ridicule bâtisse fut abandonnée et l'ouvrage nommée Confusion.»