Le paravent de soie et d'or
—Comment est-il mort?
—De faim!
—Eh! grands poussahs! s'écria Bambou-Noir, pouvait-on s'imaginer, vraiment, qu'il s'entêterait à ne pas manger?
Tout chagrin, il se rendit sur l'heure à la maison de l'oncle de sa femme, et, en sa qualité d'héritier, se fit ouvrir les caves. Comme il le prévoyait, elles étaient encombrées de sacs d'or et d'argent.
Rouille-des-Bois eut des funérailles somptueuses, qui auraient tiré des larmes à ses yeux défunts, s'il lui avait été donné d'en connaître le prix. Bambou-Noir avait tenu à se conduire en parent affectueux et en héritier reconnaissant. Mais ses larmes essuyées, il retourna à son bonheur, maintenant complété par la fortune.
Cerf-Volant entra au service des jeunes époux; il engraissa tellement qu'au bout d'une année, ses yeux obliques, jadis si grands, n'apparaissaient plus dans son visage que comme deux traits de pinceau.
LE RAMIER BLANC
COMÉDIE CHINOISE
PERSONNAGES
PÉ-MIN-TCHON, jeune lettré.
SIAO-MAN, jeune orpheline.
FAN-SOU, sa suivante.
La scène se passe en Chine, dans la capitale de la province de Chen-Si.
Le théâtre représente un paysage au bord d'un lac. Adroite au premier plan, l'angle d'une maison. Un perron de quelques marches précède la porte; il est flanqué à chaque coin d'un monstre de porcelaine. A droite encore, mais un peu plus haut, un banc rustique sous un pêcher en fleurs. A gauche, au fond, la balustrade d'une terrasse et d'un escalier, descendant d'une pagode. Au fond, un lac entre des saules et des roseaux. Arbres printaniers, fleurs, clair de lune.
SCÈNE PREMIÈRE
SIAO-MAN
SIAO-MAN (elle porte une lanterne allumée et sort avec précaution du pavillon de droite).
Hélas! c'est mal ce que je fais là! Sortir ainsi, la nuit, au lieu de dormir paisiblement, la joue sur l'oreiller de soie. Pourtant, la nuit est arrivée à mi-chemin dans le ciel, et tous les rêves commencés sont à la moitié de leur cours. Mais la nuit est longue et fiévreuse pour celle qu'une pensée tyrannique tient éveillée.
(Elle pose sa lanterne sur la dernière marche du perron et s'avance.)
Je tremble comme un voleur! Serais-je coupable vraiment d'être venue respirer la douceur de cette nuit de printemps?... Non, mais... suis-je bienvenue pour cela seulement?... Pourquoi donc, au lieu de réveiller ma suivante Fan-Sou pour la prier de m'accompagner dans cette promenade, me suis-je glissée silencieusement le long des rampes, en retenant les perles sonores qui bruissent à ma ceinture! Pourquoi, depuis plusieurs nuits, le sommeil s'éloigne-t-il de moi? Et pourquoi, pendant ces longues veilles, ai-je secrètement brodé sur un sachet odorant des sarcelles de soie qui voguent côte à côte sur un lac en fil d'argent?... Je n'ose m'avouer à moi-même que j'ai brodé ce sachet pour un jeune voyageur qui loge depuis quelque temps dans la pagode voisine et auquel, malgré moi, je pense sans cesse comme à un fiancé. Hélas! il va sans doute repartir bientôt, pour toujours, et il n'est aucun moyen de le retenir. Qui sait? S'il trouvait sur le seuil de sa porte ce sachet de soie violette, s'il voyait les oiseaux symboliques, s'il lisait les quatre vers que j'ai brodés sur l'étoffe, il penserait que quelqu'un s'intéresse à lui dans ce pays et, peut-être, il retarderait son départ de quelques jours.
(Elle remonte vers la pagode.)
Sa lampe jette une lueur pâle à travers le papier transparent des fenêtres. Il veille: l'amour de l'étude emplit son esprit et il dédaigne de dormir.
SCÈNE II
SIAO-MAN, FAN-SOU
FAN-SOU, dans la coulisse.
Maîtresse! maîtresse! où es-tu? Maîtresse! réponds-moi!
(Elle entre avec une lanterne à la main et cherche tout autour de la scène.)
SIAO-MAN, à part.
Ciel! Fan-Sou.
(Elle cache le sachet dans sa manche et redescend la scène.)
FAN-SOU, lui mettant la lanterne sous le nez.
A-Mi-To-Fo! la voilà! Je n'en puis croire mes yeux! le feu est-il à la maison? es-tu prise de folie? es-tu malade? (Elle fait le tour de Siao-Man.) Mais lion, elle semble se porter à merveille. (Elle lui tâte le pouls.) La main est fraîche, le pouls régulier, la tête ne brûle pas. (Elle dépose la lanterne à terre et croise les bras.) Ah! c'est donc ainsi qu'on se cache de moi? C'est ainsi qu'on se glisse hors de sa chambre en faisant si peu crier le plancher, que l'oreille exercée de Fan-Sou croit n'avoir entendu que le vent qui souffle sur les fleurs! Voilà comment une jeune fille, respectueuse des convenances, sort sournoisement de sa maison.
SIAO-MAN
Écoute-moi, Fan-Sou....
FAN-SOU
Oui, oui, si ta vénérable tante, qui depuis trois ans est partie pour recueillir l'héritage de son époux, revenait subitement et te disait: «Petite scélérate, que fais-tu à une pareille heure sur la place publique?» Tu lui répondrais: «Écoute-moi, ma tante....»
SIAO-MAN
Mais, Fan-Sou, vois donc la fête que donne le printemps, vois la douce lumière que la lune répand sur l'or neuf des longues feuilles de saules, regarde les mille diamants qui scintillent sur le lac! Comment dormir par une semblable nuit? Ne respires-tu pas le tiède vent d'est qui effeuille les fleurs de pêchers et se parfume en frôlant nos vêtements de soie? Vois donc cette goutte de rosée, suspendue à la pointe dune herbe: elle a volé un rayon à la lune et se croit une petite étoile. Écoule la voix tendre et sonore du rossignol.
(La fenêtre de la pagode s'est ouverte, on entend le prélude d'une flûte.)
FAN-SOU, ironique.
Le rossignol?
PÉ-MIN-TCHON (il chante dans la coulisse.)
J'ai vu les plus beaux pays,
J'ai vu les dieux d'or et d'azur,
Les palais, les champs de riz,
La tour qui luit dans le ciel pur.
FAN-SOU
Ma chère maîtresse, si tu tiens absolument à jouir de cette nuit de printemps, éloignons-nous un peu d'ici; il n'est pas convenable que des femmes se promènent ainsi sous la fenêtre d'un jeune homme.
SIAO-MAN
Que dis-tu, Fan-Sou? N'est-ce pas un pieux lao-tseu qui chante un hymne saint à Fo?
FAN-SOU
Ha! ha! Tu prends cette chanson pour un hymne à Fo? Mais tu ignores donc qu'un jeune lettré se rendant à Pékin pour les grands concours, habite depuis quelque temps dans ce pavillon?
SIAO-MAN
Qu'importe! Laisse-moi écouter encore: rien n'est charmant comme le son d'une flûte dans la nuit.
FAN-SOU
Est-ce la flûte seulement qui te plaît?
PÉ-MIN-TCHON, dans la coulisse.
J'ai ri, j'ai bu sous la lune,
Bercé par les flots des étangs,
Et j'ai fêté la fortune
Avec des amis de tous rangs.
Mais mon cœur reste solitaire
A quoi bon chercher le bonheur?
Sans fiancée, il n'en est pas sur terre!
FAN-SOU
Maîtresse, maîtresse! partons d'ici. Bien que nous ne pensions pas à lui, ce jeune homme, s'il nous voyait, pourrait croire que nous l'avons remarqué.
SIAO-MAN
Comment pourrait-il avoir une pareille pensée? Mais, puisque tu le veux, retirons-nous.
FAN-SOU
Je passe la première, cache-toi dans l'ombre que je projette en marchant.
(Siao-Man reste un peu en arrière et jette le sachet sur l'escalier de la pagode.)
SIAO-MAN
Ah! Poussahs! Faites qu'il le ramasse et que ce soit un talisman qui le retienne ici.
(Elles s'éloignent.)
SCÈNE III
PÉ-MIN-TCHON
PÉ-MIN-TCHON (il sort du pavillon et s'accoude à la balustrade de la terrasse.)
Il m'a semblé entendre un chuchotement de jeunes voix... Je me suis avancé avec précaution, et, cependant, j'ai fait fuir les farouches promeneuses qui, sans doute, venaient jouir secrètement de la splendeur de cette nuit. Je me suis trompé peut-être, et c'est dans ma rêverie que de jeunes voix gazouillaient (il aperçoit le sachet.) En ce moment, c'est encore une illusion qui trompe mes yeux, car je crois voir une large fleur éclose sur cette marche de marbre.
(Il s'avance vers l'escalier, puis s'arrête.)
Pourquoi descendre? A quoi bon me convaincre que c'est seulement l'ombre d'un oranger voisin? Cependant, elle me semble briller toute pleine de rosée. C'est la lune, sans doute, qui se mire dans les paillettes de marbre.
(Il descend rapidement et ramasse le sachet.)
Ah! (il respire.) C'est bien une fleur par le parfum.
(Il s'avance de quelques pas et cherche un rayon de lune.)
Je suis inconnu dans cette ville, nul visiteur ne monte l'escalier de ma chambre, comment ce précieux sachet a-t-il été perdu sur cette marche?... Ne voudrais-je pas croire que quelqu'un l'a jeté là?... (il l'examine.) Un paysage est brodé sur l'étoffe. Voyons: je n'ai pas rêvé que les sarcelles sont l'emblème de l'amour conjugal? et voici bien deux sarcelles qui voguent côte à côte. Ah! quatre vers tracés en fil d'or sur la soie. Je puis les lire à la clarté de la lune, (il lit.)
De son nid, une tourterelle
Vit un ramier blanc qui volait,
Et rêva de lui nouer l'aile
Avec un ruban violet.
Cette fois, le doute n'est plus permis; c'est bien à moi que sont adressés ces vers et c'est une femme qui les a composés. Tâchons de les bien comprendre et d'en découvrir le sens caché. Elle se compare à une tourterelle qui voit passer un ramier blanc. Cela veut dire qu'elle n'ignore pas mon nom qui signifie le ramier blanc et qu'elle désire être ma compagne. Elle fait aussi allusion à ma situation dans cette ville où je ne fais que passer. C'est bien cela; elle voudrait m'empêcher de continuer mon chemin, et pour me retenir elle me donne ce sachet taillé dans un ruban violet.
Ce parfum me semble contenir tout l'arôme du printemps en fleur! Qu'il faut peu de chose pour troubler le cœur de l'homme! Me voici tout ému pour un bout de soie odorant.
SCÈNE IV
LE MÊME, SIAO-MAN
SIAO-MAN
Fan-Sou m'a perdue de vue, et je suis revenue malgré moi de ce côté. S'il en était temps encore, je voudrais reprendre ce gage, jeté si imprudemment sur le seuil d'un inconnu.
(Elle aperçoit Pé-Min-Tchon.)
Ah!
(Elle cache son visage derrière un éventail.)
PÉ-MIN-TCHON, à part.
C'est elle, peut-être. Comment le savoir? Je tremble de l'offenser.
SIAO-MAN, à part.
La peur et la honte rendent mes pieds lourds comme du plomb; je n'ai pas la force de m'enfuir.
PÉ-MIN-TCHON (il s'avance et salue en élevant les poings fermés à la hauteur de son front.)
Noble jeune fille! c'est en tremblant que je t'adresse la parole. Mais je me trouve dans une situation difficile: Bien que je sois innocent, je pourrais être accusé comme voleur (Siao-Man se recule avec effroi). J'ai trouvé un objet précieux et je cherche, pour le lui rendre, celui à qui il appartient. N'as-tu rien perdu sur cette place (Siao-Man fait signe que non.) En es-tu bien sûre? Aucun collier n'a glissé de ton cou? Nulle perle ne s'est détachée des épingles qui ornent tes cheveux?
(Siao-Man fait signe que non.)
PÉ-MIN-TCHON, plus bas.
Mais ton cœur n'a-t-il pas perdu quelque chose de sa tranquillité? As-tu toujours la gaîté des jeunes tourterelles qui n'ont pas encore construit leur nid? (Siao-Man se recule vivement.) Ne me fuis pas, jeune fille, je t'en conjure; écoute encore un instant. Je puis me comparer à un ramier dont les ailes sont entravées par un réseau de soie. Est-ce toi, dis, qui as tendu le doux piège où s'est prise ma liberté?
(Siao-Man, toute tremblante, secoue la tête.)
Je dois me taire alors; j'ai trop parlé déjà! J'ai peut-être dévoilé le secret de celle qui pense à moi. Je ne sais pourquoi, j'aurais voulu que tu fusses celle-là!
(On entend venir Fan-Sou.—Siao-Man effrayée fait signe à Pé-Min-Tchon de s'éloigner. Il rentre précipitamment dans la pagode; pas assez vite pour que Fan-Sou ne l'ait pas aperçu.)
SCÈNE V
FAN-SOU, SIAO-MAN
FAN-SOU, regardant la porte de la pagode.
Ah! (regardant Siao-Man qui s'embarrasse.) Ah! (Elle fait un salut.) Très bien! (Tout à coup elle se met à crier.) Au Secours! au secours! Qu'on amène un médecin: ma maîtresse est devenue folle! La voilà qui parle avec un homme! sur la place publique! la nuit!
SIAO-MAN, arrêtant Fan-Sou.
Tu te trompes; je n'ai pas parlé à ce jeune homme, c'est lui qui m'a adressé la parole.
FAN-SOU
Vraiment! Voici une nuance fort subtile. Il ne te manquerait plus que de lui avoir parlé la première. Et peut-on savoir ce que te disait ce bel étudiant, que tu prenais pour un oiseau?
SIAO-MAN
Crois-tu que c'était le voyageur qui habite ce pavillon?
FAN-SOU
Tu le sais probablement mieux que moi.
SIAO-MAN
Il m'a demandé si je n'avais pas perdu quelque chose.
FAN-SOU
Ah! Et tu lui as répondu que non?
SIAO-MAN
Je lui ai fait signe que non.
FAN-SOU
Eh bien, tu t'es trompée: tu as perdu quelque chose.
SIAO-MAN
Non, je t'assure.
FAN-SOU, croisant les bras et prenant une mine sévère.
Oui! tu as perdu plus qu'un trésor, plus que tous les trésors du monde: tu as perdu la pudeur qui est pour les jeunes filles comme le socle d'or du dieu Fo. Comment! Toi, si soucieuse des rites, que tu refuses de toucher aux mets qui ne sont pas servis selon l'ancien usage, et qui ne consentirais pour rien au inonde à t'asseoir sur une natte mal étendue, tu oublies le respect de toi même au point de courir les rues au milieu de la nuit et de prêter l'oreille à la voix d'un jeune homme! J'en suis pétrifiée de stupeur! Tu ne te souviens donc plus que celle qui offense les rites prescrits, qui se laisse voir ou entendre de son fiancé avant le soir des noces, ou fait aucune démarche contraire aux convenances, ne peut plus être prise que pour épouse de second rang? Tu as l'air maintenant d'un oiseau souillé de boue, d'une fleur écrasée par le pied lourd d'un passant, et tu as perdu ton prix comme une étoffe tachée d'huile.
FAN-SOU, adoucie.
Tu pleures? (Elle s'approche d'elle.) Tu ne vois donc pas que je plaisante? Je voulais te faire peur, pour le punir de t'être ainsi cachée de moi. Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu aimais ce jeune homme? Si tu l'aimes, il faut l'épouser, voilà tout. S'il n'a pas vu ton visage, puisqu'il ne sait pas qui tu es, rien n'est perdu encore.
SIAO-MAN, recueillant ses larmes du bout de ses longs ongles.
L'épouser! Mais, ma chère Fan-Sou, comment pourrais-je me marier? Tu sais bien que je n'ai pas d'autre parent que ma tante, qui, depuis trois ans n'a pas donné de ses nouvelles et qui, peut-être, est morte. Qui donc pourrait faire, selon les rites, des propositions de mariage, à ce jeune homme? Qui pourra l'empêcher de quitter ce pays pour toujours?
FAN-SOU
En effet, je ne vois pas trop ce qui pourrait le retenir. La suivante Fan-Sou ne peut guère se présenter chez ce noble voyageur pour lui faire des propositions de mariage. Ah! l'absence de ta tante nous met dans un cruel embarras.
SIAO-MAN, abattue.
Tu vois bien, je dois renoncer à tout. Il ne me reste plus qu'à me retirer pour toujours dans une pagode.
FAN-SOU
A-Mi-To-Fo! attends un peu; ne te résigne pas si promptement, à moins que tu ne veuilles te retirer dans la pagode voisine.
SIAO-MAN
Ne te moques pas, méchante! Je suis bien malheureuse?... Ah! si j'avais seulement un frère! (Elle demeure rêveuse.)
FAN-SOU, qui a réfléchi de son côté.
Peut-être y a-t-il un moyen de tout arranger.
SIAO-MAN
Ah! Fan-Sou! chère compagne, trouve-le, ce moyen.
FAN-SOU
Qui sait? Je l'ai peut-être trouvé déjà!
SIAO-MAN
Vrai? oh! dis-le, dis, vite.
FAN-SOU
Non: mon stratagème doit rester secret jusqu'à la fin.
SIAO-MAN
Mauvaise! (Regardant vers la pagode.) Tu espères au moins que je l'épouserai.
FAN-SOU
Tu l'épouseras, ou je perdrai mon surnom de Fine-Mouche.
SIAO-MAN
Ma jolie Fan-Sou!...
FAN-SOU
Allons! allons! du calme; ce jeune homme t'a donc à ce point tourné la tête?
SIAO-MAN
Ah! oui!... Écoute, Fan-Sou, moi aussi j'ai une idée.
FAN-SOU, lui mettant la main sur la bouche.
Ne la dis pas: mets-la en œuvre de ton côté; si je la connaissais, elle pourrait contrarier la mienne.
SIAO-MAN
C'est bien, je me tais.
FAN-SOU
Viens! viens! rentrons. Nous sommes vraiment folles de nous promener à une pareille heure.
SIAO-MAN
Rentrer? déjà!
(Elle regarde la pagode.)
FAN-SOU, sur les marches du perron.
Mettez-donc dix-sept ans à enseigner à une jeune fille les règles de bienséance, de modestie, de retenue, prescrites à son sexe, pour que, en une seconde, elle oublie tout!
SIAO-MAN
Ne gronde pas, me voilà, mais tu me jures que je l'épouserai.
FAN-SOU
Fais-moi couper la langue si j'ai menti. (Elles sortent.) (Le jour vient.—Un oiseau chante dans les arbres.—La cloche de la pagode commence à tinter.)
SCÈNE VI
PÉ-MIN-TCHON
PÉ-MIN-TCHON, descend lentement du pavillon.—Il lit.
«... Un jour l'empereur Fou-Si se promenait sur les rives du fleuve Jaune; tout à coup il vit sortir de l'eau un dragon, portant entre ses ailes une tablette de Jade. L'empereur prit la tablette sur laquelle étaient gravés des signes mystérieux; à l'aide de ces signes il forma les huit Koua, symboles des éléments. Des huit Koua est née l'écriture, (il s'assied sur le banc et tire de sa manche le sachet brodé par Siao-Man.) Il me semble que je me souviens mal du troisième vers.
... Et rêva de lui nouer l'aile....
C'est vrai: Je remplaçais le caractère qui signifie: rêver par celui qui signifie: désirer. C'est cela, je ne le regarderai plus. (Il regarde la maison de Siao-Man.) Je crois que c'est là qu'habite la jeune fille à qui j'ai parlé cette nuit. Je veux m'en assurer; c'est pourquoi je suis venu m'asseoir sur ce banc. Personne ne peut sortir ou entrer sans être vu de moi. Je vais feindre d'étudier, cela me donnera l'air indifférent. Oh! chère étude, toi qui étais hier la préférée, tu rends encore une fois service à celui qui te dédaigne aujourd'hui. N'a-t-on pas fait glisser le châssis d'une fenêtre? Non. (Il regarde son livre.) Étudier! Il me semble que les feuillets de ce livre sont en soie violette et qu'à chaque ligne est tracé un nom que je ne puis distinguer. Cette fois, la porte a grincé; quelqu'un sort de la maison.
SCÈNE VII
PÉ-MIN-TCHON, FAN-SOU
PÉ-MIN-TCHON, à part.
C'est une suivante sans doute; sous quel prétexte l'aborder? (Il s'avance vers Fan-Sou et la salue cérémonieusement.) Jeune femme, reçois mes saluts.
FAN-SOU, à part
C'est notre jeune écolier; pourquoi donc me salue-t-il? (Haut.) Seigneur, je ne suis pas digne de vos hommages.
PÉ-MIN-TCHON
Comment se porte ta noble maîtresse?
FAN-SOU, à part.
Tiens! tiens! il a remarqué la maison.... Attends un peu, je vais te dérouter (Haut.) Pas trop mal, pour son âge.
PÉ-MIN-TCHON, à part.
Que dit-elle? (Haut.) La jeunesse est délicate: peut être est-ce la croissance qui la fatigue.
FAN-SOU
En effet, l'excroissance qu'elle a sur l'œil a beaucoup grossi.
PÉ-MIN-TCHON, à part, effrayé.
Comment!... (Haut.) Et... a-t-elle bien passé la nuit?
FAN-SOU
Non, assez mal: sa jambe de bois la gênait. Elle m'a priée de la lui ôter; puis, une heure après, il a fallu la lui remettre.
PÉ-MIN-TCHON
Quelle horreur!
FAN-SOU
Que voulez-vous! les vieilles gens sont exigeants! Je rentre lui annoncer votre visite.
PÉ-MIN-TCHON
Non! non! jamais!
FAN-SOU
Vous n'êtes donc pas l'ami de ma maîtresse?
PÉ-MIN-TCHON
Je ne la connais nullement.
FAN-SOU
Pourquoi donc m'avez-vous abordée, alors?
PÉ-MIN-TCHON, hésitant.
C'était ... pour te demander ton avis ... sur une question philosophique.
FAN-SOU, éclatant de rire.
Est-il possible! Le bouton de cristal brillant sur votre calotte m'indique que votre talent est en fleur, et vous venez me demander conseil à moi, qui ne suis qu'une pauvre suivante.
PÉ-MIN-TCHON
Les gens simples ouvrent quelque fois des idées nouvelles.
FAN-SOU, riant.
Eh bien! Voyons la question.
PÉ MIN-TCHON, à part.
Je ne sais vraiment que lui dire.
FAN-SOU, à part.
Voilà mon futur maître bien embarrassé.
PÉ-MIN-TCHON, à part.
Ah! (Haut.) Voici la question: Pourquoi la tradition, lorsqu'elle parle du Yn et du Yang....
FAN-SOU
Pardon! qu'est-ce que c'est que le Yn et le Yang?
PÉ-MIN-TCHON
Comment! tu ignores? C'est juste: j'oubliais ta condition. Le Yn et le Yang, ce sont les deux grands principes masculin et féminin de la nature.
FAN-SOU
Ah! Très bien, merci. Ensuite.
PÉ-MIN-TCHON
Pourquoi la tradition assimile-t-elle toujours le Yang, c'est-à-dire l'homme, à ce qui est beau, noble d salutaire, et le Yn, c'est-à-dire la femme, à tout ce qui est laid, vil et nuisible?
FAN-SOU
Vous permettez, vraiment, que je réponde?
PÉ-MIN-TCHON
De plus savants que toi hésiteraient.
FAN-SOU
Eh bien! comme l'homme n'a de penchants que pour les choses laides, viles et nuisibles, et qu'il aime la femme par-dessus tout, on en a conclu que la femme ne valait rien. (Elle s'enfuit.)
PÉ-MIN-TCHON
Petite rusée, ta riposte est bonne, mais elle ne répond qu'à la moitié de ma question. (Il la poursuit.)
SCÈNE VIII
SIAO-MAN
SIAO-MAN, déguisée en homme, sort de la maison.
Que disait-il donc à Fan-Sou? Ah! pourvu que son projet réussisse. Je compte bien plus sur elle que sur moi-même. Voyons, un peu de courage. Qui pourrait reconnaître une femme sous ces habits de jeune garçon? Je vais m'asseoir sur ce banc, comme si j'étais las d'une longue promenade. (Elle s'assied.) Tiens! il a justement oublié son livre! Il va revenir, sans doute. Alors je lui dirai: Seigneur, est-ce toi qui a laissé là ce livre? Il faudra dire cela d'une voix ferme, mâle... je n'oserai jamais. Je tremble déjà comme s'il faisait froid. Ah! il faut aussi prendre une posture d'homme!... Voyons. (Elle prend une position.) Non, je ne dois pas tenir mon pied dans ma main; c'est un geste de femme coquette. (Elle change de pose.) Jamais je n'ai vu un homme s'asseoir; il me semble que sur les peintures, je les ai vus représentés ainsi; il vient! Je vais mourir de peur; mon cœur est comme un oiseau pris au piège.
SCÈNE IX
PÉ-MIN-TCHON
PÉ-MIN-TCHON
Elle a fui vraiment plus vite qu'une hirondelle, et me voilà tout essoufflé, (il aperçoit Siao-Man.) Tiens! on m'a pris mon banc (Il examine Siao-Man à la dérobée.) C'est sans doute un jeune homme de la ville. Il est ma foi charmant, et son air modeste prévient en sa faveur. Si j'essayais de lier connaissance avec lui, il pourrait peut-être, indirectement, me renseigner sur ce que je désire tant savoir.
SIAO-MAN, à part.
Il faut que je lui adresse la parole. (Pé-Min-Tchon s'avance et salue. Siao-Man se lève et salue aussi.)
SIAO-MAN
Seigneur, je me suis peut-être assis sur le banc que tu avais choisi.
PÉ-MIN-TCHON
Seigneur, c'est moi, sans doute, qui ai commis une indiscrétion en choisissant, pour étudier, le lieu ordinaire de ton repos.
SIAO-MAN
Non, non, permets que je me retire.
PÉ-MIN-TCHON
Non, non, fais-moi l'honneur de partager ce banc avec moi. (Ils se saluent de nouveau et s'asseoient.) Nous pourrons ainsi nous reposer de compagnie. (A part.) Je ne sais quelle sympathie m'attire vers ce jeune homme. Je me sens tout disposé à l'aimer.
SIAO-MAN, à part.
Je crois que les rites ordonnent que je lui demande, étant le plus jeune, son nom et le lieu de sa naissance (Haut.) Seigneur, ne m'apprendras-tu pas ton noble nom et celui de ta patrie glorieuse?
PÉ-MIN-TCHON
Mon nom est Pé-Min-Tchon, mon humble pays la province de Kouan-Ton.
SIAO-MAN. toujours embarrassée.
Moi, je me nomme ... Lie-Se-Nié. Je suis né dans cette ville et j'habite le passage des Tiges de Bambou..., près de la rue de Ma-Hine.
PÉ-MIN-TCHON
Pardonne à mon ignorance: je suis étranger, et je ne sais pas où se trouve la rue de Ma-Hine.
SIAO-MAN, à part.
Ni moi non plus (Haut.) C'est près de la place du Tertre-Sec....
PÉ-MIN-TCHON
Ah!...
SIAO-MAN, à part.
Suis-je assez stupide!...
PÉ-MIN-TCHON, à part.
Comme il paraît timide!
SIAO-MAN, faisant un effort sur elle-même.
Puis-je te demander, seigneur, si tu comptes t'arrêter longtemps dans la capitale du Chen-Si?
PÉ-MIN-TCHON
Je dois être rendu à Pékin pour l'époque des grands examens qui ont lieu tous les trois ans. Le temps est proche, hélas!
SIAO-MAN
Pourquoi dis-tu hélas? Qu'est-ce donc que tu regretteras dans cette ville inconnue?
PÉ-MIN-TCHON
Je ne le sais vraiment pas; mais il est certain que ce pays a pour moi un charme singulier. C'est un vague pressentiment, peut-être, que ma destinée doit s'accomplir ici; En m'éloignant, j'aurai comme un remords, et quelque chose me dira: La part de bonheur qui t'est réservée, c'est dans cette ville qu'elle t'attendait, tu as passé trop vite et tu n'as su la voir.
SIAO-MAN
C'est peut-être un avertissement des dieux.
PÉ-MIN-TCHON, souriant.
Depuis quelques instants, je pense que ce pressentiment m'annonçait que je rencontrerais ici mon premier ami.
SIAO-MAN
Ah! seigneur, ne te moque pas de moi.
PÉ-MIN-TCHON
C'est très sérieux, je t'assure. N'as-tu jamais vu, par exemple, un chien errant choisir tout à coup un maître parmi les passants, le suivre et lui faire fête? Son instinct le trompe rarement. Eh bien! j'ai confiance dans l'instinct qui me pousse vers toi!
SIAO-MAN
Je suis comme un indigent qui s'attend à recevoir une pièce de cuivre, et à qui l'on donne une bourse pleine d'or.
PÉ-MIN-TCHON
Vrai? Tu ne me prends pas pour un fou? (Souriant.) Tu ne repousseras pas d'un coup de pied le pauvre chien perdu?
SIAO-MAN, avec effusion.
Ah! je vous aime déjà de tout mon cœur!
PÉ-MIN-TCHON
C'est dit! nous voilà amis, et tu verras, je suis fidèle. Sais-tu que nous avons longtemps à nous aimer? Moi j'ai vingt ans, et toi?
SIAO-MAN
Dix-sept.
PÉ-MIN-TCHON
Cher enfant! et où en es-tu de tes études?
SIAO-MAN
Je suis prêt pour le premier examen. Après l'avoir passé, j'étudierai la médecine.
PÉ-MIN-TCHON
Comment! Tu as du goût pour cette science inférieure? Tu t'intéresses aux innombrables nuances des mouvements des pouls, aux maladies chaudes ou froides, aux drogues amères, aigres ou salées? Pouah! Laisse cela aux sorciers des rues.
SIAO-MAN
Ce n'est pas précisément par goût que je veux me faire médecin: Je suis orphelin et pauvre, et je pense que la médecine me permettra de gagner rapidement ma vie.
PÉ-MIN-TCHON
Puisque moi je suis riche, mon frère n'a plus le droit de dire qu'il est pauvre; et, comme je suis le frère aîné, le frère cadet doit m'obéir et renoncer à son dessein.
SIAO-MAN, à part.
Quel cœur!
PÉ-MIN-TCHON
Écoute! Partons ensemble; viens à Pékin, tu étudieras près de moi et tu pourras bientôt prétendre à la gloire des grands examens.
SIAO-MAN
Hélas! Je ne puis.
PÉ-MIN-TCHON
Pourquoi? ne m'as-tu pas dit que tu étais orphelin
SIAO-MAN, avec hésitation.
Je suis orphelin, mais.... J'ai une sœur.
PÉ-MIN-TCHON
Qu'elle doit être belle si elle te ressemble!
SIAO-MAN
Nous sommes comme les deux yeux d'un même visage; elle n'a que moi pour protecteur; comment pourrais-je l'abandonner?
PÉ-MIN-TCHON
Certes! Tu dois veiller sur elle....
SIAO-MAN
C'est seulement lorsqu'elle sera ... mariée que je serai libre de mes actions. J'hésite depuis longtemps dans le choix d'un époux. Le mariage est une chose grave.
PÉ-MIN-TCHON
Ne te hâte pas. Étudie bien celui que tu accueilleras.
SIAO-MAN
Ah! jamais je n'ai rencontré un homme qui me fût comme toi sympathique à première vue. La loyauté se lit dans tes regards, la bonté fleurit sur tes lèvres, et, dans le son de ta voix, on devine tout ce que ton cœur cache de trésors.
PÉ-MIN-TCHON, souriant.
Je m'efforcerai d'être digne de cette trop flatteuse opinion.
SIAO-MAN
Mais... J'y songe ... cher frère.... Pourquoi n'épouserais-tu pas ma sœur...? Elle serait entre nous un lion, indissoluble! (Pé-Min-Tchon, baisse la tête.) Elle est vertueuse et douce; ses doigts font naître le printemps sur le métier à broder; elle sait lire les poètes et expliquer les philosophes; elle compose même des vers agréables et les chante d'une voix claire, en s'accompagnant du pi-pa à trois cordes.
PÉ-MIN-TCHON
Arrête, ami! ne me parle plus de ta sœur, sous peine de l'offenser. Je ne dois pas pensera elle; je ne puis l'épouser....
SIAO-MAN
Mon Dieu!
PÉ-MIN-TCHON
Je suis engagé.
SIAO-MAN
Ah! qu'ai-je fait!
(Elle se laisse tomber sur le banc et cache son visage dans ses mains.)
PÉ-MIN-TCHON
Comment! tu pleures? En quoi ai-je pu t'affliger si fort?
SIAO-MAN, à part.
Quelle honte!
PÉ-MIN-TCHON
Tu le méprends sur mes sentiments. Il m'eût été bien doux de devenir vraiment ton frère.... Eh bien! écoute, je vais te dire mon secret. Tu jugeras si je dois me croire engagé: Cette nuit, tandis que je rêvais à celle que je dois aimer sans la connaître encore, quelqu'un jeta sur le seuil de ma porte un gage de tendresse: ce sachet. Puis, je vis une ombre gracieuse glisser entre les arbres. Je m'approchai et je parlai en tremblant à une femme inconnue qui m'écouta d'une oreille furtive, puis s'enfuit effarouchée. J'étais si ému moi-même que le souffle me manquait. Voilà tout. Par ce premier trouble de mon cœur, je me crois lié à cette femme. Dis-moi: qu'en penses-tu?
SIAO-MAN, très émue.
Oh! oui, oui; ton cœur n'est plus à toi. Tu es lié pour jamais.
(Une chaise à porteur s'arrête au fond de la scène. Une vieille femme, très majestueuse, en descend. Elle a sur le nez une vaste paire de lunettes.)
SCÈNE X
LES MÊMES, LA VIEILLE FEMME, au fond. PÉ-MIN-TCHON à SIAO-MAN
Cependant, si mon inconnue n'était pas telle que je la rêve?
LA VIEILLE FEMME, à part.
Puis-je en croire mes yeux! Ma nièce est changée en un neveu.
SIAO-MAN à PÉ-MIN-TCHON
Puisqu'elle a su te comprendre et t'aimer, elle doit être digne de toi.
LA VIEILLE FEMME, à part.
Que se disent-ils donc? Ils sont là vraiment comme un couple de sarcelles.
(Elle se rapproche.)
PÉ-MIN-TCHON
Mais, c'est peut-être une intrigante. J'hésiterais vraiment à l'épouser. Songe donc: une femme que l'on rencontre dehors la nuit!
LA VIEILLE FEMME
Certes, on n'épouse guère une jeune fille que l'on a rencontrée la nuit dans la rue.
PÉ-MIN-TCHON à SIAO-MAN
Que dis-tu?
SIAO-MAN
Rien.
PÉ-MIN-TCHON
Et puis, ce sachet jeté ainsi dans la chambre d'un jeune homme, cela ne te semble-t-il pas une action un peu effrontée?
LA VIEILLE FEMME
On ne peut plus effrontée. C'est elle qui a jeté le sachet, je le vois à son air penaud.
PÉ-MIN-TCHON
Une jeune fille bien née n'eût pas fait cela.
LA VIEILLE FEMME
Attrape.
SIAO-MAN
Mais si, craignant de te voir partir pour toujours, elle n'avait pas eu d'autre moyen de correspondre avec toi?
PÉ-MIN-TCHON
Elle devait se confier à ses parents.
SIAO-MAN
Si elle n'a pas de parents?
PÉ-MIN-TCHON
Méchant ami! Je m'efforce de faire taire mon cœur pour te complaire, et tu t'acharnes contre moi.
SIAO-MAN
Suis l'impulsion de ton cœur, mon frère chéri, et tu me combleras de joie.
PÉ-MIN-TCHON
Cependant, tu paraissais triste toute à l'heure, en apprenant que j'étais engagé.
SIAO-MAN
C'est, que tout à l'heure je ne savais pas et que maintenant....
LA VIEILLE FEMME, outrée.
Elle va lui dire que c'est elle!
PÉ-MIN-TCHON
Maintenant?
SIAO-MAN
Celle qui a brodé le sachet, c'est....
LA VIEILLE FEMME, les séparant brusquement.
Pardon, de vous interrompre, jeunes seigneurs! mais n'est-ce pas ici la place du Tertre-Sec?
PÉ-MIN-TCHON, avec un peu d'impatience.
Je n'en sais rien, honorable femme, je ne suis pas du pays.
SIAO-MAN
Ciel! ma tante!
LA VIEILLE FEMME, feignant d'étreindre sa nièce.
Petite gueuse, tu allais déshonorer ta famille! j'arrive à temps pour tout sauver. Continue à jouer ton rôle de garçon.
SIAO-MAN, toute tremblante, à Pé-Min-Tchon
Mon ami, c'est ma tante qui arrive de voyage, et que je croyais morte. (Pé-Min-Tchon salue.)
LA VIEILLE FEMME
Et qui se porte à merveille, grâce aux poussahs! Je vois que tu es l'ami de mon neveu.
PÉ-MIN-TCHON
Son plus fidèle ami.
LA VIEILLE FEMME, l'examinant.
Il doit être fier de toi. Mais.... Qu'as-tu donc là? (Elle lui arrache le sachet.)
PÉ-MIN-TCHON
Mais ...
LA VIEILLE FEMME
Où as-tu trouvé cela?
PÉ-MIN-TCHON
Sur l'escalier de ma chambre.... Que t'importe? (Il veut le reprendre.)
LA VIEILLE FEMME
Ma suivante Fan-Sou est seule capable d'exécuter ce point de broderie.
PÉ-MIN-TCHON
Quoi! une suivante?
LA VIEILLE FEMME
Il est de mon invention et je ne l'ai montré qu'à elle.
PÉ-MIN-TCHON
Une suivante ne compose pas des vers aussi corrects et aussi gracieux.
LA VIEILLE FEMME, minaudant.
Épargne ma modestie!
PÉ-MIN-TCHON
Comment?
LA VIEILLE FEMME
Ces vers sont tracés de ma main sur une pancarte accrochée dans ma chambre de nuit. Je les composai pour feu mon glorieux époux lorsqu'il partit pour la guerre! Je chasserai cette voleuse de Fan-Sou.
SIAO-MAN
Ah! ma tante, pardonne-lui.
LA VIEILLE FEMME
Tais-toi!
PÉ-MIN-TCHON, qui semble avoir pris une résolution, s'avance avec gravité vers la vieille.
Noble femme! Veux-tu t'asseoir sur ce banc, afin que je puisse te saluer selon les rites et t'adresser une demande.
(La vieille s'assied. Pé-min-Tchon lui fait diverses salutations.)
PÉ-MIN-TCHON
Mon nom est Pé-Min-Tchon, ma fortune s'élève à cent mille liangs d'or. Mon talent est en fleur et j'espère, aux prochains examens, être admis, parmi les dragons et les tigres, dans la foret des mille pinceaux. Lorsque tu es arrivée, j'allais demander à mon ami qu'il m'accorde sa sœur en mariage, ta nièce charmante qui doit être la gloire de l'appartement intérieur. C'est à toi que je m'adresse maintenant. Me crois-tu digne d'être son époux? C'est en tremblant que j'attends ta réponse.
LA VIEILLE FEMME
Le dieu Fo a voulu fêter mon retour en me faisant rencontrer, avant même d'être entrée dans mon logis, un jeune homme possédant toutes les qualités; ma nièce ne pouvait rêver un plus gracieux mari, elle ne pouvait pas l'ambitionner plus savant.... Surtout lorsqu'il sera revenu des grands concours de Pékin.
SIAO-MAN
Ah! mon ami!
PÉ-MIN-TCHON
Mon frère bien-aimé!
LA VIEILLE FEMME
Allons! allons! C'est bien: je suis attendrie; mais à nous voir ainsi dehors, on dirait vraiment que nous n'avons pas de maison. Voici la mienne: entrons, nous ferons mieux connaissance, et, à ton retour de Pékin, nous choisirons un jour heureux, et un cortège magnifique conduira ta jeune épouse jusqu'au seuil de ta demeure. (A Siao-Man, à part.)
D'ici là, mon neveu aura soin d'être mort et enterré. (Après mille cérémonies, Pé-Min-Tchon entre dans la maison.)
LA VIEILLE FEMME, se tournant vers Siao-Man et ôtant ses lunettes.
Eh bien, maîtresse, ai-je tenu parole?
SIAO-MAN
Ah!... Fan-Sou.
FAN-SOU, un doigt sur les lèvres.
Chut!...
(Elles entrent dans la maison.)
YU-PÉ-YA JETANT SA LYRE
«On cite toujours l'amicale générosité de Pao-So.
«Mais qui connaît la Lyre de Pé-Ya?
«Aujourd'hui, sous les dehors de l'amitié, se cachent des sentiments de démons.
«Je cherche en vain par le monde une tendresse sincère, et, cependant, mon cœur recèle le sentiment qu'elle existe.»
Il y a beaucoup de nuances entre les amis et plusieurs sortes d'amitiés: on nomme Tsé-ki, celle qui est inspirée par la charité et la vertu: protection d'une part, gratitude de l'autre. La sympathie et le dévouement réciproque, c'est l'intimité des cœurs: Tse-Sin. Deux esprits qui s'apprécient, se pénètrent et s'accordent, sous une émotion commune, provoquée par la musique; c'est l'amitié née de l'harmonie des sons: Tse-Yu.
Maintenant, auditeurs qui voulez m'entendre, prêtez l'oreille à cette histoire—que les autres fassent comme ils voudront.—Je conte ces aventures d'amis illustres seulement à qui m'est ami. A qui ne l'est pas, je ne dis rien:
Au temps des guerres, entre les royaumes qui formaient alors la Chine, vivait un grand dignitaire dont le nom de famille était Yu, le prénom Tseu (bonheur), et le surnom Pé-Ya.
Son corps était du royaume de Tsou, car il avait vu le jour à Yen-Fou, la capitale—ce pays fait partie aujourd'hui de la province de Hou-Fé, préfecture de Kar-Tsen—mais son étoile l'avait conduit dans le royaume de Tsin, où il était premier ministre.
Il atteignit encore un grade plus élevé en recevant un ordre royal, celui d'aller dans le pays de Tsou faire visite au souverain et lui porter des présents. Cette mission fut avantageuse à Pé-Ya qui, par ses talents, fit honneur à son roi, dont il exécuta tous les ordres à merveille. De plus, cette ambassade fournissait à l'envoyé l'occasion de revoir sa patrie: d'une seule flèche, il pouvait atteindre deux buts.
Il avait voyagé par terre pour se rendre à la capitale de Tsou. Il vit le roi et lui présenta son ordre de créance.
Pé-Ya fut reçu avec beaucoup d'égards, on lui offrit un festin et on donna des fêtes en son honneur. Mais se trouvant dans son pays natal, il était impatient de visiter les tombeaux de ses ancêtres, de saluer ses parents, ses amis, et de revoir aussi toute la contrée. Les devoirs de sa charge ne lui permettant pas de trop s'attarder, aussitôt les affaires publiques terminées, il demanda au roi son congé.
Pé-Ya reçut en présents des barres d'or, des satins, de toutes couleurs, finement brodés, une haute voiture et quatre chevaux.
Depuis vingt ans, il n'était pas venu dans son pays et se trouvait tout heureux; mais une impatience le tenait, quand il songeait aux paysages, aux montagnes, aux superbes fleuves de sa patrie. Il était bien décidé à tout revoir, et il aurait voulu échanger sa voiture contre un navire, afin de regagner par eau, en faisant un grand détour, le royaume de Tsin.
Il dit alors au roi de Tsou:
—Je suis bien malheureux de ressentir une grande lassitude, comme les chevaux qui ont trop travaillé. Je redoute les secousses de la voiture. C'est pourquoi j'ose vous prier de vouloir bien me prêter des bateaux et des rameurs, pour m'en retourner, cette façon de voyager conviendra mieux à ma santé.
—Je vous accorde votre demande, répondit le roi.
Et il ordonna au ministère des eaux de choisir deux grands navires; le plus somptueux pour l'ambassadeur, l'autre pour sa suite et ses bagages.
Ces navires étaient entièrement peints et dorés, avec de hautes voiles, l'habitacle était garni de tentures et de portières brodées, de tapis et de meubles superbes.
Le jour du départ, tous les ministres conduisirent Yu-Pé-Ya jusqu'à l'embarcadère, et après, des souhaits de bonheur, le quittèrent.
Sans s'inquiéter des distances, Pé-Ya voulut visiter les plus beaux sites. La splendeur de la nature est ce qui s'accorde le mieux avec les sentiments de son âme poétique et élégante. On déploya les voiles, la proue du navire fendit les flots bleus; les collines vertes s'étagèrent, l'eau pure s'étendit à perte de vue; sollicité de toute part par tant de beauté, Pé-Ya ne savait de quel côté arrêter ses regards.
Avant la fin du jour, il arriva au confluent du Yan-Tsé-Kiang et du Heu-Yan. C'était le soir du quinzième jour du huitième mois, au milieu de l'automne.
Mais voici qu'une tempête se lève; l'eau s'agite, la pluie, tombe à torrent; le bateau ne peut plus avancer, il s'arrête et jette l'ancre au pied d'une haute montagne.
Pourtant le vent cesse bientôt, les flots se calment, la pluie s'arrête; les nuages s'écartent et le disque très pur de la lune se présente.
Après la pluie, sa lumière semble rafraîchie et d'une clarté incomparable. Tout seul sur son navire, Pé-Ya est néanmoins un peu triste; il appelle un serviteur:
—Brûlez des parfums dans les cassolettes, dit-il: je veux jouer un morceau sur le kin (lyre), pour alléger mon cœur.
Le serviteur alluma les parfums, apporta le kin dans son étui de soie, et le posa, sur son support, devant Pé-Ya.
Celui-ci ouvrit l'étui, en tira le kin et l'accorda. Il commença de jouer, et bientôt, sous ses doigts, l'instrument rendit des sons troubles; et avant que le morceau fut terminé, avec un bruit sec, une corde se cassa.
Pé-Ya, très surpris, s'arrêta.
—Demandez donc au pilote dans quel lieu nous sommes, cria-t-il.
—Le vent et la pluie nous ont contraints de nous arrêter au pied d'une montagne, lui répondit-on. Il n'y a aux alentours que des plantes et des arbres, on ne voit aucune habitation.
—C'est donc un pays encore désert, dit Pé-Ya; mais s'il existe aux environs une ville ou un village, sans doute un de ses habitants a entendu mon kin par surprise, car le son a changé tout à coup et une corde s'est rompue. Si la montagne est vraiment déserte, d'où peut venir cet être qui m'a écouté?... Ah! je devine: un de mes ennemis a posté là quelque assassin pour me tuer; ou bien, un voleur guette, au fond de la nuit et veut attaquer mon bateau, paré de tant de richesses.
Et il crie à ses serviteurs:
—Explorez la contrée, dans toutes les directions; montez sur la montagne et cherchez partout: s'il n'y a personne sous l'ombre des saules, certainement dans les roseaux quelqu'un se cache.
Les serviteurs exécutèrent l'ordre; en grand tumulte, ils se préparèrent à gravir la montagne, mais, tout à coup, un homme parut sur le quai qui dit à haute voix:
—Seigneur de ce navire, ne redoutez rien: moi, très humble, je ne suis ni voleur, ni assassin, mais simplement bûcheron. J'ai ramassé des bûches et je rentrais, un peu en retard, quand l'orage m'a surpris. Mes habits de pluie étaient impuissants à me protéger et j'ai caché mon corps dans un coin de la montagne. L'orage passé, j'ai repris ma route, mais en entendant résonner les cordes de votre instrument, je me suis arrêté pour écouter le kin.
—Oh! comment un bûcheron de la montagne ose-t-il écouter le kin? dit Pé-Ya, en riant. Je mets en doute sa parole et je la compte pour rien. Et il ajouta:
—Renvoyez-le.
Mais le bûcheron ne s'en alla pas.
—Votre Grandeur a prononcé des paroles insensées, dit-il. N'avez-vous pas entendu dire que dans un village de dix maisons il peut se rencontrer un homme sincère et juste, mais que là où habite un sage, bientôt un autre sage se présente au seuil de la porte attiré par la renommée? Pourquoi votre orgueil vous fait-il supposer que cette montagne sauvage ne peut pas abriter un être digne d'écouter le kin? Alors, en ce cas, au fond de la nuit, on ne devrait pas se permettre d'en jouer.
Pé-Ya comprend, à ces expressions peu vulgaires, qu'il s'agit vraiment d'une personne digne d'attention; il arrête les clameurs des serviteurs et s'avance sur la porte de l'habitacle.
—Hé! vous! habitant de la haute montagne, dit-il, vous êtes demeuré longtemps debout pour écouter le kin: savez-vous quel morceau j'ai joué tout à l'heure?
L'homme répondit:
—Moi très humble, si je ne l'avais pas su, je ne me serais pas arrêté pour l'écouter. Le morceau que Votre Grandeur a joué tout à l'heure, c'est Khon-Tsé (Confucius) qui l'a composé, en pensant à son disciple préféré Hy-Houëi.
«Quelle pitié! ô triste sort d'Hy-Houëi mort si jeune!
«Depuis qu'on le pleure les cheveux ont eu le temps de se couvrir de gelée blanche.
«Il était si heureux, lui, de sa petite maison, de sa corbeille de riz et de son gobelet à boire!»
Vous avez joué jusque-là, vous n'avez pas dit le quatrième vers, mais je m'en souviens:
«Dans le monde il a laissé à jamais le nom d'un sage.»
Pé-Ya fut très heureux en entendant cette réponse, et il s'écria:
—Maître, il est certain que vous n'êtes pas un homme ordinaire; mais vous êtes bien loin de moi et il ne m'est pas facile de causer.
Il ordonna alors aux marins de poser le pont volant et de tendre la gaffe qui sert de rampe, puis de prier l'inconnu de descendre dans l'habitacle afin de pouvoir tout à son aise approfondir la question. Les serviteurs exécutèrent l'ordre et l'homme monta sur le bateau.
C'était vraiment un bûcheron. Il était coiffé d'un chapeau en feuilles de bambous, et couvert d'un manteau de paille; il s'appuyait sur une pique, avait sa large hache passée à sa ceinture et il était chaussé de souliers en jonc tressé.
Les domestiques, voyant cette tenue, le regardaient avec dédain et échangeaient entre eux des clins d'yeux.
—Hé! bûcheron, par ici! et en face de Monseigneur prosterne-toi. S'il l'interroge, fais bien attention à tes réponses, car c'est un très haut mandarin.
Mais ce bûcheron était un homme de sens.
—Il est inutile d'être grossier, dit-il. Attendez que je quitte mes vêtements de pluie, j'entrerai ensuite.
Il ôta son chapeau et rajusta son turban d'étoffe bleue. Il retira son manteau qui recouvrait sa tunique de toile, attaché par une large ceinture qui lui servait de poche et laissait voir le pantalon. Très tranquillement il rangea son grand chapeau en forme de toit, son manteau, posa sa pique et sa hache à la porte de l'habitacle. Il ôta ses sandales en jonc pour secouer l'eau, puis il les remit et, pas à pas, entra dans la salle. C'était comme un pavillon de prince, très éclairé par des lampes et des bougies. Au milieu étaient disposés une table très somptueuse et un fauteuil pareil à un trône.
Le bûcheron salua seulement en soulevant ses poings et dit:
—Je vous salue respectueusement, Seigneur.
Le grand mandarin du royaume de Tsin fut bien surpris de se trouver en présence d'un homme si simple en costume vulgaire; ses yeux ne se souvenaient pas d'en avoir vu de pareil. Il ne savait quelle conduite tenir; le saluer? mais comment?... Le renvoyer était impossible après l'avoir lui-même appelé. Il se décida à esquisser un salut, en soulevant un peu ses poings.
—Mon sage ami, dit-il, laissez les cérémonies. Et il dit aux serviteurs:
—Donnez-lui de quoi s'asseoir.
Les serviteurs apportèrent un humble escabeau et Pé-Ya dit avec une moue dédaigneuse:
—Tu peux t'asseoir.
Sans aucun embarras le bûcheron s'assit, tout simplement.
Pé-Ya, un peu surpris et choqué de ce sans-façons, ne lui demanda pas, comme c'est l'usage de le faire, son nom de famille et son prénom; il ne commanda pas non plus le thé. Ils restèrent ainsi longtemps, sans parler; à la fin ce fut Pé-Ya qui, gêné par ce silence, le rompit.
—Qui donc tout-à-l'heure du haut de la montagne a écouté le kin? dit-il. Est-ce toi?
—J'ose à peine avouer que c'est moi, répondit le bûcheron.
—Je te le demande: Mais puisque c'est bien toi qui écoutais, tu dois savoir l'histoire du kin, de quelle main est sorti celui-ci, et quels sont les bienfaits qu'on peut retirer de ce noble instrument.
Au moment où Pé-Ya faisait ces questions, le patron du bateau vint dire:
—Maintenant le vent est bon, la lune éclaire comme en plein jour: peut-on reprendre la route?
—Attendez encore, dit Pé-Ya.
—Je suis très honoré que Votre Grandeur ail daigné me recevoir, dit le bûcheron; mais je regretterais que les bavardages, floconnant comme le duvet du cotonnier, d'un pauvre homme tel que moi, vous fassent manquer la brise favorable qui pousserait votre navire.
Pé-Ya répondit en riant:
—Je regrette surtout que tu ne connaisses pas le kin à fond: si tu pouvais me donner la preuve que tu le connais, quand même je devrais perdre mes hautes fonctions, je n'hésiterais pas à retarder mon voyage.
—Puisqu'il en est ainsi, moi, pauvre homme, j'ose commencer cette explication, au-dessus de mes forces:
«Le kin a été inventé par l'empereur Fo-Shi. Il avait vu l'âme des cinq planètes s'abattre, en volant, sur l'arbre Ou-Tong. Le Phénix, qui est le roi des oiseaux, qui ne mange que les fruits des bambous et ne boit qu'aux sources les plus pures, perche seulement dans cet arbre.
«Fo-Shi jugea que le Ou-Tong, qui semble avoir absorbé l'âme de la nature, est le plus précieux des arbres, et qu'il pouvait servir à former un excellent instrument de musique.
«Il ordonna de couper l'arbre qui était haut de trente tsiens et trois tseus, chiffre correspondant au nombre des trente-trois cieux. Après qu'il fut abattu, il le fit couper en trois morceaux, figurant les trois principes élémentaires: le ciel, la terre et l'homme. Il frappa alors la plus haute de ces trois parties, et trouva le son qu'il rendait trop clair et le bois trop léger; il repoussa ce fragment; il frappa la partie inférieure qui rendit un son trouble et sombre parce qu'elle était trop lourde. La partie du milieu donna un son ni trop clair ni trop sombre, le bois n'était ni trop lourd ni trop léger.
«Fo-Shi trempa le fragment dans une eau courante, et le laissa pendant 72 jours, qui répondaient aux 72 divisions de l'année; puis il le retira et le fit sécher à l'ombre.
«L'astrologue ayant indiqué un jour où les pronostics étaient favorables, Fo-Shi confia le bois à Liou-Tse-Ki, menuisier délicat, afin qu'il taillât dans l'Ou-Tong un instrument de musique qui serait nommé Yao-Kin, parce qu'il servirait d'abord à exécuter la musique nommée Yao-Tchy. Sa longueur était de trois tsiens, six tseus et un pen, nombre correspondant aux degrés du ciel. Il était arrondi à sa partie supérieure pour représenter la voûte céleste; la partie inférieure était plane comme la terre. Ses cinq cordes correspondaient aux cinq planètes et aux cinq éléments. La Demeure du dragon (le chevalet sur lequel s'appuient les cordes) était à huit pouces de l'extrémité inférieure de l'instrument pour représenter les huit aires du vent, et le Nid du phénix (point où s'attachent les cordes) à quatre pouces de l'extrémité supérieure pour répondre aux quatre saisons.
«L'épaisseur du kin est de deux tseus, nombre symbolisant le ciel et la terre. La tête de l'instrument, c'est: le Jeune homme d'or; la taille, c'est: la Jeune fille de Jade; le dos, c'est: l'Immortel. Il y a le Lac du Dragon, et l'Étang du Phénix. Les chevilles où s'attachent les cordes sont de Jade, les chevalets qui les soutiennent sont d'or. On compte douze chevalets, qui correspondent aux douze lunes de l'année, et un treizième qui figure la lune intercalaire.
«Autrefois, le kin n'avait que cinq cordes répondant aux cinq éléments: les métaux, le bois, l'eau, le feu et la terre, et aussi aux cinq tons de la gamme: Kong, San, Kio, Tse, Hu.
«Au temps de Yao et de Chun, on touchait le kin à cinq cordes et l'on chantait les vers intitulés: Nan Fong (le Vent du Sud), et l'État était florissant.
«Plus tard, Wen-Wang, de la dynastie des Tchéou, qui avant d'être empereur, prisonnier à Kinely, était au service de la dynastie des Yuen, pour rendre hommage aux mânes de son fils Pé-hy-Ko, ajouta une corde à la lyre, à l'expression triste, pure, douloureuse, sombre. On l'appelle la corde de Wen-Wang; son fils Wou, ayant détrôné et tué le dernier empereur des Chang, restaura la musique noble, en réprouvant la danse. Il ajouta encore au kin une corde, au son éclatant, qu'on appelle la corde de Wou. Le kin eut alors sept cordes.
«Il y a six états de choses redoutables au kin: le trop froid, le trop chaud, le grand vent, la grande pluie, l'orage, la neige.
«Il y a sept circonstances dans lesquelles il faut s'abstenir de toucher au kin: à l'annonce d'un deuil; si l'on joue d'autre musique dans le voisinage; quand on est trop préoccupé par des affaires; quand on n'a pas pris le temps de purifier son corps; quand on n'a pas de vêtements élégants; quand on n'a pas allumé les parfums; quand il n'y a pas là un auditeur digne d'entendre.
«Les huit grandes beautés du kin sont: la pureté, la rareté, le mystère, l'élégance, la mélancolie, la force, la réflexion, l'étendue.
«Quand on le joue en perfection, le tigre qui miaule, s'il entend, se tait, et le singe, gémissant dans les branches, cesse d'être triste. Tels sont les bienfaits du kin.»
Devant ce ruissellement de paroles, Pé-Ya pensa que le bûcheron n'avait peut-être seulement qu'une excellente mémoire.
—Mais cela est déjà rare, se dit-il, et je vais l'interroger encore.
Et s'adressant au bûcheron, il ajouta:
—Je vois, maître, que vous connaissez parfaitement les règles de la musique. Vous souvenez-vous d'un fait que l'on rapporte à propos de Khong-Tseu?... Un jour, il jouait du kin dans son pavillon, quand son disciple favori Hy-Houëi entra dans la salle. Celui-ci s'arrêta, surpris; les sons de l'instrument étaient rudes et sombres, et il eut le sentiment que Khong-Tseu éprouvait un désir vorace et sanguinaire. Il ne put s'empêcher de faire part au Maître de son impression. Alors, celui-ci répondit en souriant:
«Tout à l'heure, pendant que je jouais du kin, je voyais, par la fenêtre, un chat qui poursuivait un rat. Je suivais cette chasse, désirant que le rat fut pris et craignant qu'il ne s'échappât. C'était là ma pensée «vorace et sanguinaire». Malgré moi, je l'ai communiquée aux cordes de l'instrument...»
—Maintenant, continua Pé-Ya, je crois connaître les règles musicales de la sainte Maison, dans leurs plus fins détails. Si moi, très humble, je jouais le kin, avec quelques sentiments dans le cœur, pourriez-vous, maître, en m'écoutant, les deviner?
—Il est dit dans le Che-Kine[2]: «Ce que les autres ont dans le cœur, je le devine». Que Votre Grandeur essaie une fois, et moi, pauvre homme, je tâcherai avec mon cœur de décrire. Si je ne le peux pas, que Votre Grandeur me pardonne.
Alors Pé-Ya rajusta la corde à son kin et médita quelques instants.
Sa pensée se porta sur les hauts pics des montagnes et il joua un morceau.
—Ah! que c'est beau! s'écria le bûcheron. Votre pensée plane sur les cimes majestueuses des montagnes!...
Pé-Ya, très ému, ne répondit rien, et médita de nouveau. Il joua un autre morceau en pensant à une eau courante.
—Ah! quelle beauté! s'écria bientôt le bûcheron. Je vois le tumulte des eaux!...
Pé-Ya fut saisi de surprise. Il repoussa le kin et se leva, n'hésitant plus à accomplir envers son hôte les cérémonies de réception.
—J'ai manqué de respect! J'ai manqué de respect! s'écria-t-il. Le rocher recèle souvent un précieux morceau de jade! Si on juge les hommes d'après leurs habits, est-ce qu'on ne risque pas de méconnaître le plus savant lettré du monde? Seigneur, votre élégant prénom et votre noble nom de famille?
Le bûcheron répondit en s'inclinant:
—Moi, pauvre homme, mon nom de famille est Tson, mon prénom Hoie, et mon surnom est Tse-Tchi.
Pé-Ya salua en soulevant ses poings:
—Ah! vous êtes le seigneur Tson-Tse-Tchi?
—Quel est le nom éminent de Votre Grandeur? dit à son tour le bûcheron. En quel lieu occupez-vous une illustre situation?
—Moi, humble fonctionnaire, je m'appelle Yu-Pé-Ya. Je suis ministre du roi de Tsin. J'ai été chargé d'une ambassade, et je passe, en m'en retournant, par votre glorieux pays.
—Ah! je pensais bien que le seigneur Pé-Ya était un très puissant mandarin! s'écria Tson-Tse-Tchi.
Pé-Ya invita le bûcheron à s'asseoir à la place qu'on offre au visiteur, et s'assit lui-même à la place que doit occuper le maître de la maison, puis il cria au serviteur d'apporter le thé. Et quand ils eurent bu le thé, il commanda le repas.
—Profitons de l'occasion qui nous est offerte de causer ensemble, dit Pé-Ya. Cela ne vous déplaira-t-il pas? et voulez-vous que ce soit sans cérémonie?
—Je n'oserais pas être, en quoi que ce soit, d'un autre avis.
Le domestique avait emporté le précieux kin, disposé la table et servi le dîner.
Pé-Ya demanda encore:
—Alors, Seigneur, vous parlez le dialecte de Tson? Je ne sais pas où se trouve votre illustre maison.
—J'habite non loin d'ici, répondit Tse-Tchi. Ce pays s'appelle Ma-Hine-Shan (Montagne du coursier paisible); le nom de mon village est Tsi-Tyé (demeure des sages); ma hutte se trouve là.
—Bien! bien! dit Pé-Ya, en hochant la tête. Quelle est votre élégante profession?...
—Je ne fais pas autre chose que de couper du bois pour vivre.
Alors, en souriant, Pé-Ya dit:
—Monseigneur Tse-Tchi, l'humble magistrat craint de vous dire toute sa pensée de peur de vous blesser; mais pourquoi un homme de votre talent ne brigue-t-il pas, dans le palais, une place digne de ses mérites, qui lui permettrait de laisser un nom illustre, qui serait plus tard gravé sur le bambou et le sapin?... Pourquoi cacher de tels mérites dans les forets de la montagne? Vous mêlez les marques de vos pas à celles des bûcherons et des bergers, et vous mêlerez vos restes aux détritus des arbres et des plantes. Je ne trouve pas cela réjouissant.
—Seigneur, je ne vous cacherai pas la vérité, répondit Tse-Tchi. Dans ma maison, au-dessus de moi, j'ai deux vieux parents; au-dessous de moi, il n'y a pas de bras qui puissent les soutenir. Donc, je coupe du bois pour vivre, et je continuerai tant que mes parents compteront les années. M'offrirait-on une situation égalant celle de trois ducs, je ne consentirais pas à les quitter un seul jour.
—Votre piété filiale est exemplaire, dit Pé-Ya. Un homme vertueux comme vous l'êtes est bien rare dans le monde.
Ils se versèrent réciproquement du vin et burent quelques tasses. L'attitude du bûcheron n'avait pas changé; il ne s'était pas plus ému des honneurs que du manque d'égards.
—Combien comptez-vous de printemps bleus? demanda Pé-Ya.
—J'en ai compté, vainement, vingt-sept.
—Le petit mandarin a dix ans de plus que vous. Tse-Tchi, si vous ne me repoussez pas, nous pourrons nous appeler frères, et cela me permettrait de ne pas trahir l'amitié que m'a inspirée celui qui sait si bien apprécier l'harmonie des sons.
—Votre Grandeur s'égare, dit Tse-Tchi, en riant; vous êtes un des plus grands d'un grand royaume, et moi je suis un vulgaire villageois. Comment oserais-je me hausser jusqu'à vous? et il y aurait pour vous du déshonneur à vous abaisser jusqu'à moi.
—Je suis connu de tous, dit Pé-Ya, mais très peu d'hommes connaissent mon cœur. J'occupe une petite fonction qui m'oblige à rouler sans cesse dans le vent et la poussière. Si je pouvais conquérir l'amitié d'un grand sage, ce serait comme dix mille joies dans ma vie. Si vous dédaignez la fortune et la noblesse, de quelle sorte suis-je pour vous?
Il fit signe au serviteur de rallumer le feu dans les cassolettes et d'y jeter des parfums, puis au milieu du salon il se prosternèrent huit fois tous les deux en même temps l'un devant l'autre. Pé-Ya étant l'aîné, il prit le titre de: frère aîné, fidèle jusqu'à la mort; Tse-Tchi prit le titre de: frère cadet. Cette cérémonie terminée, ils réchauffèrent encore du vin; et Tse-Tchi invita Pé-Ya à prendre la place d'honneur, et Pé-Ya obéit. Il changea de place les tasses et les bâtonnets, ils s'assirent tous les deux à table, et en causant se donnèrent le titre d'aîné et de cadet.
«Tout ennui se dissipe, quand paraît l'ami avec lequel le cœur s'accorde.
«La parole de celui que l'on a connu dans une émotion commune, en écoutant la musique, on ne se lasse jamais de l'entendre.»
Ils causèrent avec ardeur, et ne s'aperçurent point que la lune pâlissait et que les étoiles devenaient rares, tandis qu'une blancheur commençait à teinter l'Orient.
Déjà les matelots se levaient et disposaient les voiles et les cordages, se préparant à lever l'ancre.
—Il faut nous quitter, dit Tse-Tchi en se levant de son siège.
Pé-Ya prit à deux mains une tasse de vin et la tendit à Tse-Tchi, serra la main de Tse-Tchi et dit en soupirant.
—Mon sage frère cadet, pourquoi vous ai-je connu si tard, pourquoi nous quitter si tôt?
Tse-Tchi, en entendant ces paroles, ne put empêcher les perles de ses yeux de tomber dans sa tasse, et il but d'un seul trait avec ses larmes. Il versa ensuite une tasse pour Pé-Ya et la lui offrit.
Tous deux sont très tristes de se séparer.
—Votre frère, ignorant n'a pas pu encore vous exprimer tout le respect de ses sentiments. J'ai l'idée d'inviter mon sage cadet à voyager avec moi pendant quelques jours. Mais j'ignore s'il pourra y consentir?
—Votre petit frère, répondit Tse-Tchi, voudrait bien pouvoir vous suivre, mais mes parents sont vieux. «Tant que le père et la mère existent, il ne faut pas entreprendre de longs voyages».
—Ces deux nobles personnes sont encore dans votre maison; vous leur demanderez la permission de venir me voir à Tsin-Yan. «On peut cependant voyager en certaines circonstances.»
—Votre petit frère n'ose pas promettre légèrement et risquer de ne pas être sincère, en ne pouvant tenir son engagement, dans le cas où ses parents ne lui donneraient pas la permission. Mon aimable frère, à quelque mille lieues de moi, pourrait attendre ma venue, sans qu'il me soit possible de l'avertir qu'elle n'aurait pas lieu. Ce serait une grave faute de ma part.
—Sage frère, vous êtes vraiment un homme de grande vertu; alors ne parlons plus de cette visite, l'an prochain, je reviendrai voir mon sage frère.
—A quelle date de cette prochaine année mon aimable frère reviendra-t-il, pour que je puisse attendre son élégant cortège?
Pé-Ya compta sur ses doigts.
—Hier soir était la fête de la mi-automne. Ce matin, l'azur de ce jour s'étend sur le huitième mois à son seizième jour. Sage frère, je reviendrai encore au même moment, aux environs de cette fête. Si, passé la seconde dizaine de ce mois, vous m'attendez en vain jusqu'à la fin de l'automne, tenez-moi pour un insensé.
Il dit à son secrétaire de bien prendre note de la résidence de son sage frère et de la date du rendez-vous.
—Oui, c'est cela, dit Tse-Tchi; alors votre petit frère, après la fête de la mi-automne, sera debout, respectueusement, à vous attendre au bord du fleuve. Je n'aurai garde d'y manquer. La lumière du jour est déjà claire et votre petit frère vous quitte.
—Restez encore un instant, dit Pé-Ya. Apportez-moi deux barres d'or, dit-il au domestique, sans les envelopper.
Et les offrant à deux mains à Tse-Tchi.
—Sage frère, dit-il, ce mince cadeau est seulement pour acheter quelques sucreries à vos nobles parents. Nous sommes unis comme la chair et les os, vous ne dédaignerez pas un si faible cadeau.
Tse-Tchi n'osa pas refuser et reçut le présent en faisant un double salut d'adieu; il retint ses larmes et sortit du salon. Il ramassa ses habits de pluie et les suspendit à sa pique qu'il posa sur son épaule. Il franchit le pont volant; Pé-Ya l'accompagna jusqu'au bord du navire et ils se séparèrent en pleurant.
Le tambour résonna et les matelots levèrent l'ancre.
Pé-Ya en s'en retournant ne prit plus garde aux beaux sites, il n'eut pas un regard d'admiration pour les fleuves ni les montagnes. Son cœur serré n'était empli que du souvenir de l'ami qu'il avait quitté.
Après quelques jours, il abandonna le bateau et continua son chemin par la voie de terre. En tous lieux on le recevait avec de grands égards et on lui préparait tout ce qui était utile au bien-être de son voyage, et il entra bientôt dans la capitale.
La fuite du temps est rapide. L'automne s'acheva: l'hiver vint; le printemps reparut, puis l'été. Pas un seul jour Pé-Ya n'oublia son ami; quand la fête de la mi-automne approcha, il demanda congé à son roi pour retourner dans son pays natal et, l'ayant obtenu, il prépara ses bagages et se mit en route.
Il fit encore le grand tour parla route des fleuves. Quand il se jugea assez proche de son but, il donna l'ordre à ses matelots de s'arrêter à chaque baie et de demander le nom très exact du lieu où on se trouvait.
Au huitième mois, le soir du quinzième jour, les matelots annoncèrent que l'on apercevait la montagne de Ma-Hine. Pé-Ya reconnut la contrée qu'il avait déjà vue l'automne dernier et s'écria:
—Arrêtons-nous ici!...
On jeta l'ancre et on enfonça un pilotis pour attacher le navire.
Il faisait beau. Le clair de lune traversait le store rouge de l'habitacle, le perçant de fils lumineux. Pé-Ya donna l'ordre de le relever; puis il s'avança sur le pont et se tint debout à l'avant. Il contempla le Boisseau du Nord (La Grande Ourse), il plongea ses regards dans l'eau, puis les releva vers le ciel: dans l'immensité tout est clair comme en plein jour. Il songe à la belle soirée de l'an dernier, alors qu'il a rencontré son ami.
La nuit d'à présent est toute pareille et c'est à cette place même qu'il lui a promis de l'attendre. Mais au bord du fleuve il n'y a pas une seule ombre et nulle trace de pas.... Est-ce que l'ami ne serait pas fidèle?...
Pé-Ya attendit encore quelques instants.
«Il passe beaucoup de bateaux par ici, pensa-t-il, et celui que je monte n'est pas le même que l'autre fois; comment mon frère si occupé trouverait-il le temps de chercher quel est le mien? L'an dernier j'ai joué le kin, et ce fut comme si je l'appelais. J'ai apporté Précieux-Jade, si mon frère l'entend il saura bien me reconnaître.» Ayant ordonné au serviteur d'apporter la table du kin et d'allumer les parfums, il ouvrit l'étui de soie et commença à accorder l'instrument. Dès qu'il effleura les cordes, celle appelée San résonna lugubrement.
Pé-Ya s'arrêta tout ému.
—Pourquoi cette corde rend-elle un son si triste? s'écria-t-il; sans doute mon frère est dans le deuil. Il me parlait l'an passé de son père et de sa mère qui sont âgés; si son père n'est pas mort, c'est sa vieille mère qui l'a quitté. Sa piété filiale juge quelles sont les affaires pressées et celles qui peuvent attendre. Il vaut mille fois mieux manquer à sa parole envers moi que de manquer à ses parents. Demain matin je monterai pour le chercher.
Il fit emporter le kin et descendit pour se coucher. Mais la nuit ne lui apporta aucun repos, le sommeil ne lui ferma pas les yeux un seul instant et il attendit avec impatience la venue du jour. La clarté de la lune tamisée par les stores fit le tour de la cabine, puis disparut; le soleil monta de l'horizon, derrière les hautes collines.
Pé-Ya se leva, fit rapidement sa toilette, revêtit des habits simples et se coiffa d'un chapeau sans ornement. Il dit au jeune serviteur de se munir de vingt livres d'or et de le suivre en emportant le kin.
—Si mon frère a eu un deuil, pensa-t-il, je lui ferai ce cadeau de condoléance.
Pé-Ya se hâta de débarquer et de gravir le sentier Il marchait les regards fixés sur la Montagne de Ma-Hine.
Après avoir parcouru presque dix lis, il arriva au confluent de plusieurs chemins, et il s'arrêta indécis.
—Pourquoi monseigneur n'avance-t-il plus? demanda le jeune garçon.
—Ici les routes vont dans toutes les directions. Laquelle prendre pour atteindre le village que je cherche? J'attends qu'il passe quelqu'un qui pourra me renseigner.
Il s'assit sur une grande pierre à l'angle des routes, et le serviteur resta debout près de lui.
Bientôt un vieillard parut, venant du chemin de gauche. Il avait une longue barbe qui faisait penser à des fils de jade et de longs cheveux, qui semblaient des fils d'argent sous son chapeau en feuilles de bambou. Son costume était celui des paysans. De la main gauche il s'appuyait à une pique de jonc et portait de la droite un panier de bambou. Il s'avançait à petits pas.
Pé-Ya se leva, rajusta ses vêtements et alla au-devant du vieillard pour le saluer. Celui-ci posa lentement son panier à terre, et, élevant ses mains jointes, rendit le salut.
—Monseigneur, dit-il, que désirez-vous m'enseigner?
—Je veux vous demander laquelle de ces deux routes conduit au village de Tsé-Lien?
—Ces deux chemins-là conduisent aux deux villages de Tsé-Lien. A gauche, c'est le haut Tsé-Lien; à droite, c'est le bas Tsé-Lien. Ces deux routes ont chacune quinze lis de longueur. Mais je ne sais pas auquel des villages vous désirez aller?
Pé-Ya se tut, ne sachant que répondre. Il se disait:
—Comment mon frère, si intelligent, m'a-t-il renseigné d'une façon aussi vague?
—Qu'est-ce qui préoccupe monseigneur? demanda le vieillard; sans doute qu'on ne lui a pas donné des indications précises?...
—Oui, c'est cela, dit Pé-Ya.
—Il n'y a pas plus de huit ou dix maisons dans chacun de ces villages.—Quelques philosophes se cachent dans cette retraite paisible—Moi, vieillard, j'habite depuis longtemps la montagne, il n'est personne que je ne connaisse: les habitants, qui ne sont pas mes parents, sont mes amis. Je crois que monseigneur peut me dire chez qui il veut aller et le nom de celui qu'il veut voir; je saurai certainement vous indiquer la demeure.
—Votre élève désire se rendre à la maison Tson, dit Pé-Ya.
—Quoi, c'est à cette maison que vous voulez aller? s'écria le vieillard; et qui donc y cherchez-vous?
—Je voudrais voir Tse-Tchi, répondit Pé-Ya.
En entendant cela, les yeux troubles du vieillard s'emplirent de larmes, et ces larmes coulèrent, et en sanglotant il répondit:
—Tse-Tchi-Tson était mon fils!... L'année dernière, le quinzième jour du huitième mois, il revenait, assez tard, de son travail de bûcheron, lorsqu'il rencontra un ministre du royaume de Tsin, le seigneur Yu-Pé-Ya. Ils causèrent ensemble et se trouvèrent d'accord sur toutes choses, si bien qu'avant de le quitter, le seigneur donna à mon fils deux tablettes d'or. Tse-Tchi acheta des livres pour étudier, et moi, pauvre vieux sans intelligence, je n'eus pas la pensée de l'arrêter: chaque matin il portait de lourdes charges, chaque soir il étudiait assidûment. Par tant d'efforts il usa son cœur; il devint faible et malade ... depuis quelques mois déjà, il est mort!...
Pé-Ya fut comme foudroyé par cette nouvelle; des larmes jaillirent de ses yeux, il poussa des cris de désespoir et tomba évanoui au pied des monts.
Le vieillard, très effrayé, les yeux gonflés de larmes, le releva.
—Quel est donc ce seigneur? demanda-t-il au jeune serviteur.
Celui-ci se pencha tout près de son oreille, et lui dit:
—C'est monseigneur Yu-Pé-Ya.
—Oh! c'est le si cher ami de mon fils!... Yu-Pé-Ya revint à lui, avec des hoquets et des suffocations de douleur. Il se battait la poitrine et exhalait par des sanglots sa profonde désolation.
—O sage frère! s'écria-t-il, lorsque hier au soir mon bateau jeta l'ancre, je pensais que vous manquiez à votre parole. Je ne me doutais pas que vous étiez déjà une ombre, errant au bord des sources souterraines. Vous aviez de rares talents, mais vous n'avez pas eu longue vie.
Le vieillard secoua ses larmes et essaya de consoler l'ami de son fils.
Pé-Ya se leva et salua le vieux Tson.
—O! mon oncle! dit-il, le cercueil de votre fils est-il encore dans la maison ou enterré déjà dans la campagne?
—Je ne peux répondre en un seul mot, dit Tson. A ses derniers moments, tandis que ma femme et moi nous étions près de son lit, mon fils me dit:
«Le ciel seul décide si la vie sera longue ou courte. Il ne me permet pas, à moi, d'accomplir mes devoirs envers mes parents comme il le faudrait. Quand je serai mort, je vous prie de m'enterrer au bord du fleuve au pied du mont Ma-Hine, car j'ai promis à mon ami de revenir à cette place. Je ne veux pas manquer au rendez-vous.»
Je n'ai pas oublié les paroles de mon fils: au bout de cette petite route, par laquelle monseigneur est venu, il y a un monceau de terre fraîchement remuée: c'est là le tombeau de mon fils. Aujourd'hui il y a juste cent jours que Tse-Tchi est mort. Pour cet anniversaire, j'apportais un paquet de papiers dorés afin de les brûler sur sa tombe. Je ne pensais guère rencontrer votre Seigneurie.
—Je veux vous suivre jusqu'au tombeau, dit Pé-Ya.
Et il ordonna à son domestique de porter le panier du vieillard.
S'appuyant sur son bâton, il marcha devant, et Pé-Ya, avec son serviteur, le suivit. Ils redescendirent vers l'entrée de la vallée, et bientôt aperçurent, à gauche du chemin, une éminence de terre fraîchement amassée. Pé-Ya s'arrêta et fit un salut solennel.
—Sage frère, de votre vivant, vous étiez un homme supérieur, maintenant que vous avez quitté la terre, vous méritez d'être divinisé. Votre frère ignorant vous salue cette fois pour vous dire un adieu éternel....
Mais il n'en put dire davantage; il éclata en sanglots et poussa des clameurs si douloureuses, que de tous les points de la montagne, les paysans, les passants, les voyageurs, tout émus en les entendant, accoururent vers le tombeau. Quand ils apprirent que c'était un grand personnage qui sacrifiait sur une tombe, ils s'approchèrent à l'envi pour assister à ce spectacle.
Pé-Ya, ne jugeant pas qu'il avait assez honoré son ami, dit à son serviteur d'apporter sa Lyre, de la poser sur une table de marbre qu'il placerait devant le tombeau, et Pé-Ya s'assît les jambes croisées en face de l'instrument. Alors il écarta les deux ruisseaux de ses larmes, et fit résonner les cordes.
A peine eurent-ils entendu les sons vibrants du kin, les vulgaires assistants, très surpris, s'agitèrent, tapèrent dans leurs mains, et bientôt se dispersèrent en riant.
—Mon digne oncle, dit Pé-Ya au vieillard, pourquoi, en entendant le petit ministre jouer du kin pour consoler les mânes de votre fils, mon sage frère, tandis qu'il était plongé dans la plus profonde douleur, tous ces gens se sont-ils pris à rire?
Le vieux Tson répondit:
—Les paysans ne savent rien de la musique, les sons de votre Lyre leur ont paru devoir exprimer la joie, et c'est pourquoi ils ont ri.
—Ah! je comprends, dit Pé-Ya. Et vous-même, mon digne oncle, comprenez-vous le sens du morceau que j'ai joué?
—Quand j'étais jeune, je me suis exercé à la musique, mais vieux comme je le suis, mes sens sont affaiblis, et je ne sais plus rien distinguer.
—Eh bien, voici, dit Pé-Ya. J'ai suivi les impulsions de mon cœur, et j'ai improvisé cette courte élégie pour honorer l'âme de mon ami et le consoler dans sa tombe. Je vais la redire au noble père: qu'il prête l'oreille.
—Je serai bien heureux de l'entendre, dit le vieillard.
Et Pé-Ya récita le chant suivant:
«Je me souviens du dernier automne où je vous rencontrai au bord du fleuve.
«Aujourd'hui, je venais vous rejoindre, mais je n'ai pas aperçu celui dont l'âme est si sensible à l'harmonie du son.
«Je n'ai vu qu'un tertre nouvellement formé.
«Hélas! cette vue brisa mon cœur! brisa mon cœur! brisa mon cœur! oh! brisa mon cœur!...
«Je ne peux pas retenir mes larmes, qui roulent en perles.
«En arrivant, combien j'étais joyeux! Quelle douleur en m'en retournant!
«De sombres nuages courent au dessus du fleuve.
«Tse-Tchi! Tse-Tchi! notre amitié valait plus que mille lingots d'or.
«J'aurai beau courir jusqu'aux limites de l'horizon, je ne trouverai personne capable de comprendre l'affection qui nous liait.
«Après ce chant, je ne chanterai plus.
«O! Tse-Tchi! Mon précieux kin, long de trois pieds, il est mort à cause de vous.»
Alors Pé-Ya arracha un poignard de sa ceinture, coupa les cordes de la Lyre, souleva des deux mains l'instrument sonore au dessus de la table des offrandes, et le jeta avec violence. Les chevilles de jade sautèrent, les douze chevalets d'or s'éparpillèrent, et la caisse fut mise en pièces.
Le vieillard stupéfait demanda en tremblant pourquoi il agissait ainsi. Pé-Ya répondit par ces vers:
«Je brise la lyre, déjà les plumes du phénix sont refroidies.
«Tse-Tchi n'existe plus, pour qui donc jouerais-je?
«Certes, je peux rencontrer beaucoup de compagnons aimables et caressants comme le vent prince tanier.
«Mais l'ami qui s'accorde à mon cœur, il serait trop malaisé de le retrouver.»
—Hélas! c'est trop vrai! s'écria le vieillard. Pé-Ya lui demande s'il habitait dans le haut ou dans le bas du village de Tsé-Lien.
—J'habite le haut Tsé-Lien, la huitième maison; mais pourquoi me demander cela?
—J'ai trop de tristesse dans le cœur pour pouvoir retourner maintenant avec vous jusqu'à votre demeure. Mais j'ai ici vingt livres d'or: la moitié remplacera le travailleur qui vous procurait quelques friandises; la seconde moitié servira à acheter quelques champs de sacrifice dont les revenus seront employés, au printemps et à l'automne à l'entretien du tombeau de votre fils. De retour dans mon royaume, je demanderai ma retraite pour me retirer dans la solitude. Alors, je reviendrai dans ce village pour chercher mes vénérables parents, et les emmener dans ma demeure pour finir tranquillement vos jours. Car je suis Tse-Ky, et Tse-Ky c'est moi. J'espère que vous ne me considérerez pas comme le commun des hommes. En achevant ces paroles, Pé-Ya offrit au vieillard les vingt livres d'or. Puis, se prosternant, il versa encore des larmes, et le vieillard lui rendit son salut en pleurant. Puis, après s'être fait de longs adieux, ils se séparèrent.
Telle est l'histoire du noble Yu-Pé-Ya jetant sa Lyre.
Plus tard, on écrivit ces vers à sa louange:
«Celui qui s'attache par intérêt à un ami riche et puissant n'est pas un ami.
«Qui se souvient d'un exemple comparable à celui de l'amitié de Pé-Ya et de Tse-Tchi, dont les cœurs s'accordaient si bien?
«Pé-Ya ne peut pas renaître, et Tse-Tchi n'existe plus; et cependant la renommée, de siècle en siècle, nous redit l'histoire de la Lyre brisée.»
[1] Cette page d'histoire chinoise est traduite du Kïn-Kou-Ky-Kwan (Faits remarquables anciens et modernes). Nouveau fond chinois, 1671, Bibliothèque nationale.
[2] Le Livre des vers.
LA BATELIÈRE DU FLEUVE BLEU
I
Dans ce temps, Nankin était encore la capitale de la Chine, la dynastie des Mings florissait. C'était pendant le règne de l'empereur Hoaï-Tsong.
La ville, qui avait sept lieues de tour, était enfermée dans de formidables remparts, si larges qu'il faisait toujours nuit noire sous les triples portes voûtées, qui les perçaient de loin en loin. Ces portes étaient surmontées de châteaux-forts et de hautes tours dont les toitures aux bords relevés disparaissaient sous le frissonnement multicolore de banderolles et de drapeaux.
Sur les murailles veillaient des sentinelles; près des portes, des soldats fièrement campés, appuyés sur leurs lances, questionnaient les arrivants.
L'enceinte de la ville contenait des montagnes, des lacs, des rivières; les rues, larges et droites, bordées de palais superbes, étaient traversées de portes triomphales aux toits sculptés et retroussés. Au loin, on apercevait la haute tour de Li-cou-li, la merveille des merveilles. Cette tour, construite il y a deux mille sept cents ans par les ordres du roi A-You, n'avait d'abord que trois étages: douze cents ans après sa fondation, l'empereur Kien-Ouan la répara et fit sceller dans les murs les reliques de Fo. Les Mongols la brûlèrent mille ans après, mais Yong-Lo la rebâtit, la dédia à l'impératrice-mère et l'appela la tour de la Reconnaissance: Li-cou-li. Elle s'élevait très haut, ayant neuf galeries superposées; ses murs, revêtus de porcelaine jaune, rouge et blanche, brillaient comme les ailes d'un faisan; les neuf toits, pavés de tuiles vertes, ressemblaient à des émeraudes, et le vent faisait une charmante musique en agitant les mille clochettes suspendues à chaque étage; sur les terrasses s'élevaient les grandes statues des dieux et des génies, et au sommet de la tour une sphère d'or scintillait comme un soleil.
Des jardins ombreux environnaient, à cette époque, la tour de Li-cou-li, cachant de paisibles habitations aux toits très larges, construites en bois de cèdre. Des palissades de bambou, percées de portes treillagées ne fermant qu'au loquet, entouraient ces frais jardins; près de chaque porte étaient assis, sur un pilier de pierre, deux chiens chimériques ou deux dragons de bronze ou de bois vermoulu.
Un soir de la quatrième année de l'empereur Hoaï-Tsong, un peu avant le coucher du soleil, un jeune homme souleva le loquet d'une porte et sortit de l'un de ces jardins. Il vit la place déserte et marcha rapidement, suivant de près la palissade, sans prendre garde aux branches pendantes qui lui frôlaient le visage.
Ce jeune homme était de haute taille, bien fait de corps, beau de visage; ses yeux noirs, très longs, relevés vers les tempes, étaient pleins de fierté; ses sourcils étaient fins et unis comme du velours; sa bouche ressemblait à une fleur. Il était vêtu d'une robe de satin noir ramagée de fils d'or et serrée à la taille par une ceinture de soie bleue; sa calotte aussi était bleue.
Il atteignit un autre enclos et s'arrêta.
On n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui des oiseaux se chamaillant dans les arbres. Le couchant empourprait déjà le ciel. Le faîte de la tour Li-cou-li resplendissait.
Le jeune homme essaya de voir dans le jardin à travers les branches; mais les feuillages formant un rideau épais, il ne vit rien. Alors il frappa ses mains l'une contre l'autre, faiblement d'abord, puis plus fort.
A ce signal, le taillis frissonna, et une jeune fille se montra, ne laissant voir que sa jolie tête, qui faisait une trouée dans le feuillage.
—C'est toi, Li-Tso-Pé? dit-elle avec un sourire affectueux.
—Lon-Foo, dit Li-Tso-Pé rapidement, va près du tombeau de tes ancêtres, je t'y rejoindrai; prends par la rue des Lions-de-Fer; je prendrai un autre chemin.
—J'y cours! dit Lon-Foo effrayée par l'air de tristesse empreint sur le visage de Li-Tso-Pé.
Le jeune homme s'éloigna d'un pas rapide et gagna le cimetière. Il y arriva bien avant la jeune fille et s'assit sur une tombe, au pied d'un cavalier de pierre.
De toutes parts, sur les tombes, on voyait des cavaliers semblables à celui auprès duquel Li-Tso-Pé s'était arrêté. Les quatre pieds des chevaux étaient fixés en terre et disparaissaient à demi sous les hautes herbes. Les guerriers étaient représentés en habits de combat, brandissant leurs lances. On voyait aussi de grandes avenues bordées de dromadaires, d'éléphants ou de lions de pierre se faisant vis-à-vis. Toutes ces statues se détachaient en noir sur le ciel rose et bleu pâle, et de grandes ombres obliques s'étendaient sur le sol.
Bientôt une forme svelte et gracieuse se glissa à travers la forêt formée par les jambes, massives ou grêles, des animaux de pierre; elle atteignit la tombe près de laquelle s'était assis Li-Tso-Pé et s'assit à côté de lui.
—Me voici, dit-elle; l'angoisse serre mon cœur, car j'ai vu que ton visage est triste.
—Écoute, Lon-Foo, dit-il, mon beau-père veut me marier avec la fille d'un grand magistrat.
—Est-ce possible? s'écria Lon-Foo, ignore-t-il donc que ton père et le mien ont décidé que nous nous marierions ensemble? Ta mère a-t-elle oublié son premier époux au point de ne plus se souvenir de cette solennelle promesse?
—Depuis qu'elle s'est remariée, ma mère est soumise à son nouveau maître; elle a essayé cependant de plaider notre cause, mais mon beau-père ne veut rien entendre.
—Peut-il nous contraindre à commettre un crime contre la piété filiale? Plutôt que de désobéir à mon père mort, je me tuerais à l'instant sur sa tombe.
—Certes, mieux vaut mourir que de manquer à ses devoirs; mais rien n'est encore désespéré. Écoute, j'ai conçu un projet: je vais m'enfuir ce soir même de ce pays; je resterai éloigné, sans donner de mes nouvelles, jusqu'au jour où celle qu'on me destine sera à un autre époux.
Lon-Foo ne répondit rien, mais se mit à pleurer.
—Hélas! dit Li-Tso-Pé, cette séparation est un malheur, mais elle nous sauve d'un malheur plus grand. Il faut tâcher de raffermir notre cœur.... Je vais donc te quitter, Lon-Foo.
—J'avais l'habitude de te voir. Comment pourrai-je supporter ton absence?
—Aimes-tu mieux que je sois l'époux d'une autre femme, Lon-Foo?
—Qui sait si celui qui part reviendra jamais? dit Lon-Foo en sanglotant; qui sait si lorsqu'il reviendra celle qui reste sera là encore?
—Que veux-tu que je fasse? dit Li-Tso-Pé, gagné par les larmes; parle. Je resterai si lu l'ordonnes.
—Non, non, pars, dit Lon-Foo. Va, je serai forte, et quoi qu'il arrive, je te le jure sur les mânes de mon père ici couché, rien ne pourra me faire changer.
—Au revoir donc, dit Li-Tso-Pé; le jour va disparaître, il faut rentrer. Les deux amis se serrèrent la main et se séparèrent tristement.
Lorsque la jeune fille repassa à travers le cimetière, un homme qui priait sur un tombeau magnifique la vit et sembla s'intéresser à elle. Il remarqua ses larmes et crut qu'elle pleurait un parent mort depuis peu. Arrivé hors du cimetière, cet homme fit signe de s'éloigner à une escorte qui l'attendait. Il n'avait pas perdu de vue la jeune fille qui, absorbée dans sa douleur, ne regardait rien. Il la suivit, et lorsqu'elle fut rentrée chez elle, l'homme écrivit sur ses tablettes: Place de la tour de Li-cou-li, la maison des dragons bleus.
II
Lon-Foo était orpheline. Sa mère était morte en la mettant au monde; son père avait perdu la vie dans un combat glorieux. La jeune fille vivait seule avec sa vieille grand'mère et quelques serviteurs. Leur fortune était modeste, mais plus que suffisante pour leurs besoins. Lon-Foo avait dix-sept ans. Élevée par cette grand'mère pleine d'indulgence, elle jouissait d'une liberté plus grande que celle accordée d'ordinaire aux jeunes filles chinoises; elle brodait peu, préférant la lecture, ou les jeux en plein air; l'appartement intérieur où les femmes ont coutume de se tenir l'étouffait, et surtout depuis le jour où elle avait aperçu Li-Tso-Pé, elle passait son temps au jardin.
La nuit du départ de son fiancé, Lon-Foo ne dormit pas et pleura sans cesse. Aussi, le lendemain matin, lorsqu'elle se regarda dans son miroir d'acier poli, semblable au disque de la lune, elle vit qu'elle avait les yeux rouges et gonflés; pour ne pas inquiéter sa grand'mère, elle voulut faire disparaître ces traces de larmes, et trempa à plusieurs reprises son joli visage dans l'eau fraîche.
Tandis qu'elle était ainsi occupée, un coup frappé sur le gong de la porte d'entrée la fit tressaillir.
—Qui donc vient de si grand matin? dit-elle.
Et elle descendit précipitamment de sa chambre au rez-de-chaussée. Sa grand'mère était déjà sous l'auvent de la maison, et deux serviteurs couraient vers la porte du jardin; mais lorsqu'ils l'eurent ouverte ils ne virent personne. Seulement, un coffre de laque était posé à terre; les serviteurs le ramassèrent et l'apportèrent à leur maîtresse.
—Qu'est-ce que cela? s'écria la grand'mère en levant les bras au ciel; qui dit que ce coffret est pour nous?
—Il y a une lettre sous le cordon de soie qui ferme le coffre, dit un serviteur.
Lon-Foo prit la lettre, écrite sur du papier rouge, et la déplia.
«A la belle Lon-Foo, quelqu'un de puissant offre ces objets sans valeur,» lut-elle à haute voix.
—Dieu Fo! fit la grand'mère, quelqu'un de puissant! comment peut-il te connaître?
—Je ne sais, dit la jeune fille; c'est sans doute une plaisanterie, et le coffre est rempli de pierres.
—Voyons! dit la vieille en ôtant le couvercle. Les deux femmes poussèrent en même temps un cri de stupeur: un merveilleux collier de perles de Tartarie était roulé en plusieurs cercles au fond de la boîte, comme un serpent au repos; les perles étaient grosses comme des pois, toutes semblables et d'une pureté sans pareille. Certainement, il eût été impossible de trouver un collier comparable à celui-là dans tout l'empire. Le coffret contenait encore des épingles de tête garnies de rubis et une parure complète: bracelets, agrafes, étuis pour préserver les ongles, en jade vert travaillé à jour avec une perfection exquise.
—Que tout cela est beau! s'écriait la vielle femme en frappant ses mains l'une contre l'autre. Depuis que j'existe je n'ai jamais rien vu d'aussi magnifique!
—D'où cela peut-il venir? se disait Lon-Foo, vaguement effrayée; ce n'est certainement pas Li-Tso-Pé qui m'envoie ce collier qu'une reine seule pourrait porter.
La journée se passa en conjectures. Lon-Foo finit par s'imaginer que des voleurs poursuivis avaient déposé le coffre devant la porte pour détourner les soupçons. Elle commença donc, avec l'aide de sa grand'mère, à composer une lettre où elle expliquait aux magistrats de la ville ce qui s'était passé. L'écrit n'était pas encore terminé que le gong retentit de nouveau, frappé avec violence, et en même temps une foule de pages, d'écuyers, de porteurs de lanternes, envahirent le jardin et se rangèrent en haie de chaque côté de l'allée.
Les deux femmes, stupéfaites, s'étaient avancées sous l'auvent de la maison. Elles virent venir un mandarin de premier rang en grand costume de cour, suivi de deux hommes, l'un portant le parasol d'honneur, l'autre un sceau de cristal sur un coussin de soie.
Le mandarin alla droit à la jeune fille et plia le genou devant elle.
—C'est bien toi que l'on nomme Lon-Foo? demanda-t-il humblement.
—Oui.... balbutia Lon-Foo toute tremblante.
—Eh bien, jeune fille plus heureuse que toutes les femmes du royaume, beauté privilégiée à laquelle je ne puis parler qu'à genoux, sache que celui dont tu as reçu ce matin les présents, celui qui m'envoie vers toi, est l'homme devant qui tout ploie et tremble, le maître de notre vie à tous, l'empereur de la Chine!
—L'empereur! s'écria la grand'mère en s'affaissant sur une chaise.
—Oui, le Fils-du-Ciel lui-même! dit le mandarin; il a vu Lon-Foo revenant du cimetière et lui fait savoir qu'il veut la prendre pour femme, et que demain un cortège magnifique viendra la chercher pour la conduire en grande pompe au palais impérial. J'espère, ajouta le haut fonctionnaire, que lorsqu'elle sera l'épouse favorite de notre maître, la belle Lon-Foo n'oubliera pas le messager qui lui a porté le premier la bonne nouvelle.
Et, après de nouvelles salutations, le mandarin s'éloigna sans que Lon-Foo, atterrée, eût prononcé une parole.
L'ahurissement joyeux de la grand'mère était si profond qu'elle ne remarqua pas la tristesse et l'épouvante de Lon-Foo. Elle envoya quérir toutes ses connaissances pour leur apprendre la merveilleuse nouvelle, et bientôt la maison fut pleine de monde. Lon-Foo se laissa complimenter sans paraître apercevoir ceux qui s'empressaient autour d'elle; elle ne parlait pas et ne regardait pas. On crut que sa nouvelle position la rendait déjà fière et méprisante.
Lorsque, la nuit venue, Lon-Foo se fut retirée dans sa chambre, elle se laissa tomber sur une chaise et demeura longtemps immobile, le regard fixé sur le plancher. Tout à coup, elle se leva et sortit de la stupeur qui l'engourdissait.
—C'est à l'instant même qu'il faut agir, dit-elle. Je suis libre encore; demain, dans ce palais, je serai prisonnière.
Elle entr'ouvrit la porte de la chambre dans laquelle couchait la grand'mère et écouta. Elle entendit une respiration forte et régulière: l'aïeule dormait. Elle s'avança sur le palier et écouta encore. Un silence profond régnait dans la maison. Les domestiques dormaient aussi, lors Lon-Foo rentra dans sa chambre, ouvrit quelques coffrets, prit ses économies de jeune fille, une toute petite somme, puis un paquet de fleurs fanées et de lettres, et jeta sur ses épaules une robe de couleur sombre. Elle éteignit la lumière et descendit l'escalier avec précaution. La porte de la maison était fermée intérieurement par une barre de fer que la jeune fille ne put déplacer; mais elle ouvrit une fenêtre et sauta dans le jardin. La palissade de bambou ne fermait qu'au loquet. Lon-Foo ouvrit et referma la porte; puis, à demi cachée par un des dragons recouverts d'émail bleu foncé qui flanquaient l'entrée, elle regarda une dernière fois la petite maison et le jardin.
—Ah! mon cher Li-Tso-Pé, dit-elle en versant des larmes, je ne reverrai peut-être jamais ce coin de terre où j'ai été si heureuse, mais c'est le ciel qui nous a protégés en ordonnant ton départ! Quels dangers s'amasseraient aujourd'hui sur la tête du rival de l'empereur!
III
Lon-Foo traversa avec assurance la place de Li-cou-li et s'enfonça dans une rue. Il faisait une nuit profonde; le ciel était couvert; aucune lumière ne brillait à aucune fenêtre. La jeune fille ne savait où elle allait; elle marchait rapidement, tâtant le mur de la main, trébuchant quelquefois, mais ne s'arrêtant jamais; elle s'engagea bientôt dans un enchevêtrement de ruelles étroites qui ne dormaient pas encore; on entendait des bruits de voix, des rires; des filets de lumière filtraient sous les portes, les papiers huilés des fenêtres s'éclairaient vaguement. Lon-Foo, un peu effrayée, avançait avec hésitation. Cependant, elle se hasarda à regarder par une fissure à l'intérieur d'une de ces maisons sourdement bruyantes: elle aperçut des hommes ivres attablés. La jeune fille fit un bond en arrière, et s'enfuit plus vite. Tout à coup, au tournant d'une rue, elle vit briller les lanternes d'une ronde de police.
—Hélas! s'écria-t-elle, prise par ces soldats que deviendrai-je, et comment expliquer ma présence dehors après la deuxième veille sonnée?
Elle s'était adossée à une maisonnette obscure et crut entendre à l'intérieur une voix nasillarde qui semblait compter de l'argent. Lon-Foo heurta résolument à la porte, préférant tomber parmi une bande de voleurs qu'entre les mains des hommes de la police qui l'eussent ramenée chez elle.
On ouvrit: la jeune fille entra précipitamment et referma la porte.
—Que viens-tu faire? s'écria une vieille femme assise sur un monceau de loques et de débris informes; les femmes de mauvaise vie n'entrent pas chez nous. Je te disais bien de ne pas ouvrir, continua-t-elle en s'adressant à un homme âgé dont la figure hâlée et ratatinée ressemblait à une vieille pomme cuite et qui regardait Lon-Foo d'un air ahuri.
—J'ouvre quand on heurte, dit-il.
—Rassurez-vous, dit Lon-Foo, je suis de bonne famille; j'ai quitté la maison paternelle pour fuir les mauvais traitements d'une belle-mère. Si j'ai frappé à votre porte, c'était pour éviter la ronde de police.
—Eh bien, attends qu'elle soit passée, dit la vieille avec l'indifférence de quelqu'un trop chargé de soucis pour prendre intérêt aux malheurs des autres.
—Attends qu'elle soit passée, répéta le vieillard. Puis tous deux se remirent à compter des pièces de cuivre, qu'ils remuaient à terre du bout des ongles, et ils ne firent plus la moindre attention à Lon-Foo.
La jeune fille regarda autour d'elle. Une lanterne ronde, en papier, aux trois quarts déchirée, posée à terre entre les deux vieillards, éclairait bizarrement la seule pièce dont se composait l'habitation. La terre formait le plancher, les tuiles de la toiture servaient de plafond. Il n'y avait pas de meubles, mais d'étranges monceaux de chiffons et de débris de toute sorte semblant servir de sièges et de tables; sur l'un d'eux étaient posés quelques bols de porcelaine ébréchés. En levant les yeux vers la muraille, Lon-Foo ne put retenir un cri d'effroi, car elle crut voir une rangée de pendus que la lueur de la lanterne faisait trembloter et sautiller. Elle voyait distinctement les pieds de quelques-uns chaussés de vieilles bottes de satin râpé, d'autres avaient la tête couverte de chapeaux rabattus jusqu'au menton. En regardant mieux, la jeune fille s'aperçut qu'il n'y avait pas de jambes dans ces bottes, ni de tètes sous ces chapeaux, et que les pendus étaient tout simplement de vieux costumes fanés, déteints et rapiécés, mais très soigneusement disposés le long de la muraille. Lon-Foo sourit de sa surprise. Une enseigne dédorée, qu'on accrochait pendant le jour à la porte de la maison, lui apprit d'ailleurs que ses hôtes étaient marchands de vieux habits; elle reporta les yeux sur les habitants de cette misérable demeure. Ils remuaient toujours les pièces de cuivre.
—Tu auras beau les compter mille fois, dit enfin la femme, la somme n'augmentera pas.
—Il manque toujours le quart d'un liang, dit l'homme.
—Oui, et demain le propriétaire de cette maison nous mettra dehors et prendra nos marchandises.
—Il nous mettra dehors! répéta l'homme d'un air consterné.
—Je vais compléter la somme, dit alors Lon-Foo en tirant une pièce d'argent de sa ceinture, à la condition que vous me laisserez passer la nuit ici et que vous échangerez contre mes vêtements de soie un costume de fille du peuple.
Les deux époux levèrent la tête vers Lon-Foo, dont ils avaient oublié la présence; un sourire contracta la face jaune du vieillard, la femme secoua la tête.
—Tu te moques de nous, dit-elle.
—Nullement, dit Lon-Foo en jetant la pièce d'argent parmi les pièces de cuivre; as-tu le costume qu'il me faut?
—Tu es une bonne jeune fille, dit la vieille en se levant vivement, c'est le ciel qui t'a envoyée vers nous.
Elle alla décrocher plusieurs costumes et les montra à Lon-Foo; celle-ci en choisit un à peu près propre, composé d'un large pantalon d'étoffe brune, d'une tunique de cotonnade bleue et d'un vaste chapeau de paille qui pouvait facilement dérober son visage; puis la vieille éparpilla un paquet de chiffons dans un coin de la chambre et les recouvrit d'un lambeau de natte.
—Voici tout ce que je puis t'offrir pour te reposer, dit-elle à Lon-Foo.
La jeune fille s'étendit sur cette couchette rustique.
Bientôt la lumière fut éteinte, et l'on n'entendit plus dans l'obscurité que les ronflements sonores des deux vieillards.
Lon-Foo ne dormit pas. Dès la première lueur du matin, elle se leva, ôta ses vêtements de soie et endossa le costume de fille du peuple: puis, sans bruit, elle sortit de la maison.
Le faubourg était désert encore; quelques chiens hâves, furetant dans les ruisseaux, peuplaient seuls les ruelles misérables. La jeune fille se hâta de quitter ce quartier sordide et gagna une large avenue qui descendait vers le fleuve. Bientôt le Fils aîné de l'Océan roula devant elle ses ondes d'azur.
Le ciel matinal jetait des reflets argentés sur le fleuve; une brise presque insensible faisait courir un frisson à la surface de l'eau et déformait le mirage d'un pagode située sur la rive. Dans les joncs, des oiseaux aquatiques piaillaient et battaient des ailes; des grues s'envolaient du faîte des arbres en poussant de long cris, et à l'horizon les hautes montagnes se profilaient vaguement parmi les brumes lilas et roses de l'Orient.
Lon-Foo s'assit sur l'herbe, au bord du fleuve Bleu, et songea. Qu'allait-elle devenir seule, si jeune, ne connaissant rien de la vie? Elle savait jouer au volant, cultiver des fleurs, élever des oiseaux rares, mais elle n'était apte à aucun travail manuel en rapport avec sa nouvelle condition.
Elle tira de sa manche sa petite bourse et la vida sur ses genoux. Quelques liangs d'or tintèrent gaiement. C'était quelque chose, mais bien peu s'il lui fallait vivre avec cette somme jusqu'à un changement de règne; elle compta plusieurs fois ses liangs et sourit en se souvenant de ses hôtes de la veille comptant et recomptant leurs pièces de cuivre.
A ce moment, Lon-Foo entendit marcher près d'elle. Un homme s'avança jusqu'au bord du fleuve et hêla quelqu'un.
Un cri répondit à son appel et une barque glissant parmi les joncs vint aborder devant lui.
L'homme sauta dans la barque, qui s'éloigna du rivage et traversa le fleuve.
Lon-Foo la suivait des yeux. C'était une de ces embarcations que l'on nomme chan-pan, surmontée d'une petite cabine couverte d'une natte de bambou. Cabine qui sert de logis au batelier. Lon-Foo remarqua que celle qui dirigeait le bateau était une femme âgée.
—Elle est vêtue comme je le suis moi-même, se dit la jeune fille; je suis donc costumée en batelière. Voici, d'ailleurs, un métier qui me conviendrait beaucoup.
Après avoir déposé le passant sur l'autre rive, la barque revint près de Lon-Foo qui se leva et fit un signe à la batelière.
—Tu veux passer? dit la vieille femme.
—Non, dit Lon-Foo, je veux te demander un renseignement: où pourrait-on acheter un bateau semblable au tien?
—Tout neuf?
—Neuf ou vieux, cela importe peu.
—Si j'en trouvais un bon prix, je céderais bien le mien et je m'en irais vivre avec mes enfants, dit la batelière; je me fais vieille et l'humidité ne me vaut rien.
—Vraiment, tu me vendrais ton bateau! s'écria Lon-Foo joyeusement; quel prix en veux-tu?
—Trois liangs d'or, dit à tout hasard la vieille femme.
—Je vais te les donner.
La batelière ouvrit des yeux démesurés, et lorsqu'elle vit briller les liangs, elle les saisit vivement, sauta sur le rivage et, après plusieurs saluts, s'éloigna avec rapidité.
Elle craignait que la jeune acheteuse ne se ravisât; elle avait vendu son bateau à peu près le triple de ce qu'il valait.
—Tu trouveras dans la cabine quelques provisions et deux mesures de riz que je te laisse par dessus le marché! s'écria-t-elle de loin.
—Pourquoi s'enfuit-elle si vite? se dit Lon-Foo; j'aurais bien voulu lui demander quelques renseignements sur la façon de diriger le bateau.
A ce moment, un paysan arriva au bord de l'eau et sauta dans la barque.
—Allons, vite, dit-il, je suis pressé, passe-moi sur l'autre rive.
Lon-Foo, assez embarrassée, descendit dans le chan-pan avec de grandes précautions, puis elle s'assit et prit les rames; mais elle s'en servit avec tant d'inexpérience, que le bateau oscilla, fit mille zigzags et avança fort peu.
—Perds-tu l'esprit? s'écria le paysan avec colère, et veux-tu me faire chavirer?
—Je suis mal éveillée encore, dit Lon-Foo.
Elle atteignit cependant l'autre bord du fleuve, et le paysan, après avoir violemment injurié la batelière, s'éloigna sans payer le prix du passage.
Lon-Foo, sous ces injures, eut envie de pleurer; mais elle se remit bientôt.
—Bah! dit-elle, si cet homme savait que je suis recherchée par l'empereur, il se traînerait à mes pieds, le front dans la poussière.
Pendant tout le cours de la journée, la jeune batelière eut plus de peine encore à diriger son bateau à travers les embarcations de toute sorte qui sillonnaient le fleuve; bien des fois elle faillit chavirer; mais le soir, elle savait aussi bien que personne conduire un chan-pan sur le fleuve Bleu.
Brisée de fatigue, elle dormit dans la rustique cabine en nattes de bambou, d'un sommeil qu'elle n'avait jamais goûté dans sa jolie chambre de jeune fille.
IV
Pendant ce temps, l'empereur Hoaï-Tsong, irrité de rencontrer des obstacles à l'accomplissement de sa volonté, était entré dans une violente colère; il avait maltraité ses ministres et menacé plusieurs d'entre eux de leur faire trancher la tête si Lon-Foo n'était pas retrouvée dans un temps déterminé. Le palais et la ville étaient donc dans une agitation extraordinaire; des récompenses furent promises à ceux qui donneraient des nouvelles de la jeune fugitive. Des courriers partirent vers toutes les provinces, et bientôt l'empire entier chercha la belle Lon-Foo demandée en mariage par l'empereur.
Le bruit de l'aventure arriva jusqu'aux oreilles de Li-Tso-Pé, qui était allé défendre les frontières menacées par les Mongols. Le jeune homme, mordu au cœur par l'inquiétude, quitta aussitôt son poste et reprit la route de Nankin.
Cependant on était sur la trace de Lon-Foo; ses vêtements avaient été retrouvés chez le marchand d'habits, qui avait donné la description du costume pris par elle. On apprit aussi qu'une vieille batelière du fleuve Bleu avait été subitement remplacée par une jeune fille d'une beauté extrême.
L'empereur fut donc informé que celle qu'il cherchait était sans doute cette jeune batelière dont personne ne connaissait l'origine.
Hoaï-Tsong voulut se convaincre par lui-même et, sous un déguisement, il se rendit au bord du fleuve, à l'endroit qu'on lui indiqua.
Au moment où l'empereur s'approcha du chan-pan, Lon-Foo, étendue à l'ombre de la cabine, chantait à demi-voix une chanson qu'elle avait composée en songeant à Li-Tso-Pé. L'empereur prêta l'oreille et entendit ceci:
«Depuis que tu m'as quittée, je n'habite plus sur terre. Pendant le jour et pendant la nuit, l'eau limpide du fleuve Bleu me berce.
«Le souffle de l'automne a changé la verdure en or. Où donc est le temps où nous causions à travers les branches, tandis que les feuilles jaunies tombaient légèrement?
«Tous les trésors de l'empereur valent-ils le devoir accompli? Toute sa puissance pourrait-elle effacer la promesse faite aux morts?
«Où donc es-tu? Que fais-tu pendant que mes larmes, goutte à goutte, tombent dans le fleuve?»
—Bien, dit l'empereur lorsque Lon-Foo eut cessé de chanter. Je sais maintenant pourquoi elle s'est enfuie et me dédaigne.
Il entra dans la barque et Lon-Foo se releva vivement.
—Jeune fille, veux-tu me conduire sur l'autre rive? dit-il.
—Certainement, seigneur, répondit Lon-Foo, n'est-ce pas mon métier de traverser le fleuve à toute heure?
—Ce métier ne me semble pas digne de toi, dit l'empereur.
—Il me convient beaucoup et je serais incapable d'en exercer un autre, dit Lon-Foo, en éloignant le bateau du rivage.
—Ces jolies mains blanches comme le jade ne sont pas faites pour serrer ces rames grossières. Ce ravissant visage doit craindre les morsures du soleil, continua Hoaï-Tsong. C'est à l'abri du palais impérial qu'il devrait s'épanouir; c'est un sceptre d'or et de pierreries qui devrait charger cette main délicate.
En entendant ces paroles, Lon-Foo devint très pâle et regarda avec épouvante l'homme assis en face d'elle.
—Tu te moques, seigneur, dit-elle d'une voix tremblante, une pauvre paysanne comme moi! Je serais une tache d'encre sur du satin blanc.
—A quoi bon dissimuler plus longtemps, Lon-Foo? dit tout à coup l'empereur. Pourquoi as-tu fui depuis deux mois? Pourquoi te caches-tu quand je te cherche, en bouleversant tout l'empire?
—Dieu du ciel! tu es l'empereur!... s'écria la jeune fille qui lâcha les rames et joignit les mains.
—Pour tous, je suis l'empereur, dit Hoaï-Tsong; pour toi, je suis seulement un ami.
—Aie pitié de moi, grand empereur! s'écria Lon-Foo en se jetant à genoux.
—Quoi donc! dit Hoaï-Tsong, est-ce ainsi que tu m'accueilles?
—Je ne suis pas digne de cette faveur, dit la jeune fille; l'honneur que tu me fais m'écrase. Je t'en conjure, ne t'occupe plus de moi.
—J'ai entendu ta chanson tout à l'heure, dit l'empereur en fronçant le sourcil. Ton fiancé est loin, disais-tu; il serait mort si je savais son nom: efface ce nom de ta mémoire et essuie tes larmes; je vais te conduire dans mon palais et te placer parmi mes épouses. La résistance est inutile, je suis le maître.
—Hélas! murmura Lon-Foo, je suis perdue!
L'empereur fit un signe; aussitôt les rivages se couvrirent de monde, une musique joyeuse éclata soudain; des jonques pavoisées, ouvrant comme une aile leur grande voile en nattes de bambou, s'avancèrent de tous côtés, chargées de mandarins et de hauts fonctionnaires en costumes de cérémonie.
En se voyant la prisonnière de cette foule, soumise à l'empereur, Lon-Foo, désespérée, leva les yeux au ciel.
—Mon cher Li-Tso Pé! s'écria-t-elle, Dieu veuille que nos âmes se rejoignent un jour, car dans ce monde nous ne nous reverrons plus!
Et d'un bond elle s'élança dans le fleuve.
L'empereur poussa un cri terrible.
Les jonques arrivèrent rapidement, plusieurs hommes se jetèrent à l'eau et plongèrent. Hoaï-Tsong ne quittait pas des yeux la place à laquelle Lon-Foo avait disparu.
—Là, cherchez là.... disait-il.
Les plongeurs reparurent, puis plongèrent de nouveau.
Plusieurs minutes s'écoulèrent qui semblèrent des siècles aux assistants. L'empereur trépignait de rage et de douleur.
Ce ne fut qu'au bout d'une heure que l'on ramena la jeune fille à la surface de l'eau. Elle avait cessé de vivre.
Au moment où le cadavre de Lon-Foo était déposé sur le rivage, un guerrier tout armé arriva au grand galop de son cheval; il mit pied à terre et se fit jour à travers la foule.
En apercevant Lon-Foo étendue sans vie sur la rive, il poussa un cri et s'agenouilla près de la jeune fille.
—Ah! mon amie, s'écria-t-il, tu as tenu ta parole, tu es morte pour rester fidèle à ta promesse, et voici que tu es comme une fleur du printemps surprise par la gelée blanche: je n'aurais pu te sauver de l'empereur, mais j'arrive assez tôt pour mourir avec toi; ta main est tiède encore, ton âme attend son compagnon de voyage et voltige auprès de nous.