Le paravent de soie et d'or
Ne sois pas impatiente, ma douce Lon-Foo, me voici!
Un instant, on vit briller un glaive, puis un ruisseau de sang coula sur le sol.
—Je ne demande qu'une grâce à l'empereur, qu'il me fasse ensevelir auprès de celle qui est morte pour moi, dit Li-Tso-Pé en expirant.
L'empereur se tenait debout, les bras croisés, mordant ses lèvres, cachant sa colère et sa douleur à toute cette foule. Il regardait avec haine le cadavre de ce jeune homme qui lui avait été préféré.
—Faut-il accéder au désir du mort et faire enterrer les deux fiancés côte à côte? demanda un mandarin.
—Non, je le défends! dit l'empereur d'une voix brève.
Puis il s'éloigna et rentra dans son palais.
Peu de temps après cette aventure, les Mongols envahirent le territoire de la Chine. Hoaï-Tsong, détrôné, se tua. Ce fut le dernier souverain de la dynastie des Mings.
On peut voir encore, dans le vieux cimetière de Nankin, les sépultures de Lon-Foo et de Li-Tso-Pé. Chacune des deux tombes est ombragée par un magnifique acacia. Elles sont assez éloignées l'une de l'autre, mais les deux arbres ont étendu leurs branches qui se sont rejointes et entrelacées.
LE FRUIT DÉFENDU
C'était à Canton. Une nouvelle année commençait la neuvième du règne de l'empereur Tao-Kouang. Une foule compacte et joyeuse cachait presque entièrement le sol de la rue des Marchands-de-Lanternes, qui est cependant la plus large de la ville.
Sous les rayons perpendiculaires du soleil, car on était à la douzième heure, les vives couleurs des calottes neuves, les miroitements des soies fraîches, les scintillements des bijoux grossiers, formaient comme les vagues d'un fleuve jonché de fleurs, entre les façades jaunes des maisons, décorées de banderolles jusqu'à leurs toitures, à l'angle desquelles des dragons verts éclataient de rire.
Le premier jour de l'année, des vendeurs ambulants s'établissent dans la rue des Marchands-de-Lanternes et y répandent, le long des maisons, d'éblouissantes merveilles, que le peuple achète ou contemple. Ce sont des jades délicatement sculptés et transparents comme des ongles de princesse, des monstres de bronze grotesques et charmants, dont les gros yeux de porcelaine peinte regardent fixement; puis des coffrets de laque, de petites figures en or, des peintures historiques ou fabuleuses, encadrées de bambous et de perles, de la toile d'ortie, exportée de Nankin, une grande quantité de meubles somptueux et de costumes magnifiques vendus par les personnes riches qui dédaignent les objets vieux de plus de douze lunes, et mille choses encore.
Cette année-là, l'affluence des marchands et la richesse des marchandises étaient telles que les plus vieux habitants de Canton déclaraient qu'ils n'avaient jamais rien vu de pareil; les enfants criaient d'étonnement en levant les bras au ciel; les femmes, émues et timides, mordaient le bout de leurs ongles en inclinant coquettement à gauche leurs petites têtes ornées de plumes. Mais la foule était si épaisse et si agitée qu'on ne pouvait admirer longtemps la même chose, et plus d'un acheteur qui marchandait rêveusement un éventail orné de caractères, se trouvait tout à coup cet éventail à la main, devant un étalage de vieilles monnaies et d'armes anciennes, poursuivi par les hurlements du marchand frustré.
Ce vaste amas de promeneurs avait une ondulation molle, un balancement sans cahots, car chaque personne se laissait pousser sans résistance. A la moindre impulsion, venue de près ou de loin, tout le monde obéissait machinalement; celui qui aurait formé la résolution audacieuse de se diriger vers un but, ou seulement d'aller dans un sens plutôt que dans l'autre, aurait fort risqué de laisser en chemin la meilleure partie de sa toilette et même quelques-uns de ses membres.
Ce double malheur menaçait évidemment le riche et honorable libraire Sang-Yong, héros de cette histoire.
Ce jeune homme de trente ans et sept lunes, d'une tenue irréprochable et d'une figure si aimable qu'on ne pouvait la considérer un instant sans être pris d'un rire immodéré, absolument contraire aux convenances, ce jeune homme semblait la proie d'une idée fixe; vif et prompt, malgré son embonpoint déjà respectable, il se démenait de toutes ses forces, trouant la foule des coudes, des poings, du front vers les étalages de costumes où se vendait la défroque des grands personnages: il jetait un regard avide parmi les laines et les soies de toutes couleurs, puis, comme découragé, s'éloignait en soupirant.
Au moment où il allait atteindre la dernière et la plus somptueuse boutique d'habillements, deux hommes à cheval se montrèrent tout à coup au coin de la rue des Tam-Tam, repoussant la foule à coups de bâton, et criant à tue-tête: Là! là! là! C'étaient les avants-coureurs d'un cortège magnifique, qui devait traverser dans sa largeur, la rue des Marchands-de-Lanternes; l'illustre mandarin Tchin-Tchan, gouverneur de Canton, allait faire sa visite de commencement d'année au vice-roi Koua-Pio-Kouen. Dès que la foule fut suffisamment écartée et comme coupée en deux tronçons, de nombreux domestiques, portant des petits cochons rôtis au bout de grandes piques de bois, s'avancèrent rapidement et traversèrent la rue, ensuite parut une chaise à porteurs, magnifiquement dorée et ouverte de toutes parts, où le gouverneur Tchin-Tchan était assis, vêtu de jaune, immobile, imposant; derrière lui marchaient les porteurs de lanternes, de bannières, de parasols; le cortège entra dans la rue des Pharmaciens, et la foule se referma.
Sang-Yong avait regardé l'illustre mandarin avec un enthousiasme étrange; quelqu'un l'avait entendu se dire tout bas, à lui-même:
—Non! le Fils-du-Cid n'en a pas de plus belle! Quand le cortège eut disparu, le libraire continua de se diriger vers la dernière boutique de costumes; il parvint à s'en approcher, après avoir tourné deux ou trois fois sur lui-même. Il commença d'en inspecter l'étalage, d'un air qui s'efforçait de paraître indifférent; mais cette ruse ne trompa point le marchand.
—Quelle est la chose que tu cherches parmi mes merveilles, dit-il, et que tu parais ne pas trouver? Il faut croire que la chance ne conduit pas ton œil sur l'objet que tu désires.
Sang-Yong regarda rapidement autour de lui comme pour s'assurer que personne de l'épiait.
—As-tu une robe jaune? dit-il très vite et très bas. Le marchand leva les bras au ciel:
—Une robe jaune! s'écria-t-il d'une voix épouvantée; qu'oses-tu demander? L'empereur lui seul, et ceux qui le représentent dans les diverses capitales de la Patrie du Milieu, ont le privilège de porter des robes de cette couleur. Sais-tu à combien de coups de bambou s'exposerait ton dos en portant le plus petit morceau d'étoffe jaune, et de quelle peine je serai passible moi-même si je consentais à t'en vendre?
Sang-Yong, très effrayé, s'efforçait en vain d'imposer silence au marchand.
—Crois-tu d'ailleurs, ajouta celui-ci en criant plus fort, que si je n'étais pas arrêté par la crainte du châtiment, je ne le serais pas par le respect que je dois au Fils-du-Ciel et au mandarin Tchin-Tchan?
Mais, tout à coup, baissant la voix:
—Reviens ce soir à cette place même, dit-il, dès que la cloche aura sonné l'ordre d'éteindre. Je te conduirai chez moi et tu auras une robe jaune, fraîche et resplendissante comme les robes de l'Empereur.
Sang-Yong fit un signe de tête et s'éloigna tout joyeux.
—Enfin! murmura-t-il en cachant ses mains dans ses manches, ce que j'ai tant désiré va s'accomplir bientôt!
Il passa le reste de la journée à acheter de grands miroirs d'acier poli et à les faire transporter dans sa maison.
Sang-Yong avait été favorisé par Sho-Shé-l'Étoile-Immortelle-génie pour lequel il avait une dévotion particulière; son commerce de librairie avait réussi au delà de ses espérances; il était doué d'un caractère joyeux, d'une bonne santé et d'un appétit considérable qu'il satisfaisait journellement par les mets les plus délicats.
Cependant il n'était pas heureux. Une idée singulière s'était un jour emparée de son esprit et ne l'avait plus quitté. Il s'était avoué qu'avec toute sa fortune et tout son appétit il resterait toujours un marchand vulgaire, que son manque d'éducation l'empêcherait d'arriver à aucun grade élevé, et il aurait donné tout son appétit et toute sa fortune pour être Mandarin.
Il garda cette pensée pendant un an, mangeant moins, riant moins, le front voilé d'un souci constant; puis il raisonna son idée froidement, et se demanda ce qu'avaient de plus que lui les Mandarins qu'il enviait. Cette réponse saugrenue se présenta à son esprit: « Ils portent une robe jaune! Toi, si tu portais une robe jaune, tu recevrais, selon la loi, cent coups de bambou sur les épaules.» Il ne trouva pas d'autre motif à son ambition, et dès lors, un fatal désir se glissa dans son cœur. «Il me faut une robe jaune, répétait-il, nuit et jour. Je m'enfermerai dans ma chambre que j'aurai fait garnir de glaces limpides, j'allumerai un grand nombre de lanternes, je revêtirai chaque soir ma robe jaune; et je me regarderai dans les miroirs, et je ne recevrai pas de coups de bâton.» Souvent aussi, il se disait: «Je suis fou! que m'importe une robe jaune?» Néanmoins, il en cherchait une avec un acharnement sans trêve.
Quand la huitième heure eut sonné, il se trouva, tout ému, à la place que lui avait indiquée le marchand de costumes. Celui-ci, qui attendait le libraire, se mit à marcher silencieusement, et Sang-Yong le suivit. Ils passèrent par des rues étroites, boueuses, et pénétrèrent enfin dans une petite boutique sale et laide. La robe jaune était belle, presque neuve; le marchand en demanda deux onces d'or, qui lui furent données sans objections, et Sang-Yong rentra chez lui fort satisfait.
Le soir même, à la lueur de quinze lanternes, quatre ou cinq glaces bien fourbies lui montrèrent l'image éclatante de la robe de satin jaune où le Dragon à cinq griffes apparaissait brodé en rouge sur la poitrine; et la petite personne rondelette du libraire, avec sa face à triple menton, vermillonnée par la bonne chère et l'abus de vin de riz, faisait un divertissant contraste à ce pompeux habillement.
Sang-Yong, extasié, rayonnant, marchait dans sa chambre avec dignité; il faisait frissonner et grincer son costume, qui, saisissant dans ses plis lisses les mille lueurs des lanternes, les réverbérait en rayons jaunes; il disait:
—Je suis très bien, je suis un mandarin.
Il regardait sa propre image dans les quatre ou cinq miroirs, et ajoutait gravement:
—Voici d'autres mandarins, non moins beaux que moi-même, qui viennent me visiter; faisons-leur accueil selon les rites consacrés.
Alors se dirigeant tour à tour vers chaque miroir, il joignait les mains et les élevait devant sa poitrine, selon la règle du salut appelé le Kong-Tchao; puis, accomplissant le deuxième salut qu'on nomme le Tso-I, il s'inclinait profondément, les mains jointes; puis, il pliait les genoux sans les poser à terre, comme le Tsa-Sien l'ordonne, et enfin s'agenouillait, obéissant à la coutume du Tsien.
Mais, pensait-il, ces modes de révérences ne sont peut-être pas assez respectueux pour d'aussi respectables personnages; acquittons-nous du Ko-Tao, qui exige que l'on frappe une fois la terre de son front après s'être agenouillé; du San-Kao, qui demande que l'on mette trois fois de suite ses cheveux dans la poussière du parquet, et n'oublions pas le Sou-Kao, qui n'est autre chose que le San-Kao répété deux fois.
Et l'honnête libraire, agenouillé devant les miroirs, saluait en effet ses hôtes imaginaires. Il ne se coucha point avant d'avoir entendu passer la quatrième ronde des veilleurs de nuit, qui entrechoquent bruyamment des petites planchettes de bois, et quand, vaincu par le sommeil, il se jeta sur son lit, sans quitter d'ailleurs sa belle robe, il eut un rêve où il se vit reçu par l'empereur, dans la plus magnifique salle du palais de Pékin, et accomplissant, devant le Fils-du-Ciel, à peine plus brillant que lui-même, la plus solennelle des salutations: le San-Koui-Kiou-To!
Durant trois lunes, Sang-Yong ne se sépara point de son brillant costume; quand les affaires de son négoce l'obligeaient à paraître dans sa boutique, ou quand les promenades nécessaires pour conserver sa santé et pour entretenir son appétit, enfin revenu, le conduisaient dans les rues de la ville, il jetait sur ses épaules une seconde robe, noire ou grise; mais sous ce vêtement méprisé il portait sa robe jaune, dont il entendait en marchant frémir les plis somptueux, et qu'il tâtait souvent avec délices.
Un matin de printemps, il sortit avant la dixième heure, car le ciel, admirablement pur, invitait à de longues promenades. Il traversa la vieille ville tartare, où il demeurait, et, après avoir franchi la porte du Sud, entra dans la ville chinoise, qu'un long mur transversal sépare de la cité ancienne interdite aux barbares. Il atteignit rapidement l'enceinte de Canton et se dirigea vers la Rivière-des-Perles. Malgré l'heure peu avancée, la rive septentrionale du fleuve était encombrée et bruyante; la foule s'y démenait, achetant et vendant.
Sur l'eau, mille embarcations couraient légèrement, s'évitant l'une l'autre avec adresse et rapidité; de grands bateaux chargés de légumes et de poissons, ou portant des bestiaux qui mugissent d'inquiétude, attendaient que de longs—radeaux qui flottaient lentement, appesantis par des cargaisons de bambous, leur laissassent le passage libre. La coque haute et bombée, comme la poitrine des cigognes, la voile ouverte et tendue comme l'aile des hannetons, des jonques guerrières, à l'ancre, se tenaient immobiles, et leurs pavillons bariolés ondulaient au vent; il y avait aussi des bâtiments marchands qui viennent du nord, et qui sont peints de blanc, de noir et de rouge; ils portent à l'avant une tête de poisson sculptée, aux énormes yeux stupéfaits, que surmontent, en guise de sourcils, deux longues cornes menaçantes, et leur voile en natte, largement déployée, ressemble à un immense éventail.
Sang-Yong s'arrêta, considérant en silence cette agitation, et songeant au bel effet qu'il produirait sur la foule s'il apparaissait tout à coup dans sa magnifique robe; mais quelques soldats de police, qui se promenaient lentement leur pique à la main, lui remirent en mémoire les terribles coups de bâton.
Après avoir cherché un instant du regard, il fit signe à un batelier qui se hûla de rapprocher sa barque du rivage:
—Traverse le fleuve en le remontant un peu, dit le libraire, quand il se fut commodément installé sous le pavillon de natte.
Pour éviter la foule des navires marchands, la barque passa par la ville flottante des Bateaux-des-Fleurs, qui forment des rues, des places, des carrefours pleins de reflets toujours frissonnants. Sang-Yong soupira en regardant les treillis verts des maisons de bambous, les banderolles joyeuses, les lanternes pendantes, les ornements de papier doré et de plumes de paon, et surtout les petites terrasses où il avait fumé si souvent de longues pipes d'opium: «Qu'il serait doux de s'asseoir là, vêtu de jaune, au milieu d'un cercle méprisable de marchands!» se disait-il.
Après avoir dépassé les Bateaux-des-Fleurs, la barque toucha terre de l'autre côté de la rivière. Sang-Yong s'enfonça dans la campagne: il longea la longue pagode Haï-Tsioun-Tsée, les palissades de laque rouge des élégantes habitations d'été enfouies sous des touffes de fleurs, et atteignit enfin un petit bois de jeunes cèdres où il s'arrêta pour goûter la fraîcheur douce de l'air. Il était seul, invisible. Il songea que la lumière du jour ne l'avait jamais admiré vêtu de son costume superbe; violemment, il rejeta sa robe noire et apparut magnifique. Le soleil dardait ses rayons à travers les branches, pour mieux le voir; les oiseaux chantaient sa gloire; les cèdres frémissaient, stupéfaits.
Tout à coup, deux petits rires, clairs et joyeux, éclatèrent à quelques pas de Sang-Yong; toute la personne du libraire vêtu de jaune prit une expression d'épouvante si parfaitement comique, que les jeunes rires, s'il en avait été le sujet, eussent doublé de rapidité, comme une cascade dont la pente augmente. Cependant, il s'aperçut bientôt qu'on ne s'occupait pas de lui; les voix riaient, parlaient, puis riaient encore.
Tranquillisé, il s'approcha de l'endroit d'où s'envolait le bruit, car il aurait affirmé que ce rire sortait de jolies bouches. Il se trouva soudain devant une palissade de bambous peints, que les cèdres lui avaient d'abord cachée, et au delà de laquelle fleurissait un jardin d'une élégance merveilleuse.
Ces allées, irrégulières et entortillées comme des lianes, étaient pavées de pierres lisses, différentes de contours et de couleurs, qui formaient des dessins agréables. Des lions de porcelaine étaient assis, la gueule ouverte, à l'entrée de petits ponts de marbre qui franchissaient des lacs artificiels.
Au milieu de rochers factices, aux aspects bizarres et invraisemblables, de minces cascades glissaient sur la mousse et de tous côtés s'écoulaient vers le lac. Dans des vases imitant des dragons, des éléphants et des monstres fantastiques, les fleurs-de-lune et les marguerites jaunes s'épanouissaient, précieusement soignées; tandis que la large pivoine, justement appelée l'impératrice des fleurs, éclatait dans les parterres, éblouissant les yeux. Les arbres étaient rares et bien taillés; il y avait des dragonniers sanglants et des cédratiers pales, et aussi quelques orangers parfumés qui commençaient à fleurir; le vent faisait tomber dans les lacs des pétales de roses et agitait doucement le panache léger des bambous noirs.
Sang-Yong contemplait ce jardin avec admiration; il lui semblait qu'il devait avoir été tracé sur le plan diminué des jardins impériaux de la Ville-Défendue.
Les voix qui s'étaient éloignées un instant se rapprochèrent de nouveau; le libraire vit apparaître une jeune fille qui marchait avec peine, les bras étendus pour ne pas perdre l'équilibre, et se divertissait à jeter en l'air du bout de son petit pied, un grand volant qu'elle ne laissait jamais retomber à terre. Elle portait une double robe de damas vert clair, brodée d'or, et, en jouant, elle laissait voir quelquefois un pantalon de satin rose. Son visage était fardé avec soin; des perles et des fleurs se mêlaient aux trois nattes qui pendaient, l'une sur son dos, les deux autres sur sa poitrine. Une petite servante la suivait, portant un parasol.
Les deux jeunes filles riaient ensemble, avec familiarité, des évolutions du volant; mais tout à coup leur gaieté se changea en un grand chagrin: le volant était tombé dans l'un des petits lacs artificiels.
—Oh! Oh! A-Tei, s'écria la jeune maîtresse en voyant le volant dans l'eau, ma mère s'apercevra que nous sommes sorties de notre jardin réservé. Tu es méchante de m'avoir entraînée par ici.
La jeune fille essaya de rattraper le volant avec son éventail.
—Prends garde, prends garde, dit A-Tei. Si tu tombais à l'eau, je ne pourrais pas te repêcher, et on te verrait beaucoup mieux que le volant. Que répondrais-je à ta vénérable mère, qui ne manquerait pas de me dire: «Où est la noble Princesse-Blanche, vilaine A-Tei? Qu'as-tu fait de Princesse-Blanche? Viens ici que je te fouette.» Ne te noie pas, maîtresse, je n'ai pas envie d'être fouettée.
—Tu ris, s'écria Princesse-Blanche; je ne veux pas que l'on rie tant que je verrai le volant sur le lac.
—C'est bien, méchante maîtresse, je vais me jeter à l'eau, le volant enfoncera.
—Tu me donnes une idée, dit Princesse-Blanche; lançons des pierres sur le volant.
—Les pierres tomberont au fond, mais le volant qui a des plumes bleues et vertes remontera sur l'eau pour nous taquiner.
—Tu crois, petite?
Derrière la palissade, Sang-Yong brûlait d'envie d'aller au secours des deux jeunes filles; il hésitait ne sachant de quelle façon, ni sous quel costume se présenter. Il pensa à remettre sa robe noire, mais il ne pût supporter l'idée de paraître si mal vêtu à de si belles personnes; il se décida donc à rester habillé de jaune, pensant bien que des femmes n'auraient pas l'œil perspicace des soldats de police, et pour attirer l'attention, il chanta sur un rhythme élégant:
«Deux belles jeunes filles sont bien embarrassées parce que leur volant est tombé au milieu d'un grand lac. Mais le mandarin Sang-Yong, qui se promène dans le petit bois de Cèdres, offre de faire cesser leur chagrin.»
Princesse-Blanche cacha vivement son visage derrière son éventail: A-Tei, moins timide, regarda Sang-Yong.
—Faut-il lui répondre? demanda-t-elle à sa maîtresse.
—Quel air a-t-il? dit Princesse-Blanche.
—C'est un noble jeune homme, en costume de cérémonie; sa figure, un peu comique, ne laisse pas que d'être agréable, et je prendrais volontiers cette figure-là pour mari.
—Folle! répondit Princesse-Blanche; mais on ne peut se dispenser de répondre avec politesse à un mandarin; dis-lui mon nom, puisqu'il m'a dit le sien; et dis-lui que je le remercie de son offre, quoique je ne puisse pas l'accepter.
A-Tei se tourna vers Sang-Yong.
—Honorable mandarin, dit-elle, ma maîtresse m'ordonne de te dire qu'elle s'appelle Princesse-Blanche, que sa mère s'appelle Tsing, et que son père est l'illustre Tchin-Tchan, gouverneur de Canton. Moi, je m'appelle A-Tei, j'ai dix sept ans et je ne suis pas mariée. Nous te remercions et nous acceptons ton offre avec empressement.
Au nom de Tchin-Tchan, le visage de Sang-Yong avait pâli.
—A-Tei, A-Tei! dit Princesse-Blanche, ce n'est point cela que je t'ai ordonné de dire.
—Pardon! pardon! maîtresse, je vais lui expliquer que je me suis trompée.
—Et conseille-lui de se retirer, ajouta Princesse-Blanche; car il n'est pas convenable qu'un homme se promène ainsi près de deux jeunes filles.
—Honorable mandarin, dit A-Tei à Sang-Yong, ma maîtresse m'ordonne de te faire entrer, afin que ta bonté retire le volant de l'eau.
—Petite misérable, c'est moi qui te ferai fouetter!
—Ah! maîtresse, il est si joli....
Princesse-Blanche regarda à travers les branches de son éventail, tandis que A-Tei ouvrait une petite porte cachée dans la palissade; elle faillit éclater de rire en apercevant la figure réjouie et bouffonne du bon libraire.
—A-Tei, dit-elle, a des goûts singuliers.
Lorsque Sang-Yong fut entré, il adressa mille salutations à la noble jeune fille, qui commanda à sa servante de les lui rendre; puis il cassa une tige de bambou et il se disposa à rattraper le volant. D'abord, il ne réussit qu'à l'éloigner; mais en le chassant ainsi il le rapprochait de l'autre rive; il passa un des petits ponts de marbre, et délicatement, entre deux ongles, il saisit le jouet. A-Tei frappait ses mains l'une contre l'autre en disant:
—Voilà un mandarin très adroit.
—Il faut lui rendre grâce, dit tout bas Princesse-Blanche, et nous retirer bien vite dans l'appartement intérieur, en le priant de ne jamais revenir dans le petit bois de Cèdres.
—Ma maîtresse te prie de revenir demain dans le petit bois de Cèdres, afin que nous puissions jouir encore de l'honneur de ta compagnie.
—Je te ferai couper la langue! murmura Princesse-Blanche, en s'éloignant rapidement.
Sang-Yong s'était remis à saluer; quand il releva la tête, la noble jeune fille avait disparu, mais il put voir encore, à travers les branches, l'espiègle visage d'A-Tei qui lui souriait de loin.
Le libraire était ivre de joie. Malgré la robe noire qu'il dut remettre, il se croyait un mandarin véritable; sa conviction fut à peine ébranlée, lorsque de retour dans la ville, il vit briller la grande enseigne de sa maison, où on pouvait lire, en caractères d'or:
«Quand les personnes honorables veulent acheter des livres, elles doivent regarder l'enseigne de cette boutique; les marchandises y sont vendues à des prix vrais, on ne trompe ni les enfants, ni les vieillards, dans la boutique de Sang-Yong, qui vend des livres de toute espèce.»
Sang-Yong ferma les yeux pour ne pas être distrait de son rêve; il franchit à talons le seuil de sa maison, encombré de volumes, et courut s'enfermer dans sa chambre, entre les quatre miroirs complaisants. Là, tout le jour, il pensa à la belle Princesse-Blanche, et quand la nuit vint, il rêva qu'il épousait la fille de l'illustre Tchin-Tchan, après avoir été lui-même nommé gouverneur de Canton.
Le lendemain, avant la dixième heure, portant sous sa robe noire son magnifique habillement jaune, faisant triomphalement sonner ses semelles sur les dalles, il partit pour le petit bois de cèdres, et sa joie était extrême. Mais Sho-Shé, l'Etoile-Immortelle, oubliait ce jour-là le libraire Sang-Yong.
Pour éviter les encombrements de la rue des Marchands-de-Lanternes, il avait pris parla rue des Chaudronniers; un pli de sa robe accrocha un chaudron de fer qui pendait à la porte d'un marchand; le chaudron roula dans la rue avec un bruit assourdissant, entraînant à sa suite une grande quantité d'ustensiles sonores. Le marchand parut sur sa porte en criant: Au voleur! Derrière le marchand sortit un petit chien jaune clair, au nez pointu, aux oreilles droites, à la queue frisée et retroussée, qui lança un jappement aigu. Sang-Yong, effrayé déjà parle bruit des chaudrons, ne put s'empêcher, au cri du chien, de faire un mouvement en avant. Sans savoir pourquoi, il se mit à courir; le chien jaune clair courut après lui, avec des aboiements multipliés et furieux. Le marchand suivait le chien; alors tous les marchands et tous les chiens de la rue parurent sur les portes, ceux-ci criant aux oreilles de Sang-Yong, ceux-là hurlant à ses jambes; et bientôt le malheureux libraire eut à ses trousses un long cortège criard de bêtes et de gens. Hébété, étourdi, il courait toujours; des soldats de police, brandissant leurs piques, s'étaient mis eux-mêmes à sa poursuite sans connaître le motif de cette course effrénée, et Sang-Yong crut devenir fou.
Tout à coup, les clameurs qui retentissaient derrière lui changèrent de nature; on ne criait plus, on riait.
—Voyez, voyez, disait-on, il a une robe jaune!
L'infortuné sentit ses cheveux se hérisser, et sa natte frissonner derrière sa tête. En voulant le mordre aux jambes, les affreux chiens avaient saisi dans leurs petites gueules bleues la première robe du fuyard; ils l'avaient déchiquetée, arrachée, dépiécée, en secouant violemment leurs têtes dans tous les sens, et Sang-Yong était apparu dans sa splendeur, hélas!
C'est alors qu'il comprit la nécessité de fuir: il se lança en avant avec épouvante, les bras étendus, la bouche ouverte, et il ne se serait jamais arrêté. Mais la Rivière-des-Perles lui barra tout à coup le chemin; aboyante et hurlante, la foule l'entoura; les soldats de police arrivèrent à leur tour en criant:
—Ne laissez pas échapper cet homme vêtu de jaune, qui outrage le Fils-du-Ciel dans la personne de l'illustre gouverneur Tchin-Tchan!
Et Sang-Yong fut saisi, garrotté, entraîné; ses esprits étaient troublés à ce point, qu'il demanda ce qu'on lui voulait; mais ces mots: «robe jaune», toujours prononcés autour de lui, lui rendirent bientôt la conscience de son crime et de sa situation; alors, plus calme en apparence, mais en soi-même désespéré et maudissant l'ambition, les robes de toutes les couleurs, la noble Princesse-Blanche, la rue des Chaudronniers, les marchands et les chiens, il lui sembla déjà sentir tomber sur ses épaules les terribles coups de bambou, et il se laissa conduire sans résistance à la maison redoutée du grand chef de la justice.
Le soir même de ce jour, si fatal au libraire Sang-Yong, l'illustre Tchin-Tchan, gouverneur de Canton, se promenait avec sa fille et l'espiègle A-Tei, dans le magnifique jardin qui fleurit à côté du bois de cèdres, lorsqu'on lui apporta, de la part du grand chef de justice, un rouleau de bambou, lié par un ruban jaune. Tchin-Tchan déploya le rouleau en disant:
—C'est sans doute une sentence à laquelle il ne manque plus que ma signature.
Et Princesse-Blanche, curieuse, lut tout en marchant, par-dessus l'épaule de son père:
«Le libraire Sang-Yong, saisi dans les rues de Canton revêtu d'un costume dont la couleur est réservée au Fils-du-Ciel et aux grands fonctionnaires de l'empire, est condamné à recevoir cent coups de gros bambou.»
Puis suivait la relation des circonstances dans lesquelles le crime avait été découvert.
—Voilà une singulière histoire, dit le gouverneur, lorsqu'il eut achevé sa lecture; pourquoi cet honnête commerçant s'est-il rendu coupable de ce méfait, sans profit pour lui? Ignorait-il la peine qu'il encourait?
Près de lui, Princesse-Blanche se tordait de rire. Tchin-Tchan se retourna brusquement vers elle.
—Eh! quoi! méchante enfant, s'écria-t-il, tu te réjouis d'une façon aussi immodérée à propos d'un pauvre homme qui va recevoir cent coups de gros bambou?
—Ne me gronde pas, père vénéré, dit Princesse-Blanche, car je puis t'apprendre, moi, pourquoi cet humble libraire s'était ainsi travesti en mandarin.
—Vraiment! tu me ferais plaisir en me disant ce que tu sais.
La curieuse A-Tei, s'était rapprochée de sa maîtresse, celle-ci lui jeta un regard d'intelligence.
—Le mandarin Sang-Yong n'est autre qu'un honnête marchand, fort épris d'A-Tei, dit-elle, il la prenait pour une princesse, et afin d'atteindre son cœur, il s'était fait mandarin.
—L'histoire est plaisante, dit le gouverneur qui ne put s'empêcher de rire, mais le malheureux va payer cher son imprudence.
—Comment! Comment! s'écria A-Tei toute attristée, l'aimable Sang-Yong recevrait-il vraiment cent coups de bambous!
—Il les recevra, dit le gouverneur, la loi est formelle. Ma pauvre A-Tei, s'il survit à sa peine, tu auras un mari bien cassé.
—On meurt donc quelquefois des cent coups de bambous? demanda Princesse-Blanche.
—Très souvent.
—Ah! cher père! dit-elle en le câlinant, tu ne peux cependant pas laisser tuer un homme qui t'a fait rire.
—C'est toi qui as ri.
—Toi aussi, père, et tu ris même encore malgré tes efforts pour te retenir; et puis voudrais-tu faire mourir A-Tei de chagrin?
—C'est vrai que je mourrai s'il meurt! s'écria la servante en éclatant en sanglots.
—La loi s'inquiète bien d'A-Tei, dit le gouverneur.
—Mais, ici, à Canton, la loi c'est toi, dit Princesse Blanche. Je n'aurais jamais cru ton cœur aussi dur, ajouta-t-elle en faisant la moue, et je vais de ce pas me jeter dans le lac; je ne pourrai pas vivre avec l'idée que j'ai ri, d'un homme qu'on a tué à coups de bâton.
—Mais, vilaine enfant, tu sais bien que la grâce d'un criminel ne dépend pas de moi seul, dit le gouverneur.
—Bon! bon! nous savons bien que le Vice-Roi fait tout ce que tu veux.
—Eh bien, nous verrons, dit Tchin-Tchan en souriant.
Et il déchira le rouleau en fibres de bambous. Princesse-Blanche, très joyeuse, sauta au cou de son père et lui caressa doucement la barbe.
—Maîtresse! maîtresse! dit tout bas A-Tei, est-ce que vraiment j'épouserai le libraire?
—Il le faut absolument, dit Princesse-Blanche.
—Quel bonheur! murmura A-Tei dont le visage s'épanouit comme une pivoine au soleil levant.
La jeune servante est maintenant la plus riche marchande de Canton; elle vend à des prix vrais les livres de toute espèce, et Sang-Yong, assis le soir, auprès d'elle, dans l'appartement intérieur, en en face d'une image de Sho-Shé, qui lui a rendu sa faveur, ne regrette nullement sa liberté de garçon. Il a brûlé la robe jaune qui faillit lui être si fatale, mais il conserve ses cendres dans un vase de jade précieux, car c'est à elle qu'il doit la gracieuse femme qui embellit son intérieur.
LE JOAILLIER DE FOU-TCHEOU
Si vous étiez allé en Chine et si vous vous étiez reposé un jour sous un pêcher en fleur, au bord d'un lac ou d'une rivière, vous auriez pu voir subitement filer, avec un cri aigu, une vision éblouissante aussitôt disparue: était-ce une flamme, une étoile, une émeraude vivante? Elle secouait des frissons lumineux et multicolores. Votre œil étonné la cherche çà et là et croit n'avoir rien vu. C'était un oiseau! Le voyez-vous maintenant suspendu à ce long glaïeul qui se balance doucement au-dessus de l'eau? Regardez-le vite, car il songe déjà à repartir. Vous aviez bien vu, c'est un joyau, un feu vivant; dans ce rayon de soleil, il a des scintillements comme les pierreries; ses ailes sont des émeraudes et les plumes de son ventre son teintes dans le sang des rubis. Il a au cou une grosse perle blanche et la toque qui le coiffe est d'un azur incomparable, doux, brillant, métallique. Sa taille est celle d'une hirondelle. Le voici qui quitte brusquement le glaïeul et glisse sur l'eau qu'il égratigne du bout de ses ailes; puis il revient; mais il a une proie au bec; une proie lumineuse comme lui-même; c'est une petite crevette toute humide encore, transparente, qui s'agite en convulsions diamantées; maintenant il passe au-dessus de vous et une goutte d'eau tombe sur votre front levé.
Si, en revenant vers la ville, vous demandez à quelque batelier quel est l'adorable oiseau que vous venez de voir, il vous répondra qu'il se nomme Fei-tsoui, qu'il ne vit qu'aux bords de l'eau et se nourrit de poissons; mais si votre visage lui plaît, si, à votre air et à votre costume, il vous juge digne de son estime, le batelier vous racontera la légende du Fei-tsoui, touchante histoire bien connue sur les rives des fleuves de Chine et que les jeunes filles, en cueillant des bambous, chantent le long de l'eau d'une voix grêle et mélancolique:
«Il y avait dans la province de Fou-Tcheou un honnête joaillier qui vivait paisiblement avec sa femme et ses trois enfants; son commerce n'était pas très étendu, mais il vivait dans l'aisance et était célèbre à cause de la perfection de son travail. Un jour le malheur fondit sur lui; des voleurs s'introduisirent dans sa boutique et prirent tout ce qu'elle renfermait: les pierreries, l'or, l'argent, les perles, et ne laissèrent au malheureux que ses outils désormais inutiles. Le pauvre joaillier faillit devenir fou de douleur, car il se trouvait aussi dépourvu qu'un mendiant, et ses cheveux blanchirent en quelques nuits. Il tâcha de trouver de l'ouvrage, mais tous les emplois étaient remplis et il n'y avait pas de travail pour lui. Alors sa femme prit ses trois enfants et s'en alla mendier par les rues. Un jour le joaillier se promenait tristement au bord du fleuve, songeant à sa malheureuse destinée.—«Hélas! disait-il, je crois que je ferais sagement de m'aller pendre à un clou près de la porte de quelque magistrat, avec mes poches pleines de suppliques recommandant à la charité de ce mandarin ma femme et mes enfants.»—C'était l'hiver, le sentier était couvert de neige, les arbres décharnés et noirs avaient des liserés de givre, la glace immobilisait la rivière. De loin, le joaillier vit quelque chose sur la neige qui brillait au pâle soleil; comme il n'avait pas la vue très bonne, il cligna ses paupières et s'abrita les yeux avec la main.—«C'est un joyau qui sera tombé là, dit-il, je tâcherai de retrouver celui à qui il appartient, je le lui rendrai et, en récompensé, il me donnera peut-être quelques pièces de cuivre.»—Le joaillier pressa le pas, mais, lorsqu'il fut tout près de l'objet brillant, il s'aperçut que c'était un Fei-tsoui mort.—«Ah! dit-il, ce n'est qu'un oiseau mort de froid ou de faim, comme mourront bientôt mes enfants et ma chère femme. Pauvre petite bête! Ta destinée resemble à la mienne; tu mangeais copieusement et lu avais chaud dans ton nid; mais l'hiver est venu glacer la rivière qui te nourrissait et découvrir ton nid si tiède, et te voilà morte; mais du moins tu as gardé jusqu'à la fin ta magnifique parure, tandis que mes beaux vêtements et ceux de ma femme sont depuis longtemps chez le prêteur sur gages.»—Et le pauvre homme tenait l'oiseau mort dans sa-main et admirait ses plumes brillantes. Tout à coup il se frappa le front: « Quelle idée! s'écria-t-il; c'est le maître du ciel qui me l'envoie. »—Il se mit à marcher à grands pas vers sa demeure, en ramassant sur son chemin autant de bois mort qu'il en pût porter.
«Rentré chez lui, il alluma son fourneau depuis si longtemps éteint, puis il regarda autour de lui, comptant sur la Providence pour lui procurer un morceau de métal. Il avisa le marteau de la porte, qui était en cuivre massif. A l'aide d'un outil il l'arracha et le fit fondre au feu; il l'eut bientôt affiné et changé en minces lamelles qu'il tordit de mille façons; il fit un bracelet ramage de cloisons comme les émaux, mais au lieu de pierreries ou de couleurs métalliques, il garnit les intervalles des cloisons avec les plumes du merveilleux oiseau. Alors il alla porter l'étrange bracelet à un mandarin dont le goût était célèbre; le mandarin le regarda curieusement, l'admira beaucoup et l'acheta. Le joaillier exécuta d'autres bijoux semblables, qui se vendirent; il remplaça le cuivre par de l'argent et de l'or; bientôt la mode de ces charmants joyaux devint générale; l'impératrice en voulut avoir et fit venir à Pékin l'heureux joaillier, qui acquit une fortune immense et n'oublia jamais le petit oiseau mort sur la neige.»
Il y a bien longtemps que le joaillier de Fou-Tcheou dort dans un beau cercueil de cèdre, et que ses trois fils, qui continuèrent sa charmante industrie, sont allés le rejoindre; mais la tradition a conservé, comme elle conserve tout en Chine, le procédé de fabrication de ces bijoux en plumes, et on les exécute aujourd'hui avec la même perfection que jadis.
Entre de fines cloisons d'or qui dessinent le contour d'une fleur, d'un papillon, d'une mouche, les plumes resplendissantes sont si artistiquement enchâssées qu'elles ont pour l'œil l'aspect du métal; mais il n'y a pas d'émaux métalliques, aussi parfaits qu'ils soient, qui approchent de cet éclat, de cette fraîcheur, de ce charme étrange; la turquoise semble un mince terme de comparaison pour ces bleus célestes, inimitables; l'émeraude est froide à côté des miroitements sombres et clairs de ces plumes vertes, et il n'est pas de coraux qui atteignent à la finesse de ces rouges. La particularité la plus extraordinaire et la plus inattendue de ces bijoux chinois, qui éveillent l'idée d'une fantaisie frêle et passagère, c'est qu'ils sont d'une solidité extrême.
L'IMPÉRATRICE ZIN-GOU
C'est le soir; le palais impérial s'endort: les gardes veillent; tout est tranquille.
Invisible, cependant, un homme a franchi les murailles, se glisse par les cours et les jardins, et voilà que, brusquement, il pénètre chez l'Impératrice, endormie déjà.
Dans la chambre, parfumée comme un temple, les lampes brûlent, voilées de soie. L'homme s'avance sans hésiter; sous son pas le parquet craque et l'Impératrice s'éveille, en sursaut, mais sans un cri.
Elle regarde l'homme, le reconnaît. C'est le beau général Také-Outsi-No-Soukouné. Il est en habit de bataille, tout souillé de poussière et de sang mal essuyé.
D'un geste fébrile, elle arrache la moustiquaire de gaze, bondit près de lui, belle, grande, gracieuse dans ses pales et longs vêtements nocturnes.
—Toi ici! s'écrie-t-elle, loin du combat! Qui est-il arrivé? La défaite?
Také-Outsi se prosterne.
—Non, princesse, dit-il, mais pis que cela.
—Quoi? Quoi donc?
—Le descendant des dieux, le sublime Empereur, ton époux est mort.... Il combattait à la tête de ses guerriers, les conduisant à la victoire. Une flèche coréenne l'atteignit.... Il est retourné dans le séjour céleste.
—Ah! mes pressentiments! s'écrie l'Impératrice, en crispant ses doigts dans sa longue chevelure éparse, l'avis surnaturel qui me fut donné que le maître du Japon ne devait pas marcher en personne contre ce peuple!... Tsiou-Aï-Teno n'a pas voulu me croire et il n'est plus! il a quitté la terre, l'époux héroïque, le fils du Prince des Guerriers, celui qui, par piété filiale, rassembla plus de cent mille oiseaux blancs, l'âme de son père s'étant réfugiée dans le corps d'un sira-tori, le héron aux grandes ailes! Où est-elle, à son tour, l'âme du fils si tendre? Hélas! hélas! où est-elle?
Mais, subitement, l'Impératrice s'apaise, secoue sa tête fière et fait signe au général de se relever.
—Alors tout est perdu, dit-elle, la victoire nous échappe.
—Rien n'est perdu, ô ma souveraine, dit Také-Outsi, qui reste agenouillé, tout est suspendu seulement. J'ai emporté le corps du Mikado dans mes bras, je l'ai couché sous sa tente, disant qu'il était seulement blessé, qu'il guérirait: puis, le confiant à des gardiens, qui paieraient de leur vie la moindre indiscrétion, je suis parti en secret, et, semant ma route de chevaux morts, arrivé jusqu'à vos pieds.
Le beau guerrier lève les yeux vers la reine charmante, qui, la tête inclinée, le regarde aussi. Elle lit dans celte âme ardente, l'héroïsme, le génie, le dévouement, la tendresse peut-être! Et elle, à la fois toute-puissante et si faible, comprend qu'appuyée sur un cœur pareil, elle peut devenir redoutable, invincible. Un sentiment étrange et tout nouveau frémit en elle, fait d'ambition et de courage. Comme si l'âme de son époux était venue renforcer la sienne, elle se sent prête à affronter tous les dangers, elle, la coquette, la nonchalante, qui tremblait au moindre présage!
—Merci, chef illustre, dit-elle à Také-Outsi, tu as fait ce qu'il fallait faire. Le Mikado vit toujours, il n'est que blessé. Demain nous irons le rejoindre au camp. C'est moi qui le remplacerai. Nous marcherons à la victoire. Toi, Také-Outsi, sois le soutien de l'Empire, je te donne le titre de Nai-Daï-Tsin.
Depuis plusieurs jours, l'illustre Impératrice Zin-Gou est en route. Také-Outsi l'accompagne, et une troupe nouvelle, qu'elle emmène pour renforcer l'armée, la suit.
Les lanciers marchent d'abord, cuirassés, coiffés du casque à visière, évasé autour de la nuque et orné au-dessus du front d'une sorte de croissant de cuivre, la lance au poing, un petit drapeau planté derrière l'oreille gauche; les archers viennent ensuite, le front ceint d'un bandeau d'étoffe blanche, dont les bouts flottent en arrière, le dos hérissé de longues flèches, tenant à la main le grand arc laqué. Un nouveau corps d'archers est joint à ceux-ci et les soldats qui le composent portent un arc de forme singulière, à l'aide duquel on lance des pierres et qui est d'invention récente.
Les hommes de pied s'avancent après eux, armés de hallebardes, de glaives à deux mains, de haches: ils ont le visage couvert de masques noirs et grimaçants, hérissés de moustaches et de sourcils rouges, des casques ornés d'antennes de cuivre ou de grandes cornes de cerfs; d'autres se cachent sous un capuchon de mailles qui ne laisse voir que leurs yeux. Et au-dessus de ces troupes en marche, on voit osciller tout un fouillis de bannières et d'insignes des formes les plus variées.
L'Impératrice, sur un beau cheval, dont la crinière tressée forme comme une crête, les pieds dans de grands étriers ciselés, marche la première, et l'on arrive ainsi au bord d'une rivière appelée Matsoura-Gawa.
Alors la belle Zin-Gou ordonne une halte. Elle est femme toujours, et une idée singulière lui est venue: elle veut pécher à l'hameçon dans cette rivière.
Debout sur un petit tertre, elle jette la ligne et dit à voix haute:
—Si je dois réussir dans mon entreprise, l'amorce sera mordue, sinon elle restera intacte.
Un grand silence règne; tous les regards sont fixés sur la légère bouée flottant sur l'eau. La voici qui oscille et danse; la souveraine d'un geste vif enlève la ligne au bout de laquelle un éperlan s'agite et luit comme un poignard.
Des acclamations joyeuses éclatent.
—En route! s'écrie Zin-Gou, la flotte nous attend et la victoire est certaine!
On arrive à la rade de Kasifi-No-Oura. La flotte apparaît magnifique et formidable: les grandes jonques ressemblent à des monstres et les voiles sont comme des ailes! les marins acclament l'armée impériale qui répond par un long cri.
La souveraine a mis pied à terre; elle s'avance jusqu'aux bords des flots, et, enlevant sa coiffure d'or, dénoue ses longs cheveux. Pour en effacer les parfums, elle les baigne dans la mer, puis les tord, les relève, en forme un chignon unique, tel que les portent les hommes.
Elle saisit alors une hache d'armes et monte sur la plus belle des jonques.
De là, à tous, l'Impératrice guerrière apparaît comme sur un piédestal. Elle a revêtu l'armure de corne noire dont les lamelles, jointes par des points de soie pourpre, retombent plus bas que les genoux, sur l'ample pantalon de brocart blanc à dessins nuageux, serré à la cheville. Elle a des épaulières de velours noir et d'énormes manches, très majestueuses, qui, descendant jusqu'à terre, forment comme un manteau; elles sont faites d'une étoffe semée de fleurettes d'or disposées en losange et la doublure est de satin uni.
Un chrysanthème d'or ciselé brille sur le devant de l'armure; la haute, coiffure conique est retenue par une ganse de soie, nouée sous le menton, la hache d'arme est passée à la ceinture, à côté des deux sabres, et la guerrière s'appuie sur une canne d'ivoire et d'or, longue comme une pique.
Sous le vent, les voiles se tendent, les lames balancent les navires, tandis que Zin-Gou, les regards perdus dans l'espace, s'écrie:
—Voyez! Voyez! Le dieu marin! Foumi-Yori-Mio-Zin se fait notre guide et marche devant nous!
Elle est seule à apercevoir le Dieu de la mer; mais nul ne doute de sa parole.
Le roi de Corée tremble et pleure au fond de son palais. Ses États sont envahis, ses soldats sont défaits. Devant l'armée invincible des Japonais, aucune résistance n'était possible, et lui-même, avant de combattre, il se sent vaincu.
Déjà les conquérants ont pris la ville. L'Impératice guerrière est aux portes des palais. L'âme des héros l'anime vraiment. C'est elle qui, à travers les tempêtes et les obstacles, a conduit son armée à tant de victoires.
La première elle s'élance à l'assaut, franchit le fossé et heurte la porte royale en criant d'une voix éclatante:
—Le roi de Corée est le chien du Japon.
Les battants éclatent, s'écroulent et la conquérante passe sur les décombres.
Au dessus de l'entrée, elle fait suspendre sa pique d'ivoire et d'or, qui, durant des siècles, restera là.
C'est l'heure du carnage et du pillage; les soldats vont se payer enfin de leur sang versé; ils n'attendent plus que l'ordre de la souveraine.
Mais voici que, le front baissé, les mains liées derrière le dos, le roi de Corée s'avance dans la cour d'honneur, jonchée de morts et de blessés. Il s'est lui-même enchaîné comme un prisonnier, et il vient s'humilier, se soumettre, se rendre....
—Je suis ton esclave! s'écrie-t-il avec un sanglot, en tombant aux pieds de la belle guerrière.
Alors sous la rude cuirasse, le cœur de la femme se réveille et s'émeut.... Zin-Gou relève le pauvre roi, détache ses liens.
—Tu n'es pas mon esclave, dit-elle; tu resteras roi de Corée, mais tu seras mon vassal.
Et elle défend de piller la ville. On s'emparera seulement des trésors du roi, réservant pour elle les peintures, les objets d'art, toutes ces choses délicieuses, créées par la Chine, et que le Japon ne sait pas faire encore.
Au désespoir la joie succède, on acclame la conquérante magnanime, qui, elle, cherche sa récompense dans les yeux du beau Také-Outsi, de plus en plus troublés d'admiration et de tendresse.
Il y a aujourd'hui plus de treize siècles que la glorieuse Zin-Gou-Gvo-Gou rentrée triomphalement dans sa capitale, donna le jour à un fils, et poursuivit le cours d'un règne long et heureux. Et ne dirait-on pas que, dans le Japon moderne, si avide de progrès, si différent de l'ancien, rien n'est changé, cependant?
Les soldats ne portent plus le casque noir, agrémenté de cornes brillantes; au lieu de l'arc «d'invention récente», qui lançait des pierres, ils ont les canons et les fusils les plus perfectionnés; mais ce sont toujours les mêmes héros intrépides, dédaigneux de la vie.
Le Mikado qui règne aujourd'hui, Mitsou-Hito, l'Homme Conciliant, de la dynastie divine qui, selon la formule officielle, règne sur le Japon «depuis le commencement des temps et à jamais», descend directement de l'illustre impératrice Zin-Gou. Le cycle inauguré par son avènement s'appelle Mé-Dgi, «règne lumineux», et il brille en effet d'une éclatante façon. Le souverain actuel, dont les victoires étonnent l'Europe, est certes digne de ses pères, et la déesse soleil: Tien-Sio-Daï-Tsin, sa radieuse aïeule, peut se reconnaître en lui, le fils de ses fils, et, du haut du ciel, lui sourire.
LA TISSEUSE CÉLESTE
LÉGENDE JAPONAISE
Il y avait dans la banlieue de Yeddo (aujourd'hui Tokio) un jeune paysan d'une conduite exemplaire, mais que le malheur semblait poursuivre. Sa mère était morte de chagrin en voyant les champs cultivés par son époux devenir de plus en plus stériles.
Il avait suivi en pleurant le cercueil de sa mère, puis s'était tué de travail pour soutenir son vieux père; mais le père est mort à son tour, laissant le fils dans un tel dénûment, qu'il n'avait pas l'argent nécessaire pour le faire enterrer; alors il s'est vendu lui-même comme esclave et a pu, avec le prix de sa liberté, rendre les devoirs à son père.
Maintenant, il se rend chez son maître, pour y remplir les conditions du contrat. Il marche tristement la tête basse, pleurant sur sa liberté perdue.
Tout à coup une femme d'une grande beauté apparaît sur le chemin. Elle s'approche du jeune homme et lui parle.
—Je veux te demander une grâce, dit-elle; je suis seule et abandonnée, accepte-moi pour ton épouse. Je te serai dévouée et fidèle.
—Hélas! dit le jeune homme. Je ne possède rien et mon corps même ne m'appartient pas. Je me suis vendu à un maître chez lequel je me rends.
—Je suis habile dans l'art de tisser la soie, dit l'inconnue; emmène-moi chez ton maître. Je saurai me rendre utile.
—J'y consens de tout mon cœur, dit le jeune homme; mais comment se fait-il qu'une femme, belle comme tu l'es, veuille prendre pour époux un pauvre homme comme moi?
—La beauté n'est rien auprès des qualités du cœur, dit la femme.
Ils arrivent bientôt chez le maître, et l'époux travaille avec zèle, il cultive les fleurs du jardin. Quand il rentre dans sa cabane pour se reposer un peu, il trouve toujours sa femme occupée à tisser une magnifique étoffe de soie et d'or, et de plus en plus émerveillé, il admire la belle travailleuse.
Un jour le maître, qui surveille lui-même les esclaves, entre dans la cabane et s'approche de la jeune femme. Il demeure stupéfait en voyant le superbe ouvrage qu'elle termine.
—Oh! la splendide étoffe, s'écrie-t-il, elle est certainement d'un prix inestimable!
—Elle est à toi si tu le veux, dit la femme. Je voulais te l'offrir en échange de notre liberté.
Le maître consent au marché et les laisse partir.
Alors l'époux se jette aux pieds de l'épouse et la remercie avec effusion de l'avoir délivré de l'esclavage.
Mais la femme tout à coup se transforme; elle devient tellement lumineuse que le jeune homme ébloui ne peut plus la regarder.
—Je suis la Tisseuse Céleste, dit-elle; ton courage au travail et ta piété filiale m'ont touchée, et te voyant malheureux, je suis descendue du Ciel pour te secourir; tout ce que tu entreprendras désormais réussira, si tu ne quittes jamais le chemin de la vertu.
Cela dit, la divine Tisseuse monte au Ciel et va reprendre sa place dans la Maison des Vers à Soie[1].
[1] La constellation du Scorpion.
LES SEIZE ANS DE LA PRINCESSE
Comme c'est l'hiver et qu'il fait froid, on a fermé, autour du prince, les panneaux de bois précieux, menuisés avec une minutie et un art incomparables, et cela rend toute petite la salle dans laquelle il est assis, rêveur, le bras posé sur un accoudoir revêtu de nacre.
Plusieurs belles robes, ouatées d'un duvet de soie, superposent et croisent leurs collets, de différentes couleurs, sur la poitrine du Daïmio, et l'on voit, près de l'épaule, brodée en or sur la manche, une espèce d'étoile formée de cinq boules en entourant une sixième. C'est là le blason bien connu de la très illustre famille de Kanga, qui n'a d'égale en puissance, dans toutes les îles du Japon, que celles de Shendaï et de Satsouma.
Oui, ce prince, qui médite au fond de son palais, est très puissant, très riche, très renommé; son peuple l'admire et le craint, ses vassaux sont prêts à mourir pour lui, ses moindres désirs sont des lois pour tous ceux qui l'entourent, et cependant, aujourd'hui, il se trouve misérable, faible, pauvre, déplorablement pauvre d'imagination, car voici plusieurs jours qu'il cherche quelle surprise il pourrait bien faire à sa fille pour l'anniversaire de sa naissance, et il n'imagine rien.
Il est vrai que cette princesse, qui demain aura seize ans, possède tout ce qu'il est possible de posséder: elle a des oiseaux merveilleux, de fantastiques poissons, des chiens extravagants, des chars, des bœufs, des chevaux, des palais, tout ce qu'elle a pu désirer, et même des merveilles auxquelles elle ne songeait pas et qu'on a fait venir pour elle de lointains pays.
Le Daïmio s'avoue, en branlant la tête, qu'il a trop gâté cette fille bien-aimée, qu'il n'aurait pas dû la combler ainsi, lui faire épuiser, à peine entrée dans la vie, toutes les richesses du monde. Que faire maintenant? sa puissance est à bout, il n'a plus rien à offrir à son enfant, pour l'étonner et la charmer.
A quoi sert donc d'être prince?
Longtemps, à travers la transparence trouble de la fenêtre, il laisse errer un regard ennuyé sur le jardin dépouillé, sur le ciel gris et pleurard.
—Que peut-elle bien désirer encore?
Tout à coup il se leva.
—Allons la voir, se dit-il, je pourrai peut-être, sans qu'elle se doute de rien, deviner son caprice.
Il frappa sur un gong suspendu à un cordon de soie, tenu du bout des dents par une chimère de bronze.
Aussitôt les panneaux formant les murailles glissèrent sans bruit, s'écartèrent à demi, laissant voir des perspectives de salles, emplies par les samouraïs de service, les pages, les gardes, les serviteurs. Les samouraïs, nobles vassaux portant deux sabres, s'inclinèrent profondément, tandis que pages et serviteurs se prosternaient, front contre terre.
—Je vais chez ma fille, dit le Daïmio.
Alors une escorte se forma, et des gardes coururent en avant, pour avertir les pages de la princesse.
Fiaki, c'est-à-dire Rayon de Soleil, dans une salle bien close de son palais particulier, était assise sur les nattes blanches du sol, et les plis de ses magnifiques robes, à traînes immenses, étaient disposés symétriquement autour d'elle, en éventail, en flots, en collines; il y avait toutes sortes de tissus, de diverses nuances, très douces! mais l'étoffe la plus abondante était de satin couleur ciel d'été, avec de fines broderies noires, figurant des toiles d'araignées dans lesquelles s'étaient pris des pétales de fleurs.
Le visage de la jeune fille était blanc comme de la crème, sa petite bouche un peu épaisse, avivée de fard, s'entrouvrait en découvrant deux rangs de grains de riz; elle avait les sourcils rasés et remplacés par deux petites taches noires faites au pinceau et placées très haut sur le front; suivant la mode des princesses, ses longs cheveux, dénoués, misselaient sur son dos, se perdant dans les plis des robes.
Les filles d'honneur formaient un demi-cercle autour de leur maîtresse, et en face d'elle, de l'autre côté d'une légère balustrade sculptée, une danseuse, en robe longue, dont les manches flottaient, imitant des ailes, coiffée d'un étrange bonnet d'or, posé au sommet de la tête, dansait lentement en agitant un éventail. Un orchestre de musiciens l'accompagnait, jouant du gotto, du biva, de trois espèces de flûtes, du tambour et du tambourin.
A l'entrée du prince, la symphonie cessa, et, vivement, Fiaki se cacha la bouche derrière une des toiles d'araignée de sa manche, ce qui était à l'adresse de son père un salut tendre et pudique.
Lui, souriait de plaisir, en revoyant la beauté et la grâce de l'enfant qu'il idolâtrait. Elle s'était levée, marchant à sa rencontre et, comme une mer agitée par une subite tempête, la soie, le satin, le brocart, derrière elle, ondulaient en bruissant.
Il lui prodigua les surnoms les plus flatteurs, la nommant: Mouroui, l'Incomparable; Réifé, la Beauté surnaturelle; Réikio, le Parfum du Ciel; puis il lui demanda si, elle était heureuse, si rien ne l'avait fâchée, si elle ne désirait rien.
—Ah! prince illustre! père adoré! s'écria-t-elle en ployant son corps souple en arrière, dans un joli mouvement de douleur, comment être heureuse quand la terre souffre? Comment sourire quand le ciel pleure? Les dieux sont bien cruels d'avoir créé l'hiver! Hélas! pas même de la neige pour donner l'illusion du printemps. Il me semble être une pauvre plante exilée, qui ne vit pas et ne peut mourir.
Elle ajouta avec un sourire coquet, en abaissant ses longs cils d'un air modeste:
—J'ai composé sur ce sujet un nuta; mais la poésie elle-même n'a pas pu me consoler.
D'un ton exquisement maniéré, elle récita le court poème, battant le rhythme du boutade son éventail:
L'automne en fuyant
Avec les fleurs qu'il emporte,
A fermé la porte,
M'oubliant à demi morte,
Devant l'hiver effrayant.
—Je ferai illustrer cet outa par le plus fameux peintre du royaume, dit le prince; mais! hélas! je ne suis pas dieu.
Lentement, il s'éloigna, plein de soucis.
—Il est certain qu'elle ne désire que le printemps, se dit-il.
Et il s'arrêta, pour écouter la bise aigre siffler au dehors.
Déjà le jour baissait. La prochaine aurore allait donc le prendre au dépourvu.
—Le printemps! murmurait-il en se rasseyant à la place qu'il avait quittée tout à l'heure.
Brusquement sa tristesse se changea en colère. Il fit appeler son premier ministre.
Le Nai-Daï-Tsin accourut, courbant le clos, et tout en débitant son compliment, vit le sombre visage du maître et n'augura rien de bon. Le prince garda un moment le silence, comme s'il hésitait à donner un ordre extravagant; mais après un mouvement d'épaule irrité, il parla d'une voix dure.
—C'est demain la fête de ma fille, dit-il. Je veux, vous entendez, je veux, qu'au jour levant, les arbres et les buissons du parc, et de toute la campagne environnant le palais, soient couverts de fleurs, comme aux premiers mois du printemps. Allez!
—Vous serez obéi, maître, dit le ministre en sortant à reculons.
Mais une fois sorti, consterné, anéanti, il laissa baller ses bras dans les longues manches qui les cachaient.
—C'est l'exil, c'est la mort! murmura-t-il. Oui, la mort, car je n'ai pas le temps de fuir assez loin. En pleine prospérité, la foudre qui tombe sur moi!
Ses jambes se dérobaient, il s'adossa à la boiserie.
—Qu'ai-je fait pour être en disgrâce?... Rien, se répondit-il après un sévère examen de conscience; c'est pour sa fille, il veut vraiment commander au printemps.
Il resta sans penser un long moment, la tête roulant comme une boule de plomb sur sa poitrine; mais bientôt il secoua cette lourde tête, et la releva d'un air résolu.
—Allons, soyons digne de notre race, dit-il, un japonais ne tremble pas devant la mort; ce ne sera pas en vain que j'aurai, depuis l'enfance, pris des leçons de suicide. Voyons, le sabre d'abord, pour se fendre le ventre d'un seul coup, de gauche à droite, puis le poignard qui tranche la gorge....
Il tira son sabre, mais l'arme resta au bout de son bras, la pointe appuyée au sol.
—S'il était possible, pourtant, par quelque artifice, de simuler le printemps, au lieu de la ruine et du suicide, quelle fortune! Ne désespérons pas trop vile, il sera temps toujours de mourir.
Il eut un sursaut d'effroi en voyant que l'ombre avait envahi le palais et que les lumières commençaient à s'allumer.
—L'immense parc et toute la campagne! dit-il, et rien qu'une nuit.
Tout en courant, il rengaina, gagna sa demeure, et réunit le conseil.
Sans permettre à ses collègues de s'asseoir, il leur fit part de l'ordre extraordinaire donné par le prince.
—Cet ordre doit être exécuté sous peine de mort, avant le jour, dit-il, indifférent aux mines épouvantées qui l'entouraient; le prince est d'une humeur terrible; il n'y aurait pas de rémission. Écoutez, et comprenez bien l'idée qui m'est venue et peut nous sauver tous. Il faut qu'à une lieue à la ronde, hommes, femmes, filles et garçons, nobles, marchands, paysans, avec la soie, le velours, le satin, le papier, se mettent à l'instant même à fabriquer, comme il le pourront, des simulacres de fleurs; qu'ils taillent dans leurs vêtements, qu'ils massacrent les tentures, les paravents, les nattes du sol, tout ce qui leur semblera bon, ils n'y perdront rien; puis que toutes ces fleurs soient, avant l'aube, liées, clouées, collées sur les arbres, sur les buissons, sur les arbustes, les plus réussies sur les bords des routes, les plus grossières aux derniers plans; que les peintres soient chargés de diriger la décoration et de donner des coups de pinceau où il en faudra. Je veillerai à tout, je tâcherai de tout prévoir, notre salut vaut bien cet effort. Prenez l'armée, disposez de tout; personne ne doit ni manger ni dormir cette nuit. Allez! et, si vous tenez à la vie, soyez rapides comme l'éclair.
Sans mot dire, les ministres s'éloignèrent, s'enfuirent plutôt.
Moins d'une heure plus tard, il n'y avait pas un palais, pas une maison dans la ville, pas une chaumière dans la campagne où l'on ne fût occupé, fiévreusement, à fabriquer des fleurs; et qui eût regardé du haut du palais de Kanga, un peu après le milieu de la nuit, le parc et les alentours, aurait cru reconnaître dans les milliers de lanternes qui roulaient, sautaient, couraient à fleur du sol, l'armée effrayante des feux follets, conduite par les renards.
Mais à cette heure-là, l'illustre Daïmio ronflait, derrière un paravent en bois de fer incrusté d'or, et l'incomparable princesse, à la lueur, lamisée par de minces feuilles de nacre, d'un grand lampadaire, se soulevait à demi sur sa couche, et feuilletait un livre, cherchant, pour l'emporter dans son rêve, un poème sur le printemps.
Ses femmes finissaient de l'habiller, lorsque Fiaki, le lendemain matin, entendit la musique d'un orchestre et les chants de voix nombreuses éclater sous ses fenêtres.
—Ah! c'est vrai, c'est ma fête aujourd'hui, dit-elle avec un mouvement d'ennui, pourquoi suis-je née en hiver?
On écarta les châssis des fenêtres.
—Voyez donc quel beau temps, maîtresse!
Le ciel, en effet, comme s'il eût été un simple courtisan, s'était, pour cette fête, paré d'un bleu très doux, dans lequel roulait un gai soleil, d'un or un peu pâle.
Languissamment, la princesse s'avança sur la galerie extérieure et s'accouda à la balustrade. Mais alors, quel cri de surprise et de joie! Qu'est-ce qu'elle voyait là? était-ce possible? des fleurs, partout des fleurs! le printemps était venu!
Elle se frottait les yeux, croyant rêver.
—Comment, disait-elle, en se tournant de tous côtés, en courant d'un bout à l'autre de la galerie; les amandiers! les pêchers rouges! les pommiers blancs et roses, et les grands arbres! quel miracle.
Par toutes les avenues affluaient les visiteurs, venant rendre leurs devoirs à la princesse, les seigneurs à cheval, les femmes nobles dans des chars traînés par des bœufs, ou dans des norimonos. La cour sortait des palais, se réunissait sur les terrasses. Fiaki se hâta de descendre.
Le prince, tout riant de plaisir, la reçut au bas des degrés. Les larmes aux yeux, elle se jeta dans ses bras en s'écriant:
—Père! père! tu vois bien que tu es un dieu!
Il proposa une promenade dans le parc et dans la campagne, pour admirer ce magique printemps.
La princesse, toute joyeuse, battit des mains, et son char magnifique, en forme de pavillon, blasonné de boules d'or figurant une étoile, et traîné par deux bœufs blancs, s'avança au pied de la terrasse; ceux des filles d'honneur vinrent ensuite, puis toute la cour suivit et les visiteurs aussi; ce fut une brillante, joyeuse et interminable procession.
Le prince, à cheval, escortait sa fille; il avait auprès de lui le premier ministre, grave et impassible dans son triomphe.
C'était un enchantement, tout le long du chemin; la tiédeur du soleil, la fine brume dorée qui voilait un peu la nature, rendaient complète l'illusion; on admirait un printemps plus riche, plus fleuri encore que le vrai printemps.
—Et quels parfums délicieux flottent dans l'air! toutes ces fleurs, cela embaume! disait la princesse, qui, à chaque moment, penchait sa jolie tête hors du char, pour mieux voir.
Le Daïmio, très surpris, respirait, en effet, des odeurs charmantes.
C'est que des cassolettes étaient dissimulées dans le harnachement des bœufs, et la fumée qui s'en exhalait se confondait avec celle formée par l'haleine des animaux.
On s'en alla loin dans la campagne; Fiaki, au comble du bonheur, ne se lassait pas. Elle demanda à ne pas revenir au palais par le même chemin; était-ce possible, cela? Le prince, un peu inquiet, regarda le ministre; celui-ci demeura impassible.
—La princesse désire-t-elle rentrer par les collines ou par les vergers? dit-il.
—Par les vergers, répondit la jeune fille c'est plus loin, mais ce doit être bien plus beau.
On prit par les vergers et, en effet, c'était plus beau encore que ce qui s'était montré jusque-là.
Mais voici qu'un prunier rose attira spécialement l'attention de la princesse.
—Ah! je veux emporter une branche de cet arbre là! s'écria-t-elle; je veux un souvenir de cette féerique promenade.
—Pour le coup, la supercherie va être découverte, pensa le prince en jetant un regard de détresse au ministre.
Le ministre n'avait ni pâli ni tremblé.
—A moi l'honneur de la cueillir pour vous, disait-il en s'inclinant devant la jeune fille.
Il piqua son cheval, courut au prunier, et revint avec une branche superbe. La princesse la saisit, l'aspira, y plongea son visage: c'étaient bien des fleurs de prunier, toutes fraîches, toutes mouillées de rosée, tout odorantes.
A part lui, le maître s'ébahissait; mais alors les filles d'honneur, les nobles dames, voyant qu'il était permis de cueillir des branches, sortirent leurs têtes des voitures, tendirent les mains, réclamant, elles aussi, un souvenir.
Cette fois-ci, c'était trop fort; le prince eut un geste de colère et allait donner l'ordre de ne pas s'arrêter; le ministre le rassura, il souriait avec un imperceptible haussement d'épaules; il connaissait bien les femmes et avait prévu cela aussi. Il fit signe au conducteur d'un char vide d'aller chercher ce que l'on demandait. Le char revint bientôt tout empli de fleurs qu'on se partagea avec des cris de joie.
Le ministre n'avait pas hésité à faire piller les serres de tous les palais; des hommes mêlés à la foule portaient toutes ces fleurs dans des sacs de toile brune et se tenaient à portée pour être là au moment voulu. Le prince, qui ne devinait pas, était tout abasourdi.
—Tu es vraiment un homme prodigieux, dit-il, au moment où l'on rentrait au palais; tu as fait plus que je ne pouvais espérer; tu as été absolument magicien. Tu l'as été trop, peut-être, et à la grande joie de ce jour se mêle une sourde inquiétude: comment nous sera-t-il possible de nous surpasser, à la fête de l'an prochain?
Tandis que le maître, resté un peu en arrière, parlait ainsi à son ministre, Fiaki descendait de son char; à cet instant, le fils du prince de Satsouma, qui venait d'arriver au palais avec une brillante escorte, s'avança pour la saluer. C'était un jeune homme plein d'élégance et de beauté, et tellement brave que, malgré sa jeunesse, il avait déjà fait parler de lui; mais, en ce moment, il était très ému, très pâle, comme tremblant de peur; la jeune fille, au contraire, rougissait et, pour cacher cette rougeur, enfouissait son visage dans les fleurs qu'elle tenait à la main. Le ministre montra d'un geste les jeunes gens au Daïmio; lui fît remarquer ce trouble étrange, qui les laissait tous deux comme interdits.
—Quand les dix-sept ans de votre fille sonneront, dit-il, donnez-lui pour époux ce charmant prince, et elle l'aimera plus encore qu'elle n'aime le printemps.
Le prince tendit au ministre un bijou de bronze incrusté d'or.
—Tiens, dit-il, voici la clé de mes trésors; prends ce que tu voudras, et ne t'avise pas d'être discret.
TABLE DES MATIÈRES
Le Prince à la tête sanglante
Une Descente aux Enfers
La Tunique merveilleuse
Le Ramier Blanc
Yu-Pé-Ya jetant sa lyre
Le Batelière du Fleuve Bleu
Le Fruit défendu
Le Joaillier de Fou-Tcheou
L'Impératrice Zin-Gou
La Tisseuse Céleste
Les Seize ans de la Princesse
Illustrations
Le général Ma-Vien (Le prince à la tête sanglante)
Le bruit des chars de guerre répercute dans les gorges des montagnes. (id..)
Seul je défendrai le défilé... (id.)
Ti-Fan qui préside aux orages (Une descente aux enfers)
Supplices de damnés (id.)
Bambou-Noir (La tunique merveilleuse)
Un Bonze d'Europe (id.)
Sao-Man et Fan-Sou (Le ramier blanc)
Printemps (id.)
Avant la fin du jour, il arriva au confluent de deux rivières...
(Yu-Pé-Ya jetant sa lyre)
Son tombeau est au pied du Mont Ma-Hin (id.)
Clair de lune sur le fleuve (La batelière de fleuve)
So-She, l'Étoile Immortelle (Le fruit défendu)
On ne criait plus, on riait (id.)
Martin-Pêcheur (Le joaillier de Fou-Tcheou)
L'Impératrice (L'impératrice Zin-Gou)
Le prince de Kanga (Les seize ans de la princesse)
Une femme apparut sur le chemin (La tisseuse céleste)
La princesse Fiaki (Les seize ans...)
Des cassolettes etaient dissimilées dans le harnachement des boeufs (id.)