Le parfum des îles Borromées
X
Dompierre venait de prendre ses dispositions pour la réussite de son projet qui était de passer avec sa maîtresse toute une soirée dans la solitude d'Isola Madre quand cette île magnifique est débarrassée des visiteurs. Il aperçut le hall plus garni que de coutume; on semblait y causer avec animation, mais en chuchotements mystérieux. Mme Belvidera s'y trouvait et recevait avec une expression de physionomie très curieuse les confidences de Mme de Chandoyseau. Au moment où il allait entrer, elle se détacha du groupe et vint de son côté, en ouvrant son ombrelle, sous le prétexte d'aller sur la route voir arriver la diligence. Il crut qu'elle était anxieuse de savoir le résultat de ses combinaisons.
—Tout va bien, lui dit-il, et nous aurons deux barques pour cinq heures: une pour vous, une pour moi; vous irez directement à l'Isola Madre, moi à l'Isola Bella, seulement je changerai d'idée à moitié chemin et vous retrouverai sur les rochers.
Elle ne pouvait s'empêcher de rire.
—Qu'est-ce qu'il y a donc ce matin? lui demanda-t-il; ah! ça, vous n'écoutez même pas ce que je vous dis!
—Ah! dit-elle, laissez-moi respirer et venez faire un tour sur la route. Je vous défie de deviner ce qu'il y a!... Donnez-vous votre langue au chat?
—Parbleu!
Vous avez vu tout ce remue-ménage sous le hall? Eh bien! dans le salon c'est la même chose, dans les corridors on chuchote avec le même entrain; par toutes les portes ouvertes j'ai entendu des rires étouffés...
—Au fait! je vous prie! Qu'est-ce que tout ça signifie?
—Attendez donc! je suis venue vous prévenir afin de vous éviter précisément de recevoir un choc trop violent, et afin que vous ne soyez pas étonné si vous apercevez que l'on vous lorgne un peu plus qu'à l'ordinaire, car l'histoire vous touche... presque, indirectement, mais presque tout de même...
—Je vous en supplie!...
—Voilà: non, il ne s'agit pas de vous, mais de votre ami le poète anglais.
—Il a fait quelque extravagance?
—Du tout! du tout! il n'a rien fait. Mais il paraîtrait que l'on sait de lui une... particularité très curieuse, en même temps qu'édifiante, à laquelle le révérend Lovely aurait fait allusion, ce matin, au prêche, dans la petite chapelle, là-bas, vous savez, tout en s'élevant avec véhémence contre le péché de la chair...
—Oh!
—Vous y êtes?
—Mais c'est moi-même qui, hier au soir, ai eu l'imprudence d'émettre devant le révérend une simple supposition touchant une... particularité des mœurs de Lee; une supposition d'ailleurs, plutôt humoristique, une supposition d'après dîner,... et voilà ce vieux...
—Vous savez que le révérend Lovely est tout spécialement élevé depuis quelque temps contre le péché de la chair?...
—Je crois bien!
—Alors il a dû être fortement impressionné de cette... abstinence édifiante, chez «un homme du monde, jeune, riche, presque célèbre,» etc.; tels sont les termes dont il s'est servi, paraît-il, pour le qualifier. Il n'a pas résisté au désir de le donner en exemple.
—Mais enfin, il eût bien pu le faire sans le désigner si clairement!
—Peut-être ne l'a-t-il pas désigné si clairement; je n'en sais rien: vous pensez bien que je n'étais pas au prêche; mais Madame de Chandoyseau y était...
—Madame de Chandoyseau!
—Elle ne pouvait pas perdre l'occasion d'entendre parler «son petit Lovely», ainsi qu'elle le nomme familièrement; elle va l'entendre tous les dimanches et lui fait, je crois, tourner la tête... Enfin, vous pensez que celle-là a compris à demi-mot et qu'elle était de taille à mettre les points sur les i, pour les personnes qui n'avaient pas compris tout à fait.
—Mais tout cela est grotesque, absurde!
—Que voulez-vous y faire?... Pourquoi vous amusez-vous à plaisanter, vous, le soir après dîner, avec des gens qui n'entendent pas la plaisanterie?
—Ce n'était pas à proprement parler une plaisanterie; c'était une opinion personnelle, formulée avec un léger tour paradoxal. D'ailleurs cela n'entachait nullement la réputation de Lee, et ne pouvait prendre une teinte ridicule qu'en passant par l'organe de Madame de Chandoyseau. Eh bien! mais, et la belle passion de Madame de Chandoyseau pour Lee, comment l'accommoder avec cet entrain à le couvrir de dérision?
—Elle ne l'aime plus, dit-elle; cette... particularité lui répugne.
—Ah! ah! ah! délicieux! Elle n'aimait que le faux-vierge! Elle ne peut se passionner que pour le cabotinage; la sincérité lui paraît vulgaire!
—Avec ça, c'est un vrai potin dans tout l'hôtel. Votre pauvre ami ne va pas savoir où se nicher.
—Lee! vous n'y songez pas: il ne s'apercevra de rien.
À peine Gabriel avait-il pénétré dans le hall, que Mme de Chandoyseau se précipitait à son encontre:
—Mais, enfin, vous, monsieur Dompierre, vous devez savoir le fin du fin de ces histoires-là!... Dites-nous ce qu'il y a de vrai; nous sommes anxieuses, nous palpitons!...
—Madame, dit-il, en passant en coup de vent, j'ignore absolument ce dont vous voulez parler. Excusez-moi: mon ami Lee m'a prié de l'aller prendre à l'heure du lunch...
Il trouva Lee dans sa chambre, fort éloigné de croire que tout l'hôtel était occupé de lui. Il se garda bien de l'en avertir, et le poète lui parla aussitôt d'un problème d'esthétique fort intéressant et dont traitaient plusieurs journaux d'art, à l'occasion du différend qui avait appelé le peintre Antonius Plaisant à Venise. Le sujet les échauffa tellement l'un et l'autre qu'ils furent en retard pour le lunch. Il en résulta qu'ils eurent, Lee et lui, des physionomies si naturelles en se mettant à table, que la clientèle de Mme de Chandoyseau exerça sa malignité en pure perte. Lee continua à manger posément, avec appétit; et il parlait avec ce calme et cette heureuse abondance que lui communiquait toujours un sujet pris à cœur.
Il s'agissait du rôle prépondérant ou non de la suggestion dans les arts. Il soutenait contre les objections de son ami, qu'en plastique, comme en littérature, l'idée suggérée était essentielle et suffisante à constituer l'œuvre d'art, fût-elle exprimée par une image imparfaite ou un pauvre style. Matière à controverses éternelles.
Malgré tout, Gabriel se laissait gagner lui-même par l'intérêt médiocre qui agitait autour de lui les cervelles, et dont il avait lui-même fourni innocemment le thème. Les manières de Lee l'intriguaient; sa vie mystérieuse ne pouvait le laisser indifférent, et les contradictions qu'il affectait dans ses appréciations de la femme, le rendaient, tout comme Mme de Chandoyseau, il faut l'avouer, «anxieux et palpitant» de déchiffrer l'énigme.
Il s'avisa que leur thème même du rôle de la suggestion pourrait les conduire à un chapitre moins abstrait que celui de l'art pur, et, sous l'influence amollissante de l'après-midi, tout en prenant le café à l'ombre tournante du bâtiment de l'hôtel, Lee descendit facilement, à l'instigation de son compagnon, à parler de la femme:
—J'ai plus de raisons de l'admirer que vous, dit-il, puisque j'admets la valeur propre de la suggestion, c'est-à-dire de l'impression, de l'image ou de l'idée suggérée, tandis que vous ne concédez de qualité véritable qu'à l'objet offrant, en soi-même, l'apparence d'une perfection. La femme est essentiellement imparfaite, au moral comme au physique, ainsi que je vous le disais hier soir, tandis qu'elle est éminemment suggestive de nos impressions les plus savoureuses, de nos plus harmonieuses pensées, de nos représentations imaginaires les plus parfaites. Sa vue donne l'idée du bien comme du beau. Elle est exactement équivalente à ce tableau d'exécution fautive qui divise en ce moment nos maîtres peintres à Venise, et qui a cependant tant de sens et donne l'idée d'une si touchante beauté qu'il a rallié tous les sentiments populaires et ceux d'un très grand nombre d'artistes...
—Pardon! la femme est quelquefois un chef-d'œuvre accompli...
—Taisez-vous donc! vous parlez avec des yeux d'amoureux, c'est à ne pas s'y méprendre. Je vous vois nettement regarder en ce moment l'image physique et morale que votre amour vous crée de toutes pièces, mais qui ne correspond pas, qui ne peut pas correspondre à la réalité. Pardonnez-moi si je vous blesse...
—Faites donc, je vous en prie.
—Notez que vous avez cent fois raison de juger ainsi. Mais je vous ferai remarquer en même temps l'opposition inattendue qu'il y a entre un statisticien et un poète, dans leur façon d'envisager la réalité du monde. C'est vous, statisticien, qui transposez l'objet réel en obéissant instinctivement à l'ordre admirable et généreux de la nature; et c'est moi, le poète, qui, sorti de l'obéissance aux lois naturelles par l'abus de la réflexion et l'usage de la transposition artificielle, ne puis plus idéaliser spontanément l'objet, et n'y réussis qu'après un effort qui m'entraîne, par la force de l'élan, à la généralisation, à la transposition idéale, dans laquelle l'objet en question a perdu à peu près tous ses traits caractéristiques.
Je m'explique: je ne reçois pas au contact d'une femme ce coup de folie qui fait d'elle à vos yeux un objet de volupté, un objet à part de tous les autres, presque à part du jugement. Je ne peux pas perdre la tête! Comprenez-vous ce singulier genre d'infirmité? Je juge et apprécie sans répit: dès lors il n'y a jamais de quoi s'enflammer, et je ne pourrais goûter de plaisir que par le secours d'une hallucination volontaire représentant une idéale image, laquelle voilerait complètement la personne enclose en mes bras. Telle est l'idéalisation artificielle, qui est mon lot; son désavantage est d'être consciente, de me laisser toujours très nettement apercevoir la nécessité de son emploi, par conséquent de m'imposer le sentiment de l'insuffisance de la femme telle qu'elle est, ce qui me rend mysogine en un sens, et d'autre part de me forcer à l'idéalisation à outrance, ce qui me permet de passer pour un poète de l'amour...
—Alors que vous ne pouvez pas l'éprouver!...
—Non! dit-il, je ne puis pas l'éprouver.
—En êtes-vous bien sûr?
—Je n'ai jamais pu l'éprouver.
En ce moment, sa figure prit une expression qui contrastait si violemment avec son ordinaire impassibilité, que Gabriel ne put retenir un mouvement de surprise. Son masque glabre, à la fois très osseux et charnu, accusa des traits qui n'étaient que ses traits habituels, bien entendu, mais qui se soulignaient, s'accentuaient, comme si, sur les lignes d'un visage dessiné au crayon, quelqu'un passait rapidement un épais tracé à l'encre noire. Une profonde douleur secrète semblait lui labourer toute la chair, rétractant, tout à coup ce qu'il y avait d'élément jeune en sa physionomie, n'y laissant émerger que les saillies du squelette et le feu très ardent, mais étonnant, presque inhumain du regard. C'était si tragique et si clair, que celui qui en était témoin en frissonna. Il n'osa l'interroger davantage. Lee restait là, sur le dernier mot qu'il avait prononcé, muet comme une statue, mais livrant malgré lui le secret de sa grande douleur. Elle le rongeait évidemment, mais il la savourait encore; il la magnifiait en lui-même: il savait que le seul palliatif pour un être de son espèce, était de s'enorgueillir de son mal. Son mal même, il l'idéalisait à outrance... Son mal était de ne pouvoir pas aimer.
Il payait la rançon de l'idéalisme; sa nature d'homme se révoltait par moments contre l'orgueil de son esprit: l'une presque étouffée, se soulevait désespérément dans un effort dernier; l'autre, implanté en maître, la piétinait et la refoulait sans merci.
Généraliser, idéaliser; ne concevoir que l'essence et le type, le divin, la Beauté: besogne admirable qui place assurément certains créateurs au rang de demi-dieux. On oublie ordinairement que ces facultés héroïques ne se développent qu'au détriment des instincts fondamentaux, les plus simples de la nature humaine, lesquels ne se laissent arracher qu'au prix d'une espèce de martyre.
L'être réel et particulier: l'homme, la femme, n'existait plus pour Lee qu'en tant qu'intime et misérable cellule de l'être synthétique et superbe qu'il lui fallait imaginer, et dont la seule représentation hantait les désirs de sa chair et se prêtait volontiers aux vastes élans de son affectivité. Cependant sa nature d'homme, sur quoi s'étayent en définitive tous nos plus célestes échafaudages, se mourait faute de cette misère: aimer une femme!
L'ombre s'allongeait autour d'eux; les hôtes des îles Borromées se faisaient plus nombreux autour des petites tables, et le jeu des cuillers contre la glace fondante et les parois des verres leur redonnait son habituelle musique argentine. Mme Belvidera s'assit non loin d'eux avec la petite Luisa, et fit comprendre d'un léger signe à son amant, qu'elle avait tout préparé pour leur fuite de cinq heures. Lee s'était levé et éloigné aussitôt, sans ajouter une parole à l'aveu bref qui lui était échappé. Il se dirigea du côté du lac, et, ayant repris son flegme, il alluma un cigare.
Toutes les personnes présentes le regardèrent descendre vers les jardins. La plupart inclinaient la tête un peu sur l'épaule. Dompierre se souvint d'avoir un jour vu Mme de Chandoyseau et sa suite l'admirer ainsi de loin, pour rien, parce qu'il était étrange, simplement. Aujourd'hui que son étrangeté prenait de la précision dans ces cervelles de moineaux, on se moquait de lui. «Il est vierge!» telle était la phrase creuse que prononçaient toutes les bouches. L'était-il dans le sens vulgaire où ces personnes l'entendaient? La question importait assez peu, depuis qu'était connue la triste virginité morale dont lui-même essayait de se faire gloire et dont il était accablé.
Le jeune homme resta un assez long temps, volontairement isolé, dans la torpeur de la chaude après-midi. Comme chaque jour, quelques notes de piano tintaient, sous les doigts moites d'une femme, interrompues infailliblement par la prompte fatigue de ces heures lourdes. Le tonneau d'arrosage, dans les allées de gravier, promenait son ondée quotidienne. Gabriel regardait de loin la jeune femme qui se préparait pour lui à la plus voluptueuse des soirées, et chacun des mouvements de sa nuque ou de ses mains lui faisait frémir toute la chair.
Où donc allait le pauvre Lee, à cette heure délicieuse et terrible? Partait-il déjà pour une de ses promenades solitaires où, dans la compagnie de son vieux batelier muet, il s'acharnait, jusqu'au cœur de la nuit, à tirer de la puissance de son rêve l'équivalent du simple plaisir humain qui lui était interdit? Ou bien, qui sait? peut-être cherchait-il l'amour? Peut-être épuisait-il son désespoir d'aimer, le long de ces belles rives peuplées de créatures si diverses? Allait-il à Baveno, à Pallanza, ou simplement le long des petites maisons des pêcheurs, en quête d'un regard capable de lui fournir ce coup de folie, cette idéalisation élémentaire à quoi nous devons le désir, le désir première fonction de la vie, et à défaut duquel nous prenons cet aspect de mort qui avait paru si effrayant, une minute, sur le visage de l'idéaliste?
L'heure approchant, Gabriel vint se joindre au groupe dont faisait partie Mme Belvidera. Il voulait faciliter son départ, auquel toutes sortes d'obstacles pouvaient vraisemblablement s'opposer, et dont le moindre, à sa prévision, n'était pas celui de laisser sa petite fille.
Cette enfant méritait toute l'adoration dont elle était l'objet. Elle avait une intelligence précoce qui ne nuisait pas, ce qui est rare, à la grâce tout ingénue de ses manières. Elle était d'une tendresse excessive et ressemblait physiquement à sa mère, avec un penchant méditatif, une attitude réfléchie, qui donnait au velours sombre de ses yeux un dessous profond que sa mère n'avait pas.
—Alors tu seras sage, Luisa; et que feras-tu si maman rentre tard?
—Je penserai à toi.
—Mais non! mais non! il ne faut pas tout le temps penser à moi. Tu joueras, et tu iras te coucher.
—Je jouerai si tu veux, mais ça ne m'amusera pas.
—Pourquoi?
—Parce que je n'aime pas quand tu n'es pas là!
—Voyez-vous ça!
—C'est comme ça.
—Luisa! on ne parle pas ainsi à sa maman: on fait ce que l'on vous commande et on se tait.
—Je ferai, maman, tout ce que tu commanderas.
Et elle reprenait avec un petit air entendu et résigné un travail à l'aiguille dont elle s'acquittait à l'émerveillement de ces dames. Après un silence:
—Et s'il m'arrivait malheur pendant que tu ne seras pas là, maman? comme ça il n'y aurait pas moyen de te prévenir? Il n'y a pas de télégraphe où tu vas?
—Voyez-vous, la petite coquine, dit madame Belvidera; elle veut savoir où je vais!... Mesdames, avez-vous vu une petite curieuse comparable à cette demoiselle?
—Mais c'est très délicat, c'est très gentil de sa part, dit Solweg. Il ne faut pas lui en tenir rigueur!...
—Tu sais bien, Luisa, que je vais voir Madame X... qui est en ce moment à Pallanza.
—Maman, tu ne me l'avais pas dit!
—Mademoiselle ma fille, je vous en demande pardon; dorénavant, je ne ferai rien sans vous prévenir!
Et après un silence, la petite reprenait avec une insistance très habile:
—Ça fait donc, maman, que s'il m'arrivait malheur, chez mad....
—Ah! ça! mais tu es assommante avec ton malheur! En voilà des idées! Quel malheur veux-tu qu'il t'arrive? Et puis tout cela c'est de l'entêtement! mademoiselle n'est pas contente parce que je ne l'emmène pas, voilà! Tu sais bien que je ne veux pas que tu reviennes tard, en bateau.... Enfin, assez, n'est-ce pas?
C'était la première fois que Gabriel la voyait parler un peu durement à Luisa. Il partageait toute la souffrance qu'elle en devait ressentir et l'aimait de faire cela à cause de lui. Mais il craignait la crise que cette contrainte pouvait amener et la réaction possible, l'abandon soudain du projet. Il fallait ruser avec une ténacité très dure contre l'extrême finesse de la fillette. La mère l'aimait à la folie, et il ne pouvait s'empêcher d'admirer et d'aimer cette enfant trop gracieuse et trop intelligente qui guerroyait contre lui avec des roueries de diplomate.
La petite avait renfoncé quelque temps une larme; puis, voyant qu'elle ne pouvait la contenir, elle s'était levée précipitamment, et était allée se jeter sur les genoux de Solweg, pour qui elle éprouvait une grande amitié.
Était-ce un élan naturel ou une dernière ruse, la plus forte, assurément: l'emploi de la provocation à la jalousie pour attendrir sa mère? L'effet fut infaillible. À peine l'enfant recevait-elle les caresses de Solweg que Mme Belvidera allait la prendre dans les bras de la jeune fille, la couvrait de baisers, et fondant elle-même en larmes, tout à coup, entraînait sa fille à l'intérieur de l'hôtel.
—Et vous, monsieur Dompierre, dit à brûle-pourpoint Mme de Chandoyseau, vous ne faites pas de promenade aujourd'hui?
—Mon Dieu! madame, j'ai un assez grand mal de tête, et je pense que j'irai marcher sur la route, quand la chaleur sera un peu tombée.
Il était ému de la scène qui venait de se passer, et la question méchante de cette pie-grièche lui faisait légèrement trembler la voix. Il rencontra sans l'avoir cherché l'énigmatique regard de Solweg, qui était fixé sur lui au moment où il parlait.
Peindre ce qu'il y avait dans ces yeux est chose impossible. De l'anxiété, de la pitié, une sorte de douce remontrance, une exhortation involontaire, un chagrin réel, enfin par dessus tout, une complaisance, un fond de sympathie, simple, franc, éclatant d'évidence, qui luttait contre tout le reste, et semblait noyer tout le reste dans l'humidité limpide de ce regard bleu. Il avait eu bien des impressions, par le court moyen d'un geste, d'un regard, d'un seul clin d'œil: jamais il n'avait éprouvé dans un temps aussi court et par un moyen aussi simple, une émotion si intimement cuisante et si complexe. Le résultat, en lui, fut plutôt une sorte de colère contre cette jeune fille sérieuse, presque silencieuse au milieu du jacassement des femmes, et qui voyait dans ses faits et gestes, qui percevait clair comme le jour, en ce moment-ci, le double jeu de Mme Belvidera et le sien, qui lisait son mensonge sur ses lèvres, au moment où il le prononçait, qui avait lu le mensonge pénible de la jeune mère à sa fillette, et comprenait aussi nettement le merveilleux instinct de l'enfant luttant contre l'absence insolite de sa mère. Qu'est-ce qu'avait cette demoiselle à venir regarder dans ses affaires? Et sa sympathie par dessus le marché! sa compatissante complaisance! sa gracieuse indulgence envers l'auteur responsable de cette tragi-comédie! qu'en avait-il faire en vérité? Il la trouvait énervante au suprême degré.
Il s'en alla, en flânant, sur la route, afin de dépister tout au moins la surveillance de Mme de Chandoyseau, et prit une barque, fort loin de l'embarcadère de l'hôtel, désespéré d'ailleurs quant à la réussite de sa soirée à l'Isola Madre. Il eut un véritable étonnement, en faisant lentement le tour de cette île, après plusieurs crochets sur le lac, de découvrir la barque qui portait Mme Belvidera, amarrée déjà sur une petite plage naturelle... Il ne joua donc qu'incomplètement la surprise qui était nécessaire, à cause des bateliers, et entraîna la jeune femme hors de toute vue. Le bonheur de l'avoir là, à lui seul, dans cette île déserte à cette heure, et après en avoir désespéré, lui donnait une folie enfantine.
Luisa s'extasia tout de suite sur la richesse du paysage, sur le nombre et la magnificence des arbres où les beaux tons de l'automne commençaient à répandre ces cuivres rouges et ces vieux ors qui donnent aux feuillages une saveur majestueuse.
—Mais, dit-elle, je ne vois pas par où l'on pénètre dans votre île?...
—Chut! chut!... Savez-vous bien qu'il est tard et que l'entrée ordinaire nous est interdite: on ne doit pas entendre sonner la cloche des Borromées passé cinq heures du soir!
—Alors, par où passons-nous?
—Par une porte dérobée...
—Oh! mais c'est délicieux! Dites donc! mais il y a du danger à faire ça?
—Je le crois bien! figurez-vous qu'il y a neuf jardiniers robustes établis dans ce grand palais rose que nous apercevons de Stresa et d'Isola Bella, et vous frémiriez si je vous faisais la description de l'arsenal de défense dont ces gaillards-là sont munis, afin de tenir à l'abri du vol leurs graines, leurs plantes rares et les innombrables oiseaux qui peuplent cette forêt...
—Brrr! fit-elle, tout en courant et sautant sur le rivage étroit que l'eau venait battre doucement. Sans compter, ajouta-t-elle, que nous débarquons un peu comme des malfaiteurs!...
Et elle s'élançait la première à l'assaut de la forteresse fleurie.
Attention! pas par là! tenez, voyez ici ces marches naturelles qui s'enfoncent sous les branches... Bon! c'est là notre brèche. En avant!
La petite porte était ouverte; ils n'eurent qu'à en franchir le pas en déchirant de longs fils d'araignées. Le chemin qui s'offrait à eux était d'un romanesque achevé. D'énormes touffes de lierre pendaient à droite et à gauche, et leurs lourdes guirlandes se croisaient, çà et là, au-dessus de leurs têtes. Des vignes-vierges parasites enlaçaient avec des airs de paresse élégante le tronc des arbres, et, d'en haut, semblaient laisser pendre avec affectation leurs lianes de pourpre.
Pas un être humain, pas un bruit, sinon celui des oiseaux que leur passage effarouchait.
—Oh! oh! fit elle tout a coup, voilà le palais rose!
Et ce furent des exclamations sans fin, à mesure qu'ils approchaient de ce grand bâtiment, dont le dos uni et tendrement coloré communique tant d'agrément, de loin, à la grasse silhouette d'Isola Madre. Rien n'est plus joli que la façade qui donne sur les jardins intérieurs. L'entrée se trouve sous un portique surmonté d'une loggia ouverte où les pampres, les lierres et les églantiers serpentent en liberté au long des balustrades. De grosses touffes de fleurs emmêlées et lourdes se laissent tomber de l'appui des fenêtres et de la rampe de la loggia; et si ce lieu était habité par des fées, on croirait volontiers, à l'heure indécise du crépuscule, que ce sont les bras nonchalants de ces belles personnes endormies.
Les portes étaient closes, au moment de leur arrivée: c'était une paix, un silence complets. On osait à peine marcher; on retenait son souffle. Les plantes innombrables commençaient d'exhaler leurs baumes dans l'air amolli du soir.
—Venez!
Il la prit par le bras et la mena jusqu'à une fenêtre entr'ouverte du rez-de-chaussée. Elle se haussa sur la pointe des pieds, et regarda:
—Oh! oh! dit-elle, ça, c'est trop joli!
C'était une chambre ancienne, avec un mobilier rustique du siècle passé. On y avait vue d'un côté sur le lac, de l'autre sur les jardins tropicaux de l'île. Une quantité de fleurs fraîchement coupées, étalées un peu partout dans de larges paniers, laissaient choir une à une, les gouttelettes du dernier arrosage.
—Voilà, dit-elle, l'endroit où je voudrais vivre!
—Il est à vous!
Il avait gagné les bonnes grâces du chef des jardiniers qui, en lui faisant visiter la maison, lui avait expliqué que cette pièce était affectée au dépôt des fleurs cueillies chaque soir et que la belle Carlotta venait prendre, à la nuit, pour les vendre dans les hôtels et les villas, à Pallanza ou à Baveno. Pour son amour des fleurs, il avait donné au jeune homme toute permission de les venir respirer à son aise jusqu'au moment de leur enlèvement par la marchande des Borromées. C'était le plus délicieux rendez-vous d'amour.
Gabriel voulait entrer tout de suite.
—Oh! non! fit-elle... promenons-nous au moins!
Il lui reprit le bras et lui dit ce torrent de choses qui viennent confusément à l'esprit et aux sens lorsque l'être longtemps contenu, tout à coup déborde, à l'abri des importuns et de l'ordinaire badinage.
Ils marchaient au hasard des allées. Dans le désordre de leurs paroles, elle lui adressait subitement une question sur une plante exotique qu'elle remarquait au passage.
—Qu'est-ce que c'est que ça? demandait-elle.
—Qu'est-ce que ça peut bien vous faire? lui répondait il en souriant.
—En effet!
Et elle riait, de son rire clair et magnifique, en renversant un peu en arrière sa taille qu'il soutenait et portait avec enivrement.
Elle était toujours vêtue de ces toilettes claires qui enchantaient son amant. Et son grand chapeau de paille blanche muni de dentelles retombantes faisait de toute sa personne la plus étonnante de ces fleurs extraordinaires aux noms inconnus, qui s'étalaient sur leur passage.
—Et vous, vous, qui êtes-vous? lui dit-il.
—Qu'est-ce que ça peut bien vous faire?
—En effet! puisque je t'aime!
En relevant les yeux, la grande beauté de la vue les éblouit. Deux trouées, l'une sous les branches d'un chêne à feuilles gigantesques, l'autre dans l'intervalle d'un massif de houx frisés et de camphriers, leur découvraient d'une part la corne méridionale du lac, et de l'autre la ville de Pallanza, blanche et charmante, assise au bord des eaux tièdes, comme une jolie fille paresseuse qui les attendrait à fraîchir avant de s'y baigner les pieds. Le soleil, à ce moment, passait de l'autre côté des montagnes; une brise infiniment légère fit glisser une ride à la surface de l'eau; des nuages chargés d'or s'élevèrent, et la pâleur de Pallanza s'anima jusqu'au rose d'une jeune chair. Les eaux elles-mêmes semblaient devenir molles comme du lait et en prenaient la teinte grasse et bleuâtre. La ligne des montagnes s'adoucit; toutes les choses se résolurent en un attendrissement général. C'était une heure si touchante et d'une beauté si communicative, qu'ils en furent presque suffoqués et prirent tout naturellement la direction de «leur» palais et de «leur» chambre fleurie.
Ils couraient, ils traversaient en sautant les plates-bandes et les tapis de gazon. Elle s'arrêtait par moments, et portant la main à son cœur:
—J'ai chaud aux joues, disait-elle, sens un peu!...
Les oiseaux, se couchaient. Au milieu du ramage, on pouvait, distinguer le cri des paons.
Gabriel et Luisa se retournèrent vivement à un bruit qui vint par une grande allée droite descendant jusqu'au lac par de longues marches plates et moussues.
—Voilà quelqu'un, dit-elle, j'ai peur!
—Folle! dit-il, ce sont les paons!
En effet, une dizaine de paons remontaient gravement l'allée, comme une réunion d'imposants personnages.
Cependant, on vit dans l'ombre tombante, une forme humaine qui se glissait le long des hauts buis taillés. L'individu cherchait évidemment à se dissimuler: ce ne pouvait être un des jardiniers.
—C'est quelque gamin qui vient prendre des oiseaux; il n'est pas dangereux pour nous, et c'est lui qui aura le plus peur en nous apercevant... Ah! dit Gabriel, en le reconnaissant tout à coup, c'est l'amoureux de la belle Carlotta!
—Comment! c'est ce méchant vaurien qui est si jaloux et qui ne la quittait pas d'une semelle, l'autre jour, à l'Isola Bella?
—Pourquoi l'appelez-vous méchant? Il aime cette fille; il est jaloux et violent; c'est bien naturel... J'espère toutefois que cet animal-là va nous laisser tranquilles!
Il parut gêné en les voyant et prit immédiatement une contre-allée qui l'éloignait de sa direction première.
—À la bonne heure! s'écria Dompierre, en s'élançant vers un lourd rideau de lierre pour pénétrer sous le portique où se trouvait l'entrée de la chambre. Il le tenait relevé d'une main, pour permettre à la jeune femme de pénétrer promptement dans leur refuge.
—Tiens! fit-il, le vent nous a fermé la porte!
Il souleva le loquet en se heurtant assez violemment contre la porte qu'il croyait devoir céder aussitôt. Elle était fermée intérieurement.
—C'est un peu fort, par exemple!
—Allons-nous en, je vous en prie, dit-elle; il y a peut-être quelqu'un, j'ai peur!...
Elle avait déjà repassé le rideau de lierre, quand il entendit, que l'on remuait dans la chambre. Il demanda:
—Qui est là?
Puis il prononça le nom du chef-jardinier. On ne bougea plus et ne dit mot. En l'entendant parler à quelqu'un, Mme Belvidera s'était enfuie.
Il alla la rejoindre sous un berceau de verdure où elle s'était réfugiée toute tremblante. Il la rassura contre un danger; mais il était furieux... Quels étaient les importuns qui étaient venus s'emparer de «leur» chambre?
—C'est quelqu'un qui a eu la même idée que vous, mon ami!
Ils ne purent s'empêcher de rire.
Au travers d'un groupe de bruyères arborescentes, ils apercevaient l'entrée du portique, légèrement noyé dans l'ombre. Ils imaginaient l'agrément que les derniers feux du crépuscule devaient donner à cette chambre fleurie. Ils ne pouvaient détacher les yeux de cet endroit.
—Ce sont peut-être les fées qui sont rentrées chez elles à cette heure-ci?
Et ils regardaient les guirlandes lascives et parfumées qui débordaient des fenêtres et qu'ils avaient comparées aux bras des fées endormies. La maison était si jolie et le prestige de l'heure si favorable aux songes les plus chimériques, que cette gracieuse idée ne leur paraissait pas folle.
Comme il soupirait cependant, elle lui dit, à demi souriante:
—Après tout, peut-être votre ami le poète anglais a-t-il raison: pourquoi vouloir donner à l'amour, dont nous ne sommes seulement pas dignes de prononcer le nom, une forme délimitée qui ne saurait que l'avilir?... Pourquoi ne pas user de toutes les choses du monde qu'à la manière d'un tremplin qui vous élance vers le ciel?
Il lui baisait les bras, et elle riait de la tournure de sa pensée. Il n'osait pas lui dire ce qu'il savait de la douleur intime de l'original ascète. Il n'avait plus le courage de plaisanter ses manies, et il allait essayer de détourner le sens de la conversation, lorsqu'ils entendirent un peu de bruit du côté de leur portique, et virent une main qui soulevait le rideau de lierre. Mme Belvidera très émue serrait la main de Gabriel; il attendait lui-même avec anxiété. Le lierre fut écarté; une jolie tête parut, très reconnaissable, malgré la faible lumière; c'était la belle Carlotta.
—Ah! fit-il tout bas, petite coquine de Carlotta! je gage que tu ne t'enfermes pas a double tour avec les fleurs pour en tresser des guirlandes à la madone ou à ton saint patron!
—Attendez donc! dit Mme Belvidera, je crois qu'il y a quelqu'un avec elle...
—Parbleu, je le crois bien! et comme ce n'est pas son amoureux officiel, je comprends la mauvaise mine que faisait celui-ci tout à l'heure, en longeant les buis.
—Ah! je donnerais je ne sais quoi pour savoir qui est avec elle!
—C'est quelqu'un que je ne plains pas, et qui a du goût assurément.
—Le fait est que cette fille est d'une beauté!... Ha! ha! ha! s'écria-t-elle, prise tout à coup d'un fou rire si violent que Gabriel dut lui poser une main sur la bouche de peur qu'elle ne se découvrit; et elle lui indiquait le petit trou dans le feuillage: Regardez donc! regardez donc!... C'est... c'est votre ami Dante-Léonard-William Lee!
Il vit en effet Dante-Léonard-William Lee qui se faisait épingler à la boutonnière, par la jolie fille, une magnifique fleur d'iris.
—Eh bien! dit Mme Belvidera, vous avouerez que l'aventure n'est pas mauvaise: vous vous donnez la peine de préparer un joli nid, et c'est cet oiseau-là qui vient l'occuper à votre place. Un ascète!... ça ne vous fait pas rire?
—Je suis abasourdi.
—Dites donc! que pensez-vous de la... particularité?
—Je pense que ce n'est pas celle-là qui le distingue du reste des hommes, mais je l'en distinguerais volontiers pour le moment en lui coupant la gorge, à lui, à l'exclusion de tout autre!
—Ne plaisantez pas avec ces choses-là! Figurez-vous que j'ai une peur que l'autre, le vilain jaloux, ne se livre à quelque démonstration désagréable! Il est là-bas: j'ai cru voir sa tête il n'y a qu'un instant, de l'autre côté des buis.
—Diable! est-ce qu'il faudrait maintenant que je prévinsse Lee du danger qu'il court? Ce serait mettre le comble à la facétie! Voyez-vous que nous ne soyons restés à la porte de la chambre que pour veiller au salut de ce...
—Chut! voilà Lee qui descend par le petit chemin qui nous a amenés; il a sans doute une barque qui l'attend et il ne court aucun risque, mais c'est pour cette pauvre fille que j'ai peur. Vous ne connaissez pas la violence de ces petits hommes-là, chez nous. Ce Paolo est très capable de la tuer...
Ils sortirent de leur cachette et crurent devoir aller prévenir Carlotta de la présence de son fiancé, derrière les buis. Elle ne fut nullement troublée en les reconnaissant. Ils lui demandèrent de leur vendre des fleurs, en lui signalant la présence du garçon tapi là-bas avec une mine peu rassurante. Elle comprit tout de suite, et se contenta de hausser les épaules.
—Vous n'avez donc pas peur?
Elle les regarda sans répondre. Toute sa figure exprimait une sérénité parfaite. Ses yeux splendides semblaient illuminer sa jolie figure; elle avait le cou dégagé, et, une main posée tranquillement sur la hanche, elle paraissait défier l'univers, dans son inconscience. Sans doute, elle savait bien qu'elle n'aurait qu'à regarder le malheureux garçon pour voir tomber sa colère. Sa puissance était si évidente qu'ils ne gardèrent aucune inquiétude.
Par curiosité, tout au moins, ils voulurent la voir partir. Elle posa un des paniers de fleurs sur sa tête et en prit adroitement quatre autres qu'elle suspendit aux anses de ses bras. Ils descendirent derrière elle, dans son sillage embaumé. Sa barque était amarrée dans le voisinage, et ils la quittèrent pour aller rejoindre les leurs demeurées plus loin.
Ils n'avaient pas fait cent pas que le bruit d'une altercation les fit retourner, et ils distinguèrent une prise de corps assez violente qui avait lieu certainement entre la pauvre Carlotta et son soupirant jaloux... Gabriel s'élançait, quand il vit très nettement la Carlotta renverser l'homme sur le rivage, sauter dans sa barque et s'éloigner en un clin d'œil à grands coups d'aviron. Le garçon se releva; il ramassa une pierre et la lança dans la direction de Carlotta. On ne vit pas tomber la pierre dans l'eau; les deux amants tremblaient que la malheureuse ne fût atteinte. Le gars ramassa une autre pierre. Mais Carlotta éleva sa voix admirable et tranquille qui éveilla un écho au mur du palais et se répandit sur le lac paisible. Elle ne précipitait déjà plus sa course; elle ramait avec son impassibilité ordinaire, et il n'y avait pas trace d'une émotion particulière dans le charme étrange de son chant impudique et candide. L'homme ne lança pas la seconde pierre. Gabriel et Luisa furent bercés tout le temps du retour par le chant ininterrompu de celle qu'ils croyaient la maîtresse de Dante-Léonard-William Lee.
XI
«Ne crois pas, mon mio, que je t'aie menti, quand tu m'as fait jurer, l'autre nuit, tu sais bien.... Non, non, à ce moment-là, je pouvais dire encore qu'il n'y avait rien; je t'assure que je n'avais qu'une appréhension. Hélas! dès hier matin, chéri, notre sort était fixé. Mon mari m'annonçait son arrivée pour aujourd'hui, pour ce matin même, pour tout à l'heure. Quand on te remettra ce billet, il sera là. Ne m'attends donc pas à l'heure de la promenade que nous devions faire ce matin.
«J'aurais pu t'avertir dès hier: mais à quoi bon? Je te dirai même que c'est parce que je sentais tout perdu, que j'ai accepté cette expédition d'Isola Madre, qui était d'une terrible imprudence; mais c'était le dernier jour où je t'avais, et j'aurais fait bien pis. Tu ne m'en voudras pas de ne t'avoir pas prévenu, dis?
«Mio, j'ai passé la nuit à me demander si j'irais te dire de vive voix ce que je t'écris. J'étais partie, ce matin, vers quatre heures; je risquais tout, mais je t'aurais vu encore, là, bien; je t'aurais surpris dans ton sommeil; j'aurais vu ta chambre.... Mais je n'ai pas pu; ne me demande pas pourquoi; aie pitié de moi: je ne suis qu'une malheureuse femme.
«Mais je te reverrai; il faudra bien que je te revoie. Surtout, ne t'en va pas!
«Voilà huit heures, j'entends le bateau siffler; je ne suis plus à moi, mio, mais à toi tout de même et toujours.
«Luisa.»
Il n'y a pas de grands mots pour dire l'effondrement d'un homme qui, arrivé au faîte de la passion heureuse, en voit virer tout à coup le sens, et se trouve plongé dans l'incertitude complète du sort qui lui est réservé. Gabriel ignorait tout du mari de Mme Belvidera. Ils n'avaient jamais parlé de lui, chose assez étonnante même, le nom du tiers revenant à l'ordinaire se placer entre deux amants avec une sorte d'insistance fatale. Il supposait que ce silence chez elle était dû à une délicatesse qui n'était pas pour lui déplaire. Chez lui, il était le résultat d'une confiance absolue dans un bonheur qui le comblait parfaitement et qui écartait, comme de lui-même, toute idée qui l'eût pu ternir.
Il fut trop anéanti, à la suite du moment où un garçon d'hôtel vint lui remettre le malheureux billet, pour se livrer au petit travail de cervelle qui s'impose en de pareilles occasions, et par lequel on veut savoir, au moyen de conjectures minutieuses, établies sur les faits les plus insignifiants, le caractère, la figure, les mœurs et jusqu'au petit nom de l'inconnu qui va se dresser soudain au beau milieu de votre route. Il retomba lourdement sur le lit d'où il s'élançait avec tant de joie pour courir à une promenade matinale, et il demeura dans une espèce de léthargie, jusqu'au moment où son ami Dante-Léonard-William vint le secouer pour l'accompagner au lunch.
La représentation de son malheur, jointe à l'ensemble de souvenirs si récents et liés à l'image de cette figure glabre du poète anglais, produisit en lui un singulier mélange et lui donna à la fois envie de rire et de pleureur. Il revoyait cet homme en train de se faire épingler une fleur d'iris à la boutonnière, et il réentendait le rire étouffé de Mme Belvidera, derrière le massif de verdure.
—J'ai trouvé quelques vers que je vous dirai, fit le poète.
Comment Mme Belvidera avait-elle pu rire plus franchement, hier, alors qu'elle savait, elle, leur prochaine séparation? Comment ne s'était-elle pas montrée sensiblement autre durant cette journée, que les jours précédents? Était-elle donc indifférente à la rupture de leurs relations? Eprouvait-elle tout autre chose que de l'appréhension de l'arrivée de son mari? Tout autour du malheureux était interrogation; tout lui semblait enveloppé de mystère, et il avait, comme dans un cauchemar, l'angoisse de n'y pouvoir jamais rien démêler.
—Voici ces vers, dit Lee, qui commença aussitôt à les réciter.
—Ah! au diable! s'écria Gabriel en frappant violemment du pied le sol de sa chambre.
Lee était si sûr de lui, il avait une confiance si admirable dans la puissance de la poésie, qu'il ne crut pas un instant que son ami eût pu, par ce signe d'impatience, s'adresser à lui. Un sot se fût fâché.
—Je vous demande pardon, mon ami, mon interjection ne s'adresse pas à vous; mais j'ai quelques ennuis...
Lee continuait simplement à dire ses vers et ne s'interrompit point.
Le cœur du jeune homme battait à se rompre, en descendant. Il allait le voir; il allait les voir côte à côte. Lui, cet inconnu du premier aspect de qui tout son avenir semblait dépendre; elle, sa maîtresse bien-aimée, devenue depuis un mois sa chair même, désormais accolée perpétuellement sous ses yeux à cet être qu'il était possible qu'elle aimât.
Il avait la figure décomposée; sa rage venait de ne pouvoir maîtriser son émotion. Il ne redoutait rien autant que de tomber sur les Chandoyseau. Les premières personnes qu'il rencontra furent l'odieuse Herminie et sa petite sœur Solweg.
—Ah! monsieur Dompierre, je vous eusse cru malade de loin, mais je vois que vous n'êtes qu'ému par les belles choses que vous dit Monsieur Lee. Que vous êtes donc heureux de vivre si près de la poésie même... C'est ce que je disais encore, il n'y a qu'un instant, à Solweg, en parlant de vous: «Ton valseur, ma mignonne...»
Il saluait ces dames et tournait déjà la tête. Elle le rattrapa avec un air de confidence:
—Avez-vous fait la connaissance de monsieur le chevalier Belvidera?
—Le... chevalier?
—Oui, oui, parfaitement: le chevalier Belvidera. Un homme très bien. Voulez-vous que je vous présente?
—Merci, madame! fit-il en se détournant résolument du côté de la salle à manger. Il rencontra par hasard le visage de Solweg, qui était aussi bouleversé que le sien. À cause de ce sort commun, et sans savoir ce qui, chez cette jeune fille, en pouvait être la cause, il la regarda avec moins de froideur que de coutume.
—Cette Chandoyseau, dit-il en reprenant le bras de Lee, est à piétiner.
—Oui, dit Lee, mais ne trouvez-vous pas que la dernière strophe alourdit un peu l'ensemble de la composition que l'on pourrait terminer sur le...
—Certainement! certainement! fit Gabriel en essayant de se boucher les oreilles et en maudissant l'univers entier.
Comme on est seul, grand Dieu! quand une douleur vous étreint!
M. et Mme Belvidera ne parurent pas au déjeuner. Dompierre en éprouva un soulagement d'abord, à la pensée que Luisa avait voulu lui épargner cette trop brusque rencontre, puis il trouva a cette circonstance mille motifs d'inquiétude.
L'air fut si lourd, l'après-midi, que plusieurs des pensionnaires, au lieu de gagner le hall trop clair, ou l'ombre des jardins, se réfugièrent dans le salon aux volets fermés et où régnait, dans une obscurité presque complète, une fraîcheur relative.
Quelques personnes s'assoupissaient dans les fauteuils, et on entendait le bruit sec du journal quittant leurs mains inertes et tombant.
On ne remuait qu'avec précaution; une jeune Anglaise ouvrait doucement la bibliothèque pour y choisir un volume dont elle avait peine à déchiffrer le titre; sur les tables, de grandes feuilles d'album glissaient entre des doigts indifférents.
Quand les yeux de Gabriel se furent faits à l'obscurité, il reconnut, sur une chaise de tapisserie placée à trois pas de lui, le chapeau de paille blanche, bordé de dentelle, de Mme Belvidera. Son cœur sauta à la pensée qu'elle était là peut-être, et il osait à peine explorer la pièce. Presque aussitôt, il remarqua que le chapeau couvrait un chapeau d'homme, en feutre mou, dont le bord souple, couleur beige, dépassait de trois doigts la dentelle. C'était évidemment le chapeau de M. Belvidera. Il était tout naturel que ces deux chapeaux fussent unis là intimement, familièrement, sur une chaise où on les avait déposés en montant déjeuner, peut-être piqués l'un à l'autre de la même épingle. Les époux n'étaient pas là; certainement ils arriveraient ensemble; il les verrait en même temps apparaître dans le clair entre-bâillement de la porte, et ils approcheraient si près de lui qu'il devrait se lever pour saluer la jeune femme qui ne pourrait faire autrement que de lui présenter son mari. Il décida sur-le-champ de ne pas quitter sa place que l'on ne soit venu prendre les deux chapeaux.
Il entendait au milieu du silence le battement précipité de ses artères, car, malgré tous les efforts de sa volonté, il ne parvenait pas à maîtriser l'émotion que lui causait l'attente de la scène inévitable. Il souhaitait qu'elle fût prochaine et il l'attendait impatiemment dans l'endroit où il était le plus probable qu'elle eût la plus prompte occasion de se produire. Selon ses prévisions, le premier aspect de l'homme devait l'instruire sur les sentiments que sa femme éprouvait envers lui.
Il essayait en vain de se raisonner. Puisqu'elle avait trompé son mari, il était évident qu'elle ne l'aimait pas. Sans doute! et telle est la conclusion du bon sens commun. Mais n'avait-il pas maintes fois observé les erreurs,—exceptionnelles à la vérité—de ces jugements instinctifs? Pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de lui? Pourquoi n'avait-elle pas obéi au mouvement si ordinaire qui porte la femme infidèle à flétrir, et si souvent à souiller avec un acharnement cruel, entre les bras de son amant, l'image importune de celui qu'elle trahit? Il se creusait la mémoire; il tournait et retournait le sens des paroles qu'elle avait prononcées en mille circonstances; il ne trouvait pas d'autre allusion vraisemblable que celle qu'elle avait eue, un matin, sur la terrasse d'Isola Bella, pendant une minute de songerie: «C'est la première fois, lui avait-elle dit, que la vue d'un beau paysage ne m'est pas gâtée par quelqu'un». Était-ce en vertu d'une logique bien rigoureuse qu'il pouvait soupçonner le chevalier Belvidera d'être celui qui gâtait la vue des beaux paysages? Assurément non. Et quand même c'eût été lui, il avait plusieurs moyens inégalement graves de produire ce résultat fâcheux. Était-ce par le fait de sa seule présence? alors il pouvait être détesté. Était-ce par un défaut de sensibilité, par un mot malheureux? une femme a tôt fait d'oublier ces peccadilles.
Aurait-elle pu tromper son mari sans cesser de l'aimer? Telle était la question qu'il se posait, quand une voix connue, venant de l'autre extrémité du salon, lui fit relever les paupières, et il aperçut dans la pénombre de moins en moins épaisse, Mme de Chandoyseau assise, en une pose langoureuse, non loin du révérend Lovely. Solweg était au piano, dont elle caressait le clavier sans appuyer les doigts, en parcourant des yeux des partitions de musique.
Ses éternels témoins! La Chandoyseau et Solweg seraient encore là quand Mme Belvidera et son mari, viendraient prendre leurs chapeaux sur la chaise de tapisserie; elles le verraient se lever à l'approche de la jeune femme; elles entendraient les phrases de politesse banale qu'il échangerait avec l'homme qui lui arrachait le cœur; elles épieraient l'ébranlement de sa voix. L'une assisterait à l'entrevue avec la joie de sa méchanceté; l'autre, avec son irritante compassion?
Il voulut se lever et fuir, éviter à tout prix ces deux femmes. La vue des chapeaux superposés sur la chaise de tapisserie le fascina de nouveau et il demeura fixé sur place, «Ils vont venir là! ils vont venir là, forcément», lui répétait une sorte de voix intérieure. Ailleurs il les manquerait peut-être; s'il remettait à ce soir, à demain, la rencontre, il n'aurait peut-être plus le courage de les voir côte à côte; il aurait peut-être fui définitivement. Il fallait les attendre là, en face de leurs deux chapeaux posés familièrement, presque amoureusement, l'un sur l'autre.
Le révérend Lovely était aussi fiévreux que Dompierre. Celui-ci entendait sa voix sourde, son accent grotesque, que des hésitations, peut-être des réticences, entrecoupaient fréquemment. Ses gestes étaient désordonnés. Le «Malin», sous les apparences de la damnable Herminie, le faisait cruellement souffrir. Il s'agitait sur son siège, avec le malaise d'un débutant dans l'exercice de la galanterie; et il s'efforçait de couvrir son embarras par une volubilité que brisait malheureusement sa double inexpérience de la langue française et de la langue amoureuse. Mme de Chandoyseau, tantôt alanguie, improvisait une atmosphère troublante en agitant son éventail, levant son menton et offrant son cou et sa gorge à l'air agité; tantôt penchée d'un brusque élan du côté du pauvre pasteur, l'accablait de sa perfide séduction.
Mistress Lovely somnolait sur un magazine anglais, à quelque distance de son mari. Sa tête à cheveux gris, d'une insigne laideur, avait à intervalles réguliers une défaillance en avant qui faisait glisser ses lunettes à l'extrémité de son nez, et la réveillait à demi. Elle relevait la taille, rajustait ses lunettes, et redressait la revue dont elle semblait reprendre assidûment la lecture. Mais l'édifice s'affaissait presque aussitôt et le sommeil impitoyable semblait jouer comme un enfant cruel avec cette tête disgracieuse.
Le salon s'était à peu près dépeuplé. Le révérend était à bout de paroles; Mme de Chandoyseau flattait l'air mollement de son éventail quasi fermé: dans le silence, on entendit une grosse mouche se lever et faire une demi-douzaine de zigzags en bourdonnant. Puis, un mot inattendu, inouï, stupéfiant, fut prononcé presque à haute voix par le clergyman. Gabriel sursauta, mistress Lovely fut tout à coup debout, et Solweg, avec un à-propos admirable, toucha enfin le piano dont les notes harmonieuses couvrirent la confusion générale. Le révérend, dans un mouvement d'affolement, s'était oublié jusqu'à prononcer sur le ton le plus passionné le petit nom de Mme de Chandoyseau:
—Herminie!
Mistress Lovely, levée soudain, comme un spectre, empoigna son mari par le bras et l'entraîna dehors. Solweg n'interrompit pas la mélodie qu'avaient commencé d'égrener ses doigts agiles; sa sœur aînée n'eut pas un mouvement, et Dompierre renversa la tête en arrière sur le dossier de son fauteuil, dans l'attitude de la plus grande nonchalance, suivant des yeux, vers le plafond, les lignes brisées que décrivait la mouche bourdonnante.
Non pas par la porte que tout le monde prenait communément pour entrer au salon et en sortir, mais par une porte donnant dans la salle à manger et située juste derrière Gabriel Dompierre, Mme Belvidera entra. Elle eut la surprise de trouver le jeune homme sur ses pas; poussa un petit «ah!» et dit aussitôt avec simplicité:
—Mon Dieu! comme il fait sombre chez vous!
Son mari la suivait; elle se retourna vers lui et dit:
—Monsieur Dompierre, mon mari.
À cause de l'obscurité de la pièce, M. Belvidera ne devait apercevoir qu'imparfaitement le Français, mais celui-ci distinguait jusqu'au moindre des traits du nouveau venu. Il reçut d'un seul coup toute l'impression que cet homme devait lui produire dans la suite. M. Belvidera avait un de ces caractères nets et délimités qu'il est inutile de se reprendre à deux fois pour connaître. Sans hésitation, il tendit la main en disant qu'il connaissait M. Dompierre, par les paroles élogieuses que M. de Chandoyseau, dont il venait de faire la connaissance, avait prononcées en sa faveur. Gabriel sentit la poignée de main forte, un peu dure, des natures toutes loyales et toutes droites, en même temps qu'il recevait son regard clair, pur, tranchant, qui lui valait un peu l'aspect militaire classique, dans sa meilleure acception: honnête et brave. Cet homme-là pouvait manquer de clairvoyance vis-à-vis des mille replis de la perversité humaine; mais il devait avoir la plus grande lucidité dans les questions même ardues où la malignité et la ruse n'avaient pas de prise. C'est ainsi qu'il n'avait pas soupçonné la «gaffe» que commettait M. de Chandoyseau—à l'instigation de sa femme bien entendu—en prononçant l'éloge du jeune homme, parce qu'il était incapable de voir les dessous déloyaux; mais c'est ainsi qu'il avait senti et apprécié sur-le-champ la bonne foi de M. de Chandoyseau et renversait instantanément sur son jeune compatriote la sympathie que M. de Chandoyseau avait très réellement pour lui.
M. Belvidera était de taille assez haute; il portait une moustache forte et noire, ses cheveux commençaient à peine à grisonner; il était vêtu sans recherche, mais avec une sorte d'élégance naturelle provenant de la force et de la droiture de toute sa personne. Mme de Chandoyseau avait prononcé une fois en sa vie une opinion dépourvue d'arabesques superflues, en disant qu'il était «un homme très bien». C'était le caractère le plus propre à inspirer la plus prompte sympathie. Mme Belvidera, Mme de Chandoyseau et Solweg étaient autour du groupe et recevaient, chacune à leur manière, le contre-coup du drame muet qui se jouait en ce moment-ci par le fait de cette amitié naturelle insurmontable qui naissait et s'établissait, là, sous leurs yeux, entre deux hommes qu'un secret terrible pouvait faire s'égorger dans un instant.
Gabriel n'osait lever les yeux sur ces dames, à cause de l'assurance qu'il avait que le chevalier découvrirait son amour, dans le moment où il regarderait Luisa. Il était si éperdument épris et si malheureux que cet homme intelligent ne pouvait demeurer longtemps avant de discerner la sincérité de ses sentiments. Sur un point, au moins, il était désormais rassuré: M. Belvidera ne pouvait pas soupçonner sa femme.
Fut-ce un mouvement généreux qui inspira à Solweg l'idée d'entraîner sa sœur? Ces dames s'éloignèrent et ils furent au moins allégés de ces témoins étrangers.
Quelle devait être la torture de la malheureuse Luisa! Gabriel ne lui devait-il pas, lui aussi, d'abréger cette scène en se retirant, quitte à froisser M. Belvidera? Il allait le faire et il cherchait un prétexte pour s'en aller, rompu, meurtri, désespéré de la tournure des choses, quand le chevalier, par une fatalité du sort ironique qui gouverne le monde, s'excusa d'être obligé de le quitter pour son courrier politique et lui dit gracieusement:
—Je vous laisse ma femme.
Il n'eût pu être ridicule que si une sotte de l'espèce de la Chandoyseau se fût trouvée là au moment où il prononça ces mots. Tout le sublime du monde n'est devenu grotesque que par le pullulement des imbéciles. Cet homme évidemment incapable d'un mensonge, d'une dissimulation, d'un mouvement douteux, faisait simplement l'honneur à sa femme, non seulement de ne la pas soupçonner, mais de ne même pas prendre garde que quelqu'un pût la soupçonner.
Les deux amants restèrent sans pouvoir se regarder.
Après un long moment de silence et d'embarras, Luisa dit avec une impatience dans la voix:
—Ouvrez donc! on n'y voit pas ici!
Il ouvrit les volets d'une des portes-fenêtres. Le jour éclatant entra, et la vue des verdures et des fleurs lui fit l'effet d'un réveil brusque à l'issue d'un mauvais rêve. Mais ce ne fut que pour lui donner plus vive la sensation de la réalité. Sans regarder encore Luisa, les yeux perdus dans l'admirable décor qui avait servi de cadre à leur amour, il lui dit:
—Je vais partir.
—Non! fit-elle avec assurance.
—«Non!» vous voulez donc que je reste là à souffrir sous vos yeux?...
Il se tourna vers elle à ce moment et la regarda. Elle était demeurée debout contre la table du milieu, une de ses mains froissant la couverture d'une publication quelconque. Elle était vêtue d'une blouse de percale blanche avec un col d'homme et une cravate mauve; ses bras transparaissaient sous le tissu léger. Sa robe était d'un blanc tout uni, et il voyait l'extrémité de son petit soulier jaune s'agiter fébrilement. Il était assez près d'elle pour respirer l'odeur de délire que tout son corps répandait et dont il lui semblait qu'il ne pût pas plus se passer que d'air et de pain. Il fut envahi de la courbature générale qu'il avait ressentie dès les premiers jours à la vue de la «Sirène»; c'était un affaissement complet de sa personnalité, de son énergie, de sa conscience; il n'était plus qu'une chose fondue sous le rayonnement de cette séduction vivante.
Il rencontra le regard de la jeune femme abaissé sur lui et d'abord incertain, mais qui, en plongeant dans ses yeux, prit une assurance, une sérénité soudaines. Elle lui dit avec un sourire fin:
—Je savais bien que vous ne partiriez pas!
Puis elle tourna vivement sur les talons et s'enfuit.
XII
La présence de M. Belvidera fut l'occasion d'une animation extraordinaire. Absorbé l'année durant par les affaires politiques, par ses travaux de sociologie et par ses œuvres humanitaires, le député florentin, qui était en même temps ami de la bonne compagnie et des plaisirs, n'entendait pas rester inoccupé pendant les quelques semaines de loisir qu'il s'octroyait exceptionnellement.
Il excellait à organiser des parties qu'aucun autre n'eût osé mettre en train, à cause des dessous ténébreux qui minaient la petite société mais échappaient à cet esprit élevé et sain à qui la nature avait fait l'incomparable don de ne voir des choses d'ici-bas uniquement que ce qu'il est bel et bon de voir. Il ne s'attardait pas un instant à penser aux mille intrigues souterraines ordinaires à toute réunion, et qui ne pouvaient que le laisser parfaitement indifférent. Il pensait simplement au plaisir qu'il goûterait, sous un beau ciel et dans un lieu magnifique, entouré des êtres qu'il adorait et des amis, le plus nombreux possible, qu'il se faisait naturellement, à seulement se montrer, à ne dire qu'un de ces mots nets et nus, précis, justes et frappants, qui commandaient infailliblement la confiance absolue. Tous le suivaient, approuvaient sur-le-champ ses plans et combinaisons par le fait seul qu'il les avait lui-même exposés. Il n'y avait pas jusqu'à Dante-Léonard-William Lee, si rebelle à une influence humaine, que ce conquérant n'eût en partie soumis jusqu'à l'entraîner dans des promenades en caravane, contre quoi, en toute autre occasion, la nature du poète eût éprouvé la plus vive répugnance.
—Pourquoi donc vous plaît-il? demanda un jour Dompierre à l'Anglais.
—Ce c'est pas, dit celui-ci, que j'éprouve une amitié enthousiaste pour un homme aussi dépourvu du sens interprétatif du monde; mais c'est un homme qui est le monde même, en ce qu'il peut avoir de plus accompli dans sa nécessaire imperfection. Il ne prononce pas une parole qui ne soit—si vous me permettez d'emprunter une comparaison à la sensibilité—- qui ne soit, non pas brûlante, mais chaude à la température normale de l'homme, c'est-à-dire qui ne me fournisse un exemplaire d'humanité toute pure, une mesure exacte de ce que l'homme, en général, ne dépasse pas; or vous ne vous imaginez pas combien cet appui ferme est utile à qui veut idéaliser sans être fou. Cet homme-là, continua-t-il, ne trouvera rien; n'inventera rien, parce que ces résultats supposent une opération de l'esprit qui lui est impossible: nier, ne fût-ce qu'un instant, le monde tel qu'il est; imaginer, ne fût-ce qu'un instant, un monde ordonné différemment; en un mot: dédaigner, détruire, puis créer, remplacer. Il gouvernera peut-être convenablement; il ne fera jamais une révolution salutaire. C'est ce qui fait qu'il ne choque personne, parce qu'il ne présente pas de nouveauté, et qu'il plaît à tous, parce qu'il est le meilleur type humain que chacun conçoive aisément sans prendre la peine d'imaginer.
—Mais, cependant, et son Œuvre du Transtévère, ne l'en avez-vous pas entendu parler?
—La belle affaire! Il soigne les malades! Des gens habitués de père en fils à vivre dans des quartiers ignobles, il les loge dans des maisons à cinq étages, avec eau, gaz, ascenseur, etc., dont les malheureux ne peuvent pas user: et il n'ose pas mettre le feu aux quartiers qu'il a dépeuplés, ce qui serait la seule besogne efficace! Ses Romains retourneront à leur taudis, où ils préfèrent avoir la fièvre et ne pas travailler. Il a ménagé la chèvre et le chou; il en sera officiellement récompensé, et les choses continueront à aller comme devant. Ce n'est pas là innover. Non, ceci coûte plus cher!...
C'était le matin, sur le pont du bateau à vapeur de Luino. M. Belvidera avait décidé tout le groupe de ses connaissances à faire une excursion au lac de Côme. On devait prendre le chemin de fer à Luino, et après une halte à Lugano, au bord du petit lac intermédiaire qui sert de transition entre les deux grandes plaines d'eau enchanteresses du lac Majeur et du lac de Côme, on passerait quelques jours à Bellagio. Le temps était radieux; dès huit heures du matin, on s'abritait sous la grande toiture de toile, et les jeunes femmes amoureuses de l'eau, qui voulaient la voir friser en petits jets argentins le long de la coque blanche du bateau, ouvraient en se penchant leurs ombrelles multicolores.
Mme de Chandoyseau, enflammée instantanément pour le nouveau venu, confessait à Mme Belvidera elle-même, la passion qu'elle avait conçue pour son mari. Mistress Lovely favorisait en sourdine cette dernière lubie de la Parisienne, dans l'espoir de l'éloigner du trop faible clergyman: Celui-ci, tenu littéralement en laisse par sa femme vis-à-vis de sa galante amie, depuis son imprudence des jours derniers, s'efforçait à puiser une consolation dans la conversation de M. de Chandoyseau, dont il y avait toujours chance qu'Herminie fît les frais. Solweg était liée d'un attrait vraiment charmant avec la petite Luisa Belvidera; elles se quittaient rarement l'une et l'autre, et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer cette enfant brune et cette jeune fille aux cheveux d'or, assises côte à côte sur des pliants, ne faisant pas de bruit, et qui semblaient mettre en commun, sans se le dire, une sorte de mélancolie aux motifs secrets et délicats, dont il convenait sans doute de ne pas parler. Mme Belvidera, dont la grâce triomphante attirait les regards des hommes et des femmes, laissait par moments éclater son rire de déesse aux confidences folles de Mme de Chandoyseau. Toujours, invariablement, quand Gabriel la regardait et qu'il apercevait sa taille, sa nuque et sa figure animées par quelqu'un de ces mouvements familiers, dont la particularité est d'un effet si puissant sur le sens de l'amour, ses jambes ployaient; il était tenté de s'agripper au premier objet venu; c'était comme une de ces lames sourdes, venues des profondeurs de la mer et dont la force, perpétuée jusque sur le rivage, vous jette un homme à bas.
Cependant, l'attention de tous était attirée par la présence, à bord, de la Carlotta, qui était montée à la station d'Isola Bella. On s'était écrié; on avait battu des mains dès le moment qu'on l'avait aperçue debout sur l'embarcadère, et quoiqu'elle fût presque méconnaissable grâce à une toilette d'un luxe tout à fait extravagant. Elle avait une robe de soie noire et un boléro de la pourpre la plus éclatante entr'ouvert sur un jabot écossais où la jolie fille avait pris plaisir à trouver d'un coup toute la gamme des couleurs, fût-ce au prix d'un monstrueux assemblage. Elle portait au cou une chaîne et un bijou d'or. Un châle noir, à la mode du pays, était toutefois jeté sur cette richesse; mais elle avait hâte de le quitter. L'admiration fut au comble lorsqu'on la vit s'installer délibérément non pas à l'avant, mais au meilleur endroit des banquettes des premières, où elle s'assit et se croisa les bras, en répondant gentiment, d'un sourire aisé, aux bonjours et aux marques d'approbation des voyageurs. C'est alors qu'on s'aperçut qu'elle avait la tête garnie d'une résille de «vraie» dentelle, qu'elle écarta coquettement au-dessus de la naissance des cheveux dont l'ombre épaisse était agrémentée d'une rose rouge.
Sa grande beauté, avivée de la pointe d'insolence de sa toilette et de sa contenance au milieu d'un monde élégant, était si remarquable, que nombre d'étrangers qui ne la connaissaient pas se levèrent et s'approchèrent avec des mines curieuses et béates.
—Ah! ça, ma belle, s'écria Mme de Chandoyseau, tu as donc fait un héritage?
Carlotta, qui n'entendait pas le français, ne répondit mot. Quelqu'un lui ayant traduit l'étonnement de Mme de Chandoyseau, elle se contenta de hausser l'épaule, avec la même indifférence dédaigneuse qu'elle avait eue lorsque Mme Belvidera et Dompierre l'avaient avertie des airs menaçants de son amoureux jaloux.
—Et où vas-tu comme cela? lui demanda-t-on.
—Ça dépend, dit-elle, je n'en sais rien.
C'était dit sur un ton si nettement significatif de l'intention de n'être pas importunée, que personne n'osa insister.
—Monsieur le statisticien, dit en souriant le chevalier Belvidera, gagne-t-on donc beaucoup d'argent dans le commerce des fleurs? Expliquez-moi ce qu'à Paris, par-exemple, une honnête fille....
—Heu! heu!... fit Dompierre, mon Dieu, cela dépend comme dit Carlotta elle-même.... Et il entama avec le plus grand sérieux, à cause de la présence de Lee qui devait s'y entendre mieux que lui dans l'occasion présente, une courte conférence sur le commerce des fleurs.
Il ne donnait à ses paroles que tout juste l'attention nécessaire à ne pas induire en erreur l'homme d'État, car Mme Belvidera, qui était la seule personne avec lui, sans doute, à connaître la source des revenus de Carlotta, l'écoutait de loin en le regardant avec ces yeux étranges et terribles de la femme qui se réjouit d'un secret. Il parlait de la culture des lilas autour de Paris et de la prodigieuse consommation des roses; et il se sentait très intimement effrayé du sombre plaisir que prenaient ces yeux à la pensée qu'elle savait avec lui une chose que tous ignoraient autour d'eux, et qu'ils ne dévoileraient ni l'un ni l'autre, et dont ils pourraient effleurer tous les alentours, comme lui-même le faisait dans l'instant, sans laisser percevoir qu'il la sait, sans donner lieu à Lee lui-même de soupçonner qu'on a eu vent de son intrigue avec la marchande de fleurs. Il sentait que, pour une maladresse ou une simple imprudence commise en son présent discours, et touchant l'idylle de Lee et de Carlotta, il perdait dans l'esprit de Luisa le bénéfice même du souvenir de la journée amoureuse d'Isola Madre, car toute son attention était portée, en ce moment-ci, sur la petite volupté de l'intégrité de ce mystère.
«Qui sait, pensait-il à part lui, si ce qu'elle garde de plus cher de nos six semaines d'amour, n'est pas le léger orgueil qu'elle se fait d'avoir un secret à garder? N'est ce pas là la maigre consolation de bien des femmes, après qu'elles ont commis contre la société ou contre leur maître un acte de liberté? C'est ce secret-là qu'elles appellent remords; mais qui n'a surpris la tendresse émue de leurs lèvres, à prononcer ce joli mot?
Lee ne perdait pas un pouce de sa dignité; il fumait tranquillement, regardant fuir les rives mêmes de l'île où il vivait chaque jour cette aventure étonnante, contradictoire avec le sens ordinaire de sa conversation. Au loin, sur la droite, avant d'aborder Pallanza, il avait regardé d'un œil sec la grille de la grande allée aux marches douces, enfoncées sous les arbres, à l'extrémité de laquelle était le palais rose contenant la chambre des fleurs! Et la Carlotta, qui risquait sa vie, chaque soir, à lui épingler des iris à la boutonnière, était là, à trois pas de lui, à son ordre évidemment, pour qu'il ne fût pas une soirée privé d'elle; et il lui semblait aussi étranger que le premier venu, lui accordant tout juste l'attention qu'il fallait pour qu'on ne remarquât pas qu'il ne lui en accordait aucune. En l'observant, au cours de ses pensées muettes, Dompierre avait, ce matin même encore, remarqué sur son visage, le passage rapide du masque douloureux qui l'avait frappé si vivement lorsqu'il lui avait fait l'aveu de l'impuissance de son cœur. Qu'éprouvait-il donc pour cette admirable fille, s'il n'était pas parvenu à l'aimer? Un attrait physique seulement? Mais au point de la combler d'or? Au point de ne pouvoir se séparer d'elle une nuit? Au point de la corrompre par des goûts de luxe qu'elle ne pourrait continuer de satisfaire lorsqu'il aurait changé de caprice? Au point enfin de la compromettre vis-à-vis de tout son village par ce voyage sans but avouable, qui aurait des témoins indiscrets et vaudrait à son retour, à la malheureuse, la perte de son fiancé et la honte? Ou bien ne trouvait-il, en vérité, dans la beauté de cette fille, que l'occasion des rêves infinis de poésie ou d'amour que réclamaient son esprit et ses sens exaltés? Produisait-elle, par la perfection de son corps et la simplicité de son âme, sur le cerveau du poète, un effet analogue à celui dont on avait été témoin sur la petite place d'Isola Bella, lorsque Carlotta vêtue de loques inspirait au crayon de l'Anglais ces gracieuses arabesques idéales qu'il avouait ne pouvoir point composer sans le concours d'un être réel? Cette supposition à peine vraisemblable, étant donné un homme ordinaire, ne paraissait pas du tout incompatible avec la figure que Dompierre se composait de Dante-Léonard-William; elle s'accordait beaucoup plus que toute autre avec le prix qu'il semblait mettre à ne se pas séparer de celle qui lui tenait lieu véritablement de muse. Carlotta lui était du même secours que le clavier ou la corde sonore au musicien. Peut-être alors demeurait-il chaste en sa présence! peut-être les deux amants de la chambre des fleurs au palais roses en sortaient-ils vierges.
L'invraisemblable, l'inouï, l'impossible! Mais les situations les plus ordinaires de la vie quotidienne abondent en faits qui méritent ces épithètes extrêmes. La vie est un perpétuel sujet d'étonnement, un fourmillement de surprises, un déroulement de phénomènes exceptionnels, une apparence continue de miracles. Il n'y a pas une famille, pas un couple de personnes dont l'intimité soudain dévoilée ne soit propre à combler de stupeur le témoin le mieux prévenu et le plus clairvoyant. Qui donc, à voir notre petit monde réuni ce matin dans l'espace que peuvent occuper deux banquettes, sur le pont d'un bateau à vapeur, se fût douté des dessous abominablement machinés des figures égalisées par la politesse ou, si l'on aime mieux, par le mensonge? Et quoi de plus baroque que ce troupeau rongé par l'amour, par la rivalité, par la méchanceté, par de sourdes haines, et réuni côte à côte, docilement, pour une partie de plaisir en commun, à la voix du seul homme, parmi eux, qui n'eût rien à cacher, qui essayait de leur verser son insouciance et son bonheur, et qui se trouvait—à son insu—le plus intimement intéressé à leur agitation secrète, puisque sa vie entière pouvait être bouleversée par un mouvement de la lave souterraine qui les travaillait?
L'amitié entre M. Belvidera et Dompierre s'accentuait de jour en jour. Celui-ci avait tenté loyalement de l'éviter tout d'abord, sans avoir eu le courage de la fuir. Ensuite, pris au charme d'un naturel aussi rare et d'une droiture si précieuse, il avait mis sa main dans la sienne avec un plaisir d'une saveur inconnue de lui jusqu'alors. Il en rougissait parfois, et M. Belvidera avait dû prendre son émotion pour l'élan de sa sympathie. En réalité, il goûtait, il savourait la plus noble nature d'homme qu'il eût rencontrée, et il avait simultanément la conscience de l'avoir souillée irréparablement. Il avait la conscience de la déchirer encore à l'heure qu'il était, de la déchiqueter en lambeaux avec l'acharnement de la bête fauve sur sa proie préférée. Il mordait à dents de loup dans cette beauté, dans cette franchise, dans cette grande vertu d'homme, et il secouait la tête en dépeçant les morceaux sanglants avec voracité. «Je t'aime, je t'estime, était-il tenté de lui dire, en lui donnant sa main; tu es l'ami que j'ai cherché toujours: une âme d'homme fière, solide, et sans détours. Appuie-toi, confie-toi; je m'appuierai, je me confierai moi-même; ah! comme j'en ai besoin! comme il me manquait un ami!... Ha! ha! je me confierai! sais-tu ce que j'aurai à confier à ton amitié? Ceci, écoute bien: cette femme vers qui vont tous les yeux comme vers la lumière, cet être admirable, le seul sans doute qui t'ait fait tressaillir, car tu es de ces hommes qui ne connaissent qu'une femme; celle qui a été ta fiancée, qui t'a donné toutes les pures délices avant de te fournir les voluptés de l'amour, ta femme, la mère de ton enfant adorée; sais-tu? voilà six semaines que je la tiens dans mes bras chaque nuit, qu'elle m'enivre de ses regards et de ses mots d'amour en face de tous les gens que tu vois là, que tu veux pour amis; oui, oui, tous le savent, jusqu'à cette jeune fille blonde qui sourit à ta fillette, mais oui! celle-là même nous a vus les bouches unies! Bien mieux! ta fille, ta fille qui n'a pas dix ans, dans la pénétration étonnante de son instinct, soupçonne sa mère de détourner d'elle et de toi son amour, et tu peux lui en voir sa jolie petite figure tout attristée, regarde!... Ah! comme je suis heureux d'avoir trouvé un ami!...»
L'Italien le cherchait, l'appelait à toute minute; à la moindre occasion, il avait besoin de lui. Gabriel lui-même n'éprouvait le désir de causer qu'avec lui, dès que les idées générales de Lee commençaient à le fatiguer. Et la secrète douleur que lui causait son approche, à cause de l'inévitable retour sur soi-même, lui devenait un excitant puissant qui participait de sa passion contrariée, de sa rage contrainte, de toute la fièvre qui le dévorait. Il se vautrait à corps perdu dans cette amitié, et, à mesure qu'elle s'affermissait, s'avivait de part et d'autre, il y puisait une sorte de cynisme, un goût violent d'en jouir et d'en abuser. Il était tiré de l'espèce de paralysie que lui avait occasionné le premier contact avec la mari de sa maîtresse, de cette singulière prostration respectueuse en face de la noble dignité d'un homme. Trois jours de privation de Luisa avaient suffi à lui bouleverser la raison, à lui exaspérer les nerfs et à faire triompher en lui toute la tourbe d'instincts cruels que contient l'amour. Son désir ardent et naturel d'avoir Luisa s'augmentait de l'envie frénétique d'arracher Luisa à son ami. Il s'était juré que la nuit ne se passerait pas qu'il n'ait accompli son dessein.
Après le déjeuner à Lugano, au bord du petit lac encaissé dans les montagnes, le hasard de la promenade sous les arcades ombreuses de la ville l'ayant placé un moment seul à côté de Mme Belvidera, elle lui dit, à l'étourdie, ainsi qu'on fait pour rompre le silence:
—Eh bien! il paraît que l'on passe la nuit à Lugano?...
—Et que je la passe avec vous?... lui glissa-t-il effrontément, à voix basse.
Elle le regarda avec des yeux si étonnés qu'il fut sur le point de lui faire observer qu'après tout sa proposition n'avait rien de si extraordinaire.
—Vous êtes fou! dit-elle.
—Il y a de quoi!...
—Vous savez bien que ce que vous me demandez est impossible.
—Je ne vous ai jamais demandé que l'impossible, et vous l'avez fait.
—Taisez-vous! taisez-vous! dit-elle.
—Pourquoi me taire? voici un des rares moments où nous sommes seuls. Je veux vous parler. Vous savez bien que je suis à la torture, que tout ce qui se passe m'est un supplice perpétuel, que j'ai une faim atroce de vous, Luisa, ma chérie, ma bien-aimée!...
—Chut! je vous en prie, on vient!...
—Non! non! je ne me tairai pas; entendez-vous? Je vous aime; je vous veux; je vous veux!
—Mais taisez-vous donc! mon mari est sur nos talons!
—Ce soir, entendez-vous, une heure avant le dîner; je vous attendrai dans ma chambre, au bout du corridor, nº 27!
Il lui dit ceci, très tranquillement, très à l'aise, en se penchant vers son visage, presque à la barbe de son mari qu'il voyait derrière eux, les touchant presque; puis il retourna la tête en arrière du côté de M. Belvidera, et ajouta tout haut, en souriant et prenant la jeune femme par le bras avec familiarité:
—Courons! courons! Voici votre mari qui nous surprend en flagrant délit de flirt!
M. Belvidera sourit simplement en se glissant entre eux, pour les séparer, et leur prit le bras à l'un et à l'autre.
Gabriel était heureux de son ignominie; il ne la trouvait pas assez forte; il aurait voulu quelque chose de plus abject. Mais il ne fallait pas désespérer; l'occasion s'en offrirait tôt ou tard.
Cependant, le soir dans sa chambre, en prêtant l'oreille aux pas du corridor, à l'heure du rendez-vous fixé, il se demandait si Luisa n'allait pas le mépriser terriblement. «Je ne puis l'avoir, se disait-il, que moyennant des tours de force du genre de celui de cette après-midi, et par des audaces si basses, je m'aliène son estime; elle ne viendra pas. Je suis perdu.»
On ouvrit la porte sans frapper. C'était elle.
—Ah! ah! dit-elle, en se jetant dans ses bras, comme tu as du toupet!
—Pourquoi? comment? fit-il, car il ne pensait plus à rien; il oubliait tout, sous le coup de sa présence soudaine, de son baiser, de son corps appliqué à lui comme ces feuilles qu'un vent d'automne plaque vivement contre le tronc des arbres.
—Oh! oh! tantôt, tantôt!... dit-elle.
Elle se pendit à son cou:
—Oh! oh! tu m'aimes donc tant que ça, dis! tu m'aimes donc tant!...
Il lui dit avec franchise:
—Je tuerais qui tu voudrais, pour seulement t'avoir là, l'espace d'un quart d'heure.
—C'est bien vrai?
—C'est vrai.
—Sais-tu que c'est abominable ce que tu as fait là!
Et elle riait, riait, non plus de son rire de belle créature épanouie, mais avec une joie nerveuse quoique presque enfantine, où il y avait de la férocité.
Elle était vêtue d'un peignoir blanc, léger. Elle se relevait de la sieste; sa figure était reposée, ses beaux yeux noirs, ordinairement emplis de langueur, avaient une pointe inaccoutumée. Ses caresses furent si ardentes qu'il dut lui-même lui rappeler que l'heure s'écoulait, qu'on allait la chercher, s'inquiéter. Mais sans cesse, elle revenait sur cette question:
—C'est bien vrai, bien vrai, que tu ferais des choses atroces pour moi, pour l'amour de moi?...
—Mais pourquoi me demandes-tu cela, ma chérie? voyons, j'espère bien n'avoir pas besoin de faire des choses trop atroces!
—Ah! dit-elle, vois-tu, c'est que comme ça, je sens que tu m'aimes....
Dans l'entre-bâillement de la porte, elle ne cessait pas de le couvrir de baisers; il dut la pousser pour qu'elle s'éloignât pendant que le corridor était désert, et qu'elle ne se compromît pas.
Enfin! enfin! il l'avait eue de nouveau, contre toutes ses craintes, contre toutes les raisons vraisemblables qu'il avait de se désespérer! Il était ivre; il marchait de long en large par la chambre, de la porte d'entrée qu'elle avait touchée de sa main et effleurée de ses cheveux, à la fenêtre donnant sur le lac assombri prématurément par la prompte chute du soleil, derrière la montagne. «Je l'ai eue! je l'ai eue!» s'écriait-il. C'était comme s'il venait de l'obtenir pour la première fois, tant il avait cru puissante l'influence du retour de son mari. Elle était venue, à sa première supplication; elle l'aimait donc; elle continuerait à l'aimer. Elle l'aimait véritablement, puisque ses vilenies ne ralentissaient pas son amour, et qu'elle avait été touchée de son abaissement qui marquait son immense désir.
Il s'habilla dans une joie folle et alla prendre Lee, avant de descendre, bien déterminé à le convaincre de dîner avec tout le monde, à une même table, ainsi qu'il avait été convenu entre les membres de la caravane des «Îles Borromées».
—Non! dit Lee, je ne dînerai pas, je vais dehors.
Et il attira tout de suite son attention sur un journal anglais contenant, à propos d'une réédition de Shakespeare, un article qui l'indignait à cause des âneries qui y fourmillaient.
Gabriel comprit qu'il voulait se redonner du ton en allant retrouver Carlotta qu'il avait dû caser dans quelque autre hôtel, car on l'avait perdue de vue à l'arrivée. Le jeune homme venait de faire la remarque que toutes les fois qu'il avait lieu de soupçonner que Lee allait voir Carlotta, une accentuation soulignait sa coquetterie naturelle: il était rasé de frais; il portait une fleur; il avait une cravate nouvelle. Était-ce un indice de la nature de ses relations? Aimait-il, décidément, puisqu'il cherchait à plaire? À d'autres signes aperçus depuis quelque temps, tels que, par exemple, une plus grande facilité à quitter les hauteurs ordinaires de ses rêves pour descendre jusqu'à de modestes questions de personnalités, on l'eût pu encore supposer. Cependant, ce soir, apercevant l'espèce d'illumination que produisait sur la figure de Dompierre le plaisir de son amour renouvelé, le poète prit tout à coup son masque désespéré; tout son visage s'affaissa, fondit; il oubliait l'article du journal et il touchait avec fébrilité toutes sortes d'objets étalés sur la table et la cheminée, et dont il n'avait que faire. Il lança, après quelques minutes de silence, un «Vous êtes heureux!» où l'on sentait un homme jaloux.
—Sortons, dit-il, voulez-vous?
Il ouvrit la porte et fit passer son ami le premier. Mais celui-ci s'arrêta aussitôt, en faisant signe qu'il ne pouvait pas avancer.
—Attendez un instant, je vous en prie!
Le jeune homme venait d'entrevoir, dans l'ombre du corridor, Mme de Chandoyseau poursuivie par le révérend Lovely. Le bonhomme lui marchait sur les talons, et elle n'avait pas trop de ses deux mains pour lui défendre de lui prendre la taille. Le fameux mot qui l'avait fait tressauter quelque jours auparavant dans le salon de l'hôtel des Îles Borromées, retentissait ici avec toute la sourde frénésie de la passion honteuse et débordante.
—Herminie! Herminie!
—Vous êtes fou!... entendez-vous? disait la jeune femme; mais vous ne voyez donc pas que ce que vous voulez est fou, archi fou!
Mais il tenait à la presser dans ses bras, il s'accrochait à elle avec une frénésie, un entêtement que rien n'eût interrompu. Comme ils arrivaient dans la partie plus éclairée de la cage de l'escalier, Dompierre vit qu'il lui faisait une espèce de morsure à la nuque.
—Oh! fit-elle, par exemple! quel toupet!
Ce mot le frappa, il l'avait entendu moins d'une heure auparavant.
Et elle gifla le vieillard d'un petit coup d'éventail où il y avait plus de complaisance que d'indignation:
—Vieux matou! dit-elle en souriant.
Puis elle s'élança, très légère, en sautillant, comme une fillette, sur les marches de l'escalier.
Lee, penché sur l'épaule de son ami, avait assisté à la scène.
—C'est grotesque! dit Gabriel.
—Mais, je ne trouve pas! dit Lee; il n'y a de ridicule que ce qui échoue piteusement, et ce vieillard réussira.
—Vous croyez?
—C'est évident: la nature a donné aux vieux amants une force qui, à elle seule, compense toutes les disgrâces de l'âge...
—Laquelle donc?
—Mais le cynisme, parbleu! C'est la flèche la plus redoutable que tienne en son carquois le fils de Vénus... J'ai vu des femmes s'abandonner avec des cris d'extase, aux plus répugnants personnages, pour la seule raison que l'audace de ceux-ci les avait rompues, brisées, réduites, dans la proportion même de sa monstruosité.
—Taisez-vous! taisez-vous! vous m'épouvantez!
—Pourquoi? craignez-vous d'être obligé d'en arriver ver là un jour?... ha! ha! ha!
—Est-ce que ces horreurs-là sont possibles?... de la part de certaines femmes, oui; de celles qui sont dépourvues de sensibilité, de délicatesse...
—De la part de beaucoup...
—Allons donc! on voit bien que vous ne savez pas ce que c'est que l'amour!
Dompierre comprit qu'il le blessait profondément, cruellement, dans sa plaie secrète. Lee se redressa pourtant, et, lui mettant la main sur l'épaule:
—N'interrogez jamais sur l'amour ceux qui aiment, si vous voulez obtenir un renseignement un peu fondé.
Il quitta Lee, convaincu qu'il commençait d'éprouver un peu l'amour, puisqu'il en parlait d'une façon si déraisonnable.
—Ah! fit M. de Chandoyseau, quand Gabriel entra dans le petit salon communiquant avec la salle à manger, voilà Monsieur Dompierre. Herminie, nous allons nous mettre à table, puisque tout le monde nous délaisse...
—Comment? tout le monde nous délaisse?
—Dame! fit amèrement Mme de Chandoyseau, vous voyez que notre nombre est assez réduit, et voilà plus d'un quart d'heure que l'on a donné le dernier coup de gong. Je ne parle pas de Monsieur et Madame Belvidera, qui, une fois dans leur chambre... n'en sortent qu'à la dernière extrémité; mais je viens d'apercevoir Monsieur Lee s'en aller tranquillement dans la rue, vous-même n'avez pas l'air pressé de nous tenir tête... Mistress Lovely, ajouta-t-elle, en souriant avec malice, tient sans doute son mari en pénitence; enfin...
—Mais Mademoiselle Solweg?
—Solweg? Ah! ne m'en parlez pas; c'est une petite sotte: elle boude!
—Oh! comme c'est dommage de ne pas la voir ainsi, elle doit être bien gentille!
—Oui! oui! bien gentille, ma foi; elle a les yeux rouges, les joues gonflées, elle est gentille, en effet!
—Quoi! elle a pleuré?
Mme de Chandoyseau feignit d'hésiter un moment, puis, prenant le bras du jeune homme pour l'entraîner à la salle à manger, elle lui glissa tout bas en manière de confidence:
—Figurez-vous, monsieur, que nous sommes très mécontents d'elle, en ce moment-ci; ne vient-elle pas de nous refuser coup sur coup deux partis magnifiques?
—C'est que c'est une affaire très grave! mademoiselle votre sœur est bien jeune, il me semble...
—Bien jeune! elle a dix-sept ans sonnés. À seize ans, monsieur, je m'appelais déjà madame de Chandoyseau; n'est-ce pas, Hector?
M. de Chandoyseau se rengorgea, dans un sentiment de fierté:
—Mais certainement, ma bonne amie!
—Sans compter, reprit Mme de Chandoyseau, que ces deux partis étaient, comme je le disais, des plus honorables.
—Il faut aussi tenir compte des goûts. L'âge de Mademoiselle Solweg est celui des caprices; mieux vaut quelquefois le laisser passer, car il passe...
—Des caprices! Solweg avoir des caprices! Plût au ciel qu'elle en eût! elle nous égaierait davantage; elle apporterait l'agrément de la jeunesse au milieu de nos relations; elle serait curieuse, nous la promènerions, nous lui ferions voir le monde entier! Mais non, elle n'a goût à rien; la société lui déplaît; elle nous a déclaré qu'elle voulait vivre avec son frère, le peintre, qui est garçon; elle tiendra sa maison. Je vous demande si c'est une situation pour une jeune fille?... Et sachez, monsieur, que l'un des jeunes gens qui l'ont demandée est tout simplement le fils de...
Mme de Chandoyseau, qui tenait absolument à informer Dompierre de l'excellence des partis refusés par sa petite sœur, fut interrompue par celle-ci qui vint se mettre à table à côté d'eux. On voyait qu'elle s'était fortement épongé le visage pour effacer les traces de son chagrin. Cette circonstance avivait la pureté du bleu de ses yeux, et toute sa physionomie prenait, d'une façon très saillante, cette expression de naturel et de franchise que laissent les larmes qui ont coulé. Le rose de ses joues composait pour Gabriel la figure de jeune fille qui lui était apparue pour la première fois au travers du lierre de la grotte d'Isola Bella. Le tourment d'avoir scandalisé une âme innocente qui le prenait et le quittait depuis lors, alternativement, selon qu'il se faisait de la sœur de Mme de Chandoyseau une idée favorable ou non, ce tourment qui avait fini par tomber dans l'absorbante exaltation de son amour pour Luisa, qui s'était même mué en une sorte de rage haineuse contre la complaisance témoignée par la pauvre jeune fille, le ressaisissait ce soir, à la suite des quelques paroles de la sœur aînée lui éclaircissant tout à coup le caractère énigmatique de Solweg.
Solweg était-elle donc tellement dissemblable d'Herminie? N'avait-elle donc pas été élevée à la même école, formée par le même monde exécrable de snobs, de sots, de coureurs de premières représentations et de dernières esthétiques? Elle n'avait goût à rien, disait sa sœur. Quelle merveille! À une époque où tous les goûts sont à la mode, quel n'est pas le prix d'une femme qui n'en a aucun! Elle avait, cependant, celui de vivre avec son frère, qu'il savait un homme d'un talent sobre et fort, ennemi des comédies et des intrigues. Ce choix ne dénotait-il pas la répugnance qu'éprouvait la jeune fille pour l'existence creuse et vide des Chandoyseau? et n'expliquait-il pas son double refus d'entrer dans un monde sans doute analogue? Serait-ce décidément cette jolie nature très simple qui avait été le témoin fortuit de l'aventure de la grotte? Il retrouvait ce soir le premier frisson que cette idée lui avait causé et il eût voulu essayer de racheter sa conduite envers cette enfant qui lui manifestait tant d'indulgence, qui était évidemment malheureuse, à cette heure, et que l'on torturait probablement depuis plusieurs jours, depuis le jour où il avait surpris son visage aussi défait que l'était le sien, à cause de ces deux godelureaux de brillant équipage, qu'elle venait d'évincer d'un petit «non» ferme et décidé. Mais il était tellement agacé du retard que mettaient à descendre M. et Mme Belvidera, l'inquiétude, la jalousie amoureuse l'envahissaient si tyranniquement, que tout mouvement généreux ne pouvait qu'avorter, étouffé au fond de lui aussitôt conçu. Par contre, la méchanceté, le désir de faire souffrir autour de soi, de voir d'autres angoisses, d'autres blessures pareilles aux siennes, l'aiguillonnaient encore à être désagréable pour tous et spécialement pour cette petite dont la chair tendre semblait si propice aux piqûres! Mais il fallait surtout joindre aux divers venins qui l'empoisonnaient, le dépit de s'être trompé sur le compte de Solweg, la honte de l'avoir traitée comme une pimbêche vicieuse, comme une Parisienne en quête de flirt. Pendant le dîner, des sons de valse venus du dehors, lui rappelaient l'unique fois ou il avait été la prier de danser, et où son silence, sa stupidité affectée, et peut-être le reflet extérieur des ignobles pensées qui l'avaient traversé alors, avaient dû le faire prendre par elle en si grande pitié que de là certainement venait cette mine d'indulgence dont elle l'accompagnait depuis, avec une persistance fatigante.
Il fut aussi peu gracieux que possible. La jeune fille avait le cœur gros et elle étouffait encore à grand'peine de petits mouvements de sanglots qui lui donnaient un air enfantin. Il la défendit naturellement contre sa sœur qui lui faisait des remontrances un peu lourdes; mais il la défendait d'une manière si pointue que le bras qu'il lui tendait l'écorchait au lieu de la soutenir. Il n'avait en réalité aucune pitié; son amour-propre blessé lui tenait lieu de tout sentiment. Bientôt ses paroles aigres et ambiguës, les sermons monotones d'Herminie et l'énervement que versait la musique du dehors, produisirent sur la pauvre enfant un inévitable effet: elle porta tout à coup sa serviette à ses yeux et sortit précipitamment.
Mme de Chandoyseau haussa les épaules en prononçant tout bas:
—Petite sotte!
—Ça passera, dit M. de Chandoyseau.
Dompierre leur sourit à l'un et à l'autre avec un air d'acquiescement.
Vers la fin du repas, M. de Chandoyseau hasarda l'opinion que le voyage ne leur était guère favorable, en général, et qu'ils eussent aussi bien fait de demeurer tranquillement à l'hôtel des îles Borromées, où la cuisine était meilleure et la vue plus belle assurément, «n'est-ce pas Herminie?»
—Dame! fit amèrement Herminie, ce n'est pas moi qui ai organisé cette «partie»! et il me semble que les personnes qui l'ont mise en train devraient bien commencer par ne pas se dérober les premières...
—Quelles personnes? demanda M. de Chandoyseau qui ignorait complètement pourquoi il se trouvait à Lugano.
—Je m'entends! je m'entends! dit Herminie, les lèvres pincées, et faisant allusion à M. Belvidera qu'elle avait suivi dans l'espoir d'une intrigue qui paraissait complètement compromise. Mais, ajouta-t-elle, avec l'intention de piquer Gabriel dans sa jalousie contre le mari de Luisa, quand on a affaire à des amoureux, il ne faut compter sur rien!
—Qui est-ce qui est amoureux? demanda bonnement M. de Chandoyseau.
Dompierre fit semblant de n'avoir pas compris, lui non plus, l'allusion intentionnelle de Mme de Chandoyseau.
—Mais, dit-il, c'est, je pense, le révérend Lovely.
—Le fait est, ma bonne amie, qu'il ne cesse de me parler de toi!... Monsieur Dompierre, dites-moi donc un peu si je ne devrais pas commencer à être jaloux!... Ha! ha! ha! acheva M. de Chandoyseau dans un rire bruyant.
—Ma foi! à votre place, je veillerais, non pas sur madame, bien entendu, mais sur le bonhomme, et cela par charité, car on sait que les passions allumées à cet âge...
—Mais, dit Mme de Chandoyseau, le révérend Lovely n'est pas si âgé!
—Certes! madame, c'est un homme admirablement conservé! Ce matin, sur le pont du bateau, ne nous sommes-nous pas amusés à faire le calcul absurde qu'il avait exactement les âges réunis de Dante-Léonard-William Lee et de Monsieur Belvidera!
Elle trépignait de dépit, à se voir réduite aux assiduités du vieillard, après avoir échoué successivement près des deux hommes que l'on venait de nommer. À l'éclair de ses petits yeux gris, il était visible qu'elle eût tué le jeune homme en ce moment, si cela eût été dans ses moyens. Elle fouillait dans la petite boîte de Pandore de son âme, afin d'y trouver le poison le plus apte à le faire tordre et hurler sous ses yeux.
Les circonstances la favorisèrent. Ils se levaient de table quand elle aperçut M. et Mme Belvidera pénétrant dans la salle à manger par la porte située vis-à-vis d'elle.
—Tiens! dit-elle, voilà notre ménage modèle! Je gage que s'ils sont en retard, c'est qu'ils se sont embrassés à chaque marche de l'escalier!...
Gabriel ne put contenir son émotion et pâlit. Mme Belvidera s'en aperçut; elle le prit à part pendant que son mari reconduisait les Chandoyseau jusqu'à l'entrée du salon.
—Qu'est-ce qu'elle vous a donc dit au moment où nous entrions?
—Ce qu'elle m'a dit?... mais rien, je vous assure; est-ce que je fais attention? vous savez bien que non!
—Inutile de dissimuler; je suis sûre, je sais qu'elle vous a dit quelque chose à propos de nous, au moment où nous sommes entrés, quelque chose de désagréable; pourquoi me le cacher?
—En effet, après tout, pourquoi ne pas vous le dire? Elle m'a dit que vous aviez dû vous embrasser, votre mari et vous, tout le long de l'escalier.
Elle eut une expression d'étonnement et d'indignation qui le surprit.
—Eh bien! fit M. Belvidera qui arrivait, qu'est-ce que Monsieur Dompierre te raconte de si extraordinaire?
Elle avait repris promptement sa présence d'esprit et jugé aussitôt qu'il n'y avait pas d'inconvénient à dire la vérité, et elle répéta, en souriant, le propos, en somme nullement offensant de Mme de Chandoyseau, et que leur amicale familiarité l'autorisait à répéter.
M. Belvidera gronda gentiment sa femme de s'en être blessée, et, se tournant vers le jeune homme, il lui dit à l'oreille, en le tenant par l'épaule:
—Le plus amusant, c'est que madame de Chandoyseau a deviné juste!
Et il se mit à rire en le frappant sur l'épaule.
—Dites donc, mon ami, voulez-vous nous faire le plaisir de prendre votre café à côté de nous? vous pourrez fumer, ça n'incommode pas ma femme, et nous irons faire un tour après... Eh! que diable! il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous ai vu! Hein?
—Mais certainement!... certainement! je ne puis rien avoir de plus agréable que de rester avec vous.
C'était vrai, car s'il se fût éloigné d'eux, ce soir, c'eût été pour les suivre, les épier de près ou de loin, par les fenêtres, par les portes entr'ouvertes, ou dans l'ombre des rues. Pourquoi? pour sursauter, pâlir, sentir ses jambes lui manquer, s'il croyait apercevoir leurs visages s'incliner ou seulement se rapprocher l'un de l'autre.
XIII
—Ma chère, disait Mme de Chandoyseau à Mme Belvidera, c'est tout simplement un scandale! Cette fille nous suit partout, avec sa toilette et son arrogance. Où descend-elle? on n'en sait rien; mais elle apparaît invariablement dès que nous prenons le chemin de fer ou le bateau, pour venir s'asseoir en face de nous à la meilleure place. Ce qui m'étonne, c'est de ne pas la trouver à notre table!...
—Oh! fit Mme Belvidera en riant.
—Mais ça arrivera, du train dont vont les choses! Cette péronnelle-là a juré de nous humilier toutes avec ce que ces messieurs appellent sa beauté! On dira ce qu'on voudra, moi je la trouve assez vulgaire. Entre nous, elle manque de physionomie, notre marchande de fleurs!
—Peut-être bien, je ne dis pas... Mais...
—Et avec tout ça, on ne sait pas quel est le pacha qui la défraie et se fait ainsi accompagner d'elle dans un déplacement qui a de singulières coïncidences avec le nôtre, il le faut reconnaître. Pour moi, vous comprenez bien, ça me serait complètement indifférent, parce que je suis aussi sûre de mon mari que vous l'êtes du vôtre, ma chère amie, n'est-ce pas? Mais je m'en émeus à cause de nos jeunes filles... Enfin, ne trouvez-vous pas que c'est désagréable?...
—De ne pas connaître le pacha?
—De ne pouvoir faire cesser le scandale! Toute la ville est témoin de ce désordre! Vous n'êtes pas sortie hier soir? tout Bellagio n'était occupé que de la Carlotta. Dans la rue, depuis l'hôtel d'Angleterre jusqu'au bout du quai, il n'était question que de la marchande de fleurs des îles Borromées ayant fait soudain fortune et la dissipant dans les boutiques de soieries, d'horlogerie, de bibelots en bois; oui, ma chère, jusque dans les magasins d'antiquités! Je n'invente pas: j'ai vu de mes yeux la demoiselle tripoter des verreries de Venise, des porcelaines de Saxe, et de vieilles chasubles! On s'écrasait devant la vitrine. Ce serait à mourir de rire si ce n'était pitoyable!
—Mon Dieu, que vous êtes sévère!
—Mais non! ma bonne amie; mais songez que tout le monde a vu cette fille en haillons à l'Isola Bella, il y a six semaines, au milieu d'une famille honnête, et la voilà qui fait tapage aujourd'hui au milieu de nous, de notre groupe enfin, ou l'on soupçonne à bon droit que se trouve le séducteur, duquel, à n'en pas douter, on prononce le nom...
—On prononce son nom? dit Mme Belvidera.
—Je ne l'ai pas entendu, mais on le prononce. Ce n'est pas si difficile; comptons nos hommes: nous en avons trois mariés...
—Deux!
—Comment deux! Monsieur Belvidera, Monsieur de Chandoyseau et le révérend Lovely... ça fait trois!
—Ha! ha! ha! j'oubliais le révérend! Mais il ne compte pas, voyons!
—Admettons que l'on ne parle ni de lui, ni de nos maris: restent deux garçons, dont l'un a l'air vraiment aussi inoffensif qu'il l'est en réalité, dit-on. Ce n'est donc pas Monsieur Lee que l'on soupçonnera...
—Mais bien Monsieur Dompierre, se hâta de prononcer Luisa pour éviter à Mme de Chandoyseau le plaisir de l'embarrasser on lui jetant ce nom à la figure, et d'épier l'effet que pourrait produire l'invention des relations du jeune homme avec la belle marchande de fleurs.
Et elle ajouta dans son imprudente franchise:
—Monsieur Dompierre? mais c'est absurde!
—Vous trouvez? pourquoi donc? il faudrait prouver que c'est absurde!... Pardon! je comprends votre générosité: vous voulez défendre ce jeune homme qui est notre ami; très bien! Je ne demanderais pas mieux que de m'associer à vous dans la circonstance. Monsieur Dompierre est un homme charmant, tout à fait charmant; il a tout à fait l'aspect d'un galant homme, et il l'est, je veux le croire. Mais enfin, quand il s'agit d'établir une responsabilité qui peut peser sur les nôtres, aujourd'hui ou demain, je crois qu'il faudrait faire abstraction de nos sympathies et ne plus craindre de montrer au besoin la dent dure.
—Mais pour accuser quelqu'un, encore faut-il avoir des présomptions...
—Je vous les ai fournies en éliminant ceux sur lesquels ces présomptions ne peuvent tomber.
—Dans tous les cas, je ne crois pas que Monsieur Dompierre ait une fortune à la répandre aux pieds d'une fille aussi largement que semble le faire la personne qui s'intéresse à la Carlotta...
—Ah! vous connaissez son état de fortune? Il vous a fait des confidences? Je ne suis pas si avancée! Il s'est montré toujours si réservé, si mystérieux, si cachottier...
—Je ne parle pas d'après des confidences, mais d'après les apparences, d'après tout ce que le monde voit...
—Oh! ce que le monde voit! ce que le monde voit! le monde est si sot, si aveugle! Le monde ne voit rien!
—Que si! dit Mme Belvidera, car il se trouve toujours quelqu'un pour lui ouvrir les yeux et lui fournir plus de renseignements qu'il n'en veut... Vous m'excusez, chère madame, voici précisément Monsieur Dompierre avec mon mari qui vient me prendre pour une petite promenade que nous avons comploté de faire tous les deux. Où ça? je ne vous le dis pas; tant pis! Je vous laisse avec... l'accusé. J'espère que vous saurez tirer de lui des éclaircissements sur le sujet qui vous intéresse et que cet entretien sera avantageux au rétablissement des bonnes mœurs...
—Monsieur Dompierre, ajouta-t-elle en prenant le bras de son mari, je vous laisse avec Madame de Chandoyseau, qui a les choses les plus intéressantes à vous dire... en confidence! Adieu! adieu! fit-elle, avec un gracieux signe de la main.
Il était facile de voir que les deux femmes s'étaient piquées. Le ton qu'employait Mme Belvidera était si opposé à son calme ordinaire que Dompierre pensa immédiatement qu'il y avait dû avoir de la part de Mme de Chandoyseau une attaque assez vive. Par contre, il trouva celle-ci en possession de tout le flegme qu'elle apportait jusqu'en l'exercice de ses perfidies. Ses petits yeux d'acier brillaient ainsi qu'en maintes occasions dont il avait été témoin précédemment. Peut-être venait-elle d'allumer la guerre; mais elle, en avait alors longuement mûri le projet, elle en envisageait les conséquences avec une entière présence d'esprit.
—Je suis doublement anxieux, fit-il en s'efforçant de sourire, d'apprendre une nouvelle intéressante, et un mystère qui serait brisé en ma faveur.
—C'est une plaisanterie, dit Mme de Chandoyseau.
—Quoi? vous me mettez l'eau à la bouche, pour...
—Ha! ha! ha! le vilain curieux! curieux comme une femme! Fi! que j'aurais grand'honte!
—Ma confusion est sans bornes, mais je vous écoute, madame.
—Allons! vous êtes gentil. Je ne devrais rien vous dire, mais je vous parlerai en amie. Ah! ça, dites-moi: vous êtes donc en froid avec Madame Belvidera?
—Je ne vous comprends pas, fit-il, en comprimant un mouvement de stupeur.
—Dame! si vous n'êtes pas en froid, pourquoi a-t-elle lancé à votre arrivée, la phrase que vous avez entendue?
—Je vous comprends de moins en moins!
—Ah! vous n'êtes pas fin, aujourd'hui! J'espérais me faire entendre à demi-mots; autrement, vous concevez, ce que je vous dis là cesse d'être élégant, cela devient indiscret...
—On m'a annoncé une confidence, madame. Donc, trêve de précautions oratoires; nous savons l'un comme l'autre, que la discrétion n'est pour rien ici.
—Ah! vous voyez bien que vous savez ce que parler veut dire! je vous retrouve là. Eh bien! vous n'avez pas encore compris?
—J'avoue...
—Remarquez que c'est vous qui me faites parler! Vous ne m'en voudrez pas de jouer le rôle d'interprète dans une occasion où je ne devrais vous donner qu'un petit coup de coude amical, comme cela: pan, pan!... tout doucement; ce qui veut dire simplement: «Voyez donc, voyez donc!»
—Mais quoi? quoi?
—Mais que madame Belvidera me priait de vous garder,—ce que je fais depuis cinq minutes,—parce que, sans doute, elle ne voulait pas de vous dans sa promenade...
—Quelle promenade?
—Comment! vous ne savez pas? Et vous venez de causer une heure avec monsieur Belvidera! Eh bien! c'est que le mari a jugé à propos d'être à votre égard aussi discret que sa femme. Ah! cette fois-ci, c'est de la discrétion, ou je ne m'y connais pas... Par exemple, je coupe là ma confidence, moi, vous avez l'air de l'apprécier si peu! Je ne vous en dirai pas plus long. D'ailleurs, ajouta-t-elle, je crois que j'ai rempli mon rôle et je ne vous retiens plus. Vous pouvez vous retourner et aller vous promener à présent. Adieu! adieu! fit-elle, en imitant, avec une malignité visible, le geste qu'avait eu Mme Belvidera en la quittant.
Il se retourna ainsi qu'elle l'y avait invité avec une intention évidente, et aperçut à une cinquantaine de mètres, au pied de l'extrémité de la terrasse, M. et Mme Belvidera s'éloignant dans une barque, dans la direction de Cadenabbia, sur l'autre rive du lac.
—Adieu! adieu! répétait derrière lui Mme de Chandoyseau; car elle était restée seule sur le seuil de la porte de l'hôtel, pour jouir de sa figure à la vue de la barque qui semblait confirmer son amicale confidence.
Il se laissa tomber sur un banc, et eut un très court instant la sensation que toutes les choses tournaient autour de lui.
L'intention perfide de Mme de Chandoyseau était claire, mais, ignorant qu'il était de la conversation qu'elle avait eue précédemment avec Mme Belvidera, son insinuation avait un aspect assez véridique.
Mme de Chandoyseau possédait, malgré sa sottise, cette sorte de pénétration à fleur de peau, mais très juste, qui est commune chez les femmes de Paris exercées à la médisance. De plus, sa malignité ne s'employait pas à la légère, et c'est ce qui la rendait redoutable. Elle mentait à peine; du moins, elle n'inventait que le vraisemblable; elle renseignait à propos. Il avait eu lieu de s'en apercevoir encore une fois, l'avant-veille, lorsqu'elle lui avait communiqué son heureuse intuition de l'occupation galante de M. et de Mme Belvidera, tout le long de l'escalier.
Avait-elle donc dit vrai de nouveau cette fois-ci? Ne s'était-il pas suffisamment torturé l'esprit, non seulement depuis sa première entrevue avec le mari de Luisa, mais surtout depuis l'affreuse soirée de Lugano où il avait acquis la certitude que les relations des deux époux étaient plus que cordiales? N'était-ce pas assez d'être assuré qu'il y avait entre eux un lien d'amour contre lequel il lui faudrait lutter s'il ne voulait pas perdre sa maîtresse? Fallait-il que son sort fût descendu si bas que sa compagnie devint une gêne pour la jeune femme et que celle-ci mît jusqu'à la Chandoyseau à contribution pour l'empêcher de la suivre dans les parties qu'elle organisait avec son nouvel amant, son mari?
«Je rêve! je rêve!» tentait-il de se dire, comme à l'instant le plus critique d'un cauchemar; «ce n'est pas possible; ce qu'on m'a mis là dans la tête est fou! voilà maintenant que je me prends à écouter les racontars d'une pie-borgne, d'une femme jalouse qui a évidemment juré de détruire mon bonheur!... Même l'autre jour dans la salle à manger de Lugano, ce qu'elle m'a dit n'avait pas le sens commun! Ils se sont embrassés tout le long de l'escalier! Ah! ah! ah! Après que j'avais eu Luisa, une heure durant, dans ma chambre, la même journée, plus tendre, plus caressante que jamais, exaltée comme jamais!... Non, ce serait trop ignoble; il y a des catins même qui ont l'attention d'éviter ces scènes si rapprochées. Si son mari m'a confirmé cette chose invraisemblable, c'est par une petite forfanterie bien naturelle. Sans doute, en quittant la chambre, il avait donné un baiser à sa jeune femme, parce qu'il était content de sa toilette, parce qu'il la trouvait très jolie... Cela se fait, cela ne signifie rien».
Cependant ses yeux étaient fixés sur la barque qui se rapetissait en approchant de Cadenabbia. «Ils sont partis tous les deux, Mme de Chandoyseau était prévenue, et à moi on n'a rien dit. Il y a bien là une intention... Voyons! que diable! je raisonne; je ne suis pas halluciné: ils voulaient être seuls dans cette jolie petite barque qui s'en va là-bas. Ils voulaient être seuls sur la rive délicieuse de Cadenabbia; ils s'y assoiront sous les grands platanes, au bord de l'eau, dans des chaises d'osier frais. Et là, ils se secoueront les épaules, en se souriant, les yeux dans les yeux: «Quel plaisir de ne connaître personne ici!—Dînons nous?—Pourquoi pas?—Et la petite Luisa que tu n'as pas amenée?—Elle dînera avec Solweg...» En effet, la petite Luisa est tranquille et reprend sa gaîté depuis le retour de son papa; il faut l'entendre répondre à qui s'informe près d'elle de sa mère: «Maman est avec papa!»
À ne plus les apercevoir côte à côte réunis comme des amants, son besoin d'espoir le ressaisissait. «Pourquoi? mais pourquoi est-elle venue l'autre jour à ma prière? pourquoi s'est-elle donnée encore à moi, si elle est reprise par l'amour de son mari? Pourquoi s'est-elle donnée avec plus de passion même qu'à l'ordinaire?...
La vue du révérend Lovely s'avançant à pas prudents du côté d'une tonnelle du jardin où Mme de Chandoyseau s'était tenue toute la matinée, lui fournit, en même temps qu'une angoisse nouvelle, une réponse inattendue. Il se souvint de la singulière coïncidence de la réflexion de Mme de Chandoyseau accueillant le baiser du vieillard amoureux, et de celle que lui avait valu de la part de Luisa sa demande hardie de rendez-vous, au nez même de son mari. «Eh bien! vous en avez du toupet!». Toutes les deux avaient prononcé cette phrase sur le même ton, à la fois indignées et conquises, un peu méprisantes et heureuses. «Cet homme arrivera à ses fins, avait dit Lee, parce qu'il a la vertu qu'il faut: il est cynique». Ne serait-ce pas par son cynisme, que lui aussi aurait soulevé une dernière fois sa maîtresse, alors qu'elle se fût peut-être refusée à ses supplications? N'était-ce pas à ce piment inattendu qu'il était redevable de cette exaltation fiévreuse qui lui avait suggéré tant d'espoir pour la prolongation de son bonheur, à quoi il devait enfin les illusions grossières dont Mme de Chandoyseau avait pris à tâche de le tirer? Luisa serait-elle venue sans cette circonstance fortuite qui valait un ragoût nouveau à leur étreinte? Non, évidemment! Si elle aimait son mari comme un amant, il lui fallait aimer son amant autrement que son mari. Sans doute l'avait-elle trouvé ce jour-là un peu abject, et, dans son affolement, tiraillée entre les deux hommes, elle se vautrait à corps perdu dans cet amour qui empruntait à sa bassesse un caractère particulier de violence.
«Ah! ah! n'est-ce pas charmant, en vérité? se disait-il. J'ai triomphé par les mêmes moyens exactement que ce vieux prédicant qui s'en va là-bas, reniflant l'air où il croit qu'Herminie respire!... Et il y a des malheureux qui s'enorgueillissent d'être aimés! Comme si l'amour de la femme allait naturellement à la beauté, à la bravoure, et même à la virilité! Ha! ha! l'on sait à quoi il va la plupart du temps, on l'apprend tous les jours à voir les gens écarquiller les yeux de stupéfaction, quand on leur nomme les véritables dons Juans: des hommes sans foi ni loi, des hommes tarés, des hommes repoussants par leurs difformités morales et leur laideur physique! Il y a dans l'amour un secret besoin de s'avilir!»
—Mon révérend! mon révérend! où allez-vous donc? Je suis sûr que vous cherchez mistress Lovely!... Mais elle est là-haut à la fenêtre du deuxième, et semble jouer à cache-cache avec vous, derrière le rideau de vitrage!...
Le révérend Lovely se retourna vivement et aperçut en effet sa femme qui l'épiait sans relâche. Il eut un mouvement de confusion qu'il essaya aussitôt de dissimuler:
—Nô, nô! dit-il, je fais le promenède.
—Ne trouvez-vous pas qu'il fait un peu lourd?
—Yes, il fait un peu lourd.
—Aussi toutes ces dames sont rentrées.
—Aoh! taoutes ces dèmes sont rentrées?
—Vous voyez; il n'y a personne dans le jardin. Madame de Chandoyseau vient de remonter il n'y a qu'un instant.
—Aoh! véritablement, il est meilleur au dedans. Je vais rentrer. Good bye, monsieur Dompierre!
—À tout à l'heure, mon révérend!
Il n'était plus question de l'Evangile; on ne lui entendait pas citer un verset. On eût dit que le pauvre homme avait oublié Dieu. Du «Malin» lui-même, il ne soufflait mot, comme si celui-ci ne faisait sentir la vigueur de ses attaques que dans la période qui précède la chute, accordant une trêve hypocrite, un repos fallacieux, dès l'instant que le mal est accompli.
La vue du malheureux vieillard réduit par une passion sénile à mener l'existence d'un collégien, fuyant la surveillance, fouillant les chambres de l'hôtel, les allées du jardin, les berceaux d'ombrage où la femme qui le trouble a passé; tombé jusqu'au mensonge, à la dissimulation du moindre de ses pas; transformé au point d'oublier la pudeur et la Bible qui furent toute la préoccupation de sa vie, mit le comble à la tristesse de Gabriel, en lui laissant une véritable nausée à la seule idée de l'amour.
Hélas! il le sentait en lui plus impérieux, plus maître qu'à aucun moment de son existence, et il en concevait un dégoût; il se débattait contre lui avec la rage que cause la répulsion profonde; il eût éprouvé du plaisir à dire à quelqu'un l'horreur que cette maladie lui causait, à traîner dans la boue tout ce qui pouvait avoir trait à une aussi misérable aberration; il voulait le cracher, son amour, le vomir dans quelque endroit bien immonde.
Mais, dès que, au lieu de penser à l'espèce de feu qui lui brûlait la poitrine et tous les membres, il revoyait l'image de la femme, la figure, le corps affolant, et les gestes de tendresse de celle qui lui causait ces désordres, il avait la sensation que le ciel et la terre se fondissent au dedans de lui, en quelque substance sans nom dans la langue humaine, et dont la saveur, même imaginaire, le rendait infailliblement ivre.
Il allait sortir, malgré la température accablante de la journée orageuse. Il voulait marcher, aller n'importe où, très loin, s'endormir par la fatigue, quand il se heurta, à la sortie de l'hôtel, à trois gamins portant sur leur tête des paniers de fleurs si admirables, qu'il se retourna malgré lui pour voir plus longtemps ces parterres ambulants, et eut la curiosité de savoir à qui de telles merveilles étaient destinées. N'osant interroger personne, il prit le parti de suivre tout simplement les porteurs.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction, en les voyant frapper à la porte de l'appartement de Dante-Léonard-William! Il s'arrêta sur le palier, un peu honteux de son indiscrétion, mais intrigué au plus haut point par la nouvelle fantaisie étrange de son ami l'Anglais.
Heureux homme! fit-il à part soi, au moins celui-là s'amuse! Pourquoi l'ai-je plaint tant de fois? Pourquoi l'ai-je cru digne de commisération sous le prétexte qu'il n'aime pas, parce qu'il ne peut pas aimer? Mais c'est l'être le plus fortuné du monde, puisqu'il ignore le tourment que je souffre!»
Il se hasarda à passer devant la porte encore entr'ouverte. Il l'aperçut lui-même debout, contemplant ces fleurs nouvelles avec un plaisir qui lui faisait épanouir sa mobile physionomie. Le poète le vit et l'appela sans hésitation.
—Venez donc! venez donc! dit-il, voici, dans ces paniers, la meilleure raison de croire en Dieu!
—Je vous avoue que je suis ces corbeilles depuis la porte de la rue. C'est d'un attrait irrésistible. Mais vous donnez une fête?...
—Je me donne une fête, dît-il, en effet; voulez-vous en profiter?
—Non! je vous remercie; par ces temps-là, dit-il, en montrant le ciel qui s'assombrissait, vous savez que je fais un triste convive...
—Oh! rassurez-vous! on ne danse pas chez moi et j'ai même négligé de faire monter des rafraîchissements...
—Mais je n'ai pas le cœur à causer; cela ne va pas; j'aurais besoin d'être seul...
—Restez donc, je suis seul, et je n'ai pas envie de parler, dit Lee en fouillant dans de grands cartons à dessins.
On entendait un léger bruit de soie froissée dans la seconde pièce, qu'une portière seulement séparait de celle où ces messieurs se trouvaient.
—Vous êtes seul? Mais... cette fête? ces fleurs? cela ne cache pas quelque fée?...
—Bah! mais non: rien qu'une fleur, encore une fleur.
Et l'Anglais, soulevait la portière, en indiquant du doigt la fleur qu'il allait mêler à celles des trois corbeilles.
Gabriel poussa une exclamation.
—Chut!
C'est à peine si l'on pouvait reconnaître Carlotta dans l'apparition qui venait d'arracher au jeune homme un cri d'admiration. Elle s'avança au signe qui lui fut fait, sans avoir cependant levé les yeux. Elle n'eut pas plus l'air de reconnaître Dompierre qu'elle ne semblait s'apercevoir qu'il y eût là quelqu'un. Elle marchait du même pas naturel, avec le même déhanchement simple qu'elle avait à l'Isola Bella. On eût dit qu'elle était chez elle, avec cette aisance de gestes particulière à tout être humain qui se sent à l'abri de tout regard. Pourtant, elle était complètement nue.
—Voyez, dit Lee avec un sentiment de fierté, ce que j'ai obtenu.
Gabriel ne put se retenir de sourire, parce que le poète disait cela du ton d'un horticulteur qui vous montre une espèce rare, résultat de longs et savants efforts appliqués à dompter la nature. Mais ici le phénomène était d'ordre contraire précisément; le dompteur avait obtenu, comme résultat, la nature.
Carlotta s'était aussitôt occupée des fleurs, et les avait disposées sur des meubles et des escabeaux, devant une baie vitrée donnant sur le lac. Puis, comme un joli animal qui a trouvé l'endroit convenable où se nicher, elle s'était étendue sur un tapis, au milieu des roses, des pivoines, des camélias et des tubéreuses.
Lee s'installa à son chevalet, et prit ses crayons.
—C'est un bien merveilleux modèle, dit Dompierre, mais est-ce que vous obtenez qu'elle pose?
Il doutait que cela fût possible, à la voir élever ses bras pour piquer une fleur dans sa chevelure, allonger puis reployer ses jambes, se tourner et se retourner tout entière.
—Poser? dit Lee, mais qu'entendez-vous par là? Elle pose admirablement, puisque chacun de ses moindres mouvements est digne d'être retenu. Le geste qui vaut d'être fixé n'a pas de durée; il est instantané, insaisissable, sauf à un œil attentif qui l'a pour ainsi dire pressenti, qui l'attend, qui le reconnaît au moment où il s'effectue. La grande pénurie d'artistes originaux vient de ce que très peu d'hommes ont le don de happer au passage ce signe fugitif qui traduit un élément premier de la nature. Le noter seulement serait faire œuvre féconde, puisque c'est uniquement par de telles observations que la vitalité d'un art se maintient en un renouvellement continu. Pour moi, j'attache quelque valeur au fait d'en user à propos pour le transposer en ces sortes de symphonies plastiques...
Et il levait un regard indulgent sur les cartons empilés où ses compositions étaient enfermées avec soin. Déjà, sous sa main, naissaient des formes inspirées des attitudes variées de la superbe fille qui, à présent, s'étirait les bras et paraissait sur le point de s'endormir.
Et il mêlait comme à l'esquisse qu'on l'avait vu exécuter à l'Isola Bella, des ondulations, des flexibilités florales aux courbes harmonieuses du corps de la Carlotta, aux serpentements de sa chevelure brune et épaisse qui, au hasard des mouvements instinctifs, caressait ou abandonnait son épaule et son sein. Cela ressemblait à la poésie de Lee, laquelle s'élevait à chaque instant avec une liberté complète, au delà de l'observation humaine, mais étant partie toujours du solide point d'appui de la vérité. Ses dessins étaient l'illustration naturelle de ses poèmes, et l'œil, en en parcourant les savants entrelacs, était-il sur le point d'être pris de vertige dans le labyrinthe des lianes incertaines, qu'il retombait, à intervalles mesurés, sur le dessin ferme d'un bras, d'une nuque, d'un dos, d'une gorge, stylisés à peine, de peur de perdre la chaleur et l'esprit qui animent les contours humains.
Carlotta avait fermé les paupières; le double arc de ses cils répandait de la gravité sur son visage; ses joues au teint doré palissaient légèrement, et le dessin pur de sa lèvre donnait la moue divine de certains marbres antiques. Son souffle régulier soulevait et abaissait la sombre fleur de sa poitrine. Elle dormait.
—Voilà, dit Lee, le seul repos que l'on puisse exiger d'une femme sans lui faire violence et la dénaturer... Ah! ajouta-t-il, vous vous étonnez de ce qu'une fille qui ne permet pas à un homme de lui chatouiller le menton sur le pas de sa porte, s'endorme ici, si aisément et si vite, nue comme une Ève, en face de deux messieurs?
—Oh! fit Gabriel, la pudeur est un peu comme ces fleurs, qui depuis vingt minutes ont déjà incliné la tête, et seront fanées dans deux heures... surtout quand l'orage s'en mêle!...
Le poète lut dans ses yeux la conviction où il était qu'il avait fait de Carlotta sa servante en faisant d'elle sa maîtresse.
—Vous n'y êtes pas! dit-il. Le jaloux Paolo qui épousera cette fille, ou l'homme qui sera son amant ne la verront jamais dans l'état où elle est là, devant nous qui sommes des étrangers pour elle. Vous auriez de la peine à vous figurer jusqu'à quel point les instincts pudibonds sont développés chez ces pauvres gens pour qui c'est un péché grave que de laisser voir seulement son épaule. La plupart s'aiment, j'en suis certain, en conservant une entière chasteté des yeux. Si j'avais «débauché» la Carlotta—dans le sens où vous entendez ce mot,—elle ne cesserait de mêler l'idée du péché à celle du dévêtement de sa chair, et je n'aurais pu m'inspirer que des mouvements de la Vénus pudique...
—Alors, fit Gabriel, vraiment, vous n'avez pas?...
—Que vous êtes vulgaire! D'ailleurs, je crois que j'aurais eu toutes les peines du monde à obtenir, à ce propos-là, la moindre faveur de Carlotta, qui est «honnête»—dans le sens où vous entendez ce mot aussi,—jusqu'au scrupule, mieux que cela, comme vous allez voir, jusqu'à l'héroïsme!
—Oh! oh!
—Je vais vous en donner la preuve. Il y a une chose qui a sur cette fille un pouvoir extraordinaire, une puissance qui lui ferait, je m'en doute, tuer père et mère ou mettre le feu à son village...
—Allons donc!...
—Le meurtre est demeuré tout à fait dépourvu du caractère d'infamie, dans la cervelle de presque tous ces Italiens qui se sont conservés à l'abri des mélanges de races... Je considère que ce que j'ai obtenu est bien plus fort que si j'avais exigé d'elle un assassinat...
—Mais par quel moyen, voyons!
—Par l'or! La vue de l'or la bouleverse, l'hypnotise, l'enivre. Elle saute, elle crie, elle devient folle; ou bien elle reste fanatisée, absorbée, silencieuse, dans une contemplation idolâtre devant la pièce d'or qu'on lui met dans la main. Vous verrez!... Eh bien! avec tout l'or du monde, je n'eusse pas obtenu de faire d'elle ma maîtresse, dans le cas où la fantaisie m'en eût pris. Elle eût été certainement à la torture si je lui eusse mis ce marché-là en main; elle eût été capable de se noyer de désespoir, mais elle n'eût pas été capable de se donner hormis en justes noces. C'est une espèce de terreur du prêtre, de l'enfer, peut-être aussi de l'opinion du village, je ne sais au juste...
Oui, continua-t-il, en lisant l'étonnement sur la figure de son ami, c'est ainsi, voilà tout. Or, moi, je voulais la voir dans toute la beauté que je soupçonnais sous ses nippes. Vous vous souvenez de la façon dont elle marchait, là-bas, sur la petite place de l'église?... Ah! Dieu! C'était la première fois que je comprenais la beauté d'un corps humain en mouvement, d'un corps humain allant et venant selon la destinée pure et simple de ses membres, n'est-ce pas? selon le désir du Créateur, eût-on dit! Certes, la première femme qui sortit de la main de Dieu dut marcher ainsi! Vous l'admiriez? Oui, oui, je sais que vous l'avez admirée. C'est bien, c'est très bien... Savez-vous comment je suis parvenu à la dévêtir?...
—À prix d'or, parbleu!
—En achetant à prix d'or, en effet, chaque pouce de sa chair; mais en déposant, à chaque fois, entre ses mains des cautions considérables qu'elle devait garder si j'attentais à sa vertu...
—Et vous ne lui avez pas fourni l'occasion de les garder?
—Elle n'eût pu les garder qu'une fois, n'est-ce pas? dans le cas où je lui en eusse «fourni l'occasion». Eh bien! comme elle les détient toujours en prévision d'une alerte imprévue, elle trouvera bien le moyen de ne pas me les restituer... sans que la violation de la convention, de ma part, lui en donne le droit... De la sorte, elle sera en possession de la caution... sans s'être démunie de l'objet cautionné!...
—Ha! ha! ha! bravo, Carlotta! Mais, dites donc, c'est une fille très entendue!
—Non! dit Lee, je vous assure qu'elle ne calcule point. Elle obéit seulement au plaisir qu'elle éprouve à se sentir dans la main de l'or qui est à elle. Encore ne le conserve-t-elle pas. Elle fait des dépenses inconsidérées. C'est une petite folle. Elle préfère un louis d'or plutôt que quarante francs en papier italien. Elle s'enferme dans sa chambre et joue toute seule avec ses louis; son désespoir est d'être obligée de les changer contre du papier pour aller dans les magasins. Je lui ai dit qu'en Angleterre elle pourrait payer avec de l'or, le faire tinter sur les comptoirs. Elle m'a demandé si l'on pouvait devenir Anglaise. «Oui, lui dis-je: épousez-moi.»—«Non, dit-elle, je suis promise à Paolo».
—Brave fille!
—Ainsi donc, en flattant sa manie, je l'ai persuadée que toutes les fois qu'elle est chez moi, elle ne doit pas me voir, elle doit se considérer comme étant chez elle, toute seule, n'ayant absolument rien à faire et gagnant tout de même beaucoup d'argent. Elle ne voit ni moi, ni aucune personne se trouvant avec moi, sans quoi notre traité est rompu. Je lui ai affirmé que je ne la voyais pas moi non plus, que je voulais seulement qu'elle fût là. Elle le croit presque et vient s'affermir de temps en temps dans cette opinion en regardant mes dessins où, effectivement, elle ne se reconnaît pas. Elle me prend pour un fou.
—Il y a de quoi! Mettez-vous à sa place!
—Et dire qu'il faut se livrer à de pareilles machinations pour s'offrir le luxe inouï, le luxe extravagant de voir une femme naturelle! mais, puisque telles sont les conditions de notre temps, je ne regrette pas le prix que cela me coûte. Il n'y a pas de trésor au monde, comparable à celui que je me suis offert!...
Et il continuait de regarder avec un ravissement toujours nouveau, le corps endormi de Carlotta.
—Ne craignez-vous pas que l'on ne vous accuse d'avoir détourné cette honnête fille? Vous savez que tout le monde la remarque, et que le bruit de sa fortune fait aller activement les langues?...
Dompierre s'aperçut, en prononçant ces mots, qu'il, dépassait la limite des choses qui atteignaient le poète. Lee n'avait pris la peine d'abandonner un moment le domaine des idées générales, que pour lui mettre en valeur cet être particulier, qui était pour lui le point de départ de toutes sortes de spéculations esthétiques. Quant à lui faire craindre que l'opinion intervint dans ses affaires, il n'y fallait pas songer. Le jeune homme fut convaincu que cette fille n'était même pas pour Lee une personnalité et que, lorsqu'il aurait puisé dans sa beauté tout ce qu'elle pouvait contenir d'utilisable pour son plaisir et son œuvre, il la rejetterait, comme il jetterait ce soir les fleurs fanées des corbeilles. Supposer qu'il l'aimât! Il aimait le rayonnement, le monde de rêves dont elle était la cause. Elle l'aidait à s'aimer, soi, ses idées et ses songes. Devant ce chef-d'œuvre vivant, si favorable à son œuvre, si précieux pour son esprit, il restait encore dans son cœur et sa chair, l'homme vierge douloureusement stérile, et il ne faudrait pas s'étonner si on lui revoyait encore un de ces jours l'affreux masque de vieillesse prématurée que porte la créature humaine dont la grande passion n'a pas été l'amour d'une créature humaine.
Le ciel, qui s'assombrissait progressivement, passa subitement au noir d'encre, et un coup de vent d'une extrême violence bouleversa l'atmosphère inerte et pesante qui oppressait depuis l'après-midi. Les battants ouverts de la baie vitrée frappèrent à grand bruit et les papiers de Lee, soulevés du chevalet, volèrent en tourbillonnant dans la pièce. Carlotta se réveilla en disant qu'elle avait froid, et, se sentant nue, dans l'hébétement du réveil, elle poussa des cris et se sauva dans la chambre voisine. Mais avant de prendre le soin de passer seulement une chemise, elle se ravisa et reparut la main tendue. Lee y laissa tomber une pièce d'or. Elle la lança en l'air, sauta, la manqua, se précipita à la recherche de la pièce qui roulait. Ses mouvements avaient la facilité et la grâce des jeunes chats. Mais elle se vit dans la glace et s'enfuit définitivement.
Un nuage sombre et bas s'avançait avec une rapidité extraordinaire à la surface de l'eau, venant de la corne méridionale du lac de Côme. C'était une sorte de monstre parfaitement limité, soulevant les eaux à une cinquantaine de mètres devant lui, alors que le reste du lac était encore presque tranquille, sillonné seulement de quelques barques surprises par la rapidité de la bourrasque. Tout autour de Bellagio, on les voyait rentrer en grande hâte, les pauvres petites barques blanches; elles se précipitaient à grands coups de rames; pareilles un peu, toutes, à un vol d'oiseaux qu'un coup de fusil a fait lever. Au loin, vers les autres rives, sur Cadenabbia, sur Menaggio, elles se pressaient aussi, et, venant de toutes les directions vers un même centre, elles formaient de grands éventails qui diminuaient, s'apetissaient peu à peu, mais non pas assez vite, car on craignait que le monstre ne les prévint et ne les balayât de sa route. En l'espace d'une minute à peine, la surface du lac fut plongée dans cette nuit épaisse, et tout disparut.
On avait eu à peine le temps de fermer les vitres. Une rafale terrible ébranla la maison; des feuilles d'arbres, des branches passaient avec la rapidité d'un train, dans une espèce de nuée poussiéreuse et épaisse qui répandait un froid glacial. Durant plusieurs secondes, le paysage fut complètement voilé. Puis l'atmosphère reprit un peu de transparence, et l'on put voir le lac soulevé, et suivre le désordre de chaque coup de vent.
—Avez-vous réfléchi, dit Lee, à ce qu'on entend sous le nom de hasards? Les hasards! Cette dénomination d'une chose confuse et mystérieuse ne m'a jamais frappé les oreilles sans me causer un certain frisson d'épouvante. Je suis tenté de personnifier cette force qu'on dit aveugle, en quelque divinité qui contiendrait à un suprême degré les caractères du joueur. Oui, ne serait-ce pas un dieu qui joue, et qui triche? Il se plaît aux paris de nature paradoxale, et, comme il a la main prompte, il en use, sous cape, pour amener le jeu favorable. Il joue avec les événements humains; de là mille rencontres imprévues, mille chocs insensés... Pourquoi je vous dis cela? C'est ce nuage affreux qui m'y fait penser. Il est si noir, si laid, si brusque et si choquant par sa soudaineté, et d'apparence si impitoyable que j'y vois une assez bonne image de mon dieu Hasard. Tenez! regardez, je vous prie, ces petites embarcations qui commencent à réapparaître dans le sillage tumultueux du monstre. Qui sait si ce n'est pas pour elles, ou pour l'une d'elles, qu'il a exécuté cette brusque incursion sur un lac uni comme la surface d'un miroir, où pas un souffle d'air n'avait passé depuis le matin? Je vous dis qu'il a le goût des contrastes violents; il joue à cent contre un! Peut-être a-t-il fait chavirer la barque la plus heureuse, et le voilà parti à présent toucher son enjeu entre les mains de quelque formidable partenaire de son acabit et qui se moque des vies humaines comme je me moque de la mouche que j'écrase en ce moment entre le rideau et la vitre!
—Ne dites pas cela! ne faites pas l'oiseau de mauvais augure, vous! Ces malheureux petits canots dansent d'une façon inquiétante... Ici, ils sont tous rentrés; mais là-bas, du côté de Cadenabbia et de Menaggio, regardez-les, il y en a à plus de cent mètres du bord. Et il y a des coups de vent terribles. Quelle secousse ils ont dû éprouver au passage du gros de la tempête! J'en vois deux ou trois qui semblent les uns contre les autres; est-ce que quelqu'un ne serait pas tombé à l'eau? Les malheureux! Mais ils ne peuvent pas tenir contre de pareilles rafales!... Est-ce que vous avez une longue-vue?
—Non! en bas, dans le hall, il y en a une.
Gabriel descendit quatre à quatre. Une inquiétude venait de le saisir, augmentée par l'angoisse naturelle que répandent ces jours d'orage. M. et Mme Belvidera n'étaient-ils pas dans une de ces barques? En admettant qu'ils fussent arrivés depuis longtemps à Cadenabbia, rien ne prouvait qu'ils n'eussent pas poursuivi leur promenade, ou bien qu'ils ne fussent pas déjà réembarqués pour le retour. Une espèce de suffocation avait failli lui couper le souffle à la seule représentation du danger couru par Luisa.
Il y avait au premier étage de l'hôtel, un hall vitré donnant sur le lac, comme la chambre de Dante-Léonard-William, mais sur une plus grande étendue. Les portes claquaient dans toute la maison, les domestiques couraient; des ordres, des appels en toutes les langues étaient échangés des corridors au hall, du hall aux salons et aux chambres; l'escalier et l'ascenseur étaient envahis par une foule de personnes rentrant du dehors, surprises par l'ouragan, portant sur leurs vêtements légers les traces de larges gouttes d'eau qui appliquaient la batiste blanche sur la chair des bras, en petites taches roses. Le vent, au dehors, continuait sa course effrénée, tordant les arbres du jardin, y renversant les tables et les chaises de fer. Au milieu de ce tohu-bohu, de ce vacarme, de ce mouvement inusité, quelques Anglaises, installées contre les vitres en face du paysage à l'aspect de déluge, avec leur boîte à couleurs et leur verre d'eau, continuaient, étrangères à toutes choses, l'aquarelle aux tons tendres commencée avant la tempête.
La longue-vue était aux mains de Solweg. Gabriel remarqua qu'elle la tenait exclusivement dirigée du côté de Cadenabbia. Sa figure exprimait une anxiété très visible. Il attendit qu'elle eut fini. Elle le reconnut et dit, avec une subite pointe de rose sur les joues:
—Ah! c'est vous, monsieur, tenez!
Et elle lui tendit la lunette.
—Je vous remercie, mademoiselle, mais je ne voudrais pas vous priver...
—Oh! monsieur, c'est affreux à voir, ces pauvres gens...
—Est-ce qu'on peut distinguer... suffisamment pour?... dit-il sans achever une phrase qui marquait trop son inquiétude particulière, et avant de mettre l'œil à l'objectif.
—Oh! on ne voit que confusément!... Cette longue-vue est bien mauvaise, n'est-ce pas, monsieur?
—En effet!... mais je crois qu'il s'est passé quelque chose de fâcheux là-bas... Il y a deux barques qui semblent s'attarder à chercher... Je vois des hommes jeter les avirons comme s'ils les tendaient à quelqu'un qui fût tombé à l'eau.
—Ah! mon Dieu!
—Non! non! mademoiselle, rassurez-vous! dit-il aussitôt en s'apercevant que Solweg pâlissait, et qu'il était bien inutile d'informer cette jeune fille de l'accident dont il était témoin.
—Est-ce que ce n'est rien? Oh! dites! dites! n'est-ce pas, monsieur?
—Non, non, mademoiselle, je me suis trompé; les hommes ont repris les avirons et manœuvrent comme à l'ordinaire: ils se dépêchent de rentrer... Est-ce que vous avez quelqu'un des vôtres de ce côté-là?
—Non! non! dit-elle vivement, mais... c'est... la petite Luisa qui ne sait pas que sa maman est allée à Cadenabbia, et elle sera étonnée si Monsieur et Madame Belvidera ne peuvent rentrer pour le dîner, ce qui est à craindre...
—En effet, car le bateau à vapeur profite aisément de ces occasions-là pour ne pas partir de Côme, et, en barque...
—Oh! monsieur! en barque, il n'y faut pas songer! il paraît que c'est le passage le plus mauvais du lac, quand il y a tempête; c'est l'endroit le plus étroit... ils feront mieux de rester là-bas.
—Il faudrait dire à la petite Luisa que sa maman vous a prévenue qu'elle ne rentrerait pas...
—Vraiment! alors, vous croyez bien qu'elle ne rentrera pas?
La pauvre Solweg, qui venait de témoigner elle-même cette crainte, s'effrayait des paroles qui ne faisaient que la confirmer. Elle n'avait exprimé cette pensée que dans l'espoir de la voir dissipée par la raison plus expérimentée d'un homme.
Était-ce une hallucination causée par son inquiétude, par son énervement, par ses ennuis, par cette heure noire où tout lui apparaissait lugubre? ou encore par les réflexions amères du poète au sujet des hasards? Gabriel croyait trouver une ressemblance avec M. Belvidera dans l'un des hommes du canot qui continuait, quoi qu'il en dit a Solweg, à tendre les avirons, à les enfoncer dans l'eau agitée, dans l'espoir d'y sentir s'accrocher quelqu'un. Son émotion lui brouillait la vue; cette lunette aussi était médiocre et les verres en étaient troublés; le verre de vitre au travers duquel on était obligé en outre de regarder, à cause de l'impossibilité d'ouvrir contre le vent, augmentait la confusion des images. Il frappait du pied, dans son impatience de voir, de distinguer un peu nettement un trait au moins. Il lui semblait bien que l'homme qu'il voyait avait des moustaches fortes et noires. Comment était vêtu aujourd'hui M. Belvidera? C'était un fait exprès! impossible de se remémorer aucune particularité de son costume. Et il avait passé une heure à causer avec lui avant son départ! Interroger la jeune fille à ce propos, c'était lui avouer le sujet actuel de son tourment et la frapper peut-être sans raison, car il se pouvait que l'angoisse l'aveuglât lui même.
Il quitta précipitamment la lunette sans se retourner seulement du côté de Solweg. Il venait d'être saisi par une de ces idées frustes, insensées, soudaines, mais impérieuses, irrésistibles; une de ces idées peut-être spéciales aux êtres affaiblis, et qui peuvent leur faire accomplir les actes les plus en opposition avec leur naturel, extrêmes dans les deux sens: des forfaits ou des prodiges. Il voulait savoir, savoir tout de suite, savoir par le plus court moyen ce qui se passait là-bas. Si un malheur était arrivé, il voulait être le premier à en être informé; il préférait presque ce malheur à l'incertitude. Il fallait coûte que coûte qu'il se fit transporter à Cadenabbia. Le danger? Il ne s'était à aucun moment senti aussi insouciant de sa sécurité. Si Luisa, par hasard, était celle à qui il avait vu tendre dans l'eau les avirons, mieux valait pour lui la rejoindre au fond de ce lac! Si elle vivait, il lui semblait qu'il ressentirait dans la mort même, la dernière volupté qu'il lui fût possible d'éprouver désormais par elle, lorsque son corps lui serait présenté. Elle le verrait sans une émotion peut-être, sans une larme; elle le jugerait un débris méprisable depuis l'instant qu'il avait cessé d'être son plaisir. N'était-ce pas la plus complète façon de s'abîmer devant elle?
Il ne prit que le temps d'aller chercher dans sa chambre un chapeau de feutre; il descendit, redonna un autre coup d'œil à la longue-vue, qui lui fit distinguer un attroupement sur le rivage de Cadenabbia. Ces gens étaient évidemment attirés par le drame qui venait de se jouer sous leurs yeux; mais tout secours était inutile, car les barques demeurées autour du lieu du sinistre avaient la plus grande peine à se tenir. Il traversa le jardin en courant et héla un batelier. Aucun ne répondit. La rive était déserte et tous les canots tirés très haut sur la pente sablonneuse. De grosses lames, pareilles à celles de la mer, venaient cependant les lécher, et les plus fortes, en les secouant, faisaient rendre un bruit sourd aux avirons déplacés par le choc.
—Ohé! ohé!...
Personne ne se montrait. La pluie pourtant avait cessé, et le vent avait moins de rage.
Il s'apprêtait à détacher lui-même une barque et à se risquer seul. Il allait descendre, à l'extrémité du jardin, les marches qui conduisent à l'embarcadère de l'hôtel.
—Ohé! ohé!... vingt francs au premier qui me détache une barque!
À ce moment il entendit quelqu'un courir derrière lui, et, se retournant, il aperçut Solweg. Elle avait la figure blanche comme sa chemisette de percale dont le pureté de neige contrastait avec le paysage sombre et souillé par l'ouragan. Le vent avait bouleversé ses cheveux et lui ébouriffait les tempes de leur jolie poussière d'or. Il crut qu'elle avait quelque chose à lui dire, car elle courait vers lui et il était seul. Elle ouvrait la bouche, en effet, pour parler; mais il détourna aussitôt la tête vers trois bateliers qui se précipitaient à son service. Il ne fit qu'un bond et fut dans la barque la plus rapprochée. Il prit un seul rameur et empoigna lui-même la seconde paire d'avirons, afin de ne penser à rien pendant la traversée.
—Mauvais temps! fit le batelier.
—Oui, oui, dépêchons-nous!
L'homme dodelina de la tête et dit:
—La demoiselle avait raison, monsieur.
—La demoiselle? Quelle demoiselle?...
—Dame! quand on tient à quelqu'un!... Elle ne voulait pas laisser partir monsieur?
Gabriel releva la tête du côté de Solweg qu'il avait oubliée. Il la vit porter son mouchoir à ses yeux et s'enfuir en courant.
Quoi! était-il vrai que cette pauvre enfant l'aimait? Il revit sa figure éplorée, ses cheveux blonds en désordre, sa bouche entr'ouverte pour lui dire un mot qu'il ne lui avait pas laissé le temps de prononcer.
Elle voulait lui dire: «Ne partez, pas, je vous en supplie!» Mieux valait qu'il ne l'eût pas entendu, puisqu'il aurait eu la dureté de lui montrer qu'il méprisait sa supplication.
Puis, les efforts physiques qu'il était obligé de faire lui coupèrent toute réflexion. Le vent avait de courts apaisements, mais des brusques retours si vifs, que les deux rameurs ne cessaient pas d'être tenus en haleine. Le batelier naturellement bavard se taisait, laissant de temps à autre échapper un juron où le nom de la Madone revenait avec insistance, dans une confusion complète de l'imprécation et de la prière. Gabriel ne se rendit aucun compte de la façon dont ils firent cette courte et brutale traversée. Un chapeau de femme ballotté à la surface de l'eau, qui le frappa, dans le temps qu'ils approchaient de Cadenabbia, lui rappela tout à coup ce qu'ils venaient faire là. Le souci de la lutte pour sa propre défense durant tout le trajet, lui avait fait négliger jusqu'au motif pour lequel il exposait sa vie.
Ce chapeau, en tout cas, n'était pas celui de Luisa. Cette seule constatation fit virer le sens de sa préoccupation, et il ne fut plus soutenu que par la perspective de l'immense plaisir qu'il aurait à apprendre que Luisa allait bien, et qu'elle était là, tranquille et belle, à regarder de loin la tempête.
—Monsieur, dit le batelier, c'est noir de monde.
Gabriel tourna la tête et retrouva l'affluence de gens qu'il avait découverts à la lorgnette.
—Il y a eu un malheur, dit l'homme en clignant de l'œil du côté du chapeau qui balançait déjà loin d'eux sa large paille élégante et ses fleurs fraîches.
Un grand nombre de personnes les entourèrent à leur arrivée. On avait suivi avec intérêt les péripéties de leur traversée.
Gabriel regarda tout autour de lui. Il n'avait qu'un but, apercevoir Luisa.
Elle se frayait un passage, avec son mari, au travers des groupes, pour parvenir jusqu'à lui.
L'un et l'autre étaient fort anxieux depuis qu'ils avaient reconnu Dompierre à la lorgnette, dans la barque.
—Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? s'écria Mme Belvidera; est-ce qu'il est arrivé quelque chose là-bas?
—Là-bas? fit-il.
Il était complètement hébété par le bonheur de la voir vivante, d'entendre sa voix. Il souriait; il aurait voulu lui sauter au cou, l'embrasser, lui dire seulement: «Toi! toi! C'est toi!...» Il ne comprenait même pas pourquoi elle avait pu s'inquiéter de ce qui se passait «là-bas», c'est-à-dire de ce qui aurait pu arriver à la petite Luisa.
—Là-bas? répétait-il, mais rien du tout, il n'y a rien!...
—Vraiment! vraiment! mais il dit vrai; il a l'air heureux comme s'il arrivait d'une promenade d'agrément... Mais alors, s'il n'y a rien, qu'est-ce que vous venez faire ici par un temps pareil? Vous êtes fou!
—Ce que je viens faire?... Mais je ne sais pas... je ne sais pas!...
—Ne plaisantez pas tout haut, dit M. Belvidera, car tous ces gens seraient furieux; vous leur avez donné des émotions désagréables depuis une demi-heure; ils vous ont cru perdu; s'ils savaient que vous n'aviez pas de motifs sérieux pour vous exposer et un homme avec vous, vous comprenez qu'ils seraient en droit de vous faire un accueil froid.
—Ah! dit Gabriel, au diable! mais je suis bien heureux de vous trouver là!
Il respirait avec enthousiasme; il éprouvait une espèce d'ivresse après l'heure mauvaise qu'il venait de vivre. Il leur prenait les mains à tous les deux. Il se tenait à quatre pour ne pas faire une imprudence, ne pas dire franchement toute sa joie, ne pas dire pourquoi il était venu!
—Venez! vous avez besoin de prendre quelque chose, dirent-ils.
Ils l'entraînèrent à l'intérieur. Une fois seuls, M. Belvidera lui mit la main sur l'épaule:
—Voyons! dit-il, sérieusement, où avez-vous la tête?... Est-ce une gageure?
C'était lui souffler le mot. Il ne l'eût pas trouvé. Puisqu'il fallait donner une raison à son escapade, autant valait celle-là qu'une autre.
—Une gageure! vous l'avez dit. C'est absurde, c'est fou: c'est peut-être criminel, tant que vous voudrez? C'est une gageure!
M. et Mme Belvidera joignirent les mains:
—Enfant! enfant que vous êtes!
Et, l'imagination lui revenant tout en prenant coup sur coup plusieurs petits verres de marsala, il ne vit plus de raison de s'arrêter dans le chemin de mensonge où on l'avait innocemment introduit.
—Et, dit-il, vous ne devineriez pas la personne qui a tenu cette gageure contre moi?
Il cherchait encore, à part lui, la personne qu'il pourrait bien nommer.
—Oh! dit Mme Belvidera, je ne vois guère que madame de Chandoyseau qui soit assez...
—Chut! fit-il, il suffit, madame; vous avez trouvé!... Mais, je vous en prie, ne lui infligez aucun blâme: elle a pris la chose en riant et je suis le seul coupable.
Un mouvement se produisit dans la salle où ils étaient et l'on aperçut, au milieu de plusieurs personnes qui le soutenaient, un jeune homme affreusement pâle, les vêtements désordonnés et mouillés, les cheveux trempés. On le poussait comme malgré lui, on l'emmenait.
—Ah! dit Mme Belvidera que Gabriel interrogeait des yeux, c'est abominable! Il vient de perdre sa jeune femme, une petite princesse hongroise; c'étaient de nouveaux mariés, arrivés ici ce matin. Elle a été enlevée de la barque par le premier coup de vent: elle riait, paraît-il, en se mirant dans l'eau calme... Cet ouragan est arrivé tout d'un coup, comme une bête lancée au galop.
—Vraiment! dit Gabriel. Puis il revit le chapeau de paille avec des fleurs, sur l'eau; c'était donc celui de la petite princesse hongroise; il pensa à la joie qu'il avait eue à reconnaître que ce n'était pas celui de Luisa. Le plaisir de la savoir saine et sauve, le faisait sourire malgré lui.
—Ah! dit Mme Belvidera, tout cela ne vous fait rien, à vous! Tenez! vous ne ferez jamais qu'un vilain égoïste!
XIV
La vie reprit avec l'apaisement de la nature. Le chapeau de paille fleuri avait été emporté au loin, et le jeune veuf pleurait dans sa chambre solitaire. Dès avant la fin de la journée, les jardiniers avaient balayé les feuilles innombrables arrachées aux arbres, les branches cassées, et jusqu'aux dernières traces de l'ouragan. Dompierre avait voulu remonter dans sa barque pour rentrer à Bellagio, mais M. et Mme Belvidera avaient mis tant d'insistance à l'en empêcher, qu'il avait renvoyé son batelier, en le chargeant de prévenir qu'ils ne rentreraient tous que par le bateau de neuf heures.
Après le dîner, il se trouva un moment seul avec Luisa. Ils étaient assis sur un même banc, sous les platanes magnifiques qui penchent jusque dans l'eau leurs basses branches. L'orage avait rafraîchi la température; on respirait un air léger imprégné de l'odeur humide des feuillages. Par égard pour la jeune morte, dont le corps roulé par les eaux mouvantes venait peut-être heurter ce soir cette rive habituée au bonheur, les musiciens faisaient trêve, et, dans le silence, on entendait à longs intervalles le choc des dernières gouttelettes d'eau dégringolant et se grossissant feuille à feuille, jusqu'à former la goutte énorme qui tombe à terre en claquant, ou, surprenant une nuque dégagée, arrache aux jeunes femmes un cri.
—Mon ami, dit Luisa, vous êtes trop imprudent; je veux vous gronder. Pourquoi vous exposer à inventer des histoires de gageure?
—Quoi? Vous...
—Oui, oui, sans doute, à la première impression, j'ai failli vous croire. D'abord j'ignorais que vous fussiez informé que nous étions à Cadenabbia; je me suis creusé la tête à me demander pour qui vous aviez pu faire la folie de cette traversée. Mais maintenant je suis sûre que vous me saviez ici, et je vous fais la générosité de penser que vous y êtes venu pour moi...
—Luisa!...
—Ne protestez pas! Je vous remercie de ce que vous avez fait; je m'en veux même de ne l'avoir pas compris tout de suite. Mais, aux yeux du monde, voyons, mon bon ami, c'est une façon de proclamer vos sentiments un peu haut... trop haut!
—Oh! fit-il, c'est vrai, pardonnez-moi.
Elle comprit, à sa façon laconique de lui demander pardon sans ajouter un mot de plus pour s'excuser, que sa remarque le blessait. En effet, elle ne l'avait pas accoutumé à la prudence excessive; elle en avait bien peu manifesté elle-même, alors qu'elle l'aimait! et ce rappel amical à la sagesse avait pour lui la plus douloureuse signification.
—Voyons! dit-elle, mon cher ami, vous devriez comprendre que la présence de mon mari m'oblige à des ménagements...
—Oui, oui! certes! je comprends!...
—Ha! vous êtes comme un enfant qui ne veut pas entendre raison!
—Je suis comme un homme qui aime, qui aime à à en perdre la raison.
—Mio!
Ce nom doux qu'elle lui donnait aux meilleurs de leurs moments, lui fit l'effet du dernier cri d'un oiseau qu'on étouffe. Elle l'avait dit tout bas, oh! avec prudence, avec sagesse! lui seul pouvait l'avoir entendu. Il la regardait: son teint mat faisait une tache claire dans l'ombre, et il avait cru reconnaître le gracieux jeu des lèvres qu'elle avait autrefois, lorsqu'en le prononçant elle en baisait les deux syllabes sonores. La façon dont elle le disait aujourd'hui, c'était une concession au passé, un souvenir attendri, une complaisance en retour de l'activité que le jeune homme avait témoignée à cause d'elle et qui lui était, hélas! plus importune qu'agréable.
—Mio! reprit-il lui-même sur un ton de triste ironie.
—Eh bien! fit-elle, qu'avez-vous?
—Un immense chagrin.
—Je vous répète que vous êtes un enfant.
—Hélas non!
—Mais que vous faut-il? qu'exigez-vous de moi?
—Oh! vos mots me cinglent la figure comme des coups de fouet! soyez moins dure, je vous en prie!... Je n'ai pas le droit «d'exiger». Et quant à la faveur que l'on obtient par ce procédé, faites-m'en grâce, dites!
Il y eut entre eux un moment de silence pesant. Le lac encore agité amenait presque à leurs pieds ses petites lames clapotantes. Mille lumières étincelaient sur le rivage de Bellagio; de grands nuages déchirés couraient sous la lune. Luisa regardait fixement devant elle, au travers des feuilles éclaircies, cette belle nuit troublée qui annonçait la fin de la saison. Il était assis tout contre elle, sans la toucher; il la sentait, la respirait; et le moindre mouvement de ses cils lui faisait frissonner tout le corps. Son silence était pour lui un arrêt mortel. Elle ne sentait donc plus rien; elle ne trouvait pas un mot seulement qui pût atténuer la rudesse de ses dernières paroles!
Elle se leva:
—Il fait frais, dit-elle, nous pourrions entrer au salon en attendant le bateau.
Il se leva en même temps qu'elle. Il crut que la nuit l'écrasait. Il était accablé. Tout était-il fini?
Elle ajouta, sur un ton indifférent:
—J'irai vous trouver ce soir, chez vous en rentrant.
XV
Elle poussa la porte et entra avec son visage ordinaire. On eût dit qu'elle était sa maîtresse docile de chaque soir. Elle sourit et vint à lui en lui tendant les lèvres. Il lui avait saisi les deux mains et la maintenait ainsi à une courte distance, voulant s'imposer à toute force de ne pas recevoir son baiser. Son désir naturel était de la battre, à cause de ce qu'il avait souffert par elle et à cause du mensonge évident de son attitude présente; mais encore davantage à cause du sentiment, éprouvé dès son entrée, qu'il serait vaincu par elle, dès qu'elle l'aurait résolu. Une sorte de haine avivée de dépit se mêlait en lui à la sourde rumeur de l'amour plus fort que tout, et qu'il sentait venir des profondeurs de son être, comme ces vagues lointaines dont on suit de l'oreille la course sûre, dans la nuit, et dont on peut fixer la limite de l'éclaboussure, à un doigt près, sur le sable.
—Bête!... dit-elle.
—Luisa! Luisa! pouvez-vous bien me donner vos lèvres!
—Bête! répéta-t-elle, tenant toujours sa bouche tendue.
«La battre! se disait-il, c'est tout ce qu'il faudrait. La brutalité grossière, l'usage de la force physique, c'est la seule arme laissée à l'homme contre la puissance de la chair et la rouerie féminine. Quand je l'aurais là, à mes pieds, rompue, meurtrie, nous pourrions peut-être parler d'égal à égal.
—Ah ça! voyons, dit-elle, mio! es-tu fou? veux-tu m'embrasser?
«Parler!... lui parler! pensait-il, mais pourquoi? Grand Dieu! mais à quel propos? Je vais lui demander s'il est vrai qu'elle ment? Et je ferai cas de sa réponse! Ou bien je lui reprocherai de mentir.—Pourquoi mens-tu? Mais réponds donc, petite misérable, pourquoi mens-tu?»
Elle était à peu près complètement dévêtue; elle avait passé sur ses dessous un manteau de laine, avant de se coucher. Elle avait dû dire à son mari: «Je vais embrasser la petite Luisa». Et elle était venue là; son manteau quittait son épaule, et elle tendait les bras à son amant dans l'attitude d'une amoureuse. Cependant une heure auparavant elle l'avait brisé par sa contenance glaciale.
—Non! non! dit-il, en l'écartant, je ne peux pas vous embrasser!...
—Ah! fit-elle avec un mouvement de surprise. Alors j'ai eu tort de venir... D'ailleurs, ce n'est pas vous qui m'en avez priée... ça m'apprendra! Je m'en vais.
—Ne t'en va pas! Ne t'en va pas! Non, j'ai besoin de te voir, tu le sais bien! Tu sais bien que c'est moi qui t'ai suppliée de venir; si je ne te l'ai pas dit en propres termes, je t'en ai priée tout le temps, tout le temps! Ah! j'ai tant besoin de te voir, Luisa! Oui, comme c'est bête, je voudrais te parler!...
—Eh bien! parle, voyons, mio!
Malgré l'absurdité de toute explication, il éprouvait une sorte de nécessité de lui dire: «Tu ne m'aimes plus!» Il ne pouvait pas lui dire autre chose: il ne pouvait pas non plus ne pas le lui dire. C'était la grande affaire: c'était tout ce qu'il y avait entre eux. C'était peut-être ce qu'elle venait cueillir sur ses lèvres, ce qu'elle cherchait à provoquer par ses moyens détournés de femme. Il fallait que ces mots-là fussent prononcés pour en finir. Ils lui brûlaient la bouche. Ils allaient donner lieu à des protestations, aux scènes attendrissantes, enfin aux aveux informulés, noyés dans les larmes de regret, mais qui n'en résultent pas moins d'une réfutation trouble, incertaine, et qui laissent, finalement, la situation aussi nette qu'un congé en bonne forme. Or cette situation franche, c'était évidemment ce qu'il voulait. On ne peut pas vouloir demeurer dans l'incertitude. Mais il était assez lâche pour frémir à la seule idée d'une solution irrévocable.
—Mais parle donc! parle donc! dit-elle.
—Je ne peux pas!
—Alors dis quelque chose, dis n'importe quoi! ça soulage!...
«Dis n'importe quoi, ça soulage!» Elle dit cela avec une si sublime candeur, une sincérité si éclatante que l'émotion qu'en éprouva Gabriel lui fit fléchir les deux bras qui la tenaient écartée et que sa bouche lui toucha le visage. Il l'embrassa et lui soutint la tête sur son épaule, les yeux dans les yeux. Elle n'était pas étonnée de ce qu'elle avait dit; elle ne comprenait pas que ses quelques mots eussent pu bouleverser l'attitude du pauvre garçon. Elle ne savait pas qu'elle venait de lui dire plus que n'eût fait une longue confession péniblement arrachée par lambeaux.
«Dis n'importe quoi, ça soulage!» C'est-à-dire: quand tu as un cas de conscience qui t'étouffe; quand tu ne sais plus où donner de la tête, ne cherche pas midi à quatorze heures. Ce qui est au-dessus de nos forces ne redescend pas se mettre à notre portée, n'est-ce pas? Eh bien! perds donc la tête, va! étourdis-toi, fais n'importe quoi, tout ce que tu feras te soulagera. Nous autres femmes, aurait-elle pu ajouter, nous ne savons pas, la plupart du temps, ce que nous faisons...»
Et lui qui allait la secouer, la rudoyer et lui corner à tue-tête la fameuse question de l'homme trahi: «Pourquoi mens-tu?» Ah! il y a de quoi être fier, quand il s'est redressé pour demander cela!—«Pourquoi je mens, eût-elle pu lui répondre; mais je mens comme tu respires, comme tu tressailles devant ma chair, comme l'oiseau chante. Je mens parce que c'est la défense que la nature m'a donnée en adaptation au milieu où je dois vivre. Je ne sais pas si je mens. Je ne le sais pas plus que le poisson ne sait qu'il nage. Il vit en nageant, moi je vis en mentant. C'est vous qui êtes drôle de remarquer cela...»
—Sais-tu comment tu me regardes! dit-elle, la tête renversée sur son bras.
—Mais comme toujours, ma pauvre chérie...
—«Ma pauvre chérie!» c'est bien ça: tu me regardes comme un malheureux chien à qui l'on dit en lui flattant le museau: «Ah! si tu n'étais pas une bête, je causerais bien avec toi!...» Vous savez, ajouta-t-elle, que je n'aime pas ça. Si vous me prenez en pitié, je vous certifie que vous avez tort.
—Je ne vous prends pas en pitié, Luisa; j'ai seulement une sorte d'admiration attendrie, si vous voulez, pour ce que vous faites encore en ma faveur.
—Mais, dit-elle, vous ne supposez pas, j'espère bien, que ce soit par charité que je le fais?
—Non; mais par un petit brin d'héroïsme...
—Il n'y a pas d'héroïsme à faire ce que l'on désire, ce qui vous plaît, ce que l'on veut, enfin!...
—Ah! si ce que vous désirez est aussi ce que vous voulez!...
—Ce n'est donc pas comme ça pour vous? Moi, je ne fais pas de différence.
—Mais, ma chérie, notre volonté, c'est la raison qui la gouverne, tandis que nos désirs sont commandés par une multitude d'instincts confus, quelquefois barbares et qui sont très souvent en contradiction absolue avec ce que notre intelligence déclare raisonnable.
—Oh! vous, messieurs, vous êtes très forts pour vous séparer comme cela, en deux ou trois morceaux; une de vos pièces fait ceci pendant que l'autre fait cela et qu'une troisième les regarde faire! C'est très joli. Moi, je me sens beaucoup plus simple et je sais très bien, par exemple, que je veux quelquefois, ah! mais, que je veux de toutes mes forces ce qui est déraisonnable... S'il m'arrive après de n'être pas contente, ça me regarde! C'est peut-être pour cela que j'éprouve plus de plaisir que vous, à faire ce que je fais... Dame! je ne suis pas là à regarder en arrière, pour voir si je m'applaudis ou non! Gros bête! dit-elle en l'embrassant, mon Dieu que vous êtes donc bête!... Mais embrasse-moi donc!
Voilà. Telle était sa conclusion. Tout devait aboutir à ce résultat. Il fallait qu'il fût heureux de l'avoir là, entre ses bras, il fallait profiter du moment, ne pas être troublé par l'état d'esprit qui avait pu être le sien l'heure précédente ou qui serait le sien l'heure d'après. Il fallait ne pas s'inquiéter non seulement de ce qui avait pu ou pourrait être son plaisir, mais la laisser pareillement se débattre avec les désagréments dont lui-même pouvait être la cause.
Or, il savait qu'elle souffrait; c'était trop visible à l'affolement auquel elle se livrait depuis l'arrivée de son mari, à ce mouvement continu qu'elle dirigeait elle-même, tout en en attribuant l'initiative à M. Belvidera; à ce voyage comploté uniquement pour ne pas rester en place,—puisqu'elle avait voulu que Dompierre en fit partie, ce qui la laissait toujours entre son mari et son amant.—Elle souffrait parce qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer son mari, et parce qu'elle croyait aimer en même temps son amant. Celui-ci était certain qu'elle était toute à son mari quand il la possédait; et il était évident qu'elle se montait la tête pour se croire toute à son amant chaque fois qu'elle était dans ses bras. Mais la malheureuse devait avoir des transitions terribles, à cause de la sincérité même de ses sentiments contradictoires. De là ses tentations de fuite avec son mari, en évitant la présence de Gabriel; de là la lutte qui avait dû se livrer en elle sous les platanes de Cadenabbia, lorsqu'elle avait voulu tout de même être à lui, en récompense du grand tourment qu'il avait eu pour elle.
Quant à lui, il l'aimait trop pour accepter d'une part ces entrevues intermittentes, si passionnées qu'elles pussent être, mais arrachées toutes vives, pour ainsi dire, au foyer d'un amour rival; d'autre part ces déchirements d'une créature trop aimante, que son inclairvoyance, son inconscience de femme illusionnait sur la nature de ses sentiments. Il fallait à tout prix qu'une solution violente intervint. Il fallait ou bien qu'une crise quelconque l'éclairât sur elle-même de façon qu'elle eût la cruauté de se refuser à lui, ou la force de le convaincre qu'il était le seul qu'elle aimât, ou bien que la rupture vint de lui, ce qui n'était pas un parti plus dur à prendre que celui du suicide.
Ils étaient appuyés contre le lit. Elle avait perdu son manteau et il soutenait d'un bras sa taille. Ses doigts agités par la fièvre se brûlaient au contact de la chemise légère. C'était la première fois qu'il ne se précipitait pas comme un fauve sur cette image vivante et ardente de ce que pouvait contenir pour lui la volupté terrestre. Il écartait le plus doucement possible ses caresses. Elle commençait à se moquer de lui. Il ne l'avait jamais autant aimée.
—Luisa, lui dit-il, croyez-vous aux pressentiments?
—Oh! dit-elle, vous allez me faire peur!
—Non, je ne vous parlerai que de choses déjà accomplies.
—À la bonne heure!
—Mais il n'arrivera probablement jamais rien de pire que ce qui est arrivé; je ne sais pas pourquoi on tremble toujours devant la minute qui vient.
—Parce qu'on ne la connaît pas!
—Et le passé! le connaît-on davantage? Cependant c'est lui qui contient l'avenir. Vous rappelez-vous, Luisa, une matinée d'Isola Bella?... C'était dans nos premiers jours. Vous aviez monté un peu vite les marches des terrasses et, tout en haut, vous êtes restée une longue minute pensive en face du paysage magnifique. Je vous regardais respirer, sous votre ombrelle; vos lèvres étaient entr'ouvertes, on apercevait un peu vos dents et votre poitrine se soulevait...
Il vit son regard se retirer de lui tout à coup et s'enfoncer dans le monde des images. Elle lui dit:
—Ne me rappelez pas cela!
—Ce fut à ce moment-là, Luisa, que j'eus le premier sentiment de crainte de l'avenir de notre amour, et j'eus une espèce de vision de nous deux, tels que nous sommes là, malheureux l'un par l'autre. Il ne m'était pas venu jusque-là à l'esprit qu'un homme avait dû tenir et tenait encore une grande place dans votre vie... Non, auparavant, je n'y avais pas pris garde! J'étais si complètement fou! Vous étiez si belle, si inattendue de moi, que je pouvais supposer que vous me tombiez du ciel, par le fait d'une faveur extraordinaire, inexplicable...
—Oh! dit-elle, c'est étrange; c'est à ce moment-là que vous y avez pensé?
—Ce n'est pas étrange, c'est un mot de vous qui provoqua alors chez moi cette idée.
—Et ce mot, quel était-il?
—Pourquoi vous le rappeler?
—Peu importe! dites! dites!...
—...Vous fîtes la remarque obligeante pour moi, que, jusqu'alors, vous n'aviez jamais pu contempler un paysage sans être interrompue par quelqu'un...
—Et vous avez supposé!... s'écria-t-elle vivement; non! non! je vous affirme que ce n'était pas cela... D'ailleurs maintenant que vous le connaissez, vous devez comprendre s'il a jamais été capable de m'interrompre, surtout de placer une réflexion de mauvais aloi; vous savez combien tout ce qu'il dit est juste, est sobre, et vient à propos. Oh! je serais désolée que vous pussiez croire...
—Si je le croyais encore, je ne vous aurais pas fait allusion à cela. Je vous cite la réflexion que vous me fîtes sur cette terrasse, tout simplement parce qu'elle fut pour moi le point de départ de toute une série d'interrogations, de curiosités, vous comprenez? au sujet de l'homme qui ne pouvait manquer d'avoir une part de vos pensées, chaque jour, presque à chaque heure.
—Et dire que toute votre opinion sur lui a pu être échafaudée sur ce mot! Vous avez cru que j'étais la femme d'un imbécile, dites!
—Mais je ne dis pas cela!...
—Mon Dieu! mon Dieu! on ne devrait jamais rien laisser inexpliqué!... Voulez-vous que je vous dise à quoi je pensais quand je vous ai dit cela sur la terrasse?... Oh! je revois tout comme si j'y étais encore. Vous étiez a côté de moi, tout près, les mains ballantes, et vous ne me regardiez pas tant que vous le dites; vous me regardiez de temps en temps par petits coups, mais ce que vous regardiez c'était le paysage, et si vous me regardiez, c'était parce que vous vouliez voir si je l'admirais... Oh! je vous connais! si je ne m'étais pas pâmée devant ce que vous trouviez magnifique, vous m'auriez prise pour une sotte... Alors je vous ai modulé cette phrase, savez-vous pourquoi? parce que je savais que ça ferait bien!... Attendez! attendez! et savez-vous ce qu'il y avait de vrai tout de même dans ce que vous avez cru? Eh bien! c'est que je pensais en effet à lui, à lui qui n'aurait jamais contemplé un paysage à côté de moi, parce qu'il ne voit que moi partout où il va. Comprenez-vous comment il m'eût interrompue?—Moi aussi, c'était la première fois que je pensais bien à lui depuis quelques jours...
—Et depuis cette fois-là, combien de fois avez-vous pensé à lui?
—Toutes les fois que je vous ai aimé le plus fort!
—Luisa! Luisa! comme vous l'aimez!
—Ça ne prouve rien!
—Luisa! Une nuit que nous étions montés sur la petite esplanade de notre olivier, dans le jardin de l'Hôtel des Îles-Borromées, j'ai senti que je vous perdais, vous vous en alliez de moi; je vous ai fait horreur un moment; qu'aviez-vous?
Elle se passa la main sur le front. Leur conversation, telle qu'ils n'en avaient jamais eue, commençait à lui causer une sorte de douleur dont l'expression sur son visage, était inconnue pour Gabriel. Il ne désirait plus de sa part que de nouvelles blessures à son amour-propre et à son amour. Il sentait que c'était le début, pour l'un comme pour l'autre, d'une torture enivrante qui ne ferait que s'exaspérer, et dont les conséquences lui échappaient.
—Vous tenez à le savoir? dit-elle.
—Oui! oui!
—C'est absurde. Tant pis pour vous!... Il y avait dans le jardin d'une de mes tantes, sur le Pausilippe; un vieux chêne vert dans lequel on montait à peu près de la même façon, et où l'on avait la plus belle vue de Naples. Le soir de mes fiançailles avec Monsieur Belvidera, on nous laissa nous promener tous les deux, et nous montâmes par enfantillage dans l'escalier ménagé au cœur de l'arbre. Ce fut là qu'il me donna son premier baiser, et à ce moment, il me sembla que le monde entier était changé pour moi. Quand je relevai les yeux, je ne reconnus rien de ce que j'apercevais, ni la mer, ni le Vésuve, ni la longue ville étalée à nos pieds, sauf lui qui me soutenait la taille et me regardait. Il effaçait tout; je ne voyais plus que lui... Oh! mon ami, pourquoi me faites-vous dire cela?
—Mais pourquoi, si souvent, m'avez-vous entraîné vous-même dans l'olivier?
—Est-ce que je sais?
—Vous vouliez vous faire souffrir à plaisir?
—Mais non! mais non! C'était plus fort que moi; je n'avais pas envie de souffrir, allez! D'ailleurs, je n'ai fait la grimace qu'une fois, vous l'avez remarqué...
—Et à propos de quoi?
—Parce que vous me disiez si exactement la même chose qu'il m'avait dite, que j'ai eu peur; je me suis retournée; j'ai cru qu'il était là.
—Mais vous êtes tombée dans mes bras un moment après, en pleurant. Et quand je vous ai parlé, vous vous êtes relevée brusquement, comme si le son de ma voix vous étonnait; peut-être ne saviez-vous plus que c'était dans mes bras que vous étiez?
—Oh! vous êtes dur!... Je ne savais rien, allez! j'étais folle!
Les larmes lui vinrent aux yeux tout à coup. Elle lui entourait le cou de ses bras. Et elle lui demandait: «Pardon! pardon!»
—Luisa, vous me trahissez tout le temps, même au milieu de vos meilleures caresses!...
—Qui, dites-vous que je trahissais?
Il n'osa répéter que c'était lui qui se plaignait d'être trahi. Ils se regardèrent tous les deux, ayant chacun dans les yeux cette flamme d'ironie amère qui jaillit souvent comme une étincelle, entre les amants, et où il y a une sorte de joie, de la cruauté ou même de la vilenie exécutée de complicité, avec un peu de pitié sur soi-même.
Il fit malgré lui un «ha!» avec l'air de rejeter quelque chose de nauséabond.
—Qu'est-ce que vous voulez? dit-elle, l'amour a un goût âpre, à ce qu'il paraît... Ça vous dégoûte?
Il admirait sa fermeté d'amante; elle ne faiblissait pas un instant, elle était imperturbable dans le maintien de son rôle écrasant. Ils remuaient à eux deux tout ce que leurs relations avaient pu contenir d'écœurant: elle était soulevée jusqu'aux larmes par la brûlure des souvenirs évoqués, et par le souvenir des plus cuisantes douleurs; elle abîmait, meurtrissait, traînait dans la boue son amant vis-à-vis de l'image vivante de sa passion légitime; elle lui enfonçait dans la chair avec une insistance de tortionnaire l'humiliation de cet autre amour jamais éclipsé par lui; et elle restait à côté de lui toute prête à poursuivre avec frénésie l'étrange association de leurs deux êtres exaspérés.
La pendule sonna une demi-heure. Gabriel crut devoir lui rappeler que le temps passait.
—Il vous attend? fit-il.
—Oui, dit-elle.
—Mais, si je vous attendais, moi, je trépignerais, je m'impatienterais, je ne tiendrais pas en place!...
—Il fait de même.
—Luisa! et vous allez passer comme cela toute chaude, dans son lit! Cette idée, voyez-vous, est insupportable!
—Toute chaude! fit-elle, sur un ton volontairement ambigu, ce n'est pas l'entretien que nous avons, je suppose, qui me vaudra cette qualité.
Et elle se laissa tomber tout d'une pièce, sur le dos, en travers du lit.
«Elle aussi est cynique, fit Gabriel. Elle l'est avec sérénité; et elle apporte dans son cynisme une désinvolture qui est bien la plus étrange chose du monde, étant donné la femme qu'elle est, hors des heures de passion. Mais, grand Dieu! quel est donc le poison qui coule dans nos veines! Quelle est la drogue infernale que boivent aux lèvres l'un de l'autre les amants? Il y a là évidemment une possession, la possession d'un dieu farouche, enragé, cruel, sanguinaire, impitoyable et de qui les vues doivent être au moins sublimes, s'il faut une compensation à leur apparente absurdité!—Oh! je ne puis plus, je ne puis plus du tout supporter cela; c'est odieux! C'est d'autant plus odieux que j'aime davantage ce qui me révolte en elle et que je meurs d'embrasser les lèvres qui viennent de prononcer ces mots malheureux, malséants, presque dignes d'une... Ha! ha! ha! et tout à l'heure, elle va partir, et le supplice va recommencer de la jalousie, des représentations imaginaires de cet autre amour, peut-être aussi violent que celui qu'elle me donne, et où elle est plus heureuse, où elle est plus belle, où elle est sans amertume, sans l'atroce piment de la laideur de l'adultère! Non, je ne veux plus, je ne veux plus! Je vais la renvoyer; je partirai demain: j'oublierai tout cela ou je mourrai de l'affaire; mais mieux vaut cette solution; mieux vaut n'importe quoi plutôt que de continuer la vie que nous menons là!»
Il avait préparé une phrase courte et nette à lui dire en se penchant au-dessus d'elle, en la regardant en face, de façon qu'elle vit bien qu'il était résolu à lui dire cela. Après quoi, tout serait fini.
Quand il atteignit son visage qui était tourné vers le plafond, sa langue fourcha; il dit tout autre chose que ce qu'il avait décidé:
—Luisa! il vous attend;... cela ne vous fait donc rien?
Dans l'accent de sa voix, dans le sens de sa phrase irréfléchie, soudaine, et qui fut pour lui-même une surprise, toute sa lâcheté amoureuse était sensible, et réapparaissait l'espoir, le triste, le stupide, le satané espoir d'être aimé, d'être aimé, lui seul, ou décidément plus que l'autre.
—Il m'attend! dit-elle. Mais, mon ami, vous ne pensez donc qu'à lui?... En effet, ajouta-t-elle, avec un raffinement de méchanceté qui n'est possible que dans de tels moments, en effet, vous êtes tellement son ami!
—Oh! Luisa! dit Gabriel, suffoqué par la surprise et la colère, et en lui serrant un des poignets dans sa main.
Il devait lui faire atrocement mal. Elle ne poussa pas une plainte.
—Pouvez-vous me reprocher cela? lui dit-il; vous savez quelle insurmontable sympathie est née entre lui et moi dès la première heure, dès le premier instant... C'est vous qui auriez dû prévoir cela.
—Le prévoir, oui... C'est peut-être même parce que vous lui ressemblez un peu, parce que vous deviez avoir beaucoup à mettre en commun avec lui, que je vous ai aimé!...
—Alors, il fallait l'empêcher!
—Non!
—Pourquoi? pourquoi? dit-il en lui tordant les deux mains. Tu voulais donc que ce qui est arrivé arrivât? Ça te fait donc plaisir de me voir au supplice plusieurs fois le jour quand ma conscience se révolte au moment où je lui donne ma main, cependant du plus grand cœur que je l'aie jamais donnée à quelqu'un? Ça t'amuse donc de me voir grelotter d'amour pour toi dans le brasier même du grand amour dont il te couvre, dont tu te laisses couvrir avec tant de fierté et de bonheur... et de raison! hélas! car je t'admire moi-même d'être aimée de lui; je souhaiterais presque, par satisfaction d'amour-propre, que toute femme aimée de moi fût au moins distinguée par lui! Je l'aime presque autant que toi! Dis! c'est ça qui te plaît; c'est cette guerre à côté de toi, à cause de toi, qui te grise; c'est une espèce d'odeur de sang qui te monte à la tête; la guerre entre frères a quelque chose de toujours plus ignoble, c'est plus touchant pour vous autres femmes, et tu goûtes une atroce volupté à ne pas savoir auquel des deux vont tes vœux!
—Laisse-moi! laisse-moi! dit-elle, tu me fais mal.
Elle était à bout et pleurait de douleur à cause des étaux dans lesquels ses mains étaient prises. Le reste de ses vêtements s'en était allé dans le désordre de la lutte, et était retenu à peine par une de ses jambes qu'elle agitait au bord du lit. Il était décidé à lui lâcher les mains de peur de voir son corps étendu. Mais elle lui avait saisi les siennes à son tour et, avec une adresse sans égale, ses mains couraient le long des bras du jeune homme sans lui faire de mal, elles, et ses bras lui entouraient les bras comme des serpents dont l'étreinte lente et habile doit vous étouffer irrémédiablement. Il ne comptait plus que sur la colère, sur quelque mot terrible.
—Mais si tu as voulu cela, lui dit-il, tu es infâme, tu es la dernière des dernières, ce que tu es n'a pas de nom: veux-tu que je te dise ce que tu es?...
Elle eut une sorte de rire sourd, et lui happa les lèvres, en étouffant le mot qu'il allait dire, dans un baiser où il sombra tout entier...
XVI
Le retour aux îles Borromées avait été fixé au lendemain. Mais on apprit dès le matin que Solweg avait une indisposition qui l'obligeait à garder la chambre. Le groupe ne devait pas se désunir, et il fut convenu que l'on attendrait.
L'orage de la veille avait purifié l'atmosphère, et la matinée était radieuse. Gabriel descendit de bonne heure dans la ville où le public cosmopolite des hôtels se promenait en flânant devant les boutiques. Dans la petite rue à demi couverte par les arcades étroites, il croisa plusieurs personnes qui le dévisagèrent avec un intérêt dont il avait lieu de s'étonner. Il ne se rappelait point les avoir vues précédemment. Il crut sentir qu'aussitôt passées, elles se rapprochaient les unes des autres en chuchotant; et un «c'est lui, ma chère!» prononcé en bon français de Paris par l'une d'elles, le frappa aussi vivement qu'on le peut imaginer.
On le prenait sans doute, pensait-il, pour un personnage célèbre, et il cherchait mentalement, en se remémorant la liste des arrivées aux grands hôtels, quelle pouvait bien être la personnalité dont la ressemblance lui valait tant d'honneur. Dans plusieurs autres groupes, le même genre d'attention fut éveillé par son passage. Il commençait à envoyer son sosie à tous les diables, quand l'idée lui vint que les gens qu'il avait le désagrément d'intéresser pouvaient bien être tout simplement ceux qui avaient été témoins, la veille, de son escapade de Cadenabbia. Le «c'est lui!» s'appliquait à «l'homme à la gageure». Il oubliait que le bruit de ce prétexte stupide à son expédition aventureuse avait dû circuler de bouche en bouche dès aussitôt qu'il l'avait formulé dans le but de satisfaire la curiosité publique. Il devait passer à Bellagio pour un sportsman excentrique et désœuvré, et il se trouvait assurément là quelqu'un pour affirmer l'avoir vu sur la piste de Mollier en costume d'acrobate. Cette probable renommée le laissait sans orgueil.
Il aperçut vis-à-vis d'un magasin de soieries le boléro éclatant de Carlotta. Pauvre fille! Elle était en butte à un sentiment de curiosité plus violent que celui qui l'incommodait, lui, depuis cinq minutes. Tout le pays était occupé d'elle. On l'entourait, on la suivait; quand elle entrait dans un magasin, les badauds faisaient ombre devant la vitrine. Elle, grisée par son or, tenait tête à la sottise publique et marchait au milieu de ces imbéciles, n'obéissant qu'à son sourd instinct de luxe et de parure.
Dompierre s'approcha d'elle. En le reconnaissant, Carlotta se mit à rougir. Elle se rappelait qu'il l'avait vue hier dans la chambre de Lee, et cette pensée, au milieu de tout le monde, et lorsque sa pudeur n'était plus domptée par l'appât de l'or, la rendait toute honteuse. Elle fit un mouvement pour se détourner, mais il croyait au contraire lui être agréable en lui offrant son appui chevaleresque au nez de cent importuns qui étaient attachés à ses pas.
—Où allez-vous donc, Carlotta?
Elle répondit, d'un ton un peu bourru:
—Je vais voir ma sœur, si on me laisse passer.
—Et où habite-t-elle, votre sœur?
—C'est la femme d'un jardinier à la villa Serbelloni.
—Voulez-vous que je vous aide à passer au milieu de tout ce monde?
—Ça m'est égal, dit-elle, comme vous voudrez!
Pendant qu'il parlait à la jolie fille, Gabriel vit passer le révérend Lovely qui se détourna comme pour ne pas le reconnaître, et avec la mine qu'il adoptait chaque fois que la morale était froissée. «Tiens! pensa-t-il, qu'est-ce qu'il prend à ce vieux fou?»
—Venez, dit-il à Carlotta, je vais vous frayer un chemin.
—Bravo! bravo! entendit-il à quelques pas de lui.
C'était M. de Chandoyseau qui tapait dans ses mains en faisant de petits yeux malins où se lisait une indulgente complicité.
—Bravo! bravo!... compliments! ajoutait-il, tout en pressant le pas, comme pour n'être pas rejoint par le jeune homme.
Carlotta se tourna vers Gabriel avec une figure moins impassible.
—Ils croient, dit-elle, que vous me faites des galanteries.
—Allons donc!
—Dame! dit-elle.
La curiosité augmentait évidemment depuis qu'il s'était approché de Carlotta. Il fut saisi d'un mouvement de colère contre cette babauderie stupide, et, empoignant la fille par le bras, il la poussa rapidement dans la première ruelle.
—On peut aller par là aux jardins Serbelloni, n'est-ce pas?
—Bien sûr, dit-elle. Et elle marcha devant, nullement incommodée par la petite scène de la place.
—Carlotta, cela ne vous fait rien qu'on s'occupe tant de vous?
—Ah! bien! dit-elle, avec une pointe d'orgueil dans le regard, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse?
—Est-ce que ça vous serait agréable, par hasard?
—Dame! quand je suis bien habillée!
Ils avancèrent en silence dans les magnifiques allées montantes des jardins Serbelloni. Carlotta cherchait de droite et de gauche, si elle n'apercevrait pas sa sœur. Gabriel se proposait de passer la matinée sous les sapins à réfléchir à ses tristesses et aux projets virils qu'il avait arrêtés durant la nuit. Ils aperçurent le révérend Lovely qui, étant venu par un chemin moins compliqué, les avait devancés dans sa promenade matinale.
—Prenons donc une autre allée, dit Gabriel; notre vue va faire faire la grimace à ce monsieur.
—C'est un curé? dit Carlotta.
—Un curé anglais, oui, si vous voulez.
—Ne m'en parlez pas! dit-elle avec un air de répugnance.
—Pourquoi donc?
—On dit qu'ils sont mariés!
—Mais! Carlotta, pour un curé anglais, ça ne fait rien....
Il allait tâcher d'expliquer à l'Italienne que le révérend pouvait être un très honnête homme, quoique mari de mistress Lovely, lorsqu'il se heurta à un coude de l'allée, avec M. et Mme Belvidera. Il expliqua par suite de quelles circonstances il se trouvait dans la compagnie de la Carlotta. Celle-ci continua son chemin sans saluer personne, selon ses habitudes de petit animal sauvage. Mme Belvidera prenait une figure décomposée à mesure que le jeune homme racontait ce qui lui était arrivé dans la rue et sur la place de Bellagio.
—Mon pauvre ami! s'écria-t-elle, vous ne savez pas; non, vous ne pouvez pas savoir quelles imprudences vous commettez!
Monsieur Belvidera, dit-elle à son mari, laissez-moi un instant parler à Monsieur Dompierre; il s'agit pour lui de quelque chose d'assez grave, et dont le bruit est venu jusqu'à moi: il faut que je l'avertisse...
M. Belvidera s'éloigna de quelques pas, et, ayant rejoint le clergyman qui revenait par une contre-allée, il le suivit en causant.
Le révérend marchait d'un pas fiévreux et semblait pressé déjà de rentrer à l'hôtel.
La jeune femme mit Gabriel au courant de la conversation qu'elle avait eue la veille avec Mme de Chandoyseau avant le départ pour Cadenabbia. Elle lui montra comment la Parisienne avait répandu le bruit qu'il était l'amant de la Carlotta. Celle-ci étant le point de mire de toute la population, et la source de sa fortune demeurant mystérieuse, le seul nom prononcé d'un protecteur de la fille avait suffi pour attirer sur lui l'attention générale. On se le montrait au doigt dans la rue.
—Comprenez-vous, dit-elle, le succès que vous avez eu quand vous lui avez adressé la parole sur la place? Vous avez causé un vrai scandale! Et les bravos de Monsieur de Chandoyseau, le premier averti de l'affaire et le colporteur inconscient du potin?... et la mine effarouchée du révérend Lovely?... et les «c'est lui» des dames françaises de l'hôtel, avec qui Madame de Chandoyseau a eu vite fait connaissance? Eh bien, mon ami, vous voilà dans de beaux draps!
—Après tout, dit Dompierre, je préfère qu'elle ait répandu ce bruit faux que tel autre dont vous eussiez pu souffrir, Luisa!...
—Oh! l'un n'empêchera pas l'autre, allez! chaque chose en son temps! Cela dépend de l'heure de ses intérêts; elle manœuvre en ce moment-ci avec une impétuosité et une hâte qui me font craindre toutes sortes de choses avant que cette saison ne soit terminée.
—Je ne vois pas bien son but.
—Pour l'instant, c'est de vous brouiller avec moi. Notre bonheur de quelques semaines, trop mal dissimulé, probablement, l'a exaspérée. Pourtant ce racontar me semble maladroit; il va à rencontre des intentions que je la soupçonne de nourrir...
—Et qui sont?...
—Enfant que vous êtes! Mais d'ouvrir les yeux à mon mari! Il n'y a que ce point-là d'intéressant pour elle; c'est le plus sensible, celui où il y a le plus à faire souffrir!
—Croyez-vous que Monsieur Belvidera prêtera l'oreille à ce qu'elle dira?
—Mon ami, personne n'a jamais dit à mon mari ce qu'elle lui dira. Je ne sais donc quelle sera la contenance de mon mari.
—Mais enfin, et comme vous le faisiez remarquer, ce n'est pas ce chemin-là qu'elle semble prendre: le bruit d'une liaison avec Carlotta serait au contraire une sauvegarde contre celui de mes relations avec vous.
—Évidemment! évidemment! mais elle est habile; elle peut agir de biais et par les moyens les plus détournés; en tous cas son but, croyez-moi, ne peut être autre que celui que je vous ai dit.
—Ah! Luisa! il faut éviter cela à tout prix. Je ne peux pas tolérer que votre mari ait un soupçon contre vous!...
—Avez-vous un moyen de l'éviter?
—Je cherche... je cherche... Vous fuir?... m'en aller? Ce serait vous abandonner toute seule à la méchanceté de cette femme et elle insinuerait à votre mari des doutes que personne ne serait en état de dissiper... Il faut que je demeure affublé effrontément de la responsabilité de l'affaire Carlotta!
—Pauvre Carlotta!
Gabriel se souvint que Carlotta n'était pas la maîtresse de Lee, et que son honnêteté était irréprochable. Et de la façon dont tournaient les choses, au lieu de défendre la malheureuse contre une accusation injurieuse qui prenait les proportions d'un scandale public il contribuerait à accréditer la calomnie. Il eut un moment d'hésitation; il fut sur le point de dire à sa maîtresse: «Non, ce moyen-là est impossible! Carlotta n'est pas ce que vous croyez; quand nous l'avons vue sortir de la chambre des fleurs à l'Isola Madre, elle n'avait pas reçu les baisers de l'Anglais; elle était son admirable et innocent modèle... Je dois au contraire la laver de la réputation qu'on lui a faite!» Il haussa les yeux sur Mme Belvidera qui le considérait, un peu anxieuse, mais s'accrochant déjà à ce moyen comme à une planche de salut provisoire; et dès lors il était prêt à souiller toute la candeur du monde pour sauver la femme qu'il aimait.
Il jeta un regard alentour; on ne voyait plus personne dans l'allée; il se pencha sur la bouche de la jeune femme et lui dit dans un baiser, tout en brandissant avec hilarité son chapeau et sa canne:
—Je suis l'amant de la Carlotta!
—Oh! fit Luisa, en souriant à demi, ce n'est pas bien, ce que nous faisons là!