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Le parfum des îles Borromées

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XVII

M. Belvidera ayant pris le bras du révérend Lovely ne pouvait être conduit ailleurs que dans les environs de Mme de Chandoyseau. Ces messieurs la trouvèrent en effet sous un petit bosquet tout proche de l'entrée de l'hôtel, du côté du jardin, et d'où elle pouvait voir et interpeller à sa guise les allants et les venants.

Elle manifesta une grande joie en voyant l'attitude amicale de M. Belvidera et de son grand et noble ami le clergyman. Elle avait, disait-elle, tant de plaisir à approcher les âmes loyales; il n'y en avait plus; ne riait-on pas de la probité même?

En réalité, elle envoyait le pauvre révérend par la ville, comme elle l'envoyait dans les salons de l'hôtel, pour qu'il lui rapportât les nouvelles et les potins. Le vieillard, grâce à son habit et à ses cheveux blancs, recevait les échos divers sans éveiller la méfiance, et sa docilité au rapport égalait celle d'une estafette ou d'un policier. Son attitude était d'un chien.

M. Belvidera, qui n'éprouvait aucune estime pour le caractère de Mme de Chandoyseau dont il percevait la médiocrité sans prendre la peine de pénétrer la perfidie, essaya de s'éloigner dès qu'il eut accompli sa politesse en demandant des nouvelles de mademoiselle Solweg.

—Monsieur Belvidera, dit-elle, je vous en prie, ne me quittez pas si tôt, et, puisque vous avez fait un tour en ville, dites-moi de quoi il retourne; je n'ai pas pu sortir à cause de ma sœurette, et vous savez que je suis une curieuse!...

—Mais, madame, je n'ai rien vu que d'ordinaire...

Yes, dit le révérend qui se hâtait d'accomplir sa mission avec le scrupule qu'il avait certainement apporté dans toutes les fonctions de son existence, yes, c'est toujours le même chose; et le scandale est devenu notre sport préféré. Ah! madame, Dieu nous expédiera le châtiment!

—Quoi? dit Mme de Chandoyseau sur un ton étonné, que voulez-vous dire? C'est toujours cette malheureuse fille?...

—Hélas! madame, elle est véritablement l'imprudence mériée au libertinage; et c'est la spécialité de la douleur pour notre petite amicale famille de voir cette jeune homme qui a le place à notre table, contribuer...

—Ciel! que voulez-vous dire? Un des nôtres! serait-ce vrai?... Je sais que le bruit en a couru; mais c'est impossible! Voyons, mon révérend, qu'avez-vous appris? avez-vous vu quelque chose?

—Si j'ai vu, madame! yes! cent personnes ont vu comme moi, ce matin, sur le place, cette jeune homme, en compagnie de la maôvaise girl qu'il a emmenée faire le promenède aux jardins Serbelloni!...

—Mon révérend! mon révérend! vous avez dû vous tromper: ce que vous dites là me suffoque, c'est invraisemblable!

Elle était effrayée elle-même de la consistance que le simple hasard d'une rencontre donnait à la calomnie qu'elle avait semée.

—Véritablement, dit le clergyman, je prends témoin Monsieur Belvidera lui-même qui promenait aux jardins Serbelloni et qui a pu ouvrir les yeux sur le pernicieux spectacle...

—J'ai vu, dit M. Belvidera, la Carlotta et Monsieur Dompierre, auxquels, paraît-il, on a fait sur la place un accueil assez singulier. Est-ce là ce dont vous voulez parler?

—Eh! monsieur, de quoi voulez-vous donc que l'on parle? Quand on pense que nos enfants, nos jeunes filles, votre fillette, monsieur, qui connaissent ce jeune homme et voient tous les jours cette fille nous insulter avec ses oripeaux tapageurs, sont témoins d'un tel dévergondage! Monsieur Dompierre! Monsieur Dompierre! J'ai besoin qu'on me répète ce nom pour que je croie ce qui est. J'aurais certes soupçonné tout le monde avant lui!

—Mais, madame, dit M. Belvidera, Monsieur Dompierre est d'âge et de tournure à avoir de belles maîtresses! Je ne vois pas ce qui vous étonne...

—Monsieur, mon étonnement ne vient qu'après mon indignation; mais je vous dirai que c'est précisément parce que je tiens Monsieur Dompierre pour un jeune homme d'esprit élevé, délicat, plein d'agrément, et de mœurs comme de tournure élégantes, que je ne puis croire qu'il aille prendre ses maîtresses parmi les filles en guenilles et la populace malpropre couverte de vermine, où nous avons tous vu la Carlotta, il n'y a pas trois semaines.

—Madame, on dit qu'une perle fut trouvée un jour dans le fumier.

—Ce n'est certainement pas le cas! Cette fille est grossière et stupide, et elle n'a qu'une beauté vulgaire. En vérité, Monsieur Dompierre manifeste des goûts plus élevés, à moins qu'il ne soit un hypocrite achevé. Mais, monsieur, vous n'avez donc jamais regardé ce jeune homme-là en face? Vous n'avez pas vu la fièvre qui lui brûle les yeux, qui lui amaigrit les joues, qui secoue ses fines mains nerveuses! C'est un aristocrate dans toute la force du terme! C'est un garçon qui ne peut avoir qu'une de ces passions où l'esprit a autant de prise que les sens et le cœur! Ces hommes-là se ruiner pour des filles! Allons donc! Tenez! si cela était, ce ne pourrait être que par dépit; mais alors faudrait-il qu'il eût par ailleurs quelque passion farouche! On ne fait des largesses à une va-nu-pieds comme la Carlotta, que sous les yeux de quelque grande dame qu'on prétend toucher par l'étalage de son désespoir!... Ah! monsieur, je m'étonne de ne pas vous voir défendre votre ami, car je sais que vous l'estimez fort. Croyez-moi, ce n'est pas un homme à aimer une fille... Mais, chut!... Le voilà qui vient avec votre femme!...

M. Belvidera comprit l'insinuation que cette langue de vipère s'efforçait de faire pénétrer en lui, sous le couvert de la générosité. Il allait s'éloigner indigné, et rejoindre sa femme, quand le minutieux clergyman ajouta:

—Pourtant, madame, on dit que Monsieur Dompierre fit hier pour la Carlotta, une athlétique prouesse, une... comment appelez-vous le chose... cette chose où il risquait le vie pour une toute petite stioupidité... une gageure, c'est cela!

Le chevalier avait connu avant tout autre l'histoire de la gageure. Bien que fort désintéressé, à l'ordinaire, de tous les racontars et les on-dit, la question devenait attrayante pour lui, par suite de l'intérêt même qu'il portait à Gabriel Dompierre. Au lieu de se dégager du groupe de Mme de Chandoyseau et du clergyman il fit signe à sa femme de ne pas les interrompre, et, se souvenant que Luisa l'avait prié de s'éloigner parce qu'elle avait à parler à M. Dompierre, il lui dit de loin, sur le ton d'une riposte amicale:

—Non! non! laissez-nous! je suis en confidence avec Madame de Chandoyseau et le révérend Lovely!

—Puisque c'est ainsi, dit Mme de Chandoyseau à Mme Belvidera, voulez-vous faire à la pauvre Solweg le plaisir de monter la voir? Vous la rendrez bien heureuse; elle va mieux!

—Volontiers, fit Mme Belvidera.

Dompierre tourna sur ses talons.

Le révérend était tout heureux de voir que pour une fois, Mme de Chandoyseau buvait avec avidité ses paroles.

—On dit, poursuivit-il, que Monsieur Dompierre aurait monté dans le barque hier, au milieu de la tempête, et aurait fait le passage de Cadenabbia, au risque de se noyer.

—Et qui dites-vous, aurait tenu la gageure contre lui? interrogea vivement M. Belvidera.

—C'est la pécheresse, Monsieur, n'en doutez pas, c'est la Carlotta!

M. Belvidera observait le visage de Mme de Chandoyseau, qui ne protesta que par un très vif étonnement. Elle était stupéfaite de la tournure que prenaient les choses; elle savait l'équipée de Dompierre à Cadenabbia, qu'elle avait causée elle-même en excitant la jalousie de l'amant de Mme Belvidera; mais elle ne s'attendait pas vraiment à l'interprétation qu'en donnait l'opinion publique. Tout contribuait à affermir l'idylle de Carlotta et de Dompierre, qu'elle avait elle-même répandue il n'y avait pas vingt-quatre heures.

«Mais, faillit ajouter M. Belvidera, M. Dompierre m'avait affirmé que la gageure avait été tenue par vous-même, madame!»

Il se contint en pensant que si Dompierre eût dit vrai, en attribuant la responsabilité de cette gageure à Mme de Chandoyseau, celle-ci n'eût eu aucune bonne raison de ne pas la revendiquer. Étant donné son caractère, elle en eût au contraire tiré vanité. Il était plus que probable que Dompierre l'avait laissé accuser afin d'éviter de prononcer un autre nom. Il était très vraisemblable qu'il fût l'amant de la Carlotta et il n'était que décent de sa part de laisser sa liaison enveloppée de mystère.

Aussitôt édifié sur le sens de la petite contradiction que lui avait révélée le rapport du révérend Lovely, M. Belvidera se hâta de prendre congé de la Parisienne, en la félicitant d'avoir soutenu si chaleureusement la défense du jeune homme à qui il accordait, quant à lui, une estime très particulière, qu'il ne songeait pas d'ailleurs à lui retirer, dit-il, à cause de ses intrigues avec la jolie marchande de fleurs. Mais avant de la saluer, afin de ne conserver aucun doute sur la perfidie qu'elle avait apportée à lui signaler la noblesse des goûts de Dompierre, et afin de lui manifester en même temps qu'il n'avait pas été dupe de la générosité du plaidoyer qu'elle n'avait fait que pour éveiller ses soupçons de mari, il lui dit en affectant un ton candide:

—Je vais retrouver Monsieur Dompierre, madame; dois-je lui dire tout le bien que vous pensez de lui? croyez-vous qu'il me convienne de lui faire honte de ses amours vulgaires?...

Elle comprit qu'il avait eu l'oreille bonne, et qu'il la poussait à bout, à mots couverts, pour qu'elle lui parlât net. Puisqu'elle avait tant fait de risquer la partie, à quoi bon, se dit-elle, s'arrêter en chemin? Et, d'un ton familier, ou elle mettait toute la complicité d'une confidence, et tout bas, en se penchant à son oreille:

—Je ne vous crois pas assez bête pour faire ça, dit-elle.

—Merci, madame, prononça-t-il en la cinglant de son regard expressif d'Italien.

Mme de Chandoyseau pâlit, et pour la première fois de sa vie, eut peur de ce qu'elle avait fait.

XVIII

—Monsieur Dompierre! lança à haute voix, M. Belvidera aussitôt qu'il eut quitté Mme de Chandoyseau.

Et dès qu'il l'eut rejoint:

—Mon cher ami, dit-il, je vais vous prier de me rendre un important service.

—Quoi! dit Dompierre qui, étant prêt à tout, s'efforçait de sourire, me voulez-vous pour témoin? Vous battriez-vous avec... le révérend?

—Si un homme se fût avisé de me dire ce qui vient de m'être dit, je ne me battrais pas avec lui, en ce moment-ci, du moins; je crois que je le tuerais, comme une bête!...

—Ah! fit froidement Dompierre.

—Monsieur Dompierre, poursuivit le chevalier, est-il vrai que vous avez l'intention de nous quitter? Ma femme m'en a touché un mot, mais...

—C'était mon intention, en effet.

—Voulez-vous me permettre d'insister pour que vous restiez encore quelque temps avec nous?

—Si c'est pour vous servir, je le ferai de grand cœur, mais je ne comprends pas, je l'avoue...

—Voici. Nous avons dans notre compagnie une personne qui s'est permis de me faire entendre que j'aurais sujet de surveiller ma femme. Vous êtes un jeune homme, et je ne sais si vous comprenez toute l'ignominie que contient un semblable avis jeté à la face de l'homme que je suis, et que vous voulez bien me faire l'honneur d'apprécier. Je ne sais quelle conception de la famille et de la dignité humaine ont ces espèces de marionnettes que vous méprisez autant que moi, m'avez-vous dit; toujours est-il que je ne suis pas d'humeur, moi, à laisser faire si bon marché de ce qui est mon culte, mon bonheur, mon ambition, l'espoir secret de chacun de mes efforts: la grandeur et la pureté de mon nom. Peut-être suis-je un homme d'un autre temps mais, toute modestie à part, je plains les temps qui n'auront que des hommes faisant fi de ce qui constitue mon orgueil. C'est par mon orgueil que j'agis, c'est par lui que je suis capable d'accomplir des œuvres hardies, difficiles et utiles. Je ne me suis pas constitué une famille au hasard; je n'ai pas épousé la première venue. Je fais et je ferai constamment à ma femme l'honneur de ne pas soupçonner que quelqu'un puisse élever un doute sur son honorabilité. Et une misérable catin,—car cette femme s'est jetée à notre cou à tous, n'est-ce pas, monsieur? aussi bien au vôtre qu'au mien, et elle crève de dépit et de jalousie,—est venue me souffler que je ferais bien d'ouvrir les yeux! En vérité, je ne sais pas comment je ne l'ai pas écrasée! Vous devinez, monsieur, que vous n'échappez pas à être mêlé à cette turpitude... Je vous sais gré de ne même pas protester de votre innocence. Je vous prie donc, au nom de l'amitié qui nous a liés spontanément, sinon par un sentiment de générosité envers une femme qui peut souffrir à cause de vous, je vous prie donc de ne pas nous fuir, ce qui donnerait une apparence de vérité à la calomnie, mais de demeurer près de nous, plus intimement uni à nous que jamais, et ceci, sous mes yeux, sous la garantie de mon amitié qui est telle en réalité et que je saurai manifester telle, que personne ne vous puisse croire, ma femme ni vous, capables de la trahir.

Vous êtes un galant homme: je ne vous demande même pas si vous acceptez.

M. Belvidera tendit la main au jeune homme, devant Mme de Chandoyseau, qui assistait de loin à ce colloque. Dompierre, muet et glacé comme une statue de marbre, se laissa serrer la main. Enfin, il fit effort pour desserrer les dents et dit:

—Je suis à vous.

—Merci, fit M. Belvidera; et il ajouta en souriant:

—Et puis, vous savez je ne veux pas vous imposer une pénitence: toutes les fois que vous aurez mieux à faire,—ce qui ne peut manquer de vous arriver,—vous pourrez vous échapper sans demander la permission...

Gabriel saisit l'allusion à l'intrigue de Carlotta. Il l'avait oubliée, dans le saisissement que lui avait causé le discours de M. Belvidera. Sans doute celui-ci y ajoutait foi. Peut-être était-ce grâce à cette conviction qu'il ne le soupçonnait pas même d'avoir une passion inavouée par sa femme. Il fallait donc commettre cette autre infamie, contribuer à accuser une pauvre fille innocente. Il sourit, de l'air de quelqu'un qui a compris et qui acquiesce.

La petite Luisa déboucha en courant dans le jardin, où se trouvaient ces messieurs. Elle avait les deux mains sur les yeux et faillit tomber à plusieurs reprises avant de venir se réfugier en fondant en larmes dans les bras de son père.

—Luisa! voyons! eh bien! qu'est-ce qui nous est arrivé?

Dès qu'on la tint et la caressa, ses sanglots redoublèrent. Enfin, quand elle put parler:

—On m'a dit de m'en aller! dit-elle.

—Qui est-ce qui t'a dit de t'en aller?

—Maman et Solweg m'ont dit d'aller jouer.

—Mais, si on t'a dit d'aller jouer, il n'y a pas de quoi pleurer!

—Oh! dit-elle, je sais bien ce que ça veut dire. C'est très désagréable; ça m'arrive toutes les fois qu'on veut parler sérieusement. Je ne suis pas assez grande.

—Mais, ma petite Luisa, à mesure que tu seras plus grande, tes désagréments le seront aussi!

—Je le sais bien, puisque Solweg, qui est une grande jeune fille, pleure plus que moi. On est malheureux tant qu'on n'est pas marié. Mais au moins, quand on est grande, on n'est plus vexée...

—Luisa, est-ce que ta maman va bientôt descendre?

—Puisque je t'ai dit qu'elle dit des choses sérieuses avec Solweg; il doit y en avoir pour longtemps.

—Mais non, petite Luisa, c'est ce qu'on a le plus tôt fait de dire.

—Tenez! dit l'enfant, on les voit d'ici, elles n'ont pas l'air d'avoir fini!

Ces messieurs levèrent les yeux et aperçurent en effet, à une fenêtre du second étage, la tête de Mme Belvidera. La jeune femme semblait parler avec une grande animation. On ne voyait pas Solweg. Les persiennes étaient ouvertes; un vase de fleurs avait été déposé sur l'appui de la fenêtre, sans doute de peur d'incommoder la malade.

M. Belvidera mit ses mains en cornet sur sa bouche et adressa à sa femme un appel familier.

Elle tourna la tête vivement, et en même temps on vit se hausser la figure blonde de Solweg. Ses yeux étaient rougis, et la petite Luisa avait raison de dire que la grande jeune fille pleurait plus qu'elle.

—Elle pleure de chagrin, dit M. Belvidera, d'être la sœur de Madame de Chandoyseau. C'est une petite qu'il faut plaindre. Dites donc, ajouta-t-il, en se retournant vers Dompierre, tout ce monde-là m'ennuie énormément aujourd'hui; voulez-vous que nous allions déjeuner à Menaggio, là-bas en face? nous y passerons tranquillement l'après-midi. Je vais dire à ma femme de se préparer dès qu'elle aura essuyé les larmes de Mademoiselle Solweg...

Ce qu'il proposait à Dompierre, c'était le premier acte de son nouveau supplice; c'était le rapprochement, la liaison plus intime que jamais des deux amants sous l'étreinte plus que jamais amicale du mari, étreinte d'une amitié telle, avait-il dit, «que personne ne vous puisse croire, ma femme ni vous, capables de la trahir». Le jeune homme ne pouvait s'y soustraire; il contraignit un involontaire mouvement de retrait, presque de supplication, de demande de grâce. Mais, d'ailleurs, il venait d'être si rudement secoué par l'événement de la matinée que souffrir à vif tout le long du jour lui semblait préférable au désespoir languide qu'il eût traîné dans la solitude.

—Très volontiers! très volontiers! dit-il.

XIX

Sur l'invitation de Mme de Chandoyseau, Mme Belvidera était montée chez Solweg. La jeune fille était étendue sur une chaise longue, près de la fenêtre entr'ouverte, et sa petite tête, fine et jolie, dans ses frisons d'or, était appuyée sur sa main. Elle la releva vivement dès qu'elle eut reconnu la voix de l'Italienne et se dressa sur sa chaise.

—Vous, madame! dit-elle.

Elle était aussi étonnée de la démarche de Mme Belvidera que celle-ci même était émue de l'accomplir. Malgré toute la sympathie que Solweg lui avait inspirée dès le premier jour, Luisa se tenait vis-à-vis d'elle sur une réserve que nécessitait la malheureuse circonstance de la grotte. Ah! combien de fois n'avait-elle pas eu l'envie de lui sauter au cou, de l'embrasser de tout son cœur à cause de ce qu'elle sentait de douleur intime dans cette tendre petite âme, blessée, elle le voyait bien, d'une manière terrible, et condamnée au silence, au reploiement sur soi-même, par la vulgarité de son entourage, et presque au désespoir par son amour secret.

Toute sa tendresse pour Solweg était mêlée de pitié: elle savait que Gabriel ne l'aimait pas! Si elle avait eu la moindre raison d'être jalouse, elle l'aurait détestée sans doute! Mais elle avait le beau rôle. C'est pourquoi elle s'était accoutumée à tant s'attendrir sur elle. Cependant, Solweg, elle, ne devait-elle pas la haïr? C'est à peine si Mme Belvidera osait l'approcher; elles n'avaient jamais échangé que des paroles de politesse. Mais elle avait un grand plaisir à sentir entre elle et la jeune fille le lien innocent de la petite Luisa. Il lui semblait que la petite Luisa lui versait de sa tendresse, et que, par la petite Luisa, elle recevait d'elle un peu d'amitié... Enfin que de choses muettes et tendues entre ces deux femmes!

Pourquoi Mme de Chandoyseau avait-elle prié Luisa d'aller voir Solweg ce matin? Il est probable que Solweg avait demandé des nouvelles de sa rivale, ce qui était une façon d'avoir de celles de Gabriel, et que le nom de Mme Belvidera revenant à la mémoire de Mme de Chandoyseau, elle avait pensé que sa «sœurette» aurait plaisir à la voir. Luisa ne pouvait plus s'arrêter en chemin, et, d'ailleurs, elle éprouvait, à voir Solweg seule une bonne fois, et en cette franchise que donne la maladie, une attraction qui l'emportait...

Elle fut un peu décontenancée par la surprise que Solweg témoigna à la voir. Son «vous, madame!» la glaçait. Mais elle remarqua dans les yeux de la jeune fille toute une tempête soudaine, un bouleversement.

Solweg en l'apercevant avait reçu comme un petit coup de bâton à la nuque, et elle avait senti sa cervelle trembler; quelque chose lui était passé par tout le corps, elle avait eu, le temps de deux secondes, comme une taie sur les yeux, et puis elle s'était raidie, en disant: «Voyons! voyons!» Pauvre petite! C'était encore une de ces épreuves qu'elle s'apprêtait à renfoncer, après combien d'autres, au dedans d'elle-même, dans ce coffret fermé du cœur des jeunes filles qui n'ont ni mère, ni confidente.

Luisa s'arrêta un instant. Solweg dut voir dans ses yeux pourtant ce qu'elle avait de bonté, et elle se fit accueillante:

—Oh! comme vous êtes aimable, dit-elle, de venir vous informer de moi.

Mme Belvidera lui demanda comment elle se trouvait.

—J'ai une grande faiblesse; je ne suis pas plus forte qu'un poulet; mais je ne souffre plus comme cette nuit...

—Qu'aviez-vous donc?

—Oh! j'étais comme si on m'avait battue, rouée de coups... Ça ne m'est jamais arrivé d'être battue et rouée de coups, ni à vous, madame, n'est-ce pas? ajouta-t-elle en souriant, mais on se figure quelquefois ce que ça doit être.

Luisa n'osait lui demander ce qui s'était passé, ce qui avait pu lui causer cela. Solweg dit d'elle-même:

—Je pense que c'est l'orage. Je suis un peu nerveuse. C'est certainement l'orage.

—Qu'a dit le médecin?

—Oh! les médecins!

—Quoi! petite sceptique, vous ne croyez pas aux médecins?

—Je ne suis pas sceptique, dit-elle, et la preuve, c'est que je suis de l'avis de mon frère le peintre, qui ne croit qu'aux devins.

—Aux devins!

—Vous voyez bien, c'est vous qui êtes sceptique et non pas moi! Mon frère, qui ne croit qu'aux grâces innées, aux talents spontanés, croit qu'il y a un certain nombre d'hommes qui ont reçu du ciel le don particulier de voir clairement nos maux et leurs causes profondes. Ce serait une science qui ne s'apprendrait point. Ceux qui la possèdent seraient les héritiers des devins des contes; il se trouverait par hasard de ces devins-là parmi les médecins, comme il y en a ailleurs, ce qui fait que tous les médecins ne sont pas mauvais. Encore arrive-t-il que ceux qui savent ce que vous avez, ne sont pas toujours capables d'y trouver remède.

—Avez-vous vu de ces devins?

—Non.

—Et pourquoi y croyez-vous?

—Parce que je connais des gens qui en ont vu. On dit que ce sont des hommes qui aiment ardemment leurs semblables. Toute leur vertu viendrait de cet amour. L'amour rend aveugle; oui, en ce sens qu'il vous rend agréable jusqu'aux défauts, c'est-à-dire qu'il supprime la distinction entre les vices et les qualités, ce qui, en vous enlevant toute répugnance, vous permet d'être bien plus attentif aux mille petits ressorts mystérieux des hommes. Il paraît que ce qu'on appelle les «prévenances» qui n'ont lieu qu'entre les gens qui s'aiment, ne sont autre chose que des tas de petites divinations de ce genre. Mon frère prétend que sans cet amour, les hommes ne sont rien qui vaille, pas plus en art qu'en science. Les savants, les grands inventeurs comme les artistes, ce sont des devins, qui à force d'aimer la nature et les hommes, finissent par surprendre leurs secrets...

—Mademoiselle Solweg, si les devins sont des gens qui vous aiment beaucoup, je suis sûre maintenant que vous avez rencontré de ces devins!

—Oh! dit-elle, avec un sourire amer, en tous cas, ils ne l'étaient pas pour moi; puisque personne ne m'a jamais aimée.

—Personne!

—Non; maman est morte en me mettant au monde; j'ai été élevée par une grand'mère qui avait une peur affreuse de ma sœur que vous connaissez et qui nous préférait à toutes les deux, notre frère. On ne faisait pas attention à moi.

—Mais votre frère, qui est un grand esprit, à ce que tout le monde dit...

—Mon frère m'aime bien, mais il n'aime que sa peinture. Et puis, ajouta-t-elle, on n'a que ce qu'on mérite, et je ne suis pas si intéressante!

—Je vous demande bien pardon! par exemple; et je sais, pour ma part, quelqu'un qui s'intéresse à vous!

—Ah! fit-elle avec surprise, et tout d'un coup suspendue aux lèvres de Luisa, comme si elle attendait une nouvelle inespérée.

—Oh! fit l'Italienne, il ne s'agit que de moi!

Solweg dissimula vite la petite déception qu'elle éprouvait. Quelle jeunesse et quel candide amour! elle avait espéré un instant que la maîtresse de Gabriel pût, elle, venir dire; «Il s'intéresse à vous!» Quelle gracieuse folie! Mme Belvidera comprit son mouvement et en fut touchée. Mais Solweg avait repris immédiatement la distance qu'il y avait entre elle et la jeune femme.

—Vous! dit-elle, avec un léger accent de doute qu'elle s'efforçait d'adoucir.

C'était au tour de Luisa d'avoir la grande émotion et de trembler, et d'être embarrassée. Elle n'avait pas réfléchi d'avance à la façon dont les choses tourneraient. Elle sentit alors qu'étant données les circonstances et les dispositions où elle était vis-à-vis de cette petite, il fallait en venir à une effusion complète, et que cela n'était possible qu'en faisant allusion à la terrible aventure, qu'en s'accusant, s'humiliant devant elle, en lui demandant pardon du tableau dont elle avait offusqué ses yeux de jeune fille. Ah! ce n'est rien de se confesser à un prêtre; ce n'est rien du tout! Mais de faire seulement allusion, devant une enfant, à la chose qu'elle connaît, qu'elle a vue!... Et pourtant, c'était depuis longtemps pour elle un désir secret, un désir immense, insurmontable. Elle savait qu'elle le satisferait un jour. Quand et comment? Elle ne l'avait même pas cherché. Mais elle savait bien que cela viendrait et qu'elle se débarrasserait de ce poids-là.

Elle hésitait, elle ne bougeait pas; Solweg vit bien son trouble, mais elle devait avoir de la peine à le croire sincère. Elle ne savait que dire.

—Vous! répéta-t-elle.

Mme Belvidera s'approcha d'elle et mit un genou sur un petit tabouret près de la chaise longue.

—Oh! mademoiselle, vous avez toutes les raisons d'être étonnée, et vous en avez même de me trouver impudente à venir ainsi vous affirmer une amitié que vous... dédaignez peut-être...

—Mais non, madame! dit Solweg avec politesse, je vous assure...

—Oh! laissez-moi vous parler, je vous en prie! je n'ai jamais pu le faire jusqu'à présent; je n'ai jamais osé, après ce qui s'est passé, après... ce que vous savez!... Mais j'en mourais d'envie. Je vous ai aimée tout de suite; je vous ai aimée pour vous, pour votre personne qui me plaisait, pour ce besoin d'affection dont votre jolie nature semblait privée, pour la tendresse que vous avez témoignée à ma fille, pour le silence forcé qu'il y avait entre nous... enfin, enfin, pour le... trouble, pour le scandale, que j'ai pu causer à vos yeux, à votre jeunesse, à votre cœur, mademoiselle...

Elle pleurait, il lui semblait que les mots qu'elle prononçait lui étaient arrachés avec des tenailles, et cela lui causait une douleur affreuse en même temps qu'un soulagement inouï. Solweg lui avait tendu les mains; Elle les lui embrassait.

—Sentez-vous combien j'avais envie que vous me pardonniez ce qu'un hasard m'avait fait commettre contre vous?... contre vous! oui! certes! ne dites pas non! je sais trop bien comment le cœur se développe et grandit, et, en une seconde, j'ai peut-être ajouté, ce jour-là, dix années aux vôtres...

Solweg était un peu interdite, mais les derniers mots la frappèrent particulièrement:

—Dix années! prononça-t-elle à demi-voix.

Et Mme Belvidera vit dans la grande et profonde douleur du regard de la pauvre enfant qu'il était vrai, hélas! qu'elle l'avait vieillie dans cette proportion.

En effet, ce que les jeunes filles imaginent n'est rien en comparaison de la réalité; et la beauté, la sincérité, l'élan de l'amour de Gabriel et de Luisa, de ce baiser interrompu sous la grotte, lui avait été une secousse extraordinaire. Quelle révélation, quel exemple, et quel attrait! Dès ce moment-là, probablement, la figure du jeune homme avait fait sur elle une impression définitive. Il était si beau, si épris, et si charmant! C'est sous ses traits que l'amour apparaissait à cette enfant. La tendresse éperdue dont le bras de Gabriel enlaçait Luisa, et la folie de toute l'attitude de la belle Italienne, suspendue à ses lèvres: que l'on songe à cette impression toute de grâce, d'élégance, d'enchantement, sur une jeune fille ardente et délicate, et de tout temps sevrée de caresses! Dira-t-on que c'est précisément parce qu'elle était témoin de l'amour du jeune homme pour une femme, qu'elle ne pouvait pas concevoir d'amour pour lui? Mais elle avait appris tout de suite que Gabriel n'enlaçait sous cette grotte que sa maîtresse, et Solweg était une petite bourgeoise qui savait très bien que les hommes comme celui-ci font bon marché de leurs liaisons irrégulières et que finalement, le beau rôle est à celles qu'ils épousent. Pourquoi n'aurait-elle pas pensé pouvoir un jour être dans ses bras? Et puis, est-ce qu'on réfléchit à tout cela? Est-ce qu'on pense? Il était l'homme qu'elle devait aimer, et elle l'aimait.

—Mademoiselle, dit Luisa, en prenant les mains de Solweg, je n'ai pas l'espoir d'effacer de votre esprit ce qu'une aussi malheureuse circonstance y a gravé; je ne vous demande ni votre pardon, ni même votre indulgence; considérez-moi comme une femme très coupable. Je vous supplie seulement de ne vous souvenir que de la misère à laquelle ce que j'ai fait m'a réduite, là, telle que vous me voyez, à vos pieds... Puisque l'expérience s'est offerte à vous, et que vos yeux sont assez clairvoyants pour avoir deviné ce qu'a engendré de tristesse le moment d'heureuse apparence dont vous avez été témoin, ne conservez que de la compassion pour de pareils désordres: ils sont les plus pitoyables de tous les maux, car ceux qui en souffrent n'ont pas la ressource de les maudire et de les secouer avec dégoût, mais s'enchaînent eux-mêmes à leur instrument de torture et l'adorent...

Ces derniers mots la touchèrent plus que toute l'humiliation qu'elle comprenait mal. Mais là, Mme Belvidera effleurait la question brûlante pour la jeune fille: la persistance de son amour. Solweg ne disait rien, mais ses paupières battaient, et on voyait poindre ses larmes. C'était bien en pure perte que Luisa s'efforçait de lui inspirer de la répugnance pour sa conduite; ce que Solweg maudissait, c'était Luisa, mais parce que Luisa occupait la place que Solweg eût voulu tenir. Quand Luisa lui parlait de ses souffrances, la pauvre petite brillait d'envie de les endurer, car elles lui semblaient douces au prix des siennes.

Mme Belvidera n'avait pas pour but de l'attendrir sur son compte: elle la savait trop éprise pour penser un seul instant qu'elle pût l'envisager, malgré tout l'étalage de ses infortunes, autrement que comme une rivale heureuse. Elle s'était seulement exécutée: elle avait fait ce qu'elle croyait nécessaire; son amende honorable lui semblait suffisante et elle était même un peu blessée, dans son amour-propre, à voir Solweg indifférente à une démarche dont elle pouvait ne pas sentir toute l'importance, mais qui avait été, de toute évidence, très dure à remplir. Mais, au moins, elle avait espéré que la jeune fille lui en saurait gré et lui permettrait, à la suite de cela, de l'entendre, elle, à son tour, et de tenter de la soulager. Elle espérait faire accepter l'amitié qu'elle proposait de si grand cœur, et que, tout en restant muette sur le sujet qui les unissait en les séparant, Solweg semblerait lui dire, dans un baiser et avec quelques larmes: «Je comprends, allez! que vous l'aimiez, puisque c'est lui!»

—Solweg, dit Mme Belvidera, la meilleure raison que j'ai de vous aimer, c'est que je sens que vous n'êtes pas heureuse!...

La figure de Solweg avait de petits tressaillements nerveux; ses yeux clignotaient et rougissaient, mais elle fit un effort et prit un air étonné:

—Pas heureuse? Mais si, madame, je vous assure que je suis très heureuse.

Luisa la regarda en souriant de ce mouvement d'amour-propre. Mais elle ne se dérida pas.

—Avec un cœur comme le vôtre, mademoiselle, est-ce qu'il est possible d'être heureuse?

Solweg tenait à la main un petit mouchoir, dont elle serrait un des coins entre ses dents, en tirant dessus. Elle contraignait avec peine les sanglots qui lui montaient à la gorge. Luisa vit qu'elle comprenait le bonheur qu'il y aurait pour elle à se confier. Solweg était touchée de l'accent très sincère que l'Italienne mettait à la provoquer, de sa réelle bonté, enfin de la nouveauté qu'il y avait pour elle à trouver quelqu'un qui soupçonnât ses trésors cachés de tendresse. Cette jeune femme était peut-être le seul être au monde qui lui eût donné cette émotion, qui l'eût amenée jusqu'au bord de l'épanchement, cette grande et incomparable volupté de l'adolescence. Mais il fallait que cet être-là fût la femme qu'elle avait vue dans les bras de Gabriel, par conséquent le seul être au monde qu'il lui fût impossible, radicalement impossible d'aimer. Elle se débattait, elle était aux abois. Luisa crut un moment qu'elle allait s'abandonner, que toute son énergie se rompait. Solweg étouffait, mais pas une larme n'avait encore mouillé sa paupière. Cette lutte acharnée contre elle-même découvrait assez la haine sourde qu'elle vouait à la maîtresse de Dompierre. Elle ne voulait même pas pleurer devant elle. Celle-ci finissait par manquer de générosité et commençait maintenant à avoir une espèce de plaisir à la voir souffrir si cruellement à cause de Gabriel. Elle prenait la posture inhumaine du vainqueur. Ah! elle s'était humiliée en vain! elle était tombée à genoux aux pieds de cette petite! elle avait fait pour elle le plus violent effort sur soi-même qu'elle eût accompli de sa vie! Et l'autre l'avait laissée par terre, elle avait semblé trouver qu'elle était bien là, qu'elle ne valait pas mieux! Elle n'avait pas eu un mouvement de pitié, sinon pour son rôle d'amoureuse, au moins pour son émoi présent, pour les égards qu'elle avait vis-à-vis d'une délicatesse de jeune fille! Mais non! pardieu! Luisa était aimée de l'homme que Solweg aimait! Ah! tant pis! on allait bien voir!

—Vous êtes heureuse? fit Luisa avec insistance.

Solveg ne pouvait plus parler; il était visible qu'elle n'articulerait pas un mot sans que tout débordât.

Elle fit un effort extraordinaire, en se redressant sur la chaise, et, mordant son mouchoir:

—Oui, dit-elle, très heureuse!

Mais c'était tout ce qu'elle pouvait. Les digues cédèrent; un flot de larmes jaillit; elle fut secouée pendant plusieurs minutes d'une succession de sanglots ininterrompus.

Mme Belvidera ne désirait pas autre chose.

Elle la croyait rendue. Après cela, l'animosité de Solweg devait tomber, et Luisa goûterait la double satisfaction de voir s'entr'ouvrir ce cœur et de le dorloter, de le soigner. C'était à la fois pour elle une petite vengeance de femme et un goût très franc de faire du bien à cette enfant.

Dès qu'il y eut un peu de répit, Luisa s'approcha d'elle, et, sans dire mot, sans trop réfléchir à ce qu'elle faisait, mais de cet élan instinctif qui vous porte à caresser les enfants qui pleurent, elle fit un mouvement pour l'embrasser.

—Non! non! dit Solweg, avec une fermeté qui épouvanta la jeune femme, non, madame! ce n'est pas possible!

Si Mme Belvidera espérait un aveu de sa part, elle n'en attendait certainement pas d'aussi net. C'était clair, il n'y avait pas de façon plus tranchante de se poser en rivale. Aucune autre raison ne pouvait plus l'empêcher d'accepter son baiser; après ce que Luisa venait de faire, dans toute autre situation, eût-elle été une fille, qu'elle eût mérité qu'on l'embrassât! Mais Solweg avait si solidement pris son parti qu'elle le proclamait crûment, au milieu même de la plus complète défaillance physique.

XX

Dès la première occasion Luisa raconta à son amant la scène qui s'était passée entre elle et Solweg. C'était le soir, à Menaggio, pendant que M. Belvidera était allé commander une barque pour la traversée.

Dompierre avait laissé parler Mme Belvidera sans l'interrompre; mais il froissait et mordait sa moustache, et une de ses jambes croisée sur l'autre s'agitait avec un mouvement d'impatience et de colère.

Quand la jeune femme s'arrêta et le regarda longuement en semblant implorer son opinion sur ce qu'elle venait de lui raconter, il lui dit froidement:

—Il faut que vous soyez folle, pour avoir fait cela!

—Ah! mon cher, dit-elle, laissez-moi. Je ne regrette rien de ce que j'ai fait, je l'ai fait malgré moi; je ne pouvais pas l'éviter...

—Oh! aller vous mettre à genoux, vous humilier devant une enfant sous le prétexte qu'un hasard, que sa propre curiosité, après tout, ont fait qu'elle vous a vue suspendue à mon cou! L'attitude que vous avez prise vis-à-vis d'elle me révolte; vraiment, je ne vous comprends pas!

—Je suis heureuse de ce que j'ai fait. Je ne pouvais plus continuer de vivre à côté de cette jeune fille dans les conditions où je me trouvais: nous sommes plus rapprochées chaque jour; à Stresa, je l'évitais encore; mais ici...

—Je ne pense pas que ce rapprochement soit de longue durée, car il faut vous avertir que votre mari a une raison de ne pas resserrer son intimité avec la famille de Chandoyseau.

—Laquelle?

—Ce que vous redoutiez est accompli déjà: Madame de Chandoyseau a parlé.

—Comment! mais quand ça? ce matin? mais alors que signifie cette promenade à nous trois organisée aussitôt après un coup pareil?... Mon mari n'a pas cru!...

Gabriel affirmait seulement par signes. Elle n'attendait même pas ses paroles:

—Ah! dit-elle, je comprends! je devine ce que vous a dit mon mari: il ne nous a soupçonnés ni l'un ni l'autre; il nous manifeste une confiance plus vive que jamais. Je reconnais bien là son caractère!

Il y eut un moment de silence.

—Et vous vous étonnez, dit-elle, que je m'humilie, que je me jette aux pieds d'une jeune fille! Moi, la femme d'un homme comme celui-là, et qui le trahis, et qui traîne son nom, son honneur, dans la bave des marchandes de cancans et des portières!... Mais je devrais me rouler par terre n'importe où, demander pardon aux pierres même à qui je dois faire honte... Ah! mon Dieu! mon Dieu! ayez pitié de moi!... Voyez, dit-elle, je n'entends plus sa voix, il nous a laissés, sûr de moi et de vous; il nous laisserait la nuit là, s'il croyait m'être agréable, et il ne douterait pas un seul instant que sa femme, que la mère de son enfant, ne soit digne de lui!... Mais qu'est-ce que vous m'avez donc fait, vous? Quel homme êtes-vous donc pour avoir fait de moi ce que je suis à présent, et que je ne vous maudisse pas et ne vous crache pas à la figure? Ah! mon ami, voyez-vous! il faut nous séparer! Ce que nous faisons là est hideux!

—Nous ne pouvons pas nous séparer: votre mari veut que l'éclat de son amitié pour moi étouffe les soupçons qui ont pu naître... Ne vous dois-je pas au moins à vous, de me soumettre à ce désir?

—Mais c'est épouvantable! c'est inouï! C'est vrai, ce que vous dites là? Mais non, voyons! avouez que vous vous moquez de moi, que vous mentez, avouez donc que vous êtes fou!

Elle se tordait les mains. L'agitation de la journée et l'annonce de cette nouvelle calamité lui donnaient la fièvre. Gabriel s'efforçait de l'empêcher de parler tout haut, car elle s'oubliait complètement, et si l'obscurité épaisse était favorable à dissimuler ses mouvements, le silence de la nuit pouvait la trahir. Il lui mettait les mains sur la bouche, il la suppliait de se calmer.

—Je suis perdue, dit-elle, à quoi bon prendre des ménagements désormais? Je n'oserai plus me retrouver en face de mon mari. J'aime mieux qu'il me voie et qu'il m'entende! Ne vaut-il pas mieux qu'il sache la vérité? Lui! lui! l'honneur, la probité, la noblesse mêmes! le tromper, lui mentir ignoblement, goujatement!... Pouah! je me fais horreur! j'ai peur de moi!

Elle reprit sa respiration, puis elle dit:

—Mais je ne vous aime pas! je sens que je ne vous aime pas! Qu'est-ce que vous m'avez donc fait?

Ce mot, d'un seul coup, le rendit ivre de douleur. Tout son être bondit. Il abaissa ses mains qu'il lui tenait appliquées sur la bouche, jusqu'à son cou dont la moiteur douce le fit frémir; et il lui serrait le cou comme s'il allait l'étrangler.

Elle suffoqua, rappelée à elle-même par cette brutalité.

—Ah! ah! dit-elle, en retrouvant le souffle, j'ai eu peur! Est-ce que vous avez voulu me tuer? Oh! dites-le, dites-le! Ce ne serait pas mal, vous auriez raison; c'est tout ce que je vaux, et vous me rendriez un fier service! Moi, voyez-vous, je n'aurai pas le courage de me tuer moi-même! J'ai tant peur de la douleur! vous savez, d'une simple égratignure! Je suis si douillette! J'aimais tant être bien!... Ah! c'est parce que j'ai dit que je ne vous aimais pas!...

L'extrême émotion la faisait passer de la colère et de l'indignation à une subite douceur, à une sorte d'attendrissement sur sa propre personne, presque à des minauderies de chatte. Elle avait alors une réelle crainte de la mort, et tous ses sentiments, si confus, si divers, se représentaient en foule et presque simultanément. Elle était tour à tour emportée, abîmée par le remords, amollie par sa naturelle bonté, affolée par les mystérieux désirs de sa chair.

Elle le regardait; il avait lâché prise; il attendait fébrilement ce qu'elle oserait dire. Leurs yeux brillaient comme des lucioles dans la nuit.

—Voyez-vous, dit-elle après une hésitation, comme si elle suspendait ce qu'elle avait d'essentiel à dire, il faut que vous épousiez cette petite! Oh! ne vous occupez pas de la famille! Est-ce que tout, dans le monde, ne vous montre pas le vulgaire lié au sublime? Elle est la femme qui vous convient, croyez-moi; elle est délicate et fière, et elle vous aime éperdûment... et puis elle m'a piétinée, piétinée, comprenez-vous? C'est de cela que vous vous souviendrez et c'est cela qui l'élèvera dans votre esprit au-dessus de la malheureuse loque que j'étais. Vous vous souviendrez de l'attitude que j'ai tenue à ses pieds et qui vous a tant déplu; alors vous rougirez de m'avoir seulement touchée! Vous ferez bien: entendez-vous? car je me suis donnée à vous et je ne vous aimais pas; non, non, je ne vous aimais pas! C'est lui, lui, que j'ai aimé et que je n'ai jamais cessé d'aimer. Hors de lui, mon Dieu! mon Dieu! dites-moi quel infernal plaisir est-ce que j'ai donc aimé!

—Tu mens! tu mens!... Oh! je te tuerais, pour oser dire cela!

—Mais non! je ne mens pas. Je n'ai jamais vu clair en moi, voilà tout. Mais je veux que tu sois heureux: je te dis qui t'aime; je te fais voir comment on t'aime. Tu dois bien comprendre que je ne t'ai pas aimé, que je n'ai été qu'une folle, moi; quelque chose m'a fait tourner la tête...

—Quelque chose?...

—Mais oui, je ne sais quoi! Ce n'est pas moi qui suis tombée dans tes bras; il y a une espèce de folie qui est passée sur nous, qui m'a jetée par terre, qui a fait de moi cette loque que je te dis...

—Luisa! Luisa!

—Oh! ne prends pas cette voix-là! tu sais bien que c'est quand tu m'appelais comme cela!... Oh! mon Dieu, prenez pitié des misérables choses que nous sommes!

Il la tenait serrée dans ses bras, et toute la taille libre de la jeune femme devait en sentir la ceinture de muscles. Elle était forcée de voir ces yeux d'eau bleue qui l'avaient tant de fois affolée et les deux brisures lumineuses de la moustache dorée dont le chatouillement avait fait jaillir tant de nuits, dans les jardins, son beau rire éperlé!

Elle était absolument anéantie; elle ne savait plus ce qu'elle faisait ni ce qu'elle disait.

—Va-t'en! va-t'en! lui jetait-elle, tu me fais une peur affreuse. Je ne t'aime pas!

—Tu ne m'aimes pas! tu ne m'aimes pas! disait-il en lui imposant ses baisers sur les yeux et sur les lèvres et en étreignant son corps de toutes ses forces décuplées par l'horreur et le désespoir; tu ne m'aimes pas, mais moi je t'adore; mais moi je me précipite dans la honte, dans l'ignominie la plus dégoûtante, parce que je t'aime, parce que je n'aime que toi. Je t'aime! je t'aime! sous les yeux de Dieu qui devrait nous faire mourir; sous les yeux de l'homme dont je souille l'amitié, dont j'empeste toute la vie, que je trahis comme un lâche, comme un chien! Ah! je t'aime!

Elle se débattait encore sous sa caresse victorieuse, et tout en répondant à ses baisers.

On entendit dans une barque l'appel de M. Belvidera qui les invitait à partir.

XXI

À l'heure où la Reine-Marguerite avait apporté aux îles Borromées Dante-Léonard-William Lee, son ami Gabriel Dompierre et la mystérieuse «Sirène», le même bateau ramenait aujourd'hui à Stresa le groupe agité des personnes que sept à huit semaines de villégiature avaient formé autour de ces trois premiers passagers.

On était à la fin d'octobre; l'automne autour des lacs italiens étale à cette époque sa luxuriante magnificence, mais les journées déjà courtes devaient priver les voyageurs de la vue des jardins qui descendent en terrasses au flanc des collines, pareils à de gigantesques escaliers que les vignes-vierges et les pampres teintent d'or, de rouille et de sang. Dès Luino, le point de départ, presque à l'extrémité septentrionale du lac, le vapeur avait allumé ses feux et filait en pleine nuit.

Les graves événements survenus pendant le séjour au lac de Côme laissaient peser un malaise qui alourdissait les conversations. Mme de Chandoyseau elle-même, comme si elle eût été touchée par quelque révélation inattendue, ou bien terrorisée par les conséquences de son bavardage, gardait, à côté de Solweg à peine rétablie, une figure chagrine et chiffonnée. Dompierre et sa maîtresse traînaient la chaîne de leur liaison sous les yeux de M. Belvidera. Le malheureux Lovely se ravalait chaque jour aux fonctions les plus méprisables, et sa pauvre femme s'effaçait avec une résignation chrétienne. La petite Luisa était au désespoir de sentir une gêne nouvelle entre sa mère et son amie.

Deux êtres seuls étaient étrangers à toutes ces misères et conservaient leur sérénité: Dante-Léonard-William qui n'était préoccupé que d'achever un poème composé à Bellagio, et M. de Chandoyseau qui, ne soupçonnant rien au drame qui se jouait autour de lui, parlait à tort et à travers, aux uns et aux autres, non sans commettre, bien entendu, nombre de ces «gaffes» monumentales qui sont l'apanage des gens pourvus d'un aussi heureux naturel.

Quant à Carlotta, un changement profond s'était produit dans sa contenance, et grâce auquel, ce soir, au lieu de se trouver sur le banc des premières avec sa toilette arrogante, elle était assise modestement à l'avant, enveloppée dans son châle noir.

Par suite du prolongement du séjour de Lee à Bellagio, il s'était trouvé que la pauvre fille dépassait la durée de l'absence autorisée par sa famille sous le prétexte d'aller voir sa sœur à la villa Serbelloni, ce qui compromettait le commerce des fleurs, et devait inspirer de terribles inquiétudes à Paolo. De plus, le bruit de ses dépenses extraordinaires et de son succès de curiosité au lac de Côme, était promptement parvenu, comme on le pense, jusqu'à l'Isola Bella, et une lettre menaçante de sa mère, apostillée violemment de la main de son fiancé, lui avait intimé le matin même l'ordre de regagner immédiatement la maison. Carlotta avait donc jugé à propos de mettre un terme à son éclat, et elle avait si peu paru, durant le trajet du retour, que plusieurs personnes ne l'avaient pas aperçue.

Aussi ce fut une surprise pour beaucoup, lorsque, dans le temps que la Reine-Marguerite s'approchait de Laveno, le point extrême du commerce floral de Carlotta, on entendit soudain sa voix s'élever, de l'avant du bateau. Comme un oiseau heureux de revoir l'arbre où son nid s'abrite, la belle fille, malgré ses préoccupations, chantait, parce qu'elle se retrouvait sur l'eau et dans l'endroit où chaque soir elle conduisait sa barque et ses fleurs.

Elle chanta comme à l'ordinaire, la même chanson étrange, éclatante et douloureuse, aux paroles de mort et d'amour, et dont l'accent était tantôt celui de l'innocence, et tantôt celui d'une impudeur effrénée.

Tout le monde frissonna. Ce chant, si beau par lui-même, était tellement inattendu, et produisait, dans la nuit, et par cette fuite du bateau au milieu du lac sombre, un effet si puissant, qu'il n'y eut personne qui ne se tût pour écouter. Beaucoup se précipitèrent pour lâcher de distinguer la figure de celle qui chantait.

Gabriel et Luisa se regardèrent, et ils furent secoués, l'un et l'autre, jusqu'au plus profond de leur chair. Il semblait que ce ne fût que d'aujourd'hui qu'ils comprenaient l'extraordinaire vertu de ce rythme et de cette mélodie qui était la première chose qui les eût émus l'un en face de l'autre, le soir même de leur arrivée, lors de la rencontre de la barque fleurie. Ils l'écoutaient ce soir avec colère, avec terreur, et avec une cruelle volupté. Ce n'était plus pour eux la voix d'une fille quelconque, ni telle chanson plus ou moins harmonieuse et touchante, mais c'était l'expression sensible de toutes les choses de ce pays et de ce ciel, coalisées en vue d'une fascination des créatures, dont le but secret nous échappe. Est-ce que cette Carlotta, toute beauté et tout inconscience, n'était pas l'image merveilleuse du mystérieux génie qui gouvernait ici?

Quand le bateau stoppa à Laveno, Carlotta ne s'était pas interrompue. Les gens du port, accoutumés à cette musique, cherchaient sa barque et sa cargaison. Comme on ne l'avait pas entendue depuis plusieurs jours, on se pressait aux abords de l'embarcadère, et beaucoup applaudissaient à cet heureux retour de la marchande de fleurs. Combien de femmes, combien d'amants, combien de ces rêveurs solitaires que l'on voit promener sur ces rives leur spleen ou leur chagrin, avaient manqué ces jours derniers de cette jolie chanson du soir! Combien d'âmes animait et charmait, sans s'en douter, la belle enfant des îles, le gracieux génie ignorant de soi-même, et qui ne croyait répandre pour un peu d'or, que des fleurs et d'innocentes paroles! Les bravos gagnaient, s'élargissaient; on accourait de toutes parts, et lorsque le bateau vira en frôlant les jardins des villas emplies d'ombre, des voix d'enfants claires et joyeuses, et des voix plus mâles et émues, venues de tout un monde invisible, prolongèrent les acclamations. Enfin l'on quitta la rive pour gagner Pallanza en traversant la lac en sa largeur, et Carlotta ne chanta plus que pour la Reine-Marguerite.

—Il faut convenir, dit Mme de Chandoyseau, que cette fille a un organe admirable, et, quand elle se tient à sa place, on peut l'applaudir.

—Même lorsqu'elle se tient à sa place, prononça amèrement le révérend Lovely, cette fille fait du mal... Cette miousique, en vérité, fait du mal.

Plusieurs personnes sourirent. Dompierre se souvint qu'il n'avait pu s'empêcher d'en faire autant, quand le clergyman, prenant son bain, il y avait de cela quelques semaines, lui avait dit: «Ce pays-ci est mauvais». À voir ce soir le malheureux vieillard, et lui-même, et le triste accablement de son entourage, il ne jugeait plus que ces paroles de puritain fussent si ridicules.

Cependant il eût voulu prendre la défense de Carlotta, qui n'était mauvaise que dans le sens où l'on peut dire que l'est la nature avec son soleil et avec ses nuits, avec le bruit de ses sources, l'odeur de ses moissons et le goût de ses fruits; mais il s'aperçut qu'on l'épiait à cause du bruit de ses relations avec la marchande des Borromées, et que M. Belvidera lui-même, si ce n'eût été sa discrétion naturelle, l'eût certainement félicité d'avoir choisi une maîtresse qui possédait une telle séduction.

D'ailleurs tous étaient sous le charme. Des femmes voulaient embrasser la chanteuse, et on envoyait des fillettes lui demander son nom. La traversée fut trop courte.

—D'où est-elle? où va-t-elle? interrogeait-on de tous côtés.

On fut rassuré quand on sut qu'elle allait jusqu'à l'Isola Bella. On lui jetait de la monnaie qu'elle ramassait avec son avidité ordinaire; et son humeur ayant profité de cet encouragement qui était le plus puissant sur elle, elle donnait toute sa voix, elle enflait son chant avec une frénésie vraiment nouvelle. Qu'éprouvait-elle en plus de la joie d'augmenter son trésor? Commençait-elle à comprendre l'espèce de royauté qu'elle exerçait sur ce lac et ces îles? Était-elle grisée ce soir par l'enchantement même qu'elle avait répandu autour d'elle? À un moment, elle mit un tel accent sauvage, une telle saveur fauve dans la passion que traduisait son refrain monotone, que nombre de personnes, et des hommes même, furent ébranlés jusqu'à cette petite angoisse courte qui vous loge une larme au coin de la paupière, et vous laisse hésitants, gênés, gauches, presque honteux d'avoir été touchés si à vif.

Alors elle se tut, et aucune insistance ne fut capable de la faire reprendre sa chanson. Elle était tapie sous son châle, et se cachait la figure. Des hommes du bateau voulurent la découvrir, et ils lui tiraient son châle en riant. Mais elle leur lança des mots crus, qui leur firent comprendre qu'elle ne plaisantait pas.

À la station de Pallanza, un homme qui se tenait sur le quai demanda à haute voix si Carlotta n'était pas à bord.

—Carlotta! par la Madone! je crois bien qu'elle est à bord!

—Carlotta! cria l'homme. Et ceux qui le connaissaient reconnurent le timbre du farouche Paolo.

—Carlotta! reprirent les hommes du bord, réponds donc, c'est ton promis!

Carlotta restait immobile sous l'abri de son châle noir, et ne soufflait pas. Elle grelottait, comme si elle eût été prise de froid tout à coup. Ce n'était pourtant pas sa coutume d'avoir peur.

—Vas-tu répondre? cria le promis dont l'humeur ne semblait pas complaisante.

Et il s'élança, en bondissant, sur la passerelle qu'on était sur le point de retirer. Le capitaine allait commander de l'avant:

—Arrêtez! arrêtez! il y a encore un voyageur à descendre.

Le bateau crachait de grands jets de vapeur. Tous les passagers, uniquement préoccupés de la Carlotta, étaient anxieux de la scène qui allait se passer entre le fiancé colère et brutal et la belle fille qui s'aplatissait en tremblant, à la façon des animaux qui pressentent un malheur.

—Carlotta! hurlait Paolo; vas-tu bouger! j'ai là une barque qui t'attend et ta mère est avec moi; nous allons passer directement à l'Isola Madre, pour les fleurs!...

—Non! fit Carlotta qui se décida à desserrer les dents; je vais jusqu'à l'Isola Bella.

—Ah! tu vas jusqu'à l'Isola Bella! Ah! chienne! ah! coureuse! je vais te faire voir, moi, si tu iras comme ça à ta fantaisie! Ah! tu ne veux pas quitter ta société! Mais pourquoi aussi est-ce que tu ne te fais pas enlever tout à fait par tes étrangers, dis! dis!

Le malheureux prononçait ce mot d'«étrangers», forestieri, avec toute la haine et tout le mépris dont il était capable; il leur crachait à la figure à tous, dans l'impossibilité où il était d'atteindre celui qui détournait sa fiancée.

—Laissez-la, laissez-la! lui disait-on, qu'est-ce que ça vous fait? elle descendra plus loin, à l'Isola Bella.

Mais il était furieux: il n'entendait rien; il culbutait tout le monde. Dans sa sourde jalousie, il croyait que les matelots la retenaient pour lui «faire des galanteries». Il se jeta sur Carlotta et, l'empoignant à bras le corps, ce bout d'homme plus petit qu'elle l'emporta en un tour de main jusque sur le quai. Elle se débattait et hurlait. Personne de ceux qui savaient le caractère de Carlotta, son dédain ordinaire envers les menaces, ne comprenait cette frayeur subite à suivre Paolo et sa mère venus au-devant d'elle, pour la transporter en barque à l'Isola Madre.

Les roues du vapeur battirent à grand bruit et étouffèrent les cris de la malheureuse Carlotta. Tout le monde demeura péniblement ému de cette brusque séparation. Le bateau s'était déjà éloigné de Pallanza, quand un des hommes de la Reine-Marguerite fit remarquer du doigt la petite barque filant vers l'Isola Madre, et que l'on distinguait assez nettement, grâce aux feux de l'embarcadère. On se pressa sur l'arrière et l'on ne pouvait s'empêcher de demeurer les yeux fixés sur ce petit point noir, avec un regret, peut-être une inquiétude, une indéfinissable mélancolie.

XXII

Dans la nuit, Gabriel, qui ne pouvait dormir, ouvrit sa fenêtre, et, ayant tiré une chaise sur le balcon, il s'y installa et respira l'air frais que la grande quantité des arbres verts imprégnait d'un parfum un peu âpre. En se penchant, il s'aperçut que la fenêtre de Lee n'était pas fermée, et qu'il y avait de la lumière dans sa chambre. Le poète, ayant entendu le mouvement de son voisin, parut. Les balcons se touchaient et, de l'un à l'autre, on pouvait causer facilement.

—Vous travaillez?

—Oui, dit Lee, je mets la dernière main à un ouvrage où j'espère avoir enfin montré un homme!

—Un homme?

—Oh! je se parle pas de l'homme tel que le conçoivent vos romanciers et généralement toute votre littérature. Pour vous autres, vous avez créé une figure d'homme, lorsque vous êtes assuré que quelques poignées de crétins, de filous ou de pieds-plats de vos contemporains s'y reconnaîtront comme en un miroir. J'ai conçu, moi, un homme, dans le recueillement de mes veilles; grâce aux mille expériences que la réalité m'a fournies, sans doute, mais grâce aussi à l'instinct du beau que Dieu mit en moi et que toute ma vie fut employée à éclairer, à développer, à magnifier enfin. Si je ne mets pas au jour, par le moyen de l'art, une figure différente de celle que j'eusse pu produire plus simplement, en m'accouplant avec une maritorne, je ne vois pas la raison de me priver du farniente ou des plaisirs d'un viveur. J'espère donc vous faire voir un être doué de toutes les qualités nécessaires à la viabilité, mais qui se hausse au-dessus de la conception de beauté que vous vous faites communément.

—Diable!

—Je veux un héros.

—Ça n'est pas original.

—Dites plutôt que l'on a rendu banale la figure du héros en n'incarnant sous cette dénomination que le type soumis jusqu'à l'abnégation de sa personne aux conditions tragiques que nous imposent la nature et la société, les deux marâtres. Vous glorifiez sans lassitude le soldat et l'amant. Laissons le soldat, pour ne pas froisser votre susceptibilité de Français; vous êtes une nation condamnée à être militaire ou à n'être pas, et il serait malséant à moi de vous attaquer sur ce triste point. Mais l'exaltation perpétuelle de l'amant est une honte pour une littérature. Je sais bien que jamais vous n'obtiendrez que l'humanité se défasse d'une forte et secrète complaisance envers toutes les choses de l'amour. Elle sera donc également indulgente aux acteurs de l'amour quels qu'ils soient. Il n'en est pas moins vrai que l'artiste, le poète dont la mission est de donner des exemples de beauté, rien que de beauté, devra s'abstenir de nous exhiber le spectacle de la passion amoureuse, c'est-à-dire le cas où l'homme se ravale à plaisir au niveau de la bête, devient inintelligent obtus, fermé à l'univers entier, prêt à toutes les bassesses, à toutes les trahisons, aux crimes les plus dégradants, dans le seul but de se vautrer sur une créature, de se perdre, de s'anéantir, soi, sa personnalité, son avenir, dans un être dont la séduction se fane dans le temps même qu'elle vous fait pâmer!... Ne m'objectez pas que j'exagère, que ce n'est pas cela; qu'il y a un amour plein de charme, de grâce et de poésie: Roméo, Juliette, les balcons, les romances, la musique, les fleurs.... C'est le piège de la nature! qui ne sait de quoi il retourne?

Partout où l'amour atteint la passion, il y a démence, rage, cruauté, lâcheté, mensonge, infamie et meurtre. Tout amour qui cesse d'être une bleuette, n'est autre chose que l'épanouissement de nos plus bas instincts et l'obstruction de nos facultés. Certes, mon héros ne sera ni cet homme vil ni cette brute, mais bien celui qui, se détournant de votre idole d'Eros adorée par les siècles, aura le front de lui cracher à la face et de lui vomir son dégoût!...

—Je vois, dit Dompierre, que votre sujet vous possède... autant que le pourrait faire le sentiment de l'amour, et il vous rend cruel comme un amoureux!...

—En effet, je suis amoureux de mon sujet, et vous voyez que cela me rend méchant, puisque je ne tiens pas compte de vos sentiments qui pourraient être blessés à juste titre. Excusez-moi donc, je vous prie. Mais, que serait-ce, si j'aimais une femme?...

—Nous verrons bien ce que ce sera!

—Comment! vous le verrez bien?...

—Je dis que cela ne peut manquer de vous arriver, et j'aurais plaisir à en être témoin... ce qui...

—Mon ami, interrompit l'Anglais, vous ne savez pas ce que vous dites!

—Je sais que votre orgueil est immense, et, s'il vous répugne de servir la nature et la société, il vous répugnerait davantage de vous abaisser jusqu'aux pieds d'une créature humaine. Mais l'amour entre chez nous comme un voleur, et l'on est déjà à genoux avant d'avoir eu le temps de crier: au voleur!

—Cela équivaut à dire qu'il se peut faire que je devienne fou; mais dans ce cas comme dans l'autre, je considère que ma personnalité est morte. Aussi comprenez-vous que je me défende contre cet état mental avec l'intrépidité que l'on met a défendre sa vie!

—Défendez-vous bien! dit Dompierre, en se retirant du balcon. Je vous souhaite bonne chance!

Il passa un veston et descendit. La conversation de l'Anglais lui était presque intolérable, ces temps-ci. La rage du poète contre la passion de l'amour semblait croître depuis le voyage de Bellagio, et elle s'exerçait à tout propos avec une telle violence que Gabriel se demandait si cette haine philosophique ne provenait pas d'une sorte de dépit ou d'un combat acharné contre l'ennemi lui-même qui menacerait d'enlever la place. L'exaltation de la manie moralisatrice du clergyman ne s'était-elle pas produite précisément dans une pareille circonstance?

Gabriel poussa avec précaution la petite porte extérieure du bâtiment des dépendances, dont il gardait toujours une clef en prévision de ses sorties nocturnes; et il se trouva dans le jardin. Le jet d'eau, comme au temps de nuits plus heureuses, égrenait toujours ses fines perles dans le bassin, et c'était le seul bruit. Les chênes-verts tachaient l'ombre de leur masse opaque; et le malheureux amant distingua les pointes aiguës et noires du bouquet de cyprès où il avait tant de fois tendu les bras à sa maîtresse. Le parfum de la nuit était aussi le même. Toutes les choses qu'il apercevait avivaient l'affreuse plaie de son cœur. La fenêtre de Lee était la seule qui fût éclairée, et il regarda d'en bas le poète, allant et venant dans sa chambre, se passant la main dans les cheveux, rejetant brusquement la tête en arrière, enfin en proie à la grande surexcitation de l'œuvre orgueilleuse dans laquelle il espérait noyer la sourde poussée de ses appétits naturels. On le voyait venir parfois jusqu'au balcon, et là, en face de la splendide nature endormie, il semblait prendre un singulier plaisir à la défier et à arracher dans une lutte monstrueusement inégale, sa cervelle et sa chair à l'universel enchantement.

—Grand bien lui fasse, soupirait à part lui Gabriel, et tant mieux s'il y échappe!...

Il alla machinalement s'asseoir sur le petit banc de bois, au pied des cyprès, d'où il avait coutume d'épier l'arrivée de Luisa, de discerner sa silhouette claire dans l'obscurité, et de bondir à son approche. Il y sentit l'irrémédiable fin de cette vie de rêve. Le silence accentué par le menu bruit des gouttelettes d'eau tombant dans la vasque, ce silence qu'il avait tant aimé parce qu'il savait quel pas chéri l'allait rompre en faisant crier le gravier des allées ou les feuilles de l'automne, lui donna cette fois-ci, l'impression d'un désert mortel, d'un abandon général des êtres et des choses. Il eut presque peur et regarda à droite et à gauche, d'un mouvement d'enfance qu'il se rappelait avoir exécuté étant petit, quand on le faisait monter, le soir, dans l'escalier obscur. Tout aussi puérile était la réflexion qui le ranima: «Si elle venait! se disait-il, s'il lui prenait l'idée de redescendre ici; même pas pour moi, puisque nous ne nous y sommes pas donné rendez-vous, mais par l'entraînement de l'habitude ou par cette complaisance que l'on a parfois pour des souvenirs qui veulent revivre! Si elle venait!...»

Hélas! si elle venait! ce serait encore entre eux une de ces scènes terribles où ils s'invectivaient désormais comme des ennemis acharnés, où ils ne mettaient plus en commun que leur horreur d'eux-mêmes, où il n'était plus question que de l'ignominie de leur conduite. Que Lee avait donc raison!—et c'était pour cela qu'il était exaspérant!—que leur amour était laid! Dans quelle fange ils se vautraient! Elle ne cessait de lui avouer qu'elle ne l'aimait pas; et elle tombait dans ses bras avec cette sorte de frénésie que seul, peut donner le mépris de soi-même ou l'abandon de soi, tête perdue, dans l'abîme. Ils n'avaient plus de caresses; ils se faisaient mal, se battaient, s'écorchaient. Lui seul essayait de ramener la douceur entre eux, mais à la première expression tendre, elle le coupait brutalement: «Pourquoi me dis-tu ça? je ne t'aime pas! tu sais bien que je ne t'aime pas!»—«Mais alors, que fais-tu là?»—«Ce que je fais? mais je me perds; j'achève de me perdre; je ne suis pas tout à fait assez perdue! ah! ah! ah! il me demande ce que je fais là!»

Et c'était cela qu'il attendait, c'était cette ivresse sanglante qu'il espérait encore en se piquant la figure et les mains contre les aiguilles des arbres verts! Car il était là, encore, la tête dans le feuillage, à s'avancer, puis à se retirer précipitamment, en faisant tout bas: «holà!» lorsque la douleur était trop vive. Il se souvenait de la voix de Luisa: «Combien de fois t'es-tu piqué?»—«Trois fois!»—«Ce n'est pas assez! ce n'est pas assez!... la prochaine fois, il faudra!...»

Là, les jambes lui manquèrent; il s'assit. De tous les souvenirs de l'amour, le plus atroce est celui du son de la voix. «Mio! mon Mio!» Ses oreilles s'emplissaient de ce chant incomparable: «Mio! mon Mio!» Puis il se releva précipitamment; il avait cru entendre réellement; il fit un pas dans l'allée. Personne! Le désert, plus vide, plus immense que jamais. Le bruit du jet d'eau l'impatientait; il eût voulu trouver la clef pour arrêter ce murmure infatigable, lié dans sa mémoire à une autre musique, et qui contribuait à la lui rendre trop vive.

Il continua de marcher dans le jardin. Là-bas, dans le fond, était le petit kiosque meublé que la nuit lui cachait. Mais, plus près, il apercevait les branches plusieurs fois tordues sur elles-mêmes du vieil olivier dans lequel on montait jusqu'à une petite plate-forme, pour découvrir le lac. «C'est là, pensait Gabriel, qu'une nuit elle oublia que c'était dans mes bras qu'elle était et qu'elle fut presque épouvantée quand je lui parlai tout à coup! Elle revoyait la figure de son mari dans un jardin du Pausilippe!...» Et lui qui défaillait à l'idée que la chair qu'il baisait était pâmée par lui, pour lui! Quelle misère! quelle source de turpitudes que l'amour! Il contient le mensonge et la trahison à ce point, que l'on s'y trahit l'un l'autre jusque dans l'étreinte!

À vingt-huit ans seulement, il avait la révélation de cela. Jusque-là, il n'avait jamais souffert par l'amour, ou, du moins, dans la douleur sentimentale de la vingtième année, il n'avait souffert que pour bénir la chère cause de son mal, et l'amour qui le faisait pleurer demeurait quand même pour lui un joli dieu, au visage sublime et plus beau que toutes les choses de la terre. Eh! parbleu! c'est ainsi que le voyait en ce moment-ci Solweg, cette petite fille qui s'était mise à s'éprendre de lui. Ah! il eût eu beau jeu, celui qui se fût avisé d'aller médire de l'amour vis-à-vis de cette enfant qui en souffrait affreusement, pourtant, ainsi qu'on n'en pouvait douter. Gabriel ne la plaignait pas. Que n'eût-il pas donné pour être affecté de la même façon qu'elle, pour être fier de son sentiment, pour se sentir anobli par sa propre douleur!

Mais il pensait que celle qu'il adorait, lui, s'était roulée, couverte de honte, aux pieds de cette jeune fille, et que cette jeune fille ne l'avait pas relevée et l'avait souffletée de son mépris. C'était bien dans cette attitude des deux femmes, que lui apparaissait la différence des deux sortes d'amour. Et celui des deux qui le touchait, qui était le sien, ce n'était pas celui qui se dressait la tête haute, dédaigneux et superbe, mais celui qui se courbait en rougissant, qui s'humiliait, s'abîmait, et s'enivrait de son infamie.

Cependant, il essayait de se convaincre que Luisa avait eu tort de s'abaisser, de ne pas comprendre que sa passion, à elle aussi, avait sa grandeur et sa beauté. Sa grandeur et sa beauté! Mais elle confessait ne pas même éprouver l'amour; et elle n'était en proie qu'à une sorte de folie luxurieuse que la nouveauté, le goût du fruit défendu, la mollesse du climat lui avait répandue dans la chair! Et elle déshonorait bassement l'homme qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer dans son cœur! Sa grandeur et sa beauté!... Non, non, il fallait en prendre son parti: leur amour était une misérable vilenie.

Mais tant pis! mille fois tant pis! c'est à cet amour-là qu'il était tout prêt à consacrer jusqu'au dernier lambeau de sa chair. Il était entraîné par une cavale furieuse, par une bête infernale qui galopait à l'aveugle dans un pays d'horreur; tout son corps sautait, sursautait à la croupe de l'animal de cauchemar; ses membres étaient meurtris, arrachés; ils s'accrochaient aux cailloux, aux épines; mais c'était cela qu'il lui fallait, rien autre que cela. Que lui parlez-vous de bonheur, de suavité, de beauté! Mais, il se moque de ces choses! Ce qu'il aime, c'est de parcourir les chemins derrière sa cavale, et de pouvoir, en se retournant, voir le sol que son passage a rendu pareil à celui d'une boucherie et d'un abattoir. En vérité il faut être naïf pour venir parler de bonheur à un amant: c'est la torture qu'il recherche.

Gabriel monta par le petit escalier tournant, jusqu'au cœur du vieil arbre où il avait tenu dans ses bras le corps de Luisa. «Elle était là, pensait-il, une fois assis sur la petite plate-forme; je sentais sur mes genoux son poids bien-aimé; le parfum de sa gorge et de ses cheveux m'environnait; un de ses bras,—son bras, mon Dieu! puis-je revoir cette image sans mourir!—était sorti complètement du peignoir, et l'obscurité m'empêchant de le voir, je le parcourais lentement des lèvres, depuis la grâce vivante du poignet jusqu'au délire mortel que contient la rondeur de l'épaule. Je lui dis: «Luisa, il n'est pas possible que je survive au délice que vous me donnez!» Elle se releva brusquement: «Ah! c'est vous!»

Et il eût donné encore son âme, son éternité, pour goûter à nouveau le supplice raffiné de cette petite scène.

La nuit s'avançait; le lac et les montagnes commençaient à blanchir. Il pensa: «Ce serait le moment de nous en aller si elle était là!» Et il se leva et partit, comme s'il la suivait.

Il prenait des précautions pour ne pas faire de bruit en marchant sur le sable. Il se souvint d'un cri qu'elle avait poussé, un matin qu'ils rentraient côte à côte, en appuyant le pied sur un limaçon dont la coque avait craqué. Quelques oiseaux lui avaient répondu et les massifs s'étaient éveillés autour d'eux.

Gabriel remarqua que Dante-Léonard-William était encore à son balcon. Il avait éteint sa lampe et ne travaillait plus. Il était debout et regardait fixement au loin. Sans doute voyait-il l'aube répandre à flots son lait matinal sur les collines et sur les eaux? Peut-être acceptait-il enfin la dangereuse invitation que ce dernier matin d'octobre répétait, une fois suprême!

XXIII

La multitude des connaissances que Mme de Chandoyseau s'était faite à l'Hôtel des Îles-Borromées fêta son retour. Elle fut entourés dès la première matinée; on lui demanda mille détails sur ses impressions au lac de Côme. Tout le monde fut ému de l'indisposition de Mlle Solweg, et les questions au sujet de cette chère enfant qui n'était pas encore complètement remise, ne tarissaient pas.

—Ah! mesdames, disait Mme de Chandoyseau, savez-vous quel fardeau délicat c'est d'avoir à soi une jeune fille! Car il faut bien que je sois sa maman! C'est un âge qui exige tant de soins, tant de minutieux ménagements, tant de subtiles prévisions, dirai-je même, car il faut voir pour elle, étudier à la fois son entourage et sa vie intérieure. Prévoir et deviner, n'est-ce pas l'art d'une mère?

On la complimentait; on admirait son tact et son intelligence. Qui donc prétendait que les femmes ne sauraient mener de front les préoccupations intellectuelles et les soins de la famille? Et il se trouvait des gens pour vous faire entendre, en haussant les épaules, que les femmes à la mode ne sauraient s'embarrasser des soins de la maternité? Mais il n'y avait qu'à écouter parler cinq minutes cette petite Parisienne-là, pour se convaincre qu'elle apportait une égale perspicacité dans les choses de l'esprit et dans celles du cœur. Tout particulièrement dans ses rapports avec sa «sœurette», elle avait une façon de prononcer seulement son nom, qui faisait que chacun en était attendri.

À la vérité, voici quels étaient exactement à l'heure actuelle les rapports de Mme de Chandoyseau et de sa «sœurette».

Solweg, pressée ces jours derniers par de nouvelles demandes en mariage, avait avoué tout net à sa sœur qu'elle n'avait pas plus de répugnance pour celui-ci que pour celui-là, mais qu'elle était résolue une fois pour toutes à ne plus répondre à ce propos, parce qu'elle ne voulait pas se marier.

—Mais tu aimes donc quelqu'un? s'était écriée Mme de Chandoyseau étonnée.

Solweg avait répondu simplement:

—Oui.

Quant à savoir qui Solweg aimait, ce ne fut pas long dès lors à découvrir.

Mme de Chandoyseau demeura atterrée. D'abord parce que rien au monde ne pouvait la vexer davantage que de n'avoir pas soupçonné la secrète passion de la jeune fille. En second lieu parce qu'elle comprit la sottise colossale qu'elle avait commise en s'acharnant à détruire la réputation du jeune homme, qui, à tout bien considérer, eût été un parti excellent pour Solweg. Tel avait été son «art de prévoir et de deviner».

Sans doute, elle avait songé à Dompierre pour Solweg dès la première semaine, comme cela fût arrivé au premier venu qui voit en présence un jeune homme et une jeune fille; elle les avait même fait danser ensemble. Mais elle n'avait même pas su s'employer à vaincre la réserve du jeune homme, ce qui eût été de la bonne diplomatie: et, au fond, la guerre qu'elle lui avait déclarée venait plutôt de la jalousie qu'elle avait elle-même pour sa maîtresse que de la froideur qu'il avait manifestée pour Solweg.

Devant l'impossibilité de réparer ce qu'elle avait fait, elle avait tenté de détourner Solweg de son idée.

—Mais, ma pauvre enfant, tu ne sais pas, il faut te dire... Ce jeune homme a une conduite scandaleuse: il a une maîtresse...

—Je le sais.

—Ah! Eh bien! tu connais toi-même cette Carlotta?

—Ce n'est pas Carlotta.

—Comment! Mais alors tu sais tout! Ah! mon Dieu!

Elle s'était enfuie, de peur d'entendre dire à Solweg qu'elle savait bien plus encore, qu'elle savait qui contribuait à éloigner Dompierre chaque jour davantage, qu'elle savait même à qui elle devrait de ne pouvoir jamais l'épouser probablement.

Mme de Chandoyseau était aux abois, et ne savait à quel saint se vouer. À qui demander conseil? Son mari ne comprenait pas; et elle reconnut à ce moment-là, que parmi les innombrables personnes qui lui prodiguaient leur admiration et leur attachement, il ne s'en trouvait pas une qui fût son amie. À qui, d'ailleurs, eût-elle pu confier un cas comme le sien?

Elle aperçut le clergyman et lui lit signe.

—Mon révérend! mon révérend!

Le bonhomme se précipita, trop heureux qu'elle le désirât. Comme il allait ouvrir la bouche pour lui adresser quelque compliment:

—Chut! fit-elle, j'ai quelque chose à vous dire.

Il espérait toujours qu'elle prononcerait le mot définitif, celui que le malheureux attendait avec une angélique patience et qui devait mettre un terme à son stage humiliant d'amoureux.

—Vous avez quelque chose à me dire? répéta-t-il en tremblant.

—Oui, dit-elle, quelque chose de très grave. Mais je voudrais être bien à l'aise et vous entretenir seule à seul.

—Seule à seul! dit-il, All right! madame, il y a un moyen, venez!...

—Non! non! pas si loin, fit-elle, en comprenant l'heureuse angoisse qu'avait éprouvée le vieillard. Non, non, entrons, si vous voulez bien, au salon; il n'y a personne.

Elle le prit par le bras et l'entraîna:

—Mon révérend, je suis la plus misérable des femmes!

—Pas encore! fit le naïf soupirant.

—Si, si! dit-elle, sans saisir la bévue; je vous dis que je suis la plus misérable des femmes. Voulez-vous savoir ce que j'ai fait?

—Ma chère amie! s'écria-t-il en ouvrant des yeux pleins d'anxiété.

—Vous allez comprendre tout de suite: ma petite sœur aime quelqu'un...

—Il faut la mèrier!

—Justement. Mais j'ai rendu ce mariage impossible: Solweg aime Monsieur Gabriel Dompierre.

Le révérend fit sa grimace.

—Monsieur Dompierre n'est pas ce que vous croyez, mon révérend. C'est moi qui l'ai chargé du scandale de l'affaire Carlotta!

—Vous!

—Moi, dit-elle. Me trouvez-vous toujours jolie, après ça? Trouvez-vous que je suis encore «parfumée comme la rose de Jéricho»?...

Le clergyman levait les bras au ciel. Il dit:

—Le Seigneur aime le paovre pécheur, madame, et je ne suis que le plus humble serviteur du Seigneur.

—Je vous remercie de votre indulgence, dit Mme de Chandoyseau. Mais songez cependant que je vous ai employé dans toutes ces histoires; que, sous le prétexte de signaler l'horreur du scandale, je vous l'ai fait colporter; que tout le monde qui eût douté de ma parole a cru à la vôtre, à cause de votre âge et de votre caractère!...

—Christ ait pitié de nous!

Le pauvre homme était tombé sur une chaise, et sa confusion était au comble. Il était épouvanté de l'aveuglement que la «concupiscence» avait répandu sur ses yeux et de la grandeur du mal où sa malheureuse passion l'avait entraîné. Quoi! c'était lui qui avait été l'instrument des papotages d'une ville entière, et grâce auxquels un jeune homme était calomnié et l'honneur d'une jeune fille traîné dans la boue! Dieu avait retiré la vue à son serviteur indigne, afin qu'il s'avançât davantage dans la voie de la déchéance que la luxure lui avait ouverte!

Mais Mme de Chandoyseau ne l'avait pas fait venir là pour contempler l'immensité du péché. Elle voulait qu'il lui donnât un avis, qu'il essayât de réparer ce qu'il avait—d'ailleurs innocemment—contribué à répandre.

—Que faire? dit-elle.

Le vieillard se redressa.

—Madame, si le mal est grand, dit-il, du moins en ignore-t-on la source. Monsieur Dompierre peut ne pas savoir que vous avez été son ennemie souterraine; dès lors, rien ne l'empêche de s'allier avec votre famille...

—Rien! Mais, mon bon monsieur Lovely, vous ne voyez donc pas plus loin que le bout de votre nez: Monsieur Dompierre a une liaison, une vraie, celle-là...

—Eh bien! fit le clergyman.

—Eh bien! cette liaison, je l'ai découverte au mari, entendez-vous bien? Je ne sais trop ce qu'en pense celui-ci; il affecte depuis lors d'être mieux que jamais avec l'amant de sa femme; mais j'ai idée qu'il cache son jeu et qu'un de ces jours ces deux hommes-là vont se couper la gorge!

—Dieu tout-puissant!

—Vous voyez que Monsieur Dompierre est encore loin d'épouser ma petite sœur!... Ah! ah! dit-elle, je suis bien malheureuse, plaignez-moi, monsieur Lovely!

Elle avait pris les mains du vieillard; elle les baisait, dans son besoin de trouver un appui, et elle pleurait très sincèrement.

—Voyez-vous, disait-elle, j'aime beaucoup ma petite sœur, je ne suis ni une mauvaise ni une malhonnête femme, monsieur Lovely. Non, non, il ne faut pas croire cela. J'ai été coquette, je sais bien... Oh! si, si, j'ai été très coquette avec vous, c'est très vilain, ça a pu vous donner de fâcheuses idées sur mon compte, mais ça n'aurait pas été plus loin, croyez-le bien, je n'aurais pas permis; je suis honnête et très fidèle à mon mari!...

Elle disait vrai, dans son réel affolement. Son étourderie naturelle lui faisait oublier qu'elle achevait de martyriser le malheureux vieillard, tout en essayant de se rehausser dans son esprit. Elle était une femme très honnête, elle n'avait jamais trompé son mari; elle aimait beaucoup sa petite sœur; mais elle faisait cent fois pis que si elle eût été méchante et malhonnête.

Le désespoir verdissait la figure du révérend Lovely. En l'espace d'une minute, il perdait jusqu'à ce dernier espoir du péché qui était son seul soutien, dans son grand désarroi moral. Ainsi donc, il n'assouvirait pas les pauvres désirs accumulés durant une longue vie de probité et de vertu; ce serait en vain qu'il aurait secoué ces temps-ci les remontrances de sa conscience et causé la détresse de sa digne femme: On s'était joué de lui comme d'un pantin, pendant qu'il exposait, lui, brave homme, toute l'honorabilité de sa vie, et sa part de ciel, que sa foi lui montrait compromise. Et, du même coup, on lui montrait, qu'il était beaucoup plus coupable qu'il ne l'eût cru, car il avait trempé dans les plus honteuses calomnies. Ne devait-il pas se révolter et souffleter cette poupée, cet article de bazar de Paris qui était la cause d'un tel désordre?

Il leva sur elle ses yeux où la passion tardive avait fait surnager une grande tendresse enfantine curieusement mêlée à une affreuse servilité.

—Oh! je sais, dit-il, que vous êtes une femme excellente; c'est moi qui ai été le coupable, et je vous en demande pardon...

—Mais, que faut-il faire? dit Mme de Chandoyseau qui n'avait que cette idée en tête.

Il lui dit, avec son accent comique qui donnait une étrange saveur à ses paroles sérieuses, qu'il revendiquerait lui-même la responsabilité de tout ce qui s'était fait. Il emploierait tout ce qui lui restait de forces à arracher la calomnie jusqu'en ses racines; il avouerait qu'il s'était trompé: on attribuerait l'éclat donné à ces faux bruits à son excès de zèle... N'était-ce pas vraisemblable de la part d'un «pasteur protestant»? dit-il en s'efforçant de sourire. Et ceux qui seraient tentés de croire que Mme de Chandoyseau avait été pour quelque chose dans ces affaires, apprendraient par lui-même qu'elle avait été abusée par l'influence d'un vieillard...

—Oh! oh! dit-elle, mon révérend, vous ne ferez pas cela; je ne le souffrirai pas.

—Je le ferai.

—Mais vous êtes un saint!

—Je n'aurai point de mérite, dit-il, en relevant encore une fois sur elle ses yeux souffrants où l'on sentait le cruel plaisir qu'il éprouverait à se sacrifier pour elle.

—Oh! dit Mme de Chandoyseau, vous savez que je n'accepterais jamais ça, s'il ne s'agissait que de moi; mais il s'agit de sauver une jeune fille.

—Dieu nous aidant, nous la sauverons, madame, dit le révérend Lovely en se retirant avec la contenance d'un chrétien qui marche à la mort.

Elle le regarda un instant s'éloigner, puis, étant passée dans le hall, elle y oublia tout, au milieu du babillage de ses nombreuses amies qui l'appelaient: «l'idéale petite maman».

XXIV

Mille occasions se présentaient, ainsi que le veut l'étonnante ironie du monde, pour créer une cohésion artificielle au groupe désuni par les péripéties du voyage au lac de Côme. C'est ainsi que Mme de Chandoyseau et M. Belvidera, qui n'avaient vu ni l'un ni l'autre l'Isola Madre, ayant exprimé chacun séparément leur intention d'y faire une excursion, on apprit pendant le déjeuner que les barques avaient été retenues de part et d'autre pour l'après-midi.

Dans ces circonstances, il se trouve toujours un M. de Chandoyseau pour s'écrier:

—Quel heureux hasard! nous ferons route ensemble.

Dompierre avait voulu se soustraire à cette promenade; mais on savait que lui seul pouvait avoir de ses amis les jardiniers l'autorisation de rester dans l'île après le coucher du soleil, et c'eût été bien peu aimable à lui de refuser son précieux concours. On emportait une collation et des rafraîchissements. C'était une très jolie partie de plaisir. Qu'est-ce qu'il y a de plus agréable qu'un pique-nique entre amis?

C'était une de ces journées radieuses où l'automne semble semer ses trésors à profusion, jeter la chaleur et la lumière à pleines mains, comme s'il vous disait: «Allez, allez! c'est la fin, je donne tout; nous n'avons plus d'économies à faire; nous mourons demain!»

Gabriel courbait les épaules sous la pesanteur voluptueuse des arbres où il avait passé à l'époque heureuse de son amour, au bras de Luisa. Le palais rose, les balustrades fleuries, les lianes encombrantes des allées, le parfum des plantes exotiques, et la présence encore de celle qui lui avait divinisé tout cela, mais aujourd'hui suspendue au bras d'un autre, lui versaient un enivrement qui s'accentuait pas à pas. Il fouettait de sa canne la tige des plantes, et il se redressait parfois, tout en marchant, comme s'il eût senti que sa taille ou ses membres ployaient.

Mme de Chandoyseau s'exclama en passant devant la fenêtre de la chambre des fleurs. Il y en avait une quantité en pots, et quelques-unes, déjà cueillies et humectées d'eau fraîche, étaient disposées sur les paniers et faisaient avec le mobilier rustique le plus gracieux effet.

Mme Belvidera et Dompierre étaient demeurés en arrière.

—Venez donc! venez donc! leur dit-on; il faut absolument voir cela, c'est délicieux!

—Ah! dirent-ils, et ils s'avancèrent jusqu'à l'appui de la fenêtre, pendant qu'on se retirait pour leur faire place.

Ils durent se pencher, explorer la pièce du regard.

Gabriel murmura:

—Je veux vous avoir là, une dernière fois, quand la nuit tombera, là!

Elle ne lui répondit pas et s'exclama comme tout le monde:

—C'est délicieux! c'est délicieux!

On goûta sur l'herbe, à l'endroit précisément où les deux amants avaient été le plus touchés par la beauté du paysage. C'était au milieu de camphriers, d'arbres à thé, de houx frisés et de chênes verts. Un vieux cèdre étalait au-dessus d'eux, comme une main rigide, sa branche plate, gigantesque. On voyait Pallanza toute blanche, au travers d'une fenêtre de feuillage. À cinq heures, la grille de la grande entrée fut fermée et le bruit de fer en parvint jusqu'à cet endroit charmant.

—Ainsi, dit la petite Luisa, nous sommes tout seuls dans l'île à présent?

—Tout seuls, avec les jardiniers.

On battit des mains, ce fut un vrai bonheur pour tout le monde de profiter d'un avantage exceptionnel.

À l'heure du coucher des oiseaux, l'air fut déchiré d'un grand vacarme, et l'on vit passer les paons qui rentraient.

Puis vint la promenade à la nuit tombante que hâte l'ombre des arbres séculaires. Dans le demi-jour, on marchait sur la couche profonde des feuilles sèches. Elles étaient en si grande abondance dans certaines allées que les pieds enfonçaient très avant et sentaient les arrière-couches déjà fermentées. Une odeur fauve s'en dégageait. À la moindre brise venue du lac, les feuilles tombaient en neige d'or voletante qui s'attachait aux chapeaux des femmes, ou se plaquait sur les corsages et jusque sur les joues en donnant la sensation d'un baiser froid, furtif et faisant presque peur. Mais, ça et là, une grande trouée s'ouvrait dans le ciel rouge du couchant, et la braise ardente des feuillages frappée par cet incendie réchauffait soudain, ranimait, faisait rire quelqu'un sans qu'il sût pourquoi.

On joua à cache-cache. On se perdit.

Gabriel se trouva vis-à-vis de Luisa au hasard du jeu. C'était dans la proximité du palais. Il l'empoigna par la main sans lui rien dire et l'entraîna. Ils parcoururent toute une allée sans prononcer une parole. L'ombre était déjà partout épaisse. Il souleva le lierre, poussa la porte de la chambre des fleurs sans rencontrer de résistance. Ils n'entendaient l'un et l'autre que leurs souffles très émus, et au loin, dans le parc immense, les longs cris du jeu. Gabriel verrouilla la porte sans quitter la main de Luisa:

—Ah! je t'ai! dit-il, en la baisant comme une bête vorace.

Elle était hébétée, folle, absente. Elle ne songea qu'à dire:

—Prends garde! je suis pleine de feuilles.

Mais il mordait à même le corsage, les feuilles rouillées et humides, au petit goût fadasse et corrompu de chose morte.

Ils roulèrent parmi les fleurs dont ils entendaient craquer les tigelles écrasées et dont la saveur forte était incommodante. Les feuilles qu'elle avait dans les cheveux exaspéraient Luisa; elles lui retombaient sur la figure; elle croyait que c'étaient des bêtes; elle voulait qu'on fit de la lumière.

—Oh! oh! disait-elle, c'est fini! c'est fini! Il faudra bien que je m'arrache à tout cela... Nous allons partir!... Oh! quelle misère! quelle honte!

On entendit à nouveau les cris et les appels lointains des joueurs.

—On nous croit perdus, dit Gabriel avec une espèce d'ironie féroce.

—Tais-toi! tais-toi! dit-elle; tu me fais horreur; nous sommes bien perdus en effet!

—Ah! donne! donne! faisait-il de sa voix de passionné éperdu, en lui écrasant la gorge de ses baisers, comme il écrasait les fleurs. Et tout le corps de la malheureuse se cabrait par l'effet d'une volupté infernale, pendant qu'elle couvrait son amant d'injures et criait qu'elle avait des bêtes plein le cou.

—Tu vois, tu vois! répétait-il, dans son ivresse, il y a tout de même un Dieu qui nous protège, puisque je t'ai encore ce soir, puisque je t'ai là, dans cette chambre qui nous attend depuis des semaines, dans cette chambre que j'avais fait aménager pour nous, où je m'étais juré de t'avoir... Tu vois, nous y sommes chez nous! Comme nous sommes bien là pour nous damner! ajouta-t-il avec un rire nerveux. Ah! je t'aurai encore, je t'aurai encore ici!...

—Non, tu ne m'auras plus! je me sauverai!

—Mais si! vois donc comme c'est fait exprès: on dirait que tout le monde s'est entendu pour nous laisser ici... Lee n'est pas là aujourd'hui, et jusqu'à la Carlotta qui devrait venir chercher ses fleurs à cette heure-ci et qui ne vient pas!...

—Mais elle viendra; elle va venir. Allons-nous en!

—Reste encore! attends que je devienne fou: je me jetterai par cette fenêtre et tu seras débarrassée de moi!

--- Voilà encore des feuilles! dit-elle, impatientée, en retirant les choses humides et gluantes de sa chevelure. Ah! cet automne effrayant, tout rouge, et tout pourri en dessous, as-tu vu, ce soir, comme ça nous ressemble?... Écoute! écoute!

Des cris plus vifs et plus prolongés venaient du dehors.

—Allons-nous en! allons nous-en!

Gabriel lui-même s'était relevé à cause de la vigueur du cri que l'on venait d'entendre.

—J'ai peur! dit Luisa, ne me quitte pas... où es-tu?

Il avait ouvert la fenêtre et prêtait l'oreille.

—Ça ne vient pas du parc, dit-il; il y a quelqu'un qui a appelé sur la grève... Peut-être sont-ils déjà descendus aux barques et ils nous appellent pour partir.

—Donne-moi la main, dis! ne me laisse pas!

Ils tremblèrent tous les deux simultanément, les mains unies. Un cri terrible venait de jaillir comme une fusée éclatante dans le silence du soir.

—N'aie pas peur, dit Gabriel, on ne nous appelle pas, mais viens, viens!

Et il l'entraîna à demi morte d'effroi.

XXV

Ils tombèrent presqu'aussitôt au milieu des jardiniers qui se précipitaient du coté du sentier qui conduit à la porte dérobée par où les deux amants avaient pénétré un jour dans l'Isola Madre.

—Qu'est-ce qu'il y a?

Mais les hommes bondissaient sans répondre. Une de leurs femmes, le poing sur la hanche et hochant la tête, dit:

—Oh! c'est Paolo. Il en veut à Carlotta. Il l'a peut-être bien tuée à l'heure qu'il est.

Gabriel ne put se tenir et s'élança à la suite des jardiniers en disant à Luisa de l'attendre; il lui apporterait immédiatement des nouvelles.

Arrivé à la petite porte dissimulée sous les lianes fleuries, la petite porte des contes de fées, il rencontra un groupe de trois jardiniers contenant à grand'peine Paolo qui gesticulait et hurlait.

—Votre ceinture, signore, s'il vous plaît! dirent-ils; nous n'avons pas de quoi le tenir!...

Gabriel défit la ceinture que les hommes avaient remarquée sous son veston blanc, et on lia les mains au forcené.

—À la bonne heure! dit Gabriel, comme ça!...

—Oh! signore, malheureusement c'est trop tard!

—Comment! c'est trop tard?...

Les trois hommes regardèrent tous dans la même direction, et, avec un geste résigné des bras:

—Ça y est!

—Grand Dieu! il l'a tuée!

On voyait à une cinquantaine de mètres les lueurs vacillantes des lanternes que quelques-uns des hommes avaient songé à apporter; et on distinguait tout autour des gens courbés ou à genoux.

Le jeune homme ne fit qu'un saut. On l'accueillit par le même mot simple et tragique:

—Ça y est!

Quelqu'un ajouta:

—Ça devait arriver.

Carlotta était couchée sur le sable. Ses cheveux avaient été défaits dans une lutte corps à corps où elle avait dû se défendre désespérément; une blessure à la tempe rougissait cette toison noire magnifique, presque à l'endroit où elle avait coutume d'y piquer des roses pourpre; sa bouche était entr'ouverte; on apercevait l'arc d'ivoire de ses dents. On avait déchiré son corsage dans l'espoir qu'elle respirât encore, et sa pure poitrine de déesse et de vierge demeurait immobile comme un marbre. On la recouvrit. Sa figure gardait, comme aux jours de son court bonheur, la sérénité puérile ou divine des chefs-d'œuvre antiques. Avec sa lèvre relevée et ses bras demi-nus écartés en croix, elle n'était pas différente de ce qu'elle était dans sa barque, lorsqu'élargissant les bras pour saisir les avirons, elle commençait de chanter.

Les amis arrivèrent, ayant cessé le jeu en entendant les cris. Mme Belvidera s'était jointe à eux; et les femmes des jardiniers étaient également descendues.

Tons vinrent grossir le groupe des hommes muets penchés sur le cadavre de la marchande de fleurs. Il se fit un léger remuement. De petites réflexions étaient étouffées dans les gorges crispées par le saisissement. Cela faisait des espèces de gloussements, émouvant langage d'une terreur unanime.

Puis les femmes de l'île s'agenouillèrent une à une. Une vieille qui était courbée en deux prononça ces seuls mots:

—Sa mère! sa pauvre mère! qu'est-ce qu'elle va dire?

Alors toutes les femmes se mirent à pleurer.

Un de ces hommes rudes, en contemplant l'admirable morte, brandit le poing avec indignation:

—Quel malheur! dit-il.

Tous comprirent l'épouvantable injustice des choses. L'extraordinaire beauté de la jeune morte les touchait jusqu'au plus profond de leurs instincts, et ils sentaient qu'elle était faite pour charmer les regards et enchanter le monde. Ils ne pouvaient relever les yeux de sur elle, tant la beauté qu'elle gardait dans la mort avait de puissance. Ils étaient tous en colère. Peu à peu ils firent comme les femmes et se mirent à genoux, gagnés par l'attendrissement. Tout le monde resta longtemps, dans une stupéfaction religieuse, en face de ce grand outrage du ciel, qu'il fallait accepter.

Puis les étrangers remontèrent dans les barques, et les jardiniers emportèrent le corps de Carlotta.

Le retour à Stresa fut lugubre. Personne n'osait parler. Outre l'émotion que causait l'affreux événement, plusieurs avaient de graves raisons d'être bouleversés par la disparition soudaine de la marchande de fleurs. Mme de Chandoyseau était fort gênée à cause de ce qu'elle avait dit à maintes reprises de défavorable à la réputation de Carlotta, et elle avait un véritable remords de ce qu'elle avait répandu en sourdine. Les âmes petites et basses sont toujours effrayées devant la mort. La situation de Gabriel Dompierre n'était guère moins embarrassée. Il se trouvait entre Mme Belvidera qu'il n'avait pas détrompée depuis le jour où elle avait puisé à l'Isola Madre la conviction que Carlotta était la maîtresse de Lee, et M. Belvidera qui le croyait l'amant de la pauvre fille. Que dire? Que faire? Laisser planer cette double erreur lui paraissait odieux. Mais avouer à Luisa que Carlotta était la plus honnête fille du monde, c'était lui avouer la lâcheté qu'il avait commise en acceptant la réputation d'être son amant, dans le but de détourner les soupçons de M. Belvidera. D'autre part, dire à M. Belvidera: «Je n'étais pas l'amant de Carlotta» c'était rouvrir précisément à de possibles soupçons une porte qu'il avait coûté si cher de fermer. Vis-à-vis de cette morte, cependant, le goût de la vérité semblait l'emporter sur toutes les autres considérations. Un immense besoin de franchise montait au cœur de tous. Nettoyer, laver à grande eau toutes ces misères! Ah! quel soulagement et quel désir! Le couteau de Paolo, en tranchant la vie de Carlotta, n'ouvrait-il pas une phase tragique; ne laissait-il pas dans l'air une surexcitation, n'ébranlait-il pas les nerfs des uns et des autres, ne donnait-il pas le signal d'en finir?

On croisa dans l'ombre une barque où l'on reconnut Dante-Léonard-William. Il avait son chapeau rabattu sur les yeux; un manteau à grand col relevé l'enveloppait. Il allait probablement au devant de Carlotta pour une de ces promenades nocturnes qui étaient toujours demeurées mystérieuses. Peut-être se contentait-il en ces entrevues de s'asseoir à côté d'elle et de dire des vers en regardant dans ses yeux la couleur bleue des montagnes? Peut-être suivait-il sa barque dans le sillage embaumé des fleurs? Alors, ce soir, il allait mettre pied dans le sable rougi du sang de sa jolie muse; il l'attendrait sur la grève; il l'appellerait doucement en disant plus haut certains vers auxquels l'oreille de la pauvre enfant était sensible! Dompierre, qui connaissait par cœur ces vers, tremblait à la pensée que la voix du poète les prononcerait ce soir sans éveiller l'écho charmant de la chanson accoutumée; il les entendait par avance retentir et s'éteindre en vain sur cette grève d'Isola Madre, désormais muette et sans parfum.

Lee ne répondit pas au mouvement que sa vue avait provoqué dans la barque. Il ne voulait pas être reconnu.

Quelqu'un dit:

—Ne faudrait-il pas le prévenir de ce qui est arrivé?

Dompierre hésita un instant, puis se ressouvenant de l'acharnement que l'Anglais avait toujours mis à se montrer insensible à tout malheur particulier et à vilipender les émotions de l'amour, il pense qu'il ne serait pas dommage que celui qu'il soupçonnait de commencer à avoir le cœur touché, reçut un coup violent:

—Laissons-le donc, dit-il, que voulez-vous que ça lui fasse!

La barque du poète continua de filer dans l'ombre vers l'Isola Madre.

XXVI

La mort de Carlotta révolutionna l'Hôtel des Îles-Borromées. Tout le monde la connaissait, lui achetait des fleurs chaque jour, et avait coutume d'aller l'entendre, le soir, soit dans les jardins, soit sur le lac. Sa beauté était proverbiale, et Mme de Chandoyseau l'avait agrémentée d'une légende qui ne contribuait qu'à piquer davantage la curiosité. Les regards étaient dirigés sur Gabriel Dompierre qui souffrait cruellement, condamné à ne paraître ni trop affecté ni indifférent, et condamné cependant à s'entretenir comme le premier venu, d'un sujet dont l'actualité brillante absorbait tous les esprits.

On se porta, après le dîner, dans les jardins, du côté du lac. Beaucoup avaient l'intention de se faire conduire jusqu'à l'endroit où le crime avait été commis, et ceux-ci ne cessaient d'interroger Dompierre sur le lieu précis où le corps était resté étendu. «À quel signe le reconnaître, monsieur? y avait-il des traces?...» Quelques-uns affectaient de ne pas l'interroger, bien qu'il eût été l'un des premiers témoins de l'assassinat. C'étaient les personnes discrètes, et qui voulaient épargner le pauvre jeune homme.

Quant à ceux qui n'allaient point à l'Isola Madre, ils éprouvaient un instinctif besoin de contempler au moins de loin la figure désormais sinistre de l'île qui contenait cette nuit le corps inanimé de la Carlotta.

L'allée qui longeait le bord de l'eau, en face de l'Isola Madre, se trouva garnie d'une foule compacte. On avait fait apporter des sièges en quantité, et tous les pensionnaires de l'hôtel étaient là, animés de l'étrange curiosité que donne le voisinage de la mort.

Le révérend Lovely était en proie à une agitation inaccoutumée. Il allait et venait; s'introduisait dans un groupe comme s'il allait prendre la parole; ouvrait la bouche, puis la refermait, et partait, pour recommencer le même inquiétant manège. Quelques jeunes femmes se le montraient du doigt, et un éclat de rire léger fusait tout à coup au milieu de la pesante contenance générale.

—Qu'est-ce qu'a donc notre révérend?

—Personne ne le sait!... On dit qu'il n'aimait pas la Carlotta.

—Alors c'est de la joie?...

—Non, non! il paraît au contraire très peiné!

—Vieil hypocrite!

—Oh! je vous assure que ce n'est pas un mauvais homme!

—Est-ce qu'on sait jamais, avec ces mines-là!

—N'est-il pas amoureux de Mme de....

—Chut! la voici; elle fait une drôle de tête elle aussi, on dirait qu'elle a perdu quelqu'un de sa famille.

—Quand on pense que sa petite sœur était là-bas, et qu'elle a vu le cadavre! Pourvu qu'elle ne soit pas retombée malade!

—Chère petite!

—Oh! celle-là, c'est un ange!

Le ciel était pur, rempli d'étoiles; l'air était calme et doux. Malgré le murmure des voix, le grand silence du lac était sensible, et la certitude qu'aucun chant ne s'élèverait ce soir de là-bas, du côté de la grosse masse enténébrée de l'île mère, répandait une angoisse, étreignait la gorge de tous ceux que cette musique avait émus.

Assis en face de Mme Belvidera, Gabriel Dompierre, accablé, tournait la tête tantôt du côté de la jeune femme et tantôt vers cette grande plaine immobile où s'était mirée la période la plus tumultueuse de sa vie. Ni l'un ni l'autre des deux amants n'osaient parler. Mais tous deux comprenaient le sens du mystère que la nature impitoyable semblait avoir représenté devant eux et pour eux. Car l'illusion de la vie est telle que la plupart des événements et des choses y paraissent vraisemblablement organisés pour ou contre chacun de nous.

Ils se rappelaient cette voix entendue sur le lac, dès la première soirée de leur séjour, cet attrait irrésistible qui les avait placés côte à côte dans une même barque, à la poursuite de la séduction flottante qu'avait été la jolie marchande de fleurs. Et chaque soir la chanson ardente et naïve avait été une invitation nouvelle à l'amour. Cette mélodie les avait été chercher, les avait attirés, fascinés, jusqu'à ce qu'elle les berçât aux bras l'un de l'autre dans la barque amarrée sur le sable, aux environs des lauriers-roses. Quelle volonté cachée, quel caprice inconnu avait prémédité et exigé leurs baisers, leurs extases et jusqu'à leur douleur présente?

Et la figure de Carlotta grandissait dans leur esprit. Certaines paroles de Lee leur revenaient à la mémoire, et ils ne souriaient plus du poète qui avait salué en cette fille des Borromées, le génie du lac et des îles. Qu'est-ce exactement que la réalité, dans le monde? À quel point précis se différencie-t-elle du rêve?

Maintenant, il avait disparu, le joli dieu des îles et du lac. Jamais plus aucune de ces rives ne recevrait l'image de sa beauté, ni ses fleurs, ni ses chansons! Le vent sévère de l'arrière-automne allait disperser les mille parcelles desséchées des ombrages que son charme avait pénétrés. Tout allait se faner, se dénuder et mourir; tout ce pays serait prochainement dépeuplé. Les îles Borromées étaient sans âme.

Tout à coup, il y eut un mouvement dans les groupes, et l'on entendit s'élever la voix du révérend Lovely. Ce fut une surprise si grande, et ce qu'il se mit à dire était si extraordinaire que chacun se demanda si l'on devait rire ou si l'on assistait à une de ces scènes telles que la foi religieuse ou la passion élevée jusqu'à la démence peuvent seules en provoquer.

Le révérend parla de la jeune morte sur le ton qu'il eût employé au prêche du dimanche, quand il prenait texte d'un fait divers quelconque pour en tirer une morale pratique. Puis il passa rapidement aux bruits qui avaient couru sur le compte de la pauvre fille, sur de prétendues liaisons scandaleuses, dont nombre de personnes avaient pu être incommodées.

On s'approchait; on se poussait le coude. Plusieurs trouvaient l'allusion un peu violente. En vérité, c'était manquer de tact. Mme Belvidera, que ses intimes émotions étouffaient, faillit se trouver mal à ce surcroît d'épreuves pour le malheureux jeune homme qu'elle plaignait. Dompierre était devenu pâle de colère.

Mais soudain l'anxiété générale vira, à la plus inattendue des révélations.

Le révérend affirmait, du ton et du geste de la plus forte conviction, que les bruits qui avaient couru étaient faux, que Carlotta était honnête, et qu'elle était morte vierge sous les coups d'un fiancé soupçonneux induit lui-même en erreur par suite de misérables calomnies qui avaient trompé tout le monde.

«Ah! ça, pensaient Mme Belvidera et Dompierre, est-ce qu'il va accuser publiquement Mme de Chandoyseau!» Ils n'osaient la chercher des yeux, de peur de voir son trouble. Eux-mêmes avaient pitié d'elle.

«Qu'est-ce qu'il peut savoir de tout cela?» se demandaient la plupart des auditeurs du clergyman.

Il dit tout de suite ce qu'il en savait. La sueur lui perlait au front. Il avait une figure d'illuminé. Ses yeux prenaient un feu inaccoutumé. Toute sa personne, si remarquable habituellement par son aspect de placidité, semblait contractée par un effort extrême. Et,—ce qui contrastait avec la tristesse du sujet et le mal qu'il paraissait prendre à le développer,—il y avait une espèce de joie, quelque chose de comparable au plaisir d'un homme ivre, dans l'expression de sa physionomie et dans le timbre de sa voix.

Ce qu'il en savait? Mais c'était bien simple, dit-il; c'était lui-même qui était l'auteur de ces calomnies!

Tout l'auditoire frémit; il y eut des «oh!», des «ah!», et des chuchotements, et des exclamations, et des protestations à haute voix.

Il répéta: «C'est moi! c'est moi! c'est moi!»

Il était étranglé, littéralement. Il porta même la main à sa gorge comme pour élargir le garrot qui lui rompait le souffle. Mais les mots passèrent; on les entendit bien: «C'est moi! c'est moi! c'est moi!» Et aussitôt qu'ils furent passés, le martyr sourit. Il ne voulut pas regarder celle pour qui il avait l'ineffable bonheur de souffrir; mais il ferma les yeux; il la vit au dedans de lui, et il pensa aussi sans doute qu'à ce moment-là, Dieu, qui a pitié des pauvres créatures, lui pardonnait sa passion.

Quand il releva les paupières, il était radieux. Il expliqua avec aisance comment la chose invraisemblable s'était produite, comment le démon s'était emparé de lui, et l'avait porté à salir la réputation d'une enfant. Ce qu'il avait fait était immonde, disait-il. Jamais le pécheur n'était descendu si bas dans la turpitude. Il n'y avait pas d'excuse à sa faute (en disant cela, il pensait à ses désirs adultères), il l'avait commise pleine et entière, telle qu'il la confessait à la face de tous. Par là, il avait déshonoré sa vie, souillé son habit, répandu l'opprobre jusque sur les siens. Il s'accusait et gonflait sa misère. Une étrange volupté l'enivrait. Il avait de la peine à finir de s'abîmer. Songez que c'était la seule façon qui lui restât d'éprouver du plaisir par l'amour!

—Il est fou! c'est évident! telle fut l'opinion de tous.

Mme de Chandoyseau ne savait où se mettre. Ce n'était pas cela qu'elle avait attendu de son clergyman. Elle avait compté sur une intervention discrète, sur un aveu habilement adressé à Dompierre ou à quelqu'un de particulier. Ce vieil imbécile embrouillait les choses sans profit, et il se perdait lui-même inutilement. C'était une amère dérision.

—Il est fou! il est fou! chuchotait-on de toutes parts.

Quelques-uns cependant prenaient le parti de l'admirer.

—C'est crâne, tout de même, ce qu'il a fait là, en avouant ça!

—Mais ce n'est pas lui qui a inventé les histoires de la Carlotta!

—Eh bien! alors, c'est encore mieux! Il s'est sacrifié pour quelqu'un!

—Ah! pour un sacrifice, ça c'en est un, par exemple!

—Mais d'abord, ces histoires-là sont-elles inventées par quelqu'un?

—Vous les croyez fondées?

—Je n'en sais rien.

—Ni moi non plus.

Un certain nombre de personnes serrèrent la main du vieillard quand il eut fini de parler. Il eût été moins étonné de les voir ramasser des pierres et le lapider. Ce cas échéant eût prolongé son douloureux ravissement. Mais les forces lui manquèrent, à la suite d'un si violent ébranlement, et ses jambes fléchirent.

Mistress Lovely était demeurée à côté de lui, impassible. Peut-être son mari l'avait-il avertie de ce qu'il ferait ce soir. Elle trouvait que cet acte était chrétien, et l'approuvait. Elle se baissa, sans émotion, et le secourut à l'aide de sels et d'eaux de Cologne qu'elle portait sans cesse, afin d'être prête à soulager ses semblables. On l'aida, et l'on transporta le révérend.

Dans le tumulte, très peu s'aperçurent de la barque de Lee, qui aborda aux marches situées près de l'endroit où se trouvaient M. et Mme Belvidera et Dompierre. Avec son grand chapeau et son manteau romantique, le poète traversa la foule comme une ombre. Il marchait à grands pas et d'une allure précipitée.

Une curiosité invincible fit lever Gabriel. Il avait hâte de savoir l'impression de l'accident sur cette étrange cervelle. Machinalement, M. et Mme Belvidera se levèrent avec lui et le suivirent. Ils portaient le poids des événements, et parlaient peu. Ils se promenèrent de long en large dans le jardin des annexes, où Gabriel les avait entraînés; ils firent le tour du jet d'eau au perpétuel murmure. Le jeune homme leva la tête malgré lui: on allumait la lumière dans la chambre de Lee. Il brûlait de regarder, de tâcher de surprendre la figure de l'Anglais, de savoir... Mais ce moyen était par trop indiscret; de plus, il n'était pas seul; il essaya d'entraîner ses compagnons. Mais tout à coup, il leur dit, sans pouvoir se maîtriser:

—Regardez!

Ils levèrent la tête dans la direction de la lumière. Lee était assis, la figure en plein dans la clarté de la lampe; il venait de se mettre à sa table de travail, simplement, mais ses mains étaient inertes, tombées devant lui, et, pour la première fois de sa vie, des larmes coulaient le long de ses joues.

M. Belvidera était stupéfait. Son étonnement augmenta en remarquant que Dompierre éprouvait une véritable joie à lui répéter:

—Regardez! regardez!

Dompierre raconta ce qu'il savait des relations de Lee et de la marchande de fleurs.

—C'était donc lui! s'écria M. Belvidera.

—Il n'était pas son amant, dit Dompierre, et vous voyez, il vient seulement de s'apercevoir qu'il l'aimait.

—Le malheureux!

—Il souffre de son orgueil abattu; mais que n'a-t-il pas souffert avant de pouvoir pleurer comme cela!

—Oui, dit Mme Belvidera, cela se voyait sur sa figure. Maintenant il sera moins laid.

Ils restaient tous les trois immobiles et très émus devant ce baptême de la douleur d'amour qui achevait de faire d'un poète un homme.

XXVII

On vit une dernière fois la figure de Carlotta, environnée de tout ce que la saison pouvait encore fournir de fleurs. La petite blessure de la tempe était invisible, et le repos de la mort idéalisait à peine ses traits qui avaient toujours été beaux et tranquilles.

Quand la bière où ce corps charmant était couché à demi découvert, parut sous le portail de la petite chapelle d'Isola Madre, un saisissement parcourut l'assistance, composée de personnes innombrables massées dans le parterre étroit, juchées sur l'appui des fenêtres, sur les escaliers, sur la terrasse supérieure, et répandues fort loin dans les jardins. Ce peuple des îles et des lacs d'Italie, presque païen encore, avait un mouvement de révolte de ce qu'on lui ravît une si grande beauté.

Mais tout disparut promptement, et les gens trop éloignés, qui n'avaient pas entendu le bruit sourd de la chute du cercueil dans la terre et qui se haussaient sur la pointe des pieds, n'aperçurent plus que les fleurs que chacun jetait et qui se superposaient en une sorte de montagne croûlante et sans cesse surélevée.

Après quoi, des centaines de barques s'éloignèrent d'Isola Madre dans toutes les directions. De petites lames dures agitaient le lac et toutes ces coques de noix vacillaient. La crainte du danger détourna les esprits de la tristesse de ce que l'on venait de voir et de tout ce que l'on sentait irrévocablement passé. En mettant le pied à terre, Mme Belvidera s'approcha de son amant et lui dit:

—Adieu, mon ami; nous partons.

Le malheureux s'attendait à tout. Cependant, il porta la main à la gorge, comme s'il se sentait étouffer.

—Ne prenez pas cette figure-là, je vous en prie! dit-elle. Je vous ai prévenu pour éviter que mon mari vous annonçât la nouvelle le premier. Ah! de grâce! ne lui faites pas cette figure-là!...

—Bien! bien!... J'aurai le sourire sur les lèvres!

—Je ne vous demande pas cela... Mon Dieu! que vous êtes nerveux! Je vous supplie seulement de vous tenir, de... l'épargner!...

—...De l'épargner?...

—Oui. Oh! j'ai peur, si vous saviez, j'ai une peur de ce dernier moment!...

—Ah!

—Dame! mon cher ami, vous ne vous voyez pas! mais il y a des fois où vous tremblez en lui donnant la main!

—Ah!

—Ça vous fâche que je vous dise ça?

—Non, non! Oh! je ne songe pas à me fâcher!

—Enfin, vous ne voulez pas faire le malheur de toute ma vie?

—Non, non! je ne veux pas faire votre malheur; soyez tranquille: je ne tremblerai pas en lui donnant la main!... Mais, ajouta-t-il, les yeux à l'envers, quand partez-vous?

—Tantôt, après déjeuner.

—Tantôt! fit-il atterré;... alors... c'est fini!

—Allons! dit-elle, soyez raisonnable!

Dompierre monta chez lui. Il ne se sentait pas le cœur de déjeuner. La résignation et les paroles blessantes de sa maîtresse n'entamaient pas son amour et ne faisaient qu'exaspérer sa douleur. Les dernières semaines de sa liaison avaient été un enfer; cependant il eût souhaité qu'elles durassent indéfiniment.

Il entendit Lee, qui demeurait enfermé dans sa chambre depuis la mort de Carlotta. Autre drame, terrible et muet peut-être pour toujours. Il s'accouda à la fenêtre et attendit que l'omnibus de l'hôtel fit crier le gravier des allées en venant s'ouvrir devant la porte du hall et ensevelir à jamais pour lui, dans sa boîte noire brillante, aux grosses lettres d'or, Luisa!

Luisa emportée, disparue! dans un instant! dans l'instant qui vient!...

Ces minutes d'exaspération ne sont pas assez longues. Et pourtant il lui a semblé que le temps du déjeuner n'en finissait pas. Mais qu'il voudrait donc demeurer là des jours, dans l'attente d'un moment où Luisa paraîtrait, oh! même de loin, là-bas, au tournant d'une allée. Il écoute le petit bruit incessant du jet d'eau; il n'a pas la force de tourner la tête du côté du massif des cyprès.

C'est fait. Il vient d'apercevoir la lourde voiture. Un cri retentit. Il a reconnu sa voix. C'est elle qui appelle la fillette:

—Luisa!

Ce cri se prolonge et se perd dans les jardins. Il voit de loin l'enfant qui court, les cheveux au vent.

Il descend. M. Belvidera vient à lui, les mains tendues; il s'excuse de partir si rapidement; il est rappelé par dépêche.

—Je vous rends votre liberté, monsieur, dit-il; la gratitude que je vous dois pour avoir prolongé votre séjour à cause de nous, n'est pas de celles qui s'oublient; je vous garderai, cher monsieur, une infinie reconnaissance et une vive amitié. J'espère que...

—Mais ça a été un plaisir pour moi, dit Dompierre.

Il ne trouve drôle ni ce que lui dit le mari de Luisa, ni la tragique banalité des phrases de politesse qu'il lui répond. Il paraît pâle, même sous la couche de bronze de sa peau; tout le ton de sa figure semble s'être mis à l'unisson de ses yeux bleus et de sa moustache claire. Dans le mouvement du départ, il espère que son trouble ne sera pas remarqué. Mais il a observé sa main. Il l'a posée dans la main du mari; elle ne tremblait pas. Cet honnête homme s'en ira avec sa belle illusion. Le bonheur de Luisa ne sera pas compromis. Si elle avait vu sa main, cette fois-ci, elle eût été contente.

La voilà qui descend, avec des paquets, des ombrelles, des plaids. Elle demande à Mme de Chandoyseau si son chapeau n'est pas posé de travers. Elle a oublié un gant; elle fait remonter la femme de chambre. Elle appelle la petite Luisa que tout le monde embrasse.

—Nous ne sommes pas en retard, au moins?

L'omnibus est là, béant. Les malles sont posées sur l'impériale en lourd échafaudage; on a retiré la petite échelle accrochée à la tringle de fer, et un homme tient ouverte la porte de la voiture. M. Belvidera gratifie les portiers, les maîtres d'hôtel, les valets de chambre, les garçons de table et les faquins.

—Allons! allons!

Mme Belvidera, qui n'a pas eu seulement le temps de serrer la main de tout le monde, se tourne vers Dompierre, et, avec un sourire très bon, très aimable:

—Adieu, monsieur, dit-elle.

Il s'incline et prend la main qu'elle lui donne, sans oser la serrer.

—Adieu, madame.

M. et Mme Belvidera et l'enfant sont installés, avec deux étrangers, dans ce grand coffre anonyme, dans ce corbillard commun, dans cet impassible instrument de séparations, qui a fait répandre plus de larmes qu'aucune voiture de deuil. Un employé galonné en ferme la portière à grand bruit, et soulève sa casquette. Alors, de l'intérieur, ce sont des sourires et des signes de main. Le fouet du cocher a claqué. Le véhicule s'ébranle, et dans le temps de trois secondes, il a tourné sur la route et disparu.

Et on entend l'appel mélancolique, le long sifflet du bateau qui approcha de l'embarcadère.

XXVIII

Ceux qui restaient allèrent se promener. À part quelques connaissances assez indifférentes, il n'y avait plus autour de Dompierre que les Chandoyseau et Solweg. Le révérend Lovely et sa femme étaient partis à la suite de l'affreuse scène du bord du lac, et Lee était là-haut tout seul.

On ne craignait plus le soleil; le lent tonneau d'arrosage avait interrompu sa promenade des beaux jours de torpeur, et les pluies fréquentes lavaient les allées.

Gabriel sentait approcher la minute du chagrin qui déborde, éclate et se répand comme un fleuve qui a crevé ses digues. C'était une sourde rumeur grossissante qui semblait lui monter de la poitrine à la gorge, et qui se portait aussi sur la vue qu'elle brouillait peu à peu. Car le fait lui-même n'est presque rien en comparaison de son retentissement: l'adieu, l'omnibus et la dernière ligne du profil qui disparaît au tournant de la route, c'est à présent que cela pénètre et opère son ravage!

Il était tenté de fuir. Il avait eu plusieurs bonds en avant; il avait préparé le mot de congé: «Vous permettez?...» ou: «Pardon!...» Mais sa nature de voluptueux se rebellait inconsciemment contre le vide épouvantant qu'il allait éprouver dans la solitude. Et il restait par lâcheté dans la compagnie d'un homme nul et de ces femmes dont il sentait que l'une au moins était pleine de tendresse pour lui.

Parler de n'importe quoi; s'impatienter même de la vanité de l'heure qu'il allait passer là, c'était toujours reculer le moment de la redoutable explosion. Et il restait.

M. de Chandoyseau soutenait le bras de Solweg, dont la santé avait été de nouveau éprouvée par la vue du cadavre de Carlotta. On parlait d'Antonius, le peintre, qui revenait enfin de Venise, et devait prendre sa famille à Stresa pour retourner à Paris. En passant sous les épais massifs d'arbres verts tout ébranlés encore de l'organe de Luisa, Gabriel entendait la voix fine, fraîche, mesurée et précise de cette jeune fille qui parlait avec justesse, redressait avec application les erreurs de son beau-frère et de sa sœur, et sauvait, à elle seule, par son tact, la situation périlleuse que constituait leur réunion fortuite. Car Gabriel ne parlait plus guère depuis quelque temps à Mme de Chandoyseau, et il fallait son extrême misère présente pour qu'il se trouvât seul dans leur groupe. Mais cette superposition d'organes ne lui était pas désagréable, parce qu'il sentait que le second s'exerçait uniquement pour lui. C'était pour lui, et pour éviter que sa sœur ne l'éloignât par quelque maladresse, que Solweg, qui s'épuisait à seulement marcher, se donnait la peine de tenir la conversation. Et il avait dans son dénuement moral, un besoin éperdu que l'on s'occupât de lui.

De temps en temps Solweg devait s'asseoir. Mais elle sentait que l'atmosphère douloureuse qui régnait, réclamait le mouvement, et elle reprenait le bras de M. de Chandoyseau. Celui-ci s'étant absenté un moment pour chercher les mantilles de ces dames, à cause du vent qui fraîchissait, Gabriel offrit son bras à Solweg et l'on marcha quelque temps sans rien dire. L'émotion de la pauvre enfant était au comble. Son amour étant né malheureux et s'étant développé dans l'amertume, elle éprouvait toute la joie possible aux femmes destinées à souffrir, en s'apercevant que pour la première fois sa tendresse ne répugnait pas au jeune homme et qu'il se laissait soigner avec complaisance.

Un hasard fit qu'elle voulut se reposer sur le banc demi-circulaire qu'enclosait le massif des cyprès. Elle ignorait assurément que cet endroit rappelât des souvenirs brûlants à Gabriel. Il la retint du bras, par l'effet d'un mouvement involontaire. Il ne pouvait pas s'asseoir là, il ne pouvait pas! c'était plus fort que lui. Elle ne comprenait pas et insistait doucement; ils avaient marché beaucoup et les jambes venaient à lui manquer. Elle se tourna vers lui, et vit sa figure:

—Ah! fit-elle.

Ce fut une petite exclamation de surprise et de désespoir, si tendre que sa sœur elle-même ne l'entendit pas. Cependant les yeux de Solveg rougirent. Elle n'insista pas; elle se refit elle-même des jambes par un effort de volonté: elle fut même moins lourde à son bras, et ils allèrent plus loin.

Il avait saisi tout ce qui s'était passé. Mais cette douleur à côté de lui ne pouvait que faire déborder la sienne, et les larmes lui montèrent aux yeux. Il se contint, d'un mouvement violent, et elles ne firent que perler. Mais ils s'étaient vus pleurer l'un et l'autre, et leurs deux infortunes, cependant si contradictoires, les rapprochaient.

XXIX

À la suite d'une nuit affreuse, Gabriel se hasarda à frapper à la porte de Lee. Les deux hommes se serrèrent la main en silence. Puis, ils parlèrent de choses absolument insignifiantes ou du moins si étrangères à leur véritable préoccupation, que leur conversation trébuchait à chaque pas et tombait.

—Il est temps de partir, dit Dompierre.

—Oui.

—Quand?

—Quand vous voudrez.

—Ce soir.

—Voulez-vous vous charger de prévenir à l'hôtel?

Gabriel descendit et donna des ordres au bureau. Ensuite, il regarda successivement sa montre, une horloge, une autre horloge et puis sa montre encore, dans l'espoir de trouver le temps plus avancé qu'il ne l'avait cru tout d'abord. Les pensionnaires étaient clairsemés, les corridors reprenaient le calme des mortes-saisons; à chaque passage du bateau l'hôtel se dépeuplait davantage.

Une pluie fine bruinait au dehors; il resta quelques minutes contre la vitre d'une porte-fenêtre, en face de l'immense tristesse qui avait envahi le paysage. Le lac était à demi voilé, les îles invisibles. Gabriel noyait sa pensée dans le deuil de la nature; et le vent qui chassait la pluie en nuages grisâtres rasant la surface de l'eau, semblait promener sur cette désolation les formes mêmes de sa mélancolie.

Il ouvrit machinalement la porte du salon de lecture et eut un mouvement de surprise en y trouvant Solweg. Il avait tant souffert depuis la veille que le souvenir de la scène muette qui s'était passée entre la jeune fille et lui, lui avait échappé. Il avait oublié jusqu'à cette vivante tendresse dont le contact lui avait été cependant comme un pansement frais sur une blessure. Il l'éprouva de nouveau en recevant le premier regard qu'elle lui donna.

—Ah! fit-il, mademoiselle, comment allez-vous?

Elle était assise, dans le jour de la fenêtre. La chair délicate de son visage, les alentours extrêmement sensibles de ses yeux manifestèrent une émotion vive en même temps qu'une rapide et ferme résolution. Cette petite tête solide et volontaire avait jugé d'un coup qu'elle pouvait, par un seul mot, donner une consistance inespérée au lien encore lâche et fragile qui l'unissait au jeune homme. Elle ramassa tout son courage, et le regardant avec toute l'admirable franchise de ses yeux qui n'étaient plus d'une enfant malheureuse, mais d'une femme qui a conscience de sa force, elle répondit simplement à la question qu'il lui adressait sur sa santé:

—Et vous?

Elle assista vaillamment à l'effet de la surprise qu'il éprouvait. Par cette interrogation, elle jetait bas tout masque conventionnel, toute retenue de timidité; elle s'emparait pour pénétrer en lui des armes que le hasard des circonstances lui avait fournies contre le secret de son intrigue; elle faisait flèche, une bonne fois, enfin, des mille perspicacités inavouées et toujours contenues, dont elle avait entouré les relations de l'Italienne et de l'homme qu'elle aimait.

C'était courir un risque considérable. Elle connaissait, pour en avoir été trop molestée, l'irritabilité excessive de Gabriel vis-à-vis de tout ce qui approchait du sujet de sa passion. Elle pouvait lui déplaire et le blesser violemment, irrévocablement. Mais le temps pressait; elle flairait un départ prochain, peut-être furtif; si elle n'agissait pas sur-le-champ, elle le perdait peut-être à jamais.

Au fond, son instinct de femme la rassurait puissamment contre toutes ces incertitudes: elle était certaine que, par dessus tout, il avait besoin d'être plaint.

Et, en effet, la sensibilité du pauvre garçon était si à vif en un point, qu'elle se trouvait annihilée en tous les autres. Ce fut à peine s'il remarqua l'importance extraordinaire de ces deux mots «et vous?» que le regard expressif de Solweg appliquait sans aucun doute possible, à sa santé morale. Il ne songea pas à se dire: «Comment! c'est une jeune fille qui vient me faire allusion à ce dont je ne puis parler à personne au monde! C'est elle que j'ai dédaignée, tarabustée, blessée à propos de mon amour, qui vient me dire: «Eh bien! mon ami, et votre cœur? «C'est là l'aboutissement d'un long drame silencieux de deux mois et qu'une petite pointe enfin termine, une petite pointe qui me pénètre et dont je ne prévois ni la direction, ni l'arrêt dans les profondeurs de mon être!...» Il ne pensa qu'à la douceur de ces yeux compatissants qui pourtant l'avaient tant de fois irrité! Il en recevait la caresse avec une gratitude visible sur sa figure ravagée. Ah! la petite Solweg était désormais tranquille: il la remerciait simplement, sans lui dire un mot, mais de toute l'éloquence de ses traits bouleversés, de toute son attitude épuisée, fléchissante, et de sa main, enfin, dont il n'osait presser la fine main tremblante que lui avait tendue la gracieuse sœur de charité.

Ils restèrent ainsi quelques secondes qui leur parurent longues, les mains unies, et sans parler.

Cet instant imprévu était définitif pour l'un et pour l'autre. Solveg en pressentait toutes les conséquences futures avec un ravissement intime, et lui, avec une surprise hébétée, un ahurissement naïf, une sorte d'accablement ni heureux, ni pénible, tel qu'en éprouvent la plupart des hommes en se laissant plier à la logique des choses qui a remplacé chez les modernes l'antique Destin.

Que dire? Il y a des moments où les mots ont trop de sens, où le moindre chuchotement a des résonances de fanfare. Ils refoulaient tout ce qui leur montait aux lèvres. Il voulait dire: «Mais non! pauvre petite, c'est impossible! vous sentez bien que je ne vous aimerai pas!...» Elle voulait lui dire: «Je vous aime! je vous aime! et je serai si heureuse en continuant de souffrir par vous!...» Pourquoi ne lui avouait-il pas: «Je suis un lâche: j'ai aimé, j'aime encore et j'aimerai sans doute toujours une femme que vous avez tenue sous vos pieds, et je ne vous prendrai, vous que parce que vous êtes la seule qui puissiez soigner convenablement ma douleur...» Elle lui aurait évidemment répondu: «Je vous aime! Nous autres femmes, nous aimons les lâches comme les héros, quand nous aimons.»

Ils se taisaient.

Par contenance, ils tournèrent la tête du côté de la vitre que la pluie battait. On n'apercevait que les feuilles ruisselantes des fusains et des lauriers-cerise et les grands glaives tordus et flamboyants des aloès sur quoi l'eau glissait comme sur une peau grasse.

—Quel temps!

—Quel temps!

—Est-ce que vous partez? demanda-t-elle.

—Oui, ce soir.

Elle eut un frémissement imperceptible:

—Nous, seulement demain, dit-elle. Mon frère nous attendra à Milan.

—Ah!... Et vous rentrez à Paris?

—Avec mon frère, oui.

—Avec votre frère?... et monsieur et madame de Chandoyseau?

—Oh! ils vont à Rome, à Naples, je ne sais où! Mais je vais habiter chez mon frère...

—Jusqu'au retour de votre sœur?

—Non, définitivement.

—Ah!

Ils regardèrent encore tomber la pluie.

Elle releva doucement, tendrement, ses yeux vers lui:

—Pourquoi partez-vous ce soir? dit-elle.

Il hésita un peu, puis il lui sourit, pour la première fois. Elle était toute remuée, haletante et suspendue à ses lèvres:

—Je ne partirai que demain, dit-il en se retirant.

XXX

Sous la pluie persistante, Gabriel Dompierre et Dante-Léonard-William Lee, M. et Mme de Chandoyseau et Solweg quittèrent Stresa par le bateau du matin. Installés à l'arrière, sous l'abri de toile qui couvrait le pont, tous donnaient un dernier coup d'œil à cette anse privilégiée du lac Majeur qui contient Pallanza, Baveno, Stresa et les trois îles.

Le poète s'était installé à l'écart, enfermé dans le mutisme qu'il n'avait pas rompu depuis la mort de Carlotta.

Mme de Chandoyseau, qui ignorait la secrète entente de Gabriel et de sa sœur, et qui croyait avoir fait le malheur de celle-ci, ne savait plus à qui adresser la parole. M. de Chandoyseau, mettant la tristesse générale sur le compte du mauvais temps, hasarda cette réflexion:

—Que diable! il ne faut pas nous plaindre, nous avons passé là une bien belle saison.

Personne ne souffla.

—Mademoiselle Solweg, dit Dompierre en s'approchant de la jeune fille, j'espère que vous me ferez le plaisir de me présenter à monsieur votre frère?...

Elle sourit sous sa capeline imperméable dont la chaleur lui rosait les joues:

—Bien volontiers, dit-elle, mais il faut que je vous prévienne de ne pas m'appeler Solweg devant lui, cela le met en colère!

—Pourquoi donc?

—Je ne m'appelle pas Solweg. C'est ma sœur qui a tenu à me baptiser ainsi depuis trois ans... Figurez-vous que je m'appelle Marie-Rose.

—À la bonne heure!

—Oui, mais c'était un peu simplet, vous comprenez, pour ma sœur!...

Elle éprouvait un véritable bonheur de se voir enfin débarrassée du malentendu et de l'affublement ridicule que Mme de Chandoyseau avait répandu sur toute sa personne; elle était pleine d'espoir, elle se croyait heureuse, et sa figure animée prenait une grâce nouvelle.

Dompierre, en effet, continuait à lui parler avec complaisance. Mais elle s'aperçut que ses yeux étaient ailleurs encore. Il regardait fuir les rives d'où le poète avait vu émerger une trop réelle sirène; il s'appliquait à percer le brouillard; il s'acharnait à distinguer une dernière fois tel et tel lieu, à ressusciter tel souvenir dont la saveur lui versait un suprême enivrement. Elle reprit, près de lui, son attitude de patience et d'attente.

La pluie s'épaississait, le bateau filait, toute cette baie de volupté disparaissait dans une grisaille impénétrable; on tourna, et ce n'était plus la peine même de regarder. Gabriel eut une oppression comme si l'air venait à lui manquer; ses narines battaient; sa bouche était entr'ouverte en quête d'un souffle épuisé: il avait senti expirer le parfum des îles Borromées.

FIN


DU MÊME AUTEUR
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Le Médecin des dames de Néans.
Les Bains de Bade.
Sainte-Marie-des-Fleurs.
Mademoiselle Cloque.
La Becquée.
La leçon d'amour dans un parc.

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

S'adresser, pour traiter, à la Librairie Paul Ollendorff,
50, Chaussée d'Antin, Paris.


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