Le Pays de l'or
The Project Gutenberg eBook of Le Pays de l'or
Title: Le Pays de l'or
Author: Hendrik Conscience
Release date: December 1, 2003 [eBook #10384]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders
LE PAYS DE L'OR
Par
Henri Conscience
I
LE BUREAU
Un matin du mois de mai de l'année 1849, un jeune commis, assis devant un pupitre, était seul dans le bureau d'une maison de commerce peu importante, à Anvers.
Il était haut de taille et blond de cheveux; sa figure fraîche et fine, avec quelque chose de rêveur dans l'expression, paraissait indiquer un caractère très-doux, quoique l'éclat de ses yeux bleus accusât une certaine force d'âme ou du moins une nature enthousiaste.
Il était occupé à écrire; cependant il interrompait souvent son travail pour jeter les yeux sur un journal ouvert à sa droite sur le pupitre. Le contenu de cette feuille semblait l'attirer chaque fois avec une nouvelle force, car c'était évidemment contre sa volonté qu'il détournait si souvent son attention de son ouvrage. Il fixa une dernière fois le regard sur ce journal et lut d'une voix sourde et émue:
«On y rencontre l'or presque à la surface de la terre, et en si grande abondance, qu'on n'a qu'à se baisser pour ramasser des trésors. Un matelot a trouvé dernièrement une pépite ou morceau d'or pesant plus de vingt livres et d'une valeur d'au moins vingt-cinq mille francs.»
Un soupir s'échappa de la poitrine du commis, et il leva vers le ciel un regard chagrin.
Quelqu'un ouvrit la porte du bureau. C'était un jeune homme assez solidement bâti, aux joues rouges, aux yeux noirs et étincelants; sur son visage ouvert brillaient la santé et la bonne humeur.
—Jean, mon ami, tu seras grondé, dit l'autre. Monsieur est déjà venu au bureau, et il a manifesté son mécontentement de ton absence.
—Bah! cela m'importe peu, mon bon Victor, répondit Jean d'un ton triomphant. C'est décidé: je dis adieu au métier de gratte-papier et à cette obscure prison où j'ai si sottement usé les plus belles années de ma vie. Hourra! Je vais courir le monde, libre comme un oiseau, et ne reconnaissant plus d'autre maître que Dieu et le sort!
—Que veux tu dire? demanda son camarade stupéfait.
—Ce que je veux dire? reprit Jean en tirant un papier plié de sa poche. Voici le prospectus d'une société française, la Californienne; elle a fait faire toutes sortes d'instruments pour exploiter les meilleures mines d'or en Californie. Là où l'on peut ramasser avec les mains le métal le plus précieux, elle recueillera l'or par monceaux avec des outils excellents et des procédés perfectionnés. Peut devenir actionnaire qui veut. Moyennant deux mille francs, on obtient une traversée libre sur un vaisseau de la société, comme passager de seconde classe, et on reçoit deux actions qui donnent droit à une double part de l'or recueilli. Là-bas, en Californie, on n'a à s'inquiéter de rien, la société procure à ses membres une bonne nourriture et des maisons de bois confortables. Comme passager de troisième classe, on ne verse que douze cents francs; mais on ne reçoit alors qu'une seule action. Mon père a consenti à sacrifier deux mille francs. Je deviendrai actionnaire de la Californienne! Le navire le Jonas est équipé par la Californienne; dans quinze jours, il partira d'Anvers pour le pays de l'or. La société envoie encore quatre vaisseaux en Californie, entre autres un du Havre de Grâce, avec les outils et les directeurs, qui doivent déjà être en mer pour recevoir là-bas les actionnaires.
Victor regarda son camarade avec des yeux étincelants. Ce qu'il entendait le frappait de stupeur; car un sourire d'admiration illuminait son visage rayonnant.
—Tu pars pour le pays de l'or! tu vas en Californie! murmura-t-il.
—Dans deux semaines.
—Toi, toi, Jean! La soif de l'or t'a-t-elle pris ainsi tout à coup?
—Oh! non; toi-même, Victor, tu m'as mis la tête à l'envers en me parlant sans cesse du pays extraordinaire qu'on vient de découvrir. Je vois dans ce voyage un bon moyen d'échapper à l'étouffante vie de bureau; l'or n'est qu'un prétexte pour obtenir le consentement de mon père… Ah! ah! demain, je suis libre: demain, je deviens actionnaire de la Californienne; demain, je retiens ma place sur le navire le Jonas!
—Que tu es heureux! dit Victor en soupirant. Mon Dieu, que ne donnerais-je pas pour pouvoir être ton compagnon de voyage!
—Tu n'as qu'à vouloir, Victor. L'oncle de Lucie n'a-t-il pas déclaré vingt fois qu'il te prêterait l'argent nécessaire, si tu osais entreprendre un voyage en Californie?
—Et ma mère, Jean?
—Oui, ta mère…; mais tu dois considérer que les parents sont tous les mêmes. Si nous ne faisions pas un peu d'effort pour sauter hors du nid, ils nous tiendraient sous leurs ailes, jusqu'à ce que les cheveux commencent à grisonner sur notre tête…
—Tu ne peux croire, Jean, comme la seule idée d'une pareille résolution fait trembler une mère. L'oncle de Lucie, lorsqu'il vient chez nous, parle beaucoup des voyages lointains qu'il a faits en qualité de capitaine de vaisseau. Ma pauvre mère pâlit à la moindre allusion. Elle m'a toujours aimé si tendrement! je ne peux pas lui enfoncer le poignard dans le coeur.
—Tu dois le savoir, c'est pourtant le seul moyen de voir s'accomplir le voeu de ton coeur. Le capitaine est un rude gaillard, il n'a pas beaucoup d'estime pour l'homme qui use sa vie courbé sur un pupitre et qui n'a vu qu'un petit coin du monde. Je gage que, si tu oses aller en Californie, à ton retour il te donnera avec joie la main de sa nièce.
—Il m'a promis son consentement aussitôt que mes appointements atteindront deux mille francs.
—Oui? alors tu attendras longtemps. La révolution, en France, a fait languir le commerce. Monsieur n'a-t-il pas dit avant-hier qu'il serait obligé de réduire nos appointements?
Victor tint les yeux baissés sans rien dire.
—Tu as peut-être peur du long voyage? Demanda l'autre.
—Peur! moi?… s'écria Victor sortant de sa rêverie. Depuis six mois, je meurs d'envie d'entreprendre ce voyage? Non-seulement la Californie me fait entrevoir le moyen d'obtenir la main de Lucie, mais il y a encore un autre sentiment également puissant, qui me montre dans les contrées lointaines l'étoile d'un meilleur avenir. Juge, Jean: ma mère s'est imposé beaucoup de privations et a diminué son petit avoir pour pouvoir me donner une bonne éducation. Sa boutique et mes appointements subviennent à peine à notre entretien. L'instant est pourtant venu où le fruit de mon travail devrait rapporter quelque chose pour donner un peu d'aisance à ses vieux jours, et la récompenser ainsi de son amour et de ses sacrifices. J'aurais peur d'un voyage en Californie? Qui est-ce qui soupire plus ardemment que moi après cette terre promise? Le bien-être de ma mère et mon propre bonheur ne sont-ils pas là? Et n'ai-je pas des raisons pour mépriser tous les dangers, s'il en existe? Ah! si je pouvais t'accompagner, comme je remercierais Dieu pour sa bonté, même au milieu de l'adversité et de la souffrance!
—Mais tente encore un effort, Victor. Pense qu'autrement tu te condamnes toi-même à rester toute ta vie, pâlir devant cet éternel pupitre; que ta jeunesse se passe, lente, triste et régulière comme une vieille horloge. La liberté, c'est l'espace, voilà le bonheur de l'homme; voir le monde contempler chaque jour de nouvelles merveilles, se sentir ému à chaque battement du pouls, voilà vivre!… Et alors, après deux ans d'indépendance, revenir dans sa patrie avec assez d'or pour enrichir tous ceux que nous aimons!
—Oui, oui! s'écria Victor comme hors de lui, je le lui demanderai encore; et, s'il le faut, j'implorerai à genoux son consentement, je la supplierai par ce qu'elle a de plus cher au monde…
—Et moi, vois-tu, je chercherai aujourd'hui le capitaine Morrelo au café, et lui dirai qu'il doit t'aider. Laisse-moi faire… La bonne idée! Nous partagerions là-bas, comme ici, le bien et le mal…
—Tais-toi, Jean, répliqua l'autre d'une voix étouffée. J'entends monsieur qui vient au bureau.
—Ne lui dis rien de mon départ. Mon père pourrait quelquefois changer d'avis avant demain; on ne peut pas savoir.
—Non, mais tiens-toi tranquille; sans cela monsieur se fâcherait.
Les deux commis prirent leurs plumes; et, lorsque la porte s'ouvrit, ils penchaient silencieusement la tête sur le papier, comme s'ils étaient restés depuis des heures absorbés dans leur travail.
II
LE DÉPART
Par une chaude journée du mois de juin, deux ou trois heures avant la tombée du soir, une grande foule était réunie au bord de l'Escaut, regardant d'un oeil étonné un beau brick qui, pavillons déployés et flottant au vent, mouillait dans le port, prêt à appareiller. C'était le Jonas, équipé par la société française la Californienne: le premier vaisseau qui fît un voyage direct au pays de l'or, nouvellement découvert.
Le pont du brick fourmillait déjà de passagers qui agitaient à tout moment leurs chapeaux en l'air et faisaient retentir sur les flots leurs cris de triomphe. Du bord de l'Escaut, on leur envoyait de brillants souhaits de bonheur. C'était comme une kermesse, comme une joyeuse fête à laquelle les habitants d'Anvers ne prenaient pas moins part que les chercheurs d'or surexcités, quoique les émigrants fussent pour la plupart des Français des départements du Nord, et que très-peu de Belges se fussent laissé séduire par le brillant appât de la Californienne.
Une couple de barques longeaient le quai pour prendre les retardataires qui avaient passé en ville les dernières heures. On voyait voguer également quelques autres canots sur le fleuve. Chacun d'eux avait un drapeau belge au gouvernail, et ceux qui le montaient envoyaient leurs adieux à la ville d'Anvers et à l'Europe, et faisaient un tel vacarme en entrant et en battant des mains, qu'ils avaient l'air de gens ivres ou fous.
En ce moment, trois personnes, un bourgeois avec ses deux fils, sortirent en hâte d'une rue aboutissant au quai et se dirigèrent vers le lieu où se trouvaient les barques.
—Vois, vois, mon père, dit l'aîné des deux jeunes gens, voilà le
Jonas qui attend avec impatience.
—Que Dieu le protège! dit en soupirant le vieux bourgeois.
—Mais allez-vous vous attrister maintenant, mon père? dit le jeune homme en riant. Que sont deux années dans la vie d'un homme? J'en ai usé au moins six devant un stupide pupitre. Pas d'inquiétude! au contraire, soyez content et ayez confiance. Je reviendrai avec des monceaux d'or, avec des trésors, et ce sera mon orgueil d'avoir procuré à mon père et à mon frère une vie douce et paisible. Ainsi, ne soyez pas inquiet: vous n'aurez jamais de raisons de regretter ce voyage… Mais où reste donc Victor? Aurait-il mal aux jambes, maintenant que l'heure décisive est arrivée?
—Sa mère et lui ont tant de choses à se dire! murmura le vieux bourgeois.
—Vois, Jean, ils viennent là-bas, remarqua le frère. Cette pauvre Lucie Morrelo, elle marche la tête haute et paraît contente; mais la servante du capitaine m'a dit que, depuis huit jours, elle ne fait que pleurer lorsqu'elle est seule.
—Tant mieux, mon frère.
—Comment cela?
—Certainement, c'est une preuve qu'elle aime sincèrement mon ami
Victor. Cela me réjouit pour lui.
Les personnes dont l'arrivée avait été annoncée par le frère de Jean se montrèrent bientôt au coin de la rue. C'était une dame déjà vieille, qui marchait en parlant à côté d'un jeune homme et lui pressait la main avec une tendresse inquiète, pendant que lui dirigeait vers le Jonas, pavoisé comme aux jours de fête, des yeux où brillait une joyeuse excitation.
Derrière eux venait un homme avec des joues tannées et de larges favoris, qui donnait le bras à une très-jeune fille au visage charmant et délicat, et s'efforçait de lui faire comprendre, en riant et en plaisantant, qu'un voyage en mer n'était pas plus dangereux qu'une petite excursion à Bruxelles par le chemin de fer.
—Victor, Victor, dépêche-toi! on lève déjà l'ancre là-bas! s'écria Jean, qui se tenait debout dans une barque. On nous annonce qu'il n'y a plus de temps à perdre.
Lorsque la veuve regarda, du bord de l'Escaut, le faible esquif qui allait dans quelques minutes lui enlever, pour toujours peut-être, son fils bien-aimé, les larmes tombèrent sur ses joues et elle le pressa en sanglotant dans ses bras. Ce tendre embrassement émut profondément Victor, et il s'efforça de consoler et de tranquilliser sa mère affligée par de douces paroles, et en lui promettant plus d'aisance et de bonheur pour ses vieux jours.
Il fût resté longtemps encore sur le coeur de sa mère, sourd à l'appel de son ami; mais le vieux capitaine, l'oncle de Lucie, l'arracha de ses bras en se moquant de cet excès d'attendrissement. Jean, de son côté, criait plus fort que jamais que la barque ne pouvait attendre plus longtemps.
Victor prit les deux mains de la jeune Lucie dans les siennes et pénétra par un long regard jusqu'au fond de son coeur; ses yeux demandaient: «M'attendras-tu? Ne m'oublieras-tu pas?» La demande et la réponse devaient être toutes les deux très-émouvantes, car un torrent de larmes roula sur le visage de la jeune fille, et le visage du jeune homme s'illumina d'une joie extrême.
Le marin prit Victor par le bras et l'entraîna vers la barque. Le jeune homme, ému, embrassa encore sa mère et murmura à son oreille les plus ardentes paroles d'amour.
—Eh bien, puisque Dieu l'a permis, dit-elle en sanglotant, va, mon fils; je prierai pour toi tous les jours, toutes les heures. Ne m'oublie pas! N'oublie pas ta mère!
Victor descendit dans le canot: les rames plongèrent dans le fleuve… En ce moment, on vit accourir de loin un jeune homme qui agitait ses bras au-dessus de sa tête, avec des gestes inquiets, et qui criait:
—Attendez un peu, pour l'amour de Dieu! Je suis Donat Kwik; j'ai payé mon passage; il faut que j'aille aussi au pays de l'or!
Ce jeune homme paraissait être un paysan; la longue redingote bleue qui lui pendait jusqu'aux talons, son visage rouge et bouffi, son air naïf ou bête, et surtout ses grandes mains et ses membres robustes et trapus, indiquaient qu'il avait quitté les travaux des champs pour courir également après la fortune.
Son premier pas ne fut cependant point heureux. Dans sa crainte que le canot ne partît sans lui, il sauta avec une précipitation aveugle sur le bord du léger esquif et culbuta dans l'eau la tête la première.
Un matelot le saisit par les cheveux; un second, aidé de Jean, le tira dans la barque, au milieu des éclats de rire et des applaudissements des bourgeois réunis sur le quai.
Le paysan regarda autour de lui avec embarras, se frotta la tête, rejeta une gorgée d'eau et murmura tout stupéfait:
—Camarades, il y a, pardieu! trop de sel dans la soupe! Vous n'aviez pas besoin non plus d'arracher la moitié de mes cheveux: je nage comme une anguille…
Mais, comme le canot bondit tout à coup sous la vive impulsion des rames, Donat Kwik tomba en arrière sur un banc et se cramponna avec frayeur au bord de l'embarcation.
Cet incident avait à peine détourné du quai l'attention de Victor. Pendant que la barque s'éloignait avec rapidité du rivage, il tenait le regard dirigé vers l'endroit où sa mère et Lucie lui faisaient toutes sortes de gestes encourageants, comme si elles eussent cru, les âmes aimantes, qu'il était encore plus malheureux qu'elles.
Jean était debout sur un banc. Il jeta à son père et à son frère un dernier adieu retentissant, agita son chapeau et poussa un hourra triomphant qu'on entendit jusque près des maisons du quai.
Ces cris de joie firent un singulier effet sur Donat Kwik. Il sauta debout, s'élança au cou du joyeux jeune homme et le pressa dans ses bras avec tant de force, que Jean sentit l'eau mouiller sa poitrine. Il éloigna avec une sorte de colère le grossier compagnon de voyage, et s'écria:
—Ah ça! mon gaillard, êtes-vous fou ou gris?
—Je crois, en effet, que j'ai un petit coup dans le cerveau, répondit l'autre. Il y a de la bonne bière à Anvers, de la forte bière…
—Ne voyez-vous pas que vous me mouillez et que vous abîmez mes vêtements?
—Pardieu! j'avais oublié le bain froid! Bah! camarade, nous pourrons acheter là-bas autant d'habits que nous voudrons. De l'or par brouettes!
—De quel pays êtes-vous? A votre langage, on dirait que vous venez de
Malines? demanda Jean.
—Vous l'avez presque deviné. Je suis Donat Kwik, un fils de paysan de Natten-Haesdonck, au delà de Rupelmonde, dans le petit Brabant, dit l'autre en bredouillant très-vite. Ma tante est morte; j'ai hérité, mais pas assez, à mon goût. Je vais chercher de l'or. A mon retour, je me marie avec Hélène, la fille du notaire, ou avec Trine, la fille du bourgmestre, ou avec la demoiselle du château. Je ramasserai tant d'or, tant, tant, que je pourrai acheter tout le village!
Jean se retourna, en haussant les épaules, vers son ami Victor, qui répondait encore par signes au tendre adieu qu'on lui envoyait du quai, et il le plaisanta sur la visible émotion de Lucie et sur sa profonde affection pour lui.
Donat vint interrompre la conversation. Il montra aux deux amis un morceau de papier imprimé:
—Camarades, voyez un peu ceci… dit-il.
—Vous devenez ennuyeux avec vos camarades! murmura Jean d'un ton courroucé.
—Eh bien, je dirai, messieurs, puisque vous le voulez absolument, quoique je ne sois pas pauvre non plus. Allons, ne faisons pas tant de Compliments; vous devriez me dire, messieurs, ce que je tiens ici en main.
—C'est un billet de banque anglais de cinq livres, mon ami, répondit
Victor.
—Oui, mais en francs?
—Quelque chose de plus que cent vingt-cinq francs.
—J'avais peur, pardieu! que le vieux juif chez lequel j'ai changé mon argent ne m'eût fourré en main des chiffons de papier.
—En avez-vous beaucoup de cette espèce? Demanda Victor en souriant.
Le paysan regarda les matelots avec défiance, et dit mystérieusement à l'oreille des deux amis:
—J'en ai quatre: le reste de mon héritage. J'aurais bien pu placer ces cinq cents francs à intérêt chez l'agent d'affaires de notre village; mais on ne peut savoir ce qui arrivera là-bas; la prudence est la mère de la porcelaine. Si nous étions dupés et si nous ne trouvions pas d'or? Ce n'est pas Donat qui mourra de faim le premier: il a une poire pour la soif. Il faut que vous sachiez, messieurs, que je suis malin, beaucoup trop malin quelquefois!
La barque atteignit le navire, et les voyageurs furent salués par une salve d'applaudissements. Le Jonas avait déjà levé l'ancre et tendu ses voiles. Bientôt il prit le vent et avança sous l'impulsion d'une fraîche brise.
Alors, le navire lâcha sa bordée pour dire adieu à la ville d'Anvers; les canots du fort répondirent à ce salut, les marins agitaient leurs chapeaux sur les mâts, les passagers remplissaient l'air de leurs cris de triomphe, les quais retentissaient des souhaits de bonheur de la foule; et le Jonas glissa majestueusement en avant, au bruit du canon qui grondait et des gigantesques acclamations des milliers de spectateurs.
Donat Kwik était le plus en train; il bondissait de droite à gauche comme un insensé, les bras levés et criait: «Hourra! hourra!» d'une voix si forte, que ses cris retentissaient au-dessus de ceux des autres passagers, pareils au braiment d'un âne. Comme il heurtait tout le monde, il recevait par-ci par-là un coup de poing dans le dos ou un coup de pied dans les jambes; mais il n'y faisait pas attention et beuglait à perdre haleine.
Il remarqua ses deux compagnons de la barque qui, debout derrière la batterie, se montraient sur le quai l'endroit où ils croyaient que se trouvaient leurs parents, quoique la foule n'apparût plus à leurs yeux que comme une tache noire confuse. Donat passa la tête entre eux et dit grossièrement:
—Eh! eh! pardieu, camarades, sommes-nous malades? Je veux dire:
Messieurs, avons-nous du chagrin?
—Sur ma parole, dit Jean courroucé, si tu continues à nous ennuyer, je te casse le cou, entends-tu, Donat Kwik?
—Mais il n'y a pas là-dessous, dans la troisième classe, âme qui vive pour me comprendre! Répondit Donat. Ils sont aussi stupides que des veaux; ils baragouinent un patois inintelligible, et ils ne connaissent même pas un mot de flamand.
—C'est égal, va-t'en, te dis-je!
Le paysan, voyant que c'était sérieux, s'éloigna en traînant les jambes et grommela en lui-même:
—Qu'ils sont fiers, ces messieurs de la ville! Comme si je ne devais pas trouver autant d'or qu'eux, et même davantage. Si mes compatriotes ne veulent pas causer avec moi, je serai donc obligé de me coudre la bouche? Allons, allons, vive la joie!… Hourra! hourra! vive la Californie!
Et, tournant sur lui-même comme une toupie et balançant les bras comme un moulin à vent, il sauta au milieu d'un groupe de gens joyeux.
En ce moment, le Jonas tourna derrière la Tête-de-Flandre, et la ville d'Anvers disparut aux regards des passagers. Les voiles s'enflèrent sous un vent favorable. Le joli brick pencha légèrement de côté et s'élança avec un redoublement de vitesse à travers les vagues agitées.
—Viens, Victor, dit Jean en prenant la main de son ami, descendons pour dire un mot à nos provisions et déboucher une bouteille de madère.
—Oui, oui, répondit Victor avec enthousiasme, l'heureux voyage est commencé. Hourra! Buvons un coup là-dessus! L'avenir nous appartient.
Pendant qu'ils parlaient de leurs projets et de leurs espérances en buvant un verre dans l'entre-pont, le Jonas descendait le cours de l'Escaut jusqu'à la hauteur de Calloo, où on laissa tomber l'ancre pour attendre la marée du lendemain.
Le capitaine, malgré son air dur et sévère, se montrait fort aimable envers les passagers. Il semblait les encourager à passer encore la dernière heure du jour dans la gaieté; serrait, en se promenant, la main aux uns, offrait aux autres d'excellents cigares, et fit même monter quelques bouteilles de rhum, pour en verser un verre à ceux qui le désiraient. Un murmure approbateur s'élevait sur son passage, et le cri de «Vive notre brave capitaine!» retentissait autour de lui.
Pendant ce temps, les matelots échangeaient entre eux des regards mystérieux, et semblaient se dire que les manières amicales du capitaine cachaient un secret.
Le capitaine laissa les passagers s'amuser jusqu'à dix heures du soir; mais alors il leur fit comprendre, avec bonté, que chacun devait aller se coucher dans la cabine qui lui était désignée. On aida des gens fatigués à trouver leur lit, et le silence le plus complet régna enfin sur le pont.
Vers minuit, les barques quittèrent silencieusement le bâtiment et se dirigèrent vers la côte flamande de l'Escaut, puis revinrent aussi mystérieusement avec de nouveaux passagers. Immédiatement après, les marins, s'éclairant au moyen de lanternes, tirèrent d'une cachette des planches de sapin, et se mirent à clouer et marteler si fort, que le pont en fut ébranlé. Ce travail nocturne avait pour but d'ajuster, au moyen de ces planches préparées d'avance, des lits pour les nouveaux arrivants. Les passagers, endormis dans leurs cabines, ne s'étonnèrent guère de ce vacarme, car on avait eu la précaution de les avertir que, pendant la nuit, on construirait, pour leur facilité, une nouvelle cuisine.
Il existe dans le port d'Anvers, comme ailleurs, des règlements qui déterminent le nombre de voyageurs qu'un bâtiment peut prendre en raison de sa grandeur. Une commission visite les navires avant leur départ, compte les voyageurs, mesure la place assignée à chacun d'eux dans l'entre-pont, et pèse et examine les provisions, pour s'assurer que les personnes qui s'embarquent ne manqueront ni d'espace ni de la nourriture suffisante. Sur le Jonas, on avait trouvé assez d'espace, des provisions plus qu'il n'en fallait et tout était en règle pour cent hommes, sans compter les matelots. Mais, pendant que la commission inspectrice achevait sa visite par les mots sacramentels: All right! le dernier convoi du chemin de fer de la Flandre amena encore une cinquantaine de chercheurs d'or, tous Français, des environs de Lille et de Douai, qui furent conduits à Calloo par des gens apostés à cet effet, pour s'embarquer secrètement à minuit sur le Jonas. Le résultat de cette fraude était un bénéfice net de trente ou quarante mille francs pour celui en faveur duquel elle avait été pratiquée; car on recevait le prix du voyage de cinquante passagers que, d'après les dispositions de la loi, l'on ne pouvait pas prendre à bord.
L'accumulation de tant de monde pouvait être une cause de grande gêne; mais le capitaine semblait s'en inquiéter fort peu. Il répondit à une remarque de son pilote:
—Cela ira, Corneille. Il y a assez de provisions; on diminuera la ration; si c'est nécessaire.
—Mais l'eau, capitaine? Il n'y en a pas la moitié de ce qu'il faut pour tant de monde!
—Je le sais, Corneille. Cela prend trop de place; nous renouvellerons notre provision dans le premier port d'Amérique.
—Les passagers ne seront pas peu étonnés de l'arrivée de tant de nouveaux compagnons…
—Bah! cela importe peu, si nous pouvons seulement prévenir les plaintes jusqu'à ce que nous soyons sortis de l'Escaut… Une fois en pleine mer, je saurai bien leur fermer le museau.—Dis à Jacques, le cuisinier en chef, d'allumer le feu tout à l'heure et de faire cuire des biftecks pour tous. On leur donnera à leur déjeuner un bon verre de rhum. Tu verras, Corneille, la venue de ces nouveaux compagnons ne fera que les réjouir. Veille à ce que tout soit prêt pour lever l'ancre à la première lueur du jour. Le bâtiment doit être sous voiles avant que les passagers aient quitté leurs cabines.
Le pilote se dirigea vers l'autre extrémité du pont pour aller trouver le cuisinier en chef; il se frottait les mains en marchant et chantonnait entre ses dents:
Plus on est de fous, plus on rit!
Plus on est…
Mais le capitaine, irrité de cette raillerie, interrompit la chanson en criant:
—Tais ton bec!
—Oui, capitaine.
III
SUR L'ESCAUT
Lorsque la plupart des voyageurs parurent sur le pont, le Jonas avait déjà fait deux ou trois lieues de chemin. Quelques-uns témoignèrent bien leur étonnement à la vue de tant de nouveaux compagnons, et plusieurs même semblèrent soupçonner la fraude; mais le capitaine leur fit croire que c'étaient des voyageurs attardés compris dans l'équipage, qui avaient manqué le convoi et étaient ainsi arrivés trop tard. Les succulents biftecks et le bon coup de rhum convainquirent les plus défiants; et, comme les nouveaux venus paraissaient être de gais compagnons, on oublia bientôt leur arrivée inopportune et on chanta, comme avait fait le pilote:
«Plus on est de fous, plus on rit!»
La joyeuse vie recommença; on dansa et sauta de nouveau.
Cette fois, cependant, Donat Kwik n'eut pas grande envie de partager la joie générale. Les deux Anversois le trouvèrent tristement assis dans un coin, la tête dans les mains, et Victor lui demanda par compassion ce qu'il avait.
—Je suis malade, messieurs, répondit le paysan, malade comme un cheval, de la bière d'orge d'Anvers, du genièvre brun que cet empoisonneur de capitaine m'a fait boire hier au soir. Ah! ma pauvre tête! Il y a là dedans trois ou quatre hommes occupés à battre le blé. Que ne suis-je en ce moment dans notre grenier à foin de Natten-Haesdonck! Car en bas, dans cette étable de cochons, une marmotte même ne pourrait dormir. Toute la nuit j'ai eu le cauchemar. Il y avait sur mon estomac un bloc d'or grand comme une meule… Ce maudit genièvre du capitaine! Aïe! aïe! Ma poitrine brûle; je ne donne plus dix sous de ma vie!
—C'est une suite naturelle de votre ivresse, dit Jean en raillant; c'est à vous seul qu'il faut vous en prendre; puisque vous l'avez bu, vous devez le cuver avec patience.
Victor, qui était très-compatissant, lui prit la main et le consola en lui promettant que son mal guérirait bien vite.
—Puis-je savoir, s'il vous plaît, à qui j'ai l'honneur de parler? demanda Donat.
—Je me nomme Victor Roozeman.
—Et ce monsieur-là?
—C'est mon ami Jean Creps.
—Eh bien, monsieur Roozeman, je vous remercie du fond de mon coeur de votre bonté. J'ai été grossier et stupide hier, n'est-ce pas? Pardonnez-le-moi, messieurs, cela ne m'arrivera plus. Je sais lire et écrire, je suis bien élevé et je connais mon monde. Lorsque je serai guéri, permettez-moi d'échanger de temps en temps une parole avec vous. Il faut toujours que je cause avec moi-même, et je ne suis pas assez éloquent pour y trouver du plaisir… Oh! mon Dieu, ma tête, ma tête brûle!
Les deux amis lui dirent encore quelques paroles encourageantes, et continuèrent leur promenade.
Pendant ce temps, le Jonas, poussé par un vent frais, descendait majestueusement l'Escaut.
L'essaim des passagers étaient encore plus agité que la veille. On avait dîné pour la première fois sur le navire, un dîner abondant et appétissant: du rosbif et des légumes frais pour tous, et même quelques poulets rôtis pour les délicats des deux premières classes. Là-dessus, les passagers avaient pris leur ration de vin ou de liqueurs fortes, et, sous l'influence de cette légère émotion qui, chez quelques-uns, dégénérait en une ivresse complète, les esprits étaient montés à un degré d'excitation extraordinaire.
Le pilote essaya enfin de faire régner un peu d'ordre sur le pont; mais on reçut ses avis et ses ordres en se moquant de lui, en riant et en dansant. Il alla, tout courroucé, du côté du gouvernail, où le capitaine contemplait avec un sourire l'animation des passagers en gaieté. Il répondit à la plainte du pilote:
—Laisse-les faire, Corneille. Vois-tu là-bas ces nuages monter sur la mer? Le vent s'élèvera, et aussitôt que le Jonas commencera à danser, ce sera fini de tout ce vacarme.
En ce moment, Donat Kwik accourut, pâle et défait, vers Jean et Victor, qui contemplaient en causant le large fleuve. Le paysan se laissa tomber à genoux devant eux, et éleva les mains d'un air suppliant.
—Pour l'amour de Dieu! dit-il, ayez compassion d'un pauvre Flamand! Je vais mourir, je suis empoisonné…
Le sensible Victor, croyant à la possibilité d'un malheur, releva Donat Kwik, le prit dans ses bras et lui demanda avec intérêt ce qui lui était arrivé.
—Ah! mon bon monsieur Roozeman, ah! Monsieur Creps, je n'étais pas bien, vous savez de quoi, gémit le paysan. Ils ne me comprennent pas en bas; ils se moquent de moi et rient de ma souffrance. Il y a quelqu'un qui est allé chercher le médecin, et il est venu un homme avec un gros nez rouge. Il m'a versé dans le corps un demi-litre de cette exécrable eau salée, et une poudre rouge, du poivre d'Espagne, je connais cela, ça sert à faire trotter les ânes. Ah! mon Dieu! mon Dieu! je suis empoisonné, soyez-en sûrs, mon âme va quitter mon corps. A l'aide! à l'aide!
—Bah! ne voyez-vous pas, messieurs, que cet imbécile a le mal de mer? dit un Allemand en passant.
Cette remarque amena un sourire sur les lèvres des deux amis, et ils se disposaient à convaincre Donat que son indisposition se passerait d'elle-même; mais le pauvre garçon sentit une terrible crampe d'estomac, porta ses deux mains à sa poitrine et s'enfuit dans l'entre-pont pour se cacher.
Comme le Capitaine l'avait prédit, le ciel se couvrait peu à peu de petits nuages, et le vent, quoique déjà favorable, gagna en force. L'eau commença à s'élever et le Jonas dansa gracieusement sur les vagues qui accouraient à sa rencontre de la pleine mer.
Le capitaine marcha vers le pilote et lui dit:
—La fin de cette folle kermesse est arrivée, Corneille; qu'on prépare des seaux et des cuves. Il y en a déjà une vingtaine là-bas couchés avec la tête au-dessus de la mer. Vite! sinon ils vont faire là-dessous un affreux gâchis.
En effet, la joie et les chansons s'éteignirent en peu de temps. Bientôt, plus de la moitié des passagers furent pris de violentes douleurs d'entrailles et de crampes d'estomac; ils étaient pâles comme des cadavres, et, pendant les moments de répit que leur laissaient leurs souffrances, ils interrogeaient l'espace d'un regard égaré et stupide, comme pour lui demander l'explication de ce mal mystérieux qui avait refroidi si soudainement leur enthousiasme et soufflé sur leur joie. L'Océan, dont le nébuleux horizon leur apparaissait au loin, leur avait envoyé son messager ordinaire, le mal de mer, pour leur souhaiter la bienvenue sur la plaine liquide.
Victor en avait été atteint un des premiers; il était silencieusement courbé au-dessus du bord du navire, et quand ses souffrances diminuaient, il s'efforçait quelquefois de répondre par un sourire aux consolations de Jean; celui-ci, qui était encore en bonne santé, prit enfin son ami par le bras pour le conduire dans sa cabine et l'aider à se mettre au lit. Pendant qu'ils descendaient, Victor lui dit:
—Ce n'est rien, Jean, je sais bien que cela se passera; mais cependant tu ne peux imaginer comme ce mal étonnant abat et torture l'homme. Je comprends que tu ries, j'ai ri aussi du pauvre Donat, mais c'est…
Une nouvelle crampe étouffa la parole sur ses lèvres. Jean allait de nouveau répondre à ses plaintes par des railleries; mais il sentit à son tour que le coeur lui tournait, et le violent effort qu'il fit pour surmonter le mal mouilla son front d'une sueur froide.
—Viens, viens, Victor, dit-il, descendons. Ce malencontreux mal de mer ne se trouvait pas sur le prospectus; pas de roses sans épines; cela se passera en dormant.
Un grand nombre de malades descendirent, les uns après les autres, derrière les deux amis. Enfin, il n'en resta plus qu'une vingtaine sur le pont. Quoique ceux-ci parussent à l'épreuve du mal de mer, ils n'étaient pas cependant à leur aise. Ils étaient faibles, et découragés et regardaient silencieusement les flots, qui soulevaient avec une régularité monotone les flancs du navire.
Lorsque, à l'embouchure de l'Escaut, le Jonas entra dans le détroit, le capitaine dit à son pilote:
—Il s'écoulera quelques jours avant que ce tas d'imbéciles soient sur pied. Nous emploierons ce temps à mettre tout en ordre. Plus de familiarité avec les passagers. Fais savoir aux matelots que le premier qui s'amusera un peu trop avec les étrangers sera mis aux fers pendant trois jours. Qu'on prenne garde à mes moindres ordres; je veux rester seigneur et maitre sur mon vaisseau: nous sommes en mer.
IV
EN MER
En effet, la mer resta grosse pendant quatre jours; elle devint même plus houleuse à mesure que l'on avança dans le détroit et que l'on eut à lutter contre des vents variables. Pendant tout ce temps, les passagers étaient restés couchés dans leurs cabines, craignant de faire un mouvement, pris de nausées à la seule pensée des moindres aliments, découragés et abattus comme des gens à moitié morts.
La nuit où l'on sortit du détroit pour entrer dans l'Océan, le vent impétueux s'était apaisé, et les flots agités étaient devenus plus calmes. Pendant que le Jonas continuait sa route, sous un ciel clair et parsemé d'étoiles, les passagers éprouvèrent l'influence du temps favorable. Ils dormirent pour la première fois d'un sommeil réparateur et bienfaisant, qui fit couler de nouvelles forces et une nouvelle vie dans leurs veines.
C'était chose étonnante à voir, quand chacun apparut le lendemain sur le pont, la physionomie souriante, consolé, fortifié et gai comme au jour du départ. Jean Creps et son ami Roozeman n'étaient pas des moins ravis. Victor surtout, en se voyant entouré d'un horizon sans bornes, leva les bras avec enthousiasme vers le ciel et remercia Dieu, qui l'avait déjà rapproché du but désiré.
Un grand nombre de passagers, voulant célébrer leur heureux rétablissement, coururent sus aux bouteilles pour recommencer la fête; mais le capitaine, qui se montrait maintenant ce qu'il était, sévère, rude et inexorable, leur fit lire un grand nombre d'articles qui défendaient tous cris désordonnés et tous rassemblements sur le pont, et ils furent informés que toute contravention à ce règlement et aux ordres du capitaine serait punie de l'emprisonnement au pain et à l'eau, à fond de cale.
Les passagers écoutèrent cette lecture avec une stupéfaction mêlée de colère; quelques-uns serrèrent les poings et s'emportèrent contre ces dispositions arbitraires, qui, d'après eux, ne tendaient qu'à leur ravir tout plaisir et toute liberté; mais le capitaine leur fit comprendre en peu de mots que la loi lui reconnaissait sur son vaisseau une puissance sans bornes; qu'il avait même le droit de brûler la cervelle à ceux qui se révolteraient contre lui; et comme quelques-uns reçurent cette explication avec un murmure peu respectueux, il se mit à jurer si horriblement et à proférer de si terribles menaces, que les passagers virent qu'il parlait sérieusement et se soumirent enfin à la nécessité. Les matelots ne furent pas beaucoup plus polis. Dès que quelques amis étaient réunis sur le pont pour causer, un matelot accourait en traînant un cordage, ou un levier, ou toute autre chose, et criait sans respect pour personne:
—Hors du chemin! Gare aux jambes!
Deux ou trois autres, avec une égale vitesse, venaient du côté opposé et jetaient des seaux d'eau sur le pont pour enlever les traces du mal de mer.
Un troisième criait du haut d'un mât:
—Gare dessous! gare dessous, sacrebleu!
Et, après ce simple avertissement, il laissait tomber sur le pont, comme un aérolithe, une lourde poulie, au risque d'écraser réellement quelqu'un.
C'était la volonté du capitaine: il fallait montrer tout d'un coup aux passagers que la vie en mer ne peut pas être une éternelle fête, et les matelots, pour détruire toute illusion à cet égard, devaient faire leur service sans se retourner et comme s'il n'y avait absolument que l'équipage sur le navire.
Vers midi, les passagers furent appelés sur le pont. Le capitaine déclara qu'on allait les diviser tous en compagnies de huit hommes, pour dîner ensemble désormais dans un plat de fer-blanc ou gamelle. Il lut ensuite une liste des passagers, et, chaque fois qu'il avait nommé huit hommes, il criait:
—Première gamelle! Deuxième gamelle! Troisième gamelle!
Et, quand cet arrangement fut terminé, malgré les murmures et les plaintes, le capitaine leur fit comprendre que dorénavant le pain frais et le peu de volailles qui restaient encore seraient réservés pour les malades. Les passagers devraient donc se contenter de la ration de mer journalière, savoir: de la viande salée, des pois ou des fèves, des biscuits, une petite mesure de genièvre et un litre d'eau potable. Chaque gamelle devait, à tour de rôle, désigner pour la semaine un de ses membres qui irait à la cuisine chercher le dîner pour les autres.
Immédiatement après, on sonna la cloche pour la distribution des vivres. On voyait courir de tous côtés des hommes avec des plats en fer-blanc pleins d'une nourriture fumante… et, quelques minutes après, tous les passagers se trouvaient réunis autour des gamelles.
C'étaient de singuliers convives que le sort avait donnés à Victor et à son ami Jean: un procureur de la république française, qui s'était enfui de son pays pour des raisons inconnues; un docteur en médecine; un banquier allemand, qui avait tout perdu à la roulette à Hombourg; un jeune gentilhomme de la Flandre occidentale; qui avait dépensé les derniers débris de la fortune paternelle, avant son départ pour la Californie; un officier français qui se vantait d'avoir tué son supérieur dans un duel.
A la première vue, Victor crut qu'il n'avait pas à se plaindre du sort; et, en effet, comme nos amis avaient pris une place de seconde classe, ils n'étaient pas mêlés avec les pauvres gens de la troisième classe, qui dormaient et vivaient tous ensemble dans l'entre-pont comme dans une étable.
Mais que son coeur sensible fut blessé de la conversation grossière et ignoble de ses compagnons. Pendant tout le dîner, il n'entendit que jurons et blasphèmes, jeux de mots stupides et sorties brutales. Alors il remarqua que la voix de ses compagnons était fatiguée et rauque, que leurs yeux étaient entourés d'un cercle couleur de plomb, et même que le nez du docteur était nuancé de tons pourpres, signes d'une ripaille continuelle. Il acquit la conviction qu'il était condamné à vivre en compagnon de table et en ami avec des gens qui avaient noyé dans les boissons et perdu par une conduite déréglée toute délicatesse d'esprit Et tout sentiment de moralité.
Pendant qu'il tombait ainsi dans des réflexions peu souriantes, ses compagnons pêchaient hardiment dans le plat et dévoraient la pesante nourriture avec un appétit féroce. Le mal de mer avait creusé leurs estomacs, et ils tâchaient de prendre leur revanche autant que possible. Heureusement Jean Creps, avertit son ami; sans cela Roozeman n'aurait songé à dîner que quand il ne fût plus resté une seule fève dans le plat. Le docteur tira une bouteille de cognac de la poche de son pardessus et la vida presque à moitié, pour se rincer la bouche, disait-il. Les autres allumèrent qui un cigare, qui une pipe, et montèrent sur le pont, où se trouvaient en ce moment la plupart des passagers. Quelques-uns s'étaient étendus sous les rayons brûlants du soleil; d'autres étaient assis sur des bancs; mais le plus grand nombre se promenait par groupes.
Roozeman, le dos appuyé contre le bastingage et le regard fixé sur les passagers, dit à son camarade:
—Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc? Nous n'entendons que des jurons et d'ignobles plaisanteries!
—Oui, répondit l'autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n'ai eu le mal de mer que quarante-huit heures; je me suis promené sur le pont et dans la cale, pour connaître d'un peu plus près nos compagnons de voyage. Il y a bien quelques braves garçons et quelques honnêtes gens parmi eux; mais la plupart sont des gaillards qui ont mérité la corde ou qui y ont réellement échappé; beaucoup d'ivrognes qui ont laissé femmes et enfants dans la misère et ont emporté leur dernier sou pour aller en Californie; des gens perdus qui faisaient honte à leurs parents par leur conduite désordonnée; des dissipateurs à bout de ressources, des joueurs ruinés, des boursiers exécutés, des banqueroutiers, et même des condamnés libérés.
—Belle compagnie! dit Victor: en soupirant. Si j'avais pu le prévoir!…
—Tu serais resté à la maison?
—Non, mais je n'aurais pas choisi le Jonas pour faire la traversée.
—Bah! nous sommes embarqués maintenant avec cette étrange bande, et nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas être si difficile, Victor. Tu pouvais bien prévoir, n'est-ce pas, que, dans notre longue traversée et là-bas dans un pays encore sauvage, tu serais exposé à voir et à entendre des choses tout autres qu'auprès de ta pieuse mère ou de la douce Lucie Morello!
—Certes, Jean, et j'accepte sans regret le sort comme il se présente. Il m'en coûtera beaucoup cependant pour m'habituer à ces gens rudes; leurs paroles et leurs manières blessent ma délicatesse et attristent mon coeur.
—Cela ne durera plus bien longtemps, dit joyeusement Creps. Le Jonas est un fin voilier.
—En effet, Jean, il marche parfaitement bien. Vois les vagues frangées d'écume sauter en avant du navire, puis se retirer coquettement de chaque côté comme si elles voulaient se faire admirer de nous.
—Du train dont il va maintenant, nous serons bientôt en Californie. Je me figure un pays immensément grand, qui n'appartient à personne, où l'on peut aller et venir en seigneur et maître dans des bois sombres, à travers des montagnes gigantesques et dans des vallées sans fond, libre et indépendant comme l'oiseau dans l'espace! Oh! que n'y suis-je déjà pour déployer mes ailes!
—Je voudrais bien savoir, dit tout à coup Victor, ce que Lucie Morello et ma mère font et pensent en ce moment.
—C'est facile à deviner: elles pensent à toi et expriment le même voeu que toi.
—Bonne mère! douce Lucie! dit le jeune homme en soupirant et avec une joyeuse émotion. Oh! Jean, mon ami, puisse le sort nous être favorable! Si je pouvais recueillir assez d'or pour les rendre heureuses!
—Homme de peu de foi! dit Creps en plaisantant. Puisqu'on n'a qu'à ramasser l'or là-bas, nous en recueillerons autant que tu voudras. Je crains que nous ne puissions pas tout emporter. Cela ne me contrarierait pas peu, car plus nous en aurons, plus nous ferons plaisir à nos parents et à nos amis à notre retour.
En causant ainsi, les deux amis se promenaient du côté de la proue, pleins d'illusions et pleins d'espoir dans l'avenir souriant. Là ils rencontrèrent Donat Kwik, qui était occupé à ronger un biscuit de mer brun, en grommelant et en faisant des gestes de colère.
Comme le paysan ne les avait pas aperçus, Roozeman lui mit la main sur l'épaule pour interrompre son monologue furieux. Donat sauta en arrière, et, les poings serrés, prit l'attitude d'un homme qui veut se battre. Cependant, lorsqu'il eut reconnu les Anversois, il se calma et s'écria:
—Oh! oh! pardieu, messieurs, excusez-moi; je croyais que c'était encore le Français de là-dessous. Je lui arracherai un jour ses vilaines moustaches rousses!
—Vous mangez des biscuits après le dîner, demanda Jean Creps, vous n'avez donc pas eu votre ration?
—Jolie ration! dit Donat d'un ton d'amère raillerie. Nous étions assis huit autour d'une gamelle de fer-blanc, et nous commencions à dîner. Tout à coup, un de ces coquins d'en bas vient derrière moi, met ses mains sur mes yeux et crie quelque chose comme Kyes? kyes? Lorsqu'il me lâcha, le plat était presque vide. Je me dépêchai pour avoir encore ma part; mais les camarades étaient si lestes, que je restai tout bête à les regarder, le ventre creux, comme un hibou qui regarde les rayons du soleil. Le Français avec ses grandes moustaches et ses petits yeux peut regarder ses jambes; je lui ai fait à coups de pied quelques bleus qui ne lui ont pas fait de bien.
—Vous vous êtes déjà battu, Donat! Il faut vous montrer plus traitable, mon ami, sinon vous pourriez avoir la vie dure avec vos compagnons, dit Victor Roozeman.
—Battu, monsieur? C'est-à-dire qu'après m'avoir donné pas mal de soufflets et de coups de pied, ils m'ont jeté à six hors de leur repaire de brigands sur le pont. Je suis allé chez le capitaine pour porter plainte. Le capitaine parle une sorte de flamand maritime; il me comprend. Mais il m'a jeté quelques jurons à la figure, et m'a dit que chacun devait tâcher d'avoir sa part de la gamelle: tant pis, dit-il, pour les paresseux.
—Il a raison, il faut essayer de suivre son conseil.
—Essayer, messieurs? Ce n'est pas nécessaire. J'ai mangé toute ma vie à un plat commun. S'il ne s'agit que de manger vite, d'avaler les fèves à moitié brûlantes, j'apprendrai leur métier aux Français d'en bas. Attendez un peu! ils verront bientôt à qui ils ont affaire. Qu'ils frappent ou poussent tant qu'ils voudront, tout cela glisse sur moi; à l'occasion, je leur donnerai aussi des coups de pied à leur écorcher les jambes. Que croient-ils donc, ces ribauds?»
Victor ajouta quelques paroles consolantes pour calmer la colère du jeune paysan; mais ce fut peine superflue, car Donat oublia tout à coup sa mauvaise humeur et redevint joyeux. Voyant que les Anversois allaient continuer leur promenade, il leur demanda à mains jointes la permission de rester un peu avec eux. Personne, dans l'entrepont, ne le comprenait ni ne lui témoignait d'amitié. Ils consentirent à sa prière; car Donat Kwik, malgré son air grossier, était un garçon de sens, et il se montrait profondément reconnaissant de la moindre marque d'amitié.
Pendant la promenade, Jean parla en plaisantant de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du château avec laquelle Donat avait l'envie de se marier à son retour du pays de l'or. Le jeune paysan devint sérieux, et il résulta de ses explications qu'il portait au coeur un amour plus modeste. Il avait fixé son choix depuis des années sur une des filles du garde champêtre de Natten-Haesdonck, et la jeune fille n'était pas indifférente pour lui; mais le père, qui possédait quelques pièces de terre, l'avait repoussé avec mépris parce qu'il était trop pauvre, même après que sa tante lui eut laissé seize cents francs. Ce que Donat avait dit de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du château n'avait été qu'un vain bavardage, ce n'était qu'Anneken[1], la fille du garde champêtre, qui lui trottait dans la tête. Il avait quitté son village par honte et par désespoir de ce que le père d'Anneken l'avait jeté durement à la porte, lorsqu'il s'était hasardé à exprimer le voeu de son coeur. La seule cause de son voyage au pays de l'or était le désir de se venger du garde champêtre en mettant à ses pieds un grand monceau d'or et en le forçant ainsi à consentir avec joie au mariage de sa fille. Anneken avait promis d'attendre, quoique son père voulût lui imposer un autre mari; elle ne se marierait avec personne qu'avec son pauvre Donat Kwik. Le jeune paysan parla avec tant d'admiration de son Anneken, de ses petits yeux noirs, de son doux sourire, de ses bras robustes, de sa vertu et de son activité, que Victor Roozeman prit plaisir à l'écouter. Il y avait, en effet, une certaine ressemblance entre sa position et celle de Donat, dont le langage comique, mais sincère, le fit songer à Lucie et à sa mère.
[Note 1: Petite Anne.]
Les amis s'amusèrent ainsi à deviser des souvenirs du pays et des projets de l'avenir jusqu'au moment où la nuit vint et où chacun descendit pour aller chercher le repos dans sa cabine.
V
LA FOSSE AUX LIONS
Cependant, le Jonas continuait son voyage par un vent des plus favorables. La nourriture, quoique se composant la plupart du temps de viande salée et de fèves, était distribuée en quantité suffisante pour apaiser des estomacs poussés à une activité extraordinaire par l'air vif de la mer. Le temps magnifique et la rapidité de la navigation inspiraient à tous du courage et de la confiance, et, quoique la joie fût moins expansive qu'auparavant, un sourire de plaisir et d'espérance ne cessait de briller sur tous les visages.
Un nuage cependant vint menacer la paix sur le navire. Il y avait, dans la troisième classe, plus de cent passagers, parmi lesquels on remarquait soixante Français et au moins trente Allemands des bords du Rhin. Déjà, une sorte de rivalité s'était élevée entre les deux nations, et même il y avait eu entre les deux partis une bataille dans laquelle un Allemand avait reçu un coup de couteau dans le bras. Le capitaine, voyant là une bonne occasion de montrer son autorité souveraine, fit jeter l'agresseur et le blessé au cachot, dans un trou obscur, humide et infect, à fond de cale, qu'on nommait la fosse aux lions. Les amis des condamnés voulurent s'opposer à l'exécution de cette justice sommaire et arbitraire; mais le capitaine leur jura qu'il livrerait aux autorités du premier port où ils aborderaient tous ceux qui oseraient lui résister, et qu'il les débarquerait dans tous les cas. Ceux qui ne voulaient pas perdre le prix de leur passage ni interrompre leur voyage en Californie n'avaient donc qu'à se soumettre avec résignation.
Cet événement peu important fit une profonde impression sur les esprits. Chacun fut convaincu que le capitaine était un homme inflexible, qui n'hésiterait pas un instant à exécuter ses menaces. L'attitude ordinaire du capitaine sur le navire contribua beaucoup à augmenter son autorité. Il se tenait habituellement sur le gaillard d'arrière, tout à fait seul, avec une expression froide et sévère sur le visage. Quand un passager lui adressait la parole ou se plaignait de quelque chose, il ne répondait que par un ordre bref et impérieux, après lequel il rompait, sans appel, toute conversation.
Roozeman et Creps se promenaient des journées entières sur le pont et parlaient de leur vie passée, de leurs parents et de leurs amis, ou bien ils admiraient l'immensité de l'Océan et la variété de ses aspects; ou bien encore ils rêvaient ensemble à l'or qu'ils allaient trouver, aux merveilles qu'ils allaient rencontrer en Californie, et surtout à leur joyeux retour dans la chère patrie.
Pour ce qui touchait leurs compagnons de gamelle, ils s'aperçurent qu'ils les avaient jugés un peu sévèrement. Le banquier allemand était un homme bien élevé, qui haïssait également les façons grossières et les plaisanteries triviales; le jeune gentilhomme s'était calmé et paraissait avoir du chagrin; les autres, à la vérité, restaient spirituels à leur façon; mais on n'était pas obligé de les écouter plus longtemps qu'on ne voulait. Le plus singulier de leurs compagnons était celui qui se disait docteur en médecine. Celui-là absorbait du matin au soir d'énormes quantités de liqueurs fortes. Les quelques bouteilles de cognac dont se composait sa provision personnelle furent bientôt vidées, mais il avait découvert un moyen de se procurer tous les jours une grande quantité d'eau-de-vie. Il se promenait sur le pont et dans la salle commune, et employait toutes sortes de stratagèmes pour faire croire à l'un ou à l'autre des passagers qu'il était malade ou qu'une maladie le menaçait. A ceux qui le croyaient, il disait:
—Ne craignez rien, je vous guérirai; mais gardez-vous de boire une seule goutte de genièvre, sinon je vous abandonne et vous laisse mourir sans secours. Vous recevrez cependant votre ration de genièvre, et vous la garderez jusqu'à l'heure de ma visite, afin que je sois convaincu que vous n'en avez pas bu.
Le matin, le docteur allait faire sa ronde et se faisait montrer, par chacun de ses malades, réels ou imaginaires, sa ration de genièvre. Pour être sûr que ce n'était pas de l'eau, le docteur se versait la ration dans le gosier. Cet homme n'était qu'un passager ordinaire, mais, comme il n'y avait pas d'autre médecin à bord, il avait assez de clients; il en résultait qu'il était toujours ivre, et que, du matin au soir, il arpentait le pont en zigzag avec un nez cramoisi, tâtant le pouls à l'un et à l'autre, et bégayant:
—Pas boire de genièvre, vous comprenez! mais vous devez néanmoins le recevoir, entendez-vous?
C'était ce singulier personnage qui avait donné à Donat Kwik une pinte d'eau de mer avec du poivre d'Espagne, comme remède contre le mal de mer. Le paysan, quand il rencontra celui par qui il avait cru être empoisonné, le salua du sobriquet de docteur Geneverneus[1]. Les Allemands d'en bas le traduisirent par docteur Schnappsnase. Donat Kwik eut ainsi l'honneur de baptiser le docteur d'un nom qu'il devait garder jusqu'à la fin de sa vie.
[Note 1: Nez de genièvre.]
Tout se passa assez paisiblement sur le Jonas, et les jours se suivaient, longs et monotones. On remarquait déjà qu'un certain nombre de voyageurs avaient perdu leur gaieté et restaient à rêver pendant des heures entières, immobiles à la même place, ou assis à part dans un coin, absorbés dans leurs pensées. L'ennui allait venir peu à peu, et probablement avec lui, pour plusieurs d'entre eux, le chagrin et le repentir d'une conduite blâmable ou d'une résolution inconsidérée.
Le seizième jour après leur départ d'Anvers, les passagers étaient assis autour des gamelles. Depuis quarante-huit heures il faisait un temps pluvieux et le soleil restait voilé derrière un épais rideau de brouillard gris. Cependant, le ciel commençait à s'éclaircir, et quelqu'un vint annoncer avec joie qu'on voyait le pic de Ténériffe aussi distinctement que si l'on en était tout près, quoique le pilote assurât qu'on en était encore à une distance de vingt-cinq lieues.
Victor et ses amis montèrent sur le pont et dirigèrent leurs regards vers l'horizon, où les îles Canaries paraissaient flotter sur l'eau au pied du gigantesque pic. Ce pic de Ténériffe est un volcan qui s'élève si haut au-dessus de la mer, que, lorsqu'il fait un temps clair, on peut le distinguer à une distance de soixante lieues. Son sommet, qui est couvert d'une neige éternelle, troue les nuages et semble toucher au ciel.
A peine les deux Anversois avaient-ils admiré un instant avec extase cette scène émouvante, qu'ils entendirent un grand bruit de gens qui se battaient derrière eux sur le navire. Ils virent Donat Kwik sortir en courant de la salle commune, poursuivi par trois ou quatre hommes, qui proféraient des malédictions et l'accablaient de coups. Un d'eux semblait particulièrement exaspéré contre Donat et le frappait cruellement du poing sur la tête. C'était un homme robuste, avec de longues moustaches rousses et des yeux fort petits.
Kwik, tout en appelant à l'aide, se défendait vigoureusement, et, ruant comme un âne, donnait des coups de pied à droite et à gauche dans les jambes de son ennemi, auquel la douleur arrachait plus d'une plainte.
Attiré par un sentiment de compassion, Victor vola au secours du pauvre garçon et se mit entre lui et ses agresseurs; le Français aux moustaches rousses donna au jeune homme un grand coup de poing dans la poitrine, tandis que celui-ci voulait lui faire entendre raison. Enflammé de fureur par une pareille brutalité, Victor prit le Français à bras-le-corps et le jeta par terre, mais l'autre s'était accroché à lui et tous deux roulèrent en se débattant sur le pont. Jean Creps accourut et repoussa deux ou trois hommes qui voulaient le retenir. Donat criait comme un possédé, et bientôt tout le pont fut en désordre… Mais le capitaine parut et interrompit le combat par un signe de doigt et par un seul mot:
—Paix!
Alors commencèrent les plaintes des deux côtés. Le Français aux moustaches rousses prétendait qu'il n'y avait pas moyen de manger à la même gamelle que l'enragé Flamand.
—A peine, dit-il, avons-nous les cuillers en main, qu'il avale la viande et les fèves toutes brûlantes, et, quand nous l'engageons à laisser quelque chose pour les autres, il rit comme pour se moquer de nous et mange encore plus gloutonnement. En outre, au moindre mot, il donne des coups de pied comme un furieux. Tenez, capitaine, voyez les marques de la méchanceté de cette brute.
Et l'homme à la moustache rousse découvrit sa jambe et montra que le sang coulait réellement le long de son tibia.
Donat Kwik criait qu'eux-mêmes l'avaient forcé à manger si vite pour ne pas mourir de faim; qu'il apprendrait bien à ce Français qu'un Flamand ne se laisse pas opprimer et railler impunément. Il menaçait si violemment, hurlait si furieusement, que le capitaine, impatient et irrité, mit fin au débat par ces mots:
—Ici, matelots! Qu'on jette cet enragé dans la fosse aux lions pour trois jours!
Cet ordre parut frapper Donat d'une terreur inexprimable. Peut-être croyait-il qu'il y avait réellement des lions au fond du navire; il regardait le capitaine, tremblant et stupéfait, comme s'il croyait avoir mal compris; mais lorsqu'il se vit empoigné rudement par les matelots, il se mit à sangloter tout haut, et se laissa tomber à genoux devant le capitaine, les mains tendues et les yeux remplis de larmes.
Les deux amis s'efforcèrent de fléchir le juge sévère. Victor Roozeman, encore pâle d'indignation, prétendait qu'on allait commettre une criante injustice, et il voulait faire comprendre au capitaine qu'on avait tourmenté et opprimé dès le premier jour le pauvre garçon. Jean Creps, au contraire, s'efforçait de présenter l'affaire comme insignifiante, et demandait, en termes conciliants et sensés, le pardon de Donat, qui ne lui en montrait aucune reconnaissance, parce qu'il le faisait passer pour un imbécile et un grand lourdaud.
Soit que leurs paroles fissent quelque effet sur l'humeur brutale du capitaine, soit que l'attitude humble de Donat l'eût apaisé, il dit aux matelots:
—Laissez-le aller.
Le jeune paysan, se voyant en liberté, s'approcha de Victor, lui prit la main, la baisa, et dit avec une larme dans les yeux:
—Monsieur Roozeman, je vous remercie mille fois de votre bonté. Pour vous je me jetterais au feu.
Mais le capitaine le tira par le bras dans l'entre-pont, le changea de gamelle, lui donna des Allemands pour compagnons, et dit très-durement en s'en allant:
—Fais en sorte que je n'entende jamais parler de toi, perturbateur, ou tu t'en repentiras.
VI
L'ÉQUATEUR
Le Jonas était en mer depuis quatre semaines, et approchait avec rapidité de l'équateur, cet endroit du globe où le soleil darde le plus vivement ses rayons. L'éternelle viande salée commençait à dégoûter les passagers; toutes les provisions étaient épuisées. Il y avait de pauvres diables qui se seraient traînés sur leurs deux genoux pour obtenir un cigare ou une pipe de tabac. Le litre d'eau qu'on distribuait par jour à chacun devint insuffisant pour un grand nombre de passagers, à cause de la grande chaleur et de la ration, qui se composait exclusivement de salaison et de biscuits secs; il y en eut qui échangèrent des objets de prix contre une simple chopine d'eau.
On arriva enfin sous l'équateur. Là, le Jonas fut arrêté par un de ces calmes persistants que les gens de mer craignent plus que la plus violente tempête. La mer était unie et brillante comme un miroir, sans que la moindre brise vint agiter sa surface. Le soleil flamboyait comme un globe de feu dans un ciel bleu foncé et brûlait si impitoyablement tout ce que frappaient ses rayons, qu'il fallait arroser sans cesse le pont du Jonas avec de l'eau de mer pour empêcher le bois de se fendre et le goudron de fondre; et pour permettre aux passagers de poser le pied sur les planchers incandescents. Le ciel était de plomb; toutes les voiles pendaient flasques le long des mâts; et le vaisseau restait immobile, comme un corps mort au milieu de l'immense Océan, qui semblait à chacun pareil à un désert dont on n'atteindrait jamais les limites.
Les passagers allaient et venaient, désespérés, suffoqués, sans haleine ni courage, succombant sous cette chaleur effroyable, et cherchant vainement sur le pont et dans la cale un lieu pour se rafraîchir et se reposer; mais partout l'atmosphère était également brûlante et l'air étouffant. Ce qui rendait leur sort encore plus pénible, c'était le manque d'eau. Un grand nombre d'entre eux, tourmentés par une soif irrésistible, épuisaient leur ration avant que le soleil tombât directement sur leurs têtes, et passaient alors le reste de la journée à lutter douloureusement contre la soif.
Ils souffrirent ainsi dès le premier jour de calme; qu'eût-ce été s'ils avaient dû rester stationnaires pendant plusieurs semaines au milieu de cette fournaise et de cette atmosphère énervante!
Le deuxième jour, aucun vent n'avait agité les voiles et la chaleur paraissait doublée. Craignant que ce calme prolongé n'épuisât la provision d'eau nécessaire pour atteindre les côtes d'Amérique, le capitaine déclara que le salut de tous l'obligeait à prescrire une mesure cruelle. Désormais, chacun des passagers ne recevrait plus qu'un demi-litre d'eau par jour. Une terreur générale et des plaintes amères accueillirent cet ordre effroyable; mais le capitaine s'efforça de leur faire comprendre que le calme pouvait encore durer un mois, et qu'il devait épargner l'eau, afin de ne pas mettre tout l'équipage en danger de mort. Pour les convaincre, il leur raconta, comme exemple, qu'on avait trouvé, à la même place où mouillait maintenant le Jonas, un navire portugais qu'on croyait abandonné. Lorsqu'on monta à son bord, on y trouva près de cent cadavres. On apprit par la relation du journal, que les passagers s'étaient emparés de la provision d'eau et l'avaient employée avec une aveugle prodigalité. Cette note datait déjà de six semaines, et il est clair que ces cent hommes étaient tous morts de soif et avaient souffert par leur faute le trépas le plus épouvantable. Le capitaine ajouta, avec un geste significatif, qu'il saurait bien garder le Jonas d'un pareil malheur, et que le premier qui oserait toucher à une barrique d'eau, il lui brûlerait la cervelle avec son revolver comme à un chien.
Effrayé par la terrible histoire du navire portugais, les passagers altérés se tordirent les bras avec un rauque murmure de désespoir.
Victor Roozeman supportait son sort avec courage; mais il pensait plus qu'auparavant aux êtres qui lui étaient chers, et, comme s'il eût voulu familiariser son imagination avec la misère, il parlait continuellement de tout ce qui lui manquait. Il se rappelait, avec un enthousiasme maladif, les belles promenades autour d'Anvers, où il avait rêvé si souvent au bonheur et à l'amour, sous un feuillage frais; les bords magnifiques de l'Escaut, où l'on respirait l'air en été avec un véritable sentiment de béatitude; le banc vert dans le petit jardin de sa mère, où, après les heures de travail, il pouvait s'asseoir tranquille, content, et rêver et sourire à ses propres pensées, jusqu'à ce que sa chère mère eût servi sur la table un souper appétissant et délicieux. Jean ne parlait guère; il trouvait la position terriblement désagréable, à la vérité; mais ils n'étaient pas les premiers qui fussent restés dans une pareille immobilité pendant quinze jours. Le vent s'élèverait aujourd'hui ou demain, et on oublierait bientôt la misère soufferte. Ces pensées n'empêchèrent pas le courageux Jean de s'écrier qu'il donnerait cinq années de sa vie pour un seau d'eau froide de la pompe de son père.
Celui qui restait ferme et se promenait sur le pont encore satisfait, en apparence, c'était Donat Kwik. Il portait sa ration d'eau dans une bouteille suspendue à son cou par une corde passée sous ses habits, et il la gardait et l'épargnait si soigneusement, que déjà deux fois à la fin du jour il avait rafraîchi Victor et son ami Jean en leur versant une gorgée de sa bouteille.
Interrogé sur la cause de sa force contre la soif, il donna cette explication, qui témoignait au moins d'une très-grande puissance de volonté:
—Donat est un imbécile, je le sais, répondit-il; mais, quand sa peau est en jeu, il devient malin comme un renard, messieurs, et il se casse la tête pour trouver un moyen de ne pas monter trop tôt au ciel. Je vais vous dire comment je m'y prends. Le matin, je reçois ma ration d'eau, n'est-ce pas? Vous croyez que je me dépêche de boire, comme les autres? Non, je fourre la clef de ma malle dans ma bouche, puis je la mords sans discontinuer et je fais croire ainsi à mon estomac qu'il boit, jusqu'à ce que je ne puisse plus supporter la soif. Alors je bois un tant soit peu, et je me remets à mordiller ma clef. Je ne bois pas de genièvre, je ne fume pas. A midi, je ne mange pas de viande, elle est salée; et je me nourris aussi peu que possible, car la soif vient en mangeant. Aussi je suis toujours moitié affamé, moitié étouffé; mais il est plus facile de supporter la moitié de chaque mal que d'en souffrir un tout à fait.
VII
LES REQUINS
Les jours se succédaient sans qu'un nuage se montrât à l'horizon; le soleil restait également brûlant et l'air également lourd.
Il arriva, un matin, que beaucoup de passagers restèrent couchés dans leurs cabines, à moitié étourdis et se plaignant de n'avoir plus la force de se mouvoir.
La nouvelle courut soudain sur le navire qu'une maladie contagieuse avait éclaté dans l'entre-pont. Les uns prétendaient que c'était le typhus, les autres le choléra et d'autres la fièvre jaune. Cette nouvelle fit trembler et pâlir tout le monde, car une seule de ces maladies est, en effet, suffisante pour dépeupler en peu de temps tout un vaisseau, surtout quand une centaine de personnes demeurent ensemble sous un ciel de plomb dans un si petit espace.
Tous les passagers frémissaient encore sous l'impression de cette terrible nouvelle, lorsque Donat Kwik, qui, penché par-dessus le bord, s'amusait à jeter quelques petits objets dans la mer, se mit à crier très-fort, comme s'il avait vu quelque chose d'extraordinaire.
—Une baleine! deux baleines! s'écria-t-il en courant vers Roozeman. Elles ont une gueule comme un four, et des dents! au moins cent, qui grincent et craquent comme une machine à battre le blé. Je leur ai jeté un vieux soulier égaré là; elles l'ont croqué et avalé comme une amande!
Pendant un voyage si douloureux, si long, le moindre incident est une distraction. Aussi, tous ceux dont l'attention avait été éveillée par le cri de Donat coururent au bord du navire et regardèrent dans la mer, unie et transparente comme un miroir. Ils aperçurent, en effet, non pas deux, mais six ou huit poissons d'une grandeur extraordinaire; quoi qu'on leur jetât, du bois, du fer ou des morceaux de câble, ces monstres sautaient dessus en se bousculant, ouvraient leurs terribles gueules et l'avalaient en un clin d'oeil.
Le docteur passa à moitié ivre, il jeta un regard dans l'eau et dit en ricanant:
—Ah! ah! voilà les pleureurs d'enterrement! Un mauvais signe, messieurs, la maladie fera des victimes. Ces poissons sentent à cent lieues qu'un homme va mourir en mer et ils font claquer leurs dents et agitent leurs queues de joie, parce qu'ils attendent ici un dîner friand. Regardez bien au fond de leurs grandes gueules, pour que vous puissiez reconnaître le chemin: c'est par là que beaucoup d'entre vous s'en iront ad patres. Pour moi, je suis trop nécessaire ici; les mangeurs de fer ne m'auront pas encore.
Après cette cruelle raillerie, il s'éloigna. On parla alors de l'effroyable certitude que les corps de ceux qui succomberaient à la maladie seraient jetés à la mer et dévorés par les requins affamés. Cette pensée horrible éteignit dans les coeurs la dernière étincelle de courage.
Le lendemain, on trouva le docteur mort dans sa cabine, ayant à côté de lui une couple de bouteilles qu'il n'avait pu vider. Beaucoup de passagers étant tombés malades, le docteur s'était vu en possession de plus de vingt-cinq rations de genièvre; et il avait probablement brisé par cet excès le fil de ses jours, déjà peu solide.
Lorsque Donat Kwik rencontra ses deux amis, il s'écria d'un ton de sincère compassion:
—Eh bien! eh bien! le docteur Geneverneus est mort? Je lui pardonne de tout mon coeur le poivre d'Espagne qu'il m'a fait avaler. Que Dieu miséricordieux ait son âme! Il n'avait pas prévu que les baleines étaient venues pour lui. Je penserai à lui dans mes prières, il en a besoin, le malheureux!
Sous la ligne, où le soleil décompose, avec une rapidité extraordinaire, tout ce qui peut tomber en putréfaction, on ne peut pas garder longtemps les cadavres. Sur le Jonas surtout, où une maladie contagieuse semblait régner, il fallait éloigner sans retard les restes mortels du docteur.
Tout à coup la cloche tinta lentement, comme pour un enterrement; tous les passagers qui n'étaient pas alités furent appelés sur le pont et réunis d'un côté du navire. Alors quatre marins montèrent avec le cadavre et se dirigèrent lentement et solennellement vers le côté où se tenaient les passagers. Le pauvre docteur était cousu dans sa couverture comme dans un sac, et l'on y avait mis une quantité de charbon pour le faire descendre au fond de la mer. Après que les matelots eurent tout apprêté à bord du navire pour l'enterrement, le capitaine ôta son chapeau et se mit à marmotter entre ses dents les prières d'usage. Les passagers s'étaient également découverts; la plupart frissonnaient à la pensée qu'on allait leur montrer l'effroyable chemin de l'éternité, qu'ils prendraient peut-être à leur tour le lendemain.
La prière fut bientôt achevée. Sur un signe du capitaine, les matelots descendirent jusqu'à la surface de la mer la planche sur laquelle reposait le corps du docteur, la renversèrent et jetèrent ainsi le cadavre dans l'eau sans fond. La plupart des spectateurs se penchèrent par-dessus le bord et regardèrent dans l'eau; mais tous reculèrent tout tremblants et poussèrent un cri d'horreur et d'effroi: ils avaient vu les requins se jeter comme des tigres furieux sur le cadavre, déchirer la couverture de leurs dents innombrables et engloutir en un instant chacun un morceau de l'horrible festin.
Et avant la fin du jour, les monstres reçurent encore cinq victimes de la cruelle épidémie qui commençait seulement à sévir d'une manière terrible dans l'entre-pont.
Les passagers étaient anéantis; quelques-uns couraient sur le pont à pas inquiets, comme s'ils cherchaient un endroit pour fuir la cuirasse de bois qui les tenait inexorablement enfermés dans son cercle empesté. D'autres erraient çà et là, comme des fous, avec des gestes de désespoir et murmuraient en eux-mêmes contre des spectres invisibles. Tous demeuraient muets et consternés, et cet affreux silence n'était interrompu que par des imprécations contre la soif de l'or et contre le fatal voyage, ou des soupirs et des cris de regret adressés à la patrie qu'on avait abandonnée si follement.
Vers le soir, Victor fut frappé tout à coup d'une affreuse angoisse. Pendant qu'il était assis sur un banc à côté de son ami et de Donat Kwik, causant tristement de l'heureuse Belgique, de la belle ville d'Anvers et des êtres qui leur étaient chers; pendant que Jean s'efforçait encore de leur inspirer la confiance et l'espoir, la voix de ce dernier s'altéra tout à coup d'une manière surprenante. Une pâleur mortelle couvrit son visage, ses yeux devinrent vitreux et ses membres se raidirent comme s'il eût été atteint d'un attaque de nerfs. C'étaient les signes de la maladie. Jean Creps, le bon coeur, l'ami fidèle, allait mourir; peut-être avant que le soleil éclairât de nouveau le pont du Jonas, les monstres marins auraient déjà englouti son cadavre!
Cette pensée remplit Roozeman d'un désespoir indescriptible; il se jeta en pleurant sur son ami, lui adressant mille paroles consolantes, auxquelles il ne croyait pas lui-même. Donat tenait une main du malade et l'arrosait de larmes silencieuses.
Jean s'efforçait de lutter contre son mal et de leur faire croire qu'il avait encore du courage et qu'il n'était pas si malade qu'on se le figurait; mais bientôt ses dernières forces l'abandonnèrent, il poussa un soupir effrayant et se laissa tomber dans les bras de son ami en criant d'une voix déchirante:
—De l'eau! de l'eau! de l'eau! Ma vie pour une gorgée d'eau! L'eau seule peut me guérir!
En entendant ce cri, Victor sauta debout, courut comme en délire vers le capitaine et tomba à ses pieds les bras tendus. Il pria, il pleura, il se tordit convulsivement les mains, il offrit toute une poignée de billets de banque, tout ce qu'il possédait, pour un demi-litre d'eau. Mais le capitaine resta impassible et muet, comme s'il n'avait pas aperçu le jeune homme qui se traînait à ses pieds et lui demandait la vie de son pauvre ami.
Victor réitéra ses supplications désespérées auprès du pilote avec le même insuccès… Un cri de rage lui échappa; il s'élança vers un baril d'eau et y porta la main. Trois ou quatre matelots le menacèrent de leurs couteaux, et comme Victor, aveuglé, ne retirait même pas sa poitrine sous la froide impression de l'acier, ils sautèrent tous ensemble sur lui et le jetèrent loin d'eux sur le pont.
Convaincu qu'il n'y avait pas de salut possible, le pauvre Roozeman s'arrachait déjà les cheveux et se déchirait la poitrine, lorsqu'un marin lui offrit un peu d'eau, moins de la moitié d'un demi-litre, en échange de sa montre d'or.
Avec quelle folle joie Victor sacrifia le cadeau chéri de sa mère, pour prolonger la vie de son ami, ne fût-ce que d'une heure! Il courut tout joyeux vers Jean Creps, lui porta la bouteille aux lèvres et lui versa le breuvage rafraîchissant dans la bouche, en riant d'un rire nerveux.
Les forces semblèrent, en effet, revenir au malade; il pria son ami de vouloir bien le conduire au lit, parce que tous ses membres étaient brisés et qu'il éprouvait un besoin irrésistible de repos.
Pendant cette nuit, Victor passa des heures d'une anxiété mortelle. Assis, avec Donat, près du lit de son ami souffrant, il entendait sortir sans cesse de sa poitrine déchirée le cri: «De l'eau! De l'eau! de l'eau!» sans pouvoir rien tenter pour le satisfaire, car il n'aurait pu obtenir une goutte d'eau en échange de toute une fortune.
Il y eut un moment terrible: ce fut lorsque Jean, tombé en délire, ne criait plus pour avoir de l'eau, mais s'agitait en hurlant comme un fou, se tordait les membres et paraissait devoir mourir dans un accès de fureur. Tout à coup, il se leva dans l'obscurité et dit d'une voix creuse et avec une sombre ironie:
—En Californie! Tu veux aller en Californie? Pauvre insensé! que vas-tu chercher là? De l'or? N'y a-t-il donc pas d'or dans ta patrie pour celui qui veut le gagner par son activité et par son intelligence? La liberté? l'indépendance? Où règnent ces bienfaits de la civilisation humaine autant que dans notre industrieuse Belgique? Du bonheur? Ah! insensé, le bonheur n'habite pas si loin; il est où se trouvait notre berceau, près du foyer paternel, dans les yeux de notre mère, dans le souvenir de nos amis, dans les objets auxquels sont attachés les souvenirs de notre jeunesse. Le démon de l'or t'a attiré, tu veux devenir riche tout d'un coup, sans travailler, violer la loi que Dieu a gravée dans la conscience? Va-t'en, ingrat, il te punira!… Au lieu d'or, tu ne trouveras que la misère, la honte et la mort… la mort et un horrible tombeau dans les entrailles de l'Océan!…
En achevant cette malédiction, il se laissa retomber sur son lit et resta étendu, immobile et muet.
Victor Roozeman, courbé presque jusqu'à terre, se sentit écrasé sous ces paroles terribles, qui n'étaient que l'écho de ses propres pensées; il frissonnait en entendant une prédiction de l'accomplissement de laquelle il ne doutait pas.
Au pied du lit était assis Donat Kwik, qui, dans l'excès de son repentir, se labourait la figure avec les ongles et se jetait si cruellement la tête contre les poutres, que le sang coulait de ses joues. Par instants, il murmurait d'une voix rauque:
—Tiens! tiens! animal que tu es! Àne! Cela t'apprendra à aller en Californie… Tu seras mangé par les baleines: c'est très-bien fait, tu l'as mérité, vilain et stupide imbécile!
Plus tard, dans la nuit, la fièvre brûlante parut avoir abandonné le malade. Il était calme, respirait plus librement et semblait sommeiller.
Donat s'était endormi, la tête sur ses genoux et rêvait tout haut de son village natal… Ce qu'il disait devait émouvoir profondément Roozeman, qui veillait, car il écoutait en tremblant les paroles qui tombaient de la bouche de Donat:
—Ah! Blesken, ma chère vache, murmurait celui-ci, tu ne veux pas manger de cette herbe tendre? Prends-y garde, Blesken! qui n'est pas content de ce qui est passable quitte les trèfles pour les joncs!… Tu as peut-être soif? Il fait si chaud, n'est-ce pas?… Viens au ruisseau: là, il y a de l'eau bien pure, claire comme du cristal et si fraîche, si fraîche, qu'elle vous traverse la gorge comme un velours… Bles, Bles, vois, là-bas, Anneken, la fille du garde champêtre! Elle nous regarde avec ses petits yeux noirs, elle nous fait signe, elle rit. Bles, dimanche, c'est la kermesse; j'ai graissé mes jambes. Si tu pouvais voir les sauts que je ferai!—Anneken! chère Anneken! à dimanche, n'est-ce pas?—Bles, as-tu entendu avec quelle voix douce et tendre elle m'a crié: «Oui, Donat, à dimanche!» Quelle vie, Bles! quel bonheur! si cela ne change pas, j'en deviendrai fou assurément.
VIII
LA RÉBELLION
Lorsque le soleil se leva dans le ciel d'un bleu désespérant, Jean vivait encore; mais on trouva huit cadavres dans les cabines de la troisième classe.
La perte de tant de compagnons, la répétition de ces horribles funérailles et la vue des requins affamés qui s'agitaient autour du navire, tout cela frappa les passagers d'un sentiment de désespoir immense et d'une rage sombre. On entendait dans l'entre-pont des cris menaçants contre le capitaine, et l'on voyait çà et là des hommes qui ouvraient leurs couteaux, comme s'ils se préparaient à un combat à mort.
Le partage de la ration journalière calma cependant pour quelques instants la tempête qui semblait se préparer dans les esprits. Mais, vers midi, lorsque le soleil eut de nouveau changé le pont du Jonas en une fournaise insupportable, une agitation étrange parut émouvoir tout à coup les passagers; ils avaient l'air de se pousser l'un l'autre à une entreprise violente en criant:
—De l'eau! de l'eau ou la mort!
Ni Victor ni Donat n'étaient présents; ils étaient dans la cabine de leur ami malade, qui, sorti de son délire, écoutait d'un air résigné leurs consolations.
Le capitaine se tenait sur l'arrière du vaisseau et suivait avec une grande inquiétude tous les mouvements des passagers. Lorsqu'il vit que la chose commençait à devenir sérieuse, il appela par un signe tous ses matelots, remit à chacun d'eux un revolver à six coups et les plaça autour de l'endroit où se trouvaient les barils d'eau. Alors, tenant en main son pistolet, il cria aux passagers d'une voix forte:
—Arrière, insensés que vous êtes! Vous voulez faire au Jonas le même sort qu'au navire portugais? Vous demandez de l'eau ou la mort? De l'eau, vous n'en aurez pas; mais la mort sur-le-champ, si l'un de vous ose s'approcher de nous à deux pas. Arrière, sur votre vie! ou les balles vont faire justice de votre criminel aveuglement!
Les passagers reculèrent jusqu'à la distance désignée; ils murmuraient encore et jetaient des regards flamboyants sur le capitaine; mais la vue des marins qui, le revolver au poing et le poignard aux dents, semblaient prêts à commencer une sanglante tuerie, refroidit un peu leur rage et les fit hésiter. Cependant, les plus exaspérés s'étaient réunis près de la proue, où ils s'excitaient les uns les autres, et délibéraient pour savoir comment on attaquerait le capitaine. Il y en avait même trois ou quatre qui avaient tiré les leviers hors des treuils où s'enroulaient les câbles et qui brandissaient ces effroyables massues au-dessus de leurs têtes. Encore une minute et le pont du Jonas allait se changer en une mare de sang.
En ce moment, un cri d'étonnement s'échappa de la poitrine d'un vieux matelot; il montra du doigt en tremblant l'horizon de la mer et s'écria:
—Capitaine, voyez! voyez là-bas au sud-ouest!
—Ne détournez pas les yeux de ces furieux! commanda le capitaine à ses hommes.
Il dirigea rapidement sa lunette d'approche vers le point de l'horizon désigné, et poussa également une exclamation de joie; il agita son chapeau en l'air, et cria d'une voix qu'on entendit distinctement aux deux extrémités du navire:
—Hourra! hourra! délivrance! Dieu nous envoie de l'eau… de l'eau et du vent!
A ces mots, un sourire étrange et convulsif détendit les traits des passagers, comme s'ils venaient d'être subitement atteints de folie; mais les couteaux disparurent, les leviers retombèrent sur le pont; un pleura, on dansa, on embrassa les matelots, qui s'étaient rapprochés et montraient à tous avec transport un petit nuage noir qui s'était levé sur l'horizon et qui grandissait avec rapidité. A la certitude de cette délivrance inespérée, un grand nombre se jetèrent à genoux et levèrent les mains vers le ciel en signe de reconnaissance.
L'heureuse nouvelle se répandit instantanément jusqu'au fond du navire. Les malades même, ceux que la mort tenait déjà embrassés, semblaient s'éveiller à une vie nouvelle et imploraient l'aide de leurs amis pour être conduits sur le pont. Il pleuvait, disait-on. Être mouillé! sentir ruisseler l'eau fraîche du ciel sur tous ses membres! Aspirer un air humide! quelle jouissance! quel bonheur!
Jean Creps fut porté sur le pont par Victor et Donat. Des larmes d'espérance et de joie coulaient sur ses joues pâles, pendant qu'il tenait les yeux fixés sur le nuage noir qui, pareil à un messager du Seigneur, allait apporter à ces pauvres créatures délaissées la santé et l'apaisement.
Les passagers continuaient à regarder d'un oeil étincelant et avide. Leurs coeurs battaient, leurs nerfs frémissaient, ils avaient tout oublié, même la soif, pour contempler ce phénomène céleste qui se déployait avec une merveilleuse rapidité au-dessus de l'horizon. Au premier moment, ils n'avaient distingué qu'un petit nuage noir; mais ce petit nuage, comme s'il eût été animé par une irrésistible puissance d'attraction, paraissait réunir dans son sein toutes les vapeurs de l'air et grandissait à vue d'oeil, jusqu'à ce qu'enfin il couvrît comme un mur sombre toute la partie sud du ciel.
Pendant que l'attention générale, était fixée sur ce seul point, que tous avaient perdu tout autre sentiment que celui d'une délivrance prochaine, le capitaine donnait des ordres afin de tout apprêter pour recueillir l'eau de pluie. Les voiles disponibles furent tendues sur le pont; des barils, des seaux et des cuves furent placés aux coins où la pente naturelle devait conduire l'eau.
A peine les premiers apprêts étaient-ils terminés, que la partie du ciel qui était restée claire jusque-là se remplit d'un brouillard épais et qui devint de plus en plus opaque; le soleil était pâle et sa lumière verdâtre; et bientôt on se trouva dans une complète obscurité.
Alors, un gigantesque serpent de feu jaillit du sein de l'immense nuage noir, et l'Océan frémit sous un épouvantable coup de tonnerre. Le signal était donné! Des éclairs serpentaient sans relâche dans l'espace; l'eau retentissait comme si dix armées invisibles se battaient avec une artillerie infernale; mais les écluses du ciel s'entr'ouvrirent et des torrents d'eau tombèrent avec fracas sur le pont du Jonas.
Quelle joie! quelle agitation! Comme les pauvres passagers pouvaient boire maintenant, se rafraîchir, sentir couler sur leurs corps embrasés l'eau fraîche, pareille à un baume bienfaisant!
Jean lui-même, Jean le malade, l'épuisé, embrassait ses deux amis et s'écriait avec enthousiasme:
—Dieu soit loué! je ma sens revivre! je ne mourrai pas!
La tempête dura deux heures. Le tonnerre grondait effroyablement et faisait trembler le ciel et la mer; les éclairs enveloppaient le Jonas d'une lumière aveuglante; parfois, les vents déchaînés faisaient tourner le navire sur lui-même comme une toupie et le menaçaient de le faire sombrer; mais tout cela n'était rien, en comparaison de la joie d'avoir de l'eau et de sentir entrer dans ses poumons un air humide et frais. Les peureux même riaient et battaient des mains au milieu de l'orage et des éclairs.
Lorsque la tempête s'apaisa enfin, le vent continua à souffler avec une force suffisante, et, par bonheur, il avait pris une direction favorable au voyage des chercheurs d'or. Le capitaine fit ajouter autant de voiles que possible; le Jonas se pencha sur le côté et s'élança en avant comme une flèche, au bruit des hourras joyeux de tous les passagers.
IX
L'ARRIVÉE
Le navire, comme s'il eût voulu rattraper le temps perdu, marcha avec une telle rapidité, que, quelques jours plus tard, il se trouvait à la hauteur da Brésil. Deux malades succombèrent encore, les autres guérirent rapidement ou furent bientôt hors de tout danger.
Les souffrances endurées étaient oubliées. Déjà les passagers commençaient à soupirer de nouveau après l'or de la Californie. On était gai, on causait des mines, des trésors qu'on y amasserait, et de ce qu'on en ferait après le retour au pays natal.
Jean Creps, quoique encore un peu faible, était tout à fait rétabli de sa maladie. Il ne savait pas, sans doute, quel jugement sévère il avait prononcé pendant son délire contre ce voyage; car la vie qui lui était revenue avait redoublé son courage, et il envisageait avec une confiance sans bornes l'avenir qui s'ouvrait devant lui. Son ami Roozeman avait également retrouvé ses rêves séduisants, et souvent un sourire mystérieux venait éclore sur ses lèvres, quand son imagination faisait miroiter devant ses yeux la fortune qu'il espérait recueillir bientôt. Il se voyait déjà dans les mines, il y trouvait des blocs d'or en abondance; il retournait dans sa patrie; il assurait le bonheur de sa tendre mère; il était devant l'autel à côté de Lucie, et il entendait la voix du prêtre qui disait: «Soyez unis au nom du Seigneur!»
Donat Kwik avait repris sa première disposition d'esprit. Il se promenait des journées entières sur le pont, ou tenait compagnie aux deux amis et les amusait par ses reparties bouffonnes et par son insouciance. D'autres fois, il flânait dans l'entre-pont, et y baragouinait le français, l'anglais et l'allemand avec tout le monde: on n'en comprenait qu'un mot par-ci par-là, et il faisait rire chacun par ses balourdises. Les Français le nommaient Jocrisse et les Allemands Hauswurst; il répondait à ces noms, dont la signification lui était inconnue, avec autant de sérieux que si le curé l'eût baptisé ainsi à sa naissance.
Le Jonas devait encore subir une rude épreuve: les passagers devaient voir encore une fois la mort s'élever entre eux et la terre promise de l'or;—et, cette fois, le danger devait être si menaçant, que tous ceux qui étaient à bord du Jonas allaient implorer la miséricorde céleste à deux genoux et les mains levées au ciel. Au cap Horn, ce point extrême de la quatrième partie du monde, ils furent assaillis par de longues et terribles tempêtes; une nuit, ils se virent entourés dans l'obscurité par de formidables montagnes de glace, et les marins eux-mêmes, renonçant à tout espoir de délivrance, voulaient déjà mettre à flot les chaloupes pour abandonner le navire dans ce moment suprême. En vérité, le destin semblait avoir décidé la perte du Jonas; mais, soit que le Seigneur eût pitié de ces créatures éperdues, soit que le sang-froid du Capitaine sût éviter avec une merveilleuse habileté les montagnes de glace, les chercheurs d'or échappèrent cette fois encore au tombeau qui s'ouvrait devant eux. Ils arrivèrent enfin dans l'océan Pacifique, entre Valparaiso et Taïti.
Il s'était écoulé près de cinq mois depuis le jour où ils avaient quitté Anvers et vogué sur l'Océan. Encore une quarantaine de jours favorables, et ils allaient mettre le pied sur le rivage du merveilleux pays, but suprême de leur désir et récompense de tous les maux soufferts. Après un si long voyage, l'ennui s'était emparé des passagers, jusqu'au moment où ils arrivèrent près du cap Horn, et avait jeté peu à peu l'apathie et le découragement dans les coeurs; mais, maintenant qu'on se trouvait dans la mer même qui baignait les côtes de la Californie, les poitrines se dilatèrent, les têtes se relevèrent avec fierté et les yeux brillèrent d'espoir et d'impatience.
Pendant cette dernière partie du voyage, le repos ne fut troublé que par un seul événement. Un matin, de très-bonne heure, Donat Kwik accourut en hurlant sur le pont, criant au secours comme si on voulait l'assassiner. Aux questions des premiers qui l'interrogèrent, il répondit:
—Le capitaine! vite! vite! le capitaine! Volé argent moi, my money! Spitsboef! Donderwatter! moi volé! Oh! mon Dieu, mon Dieu, ma pauvre argent!…
Quand le capitaine comprit ce qui désespérait si fort Donat, il prit le fait très au sérieux. On avait, d'après le récit du paysan, forcé, pendant la nuit, la serrure de son sac de voyage et volé une somme de cinq cents francs en quatre billets de banque anglais.
Tous les passagers de la troisième classe furent appelés sur le pont et minutieusement fouillés par les marins. On leur fit même vider leurs poches et ôter leurs souliers. Ensuite, toutes les malles et les coffres furent ouverts et visités; mais, quoi qu'on fit pour découvrir l'auteur de ce vol, on ne put trouver la trace des billets de banque disparus.
Donat Kwik pleurait comme un enfant, s'arrachait les cheveux et remplissait l'air de ses plaintes amères. Ses amis, Creps et Roozeman, s'efforcèrent de le consoler en lui assurant qu'il finirait bien par retrouver ses billets de banque; et comme cela ne faisait pas d'effet sur le paysan découragé, ils lui firent comprendre qu'en Californie il n'aurait nullement besoin d'argent, et qu'il ne saurait même pas l'employer. En effet, à leur arrivée, ils trouveraient des délégués de la société la Californienne, pour leur procurer une bonne nourriture, des auberges confortables et tout ce qui pouvait être nécessaire à leur entretien.
Il ne fut cependant pas possible de tirer Kwik de son abattement. Roozeman, que le vieux capitaine Morello n'avait pas laissé partir sans argent, possédait mille francs dans son portefeuille. Il prit un billet de banque de cent vingt-cinq francs et l'offrit au pauvre désolé, qui déplorait encore, avec des larmes aux yeux, la perte de sa poire pour la soif. Donat accepta le don avec une grande reconnaissance et parut un peu consolé. Néanmoins, depuis ce jour, il n'eut qu'une triste vie sur le navire. Où qu'il se trouvât, dans l'intérieur ou sur le pont, il espionnait tout ce qu'il voyait et entendait; il se glissait comme un renard pour écouter les conversations les plus secrètes, suivait tous les mouvements des mains des passagers, et il était évident qu'il ne regardait jamais quelqu'un sans que la pensée que le voleur de ses billets de banque pouvait bien être devant lui brillât dans ses yeux. Les passagers, blessés de ce soupçon, maltraitaient le pauvre paysan ou l'écartaient durement de leur chemin; il se défendait en donnant des coups de pied à droite et à gauche, mais il avait affaire à si forte partie, qu'il ne paraissait presque plus jamais sur le pont du navire sans avoir un oeil poché ou le nez écorché.
C'était surtout le Français aux moustaches rousses qui le poursuivait sans cesse. Donat s'était mis en tête que son premier oppresseur était aussi le voleur de ses billets, et le Français pouvait lire ce soupçon dans ses yeux. Un jour, qu'il avait de nouveau frappé cruellement le pauvre garçon au visage, Victor était accouru et avait défendu son compatriote; Jean Creps était intervenu, et ainsi une rixe violente s'était élevée sur le pont. Le capitaine, après avoir entendu les explications de part et d'autre, avait fait mettre le Français pour deux jours au cachot. Depuis ce moment, la moustache rousse nourrit une haine furieuse contre Kwik et lui suscita, par ses camarades, toutes sortes de tourments.
Cependant le Jonas poursuivait sa route avec un vent très-favorable. On commença à compter les jours, et lorsque le capitaine annonça enfin qu'on allait atteindre la baie de San-Francisco, la fièvre de l'impatience gagna tous les passagers.
Une après-midi que le ciel était très-nébuleux, les deux amis étaient assis avec Donat dans l'entre-pont de la seconde classe et s'entretenaient avec animation du terme prochain de leur long voyage et de leur débarquement dans le pays de l'or.
—Quant à moi, disait Creps, je ramasse autant d'or que je puis. J'en donne la moitié à mon père, pour qu'il ne soit plus obligé de travailler dans ses vieux jours; j'achète à mon frère un magasin de denrées coloniales, et je donne à chacune de mes soeurs une dot de cinquante mille francs!
—Et vous-même, demanda Donat, que garderez-vous donc pour vous?
—Bah! je n'ai besoin de rien, répondit Jean. Ce n'est pas pour devenir riche que je suis venu en Californie. Pourvu que je puisse vivre libre et indépendant, et ne plus voir de pupitre devant mes yeux, je suis content. Et si le goût des richesses me prenait un jour, je pourrais toujours revenir en Californie.
—Savez-vous ce que je ferai, moi? s'écria Donat Kwik. Je ne retourne pas à la maison avant d'avoir tout un sac à froment plein d'or. Alors, j'achète un château aux environs de Natten-Hæsdonck, et je vais y demeurer avec Anneken et son père. Il y aura là tout ce qu'il y a de bon: de la viande au pot, du jambon dans la cheminée, de la bière forte dans la cave, des vaches grasses, de beaux chevaux et une voiture… oui, oui, une voiture! Et mon Anneken sera habillée comme une princesse; et je veux, quand nous irons à la kermesse, qu'elle attire les regards de tout le monde, et je ferai boire les amis et manger les pauvres gens, et je serai joyeux, et je causerai et je sauterai avec mon Anneken du matin au soir. Le baron de notre village est aussi riche que la mer est profonde. Il a toujours l'air maussade et il est rare qu'il sourie; mais Donat Kwik lui apprendra comment il faut vivre quand on a un sac d'or dans sa cave.
—Je n'en demande pas tant à Dieu, dit Victor. S'il me permet seulement de trouver en Californie les moyens d'obtenir la main de Lucie Morrelo et d'assurer à elle et à ma mère un sort agréable, je bénirai éternellement son saint nom, dussé-je travailler encore rudement toute ma vie pour augmenter leur bonheur.
Tout à coup, la conversation des amis fut interrompue par un hourra
joyeux qui retentit sur le pont du Jonas. Ils montèrent en courant.
Là, ils entendirent le cri triomphant de «Terre! Terre! Californie!
San-Francisco!… Hourra! hourra!»
En effet, le brouillard s'était dissipé et les côtes de la Californie se déployaient sous leurs regards émerveillés, des deux côtés d'un détroit qui leur fut désigné comme étant la Porte d'or, ou l'entrée de la baie de San-Francisco. Au nord et au sud, ils virent la côte bordée par une immense chaîne de montagnes dont la croupe verte s'étendait comme une ligne sombre et se perdait insensiblement dans l'horizon nébuleux. Devant eux, le monte Diavolo, ou montagne du Diable, élevait vers le ciel sa cime couronnée encore, à une couple de mille pieds de hauteur, de cèdres gigantesques.
Pendant que, muets et en extase, ils contemplaient le phare qui marquait la fin de leur voyage, le Jonas atteignit la Porte d'or et entra dans la baie de San-Francisco, parsemée d'un grand nombre d'îles et assez grande pour contenir toutes les flottes de guerre du monde.
Le Jonas jeta l'ancre entre une centaine de navires de toutes les formes et de toutes les nations; et les passagers, pleurant de joie et pleins d'enthousiasme, s'élancèrent en foule vers le côté du pont qui faisait face au rivage, comme si une lutte allait s'élever pour savoir celui qui mettrait le premier le pied sur la terre qui produit l'or.
X
SAN-FRANCISCO
Plusieurs chaloupes allèrent et revinrent du Jonas au rivage pour débarquer les passagers.
Une soixantaine de ceux-ci étaient déjà sur le port, avec leurs coffres et leurs malles, attendant et regardant si les directeurs ou les employés de la société la Californienne ne se montraient pas pour transporter leurs bagages, ou pour les conduire aux auberges ou maisons de bois que l'on avait préparées pour les actionnaires.
Pendant ce temps, les deux amis, et surtout Donat Kwik, ouvraient de grands yeux en regardant les singulières gens qui passaient par groupes ou s'arrêtaient près d'eux. Ce n'était pas les Mexicains avec leurs costumes éclatants qui attiraient le plus leur attention, ni les Chinois avec leurs longs jupons, ni les mulâtres avec leur large figure couleur marron, ni même les naturels à moitié sauvages de la Californie. Ce qui les étonnait et leur semblait inexplicable, c'était l'extérieur des Européens, qui avaient probablement quitté comme eux leur patrie pour venir assouvir ici leur soif d'or. La plupart étaient sales et déguenillés, avec la barbe négligée et les cheveux en désordre, avec des souliers crevés aux pieds et des haillons autour du corps. Cependant, si misérable que fût leur air, ils portaient tous à leur ceinture un revolver ou un couteau-poignard étincelant et marchaient la tête levée, jetant à droite et à gauche des regards fiers où paraissait briller le sentiment d'une indépendance absolue. On voyait se promener également des personnes dont le costume et la physionomie indiquaient une position aisée et une éducation distinguée; mais ils vivaient sur un pied d'égalité parfaite avec des gens sur le visage desquels la bassesse et la crapule avaient imprimé leurs ignobles stigmates; on y voyait même des hommes qu'on eût pris pour des mendiants ou des voleurs serrer la main d'un promeneur qui avait l'air d'un baron, ou repousser brutalement, le pistolet au poing, ceux qui avaient l'audace de les toucher seulement en passant.
—Dieu! quelles mines repoussantes ont tous ces gens-là! soupira Roozeman. Je ne me suis jamais représenté autrement une bande de brigands. Qu'ils sont sales et sauvages!
—La tête m'en tourne, murmura Donat Kwik. Ici, on n'a qu'à se baisser pour trouver de l'or, a-t-on dit; il me semble qu'il serait préférable pour ces hommes qu'on pût y ramasser des culottes et des souliers neufs. Je ne sais, mais je crains fort que nous n'ayons à nous repentir de notre voyage. Ah! si j'avais encore mes cinq cents francs!
—Vous êtes étonnants! dit Jean en riant, vous voyez tout en noir. Il va de soi que ce ne sont pas tous millionnaires qui viennent en Californie. Ces gens-là sont probablement des voyageurs nouvellement arrivés, comme nous. Ils n'ont pas encore eu le temps ni l'occasion d'aller aux mines d'or, et, ne faisant pas, comme nous, partie d'une société qui pourvoit à leur entretien, ils souffrent un peu de misère. Vous remarquez cependant bien que l'espoir ou la certitude d'être bientôt riches leur gonfle le coeur et les rend fiers. Croyez-moi, ce que vous voyez ici est la réalité du rêve que les plus nobles coeurs caressent en Europe: la fraternité, l'égalité entre tous les hommes et toutes les nations, sans distinction de sang ni de rang.
—Oui, mais la fraternité avec tous ces pistolets et ces longs couteaux, répliqua Donat, m'inspire peu de confiance. Si ces deux gaillards là-bas, avec leurs sales barbes, qui nous regardent si singulièrement, sont mes frères, pardieu! je n'aimerais point rencontrer quelqu'un de ma famille seul dans un bois!
—Tu ne comprends pas, répliqua Jean. L'arme à la ceinture de ces hommes est le signe de la liberté et de la vraie indépendance. N'as-tu jamais entendu dire que, dans les États-Unis d'Amérique, personne ne sort de chez soi sans revolver? C'est pourtant une nation puissante et civilisée, qui donne à l'ancien monde l'exemple de l'indépendance individuelle et de la liberté la plus large. Vous en aurez l'expérience….
Un monsieur, passablement bien mis, à la physionomie noble et fière, s'approcha de Creps et s'offrit pour porter leurs bagages à la ville. Les Flamands le regardèrent avec de grands yeux, et Jean répondit en anglais qu'ils n'avaient pas, pour le moment, besoin de son service, parce qu'ils attendaient des gens qui se chargeraient de leurs coffres. Roozeman lui demanda très-poliment comment il se faisait qu'un gentleman comme lui se vît forcé de faire un travail d'esclave pour gagner quelques schillings.
—Quelques schellings! répéta l'autre en souriant. L'état n'est pas aussi mauvais que vous le croyez. Je gagne journellement huit dollars et quelquefois douze.
—Que dit-il là? s'écria Donat, qui avait appris sur le Jonas assez de trois ou quatre langues pour comprendre les paroles de l'Anglais; que dit-il là? Douze dollars! soixante francs par jour! Oh! Le charmant pays! Pour porter des paquets, on n'a pas besoin de beaucoup d'esprit. Maintenant je ne crains plus rien. A Natten-Haesdonck, je devais travailler comme un cheval, et je gagnais à peine deux dollars par mois en sus de la nourriture.
Et il riait et battait des mains, comme si la certitude d'échapper à la misère l'avait rendu fou de joie.
L'Anglais, qui prenait ses exclamations pour une raillerie, porta la main à son couteau, jeta un regard menaçant sur Donat stupéfait et dit en s'éloignant:
—Go to hell, you damd'd idiot! (Va en enfer, idiot damné!)
—Voilà, pardieu! un frère bien chatouilleux! murmura le poltron Kwik entre ses dents. Encore un peu, et il allait me saigner comme un porc. Dites ce que vous voudrez, messieurs, tous ces gaillards-là ressemblent à une bande de brigands qui cherchent querelle afin de pouvoir vous voler ou vous assassiner.
En disant cela, il ramassa son sac de voyage et le serra avec force, comme s'il craignait d'être volé.
—Tu es méfiant comme un vrai paysan flamand, dit Jean en plaisantant. Depuis la perte de tes billets de banque, tu ne vois plus que des voleurs. Ce monsieur ne te comprend pas; il croyait que tu te moquais de lui; quoi d'étonnant qu'il en soit blessé?
Il fut interrompu par un grand bruit et par les plaintes des passagers, qui attendaient, comme lui, à côté de leurs malles. On leur avait assuré qu'il n'était pas encore arrivé de directeurs ni d'employés de la Californienne à San-Francisco; le Jonas était le deuxième navire de la société qui eût paru dans la baie; mais sans doute le vaisseau sur lequel se trouvaient les directeurs et les instruments de travail avait eu des vents contraires. Il serait en vue au premier jour; hors cette supposition, personne ne savait que dire de la Californienne, et il ne resta plus aux passagers qu'à se conduire selon le proverbe américain, help yourself, que Donat traduisit par: Tâche de te tirer toi-même du pétrin.
Il n'y avait rien à faire contre le sort; la nuit allait venir, il fallait chercher un logis où l'on obtînt au moins un abri pour la nuit. Il pouvait se passer encore quelques jours avant l'arrivée des directeurs de la société. Ceux qui avaient de l'argent n'avaient rien à craindre; les autres se tireraient d'embarras comme ils pourraient.
Deux hommes accoururent en même temps pour porter la malle de Victor, qui était assez grande. Tous les deux y avaient déjà mis la main, et l'un repoussa l'autre avec violence en proférant des paroles grossières. Un des deux tira son couteau et menaça d'en percer l'autre; mais ce dernier sauta sur lui comme un tigre furieux, lui arracha son couteau, qu'il jeta loin de lui, frappa son adversaire à la figure avec une telle force, que le sang lui sortit par le nez et par la bouche, et jura, le revolver à la main, qu'il lui brûlerait la cervelle s'il faisait encore un pas pour se rapprocher.
—Drôles de frères! murmura Donat pâle d'émotion.
—C'est un être insupportable, dit le vainqueur en français, pendant qu'il chargeait le coffre sur ses épaules. Un jour ou l'autre, je serai obligé de lui loger une balle dans la tête. Soit, il l'aura… Où veulent aller ces messieurs?
—Eh bien, eh bien, où est allée ma malle? s'écria Jean Creps tout à coup. Elle était ici, à côté de moi.
—Tiens! vous parlez le flamand? demanda le porteur. D'après votre langage, vous devez être d'Anvers. Je suis Bruxellois….
—Mais ma malle? ma malle? répéta Jean avec inquiétude, Où peut-elle être?
—Elle est probablement volée, répondit le Bruxellois d'un air tranquille.
—Et que faire?
—Faire une croix dessus; vous n'en entendrez plus jamais parler.
—Courez chez le bourgmestre! chez le garde champêtre, chez les gendarmes, s'écria Donat.
—Il n'y a pas de police ici, observa le Bruxellois. Chacun est libre et peut faire tout ce qu'il veut et tout ce qu'il sait faire. Tant pis pour celui qui n'est ni assez fort ni assez malin.
—Et si ce furieux de tout à l'heure vous avait percé de son couteau, il n'y aurait pas eu de justice pour venger ce meurtre?
—Aucune. Elle aurait trop d'ouvrage s'il y en avait une. Au moindre mot, le sang coule ici entre les meilleurs amis. La soif de l'or rend le coeur cruel et impitoyable. Je suis arrivé en Californie, bon et doux comme un naïf Brabançon; mais les sept mois que j'ai passés dans les mines m'ont appris qu'un agneau, pour pouvoir vivre parmi les loups, doit devenir loup lui-même. En Belgique, je n'aurais pas osé coucher un lapin par terre; maintenant, j'abattrais dix hommes, avec mon revolver ou mon couteau, sans en être plus ému que lorsque j'écrase les moustiques qui cherchent à me piquer.
Victor et Donat, qui écoutaient ces paroles, frémissaient d'horreur devant une si froide insensibilité. Jean s'était éloigné de quelques pas et regardait de tous côtés s'il ne découvrirait pas sa malle….
—Peine inutile, camarade, lui cria le Bruxellois. La malle est partie et reste partie. Avancez, sinon vous me payerez double. Vous me faites perdre mon temps; je puis encore gagner quatre dollars avant la nuit.
—Ainsi, demanda Creps en s'approchant, vous me dites qu'il n'existe pas de justice dans ce pays?
—C'est-à-dire, répondit le commissionnaire en partant avec la malle, personne ne se mêle des combats et des assassinats; mais, quand on prend un voleur en flagrant délit, alors il est pendu au premier arbre ou pilier venu par les assistants, par vous, par moi ou par n'importe qui, sans autres informations ni jugement. On nomme cela ici la Lynch law (loi de Lynch). Vous aurez l'occasion d'apprendre à connaître cette singulière justice. Marchez un peu plus vite, camarades, et faites attention à la boue, car, quand il a plu comme aujourd'hui, San-Francisco est un bourbier.
—C'est fini, dit Creps en soupirant, tous mes gémissements ne me rendront pas ma malle. Nous devons nous consoler. Il est heureux que j'aie mis mes billets de banque en poche.
—Ne dites pas cela de manière à être entendu, imprudent! murmura le
Bruxellois.
—Comment! pourquoi?
—Vous ne le comprenez pas? Si moi, par exemple, il me prenait envie de posséder vos billets de banque, qu'est-ce qui m'empêcherait de vous percer le coeur de mon couteau et de vous prendre ensuite vos billets de banque?
—Vous? crièrent les trois amis en même temps.
—Non, je ne suis pas encore si avancé, Dieu soit loué! C'est un bon conseil que je vous donne…. Mais vous ne m'avez pas encore dit où vous voulez passer la nuit. Il y a ici des hôtels à tous prix. Pour coucher une nuit sous un toit, on paye dix, cinq, trois ou deux dollars par personne; oui, même pour un dollar, on peut dormir par terre sous une voile. Parlez, que choisissez-vous?
—Cinq francs pour coucher par terre sous une voile! murmurèrent les
Flamands.
—Êtes-vous riches? avez-vous beaucoup d'argent? demanda le Bruxellois.
—Beaucoup d'argent? non certainement, lui répondit-on en hésitant, mais assez cependant pour coucher pendant une nuit sur un lit passable.
—C'est bien; je vois que vous commencez à suivre mon conseil, et je comprends que vous avez de l'argent. Le mieux que vous ayez à faire, C'est de donner trois dollars par tête; cela fait ensemble environ cinquante francs. Il y a beaucoup de monde à San-Francisco; les auberges sont pleines; mais je connais un hôtel écarté où il y a encore quatre ou cinq places libres.
En chemin, Donat Kwik demanda au porteur:
—Dites donc, camarade, vous avez été sept mois dans les mines d'or, n'est-ce pas? N'avez-vous donc pas trouvé de l'or?
—Certes, beaucoup d'or.
—Je ne comprends pas comment la terre tourne ici. Vous avez trouvé beaucoup d'or: en ce cas, pourquoi portez-vous donc nos malles comme un pauvre malheureux, au lieu de vivre de vos rentes?
—Parce que je n'ai plus d'or.
—On vous l'a volé?
—Non.
—Vous l'avez perdu?
—Oui, perdu au jeu. Je fus trop avide; je voulus doubler mon trésor, et le sort me reprit tout. Je vais retourner bientôt aux mines; cette fois, je serai mieux avisé. Voici, messieurs, votre hôtel. Ouvrez la bourse, deux dollars pour mes peines.
—Comment! s'écria Jean étonné, dix francs pour avoir porté ce coffre à trois cents pas? Vous plaisantez, sans doute?
—Deux dollars, vous dis-je!
—Et si nous refusions de nous laisser tromper ainsi?
—Je vous y forcerais, fût-ce avec mon couteau.
—Je ris de votre couteau! grommela Jean Creps.
—Vous avez tort, camarade; si vous n'étiez pas mon compatriote, vous vous repentiriez de ces paroles hardies. Allons, pas de plaisanteries dangereuses: deux dollars!
Roozeman, qui craignait que son camarade ne se fit une mauvaise querelle avec le sanguinaire personnage, se hâta de payer le salaire demandé.
—Que ceci vous apprenne à fixer désormais d'avance le prix de tout ce que vous demanderez ou acheter, dit très-sérieusement le Bruxellois en entrant dans l'hôtel.
Il cria à haute voix combien les nouveaux hôtes voulaient payer pour leur coucher, et s'éloigna en disant encore aux amis stupéfaits:
—Bonsoir, messieurs. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez au port. Pour un dollar par heure, vous pouvez disposer de moi.
Les domestiques de l'hôtel prirent la malle, et conduisirent les voyageurs en haut, dans une petite chambre où il y avait quatre lits.
—Ces messieurs souperont-ils? demanda un des garçons.
Malgré leur étonnement de ce qu'ils avaient vu et entendu, nos amis résolurent de bien souper et même de boire une bouteille de vin pour oublier l'éternelle viande salée du navire. Sur leur réponse affirmative, le garçon les invita à descendre dans la salle à manger. Leur souper serait servi immédiatement. La table devant laquelle ils s'assirent était très-longue. A l'une des extrémités se trouvaient quatre ou cinq personnes qui, après avoir soupé, s'étaient mises à jouer aux dés. Deux autres individus étaient assis près des Flamands et parlaient en français des placers ou mines d'or, et du plus ou moins de succès qu'ils avaient eu pendant la bonne saison passée.
Donat Kwik avait, à son entrée dans la salle, remarqué une chose qui l'avait frappé d'une joyeuse surprise. Même lorsque le garçon eut déposé devant lui un morceau de rosbif fumant, il oublia de manger et son regard étincelant restait tourné vers le bout de la table: il voyait de l'or, de l'or de Californie! Jusqu'à ce moment, par une méfiance naturelle, il avait craint que lui et tous ses camarades du Jonas ne fussent victimes d'une escroquerie adroite et calculée. Maintenant il devait bien croire à l'or, il brillait devant ses yeux; il en voyait jouer des poignées comme s'il n'avait pas eu plus de valeur que les noisettes ou les amandes du marchand d'oublies de Natten-Hæsdonck. Il suivait les mouvements des joueurs et regardait avec étonnement comment, tout en proférant mille interpellations passionnées, ils pesaient la poudre d'or et les grains dans une petite balance et se défiaient ensuite à mettre pour enjeu d'un coup de dés un ou plusieurs de ces petits tas qu'ils nommaient une once.
Il lui faisait bien un peu de peine de voir sur la table, à côté de chaque tas d'or, un revolver ou un long couteau; mais la fortune qu'il avait rêvée était une réalité et non un leurre. Cette conviction remplit son coeur de courage et de confiance. En outre, les hommes qui maniaient l'or comme si c'eût été une substance sans valeur n'avaient pas l'air plus riche que les mendiants qu'ils avaient remarqués sur le quai, à San-Francisco; ils étaient également sales et déguenillés, et, à part leurs regards fiers et leur langage impérieux, leurs costumes et leur physionomie portaient ce cachet de négligence et de pauvreté auquel on reconnaît en Europe, au premier coup d'oeil, l'homme qui souffre de la faim et de la misère. Kwik ne comprenait pas comment cela se pouvait; ce n'était donc pas de pauvres gens qu'il avait vus en si grand nombre? La hardiesse et la rude fierté de tous lui étaient expliquées: ces hommes en haillons avaient leurs poches pleines d'or, c'est à cause de cela qu'ils étaient fiers et qu'ils exigeaient dix francs pour porter une malle à quelques centaines de pas.
Roozeman et Creps dirigeaient aussi par moments leurs regards vers les joueurs pour voir briller l'or amoncelé devant eux, et ils n'étaient pas moins satisfaits d'avoir un avant-goût de la fortune qu'ils allaient amasser. Ils mangèrent et burent cependant avec appétit, et causèrent avec plaisir. Ce qui augmentait encore le sentiment de joie et d'enthousiasme qui leur gonflait le coeur, c'était la conversation des deux messieurs, leurs voisins, qui avaient fini de souper. Ceux-ci se racontaient à haute voix leurs aventures dans les placers; ils étaient Français; le rhum qu'ils buvaient par grands verres avait assurément monté leur imagination, car ils nommaient des gens connus d'eux, qui avaient trouvé des blocs d'or pesant plusieurs livres, et parlaient de mines où l'on avait trouvé en peu de mois pour quelques centaines de mille francs d'or.
Victor et ses amis s'étaient fait servir une bouteille de vin d'Espagne. La liqueur spiritueuse échauffa peu à peu leurs coeurs, et leur montra un avenir en rose…. Tout souci les quitta, et ils parlèrent gaiement de leur prochain voyage aux placers, des richesses qu'ils en rapporteraient, de leur retour triomphant en Belgique, et surtout de ce qu'ils écriraient le lendemain à leurs parents et amis, pour annoncer leur arrivée dans le pays de l'or. Ils ne parleraient pas beaucoup des maux soufferts, ni de la vie sauvage des habitants de San-Francisco, car il ne fallait pas effrayer les parents; au contraire, il fallait montrer tout en beau, pour réjouir les amis, à Anvers.
Un grand tumulte s'éleva en ce moment à l'extrémité de la table; deux joueurs semblaient en discussion pour un coup de dés. Ils frappaient du poing sur la table, ils juraient et se menaçaient avec une fureur croissante; mais les Flamands ne comprirent pas ce qu'ils disaient. Tout à coup, l'un d'eux se leva de la table et mit en poche le monceau d'or contesté; mais l'autre, rugissant comme un lion, sauta sur lui, le renversa en arrière et lui mit un genou sur la poitrine en criant qu'il l'étranglerait s'il ne rendait pas l'or. Celui qui était tombé, restant muet, se démenait et se tordait les membres avec tant de rage que l'écume lui sortait de la bouche.
—Rends! rends! rugissait l'autre.
Et, comme il ne reçut pour réponse de son adversaire qu'une insulte grossière, il étendit une de ses mains vers la table, prit un long couteau et l'appuya, en prononçant d'horribles menaces, sur la poitrine de son ennemi.
Les Flamands avaient sauté debout, pâles d'effroi et tremblants à la prévision d'un meurtre. Donat Kwik, lorsqu'il vit la pointe du couteau sur le sein du malheureux joueur, fut emporté par un sentiment de compassion: un cri d'anxiété lui échappa et il courut au secours de la victime. Il avait déjà mis la main sur le meurtrier pour le retenir; mais deux ou trois des assistants le saisirent et le jetèrent en arrière avec tant de violence, qu'il roula jusqu'à l'autre bout de la salle et tomba sur le dos aux pieds de ses amis.
Les deux Anversois, indignés d'une pareille cruauté, marchèrent vers les joueurs, comme pour leur en demander compte; mais à la vue d'une couple de revolvers et de trois poignards qui étaient dirigés sur eux, ils s'arrêtèrent stupéfaits, et un des étrangers leur dit en bon anglais:
—Restez tranquilles, gentlemen. Respectez la loi de la Californie, la loi de non-intervention. Ce qui se passe ici ne vous regarde pas; ce sont nos affaires.
L'homme étendu par terre, voyant qu'il devait plier sous la force de son adversaire, promit de rendre l'or disputé et demanda de pouvoir se relever. En replaçant l'or sur la table, il rugissait horriblement et ses yeux flamboyaient; il était visible qu'une ardente soif de vengeance Brûlait dans son coeur. Cependant il souhaita, d'un air sombre, le bonsoir à ses camarades, passa son poignard dans sa ceinture et se disposait à quitter la maison, lorsqu'une injure qui lui fut adressée en guise d'adieu le fit revenir sur ses pas. Il porta à son ennemi un violent coup de couteau et s'enfuit vers la sortie de la salle. Deux coups de pistolet retentirent et deux balles trouèrent la porte entr'ouverte. Mais le fuyard avait disparu et ceux qui le poursuivirent dans la rue revinrent en grommelant.
Les garçons, en entendant les coups de pistolet, étaient entrés dans la salle. On était occupé à soigner le blessé. Il avait reçu un coup de couteau au travers du bras gauche, et perdait le sang à flots; le plancher, à ses pieds, était teint de rouge dans une assez grande étendue. Cela n'empêchait pas l'homme furieux de hurler et de se démener par désir de vengeance, pendant qu'on pansait son bras; il jurait qu'il saurait trouver ce soir-là même le lâche assassin et qu'il lui logerait une balle dans la tête.
A peine son bras fut-il bandé, qu'il paya son écot et sortit de la maison avec ses compagnons, en rugissant.
Les Flamands ne dirent mot et se regardèrent avec stupeur.
Deux garçons apportèrent un seau d'eau et lavèrent les taches de sang du parquet; l'un d'eux dit en riant aux voyageurs émus:
—Ce n'est rien, gentlemen. Cela vous étonne? Vous n'êtes arrivés à San-Francisco que depuis cette après-midi, n'est-ce pas? Vous apprendrez à voir le sang avec moins d'émotion. Asseyez-vous, gentlemen. Irai-je vous chercher une seconde bouteille de ce bon vin?
Mais les amis bouleversés éprouvaient une irrésistible répugnance à rester dans cette chambre qui fumait encore du sang humain, et ils exprimèrent le désir d'être conduits immédiatement dans leur chambre à coucher.
Le garçon satisfit à leur désir et les conduisit jusqu'à la porte de la chambre, leur remit une chandelle allumée et leur souhaita la bonne nuit.
Donat Kwik entra le premier dans la chambre; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu'il recula en poussant un cri étouffé et en montrant à ses camarades quelque chose qui l'effrayait.
Sur un des quatre lits était étendu un homme, haut de stature et taillé en Hercule. Sa figure était presque entièrement couverte par une barbe en désordre; ses habits, qu'il avait ôtés, paraissaient grossiers et en guenilles; on voyait sous son oreiller la crosse d'un revolver, et dans son sommeil il portait la main à un long couteau qu'il avait à sa ceinture. Il ronflait lourdement; sa respiration faisait trembler les carreaux de vitres.
Les Anversois se mirent à rire de l'effroi de Donat et s'efforcèrent de le rassurer en lui faisant comprendre que cette personne était, comme eux, un hôte de la maison.
—Parlez bas, pour l'amour de Dieu, monsieur Creps! murmurait Donat. Vous avez peut-être raison, mais je trouve néanmoins inutile et même dangereux d'éveiller ce vilain géant. Ah! Quel pays! Trois dollars pour nous faire couper la gorge dans un taudis de brigands! Dormez donc, dormez en repos, camarades. Oh! que ne suis-je à Natten-Haesdonck, dans notre grenier à foin!
Les trois amis entrèrent cependant et s'approchèrent de leurs lits. Roozeman et Creps trouvèrent également qu'il serait impoli ou imprudent d'éveiller l'étranger, et ils parlèrent à voix basse de leur singulière position.
Tout à coup, une malédiction retentit dans la chambre et une voix creuse cria en anglais:
—Paix-là!… éteignez la chandelle!
Tremblant d'effroi, Donat éteignit la chandelle et bégaya:
—Ah! allez dans votre lit et ne dites plus rien! je crois qu'il se lève.
Victor et Jean suivirent le conseil de leur compagnon. Creps sommeilla bientôt; Roozeman se sentait effrayé et découragé par la vie sauvage, par la rudesse et la grossièreté des habitants de la Californie, et il resta longtemps éveillé en pensant à l'événement de cette soirée. Quant à Donat Kwik, il rêva toute la nuit d'assassins avec de grandes barbes en désordre, de longs couteaux et de revolvers à six coups.
Enfin, cédant à la fatigue, ils s'endormirent tous les trois.
XI
LES LETTRES
Le premier qui s'éveilla le lendemain, assez tard dans la matinée, fut Donat Kwik; mais il eut à peine ouvert les yeux, qu'un soupir d'anxiété lui échappa et qu'il rentra sa tête sous la couverture comme s'il avait vu un fantôme.
L'homme à la barbe en désordre et au long couteau passé dans sa ceinture était debout au milieu de la chambre, et son regard perçant était précisément fixé sur le pauvre garçon, lorsque celui-ci s'éveilla, à moitié étourdi de son lourd sommeil. Tremblant et le coeur battant d'effroi, Donat prit secrètement la main de Jean Creps qui ronflait à côté de lui, le pinça et le secoua si bien, que l'autre se mit à se frotter les yeux en murmurant et regarda avec stupéfaction l'homme gigantesque, qui se lavait les mains et qui disait en anglais, en souriant.
—Bonjour, gentlemen! Avez-vous bien dormi?
—Passablement, monsieur, répondit Jean, je vous remercie.
—Vous deviez être terriblement fatigués, reprit l'autre en continuant à se laver et à peigner son épaisse barbe. J'ai cru un moment que vous étiez des comédiens en voyage.
Donat avait retiré sa tête de dessous la couverture et regardait l'étranger avec des yeux pleins de méfiance et d'étonnement.
—Des comédiens en voyage? répéta Creps, qui était descendu de son lit. Nous sommes des chercheurs d'or, comme la majeure partie de la population de San Francisco.
—C'est que, voyez-vous, gentleman, ce jeune homme-là, qui semble avoir peur de moi, a parlé, soupiré, crié, et s'est escrimé avec ses bras comme un comédien qui apprend un rôle. J'ai sauté à bas de mon lit pour courir à son secours, car vraiment je croyais que l'un de vous l'assassinait.
Jean éclata de rire et raconta à l'étranger ce qu'ils avaient vu la veille au soir, et comment on avait brutalement terrassé son camarade en le menaçant de couteaux et de revolvers.
—Les gentlemen sont des nouveaux venus en Californie, dit l'autre. Je comprends que vous ayez encore peur du sang: vous vous y ferez; mais, en attendant, je vous conseille de parler le moins possible avec des étrangers, d'être toujours très-brefs dans vos paroles et même de veiller à vos gestes, enfin de ne vous mêler de rien et de ne vouloir aider personne, vissiez-vous assassiner dix hommes à la fois.
Donat et Roozeman s'étaient levés à leur tour et avaient commencé à s'habiller: Pendant ce temps, Jean continuait à échanger quelques paroles amicales avec l'homme à la grande taille. Il n'était pas si repoussant de figure ni si déguenillé que les Flamands l'avaient cru remarquer à la clarté douteuse de leur chandelle. Au contraire, il avait l'air d'un jeune homme honnête et bien élevé, sa physionomie était noble et respectable, son langage était aimable et très-choisi. Il se tourna vers Jean et dit:
—Le ciel est bleu, il fera beau aujourd'hui. Le soleil a consulté son calendrier et a vu que c'était dimanche.
—Dimanche? C'est dimanche, en effet, murmura Donat. Ah! j'éprouve le besoin de prier un peu! Nous avons, pardieu! bien des raisons pour cela.—Monsieur Creps, demandez donc à ce gentleman où est l'église.
A cette demande, l'étranger répondit en haussant les épaules avec un sourire amer:
—Il n'y a en Californie d'autre Dieu que le dieu de l'or; ses temples sont les maisons de jeu que vous avez vues ou que vous verrez; pas d'autre religion que l'adoration de soi-même, la soif de posséder, et l'égoïsme. Cela vous étonne! Vous deviendrez comme les autres; alors, vous ne trouverez pas cela beau, mais naturel.
En achevant ces mots, il prit un cigare et l'alluma; il tendit son étui aux amis, et les força de prendre chacun un cigare, ajoutant que, dans Tout San-Francisco, ils n'en trouveraient pas de si bons ni d'un meilleur arôme. Puis il leur souhaita le bonjour et sortit de la chambre.
Les Flamands se regardèrent, moitié riant, moitié étonnés. Jean et Victor se moquèrent de leur propre inquiétude au sujet de leur compagnon de chambre et surtout de l'agitation qui avait tourmenté le sommeil de Donat. Celui-ci prétendait que ses camarades n'avaient pas été plus à leur aise que lui et qu'ils s'étaient glissés doucement dans leurs lits, ainsi que lui, absolument comme les frères du petit Poucet dans la maison de l'ogre. Ils convinrent tous qu'ils s'étaient trompés et qu'ils s'effrayaient trop légèrement des choses qu'ils voyaient pour la première fois. Tout était bien surprenant et encore incompréhensible pour eux à San-Francisco; mais la première impression les avait trompés, et ce n'était probablement pas si terrible qu'ils le croyaient.
D'ailleurs, ils y étaient maintenant, et il fallait accepter les choses comme elles se présentaient. Victor rappela qu'on avait fixé ce jour pour écrire aux parents et amis.
Ils descendirent pour déjeuner, se firent donner par le garçon quelques feuilles de papier à lettres et ce qu'il faut pour écrire, et lui demandèrent comment ils pourraient envoyer une lettre de San-Francisco en Europe. Il résulta de la réponse qu'un pareil envoi était très facile: le maître de l'hôtel s'en chargerait volontiers.
Rentrés dans leur chambre, les trois amis se mirent à écrire, chacun de son côté. Il n'y avait pas de table. Roozeman et Creps se tenaient debout contre le mur et se servaient d'une tablette en guise de pupitre; Kwik était assis par terre devant la malle de Victor, sur laquelle il avait placé sa feuille de papier. Hors les murmures de Donat contre les plumes raides de Californie et contre l'encre épaisse de San-Francisco, le silence le plus complet régnait dans la chambre.
Il y en avait long à raconter aux parents: aussi l'ouvrage dura-t-il plus d'une heure. Jean Creps, qui eut fini le premier, ne voulut pas déranger Victor et regarda Donat Kwik en souriant.
Le pauvre garçon suait sang et eau pour nouer ses phrases ensemble, et faisait des lettres grandes comme des dés à coudre; il se grattait l'oreille, mâchonnait sa plume et chiffonnait avec dépit les feuilles de papier barbouillées, pour recommencer chaque fois son pénible travail.
—Allons, Victor, finis donc! dit Creps. Il y a moyen d'écrire un volume sur notre voyage; mais, dans ce cas, cela durerait jusqu'à demain.
—J'ai fini, répondit Victor. J'ai eu de la peine, Jean, à tourner mes paroles de manière que ma mère ne devine pas quelle misère nous avons soufferte.
—Ainsi, tu n'as parlé ni du calme, ni de la maladie, ni des horribles requins?
—Si certes! mais sans y donner beaucoup d'importance. Voilà, lis; tu verras si nos lettres s'accordent.
Jean Creps parcourut la lettre de Victor. Lorsqu'il fut à la fin, il hocha la tête en souriant et lut:
«Pendant ce long et triste voyage, ta chère image s'est toujours trouvée devant mes yeux, bonne mère; et, à côté de toi, je voyais sans cesse une autre image, un ange qui me souriait et murmurait à mon oreille: «Aie courage, Victor; ne crains ni souffrances ni dangers; car je ne t'ai pas oublié, et ma prière veille sur toi.»
—C'est transparent, Victor, murmura Creps; il faudrait qu'elles fussent aveugles pour ne pas voir que tout n'est pas aussi souriant que le commencement de ta lettre veut le faire croire.
—Nous ne pouvons cependant pas n'écrire que des mensonges. Une pareille tromperie serait une autre cruauté.
—Soit, Victor; laisse ta lettre comme elle est. Mais, dis-moi, pourquoi parles-tu ainsi tout au long de Donat Kwik et de son affection pour Anneken, de Natten-Haesdonck? Tu sembles avoir une intention!
—En effet: ne comprends-tu pas? Je vois que le pauvre garçon ne sait pas bien écrire. La soeur de ma mère demeure à Boom, près de Natten-Hæsdonck. J'ai l'espoir qu'Anneken apprendra par cette voie que Donat Kwik pense toujours à elle. On ne peut pas savoir: ce que j'écris de lui, lui sera peut-être utile dans l'avenir.
—Bah! tu prends Donat trop au sérieux; c'est un bon garçon, je ne le nie pas; mais qu'il ait la cervelle à l'envers, c'est ce que tu ne peux contester.
Donat parvint enfin à achever sa lettre, et s'approcha des deux amis tenant sa feuille de papier en main et murmura d'un ton triomphant:
—Quand le père d'Anneken recevra cette assignation, il croira que je dois être déjà terriblement riche, pour oser écrire ainsi à un garde champêtre.
—Fais voir, dit Jean en lui prenant l'écrit des mains. Ta lettre est passablement longue.
—Je le crois bien; j'ai sué dessus pendant un quart de jour.
Creps essaya de déchiffrer la lettre et lut à haute voix:
«Estimable père d'Anneken, celle-ci est pour vous faire savoir que je suis arrivé en Californie, heureux et en bonne santé, et j'espère de vous la même chose. Dans quelques jours, je vais aux puits d'or, pour en prendre plein un sac à froment, et, si vous voulez garder votre Anneken pour moi jusqu'à mon retour, je vous rendrai aussi riche que l'Escaut est profond à Natten-Haesdonck. Vous savez assez qu'Anneken ne me déteste pas et que, pauvre enfant! elle est devenue à moitié folle après que vous m'avez jeté si brutalement à la porte. Vous n'avez pas un grain de compassion, ni de votre enfant ni du malheureux Donat; mais, si vous osez donner Anneken à un autre pendant que je suis dans le pays de l'or, je vous ferai destituer de votre place de garde champêtre, et vous me verrez me marier, à votre grand chagrin, avec la demoiselle du château, que vous pouvez habiter vous-même, si vous voulez. C'est à prendre ou à laisser. Pensez-y bien, et faites les compliments aux amis, avec lesquels j'ai l'honneur d'être,
DONAT KWIK, Chercheur d'or, dans un grand hôtel, à San-Francisco, Californie,»
On rit de bon coeur de cette lettre menaçante, et Roozeman tâcha de faire comprendre au jeune paysan qu'il ferait mieux d'en adoucir un peu les termes, Donat ne voulut pas y changer un mot, et donna pour raison que le garde champêtre de Natten-Haesdonck était un homme opiniâtre, dont personne ne pouvait rien obtenir par la douceur.
Pendant que Jean et Victor cachetaient les lettres et écrivaient l'adresse, Donat Kwik s'écria:
—Ah çà! messieurs, j'ai quelque chose sur le coeur; je couche et je mange ici sans m'inquiéter de savoir qui payera. Il n'est pas nécessaire de demander si le compte sera poivré et même au poivre d'Espagne. Tout ici coûte les yeux de la tête. Dix francs pour porter une malle pendant cinq minutes! Dieu sait si l'on ne nous demandera pas cent francs pour les durs morceaux de viande de vache qu'on nous a servis hier sous toutes sortes de noms baroques.
—Ne t'inquiète pas de cela, Donat, dit Jean. Nous payons tout.
—C'est bien, je vous remercie; mais je ne veux pas être une sangsue. Je chercherai cette après-dînée une autre auberge, et, s'il me faut coucher par terre sous une voile, je n'en mourrai pas plus que les autres. Il me semble que l'économie est encore plus nécessaire dans le pays de l'or qu'en Belgique. C'est un simple paysan qui vous le dit, messieurs; mais je crois que vous ne feriez pas mal non plus de chercher un hôtel plus modeste. Il faut garder une poire pour la soif; ce serait drôle, si vous vous trouviez sans argent à San-Francisco. A moins que vous ne vouliez porter les malles des voyageurs sur votre dos?
Les Anversois reconnurent que Donat avait raison, et appelèrent le garçon pour lui demander le montant de leur dépense. Au bout de quelques instants, celui-ci remit à Jean Creps un papier où on lisait en anglais le compte suivant:
Potage julienne, trois portions……………………. 3 dollars,
Viande de boeuf aux choux rouges, id……………….. 2 id.
Un gigot de mouton sauce aux câpres, id…………….. 3 id.
Des côtelettes de veau, id………………………… 4 id.
Une bouteille de vin……………………………… 5 id.
Logement pour trois personnes à trois dollars……….. 9 id.
__________
Total…………………… 26 dollars.
Cela faisait donc un total de 140 francs 40 centimes pour un souper et un coucher. C'était poivré, comme l'avait dit Donat; mais ce n'était pas mortel; et Victor et Jean payèrent sans chagrin ni regret chacun la moitié de la somme exigée; ils résolurent même de passer encore une nuit dans cet hôtel. Il leur restait environ treize cents francs en billets de banque. Ils avaient dormi très-mal la nuit et se trouvaient maintenant dans une maison dont les gens étaient honnêtes et polis.
Qui sait quelles difficultés et quels désagréments ils rencontreraient dans une autre auberge? Ils resteraient donc où ils étaient; ils iraient se promener à leur aise, visiter San-Francisco, dîner en ville et même boire une bouteille de vin, pour se donner au moins un peu de bonne vie, après une traversée si longue et si ennuyeuse. Donat devait rester avec eux jusqu'au lendemain, puis on délibérerait mûrement sur ce qu'il y aurait de mieux à faire pour attendre l'arrivée des directeurs de la Californienne sans crainte d'épuiser les ressources.
Ils allumèrent les cigares que l'étranger leur avait donnés, et sortirent le coeur léger et plein de confiance, pour commencer leur promenade.
XII
LA MAISON DE JEU
Les trois Flamands s'étaient promenés et avaient flâné toute la journée dans les rues de San-Francisco, regardant ce qui était nouveau pour eux, s'arrêtant devant les boutiques et les magasins, et causant du spectacle surprenant de cette foule d'hommes étranges au milieu desquels ils vivaient. Quant à la ville même, elle n'offrait rien de remarquable. Quoique, en ce moment, peut-être plus de cinquante mille hommes de toutes les nations du monde s'y coudoyassent, San-Francisco ne se composait que de maisons en bois à un étage, à côté de quelques tentes et baraques en toile qui s'étendaient comme des faubourgs vers la campagne.
Ce n'était donc que la population qui pouvait être l'objet de la curiosité de Victor et de ses camarades. Comme, dans le courant de la journée, ils n'avaient rien rencontré de menaçant ni de désagréable, ils finirent par conclure qu'ils s'étaient laissé effrayer, comme de vrais enfants, par des choses qui pouvaient se passer partout, et dont, en tout cas, ils ne devaient pas s'inquiéter.
Leur bonne humeur avait cependant encore une autre cause. Pour fêter leur arrivée à San-Francisco comme ils l'avaient décidé, ils étaient entrés dans un certain nombre de cafés, avaient bien mangé et assez bien bu, de sorte que l'effet du vin ou du grog n'était pas étranger à leur joyeuse disposition d'esprit, quoiqu'ils eussent encore toute leur raison et qu'ils y vissent encore très-clair.
Le soir, lorsqu'ils voulurent retourner à leur hôtel, ils passèrent devant une maison de jeu qui avait pour enseigne: la Verandah. Une brillante clarté qui se répandait hors de la maison et illuminait la rue éblouit les yeux des trois amis étonnés. Ils voulaient s'arrêter un instant pour jeter un coup d'oeil dans la salle; mais les gens à moitié ivres qui sortaient et entraient les obligèrent à se mettre de côté.
—Et pourquoi n'entrerions-nous pas là dedans? demanda Jean Creps.
—Oui, pourquoi n'irions-nous pas voir ce qui s'y passe? ajouta Donat, qui avait vu briller au loin quelque chose comme un tas d'or.
—Une maison de jeu! murmura Victor hésitant.
—Allons, allons, nous n'avons pas besoin de jouer. Avec un dollar, nous en sommes quittes. Encore une goutte de rhum, la dernière. Nous ne pouvons pas quitter San-Francisco sans voir ce que c'est qu'une maison de jeu.
—Surtout, remarqua Donat, que j'ai vu étinceler là-bas, sur une table, une montagne d'or, de la même espèce que celui que nous allons trouver. Cela donne toujours un avant-goût.
Victor se laissa persuader et suivit ses amis dans la maison de jeu, où heureusement ils trouvèrent, dans un coin, un banc pour s'asseoir. Lorsqu'ils eurent reçu et payé leur petit verre de rhum, ils promenèrent leurs regards autour d'eux.
Ils étaient dans une grande salle splendidement éclairée, mais si remplie de la fumée du tabac et des vapeurs de l'eau-de-vie, qu'en entrant on était à demi suffoqué et qu'on sentait ses yeux se mouiller de larmes avant de pouvoir s'habituer à cet air vicié et à cette atmosphère chargée de nuages. Une population étrange et singulièrement mêlée grouillait dans cette salle. On y voyait bien quelques personnes qui avaient l'air d'honnêtes gens, mais la plus grande partie des habitués se composait de tout ce que la Californie offrait de plus ignoble, de plus sauvage et de plus repoussant. Outre les joueurs, on voyait s'y promener des hommes à figures suspectes qui avaient probablement tout perdu et passaient toute la soirée dans la maison de jeu pour voir de l'or, et épiaient peut-être l'occasion de s'en procurer d'une manière quelconque. Il régnait là un murmure assourdissant de voix confuses, de cris de joie et de malédictions, que dominaient parfois les sons retentissants d'une musique entraînante. L'orchestre ne se composait pourtant que d'un seul artiste. Cet homme avait un chalumeau à la bouche, un tambour sur le dos, des cymbales de cuivre à la main et une espèce d'arbre avec des sonnettes sur la tête. Ainsi affublé, il se démenait comme un possédé et faisait plus de bruit que toute une bande de musiciens.
Au fond de la salle se trouvait une table très-large, derrière laquelle le banquier dirigeait, avec ses nombreux aides, le monte, jeu de hasard mexicain qui se joue avec des cartes et qui est fort à la mode à San-Francisco. Ce banquier avait devant lui des tas de poudre d'or, des blocs d'or d'une grosseur extraordinaire, des liasses de billets de banque, des piles d'une monnaie d'or octogone dont chaque pièce avait une valeur de deux cent cinquante francs; mais, à côté de chaque tas, il y avait un revolver à six coups.
Les joueurs se tenaient debout autour de la table. Ils suivaient chaque carte le coeur battant, et la fureur leur arrachait une sorte de hurlement rauque chaque fois qu'ils voyaient leur or s'abîmer dans le gouffre insatiable de la banque. Cependant, ils recommençaient chaque fois à tenter la chance, jusqu'à ce que, tout à fait ruinés, pauvres et le coeur plein de fiel et de rage, ils quittassent la table en maudissant le jeu.
S'il y avait là des gens qui perdaient en quelques heures tout l'or qu'ils avaient amassé dans les placers au prix de grandes privations, on en voyait d'autres que la fortune favorisait d'une façon toute particulière. Quelques-uns riaient de ce bonheur apparent et murmuraient le mot paillasse, voulant faire entendre par là qu'à leurs yeux le gagnant n'était qu'un compère, qui jouait avec l'argent même de la banque. Cela n'empêchait pas cependant que l'on ne racontât jusqu'au bout de la salle, comme quoi cet individu avait commencé à jouer en ne risquant que cinq dollars et comme quoi il avait gagné vingt mille dollars en moins d'une heure.
Donat, lorsqu'il entendit cela, s'écria avec stupéfaction:
—Ciel! cela fait cent mille francs! C'est une vraie mine d'or pour qui a un peu de bonheur. Je suis né coiffé, moi! Qui sait, messieurs, si je tentais un peu la chance? Deux dollars de plus ou de moins ne sont pas une affaire. Si j'osais seulement aller à la table…
—Ne joue pas, je t'en prie, dit Victor avec une sorte d'effroi.
—Seulement deux dollars; si je les perds, je cesse.
—En effet, que nous font quelques dollars? Remarqua Creps. Je veux voir comment va le jeu de la monte: d'ailleurs, une dizaine de dollars, ce n'est pas trop pour savoir si la fortune n'a point par hasard l'envie de nous favoriser.
Victor resta assis et suivit d'un regard à demi dépité ses amis, qui s'approchaient à pas lents de la table.
Ils suivirent le jeu pendant quelques instants avant de risquer leur argent; une demi-heure après, ils retournèrent près de Roozeman. Jean riait d'un air triomphant, Donat se grattait la tête d'un air mécontent et grommela qu'il avait perdu sept dollars sur les vingt-cinq que Victor lui avait donnés à bord du Jonas.
Pour Creps, il avait été plus heureux; il avait même possédé un moment plus de trois mille francs; mais le sort s'était enfin déclaré contre lui, et il avait quitté la table, sur le conseil d'un Américain, pour donner à la chance le temps de changer. En tout cas, il avait encore gardé environ cinq cents francs de son gain et pouvait recommencer à jouer sans inquiétude.
Jean voulut régaler ses amis avec l'argent gagné et fit apporter trois grogs chauds. En buvant, il engagea Roozeman à risquer aussi une couple de dollars, afin de savoir au moins si la fortune voulait lui être favorable ou non. Il se moquait de l'horreur que son ami paraissait éprouver pour le jeu, et le poursuivait de ses railleries. Victor, plus ou moins excité par la boisson, se leva tout à coup et dit:
—Eh bien, tu le veux, je jouerai! mais à une condition: je prends dix dollars et je les mets ensemble sur une carte; après la perte de cet argent, nous retournons à notre hôtel sans rester ici une minute de plus.
—Oui, mais si tu gagnes?
—Je perdrai.
—Tu ne peux le savoir.
—Mais, Jean, pourquoi essayer de me retenir ici? soupira Roozeman avec douleur. Cette maison de jeu est un enfer qui m'effraye. Soit! si je gagne, je mettrai jusqu'à quatre fois, pas davantage, et, si tu refuses de me suivre à l'hôtel, sois sûr que j'irai tout seul.
—Allons, ne te fâche pas: nous acceptons ta condition.
Les trois amis se rapprochèrent ensemble de la table de jeu. La chose se passa comme cela se voit souvent: le sort se déclara favorable à celui qui espérait intérieurement perdre. Roozeman gagna à plusieurs reprises, et, comme il mettait des enjeux de plus en plus forts pour être débarrassé de cet argent impur, les pièces d'or et les billets de banque affluèrent devant lui d'une façon surprenante. Cette richesse l'aveugla enfin, la passion et qu'il avait mise à lutter contre le sort qui le favorisait obstinément le domina au point qu'il oublia la condition posée, et qu'il continua le jeu comme s'il n'avait plus la conscience de ce qu'il faisait. Il arrivait bien quelquefois qu'il perdit; mais la bonne chance revenait vite, et, malgré l'inconstance du sort, le bonheur lui resta fidèle.
Cependant ses amis jouaient un jeu plus modeste. Creps perdait sans relâche. Donat n'avait pas la même déveine, car il avait déjà un assez bon tas de dollars devant lui.
Il vint un moment où la fortune se déclara avec une merveilleuse constance pour Victor. Il gagnait coup sur coup, et le banquier lui jetait en grognant des poignées d'or et des billets de banque.
On entoura l'heureux joueur et maints regards flamboyants étaient fixés avec envie sur les richesses qu'il avait gagnées. Victor ne voyait rien de ce qui l'entourait, tant il était absorbé par le jeu; il avait presque oublié que ses amis luttaient également avec la fortune à côté de lui.
Tout à coup, il entendit Creps pousser un cri de rage. Il fut frappé profondément du regard égaré, de la pâleur et de la voix rauque de son ami.
—Jeu maudit! murmura celui-ci. J'ai tout perdu, plus un seul dollar!
Vite, prête-moi une couple de cents francs, Victor.
Mais Roozeman, revenant avec effroi à la conscience de leur position, mit les billets de banque dans son portefeuille et l'or dans ses poches.
—Prête-moi deux cents francs, te dis-je! Répéta Jean avec une animation singulière.
—Non, non, fuyons cette maison! répliqua son ami. Pour l'amour de Dieu,
Jean, ne joue plus! Suis-moi à l'hôtel, ou je m'en vais seul!
En disant ces mots, il courut vers la porte de la salle; ses amis le suivirent en grommelant, et ils quittèrent tous ensemble la maison de jeu.
Il y eut alors parmi les joueurs une hésitation étrange. Comme si la disparition de cet heureux jeune homme eût refroidi la passion de la plupart d'entre eux, la table resta quelques instants sans amateurs, malgré l'appel provocant du banquier.
Un grand nombre de joueurs sortirent les uns après les autres.
Les Flamands avaient continué leur chemin à travers les rues. Il était très-tard, et, hors des environs de la maison de jeu, on ne rencontrait presque plus de passants. Selon leur estimation, Roozeman ne devait pas avoir gagné moins de quarante mille francs; Donat, de son côté, possédait encore à peu près huit cents francs. Malgré la perte que Creps avait subie, il n'y avait donc pas lieu d'être mécontent du résultat de cette soirée. Maintenant que Victor se trouvait en plein air et loin de la maison de jeu, il respirait plus librement et partageait la joie de ses amis, qui se réjouissaient de cette fortune inattendue. Comme Roozeman leur avait déjà déclaré qu'il regardait le gain comme un bien commun et qu'il ne voulait pas le considérer autrement, ils parlaient en ce sens:
—Il est vrai, dit Jean, qu'aussitôt que les directeurs de la Californienne arriveront à San-Francisco, nous n'aurons plus besoin de rien. Mais, en attendant, nous pouvons vivre sans gêne, ne nous laisser manquer de rien et rester à l'hôtel où nous sommes logés. En outre; l'argent que nous avons déjà nous permettra de retourner d'autant plus vite dans notre patrie.
Donat comptait sur ses doigts et murmurait tout bas avec joie:
—Quarante mille huit cents francs, cela fait pour chacun de nous treize mille six cents francs. Pardieu! si cela continue ainsi, je ne sais pas pourquoi je n'achèterais pas, outre le château de Natten-Haesdonck, une grande maison en ville! Il fait bon ici! c'est un vrai paradis terrestre!
Et, faisant quelques bonds extravagants, il se mit à chanter:
«Mettez la soupe au feu, maman;
Voilà l'géant! voilà l'géant!»
Mais la parole fut étouffée dans sa gorge par une main puissante qui lui pinçait les lèvres comme des tenailles. On lui enfonça un bâillon dans la gorge avant qu'il pût crier. Un coup violent sur la nuque le fit tomber par terre. A la pensée qu'on ne l'attaquait ainsi que pour lui voler son argent, il mit sa main dans sa poche par un mouvement rapide et glissa son argent dans ses bottes.
Creps et Roozeman furent assaillis, au même instant, de la même manière. Tous les deux étaient étendus sur le sol, bâillonnés avec un mouchoir de poche et entourés de voleurs ou d'assassins qui menaçaient de leur percer le coeur de leur poignard au moindre mouvement.
Victor avait été attaqué par plusieurs hommes à la fois; trois ou quatre le tenaient cloué par terre; deux autres fouillaient dans ses poches. Heureusement, il réussit à dégager ses membres, sauta debout et saisit un des voleurs; mais un couteau que le pauvre jeune homme sentit pénétrer dans ses côtes lui fit lâcher prise; il fut renversé par la violence du coup, et les assassins se jetèrent de nouveau sur lui pour lui fermer la bouche.
Mais tout à coup, trois ou quatre personnes qui parlaient à haute voix sortirent d'une rue latérale. Au bruit de ces voix, un des brigands donna un signal et tous disparurent dans les ténèbres. Les passants dont la présence les avait chassés tournèrent le coin d'une autre rue.
Jean Creps courut à Victor et l'aida à se relever; mais il sentit sur sa main une humidité chaude et gluante, et s'écria avec une mortelle anxiété:
—Oh! mon Dieu, Victor, tu es blessé?
—Légèrement, ce ne sera rien, répondit
Victor.
—Où? où?
—Dans le côté: un coup de poignard. Ne sois pas inquiet.
Creps, effrayé, voulut aller frapper à la première maison venue pour demander du secours; mais Victor prétendit qu'il était encore assez fort et exigea qu'on allât directement à l'hôtel. Ce n'était pas loin, et, avec la main sur la blessure pour empêcher l'hémorragie, il y arriverait sans peine, croyait-il.
Quoique Victor, pour tranquilliser ses amis, refusât leur aide, il fut soutenu par tous deux.
Donat versait des larmes de pitié sur le malheur de Victor et grommelait des paroles de vengeance, telles que: «Les assassins! les scélérats! ils me payeront mon oreille!»
Mais les autres ne firent pas attention à ses paroles.
Lorsqu'on leur eut ouvert la porte de l'hôtel, Jean fit asseoir son ami blessé et demanda avec instance un docteur ou un chirurgien.
Un garçon dit qu'il y avait un chirurgien à deux pas de là, et qu'il allait l'appeler immédiatement.
—Dépêchez-vous, dépêchez-vous, cinq dollars pour votre peine! s'écria
Creps.
Le garçon ne se le fit pas dire deux fois et sortit en courant.
Victor perdait beaucoup de sang par sa blessure, il y en avait déjà une petite mare au pied de sa chaise: cependant il riait et tâchait de faire comprendre à ses amis qu'ils avaient tort de s'alarmer et d'être si consternés, parce qu'il sentait bien que sa blessure n'était pas dangereuse. Voyant que le sang coulait sur les joues de Donat, il lui demanda avec inquiétude:
—Et toi, mon pauvre ami, tu ne te plains pas et tu ne t'occupes que de mon sort! Qui sait si tu n'es pas plus malheureux que moi?… Une blessure à la tête; ah! cela peut être dangereux!
—Non, non, répondit Donat, il n'y a pas de danger. Je croyais avoir perdu mon oreille, mais ce n'est qu'un morceau. Je ne pourrai plus porter de boucles d'oreilles … voilà tout.
Le chirurgien parut dans la chambre et se mit à déshabiller le blessé en silence et avec des mouvements brusques. Il lui découvrit le flanc, tâta la blessure, la sonda avec une aiguille d'argent, essuya le sang, appliqua un emplâtre sur la plaie béante, posa un bandage par-dessus, aida le malade à se rhabiller, puis tendit la main vers Jean en disant d'un ton très-bref:
—Voilà, gentleman, l'affaire est claire. Une visite de nuit, une once d'or, seize dollars.
—Seize dollars! soit; mais dites-nous au moins ce que nous avons à craindre ou à espérer.
—Il n'y a rien à craindre, répondit le chirurgien. Un demi-pouce plus avant, et le jeune gentleman serait déjà dans l'autre monde; mais le couteau a touché une côte et a glissé entre la peau et la chair. C'est une blessure très-simple, sans aucune gravité. Si le gentleman n'avait pas perdu tant de sang, il ne serait pas plus malade que d'une bonne entaille dans la main…. Une once d'or, seize dollars. Je n'ai pas de temps à perdre et je veux aller me coucher!
Roozeman fouilla dans ses poches. Les brigands avaient tout volé, or et billets de banque. Jean, tout confus, supplia le chirurgien de leur donner du temps, par pitié pour leur malheur.
—Pitié? répéta l'autre en riant. D'où venez-vous? Pitié, en Californie? Quelle plaisanterie! Allons, allons, payez-moi vite; encore dix minutes et j'exige double salaire.
—Mais nous ne possédons plus rien; on nous a tout volé!
—Vous avez probablement une montre? Laissez voir, nous la taxerons.
Creps chercha sa montre: elle avait également disparu.
Donat Kwik avait écouté silencieusement cette conversation en clignant de l'oeil, et s'était évertué à saisir autant que possible le sens des mots anglais. Lorsqu'il vit que le chirurgien frappait du pied avec fureur, et surtout lorsqu'il crut comprendre que l'hôtelier déclarait ne plus vouloir loger des gens sans argent et allait les mettre immédiatement à la porte, Donat s'avança et dit:
—I have money, I pay. (Je payerai).
Il se baissa, tira une poignée d'or de ses bottes et donna les seize dollars exigés.
L'hôtelier s'excusa et redevint aussitôt d'une politesse et d'une amabilité extrêmes.
—Ah çà! Donat, murmura Jean à moitié fâché, pourquoi nous laisses-tu si longtemps dans l'embarras? Ne comprenais-tu pas ce qui passait?
—Certes, certes, répondit le paysan avec un sourire malicieux; mais je commence à comprendre, voyez-vous, qu'on ne peut faire des affaires en Californie sans jouer au plus fin. Si le chirurgien était parti sans argent, nous aurions encore les seize dollars que nous n'avons plus maintenant.
Le domestique s'approcha ensuite et réclama les cinq dollars qu'on lui avait promis pour courir chez le chirurgien. Jean Creps reconnut avec douleur qu'il avait réellement promis cette récompense, et pria Donat d'avancer encore les cinq dollars.
Le jeune paysan obéit en grognant et en rechignant.
—Allons, allons, nous irons nous coucher, dit Jean. Malgré toutes nos mésaventures, nous avons encore lieu de nous estimer heureux. La blessure de notre cher ami Victor n'est pas grave. Remercions Dieu de cette faveur; quant au reste, nous y penserons demain.
Ils quittèrent la salle et se rendirent dans leur chambre à coucher. Roozeman, pour montrer à ses compagnons qu'ils pouvaient être tranquilles sur son état, voulut monter l'escalier sans aide et sans appui.
En chemin, Donat grommela encore:
—Je suis curieux de savoir où se trouve en ce moment le lobe de mon oreille. Voilà toujours une partie de mon corps qui ne couchera pas dans le même lit que ses camarades…. Mais ils la payeront plus cher que du jambon ou de la langue fumée, les voleurs! les scélérats! les assassins!
XIII
LES ARMES
Lorsque Jean Creps s'éveilla le lendemain matin, il prit la main de son ami Roozeman, qui était étendu dans son lit les yeux ouverts, et auquel il demanda d'un air de vive sollicitude comment il se portait. La pâleur du visage de Victor, suite probable de la grande perte de sang, l'effraya.
Roozeman répondit avec un gai sourire que sa blessure n'était pas grave et serait guérie en peu de jours. Pour confirmer ses paroles, il sauta à bas du lit; mais ce mouvement, par lequel il se pliait sur les muscles blessés, lui arracha un cri de douleur.
Creps prit son ami dans ses bras et lui dit d'un ton plein d'intérêt:
—Hélas! mon bon Victor, tu caches tes souffrances pour ne pas m'attrister. Le malheur qui t'est arrivé m'ôte tout mon courage. Si j'avais reçu la blessure, moi… mais toi? cela me brise le coeur! Ah! que ne sommes-nous restés en Belgique, dans cette contrée bénie où règnent au moins, avec la liberté, la justice et la sécurité.
—Tu t'effrayes à tort, Jean, répondit Roozeman; j'ai, en sautant du lit, dérangé le bandage de la plaie; il est naturel que ce mouvement me cause un peu de mal.
—Ce matin, un autre docteur examinera encore soigneusement la blessure, murmura Creps.
—C'est tout à fait inutile, et d'ailleurs nous n'avons plus les moyens de payer le chirurgien.
—Kwik a encore assez d'argent.
En disant cela, Jean tourna les yeux vers le lit de Donat, qui avait l'habitude de dormir avec sa couverture sur sa tête.
—Tiens! où est-il passé? Le lit est vide! s'écria-t-il.
—Il s'est levé de bonne heure, répondit Roozeman, il s'est habillé doucement pour ne pas nous réveiller.
—Ne lui as-tu pas demandé où il allait?
—Si; il m'a dit en riant qu'il allait chercher le lobe de son oreille.
—Je comprends, je comprends, murmura Creps. Donat possède quelques centaines de francs; il est malin, il s'est levé en silence, il s'est enfui afin de ne pas dépenser ses dollars pour nous. Il a raison, c'est la loi de la Californie: Chacun pour soi.
—Non, Jean, interrompit Roozeman, n'aie pas une pareille idée de Donat. Il peut être grossier et stupide quelquefois, mais il est reconnaissant et son coeur est bon.
—Nous verrons. Je ne m'étonnerais aucunement que Donat tentât de garder exclusivement pour son entretien les dollars qu'il doit à ta générosité. La Californie est le pays du plus horrible égoïsme; on respire ici ce sentiment odieux avec l'air.
—Ton amitié pour moi et ton inquiétude non fondée au sujet de ma blessure te rendent mélancolique, Jean; autrement, tu ne croirais pas ce pauvre garçon capable d'une pareille lâcheté.
—Soit, Victor, nous le saurons bientôt. Parlons maintenant avec sang-froid de notre position critique. Nous ne possédons plus rien, il peut encore se passer beaucoup de jours avant que les directeurs de la Californienne soient à San-Francisco. Qu'allons-nous entreprendre en attendant?
—C'est tout simple, dit Roozeman. Nous coucherons par terre sous une voile, et nous chercherons des moyens pour gagner quelques dollars, dussions-nous aller sur le quai porter des sacs de voyage ou des malles.
—Sans doute, Victor; pour moi, ce serait bien le plus simple. Mais toi, coucher par terre, travailler, te fatiguer et risquer d'enflammer ta blessure! Cela ne sera pas, me fallut-il travailler comme un esclave et me nourrir de pain et d'eau! Coucher par terre, toi qui es si sensible!…
—Mais, Jean, dit Roozeman avec un sourire de dépit, tu te fais une fausse idée de moi. Je t'en remercie tout de même, car c'est un effet de ta bonne amitié. Je suis sensible, en effet, pour certaines choses qui touchent l'esprit et le coeur, mais pour ce qui concerne les douleurs physiques ou les privations, sois sûr que je les supporte aussi bien que n'importe qui. Allons, allons, pas de chagrin; descendons pour déjeuner.
—Déjeuner? murmura Jean. Avec quoi payerons-nous le déjeuner?
—Donat payera à son retour.
—Oui, Donat… cours à sa poursuite! Non, Victor, tu restes ici, tu prends un bon déjeuner: c'est nécessaire pour le rétablissement de tes forces. Je sortirai et tâcherai de gagner un salaire: je trouverai bien les moyens de t'héberger ici jusqu'à ce que ta blessure soit guérie. Attendre Kwik serait une duperie…
—Eh! eh! voici Kwik! dit Donat lui-même en ouvrant la porte.
Les Anversois reculèrent, étonnés. Donat était debout devant eux, avec une ceinture rouge dans laquelle étaient passés un couteau-poignard long d'un pied et demi et deux revolvers. Il portait sous le bras deux autres couteaux moins longs et deux ceintures de laine rouge. Il tenait la tête en arrière et s'efforçait de se donner un air guerrier.
—Ah çà! d'où viens-tu? Qu'est-ce que cela signifie? murmura Creps.
—Ce que cela signifie? répondit Donat tirant son long couteau catalan de sa ceinture; cela veut dire que le premier qui me regarde encore de travers, je l'embroche comme un cochon de lait. J'ai rencontré dans la rue la moustache rousse du Jonas et je l'ai bousculé; mais bien lui a pris de feindre de ne pas me voir, car autrement, pardieu! ma lame entrait dans sa peau comme dans un fromage blanc.
—Mais où as-tu trouvé ces armes?
—Trouvé? Il n'y a rien à trouver ici. Je les ai achetées. Ces revolvers et ces couteaux ne coûtent que la bagatelle de trois cent soixante-quinze francs. Pour ce prix-là, j'achèterais toute une boutique d'armurier à Malines..
—Gaspiller tant d'argent, dit Creps d'un ton de reproche, au moment où ce pauvre Roozeman est blessé et a besoin de notre assistance!
—On n'a point oublié cela, interrompit Donat. Manger n'est pas la principale chose dans ce pays, comme chez nous. C'est un revolver qu'il faut d'abord. Quant à moi, ce long couteau me suffit; les revolvers et les autres couteaux, je les ai achetés pour vous. Tenez, prenez-les, et louez ma prévoyance! car vous en aurez plus de profit que d'un bon dîner et d'un lit moelleux. J'ai songé à tout. Voici les ceintures pour mettre les pistolets. Maintenant, du moins, nous pourrons aller et venir dans la rue au milieu de ce tas de ribauds, la tête levée et prêts à défendre notre vie, nos oreilles et notre bourse… aussitôt qu'il y rentrera quelque chose, car maintenant elle est plate comme un papier plié.
—N'as-tu donc plus d'argent? Demanda Victor avec quelque inquiétude.
Nous devons encore ici neuf dollars pour notre logement.
—Imprudent! murmura Creps, nous ne savons pas encore comment nous déjeunerons…
—J'ai encore songé à cela, répondit Kwik avec un sourire malin. Ah! vous croyez que ce pauvre Donat est aussi bête qu'il en a l'air? Non, non; j'ai fait aujourd'hui énormément de besogne. Asseyez-vous, mon explication pourrait durer longtemps. Là! écoutez maintenant ce que j'ai fait.
Les deux amis se laissèrent tomber sur un banc, étonnés et anxieux.
—J'ai rêvé toute la nuit d'hommes armés de revolvers et de couteaux, dit Donat, et dans mon rêve j'ai hurlé de rage, parce que je n'avais pas d'armes pour me défendre: car je ne sais vraiment pas pourquoi nous nous laisserions égorger comme des moutons par les scélérats de Californie. Un âne se défend bien à coups de pieds quand on lui fait du mal. Alors, j'ai décidé de nous armer de pied en cap. S'il manque un revolver, c'est que je n'avais pas assez d'argent. Vous m'appelez imprudent? vous croyez que je n'ai pas pensé à l'état de M. Roozeman? Avant de quitter l'hôtel, j'ai donné au baes neuf dollars pour notre logement de cette nuit, et en outre trois cents francs qui doivent servir à payer le séjour de M. Victor pendant huit jours encore.
—Merci, merci, Donat, tu as un bon coeur! s'écria Jean Creps en lui serrant la main avec émotion.
—Laissez-moi continuer, reprit Donat. En Californie, on doit veiller soi-même sur l'enfant de son père; on doit agir vite et beaucoup. Je suis allé au port trouver le Bruxellois, et je lui ai promis deux dollars pour m'accompagner et me donner des conseils. J'ai appris de lui un tas de choses qui nous seront utiles; il connaît la Californie et San-Francisco sur le bout du doigt. Je lui ai dit que notre dernier écu était destiné aux armes, et je lui ai demandé ce qu'il y avait de mieux à faire pour ne pas mourir de faim. Sur le port, il y a peu de chose à faire en ce moment; il y a trop de gens qui gâtent le métier. La plupart de nos camarades du Jonas y flânent pour gagner quelques dollars.
Le gentilhomme de notre gamelle y porte des planches de sapin sur le dos; le banquier allemand est attelé à une petite charrette et transporte des ballots de marchandises, avec le journaliste et le procureur. Le camarade à la moustache rousse cherche des débris de faïence, des bouteilles, des chemises sales pour un vieux juif qui, en faisant le métier de chiffonnier en gros, a déjà amassé des trésors. Cela va drôlement ici! Une chemise de coton neuve coûte un dollar, et, pour la faire laver, on paye, pardieu! deux francs et demi. Chacun porte sa chemise aussi longtemps qu'il peut, et la jette ensuite. Le juif arrive, la ramasse, la fait laver et la revend. Ainsi de même des bouteilles vides, qu'on a l'habitude de jeter par la fenêtre. Les maisons de jeu doivent racheter les bouteilles au juif. Si je n'avais pas trouvé un meilleur emploie le deviendrais moi-même juif, c'est-à-dire chiffonnier. Mais je perds mon fil… Le Bruxellois connaît beaucoup de monde à San-Francisco. Il a couru de porte en porte avec moi, afin de chercher un petit poste pour vous et pour moi. Je suis accepté comme laveur de vaisselle et lécheur d'assiettes dans un grand restaurant, à cinq dollars par jour, plus la nourriture et le logement dans une sorte de chenil, parmi les provisions. Je ne mourrai donc certainement pas de faim. Pour M. Creps, j'ai trouvé quelque chose de mieux: domestique chez un boucher…
—Garçon boucher! s'écria Jean avec un sourire de dépit; alors je m'attelle plutôt à une charrette, comme le banquier allemand!
—En effet, il paraît que les bouchers font ici un singulier métier. Il y avait devant la porte une grande vilaine bête grise avec des dents terribles. Je pensais que les boeufs avaient peut-être des poils aussi longs en Californie; mais le Bruxellois me dit que c'était un ours. On mange de la viande d'ours ici! cela ne m'étonne plus que les gens soient si méchants. Vous ne serez donc pas valet de boucher, monsieur Creps; mais j'ai des postes à votre choix. Il y a encore une place de paillasse dans une grande maison de jeu…
—Paillasse! qu'est-ce que cela signifie? Ah çà! Donat, il me semble que nous sommes assez dans l'embarras pour ne pas plaisanter.
—C'est ainsi: huit dollars par jour pour jouer comme compère avec l'argent de la banque. Si j'avais su trois ou quatre langues comme vous, j'aurais bien accepté le poste.
—Et moi, je ne le désire pas; il y aura bien autre chose à trouver.
—Je connais encore une place: cireur de bottes, rinceur de bouteilles, allumeur de lampes dans un hôtel, en face du port. Sept dollars, sans nourriture ni logement.
Jean Creps secoua la tête avec impatience.
—Vous ne pouvez pas être trop difficile, monsieur Jean, remarqua Donat. Vous verrez des compagnons de voyage, même de la première classe, qui font des métiers encore plus étranges. D'ailleurs, sept dollars! Qu'est-ce qui vous empêcherait de venir coucher ici à l'hôtel, jusqu'à ce que M. Roozeman soit guéri? Trois de sept, reste toujours quatre.
—Tu as raison, dit Jean tout à coup. Eh bien, je serai cireur de bottes!
—Et n'as-tu rien trouvé pour moi? Demanda Roozeman. Tu ne t'imagines cependant pas que je veuille vivre ici du fruit de votre travail à tous deux.
—Pour vous, du moins, j'ai une place facile et bonne, répondit Donat; vous en rirez peut-être: fille de boutique… je veux dire commis chez un fruitier.
En effet, bien qu'ils eussent peu de raisons d'être gais, les deux amis éclatèrent de rire.
—C'est sérieux, très-sérieux, reprit Kwik. Il y a une grande tente, où l'on vend des oranges, des citrons, des figues et d'autres fruits. Le propriétaire a besoin de quelqu'un qui sache écrire en français et en anglais. Il donne six dollars, sans nourriture ni logement. A la prière du Bruxellois, qui lui procure beaucoup de chalands, il gardera encore cinq jours la place vacante. Vous serez le mieux partagé, monsieur Roozeman: c'est, du moins, un état propre et honorable.
—Je te remercie, Donat, dit Victor, j'accepte avec joie.
—Cireur de bottes dans un hôtel! dit Jean en ricanant.
—Lécheur d'assiettes dans une sale gargote! murmura Donat.
—Commis chez un fruitier! Si ma mère, si Lucie pouvaient le savoir! dit
Victor en hochant la tête.
—Qu'est-ce que cela fait? s'écria Donat. Aussitôt que nous verrons les mines et que nous pourrons ramasser l'or par poignées, tout sera oublié. J'aurai d'autant plus de choses à raconter à Anneken et à mes enfants…
—Allons, allons, hourra pour la Californie! s'écria Creps. Le commencement est admirablement beau, sur ma parole. Donc, ne nous Laissons pas abattre. Notre ami Roozeman paraît fort et de bonne humeur: c'est le principal. Pour le reste, nous ferons de nécessité vertu. Cela ne durera pas longtemps, Dieu soit loué! Peut-être les directeurs de la Californienne arriveront-ils demain ou après-demain. En attendant, je me rendrai tout à l'heure au grand hôtel pour savoir quand je pourrai commencer mon service de cireur de bottes.
—Je sortirai avec toi, dit Victor.
—Et ta blessure?… Tu dois te tenir tranquille.
—Non, ne pensons pas à ma blessure; elle guérira d'elle-même. Je suis curieux de voir mon magasin de fruits.
—Quant à moi, reprit Kwik, cette après-midi, à deux heures, je tripoterai avec les bras nus dans une eau grasse, que cela fera plaisir à voir.
—Si nous avions déjeuné au moins, murmura Creps; mon estomac vide ne me donne pas beaucoup de courage.
—J'ai payé le déjeuner avant de sortir ce matin, dit Donat.
—Tu es une merveille de prévoyance et de bons soins, dit Jean gaiement en lui frappant sur l'épaule. Je crois que je me suis trompé sur ton compte, ami Kwik.
—Possible, répondit Donat; mais, si M. Victor n'avait pas été malade, Donat n'aurait probablement pas veillé toute la nuit, pour réfléchir à ce qui lui restait à faire. Pour M. Roozeman, je serais capable de tout: de passer à travers le feu, de me laisser couper un membre, et de gagner de l'esprit aussi, pardieu!
Roozeman lui prit la main et la serra avec reconnaissance, car le jeune paysan avait dit ces paroles avec une expression profonde, et l'Anversois savait que Donat lui était sincèrement dévoué depuis l'affaire de la fosse aux lions du Jonas.
—Eh bien, allons déjeuner alors! S'écria Jean.
—Non, pas ainsi, dit Kwik; vous devez mettre les ceintures et y passer les revolvers. Désormais, ces armes ne doivent plus vous quitter un instant, ni dans votre chambre, ni dans la rue, ni à votre ouvrage. C'est le Bruxellois qui me l'a dit. En effet, vous pouvez en avoir besoin, même pendant votre sommeil. Et à quoi serviraient-elles si vous ne les aviez pas sous la main au moment du danger?
—Pour aller déjeuner! murmura Victor qui paraissait avoir horreur de porter ces armes homicides.
Mais Donat lui mit lui-même la ceinture et y passa le pistolet en disant:
—Pour déjeuner? Et si les vilains hommes d'hier soir étaient encore assis à table et nous cherchaient querelle?… C'est bien ainsi! Viennent les ribauds maintenant! Je donnerais toute une semaine de mon salaire pour connaître et rencontrer le scélérat qui s'est enfui avec le lobe de mon oreille. Il serait bien drôle avec une tête comme une poule: sans apparence d'oreille!
—Mais, mon bon Donat, objecta Roozeman, tu dois être prudent et ne pas t'attirer de mauvaises affaires par ton emportement. Tes paroles me font craindre que tu ne fasses un usage irréfléchi de ton effroyable couteau.
—Bah! je ne suis pas si méchant que j'en ai l'air, monsieur Victor, dit Kwik en riant. La hardiesse impose toujours. Je ne défierai personne et je serai même très-endurant; mais, mais, si quelqu'un, pardieu…!
—Le déjeuner! le déjeuner! s'écria Jean, en poussant ses deux camarades hors de la chambre.