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Le Pays de l'or

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XIV

LES SAUVAGES

Quatre jours plus tard, Victor Roozeman avait pris place derrière le comptoir du fruitier. Sa blessure se guérissait rapidement et elle ne le gênait déjà plus pour faire sa besogne. Creps cirait des souliers, rinçait des bouteilles et nettoyait des lampes; Donat lavait la vaisselle et aidait le cuisinier du restaurant dans la grande tente.

Les trois amis se réunissaient habituellement le soir très-tard dans un café, et y causaient une ou deux heures de leur position. Jean Creps, tout en riant beaucoup du poste que Kwik lui avait procuré, paraissait le moins satisfait et avouait qu'il n'était pas rare que le rouge de la honte lui montât au front, lorsqu'un autre domestique lui jetait un tas de bottes crottées et lui ordonnait durement de se hâter. Mais ce qui le consolait, c'est qu'il avait pour compagnon cireur de bottes et rinceur de bouteilles, un Français qui avait roulé en carrosse à Paris et qui était vraiment un homme très-instruit, bien élevé et très-honnête.

Sous d'autres rapports, les amis ne se trouvaient pas mal; ils gagnaient assez d'argent pour ne se laisser manquer de rien, et même pour épargner tous les jours quelques dollars. Kwik, qui vivait dans une cuisine bien pourvue et qui ne regardait pas de très-près si les morceaux avaient ou non figuré sur une autre assiette, engraissa visiblement après la première semaine, et bientôt sa figure témoigna par son éclat extraordinaire qu'il ne laissait pas se perdre beaucoup des prétendus restes.

Le Bruxellois venait passer presque chaque soirée avec Jean Creps et ses amis; ceux-ci payaient son écot et écoutaient, avec une curiosité avide, ce qu'il racontait de son séjour dans les placers ou mines d'or. Ce récit renfermait bien des scènes d'affreuse méchanceté, de violence et de meurtre, et assurément le langage du conteur n'était pas de nature à en adoucir l'impression; mais peu à peu les Anversois s'habituaient plus ou moins aux choses de Californie, et croyaient, d'ailleurs, que leur nouveau camarade exagérait ses aventures afin de pouvoir se vanter de son courage et de son habileté. Il leur parla très-complaisamment des bandits et des saltéadores ou voleurs de grand chemins, qui attaquent et assassinent les voyageurs; des vaqueros, qui prennent avec le lasso aussi bien un homme qu'un cheval sauvage et rendent toute défense impossible; du terrible grizzly (ours gris), qui étouffe un homme dans une étreinte de ses bras velus; et surtout des sauvages américains qui savent arracher en un clin d'oeil la chevelure et la peau du crâne à leurs pauvres prisonniers pour s'en faire un ornement guerrier.

Sur une observation des Anversois, d'où il paraissait résulter qu'ils ne croyaient pas à l'existence de ces dangers, Pardoes, qui aimait à parler, leur donna l'explication suivante:

—Vous devez savoir quelles sont les causes de tout cela. Il n'y a que deux ans qu'on a découvert les mines d'or. Il y avait un homme d'origine suisse, nommé Sutter, qui voulut tenter de tirer profit des bois de sapins de Californie, et fit bâtir à cet effet un moulin à eau. On trouva dans la terre qui avait été délayée par l'eau du moulin une grande quantité d'or. La nouvelle se répandit avec la rapidité de l'éclair. Les habitants de San-Francisco, de Monterey, de la Sonora et les Mexicains accoururent en si grand nombre, que, trois mois après la découverte, plus de quatre mille hommes cherchaient de l'or aux environs du moulin de M. Sutter. Industriels, officiers, soldats, tous s'enfuirent vers les mines. Lorsque, peu après, l'étonnante nouvelle pénétra jusqu'aux Etats-Unis d'Amérique et jusqu'en Europe, d'innombrables navires amenèrent des milliers et des milliers de chercheurs d'or étrangers. Les naturels du Mexique et des côtes de la Californie regardèrent ces étrangers comme des envahisseurs de leur patrie et de leur propriété légitime. Ils essayèrent d'abord de les repousser des mines et les attaquèrent les armes à la main; mais, trop faibles pour vaincre les chercheurs d'or réunis dans les placers, ils se jetèrent dans les bois et le long des routes pour attaquer, piller et tuer les troupes isolées de voyageurs. Au commencement, ils considéraient cela comme une guerre légitime; maintenant ils font encore la même chose, en partie par haine nationale, en partie par avidité. Ces voleurs mexicains, lorsqu'ils sont à cheval et se servent du lasso, s'appellent vaqueros; lorsqu'ils sont à pied saltéadores. En ce qui concerne les bushranger, ils sont étrangers; ils vivent du vol et préfèrent ravir l'or aux mineurs qui voyagent plutôt que de le chercher dans les placers par un rude labeur. Les sauvages californiens voient encore avec plus de haine et de colère cette grande affluence de blancs dans leur patrie. Maintenant, ils sont déjà refoulés à une vingtaine de lieues de la côte; mais à certaines époques, ils descendent en nombre des montagnes et assassinent les chercheurs d'or isolés. Je les ai vus de près, mes amis, je puis en parler! Je crois que j'en ai tué au moins quatre ou cinq.

Sur les instances des Flamands et surtout de Donat, Pardoes se mit à raconter son combat avec les terribles sauvages, et il le fit si bien et d'une façon si pittoresque, que Kwik écoutait le coeur oppressé et presque sans respirer, et qu'il tomba dans de profondes réflexions lorsque Pardoes eut fini son récit.

Le Bruxellois était allé en premier lieu dans les mines du Sud, y avait souffert beaucoup de misère et avait eu peu de bonheur; puis il était allé aux mines du Nord, où il avait trouvé beaucoup d'or; il ne les aurait pas quittées si la saison des pluies n'avait rendu impossible le travail des chercheurs d'or. Son intention était d'y retourner quand la saison des pluies serait plus avancée et qu'il aurait épargné assez d'argent; car il n'était pas, comme ses auditeurs, actionnaire de la Société la Californienne. Il devait donc se suffire à lui-même et amasser par le travail l'argent nécessaire pour retourner aux placers.

Les trois amis lui promirent de l'aider à atteindre son but, aussitôt que les directeurs de la Californienne seraient arrivés, parce qu'ils ne sauraient d'ailleurs que faire de leurs dollars économisés.

De toutes les histoires et les descriptions de Pardoes, ce qui faisait le plus d'impression sur l'esprit de Donat Kwik était l'histoire de son combat contre les sauvages californiens et leur cruelle habitude de scalper la peau de la tête à leurs ennemis vaincus. Peut-être la perte du lobe de son oreille était-elle la cause de cette crainte. Il revenait si souvent sur l'affaire des sauvages, qu'il finit par ennuyer le Bruxellois à force de questions.

Un soir, il l'interrompit de nouveau dans son récit:

—Et ces sauvages, ont-ils en effet la peau rouge?

—Certes; c'est pour cela qu'on les appelle Peaux-Rouges.

—Oui, mais rouge?

—Rouge foncé, presque brun.

—Et sont-ils laids?

—Horribles.

—Et tirent-ils avec des flèches empoisonnées?

—On dit qu'ils trempent leurs flèches dans le jus d'un yedra, ou lierre vénéneux.

—Et coupent-ils vraiment aux hommes la calotte de leur tête, avec les cheveux et la peau? Aïe! aïe! quand j'y pense, je frissonne jusqu'à la moelle de mes os.

—Attends, dit Pardoes, je satisferai ta curiosité et te montrerai comment les sauvages scalpent leur homme; car c'est ainsi qu'on nomme ce traitement d'amitié. Tiens-toi tranquille, Kwik, et courbe la tête.— Tiens, ils font ainsi!

En disant cela, il prit de la main gauche l'épaisse chevelure de Donat et la tira comme s'il voulait l'arracher, pendant qu'il traçait avec l'ongle du pouce droit un cercle autour de la tête du jeune homme épouvanté.

—C'est fait, cria-t-il, tu n'as plus ni peau ni chevelure sur la tête!

Donat, qui craignait que ce ne fût vrai, jeta un cri d'angoisse, sauta debout et regarda stupéfait et tremblant le Bruxellois qui feignait de cacher quelque chose derrière le dos.

Un long éclat de rire s'éleva et Donat partagea lui-même l'hilarité générale, dès que, en tâtant sa tête, il se fut assuré que ce n'était qu'un jeu. La sensation désagréable qu'il avait éprouvée, laissa cependant une profonde impression dans son esprit, et l'on eut assez de peine à lui faire comprendre que les attaques des sauvages étaient un des moindres dangers des chercheurs d'or.

XV

LA BANQUEROUTE

Un matin, le cinquième jour après l'arrivée de Jonas, une grande foule courut sur le port avec de grandes démonstrations de joie. C'étaient les passagers du Jonas et de deux autres navires que la Société la Californienne avait envoyés à San-Francisco. On avait signalé un trois-mâts avec pavillon français, et le bruit s'était répandu que les directeurs de la Californienne étaient là enfin avec les instruments et tout ce qu'il fallait pour conduire les actionnaires aux placers.

Lorsque enfin, après une longue attente, une chaloupe atterrit dans le port, les arrivants furent entourés et chacun voulut savoir des nouvelles de la France et de la Californienne. Un cri de désespoir et de rage parcourut la foule: la Californienne avait fait banqueroute et n'existait plus. Tout l'argent payé était donc perdu, et les actions que l'on avait mises en main des passagers ne valaient plus un centime. Etait-ce une gigantesque escroquerie? la Société s'était-elle trompée dans ses calculs ou avait-elle eu des malheurs? Quoi qu'il en fût, les quatre ou cinq cents membres à San-Francisco pouvaient chercher comment ils se tireraient d'embarras. La plupart étaient sans argent; beaucoup d'entre eux, qui avaient été trop paresseux ou trop fiers pour travailler, avaient vécu jusqu'alors très misérablement et couché à la belle étoile comme une poignée de mendiants.

Ce soir-là, les Anversois étaient de nouveau réunis avec le Bruxellois, et on ne parla naturellement que de la banqueroute de la Californienne et de la nouvelle position dans laquelle cette mauvaise nouvelle les plaçait.

—J'ai grande envie de vous faire une proposition, dit enfin le Bruxellois. Vous avez voulu me rendre service; je possède le moyen de reconnaître votre amitié. Aurez-vous du courage? Donat n'est pas un héros, je le sais, mais il est fort et dur à la fatigue. C'est un grand avantage dans les placers. De toi, Jean Creps, je ne doute nullement; mais Roozeman, quoique assez robuste, ne me paraît pas fait pour la vie des mines. Il y aurait immédiatement la maladie du pays, se laisserait décourager et deviendrait une charge pour les autres.

—Bah! que dites-vous? s'écria Donat avec indignation. Monsieur Victor a plus de courage que nous tous peut-être. Si tu l'avais vu à l'ouvrage, comme moi, tu parlerais autrement. Les eaux tranquilles sont les plus profondes, ami Pardoes.

—Pourquoi nous questionnes-tu donc? Murmura Victor qui se sentait blessé intérieurement.

—Si j'étais à ta place, Roozeman, répondit le Bruxellois, je resterais tranquillement chez mon fruitier et laisserais aller mes amis aux placers; car il faut autant de force d'esprit que de force physique pour ne pas succomber là-bas, soit sous le rude labeur, soit sous les attaques d'un tas de pillards.

—Ce que tu dis peut être vrai, Pardoes, répliqua Victor avec calme; mais j'irai aux mines, fussé-je tout à fait seul et y eût-il cent fois plus de dangers, sois-en sûr. Toi aussi, tu me regardes comme un être faible? Ne peut-on pas avoir du courage sans jurer ni parler grossièrement?

—C'est bien, laissons cela, reprit le Bruxellois; je veux faire quelque chose pour vous. Écoutez avec attention ce que je vais dire. Il y a deux chemins pour aller aux mines: l'un est au sud, le long de la rivière San-Joaquim; le second, au nord, le long de la rivière que l'on nomme Sacramento. J'ai déjà suivi ces deux chemins. Au sud, il y a beaucoup moins d'or qu'au nord, et d'ailleurs c'est en même temps la contrée où les sauvages se montrent le plus souvent. Notre ami Kwik n'irait donc pas là avec joie. Le voyage au nord est beaucoup plus long et plus difficile, à la vérité, mais les placers y sont plus riches et plus étendus. Ce qui me pousse cependant le plus à retourner là, c'est un important secret que je vais vous révéler. Rapprochez-vous, camarades, et écoutez bien: Il n'y a pas trois mois que j'étais encore occupé à laver de l'or au bord de la rivière Yuba. J'y avais beaucoup de bonheur et je dus, comme je vous l'ai dit, quitter le placer contre mon gré, parce que la saison des pluies rendait le travail impossible. A mon retour, j'avais, entre autres compagnons, un Suisse qui était malade et voulait retourner en Europe. Je lui rendis beaucoup de services en route et je défendis même sa vie au prix de mon sang, car je reçus un coup de poignard au bras dans un combat contre les voleurs de grands chemins. Ce Suisse portait sous ses vêtements une ceinture en cuir pleine de pépites et de grains d'or. Pour me récompenser de ma protection, il me confia qu'il avait trouvé cet or dans un lieu inconnu jusqu'alors, où les pépites étaient si abondantes qu'on n'avait qu'à les ramasser avec la main, sans aucun travail. Cette place est située très-haut vers la Sierra-Nevada, ou montagne de neige, entre les sources de Yuba et de la rivière de la Plume; il me l'a décrite si exactement et m'a indiqué tant de points de repère, que moi, qui connais bien la nature du pays, je trouverais le riche placer les yeux fermés. Eh bien, maintenant, pour vous montrer que je suis reconnaissant de votre amitié, je vous propose de former une société entre nous et d'aller ensemble aux mines. Acceptez-vous cette proposition?

—Oui, oui! s'écrièrent les autres avec joie.

—C'est bien; je m'occuperai de chercher encore un ou deux compagnons solides;—car nous devons être six, pour pouvoir travailler convenablement là-bas: deux pour creuser la terre, deux pour la porter à la rivière et deux pour en laver l'or.

—O Pardoes! cher Pardoes! partons demain! s'écria Donat.

—Non, pas si vite. La saison n'est pas encore favorable et nous ne sommes pas prêts.

—Kwik a raison, dit Victor. Pourquoi perdre ici inutilement tant de temps? Pourquoi reculer pour un peu de misère de plus ou de moins, pourvu que nous atteignions les mines d'or? Nous ne souffrirons certainement pas autant que sur le Jonas.

—Tu crois? dit le Bruxellois d'un air railleur. Je souhaite que tu ne te trompes pas.

—Mais ne le sais-tu donc pas, Pardoes? Près de deux cents des actionnaires dupés par la Californienne partiront demain, tant vers le nord que vers le sud. La plupart ne possèdent pas cinq dollars.

—Laissez-les aller, laissez-les aller, répondit le Bruxellois avec un sourire singulier. Ils ne savent pas ce qu'ils font. Beaucoup d'entre eux ne verront peut-être jamais les placers, et il ne m'étonnerait pas que nous trouvassions çà et là sur notre route des cadavres ou des squelettes pour témoigner de leur étourderie. Ah! vous croyez qu'on va aux mines comme de Bruxelles à Anvers? Vous en ferez l'expérience: Si la saison était favorable et si nous étions prêts, je remettrais encore notre voyage, et voici pourquoi: dans peu de jours, trois ou quatre cents actionnaires de la Californienne partiront pour les placers, sans argent, sans provisions suffisantes et sans les instruments nécessaires. La faim, le besoin, la misère feront, d'une grande partie de ces hommes, des voleurs et des meurtriers, car en Californie on ne connaît d'autres lois que la violence, et le plus fort prend au plus faible ce qu'il désire posséder. Aussi ne me mettrai-je pas en voyage cette fois sans que nous ayons chacun notre fusil: les revolvers sont bons pour les luttes dans les placers; mais en voyage, quand on est attaqué quelquefois de très-loin par des balles, les fusils sont un moyen de défense indispensable contre tout danger. En attendant, je m'occuperai de l'acquisition de tout ce qui est nécessaire. J'achèterai la plupart des objets d'occasion; ainsi ils nous coûteront moins cher de moitié. Nous avons besoin de beaucoup de choses: des haches, des bêches, des pioches, des plats, des tamis, des marmites, des couvertures pour dormir, une toile pour couvrir notre tente, une claie pour laver la terre aurifère et beaucoup d'autres choses encore.

—Mais quand partirons-nous donc alors, pardieu? grommela Kwik mécontent.

—Aussitôt que le temps sera meilleur et que nous aurons assez d'argent pour nous procurer le nécessaire. Vous n'avez pas encore pu épargner grand'chose, je crois.

—J'ai quarante-huit dollars! s'écria Kwik en frappant sur sa poche.

—Oui, mais Creps et Roozeman? demanda le Bruxellois.

—Moi trente.—Moi vingt-quatre, lui répondit-on.

—Vous êtes plus riches que je ne le croyais. Il y a un bon moyen d'augmenter vos dollars. Roozeman a une malle qui est probablement bien fournie de chemises fines et d'autre linge. Donat a également un bon sac de voyage. Vous me donnerez tout cela et je le vendrai au plus haut prix. Dans les placers, on ne porte pas de linge; on n'y a qu'une chemise de flanelle bleue ou rouge et on n'y change jamais de vêtements. Les étoffes de laine seules sont bonnes là-bas, tant contre le froid et l'humidité que contre la chaleur… Il commence à se faire tard et je suis fatigué. Donnez-moi maintenant chacun dix dollars pour que je puisse commencer dès demain nos achats aux frais de tous.

Jean et Victor donnèrent l'argent sans répliquer. Donat chercha dans ses poches avec une mine embarrassée, fouilla même dans ses bottes et dit:

—C'est dommage; j'ai encore laissé mon argent dans mon chenil. Ce n'est rien, je le donnerai demain.

—Ah! ah! dit le Bruxellois en riant, tu exagères mon conseil, Donat. On doit savoir à qui l'on a affaire. Tu crains que je ne parte avec les dollars, n'est-ce pas?

—Tout est possible en Californie, tu le dis toi-même, bégaya Kwik; mais sois sûr que je n'ai pas mon argent sur moi. Ce que je dis est aussi vrai que je suis ici, ajouta-t-il en se levant précipitamment.

Le Bruxellois frappa sur la poche de Donat et les dollars sonnèrent distinctement.

—Tiens! tiens! je les ai tout de même sur moi! Prends, voilà les dix dollars; je dirai une prière pour que tu n'aies pas de mauvaises idées pendant ton sommeil.

—Maintenant, dit le Bruxellois, nous épargnerons autant que possible, pour être bientôt prêts. Ne parlez à personne de nos intentions ni du but de notre voyage, ni de quelque autre chose que vous auriez apprise de moi. Si l'on venait à savoir que nous nous rendons à de riches placers inconnus, on nous devancerait, on nous suivrait, et l'on nous disputerait par la violence la possession du bon endroit. Il y a beaucoup de chances pour que nous revenions des mines avec une bonne charge d'or. Adieu jusqu'à demain; nous causerons chaque jour de notre prochain voyage.

Cette nuit-là, Creps et Roozeman eurent des rêves d'or. Victor retourna en esprit dans sa patrie, rendant sa mère riche et heureuse, et se voyant lui-même l'époux de la douce Lucie Morrelo.

Donat, qui couchait sur quelques sacs de farine, sous le hangar qu'il nommait son chenil, eut un sommeil très-agité. Il rêva qu'il jetait aux pieds du garde champêtre de Natten-Haesdonck tant d'or qu'il en avait presqu'aux genoux; qu'il l'embrassait avec empressement et lui donnait son Anneken pour épouse; puis il se vit entouré de sauvages qui voulaient lui scalper la tête, ou d'ours avec des dents effroyables; puis il vit encore Pardoes s'enfuir avec ses dollars et crier à haute voix: «Arrêtez le voleur! arrêtez le voleur!»

Cependant les trois amis dormirent cette nuit du plus doux sommeil dont ils avaient pu jouir à San-Francisco.

XVI

LES CHERCHEURS D'OR

Par une chaude matinée du mois de juin, six voyageurs harassés marchaient dans une immense et solitaire vallée, à l'est de la rivière le Sacramento. Ils portaient de pesants havre-sacs sur le dos et étaient chargés de provisions, de haches, de bêches, de pioches, de couvertures de laine et d'autres instruments; en outre, l'un d'eux portait la voile destinée à couvrir la tente; un autre portait la grande marmite pour faire bouillir l'eau, et un troisième la claie, de plus de six pieds de long, destinée à laver la terre aurifère.

Ils avaient tous un fusil en bandoulière et un revolver et un couteau passés dans la ceinture. Ils devaient être depuis plusieurs jours en route, car ils étaient sales et crottés des pieds à la tête; et à voir leurs dos courbés, leurs pieds engourdis et leur marche essoufflée, on eût pu deviner qu'ils avaient déjà fait plusieurs lieues de chemin ce jour-là.

L'endroit où ils se trouvaient était l'extrémité orientale de la vallée de Sacramento, entre la vallée de l'Ours et le Yuba. A leur gauche, s'étendait une plaine immense; à leur droite, au contraire, ils voyaient le sol s'élever et surgir des collines et des montagnes, dont les croupes et les sommets étaient couronnés de cèdres, de cyprès et de pins. A plusieurs lieues de distance derrière les montagnes, toujours de plus en plus hautes, leur vue s'arrêtait aux arêtes de la Sierra-Nevada, dont les cimes s'élèvent de tant de mille pieds vers le ciel qu'ils restent couverts d'une neige et d'une glace éternelles.

Les voyageurs étaient parvenus à un endroit où ils allaient quitter la grande vallée pour gravir du côté de l'Est un défilé entre deux collines. Il avait beaucoup plu quelques jours auparavant. Maintenant le soleil brillait et il faisait beau; mais le sol détrempé était encore boueux et glissant, et l'essoufflement des voyageurs épuisés redoublait avec les difficultés de leur marche.

Les hommes dont se composait cette troupe n'étaient autres que le Bruxellois Pardoes, ses amis Creps, Roozeman et Kwik, et deux nouveaux camarades. Le premier, celui qui se tenait le plus souvent à côté de Pardoes, était un Ostendais qui avait fait presque tout le tour du monde sur un vaisseau américain, et qui s'était enfui en dernier lieu de Callao, pour venir chercher de l'or en Californie. C'était un gaillard fort comme un ours, grossier de langage, ayant l'esprit borné et sans aucun sentiment de générosité ni de morale. Il devait être querelleur de sa nature; car il se vantait sans cesse de son adresse dans les combats au couteau. Le petit doigt manquait à sa main gauche; il l'avait perdu dans une de ces luttes. Le Bruxellois l'avait accepté dans l'association, quoiqu'il fût sans ressources, à cause de sa force corporelle, qui devait lui faire supporter facilement la vie fatigante des mines.—Le second était un gentilhomme français d'environ quarante ans, maigre, aux traits réguliers et haut perché sur ses jambes. Cet homme était évidemment d'une grande naissance; il y avait dans sa démarche, dans la finesse de ses extrémités et même dans l'expression de ses lèvres, quelque chose qui accusait une éducation distinguée et qui contrastait singulièrement avec la physionomie grossière et ignoble de l'Ostendais. Le Français n'était cependant pas un compagnon amusant; il ne parlait que quand il ne pouvait sans impolitesse rester muet, et encore ses paroles étaient amères et trahissaient l'indifférence ou l'orgueil. Le plus souvent il paraissait rêveur et se parlait à lui-même, comme quelqu'un qui est poursuivi par des pensées secrètes ou par une conscience bourrelée, ce qui faisait dire à Donat qu'il avait des rats en tête et qu'une des vis de son cerveau était probablement détachée.

La raison pour laquelle Pardoes avait admis cet associé muet dans sa compagnie, c'est que le Français avait offert tout l'argent qu'il possédait pour devenir leur compagnon de voyage; et comme cet argent était suffisant pour acheter les armes qui manquaient encore, les Flamands avaient accepté sa proposition avec joie.

Victor était le seul qui, par sympathie et par certain sentiment de compassion, témoignât quelque amitié au gentilhomme; l'Ostendais était le compagnon habituel de Pardoes; Jean Creps paraissait s'entendre également bien avec tous. C'était aussi le cas de tous; car, quoiqu'il portât sur son dos la grande claie et qu'il fût chargé outre mesure, il faisait souvent éclater les autres de rire, par ses cabrioles comiques et par ses saillies bouffonnes.

Pendant qu'ils gravissaient ainsi la pente d'un vallon, le Bruxellois, qui allait toujours en avant, tournait la tête de tous côtés comme s'il craignait une rencontre; tantôt il examinait le sol et paraissait suivre des traces indistinctes de pieds; mais les autres n'y firent pas attention, car Pardoes avait agi ainsi du premier jour et avait parlé comme si, à chaque pas, un nouveau danger devait s'élever sous leurs pieds.

En ce moment, le Français glissa sur la terre humide et plia profondément sous son fardeau.

Eh! eh! baron! cria Donat, c'être pas bon avec cet havre-sac sur son dos. Plus bon à Paris dans ta voiture, n'est-ce pas?

Mais le baron n'eut pas l'air d'entendre les paroles de Donat.

—Il me semble, pardieu, que mon français est assez compréhensible, murmura celui-ci en lui-même. Ces gentilshommes ne peuvent jamais oublier ce qu'ils ont été. Elle lui fait la jambe belle, sa baronnie, en Californie. Monsieur du Haut-Mont, avec une marmite sur le dos!

Et, ralentissant un peu le pas, il s'approcha de Victor et dit:

—Monsieur Roozeman, pourquoi ne voulez-vous pas me laisser porter votre hache et votre couverture? Ce serait un vrai plaisir pour moi si vous vouliez vous décharger un peu sur mon dos.

—Tais-toi, Donat, répondit Victor avec un sourire, tu es déjà chargé comme un mulet. Ce grand panier te fait ressembler à un navire sans voile. Je te regarde; car demain c'est mon tour de porter les paniers.

—Vous ne les aurez pas.

—Pas de plaisanterie, Donat; je te suis reconnaissant de ta bonne volonté à mon égard; mais je ferai comme les autres. N'en parle donc plus: c'est inutile… Qu'a donc remarqué Pardoes pour regarder si attentivement de tous côtés?

—Qu'aurait-il remarqué? Rien du tout. Le Bruxellois n'est pas mort de son premier mensonge, depuis que nous sommes en route. Avec ses éternelles histoires de voleurs de grand chemin, d'ours et de sauvages, je craignais qu'au bout de trois jours nous n'eussions été tous ensemble dans le royaume des vers; et nous n'avons pas encore vu de créature vivante que çà et là un lièvre, et dans le lointain deux ou trois petits cerfs avec des queues noires. Cela vaut bien la peine d'en être effrayé! Savez-vous quoi, monsieur Roozeman? Le Bruxellois veut se faire valoir; il marche en avant, nous conduit, nous commande comme un général, il fait de l'embarras, il se vante pour paraître nécessaire. Je veux courir pendant dix ans tout à fait seul… Tiens! qu'a donc trouvé Pardoes?

Ils s'approchèrent du Bruxellois, qui s'était arrêté et regardait la terre sans bouger en disant à voix basse:

—Chut! il y a un danger qui nous menace.

—Vois-tu de l'or? demanda Donat. Pour moi, je ne vois que du gazon et des fleurs jaunes.

—Tais-toi, bavard, murmura Pardoes.

—Je me tais, je me tais; mais qu'y a-t-il, pardieu?

Le Bruxellois leur fit signe de s'arrêter, s'avança de quelques pas, toujours courbé vers la terre. Puis, se tournant vers ses compagnons, il dit:

—Prenez vos fusils en main à tout hasard.

—Eh bien! eh bien! que va-t-il se passer ici, pour l'amour de Dieu? Je ne vois âme qui vive. Ce ne sont assurément pas ces sapins qui nous mangeront?

—Pas de bêtises, Kwik; c'est très-sérieux. Ne remarquez-vous pas, messieurs, là devant vous sur le gazon, et ici sur cette place humide, ces traces de pas?

—J'ai beau écarquiller les yeux; je crois que je suis devenu aveugle, murmura Kwik.

—Avec un peu d'expérience et de pénétration, continua le Bruxellois, on peut deviner à ces signes confus, qui a passé ici, combien ils étaient, et même quelle sorte d'hommes c'était. Voyez, l'empreinte n'est pas aussi large que celle de nos pieds et tout à fait sans traces de clous. Des Mexicains ont passé par ici. La partie antérieure du pied est marquée profondément, tandis qu'à la plupart des empreintes on ne voit pas le talon. Ils ont donc couru. Des voyageurs paisibles ne courent pas. Ce sont donc des saltéadores ou voleurs de grand chemin.

—Mais, remarqua Victor, la pointe du pied est tournée vers nous. Les gens qui ont passé ici sont derrière nous et s'éloignent.

—Est-ce pour cela que tu nous mets encore la mort dans l'âme? grommela
Donat. Qui sait si ces sal… sal… ces brigands ne sont pas déjà à
San-Francisco?

—Il ne s'est pas écoulé une heure depuis que les empreintes sont faites, répliqua le Bruxellois très-sérieusement, d'une voix grave. Et comme je ne les ai pas remarquées plus tôt, les saltéadores doivent être grimpés quelque part sur les collines. Quoi qu'il en soit, tenez vos fusils en main, et jetez en marchant les yeux à droite et à gauche, derrière et devant vous. Du silence! surtout du silence!

La solennité de cet ordre fit quelque effet, du moins sur Donat, quoiqu'il tâchât de le dissimuler. Il se tenait maintenant près du Bruxellois et tournait sans cesse la tête, probablement parce qu'on lui avait dit que les brigands étaient derrière eux.

Ils avaient marché pendant près d'une demi-heure sans entendre le moindre bruit. La vallée s'était élargie, mais ils allaient entrer de nouveau dans un défilé assez étroit.

Le Bruxellois s'arrêta et dit:

—Reposons-nous ici pendant quelques minutes. Je vous conjure, camarades, d'être toujours sur vos gardes, de bien regarder tout ce que vos yeux peuvent atteindre et de faire bien attention au moindre bruit qui frappe vos oreilles. Jusqu'ici nous n'avons pas rencontré de dangers, parce que j'ai eu soin d'éviter la route ordinaire des chercheurs d'or. A présent, cela devient impossible. Dans cette vallée, entre la rivière de l'Ours et le Yuba, les directions se croisent. S'il y a des saltéadores ou brigands, nous pouvons les rencontrer dès à présent à chaque instant. Donc, soyez toujours prêts à la défense, surtout quand notre route est dominée par des collines ou par des bois, comme en ce moment et comme cela durera pendant quelque temps encore.

Ils continuèrent à avancer et ne rencontrèrent rien jusqu'au moment où ils atteignirent la fin du défilé. Là, Kwik sauta tout à coup en arrière avec un cri d'angoisse.

—Qu'y a-t-il? que vois-tu? s'écrièrent les autres.

—Là! là! répondit Kwik, toute une bande de brigands!

Tous s'arrêtèrent et tinrent leurs armes prêtes; car ils voyaient devant eux, au pied d'une colline et à moitié cachés, quatre hommes acculés contre les arbres et dont les deux premiers étaient appuyés sur de longs fusils.

—Eh bien! que ferons-nous? murmura Creps. Nous ne pouvons pas rester ici irrésolus. Ils ne sont que quatre. Pourquoi craindre.

—Oui, mais la prudence est aussi du courage. Ils sont peut-être plus que nous ne croyons. Observons un instant quelle peut être leur intention. C'est étonnant, ils nous remarquent; et, si je ne me trompe, ils rient.

—Venez, avançons, dit Roozeman; reculer est impossible. Si ces hommes veulent nous attaquer, ils peuvent nous atteindre dans tous les cas.

—As-tu peur, Pardoes? demanda Jean Creps.

—Peur? Je suis prudent. Vous ne connaissez pas le pays. Mais il n'y a pas d'autre moyen. En avant donc … et au moindre mouvement hostile, faisons feu!

Ils poursuivirent leur chemin. Lorsqu'ils passèrent devant les brigands supposés, à une quarantaine de pas, ceux-ci ne bougèrent point et restèrent appuyés sur leurs fusils, sans dire un mot, et même sans répondre autrement que par un grognement bref et un léger signe de tête au salut qui leur fut adressé.

A peine les Flamands se furent-ils éloignés d'une demi-portée de fusil, que Donat s'écria avec étonnement.

—Bonté du ciel! en croirai-je mes yeux? C'est, pardieu, la moustache rousse du Jonas.

—Tu t'es trompé, dit Roozeman. Il n'est pas parmi eux.

—Si, il y est, en chair et en os… mais sans son épaisse barbe, qu'il a probablement fait couper à San-Francisco. C'est un des deux sans fusil. Ce roux coquin serait-il devenu voleur de grand chemin? Sur ma parole, je me suis toujours dit qu'il sentait la corde.

—Bah! ce ne sont pas des voleurs, dit Victor en riant; vous le voyez bien, ce sont des gens qui se reposent.

—Pas des voleurs? répéta le Bruxellois, regardant toujours derrière lui. On voit bien que c'est la première fois que vous venez en Californie. Si ces hommes allaient aux placers, ils seraient, comme nous, chargés d'instruments; s'ils revenaient des placers, ils porteraient également des provisions, et, d'ailleurs, je le verrais à leur costume.

—En effet, interrompit Donat, ils ne vont pas aux mines, ils n'en reviennent pas, donc ergo, comme dit le clerc de Natten-Haesdonck, ce sont des voleurs.

—Va-t'en au diable avec tes sottises! Grommela le Bruxellois en le poussant en arrière.

—Vous pouvez en croire ce que vous voudrez, camarades, continua-t-il en se tournant vers les autres. Ce sont des voleurs; et les singuliers personnages que nous avons vus ne forment probablement qu'une partie de la bande. Vous saurez que les véritables gens du métier attaquent très rarement les voyageurs qui se rendent aux placers, parce qu'ils ne possèdent pas d'or. Je crois donc pouvoir en conclure que les brigands se tenaient là en faction pour attendre les chercheurs d'or qui reviennent des mines. Dans tous les cas, croyez-moi, la présence de ces hommes est un mauvais signe. Avançons un peu plus vite, et tenez constamment l'oeil au guet, car chaque arbre, chaque pli de colline, chaque fente de rocher peut cacher des ennemis qui fondraient sur nous au moment où nous nous y attendrions le moins. Mais surtout du silence. Et toi, Donat, fais bien attention. J'agirai comme un chef en temps de guerre, et si tu ne tiens pas le bec clos, je te punirai par une faction de nuit extraordinaire. En avant, maintenant, et prenez garde, messieurs!

Les voyageurs suivirent leur guide, silencieux et d'un pas pressé.

XVII

LES BANDITS

Une heure avant la tombée de la nuit, les chercheurs d'or flamands s'avançaient toujours; mais leur dos se courbait de plus en plus et ils paraissaient à bout de forces. Ils avaient fait une pénible journée de marche et exprimé plus d'une fois le désir de planter leur tente et de se reposer jusqu'au lendemain. Mais le Bruxellois avait refusé jusqu'alors de satisfaire le désir général de ses compagnons, parce que leur route était trop dominée par des collines et des rochers d'où l'on pouvait tomber sur eux facilement et à l'improviste.

Ils venaient d'atteindre une vaste plaine. Le sol, comme en la plupart des lieux qu'ils avaient déjà traversés, était couvert de sénevés sauvages et de folle avoine; mais néanmoins, la vue s'étendait très-loin de toutes parts, excepté du côté gauche, qui était garni en partie de broussailles et de sapins. Au milieu de la vallée, murmurait un clair ruisseau. L'endroit était donc propice pour y camper pendant la nuit et pour y faire cuire le souper, leur principal repas. D'ailleurs, comme ils n'avaient rien rencontré en route, leur inquiétude s'était dissipée insensiblement, et, à l'exception du Bruxellois, personne ne pensait plus au danger.

Les havre-sacs furent ôtés, et, pendant que Jean Creps et le baron restaient pour veiller sur les provisions et les instruments, les autres allèrent dans le fourré pour chercher le bois nécessaire.

Quelques minutes après, ces derniers étaient de retour. On planta en terre deux grosses branches fourchues; une branche droite fut placée horizontalement entre les dents de ces fourches et la voile fut jetée par-dessus. La tente sous laquelle ils allaient passer la nuit sur la terre humide était dressée.

En même temps, Donat, dont c'était le tour de faire la cuisine, avait allumé un grand feu et suspendu au-dessus une marmite pleine d'eau Attachée à une branche de bois, soutenue de la même manière que la toiture rudimentaire de la tente.

Les apprêts de ce souper n'étaient pas chose difficile. Ce que les voyageurs allaient prendre pour renouveler leurs forces était la même nourriture qu'ils mangeaient depuis leur départ de San-Francisco et qu'ils devaient manger désormais pendant leur trajet et dans les mines. Le Bruxellois leur avait appris, à cet effet, la manière de vivre des chercheurs d'or, et tenait à ce qu'on ne déviât pas de cette règle établie par l'expérience. Premièrement, on fait du café: cette boisson ne manque jamais au repas d'un chercheur d'or. On écrase grossièrement les grains de café entre deux pierres ou d'une autre manière, puis on les fait bouillir. Enfin, on jette dans la marmite bouillante un peu d'eau froide, avec laquelle le marc va au fond. Secondement, on coupe quelques morceaux de lard salé et on les frit dans la poêle. Troisièmement, on mélange un peu de farine de froment avec de l'eau, et avec la graisse du lard on en fait quelques gâteaux. Hors les cas extraordinaires, la cuisine des chercheurs d'or n'offre pas d'autres plats.

Pendant que Donat s'occupait près du feu avec activité, les autres s'étaient étendus par terre sous la voile, isolés chacun dans sa couverture de laine et avec la tête appuyée sur son havre-sac. Le Bruxellois et le matelot fumaient une pipe; le Français semblait déjà endormi; Jean et Victor suivaient des yeux Donat et riaient de ses gestes bouffons et de ses facéties.

La nuit était venue et l'horizon du vallon avait disparu dans la clarté douteuse du crépuscule. Lorsque l'odeur du premier gâteau monta aux narines de Donat, l'eau lui en vint à la bouche, et il se mit à chanter joyeusement.

Puis il éleva en l'air un plat en fer-blanc; et, montrant le gâteau à ceux qui étaient couchés sous la tente, il s'écria:

—Messieurs, je suis du pays des crêpes. Regardez donc! Qui en fera une si brune, si grasse et si…?

Mais un coup de pistolet se fit entendre à quelques pas de la tente; une balle perça le plat de fer-blanc dans la main de Donat, et celui-ci laissa tomber le gâteau dans le feu, en jetant de grands cris.

Les autres sautèrent debout, le fusil à la main, et sortirent de la tente pour se défendre contre l'attaque que le coup de pistolet leur annonçait. Ils n'aperçurent rien cependant, quoique le crépuscule leur permit de voir très-loin encore au delà du cercle de lumière tracé par les flammes du feu.

—Là-bas, là-bas! s'écria le matelot, entre les arbres, un homme qui fuit!

—Reste ici, toi, Donat, l'arme en arrêt, ordonna le Bruxellois, pendant que, suivi par les autres, il courait vers le bois pour tenir les fuyards à la portée de son fusil.

Kwik, encore tout étourdi, était debout devant le feu, le fusil à la main, sans avoir conscience de lui-même. La tête lui tournait et il murmurait entre les dents avec dépit:

—Jolie fête des patates! drôles de crêpes! Ah! si j'étais à
Natten-Haesdonck!

Tout à coup il se mit à trembler de tous ses membres: il lui semblait voir, droit devant lui, dans la demi-obscurité, quelques hommes courbés s'approcher à travers les sénevés touffus. Il ne lui fut bientôt plus permis d'en douter: un de ces ennemis qui marchaient en rampant s'était redressé tout à coup. Donat arma son fusil, épaula, et dit en levant les yeux au ciel:

—O mon Dieu! pardonnez-moi, ce n'est pas ma faute!

Après cette courte oraison, il lâcha la détente. Un cri perçant retentit, et l'homme tomba en arrière.

Les autres voleurs s'élancèrent pour tomber sur Donat; mais il tira si résolument sur eux avec son pistolet, qu'ils parurent hésiter.

En ce moment, deux ou trois coups de fusil retentirent du côté des arbres, et plusieurs balles traversèrent l'air en sifflant au-dessus de la tête des brigands surpris. Ceux-ci, voyant que leur coup était manqué et qu'ils avaient affaire à des forces supérieures, s'enfuirent en toute hâte à travers les hautes herbes et disparurent dans les broussailles.

C'étaient les camarades de Donat qui étaient accourus à son coup de feu et avaient chassé les voleurs par leur apparition.

—Mon pauvre Kwik, n'es-tu pas blessé? Demanda Victor d'un ton de sollicitude en voyant le jeune paysan la tête penchée sur sa poitrine et tout abattu.

—Non, monsieur Roozeman, soupira Donat, mais cela ne vaut guère mieux: j'ai tué un homme, hélas! une créature de Dieu, comme moi! Cela restera sur ma conscience comme un bloc de plomb.

—Que dis-tu? tué un homme! où? Demanda Pardoes. Tu ne plaisantes pas dans un pareil instant, n'est-ce pas?

—Il est tombé là-bas, à une cinquantaine de pas d'ici, au milieu de ces hautes herbes.

—Eh bien, conduis-nous; nous irons voir si tu n'as pas rêvé.

Arrivés à l'endroit désigné, ils remarquèrent qu'en effet quelqu'un devait être tombé là; car une humidité qui était sans doute du sang brillait sur le sol.

Le Bruxellois courut à la tente, revint avec une branche de pin qui flambait et éclaira le terrain.

—C'est du sang, en effet, dit-il. Tenez, suivez la trace avec moi; mais dirigez vos yeux de tous côtés et tenez vos fusils prêts…. Voyez, ils étaient trois, et deux ont soutenu le blessé. Le sang est répandu à côté des traces de pas; la balle a donc porté dans le bras; car si Donat eût touché le bandit au corps ou aux jambes, le sang coulerait dans l'empreinte des pieds ou immédiatement derrière.

—Il n'est pas mort, le pauvre homme? Demanda Kwik avec une grande joie.

—Non, puisqu'il a encore su courir.

—Dieu soit loué! Si j'avais assassiné un homme, je n'aurais plus un instant de repos.

—Tu crains que le fantôme du mort ne vienne te tirer la nuit par les pieds, n'est-ce pas? dit le matelot en ricanant.

—Oui, je le sais bien, tu ne crois à rien, vilain hérétique que tu es, répliqua Donat. Ce serait peut-être la première fois que des esprits reviennent? Le grand-père de ma tante a vu l'esprit du fossoyeur dans le cimetière de Natten-Haesdonck.

—Il est inutile que nous allions plus loin, interrompit le Bruxellois en se retournant. Les scélérats se sont enfuis dans le bois avec leur compagnon blessé, et ils sont probablement déjà très-loin. Retournons à notre tente; je vous expliquerai en route mes soupçons concernant la ruse qu'ils avaient employée pour nous surprendre.—Dis-moi, Kwik, ces voleurs avaient-ils des fusils?

—Il y en avait deux qui avaient des fusils, et ils ont tiré chacun une fois sur moi, si bien qu'une balle a même traversé mon toupet.

—Voyez-vous bien! murmura Pardoes. Ils étaient quatre avec celui qui a lâché le premier coup de pistolet; deux seulement avaient des fusils. Ce sont les mêmes hommes que nous avons vus cette après-midi appuyés contre les arbres. Ils ont suivi de loin nos traces pour nous surprendre dans notre tente.

—Ces hommes doivent être bien téméraires remarqua Creps. Ils savent que nous leur sommes supérieurs en nombre, que nous avons des armes, et cependant ils ne craignent pas de nous attaquer.

—Oui, mais vous ne connaissez pas la ruse, répondit le Bruxellois, et, moi-même, j'ai été assez stupide pour m'y laisser prendre, quoique j'en eusse souvent entendu parler. Celui qui a tiré le premier coup de pistolet tout près de la tente ne voulait que nous donner le change et nous attirer derrière lui, loin de notre campement. Heureusement, j'ai laissé Donat en faction; autrement les camarades du premier auraient, pendant notre absence, pillé notre tente. C'est un tour des chercheurs d'or pauvres et affamés, qui tâchent de se procurer ainsi des provisions, des instruments et des couvertures. Messieurs, je félicite notre ami Kwik au nom de nous tous. Il s'est comporté comme une bonne et courageuse sentinelle.

—Cela prouve qu'il ne faut pas beaucoup d'esprit pour faire un coup heureux, grommela le matelot, qui semblait jaloux de cette louange.

—Cela pourrait bien prouver aussi qu'il n'est pas nécessaire de tuer un tas de gens en paroles, pour défendre courageusement sa vie au moment du danger, bégaya Kwik.

—Tu es un poltron; ose dire que ce n'est pas vrai?

—Oui, oui, c'est vrai; j'aimerais mieux vivre en paix avec les hommes et les bêtes; mais de moi, toi et lui, je sais, pardieu bien, quel est mon meilleur ami. Dans tous les cas, à l'oeuvre on connaît l'artisan, dit le proverbe.

Ils étaient revenus à la tente. Donat prit la poêle et continua à faire des crêpes, pendant que les autres buvaient le café dans des écuelles de fer-blanc et y trempaient un peu de biscuit qui leur restait.

Kwik grommelait à part lui d'un air mécontent, tout en faisant sa cuisine. Il réfléchissait qu'un double danger l'avait menacé: tuer un chrétien comme un chien, ou bien recevoir une balle dans la tête. Le premier lui faisait horreur, et le second lui plaisait encore moins. Les crêpes, quoique leur parfum fût toujours aussi bon, ne le tentaient plus; il devint mélancolique et murmura, sans quitter de l'oeil la pâte rissolante:

—Infernale friture! Venir de plusieurs milliers de lieues pour manger des gâteaux poivrés avec des balles et beurrés avec du sang humain! Donat! Donat! mon garçon, tu es un vilain âne! Que viens-tu faire ici? Natten-Haesdonck est un paradis terrestre en comparaison de ce repaire de bandits.

Enfin le souper fut prêt: chacun en prit sa part. Le baron, qui était en faction, fut relevé pendant quelques minutes par Jean Creps. Quand on alla le coucher sous la voile, le Bruxellois dit:

—Tâchez de bien vous reposer, mes amis, car demain, à la pointe du jour, nous devons être sur pied. Les scélérats qui nous ont attaqués ne sont plus à craindre, ils ne reviendront pas. S'il ne survient pas d'autres dangers, nous ne serons pas inquiétés de toute la nuit. Vous connaissez vos tours de faction. Après le baron, c'est Roozeman; après Roozeman, l'Ostendais, et ainsi d'heure en heure. Le baron donnera sa montre à son successeur. Faites bien attention de ne pas faire de bruit, et n'éveillez que le camarade qui doit monter la garde. Regardez sans cesse de tous côtés et ouvrez les oreilles autant que possible. Si vous remarquez quelque chose, tirez un coup de fusil, et chacun de nous sautera sur ses pieds, prêt à se défendre. Qu'on se taise maintenant! Bonne nuit, dormez bien.

Malgré les émotions de cette journée, les chercheurs d'or cédèrent bientôt à la fatigue et s'endormirent si bien, que leurs ronflements faisaient ressembler la tente à une tanière pleine de grognements d'ours.

Donat seul se tournait et se retournait dans ses couvertures, étendait les jambes, les retirait et se couchait sur le côté ou sur le dos; mais il ne put s'endormir. Après une heure et demie de pénible insomnie, il entendit éternuer deux fois Jean Creps qui était couché tout près de lui.

—Ah! monsieur Jean, êtes-vous éveillé? Murmura Kwik d'un ton plaintif.

—Qu'as-tu Donat? es-tu malade? Demanda Creps à moitié endormi.

—Je ne puis fermer l'oeil.

—Bah! il faut dormir.

—Je ne puis, Jean.

—Cela ne fait rien.

—Mais je ne puis pas, vous dis-je.

—Il faut essayer, cela ira bien.

—Toutes mes côtes sont brisées; je frétille ici comme une anguille sur le gril.

—C'est une idée, Donat.

—Oui, monsieur Jean, c'est une idée, une vilaine idée.

—Allons, abrège. A quoi penses-tu?

—Je pense et je repense ainsi en moi-même: Dormir n'est rien, si je savais que je m'éveillerai encore vivant….

—Laisse-moi tranquille, tu m'ennuies, Donat.

—Eh bien, dit Kwik en soupirant, si cela ne se peut pas autrement, encore un Pater ou deux pour ma pauvre petite âme…. Et puis ronflons à la grâce de Dieu!

XVIII

LA PÉPITE

Le lendemain, au lever du soleil, après avoir pris du café et mangé des galettes avec du lard, les chercheurs d'or s'étaient remis en route. La plus grande partie du jour s'était écoulée sans qu'ils eussent rencontré quelque chose de particulier. Leur route les conduisait à travers une suite de vallons et de montagnes, tantôt s'écartant pour faire place à une vaste plaine, tantôt se rapprochant pour former un défilé dont les parois rocheuses semblaient près de s'écrouler sur les voyageurs.

Dans l'après-midi, pendant que ses compagnons, après avoir déposé leurs havre-sacs, s'étaient couchés sur le sol pour prendre du repos, Donat était allé à une petite chute d'eau qui tombait en murmurant sur des blocs de rocher, à une centaine de pas de distance. Il avait soif et voulait boire. En se penchant au-dessus du ruisseau, clair comme le cristal, il vit briller quelque chose dans l'eau. C'était un caillou gros comme le poing et qui paraissait fendu au milieu. Le coeur du jeune paysan se mit à battre violemment; il était pâle et resta dans une immobilité complète à contempler l'objet étincelant, comme si un spectacle merveilleux l'avait frappé de stupeur. Toutefois, il saisit le caillou, l'examina de tous ses yeux, le baisa avec transport, puis courut à travers les sénevés vers ses compagnons, en poussant des cris de joie et faisant toute sorte de gestes et de cabrioles.

—Messieurs, leur cria-t-il de loin, remerciez Dieu, j'ai trouvé le trésor! De l'or! de l'or! Un bloc de dix livres au moins! assez pour acheter un châ…!

Il trébucha, et tomba la face contre terre.

—De l'or! dix livres! Est-ce bien possible? demanda Victor.

—Certes, c'est possible, répondit le Bruxellois; c'est ainsi qu'on trouve parfois les plus grosses pépites. Si Kwik avait découvert un riche placer!

—Aux innocents les mains pleines, dit en riant le matelot.

—Dépêche-toi, dépêche-toi, petit Kwik chéri, s'écria Jean Creps avec une joyeuse impatience.

Tous les autres étendirent, en signe d'intérêt, les mains vers lui.

Donat accourut tout hors d'haleine et bégaya:

—Voyez, voyez quel gros bloc! Et lourd, lourd! plus lourd que du plomb!

A ces mots, il donna le caillou d'or au Bruxellois, qui, après l'avoir examiné, le lança de toute sa force dans la plaine en poussant un cri de désappointement.

—Puisses-tu avoir la crampe, triple imbécile! dit-il à Kwik, qui le regarda d'un air stupéfait et déconcerté, et murmura presque en pleurant:

—N'était-ce pas de l'or?

—De l'or? C'était une pierre de soufre, de l'espèce qu'on appelle pyrite, et elle ne contient que du fer et du soufre.

—Tu ne dois pas être si fâché contre moi pour cela, dit Donat pendant qu'ils reprenaient leurs havre-sacs pour continuer leur voyage. J'y perds autant que toi. Il y en a certainement plus d'un qui s'y est trompé. Pourquoi aurait-on inventé le proverbe: Tout ce qui brille n'est pas or? Allons, allons, nous ne sommes pas plus pauvres qu'auparavant. S'il n'y a pas ici de morceaux d'or, nous en chercherons plus loin. Pardieu! monsieur Victor, c'est bien dommage: tout en courant, je voyais le garde champêtre de Natten-Hæsdonck, avec son Anneken, me tendre les bras en riant, précisément au moment où je tombai là-bas le nez dans le sable. Enfin! la scélérate de pierre est perdue, mais nous emportons au moins l'espoir sur notre dos, je veux dire dans notre coeur.

Bientôt, l'amère déception se changea en gaieté, et maintes saillies grossières ou spirituelles sur la naïveté de Donat prêtèrent à rire aux amis.

Ils étaient déjà à plus de quatre milles de la chute d'eau où ils s'étaient reposés et longeaient une forêt de broussailles épineuses qui ne paraissaient pas assez hautes pour cacher un homme debout.

Tout à coup, le matelot s'arrêta et braqua son fusil comme quelqu'un qui veut tirer.

—Que vois-tu? demandèrent les autres surpris.

—Là, une tête humaine; quelqu'un qui nous épie et se cache dans les broussailles!

—Où? Nous ne voyons rien.

Pour toute réponse, le matelot ajusta et envoya une balle dans les arbrisseaux.

Un cri de douleur retentit, et immédiatement après, du sein du fourré, s'éleva une voix plaintive, faible et douce comme si l'on eût touché une femme ou un enfant.

—Ciel! tu as fait un malheur! s'écria Victor ému jusqu'au fond du coeur par le son de cette voix.—Allons, allons, mes amis, courons au secours de la pauvre victime.

Comme Victor, Creps et Donat entraient dans les broussailles malgré les observations du Bruxellois, ce dernier et le baron suivirent leur exemple.

Le matelot, probablement effrayé par l'idée qu'il pouvait avoir assassiné un innocent, jura qu'ils commettaient une imprudence et resta Dans la vallée.

Les autres trouvèrent, dans une petite clairière, entre les broussailles, le corps d'un homme dont la balle avait percé la tête. Sur ce corps était penché un jeune homme, un enfant de treize à quatorze ans. Il embrassait le mort, versait des larmes sur son visage défiguré, et il était tellement égaré par le désespoir et la douleur, qu'il ne remarqua pas d'abord la présence des étrangers.

On pouvait voir à leurs costumes que ces gens étaient des Mexicains, et, comme le jeune homme répétait toujours d'un ton déchirant: Pobre padre! on sut qu'il pleurait sur le cadavre de son père.

Le baron, qui connaissait un peu l'espagnol, lui demanda comment il se faisait qu'ils voyageassent seuls ainsi et sans armes dans cette contrée dangereuse.

Le baron ne saisit pas très-bien les paroles brèves et entrecoupées que le jeune Mexicain lui répondit; cependant, il crut comprendre que ces malheureux avaient été attaqués et pillés et qu'ils avaient perdu leurs compagnons dans leur fuite. L'enfant était presque fou de douleur et de rage contre les assassins de son père, qu'il regardait comme de vrais détrousseurs de grands chemins; car il parlait avec une grande volubilité et des gestes violents, en montrant du doigt le ciel, et son oeil flamboyant et plein de menaces s'arrêtait alternativement sur le corps inanimé et sur les assistants qu'il chargeait de malédictions.

—Que dit-il? demanda le Bruxellois.

—Il appelle sur nous la vengeance du ciel et nous assure que l'esprit de son père nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur notre lit de mort.

—Que Dieu nous protège! soupira Donat en faisant un signe de croix.
Ceci nous manquait encore. Nous avons déjà à craindre les hommes et les
bêtes féroces, voilà que les esprits se mettent aussi de la partie.
Dormez donc tranquille avec une aussi terrible malédiction sur la tête!

Pendant que Kwik se livrait à ces réflexions, les autres avaient pris une décision sur ce qu'il y avait à faire. Ils ôtèrent leurs havre-sacs et prirent leurs pioches.

—Ne reste pas là si consterné, Kwik, dit le bruxellois. Prends ta bêche, nous enterrerons le malheureux Mexicain.

Le jeune Mexicain était accroupi et suivait d'un oeil vitreux et immobile le travail de ceux qu'il considérait comme des bandits. Les larmes coulaient à flots sur ses joues, et sa soif de la vengeance semblait un peu calmée. Peut-être le soin des étrangers de ne pas laisser son père sans sépulture le faisait-il douter que ce fussent bien des ennemis qui l'entouraient et qui s'efforçaient de le consoler d'un ton compatissant.

Donat détournait les yeux avec horreur du visage contracté du mort; mais, malgré tous ses efforts, il se sentait attiré comme par un aimant, et, chaque fois, il y jetait les yeux avec un nouvel effroi. Lorsqu'il lui fallut aider à déposer le cadavre dans la fosse, il frémit de la tête aux pieds, ses cheveux se dressèrent sur sa tête et il frissonna jusqu'à la moelle des os. Vaincu par son émotion, il se laissa tomber à genoux près de la tombe et se mit à prier, pendant que les autres couvraient le corps de terre et de pierre.

Lorsque la fosse fut tout à fait comblée, le Bruxellois demanda:

—Ah çà! camarades, qu'allons-nous faire de cet enfant!

—Ce que nous allons en faire? répondit Victor. Nous l'emmènerons aux placers, nous en aurons bien soin et nous lui procurerons, à notre arrivée dans un endroit habité, les moyens de regagner sa demeure.

—Ce sera une grande charge, messieurs.

—Qu'est-ce que cela fait? Après avoir tué le père, nous ne serons pas assez cruels pour laisser ce pauvre enfant dans le désert en pâture aux bêtes féroces. Dussé-je, avec l'aide de mes amis, le porter sur les épaules; il viendra avec nous jusqu'à ce que nous l'ayons mis en sûreté.

—C'est fâcheux, mais tu as raison. Baron, fais-lui comprendre qu'il doit nous suivre.

Le jeune Mexicain se leva et obéit passivement. Il marchait la tête baissée et semblait devenu indifférent à son sort. Cependant, lorsqu'il atteignit la plaine, il releva le front, montra du doit le matelot et cria en espagnol quelques mots qui firent supposer qu'il reconnaissait le meurtrier de son père. Mais, comme s'il se fût calmé tout à coup, il baissa vers la terre son regard flamboyant et suivit ses guides en apparence avec la même soumission.

—Venez, venez, messieurs, dit le Bruxellois, ne vous embarrassez pas plus longtemps de ce garçon. Nous avons perdu beaucoup de temps et il faut le rattraper!

Ils allaient continuer leur route et avaient déjà fait une centaine de pas, lorsque le jeune Mexicain sauta dans les broussailles en poussant un cri de triomphe et, sans que personne eût rien remarqué, disparut avec un navaja ou poignard de poche à la main. En outre, l'attention fut détournée du fuyard par un cri de douleur qui échappa au même instant au matelot.

L'Ostendais tenait la main à son côté et disait qu'il avait reçu un coup de poignard. On l'aida à ôter ses habits et chacun tremblait de crainte qu'il n'eût été frappé mortellement par le fils de sa victime.

Lorsqu'on eût mis son flanc à découvert, on constata avec joie que le poignard avait porté sur l'unique dollar que le matelot portait encore dans sa ceinture de cuir, et n'avait fait que l'égratigner un peu en glissant. Il reconnut lui-même que cela ne valait pas la peine d'y songer et n'était pas assez grave pour arrêter sa marche une seule minute.

On reprit les sacs. On parla encore quelques instants de l'événement; mais les esprits s'assombrirent peu à peu sous l'obsession de tristes pensées, et la petite troupe continua silencieusement sa route par monts et par vaux.

Donat Kwik hochait constamment la tête en marchant:

—L'esprit nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur notre lit de mort. On devrait mettre aux petites-maisons le premier qui voudra venir encore dans ce maudit pays. Les hommes sont des hommes; mais les esprits, que peut-on faire contre eux? Bien, bien, ça va de mieux en mieux; je ne m'étonnerais pas si aujourd'hui ou demain nous rencontrions Lucifer en personne. En effet, il nous manque encore le diable pour que la collection soit complète. Si réellement je trouve un boisseau ou seulement un petit muids d'or, je ne l'aurai pas volé, pardieu! Ce vilain matelot avec son coup de feu… Nous voilà en guerre avec l'autre monde. Il y a de quoi ne plus fermer l'oeil de toute sa vie!

XIX

LE FANTÔME

Une heure ou deux plus tard, pendant qu'ils passaient en silence non loin d'une forêt de broussailles, le Bruxellois s'arrêta tout à coup et regarda à terre avec surprise. Il semblait en effet que les plantes autour d'eux avaient été piétinées d'une manière particulière, et la terre portait les traces profondes de pieds de chevaux.

Il est arrivé quelque chose ici, murmura Pardoes en faisant quelques pas de côté. Tenez… voici la place. Une bourre de fusil! On a tiré. Tous ces pas de chevaux entremêlés… On aura peut-être joué du lasso.

—Pouah! s'écria Donat Kwik, voilà une mare de sang comme si l'on avait abattu un boeuf.

—Diantre! nous sommes dans un mauvais chemin, messieurs, dit le Bruxellois. Il me semble que nous ferions mieux de nous éloigner de quelques milles vers le nord. Peut-être atteindrons-nous ainsi une contrée moins dangereuse. Venez, nous passerons au pied de cette colline, à côté des arbustes, jusqu'à ce que nous puissions reprendre notre première direction vers l'est.

Ils quittèrent la plaine par le côté gauche. Kwik les suivit en murmurant et en maudissant entre ses dents ce pays où l'on rencontrait presque à chaque pas une horreur.

A peine eurent-ils marché une demi-heure que Donat, effrayé, s'écria:

—Au secours! au secours! une bête féroce, un lion, un ours:

—Où? où? s'écrièrent les autres en levant leurs fusils.

—Là-bas entre les branches. Un four, messieurs, une gueule et des yeux, des yeux!…

—Nous ne voyons rien.

—Êtes-vous donc aveugles? Ne remarquez-vous pas là, au-dessus de ces broussailles, ces deux cornes qui montent et qui descendent? A moi! il vient! il vient!

—Ah! ah! tête sans cervelle! dit le Bruxellois en riant, c'est une couple d'oreilles d'âne que tu vois. Tenez-vous tranquilles, mes amis; c'est peut-être le ciel qui nous envoie un secours précieux. Ce mulet appartient probablement aux gens qui ont été attaqués à l'endroit où nous avons trouvé du sang. Le pauvre animal a fui le combat et erre sans maître dans le bois. Restez tranquilles pendant quelques minutes; l'apparition de l'animal pourrait bien cacher quelque ruse.

—Un bon camarade pour toi, Donat, grommela le matelot; vous serez deux désormais.

Il semblait que Donat le comprit également ainsi; car il courut tout joyeux vers les broussailles, pendant que les autres le suivaient du regard. Une ou deux minutes après, il reparut dans la plaine tenant sous son bras le licou d'un mulet qui se laissait conduire très-docilement. Kwik était ravi de joie et embrassait le mulet en lui adressant toutes sortes de douces paroles. Pendant que les autres venaient à sa rencontre, ils virent qu'il baisait l'animal sur le nez.

C'était un mulet vieux et énervé, qui semblait avoir à peine la force de se tenir sur ses jambes; mais le Bruxellois fit comprendre à ses camarades que ces animaux sont très-robustes et très-solides, et que celui-ci, malgré son âge, leur rendrait encore bien des services et les allégerait probablement d'une partie de leurs lourds bagages jusqu'aux placers. L'animal portait une marque brûlée sur la cuisse, et n'avait d'autre harnais qu'une corde au cou et deux paniers liés ensemble sur le dos; à la corde pendait une petite clochette dont le battant était attaché par une petite courroie pour l'empêcher de sonner.

Les haches, pioches, marmites et couvertures furent tirées sur-le-champ des havre-sacs et chargées sur le mulet, on lui lia également la grande manne sur le dos et chacun se déchargea de son bagage autant qu'il lui plut.

—Donat, je te fais muletier! dit le Bruxellois avec un sérieux comique.

—Je le suis de naissance, répondit Kwik. Ayez confiance en moi; j'aurai soin du mulet comme de mon propre frère.

—En avant, messieurs, en avant maintenant, légers de coeur et légers de corps.

Tous marchèrent gaiement en avant. En effet, ce n'était pas un mince soulagement de se sentir délivrés des lourds fardeaux sous lesquels ils ployaient si longtemps. Donat, en muletier fidèle, marchait à côté du mulet, la main sur le cou de la bête en signe d'amitié.

Déjà l'événement avait perdu de sa nouveauté et les autres continuaient silencieusement leur route, lorsque Donat n'avait pas encore fini de parler au mulet. Bien que le matelot se moquât de temps en temps de l'affection des deux amis intimes qui s'étaient retrouvés si inopinément, Donat ne lui répondait pas et continuait sa conversation avec le mulet:

—Courage, camarade! disait-il. Ne crois pas que tu sois tombé dans des mains étrangères. Feu mon père, que Dieu ait pitié de son âme! avait aussi un mulet, et c'était moi qui devais le soigner, lui donner l'avoine, le mener à la prairie et préparer sa litière. Nous étions si bons amis, que je partageais quelquefois ma tartine de pain de seigle avec Jean Mul, car il se nommait ainsi. Tu dois aussi m'aimer, ne fût-ce que parce que j'ai si bien soigné Jean Mul de Natten-Hæsdonck. Tous les hommes sont frères et tous les mulets aussi. Tu me regardes? Je crois, pardieu, que tu me comprends! Cela t'étonne, n'est-ce pas? Qu'une personne que tu ne connais pas encore te témoigne tant d'affection; mais elle a ses raisons. Tu sauras, mon ami, que j'aime quelqu'un. C'est la fille d'un garde-champêtre. J'ai été assez puni d'avoir osé lever les yeux aussi haut; car le garde-champêtre, lorsque j'allai lui demander de pouvoir me marier avec Anneken, m'a jeté si violemment à la porte que je suis tombé la face dans la boue. Anneken ne me hait pourtant pas; et moi, de mon côté, je la vois toujours devant mes yeux aussi bien que je vois en ce moment tes deux longues oreilles. Vois-tu, j'étais allé un jour avec ton frère Jean Mul à Malines. En retournant, je trouve, entre Villebrock et Natten-Haesdonck, Anneken, la fille du garde champêtre, en train de pleurer sur le bord du chemin. La pauvre enfant s'était foulé le pied et ne pouvait plus marcher. Je l'aidai à monter sur le dos de Jean Mul. Elle était si contente! Nous causâmes ensemble pendant tout le long du chemin. Quand elle me regardait de dessus le mulet avec ses petits yeux noirs pleins d'amitié, c'était comme si mon coeur se gonflait et devenait gros comme une tête d'enfant. J'étais heureux, heureux! Pourquoi? je ne le sais pas au juste, mais j'étais extrêmement heureux. Tiens, je ne puis pas t'expliquer cela ainsi, tu devrais être un homme pour le comprendre. Il n'est donc pas étonnant que je t'aime parce que tu es un mulet, car, s'il n'y avait pas eu de mulets, je n'aurais pas fait connaissance avec Anneken… Il est vrai aussi que je ne serais pas en Californie; mais nous ne parlerons pas de cela. Anneken, Anneken au-dessus de tout… Hue! hue! tu auras bonne vie avec moi. Je t'appellerai aussi Jean Mul. Sois content! si je trouve beaucoup, beaucoup d'or, je t'emmène en Belgique. Cela t'irait joliment, hein, fripon, si tu pouvais habiter un château avec Anneken et moi? Hue! Jean Mul, hue!

Donat aurait peut-être continué ce gai bavardage pendant des heures entières; mais il fut interrompu parce que ses amis s'arrêtaient comme s'ils ne devaient pas aller plus loin ce jour-là.

—Camarades, dit le Bruxellois, je propose de poser notre tente ici. Nous sommes sur une hauteur et nous pouvons regarder au loin. Il y a de l'eau là-bas dans le ruisseau, et, un peu plus loin, il y a de l'herbe et des broussailles pour laisser paître l'âne. Il fait encore jour et nous pourrions marcher encore une demi-heure; mais nous ne sommes pas certains de trouver un autre endroit aussi favorable. Déposez les sacs, nous passerons la nuit ici.

Il déboucla les sangles du mulet et le déchargea de son fardeau, puis il détacha le battant de la petite clochette et donna deux ou trois coups de pied dans les jambes du pauvre animal, qui bondit en avant et se dirigea avec une grande rapidité vers le taillis.

—Mon Dieu! Jean Mul! Jean Mul! cria Donat. Il s'égarera!

Mais le Bruxellois le retint et dit:

—Ne crains rien, Donat. On n'agit jamais autrement ici avec les mulets. Il mangera et dormira très-paisiblement pendant la nuit. Demain matin, nous le retrouverons. La clochette nous dira où il est. Il ne s'éloignera pas; il est habitué à cela.

On alla dans le fourré couper le bois nécessaire pour dresser la tente. Jean Creps, qui devait être le cuisinier et qui était occupé à faire du feu, dit à Kwik:

—Tiens, prends la marmite, Donat, et cours au bas de la colline chercher de l'eau; le café sera d'autant plus vite fait.

Kwik prit la marmite et s'éloigna dans la direction désignée.

—Ça, mes amis, un peu de hâte à l'ouvrage, cria le Bruxellois. La nuit passée, nous n'avons dormi ni trop bien ni surtout trop longtemps. Reposons-nous une bonne fois, afin de pouvoir nous mettre en route de très-bonne heure. Si nous ne sommes point paresseux, nous atteindrons bientôt les mines de Yuba.

—Bientôt? Quand donc? demanda le matelot.

—Encore trois ou quatre jours et nous y sommes. Là, nous nous reposerons un peu et nous renouvellerons nos provisions dans les stores ou boutiques, pour aller plus loin au placer ignoré.

—Mais que vend-on dans les stores?

—Tout ce dont les chercheurs d'or peuvent avoir besoin: de la farine, du lard, du jambon, du sucre, du café, de l'eau-de-vie.

—Drôle d'idée d'établir une boutique à l'endroit même où les autres cherchent et trouvent de l'or! dit Victor.

—Oui, ami Roozeman, et ce sont certes les plus malins, dit Pardoes. Ils vendent une once d'or des choses qui ne valent pas un dollar, et tandis que beaucoup de mineurs s'en retournent aussi pauvres qu'ils sont venus, les boutiquiers ne quittent jamais les placers sans avoir amassé une jolie fortune.

—Ce sont sans doute des Mexicains?

—Non, des gens de tous pays: des Français, des Américains du Nord, des
Espagnols, des Allemands, et aussi des Mexicains.

—Et comment défendent-ils leurs marchandises contre les voleurs et les brigands?

—Vous ne connaissez pas les affaires de là-bas. Les stores se trouvent où les chercheurs d'or sont en grand nombre. On n'y fait pas grande attention à un coup de poignard au de revolver; mais, dès qu'un voleur est pris, on le pend sans…

Il fut interrompu dans son explication par l'arrivée de Donat, qui faillit laisser tomber sa marmite, et bégaya les joues pâles et les bras levés:

—Que Dieu me protège! J'ai vu là quelque chose de si laid, de si horrible, que j'ai presque perdu la tête de peur. Je crois qu'il y a de la sorcellerie dans ce pays, et que le diable…

—Vas-tu dire ce que tu as vu, bavard! Grommela Pardoes avec impatience.

—Ouf! laisse-moi reprendre haleine. Là-bas, derrière la montagne, près de l'eau, est pendu un homme dont les jambes frétillent encore. Il crierait à coup sûr; mais il ne peut pas, car il est pendu par un noeud coulant à une corde!

—Allons, venez, il faut voir ce que c'est.

Donat les conduisit au bas de la montagne et leur montra, en effet, un homme pendu à la plus grosse branche d'un arbre. Le vent qui soufflait à travers l'étroit défilé faisait tourner le cadavre au bout de la corde; ce mouvement avait fait croire à Kwik que le pendu pouvait encore être vivant.

Victor, s'avançant plus près de l'arbre, remarqua qu'on avait cloué un plat en fer-blanc contre le tronc. Donat s'arrêta en tremblant et n'osa pas s'approcher du cadavre; cependant, les railleries du matelot le décidèrent à suivre les autres.

Sur le plat en fer-blanc, on avait gravé des caractères avec une pointe en fer, Victor les lut et dit:

—C'est de l'anglais; cela signifie: Respectez la loi de Lynch. Jacques
Kalef a assassiné ici son ami intime pour lui voler son or
.

—Voyez, à côté de l'arbre, il y a une petite croix de bois dans la terre, dit le baron; c'est la tombe de la victime.

—Bah! ce sont des choses qui ne nous regardent pas, dit le Bruxellois en se retournant. Ne perdons pas un temps précieux à regarder le scélérat. Venez, retournons à la tente.

—Ciel! allez-vous laisser cet homme pendu là? murmura Kwik avec dégoût.

—Il y pend assurément depuis six semaines.

—Et vous ne l'enterrerez pas? C'est peut-être un chrétien comme nous!

—Laisse-moi tranquille, Donat. Serais-tu assez stupide pour mettre la main à cette charogne?

—Mais … mais l'esprit de cet homme reviendra et errera aussi longtemps que ses restes ne seront pas enterrés.

Pour toute réponse il n'obtint qu'un éclat de rire. Chemin faisant, Victor s'efforça de lui faire comprendre qu'il devait mettre des bornes à sa compassion. Le pendu était un horrible assassin et avait bien mérité sa punition. Mais Kwik ne se laissait pas rassurer; il détournait la tête avec angoisse, comme s'il craignait d'être poursuivi par le pendu; il poussa un soupir profond et murmura d'une voix presque inintelligible:

—Je préfère encore coucher dans le cimetière de Natten-Haesdonck, quoiqu'il n'y fasse, pardieu, pas bon à minuit… Allons, allons, mon cher petit Donat, roule-toi bien dans tes couvertures, mets-toi sur la terre molle et rêve d'Anneken et de l'or, jusqu'à ce qu'un fantôme vienne te tordre le cou. Quel pays, bon Dieu, quel horrible pays!

Le café et les crêpes furent bientôt prêts. On soupa. Victor fut mis en sentinelle et les autres se glissèrent sous la tente pour se coucher.

Donat se démenait plus fiévreusement encore que la veille. Il tenait ses yeux fermés; car, aussitôt qu'il les ouvrait, l'obscurité prenait pour lui toutes sortes de formes effroyables. Il voyait le cadavre du Mexicain, le cadavre du pendu et le cadavre de la victime passer et repasser devant ses yeux en le menaçant. Mais ce qui le frappait d'une terreur encore plus profonde, c'était la pensée qu'il allait être appelé vers le milieu de la nuit pour relever la sentinelle. Il allait donc se trouver seul aussi dans les ténèbres! Ses camarades sous la tente ronflaient sourdement et semblaient plongés dans un sommeil bienfaisant; il enviait cette tranquillité d'esprit et se disait en lui-même qu'il eût donné un morceau d'or aussi gros qu'une pomme pour pouvoir oublier comme eux qu'il y a des esprits qui reviennent. Il se mit à prier ardemment, et, soit que sa prière diminuât son effroi en occupant son esprit, soit qu'il succombât aux fatigues du voyage, il tomba enfin dans un léger assoupissement qui finit par devenir un vrai sommeil.

Vers le milieu de la nuit, il sentit que quelqu'un lui tirait les jambes et lui pinçait les mollets.

Il sauta debout et dit en soupirant, les cheveux hérissés sur la tête:

—O mon Dieu! secourez-moi! un fantôme! Un fantôme!

—Tais-toi, âne que tu es! grogna le matelot; tu dois monter la garde: il est onze heures.

—Oui, murmura Kwik en sortant de la tente, c'est ainsi qu'un malheureux tombe d'un trou dans un autre.

—Voici la montre, dit l'Ostendais en la lui mettant dans la main. A minuit tu éveilleras le baron pour te relever.

—N'as-tu rien vu dans l'obscurité? Demanda Kwik avec anxiété.

—Si, Donat, quelque chose de très-vilain, mon garçon; fais attention, ça ne sent pas bon, là dehors.

—Qu'as-tu vu? Pour l'amour de Dieu, ne me trompe pas!

—Ce que j'ai vu? un fantôme, un esprit avec un drap blanc sur le dos! dit le matelot d'une voix creuse. Il m'a parlé!…

—Allons, allons, est-ce vrai? Et qu'a-t-il dit?

—«N'y a-t-il pas parmi vous un imbécile qui se nommé Kwik? a-t-il demandé.—Oui, ai-je répondu, il montera la garde vers le milieu de la nuit.—Eh bien! a dit le fantôme, c'est justement une bonne heure pour tordre le cou à ce peureux avaleur de bourdes.» Dors bien, à demain, Donat!

Lorsque le pauvre Kwik se vit seul dans l'obscurité, la peur le fit chanceler sur ses jambes. Il avait envie de tenir ses yeux fermés; mais parmi toutes ses faiblesses il avait pourtant beaucoup de bonnes qualités, et une de celles-ci était qu'il voulait remplir fidèlement et sérieusement la fonction qu'il avait acceptée. Malgré son émotion, il se rappela qu'il était là pour veiller sur la vie de ses camarades et surtout sur Roozeman.

Il regarda donc de tous côtés, mais une sueur froide mouillait son front et il était tourmenté par mille folles visions. Arbres, rochers, nuages, tout prenait à ses yeux une forme effroyable.

Jusqu'alors, il se sentait cependant assez courageux pour ne pas quitter son poste; mais sa terreur augmentait à mesure qu'approchait l'heure fatale de minuit, l'heure à laquelle, d'après les récits de son enfance, les esprits et les fantômes errent et cherchent vengeance.

Tout à coup il poussa un cri étouffé et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête comme une brosse. Il vit ou crut voir que, dans le lointain, une ombre humaine, avec un drap blanc sur la tête, était sortie de terre.

Il recula jusque près du feu, et dut s'appuyer au piquet pour ne pas tomber. Là, une idée de salut surgit dans son esprit. Il tira la montre de sa poche, l'ouvrit, se pencha sur la flamme, et, avec ses doigts tremblants, avança l'aiguille de près de trois quarts d'heure. Alors il se glissa sous la tente, tira quelqu'un par les jambes et dit:

—Baron, baron, réveillez-vous! Douze heures. C'est pour vous faction, minuit.

—Quoi, minuit? murmura le Français en sortant de la tente; il n'y a pas une demi-heure que je t'ai entendu relever.

—Allons, allons, baragouina Donat dans son mauvais français, quand dormir, pour savoir si douze heures ou pas. Tiens, la horloge marque juste cela!

Le baron prit la montre et se mit en faction.

Donat s'entortilla dans sa couverture, se coucha, fit le signe de la croix et murmura entre ses dents:

—Ce n'est pas loyal, je le sais; mais je le lui revaudrai, dussé-je monter dix fois la garde pour lui un autre jour. Je n'ai pas peur, je suis assez courageux; mais me battre contre des fantômes!… Aïe! Aïe! Dors bien, Donat!

Et il laissa tomber avec découragement sa tête sur son havre-sac.

XX

LE BLESSÉ

Lorsque les chercheurs d'or s'éveillèrent le lendemain matin et qu'ils regardèrent la montre, ils ne furent pas peu étonnés que le soleil se levât une heure plus tard que les autres jours. On fit à ce sujet toutes sortes de suppositions, et le matelot prétendait même que cela devait provenir d'un tremblement de terre qui avait fait sortir le globe terrestre de son pivot. Donat baissait les yeux et feignait d'avoir un rhume de cerveau qui le faisait éternuer sans cesse. Le baron l'observait avec méfiance; mais le naïf garçon avait une mine si innocente, que le soupçon du baron s'évanouit tout à fait.

Pendant qu'ils étaient assis pour prendre le café, Jean Creps dit en se frottant les mains:

—Aujourd'hui, nous ferons encore beaucoup de chemin. Nous avons bien dormi, n'est-ce pas, Kwik?

—Oui, oui, grommela Donat, cela va bien! Toute la nuit j'ai été tiraillé en tous sens par quatre ou cinq fantômes.

—Il faut maîtriser ton imagination, ami Kwik, dit Victor en riant. Dieu nous a protégés jusqu'ici; il est à croire qu'il continuera à veiller sur nous.

—Ainsi, vous nommez cela protéger, monsieur Roozeman! Je suis curieux de savoir ce qu'il y aura de neuf aujourd'hui. Un dragon à sept têtes, le diable en personne ou une douzaine d'anthropophages?

—Allons, allons, ne perdons pas trop de temps, camarades! s'écria le Bruxellois. Ramassez les havre-sacs! Donat, va chercher le mulet, il est là-bas près de ce sapin!

Quelques minutes après, ils étaient en route. Donat voulait absolument porter le sac et le fusil du baron; mais le Français, qui ne comprenait pas la cause de cette obligeance subite, repoussa son offre par un refus hautain et une froide raillerie.

Kwik eût bien voulu rendre au baron, par d'autres services, les trois quarts d'heure qu'il lui avait volés; mais, repoussé avec si peu d'amitié, il était retourné près du mulet et marchait à moitié découragé.

Il raconta à voix basse à la bête comment il avait passé cette triste nuit et quelles choses horribles il avait vues. Il déplora son départ de Natten-Hæsdonck, et parla avec tant d'enthousiasme de son village natal, de ses grasses prairies et du repos et de la paix dont on y jouissait, sans avoir à craindre ni assassins, ni revenants, ni sauvages, que le mulet, s'il avait pu le comprendre, eût cru certainement que Natten-Haesdonck était situé dans le paradis terrestre. Pour se consoler lui-même, il s'efforçait d'inspirer du courage à la bête et de faire briller à ses yeux le bonheur de demeurer dans un château avec Anneken. Mais au milieu de ce récit attrayant, le mulet se sentit piquer par une mouche et donna par mégarde un si violent coup de pied à son conducteur, que le pauvre Kwik culbuta et tomba à la renverse.

Donat devait avoir la tête très-dure; car, avant que les autres eussent eu le temps de voler à son secours, il était sur ses pieds et avait repris sa place à côté du mulet.

Ce petit incident n'avait donc pas interrompu le voyage. Donat fit un sermon sans fin au mulet, sur l'amitié, la reconnaissance et l'obéissance qu'un mulet doit à son maître ou à son conducteur quand celui-ci le traite avec douceur.

Il était précisément en train de citer, pour servir d'exemple, toutes les bonnes qualités de Jean Mul de Natten-Haesdonck, lorsque le Bruxellois s'arrêta tout à coup et cria:

—Apprêtez les fusils! Beaucoup d'hommes devant nous!

—Nous y voilà encore! soupira Donat; je ne donnerais pas une pipe de tabac de notre vie.

Tous s'arrêtèrent, le fusil braqué; ils virent arriver un grand nombre d'hommes; mais on ne pouvait voir à une aussi grande distance quels hommes c'étaient.

Aussitôt que cette troupe aperçut la compagnie de Pardoes, elle s'arrêta également et apprêta les fusils.

—Ah çà! camarades, murmura Donat, si nous ne pouvons faire autrement, battons-nous à la grâce de Dieu; mais ils sont au moins vingt là-bas, et il y a à côté de nous une forêt pour fuir. Qui aime le danger y périra, dit le curé de Natten-Haesdonck.

—Tais-toi, imbécile! interrompit Pardoes. Si je ne me trompe, il n'y a rien à craindre. Ces hommes-là sont chargés de lourds fardeaux. Ce sont des chercheurs d'or qui reviennent des placers. Allons, amis, faisons comme eux; continuons notre chemin avec prudence. Voyez, ils nous font des signes d'amitié.

En effet, les deux groupes se rapprochèrent lentement, et, dès qu'ils furent assurés de part et d'autre que c'étaient de simples voyageurs qu'ils avaient rencontrés, ils échangèrent de loin quelques cris pour saluer. Pourtant chacun se tint sur ses gardes.

Le Bruxellois reconnut un Français, qu'il avait vu l'année précédente dans les mines du Nord. Il alla à lui et causa une couple de minutes, pendant que ses camarades échangeaient quelques paroles avec les autres chercheurs d'or et tâchaient d'obtenir des renseignements sur l'état des placers. On ne leur dit pas grand chose, car ces hommes paraissaient très-méfiants; et, lorsque Donat demanda à l'un d'eux, dans son mauvais français:—C'est pour vous beaucoup grand de l'or dans cette sac?— ils semblèrent tous fâchés et le regardèrent avec des yeux menaçants.

Les premiers de la troupe s'étaient déjà remis en route. Le Bruxellois serra la main au Français et lui dit adieu.

Pardoes s'approcha de ses amis, qui reprirent également leur voyage. Ils le regardèrent, espérant qu'il leur communiquerait quelque chose de ce qu'il avait appris; mais il hochait la tête avec une inquiétude visible et resta muet.

—As-tu de mauvaises nouvelles, Pardoes, que tu as l'air si sérieux? demanda Jean Creps.

—De mauvaises nouvelles, répondit-il.

—Oui? encore quelque chose de nouveau? murmura Donat. Nous n'avons pas encore eu de sauvages.

—Et ce sont des sauvages que nous pourrions avoir, dit Pardoes.

—Eh bien, prenez-le comme vous voulez, s'écria Kwik avec colère, je donne, pardieu! ma démission de chercheur d'or et je m'en retourne à la maison. J'ai déjà perdu une demi-oreille dans ce pays ensorcelé; mais je ne voudrais pas arriver à Natten-Haesdonck avec ma tête nue et chauve comme une gamelle.

—Tais-toi donc, Donat, et écoute si tu veux. Voici, messieurs, ce que le Français m'a dit. Entre nous et les placers du Yuba, une nombreuse bande de sauvages californiens s'est montrée. On a reçu la nouvelle, dans les stores, qu'elle a attaqué, il y a quatre jours, une compagnie de voyageurs. Les hommes qui viennent de passer ont vu les Californiens de très-loin. Le Français m'a conseillé de faire un détour pendant une heure ou deux vers l'ouest pour éviter ainsi la rencontre des sauvages. Nous commencerons à suivre ce conseil au pied de cette montagne. Faites attention et tenez-vous toujours prêts à la défense.

Après qu'ils eurent pris leur direction vers l'ouest et qu'ils furent remis à peu près de l'impression de cette mauvaise nouvelle, le Bruxellois reprit:

—Hors cela, camarades, il y a de bonnes nouvelles des mines. On a découvert plus haut, vers la source du Yuba, de nouveaux placers, qui sont plus riches que ceux qu'on avait trouvés jusqu'ici. Le Français, à qui j'ai rendu quelques services l'année passée, m'a donné des explications précises; et, comme les nouveaux placers sont sur notre route, je suis d'avis que nous ferions bien d'y tenter la fortune pendant quelques jours. Il y a des stores à quelques milles de là; vous pourrez vous y reposer et apprendre dans l'entre-temps le métier de chercheurs d'or. Le premier venu n'est pas dès le commencement un chercheur d'or.

Donat n'écoutait pas ces explications; il marchait en grommelant à côté du mulet et jetait sans cesse derrière lui des regards inquiets, tourmenté qu'il était par la crainte de voir apparaître des sauvages. Il était évident pour lui que, dans ce pays maudit de Californie, on doit toujours s'attendre au pis, pour ne pas rester au-dessous de l'effroyable réalité. De temps en temps, il portait la main à sa tête et se tirait les cheveux pour être convaincu qu'il n'était pas encore chauve.

Tout à coup un cri aigu lui échappa et il dit en pâlissant:

—O mon Dieu! les voilà! les voilà!

Un bruit étrange s'était fait entendre au loin dans les broussailles, et les compagnons, également surpris, s'arrêtèrent, l'oreille au guet.

C'était une voix qui se lamentait et appelait du secours; d'abord ils ne distinguèrent pas en quelle langue s'exprimaient ces plaintes; mais ensuite ils entendirent distinctement prononcer le mot God! (Dieu!)

—Est-ce possible? s'écria Victor. Un Flamand dans ce pays? Venez, venez, allons voir. C'est probablement un malheureux compatriote.

—Restons ensemble, dit le Bruxellois. La main aux fusils; car tout peut cacher une ruse. Donat, tâche de nous suivre dans les broussailles.

Guidé par le cri d'angoisse, ils trouvèrent un jeune homme assis contre un arbre. Il était pâle, ses joues étaient creuses, et un de ses pieds était entouré de lambeaux qu'il avait déchirés de ses habits. Ses premières paroles prouvèrent qu'il était Anglais, ce qui avait causé l'erreur de Victor, parce que le mot «Dieu» est le même en anglais qu'en flamand.

Il raconta que lui et ses compagnons avaient été attaqués par des bandits et qu'il avait reçu une balle dans le pied. Sa blessure s'était enflammée; son pied s'était enflé douloureusement; il ne pouvait marcher et avait rampé depuis quatre jours dans le bois, vivant de plantes et de racines dans l'attente d'une mort affreuse. Il suppliait les étrangers à mains jointes, pour l'amour de Dieu, de ne pas le laisser dans le désert. Son père tenait un grand store ou boutique dans les placers de la rivière de la Plume et les récompenserait généreusement.

Victor et Jean parlèrent de placer le jeune homme sur l'âne; mais le matelot jura que l'humanité était une sottise en Californie et qu'il n'avait pas envie de reprendre la charge d'un âne pour les beaux yeux de cet Anglais.

Comme le débat s'échauffait entre Roozeman et l'Ostendais, le Bruxellois dit:

—Venez un peu à l'écart avec moi, messieurs; l'affaire est assez importante pour être discutée.

Quand on l'eut suivi à une vingtaine de pas, il reprit:

—Mes amis, nous avons eu le bonheur de trouver un mulet, c'est un secours précieux, et il nous permettait de marcher rapidement et à grandes journées vers le but après lequel nous soupirons tous. Le mulet est vieux et faible. Si nous allons nous charger de ce blessé, nous devrons de nouveau porter sur notre dos les instruments et la claie, et nous en serons beaucoup retardés. Quant à la récompense qu'il nous promet, ne vous y fiez pas; une fois en sûreté, il nous dira: «Je vous remercie et bonjour.»

—Mais laisserons-nous donc mourir impitoyablement dans ce désert un chrétien, notre prochain? Allez, continuez votre chemin, messieurs. S'il le faut, je resterai seul avec ce malheureux, et le porterai, si je puis.

Le blessé, qui les regardait de loin, vit bien que le jeune homme aux cheveux blonds plaidait en sa faveur. Aussi tendait-il vers lui des mains suppliantes et son regard était plein d'éloquence.

—Eh bien, je m'oppose positivement au projet ridicule de Roozeman, dit le matelot. Porte les instruments qui veut; moi, je ne me charge plus de rien.

—Soit! alors nous porterons tout, n'est-ce pas, Jean?

—Certes; une pareille insensibilité est horrible.

—Et toi, Donat?

—Moi, pour sauver la vie à un homme, je porte la claie et les haches jusqu'à l'autre bout du monde. Cela nous rendra Dieu favorable, et peut-être, pour nous récompenser, éloignera-t-il de nous les sauvages.

—Qu'en dis-tu, baron? demanda Pardoes.

—Je pense, répondit le baron, que la vie d'un homme ne vaut pas la peine de faire tant d'embarras; mais, soit, le malheureux est encore jeune; je veux bien porter ma part des instruments.

Victor et ses amis avaient déjà déchargé en grande partie le mulet; ils soulevèrent prudemment le blessé et le placèrent sur la bête. Le pauvre jeune homme remercia Victor les larmes aux yeux et lui jura chaleureusement de garder jusqu'au bord de la tombe le souvenir de sa générosité.

Selon leur promesse, Roozeman et Creps prirent la plus grande partie des instruments sur leur dos, et on lia le panier sur celui de Donat.

Le voyage fut repris. En route, l'Anglais raconta comment ce malheur lui était arrivé:

—Mon nom est John Miller; nous sommes de Kilkenny, en Irlande, dit-il. Je devais me rendre à Sacramento, afin d'y acheter une provision de farine pour mon père. Comme on ne pouvait se procurer assez de mulets à la rivière de la Plume, je suis allé aux placers du Yuba, et j'y ai trouvé après quelques jours d'attente, les muletiers dont j'avais besoin. Nous descendîmes avec rapidité des montagnes, car nos mulets étaient bons. Nous ne rencontrâmes rien de particulier dans notre voyage, jusqu'au troisième jour. Quelques heures avant midi, nous vîmes, au pied de la montagne qui dominait notre route, un homme accroupi et courbé, comme quelqu'un qui est très-fatigué. Comme il était seul et n'avait pas d'autres armes qu'un revolver, il ne nous inspira pas de méfiance. Il répondit à nos demandes qu'il était parti de San-Francisco pour aller aux mines du Nord, qu'il s'était égaré, et qu'il mourait de faim, faute de provisions. Nous lui donnâmes quelques biscuits et un bon morceau de viande salée. Cet homme avait de grosses moustaches rousses et les yeux singulièrement petits…

—Était-ce un Français? demanda Victor étonné.

—Oui, c'était un Français; il y en avait deux parmi nous qui savaient causer avec lui.

—La moustache rousse du Jonas! Murmura Victor; Donat ne s'est pas trompé!

—Je n'aurais pas regardé si exactement son visage, continua le blessé, mais il me sembla qu'il nous examinait tous un à un de la tête aux pieds, et comptait nos armes. Il s'était levé et avait poursuivi son chemin; nous avions, après lui avoir montré la bonne route, repris notre marche dans une direction opposée. Poussé par la défiance, je fis arrêter un instant mes compagnons et je grimpai sur une montagne pour observer l'inconnu. Il avait disparu et ne pouvait s'être caché nulle part dans cette plaine, sinon dans les broussailles ou dans le bois. Nous craignions une attaque des brigands qui rôdent maintenant en très grand nombre; mais comme, après avoir marché avec rapidité pendant une heure et demie, nous n'avions rien rencontré, nous nous arrêtâmes pour faire manger les bêtes et pour préparer notre propre dîner. A peine fûmes-nous remontés sur nos mulets et prêts à donner le signal du départ, que plusieurs hommes parurent sur une montagne au-dessus de nous et nous envoyèrent quatre ou cinq balles. Nous nous mîmes sur la défensive et nous déchargeâmes également nos fusils. Mais une dizaine de brigands fondirent sur nous du haut de la montagne, avant que nous eussions eu le temps de recharger nos armes. Un des nôtres cria: «Fuyez! fuyez!» et je vis mes compagnons éperonner violemment leurs mulets et chercher leur salut dans la rapidité de leurs montures. Je voulus faire comme eux; mais le même homme aux moustaches rousses et aux petits yeux m'ajusta et me tira une balle à travers le pied. Mon mulet fit un écart, me désarçonna et suivit les autres. Les voleurs poursuivirent mes camarades; j'entendis longtemps encore les coups de fusil qui retentissaient dans le bois. J'étais couché là depuis quatre jours; mon pied s'est enflammé. Je ne pouvais pas me mouvoir, et je prévoyais une mort terrible, lorsque Dieu m'exauça et m'envoya un secours et un salut inattendus.

Victor et Jean causèrent longtemps ensemble du rôle que la moustache rousse du Jonas avait joué dans cette histoire, et Jean Creps assura qu'il enverrait une balle dans le ventre du scélérat la première fois qu'il le rencontrerait.

Les Flamands atteignirent enfin l'endroit où ils devaient passer la nuit.

Pendant qu'on préparait le souper, Victor ôta les langes du pied du jeune Anglais, lava avec beaucoup de soin la blessure enflammée et enveloppa son pied d'un linge propre. Ce pansement allégea si complètement les souffrances du malheureux, qu'il prit les mains de Roozeman et les arrosa de larmes de reconnaissance.

Donat céda sa couverture au blessé, et, quoique celui-ci refusât, Kwik resta inébranlable dans sa résolution et coucha sur la terre nue.

Cette nuit-là, tous dormirent en repos sous la garde de leur sentinelle. Donat, tout content de lui et joyeux d'avoir pu faire une bonne action, ne rêva pas et dormit d'un sommeil si profond, qu'il fallut le secouer pendant plusieurs minutes lorsque vint son tour de monter la garde.

XXI

LES VAQUEROS

La présence de l'Irlandais blessé semblait leur porter bonheur, car ils poursuivirent leur voyage pendant un jour et demi sans rencontrer rien qui fût de nature à les inquiéter.

La certitude de n'avoir plus à passer que deux nuits dans les montagnes avant d'atteindre les placers du Yuba, les réjouissait et leur rendait le coeur léger.

On se moqua de la peur que Donat avait eue pendant la route, et on s'efforça de lui faire comprendre que, s'ils avaient rencontré jusque-là beaucoup d'apparences de malheur, du moins ils approchaient du terme de leur voyage sans avoir souffert de dommage réel. Kwik hochait la tête en signe de doute et répondait qu'on ne peut vendre la peau de l'ours avant de l'avoir pris, et qu'on ne peut pas fêter la moisson avant que le grain soit dans la grange.

Dans la matinée, ils traversèrent une vaste plaine et regardèrent sans y faire beaucoup d'attention quelques rochers isolés au milieu de la vallée et paraissant sortir de terre.

Lorsqu'ils en étaient encore éloignés de deux cents pas, le Bruxellois s'arrêta tout à coup et dit d'une voix étouffée:

—Arrêtez, mes amis; il y a une embûche derrière ces montagnes!

Et, étendant le doigt, il ajouta:

—Là-bas, au-dessus des rochers, des chapeaux qui se remuent. Ces chapeaux sont des sombreros mexicains. Ceux qui sont derrière les rochers pour nous attaquer à notre passage et qui se croient bien cachés, sont sans doute des salteadores. Tenez-vous prêts, messieurs, et faites feu à la première apparition des voleurs!

Pendant qu'il parlait encore, les chapeaux s'élevèrent et trois balles sifflèrent au-dessus de la tête des Flamands. Ceux-ci lâchèrent tous ensemble leurs coups de fusil sur les ennemis; mais alors apparurent à côté des rochers quatre ou cinq hommes à cheval qui, pour ne pas laisser aux chercheurs d'or le temps de recharger leurs armes, coururent sur eux au grand galop de leurs chevaux et avec des cris de triomphe.

—Les revolvers! cria le Bruxellois. Ce sont des vaqueros! jeteurs de noeuds coulants! Prenez-garde au lasso!

Donat fit le signe de la croix en soupirant d'un ton plaintif:

—O bon Dieu! prenez ma petite âme en pitié!

Mais il n'eut pas le temps d'achever cette courte prière. Les lassos fendirent l'air en sifflant et les coups de revolver répétés avec rapidité retentirent dans la vallée. Pour ne pas être écrasés par les chevaux, les chercheurs d'or s'étaient séparés chacun dans une direction différente.

Un lasso cingla Roozeman par la taille et lui serra les bras contre le corps. Le cavalier à la selle duquel était attaché le terrible noeud coulant, donna de l'éperon à son cheval, renversa le malheureux Flamand et le traîna sur le sol dans sa course rapide.

Donat Kwik, qui tirait de manière à vendre chèrement sa vie, fut le seul à remarquer la position critique de Victor. Il poussa un cri de désespoir et courut avec une vitesse étonnante au secours de son ami. Dans sa course, il jeta son revolver déchargé, tira son long couteau catalan de sa ceinture et atteignit le Mexicain juste au moment où celui-ci allait s'élancer d'une hauteur et briser infailliblement la tête de sa victime… Kwik enfonça si violemment son couteau dans le flanc du cheval, que le pauvre animal, frappé mortellement, s'abattit. Le vaquero, qui avait sauté de sa selle et était tombé sur ses genoux, tira un poignard, en porta un coup à Donat et le blessa malheureusement; mais le Flamand, exaspéré, prit le vaquero par les cheveux, le renversa en arrière et lui plongea son couteau jusqu'au manche dans la poitrine. Alors il s'élança vers Roozeman, coupa le lasso, et courut sans rien dire à l'endroit du combat. Il hurlait de rage, le sang lui coulait de la figure et il agitait son terrible couteau au-dessus de sa tête.

Lorsqu'il eut rejoint ses autres amis, il vit fuir les Mexicains dans la direction des roches solitaires. Sans se détourner, il courut seul derrière eux, quoique le Bruxellois lui criât sur tous les tons de s'arrêter.

Kwik reconnut bientôt l'inutilité de cette poursuite et revint sur ses pas. Victor courut à sa rencontre en l'appelant son sauveur, le serra dans ses bras et montra une profonde inquiétude à la vue du sang qui coulait sur la joue du pauvre garçon. Celui-ci le tranquillisa: le vaquero avait voulu lui percer la poitrine d'un coup de poignard, mais l'arme, détournée, avait seulement touché le crâne de Donat et lui avait fait une blessure assez large au-dessus de l'oreille.

Jean Creps, le Bruxellois et le Français lui prirent aussi la main et le comblèrent de louanges sur son courage dans le combat. Le jeune homme, ému, repoussa ces éloges et dit:

—Bah! je ne suis pas un plus grand héros qu'hier; le sang humain m'inspire toujours de l'effroi et du dégoût. Mais M. Victor était en danger de mort, cela m'a rendu fou; je ne savais plus ce que je faisais. Que Dieu me pardonne ces paroles coupables, mais si j'avais dû tuer cent Mexicains pour sauver M. Roozeman, il me semble que je l'eusse fait.

—Maintenant, tu as tué un chrétien, murmura le matelot. Le revenant…

—Revenir! ce vilain Mexicain? s'écria Donat avec un nouvel accès de fureur. Il a voulu assassiner M. Victor; il peut revenir tant qu'il voudra, je percerai aussi son spectre de mon couteau.

Pendant ce temps, les autres se racontaient également ce qui leur était arrivé. Le Français avait été pris également par le lasso et entraîné à quelques pas; mais Jean Creps s'était jeté en avant et avait coupé la corde. Le Bruxellois avait percé de son couteau la cuisse d'un des ennemis; un autre devait avoir reçu une balle dans le corps, car on l'avait vu tomber de son cheval, et c'étaient ses cris de détresse et sa fuite qui avaient fait quitter le champ de bataille à ses camarades.

—C'est moi, s'écria le matelot, qui ai envoyé une balle dans la poitrine du gredin!

—Ah çà! où étais-tu donc? Je ne t'ai pas aperçu un seul instant dans la lutte? demanda Creps.

—Et nous non plus, affirmèrent les autres.

—Vous ne pensez à rien, répondit l'Ostendais. Pour ne pas laisser tordre le cou à notre pauvre blessé, j'ai lié la corde du mulet à ma ceinture, afin d'empêcher la bête de fuir. Protégé contre le lasso, j'ai pu charger à plusieurs reprises mon fusil et toucher avec certitude ces scélérats. C'est une balle de mon fusil que le vaquero emporte dans sa poitrine. Sans ma présence d'esprit, nous serions peut-être tous morts en ce moment.

—Tiens, ce n'est pas une mauvaise idée, dit Kwik en riant. Dès que nous serons encore attaqués, j'irai aussi me placer derrière le mulet.

Profondément humilié par cette raillerie, le matelot fit un bond en arrière, agita son couteau et fit mine d'en percer Donat; mais Jean Creps lui prit la main et grommela, pendant qu'il lui serrait le poignet à le broyer:

—Sur ta vie, ne touche pas à un cheveu de sa tête! Encore un mouvement, et je te brûle la cervelle.

Pardoes et Victor s'élancèrent entre eux. Donat demanda humblement pardon au matelot, prétendit n'avoir pas eu la moindre intention de l'insulter, et proclama tout haut qu'ils devaient à l'habileté et au courage de l'Ostendais la fuite précipitée des ennemis. Cela calma le matelot, et il serra même la main de celui qu'un instant auparavant il voulait égorger.

On examina les blessures de Donat et du baron; car ce dernier, pendant qu'on le traînait par terre, avait eu la peau tout écorchée. Il se trouva que personne n'était gravement blessé et qu'on pouvait se remettre immédiatement en route.

Le matelot voulut aller à la recherche du vaquero tué et de son cheval, sans doute pour voir s'il n'y avait pas quelques objets de valeur à prendre, mais Pardoes le retint et lui dit:

—Non, laisse-le.—En avant, messieurs! Ne perdons pas de temps. On n'est pas en sûreté dans cette plaine. Les Mexicains sont vindicatifs, et je ne serais pas étonné si les brigands revenaient en plus grand nombre. Nous devons nous hâter pour gagner ces hauteurs là-bas, où les chevaux ne peuvent nous atteindre.

Lorsqu'ils eurent fait un bout de chemin, le matelot demanda:

—Il y a une chose que je ne comprends pas: nous avons vu premièrement quatre ou cinq chapeaux de paille au-dessus des rochers et les cavaliers qui nous attaquaient étaient nu-tête. Où sont donc restés les hommes à chapeaux? Il y a là-dessous quelque piège qui me fait prévoir d'autres dangers.

—Tu te trompes, répondit le Bruxellois. C'est une ruse dont j'ai souvent entendu parler dans les placers. Ces vaqueros se fient plus à leurs lassos qu'à des armes à feu, car leur coup est toujours rendu incertain par le mouvement du cheval. Ils ne craignent pas beaucoup le revolver; mais les fusils leur font peur, parce qu'une balle bien ajustée a trop de prise sur eux et sur leurs chevaux. Ils nous avaient vu arriver, sans doute; aussi longtemps que nos fusils étaient chargés, ils n'auraient osé nous attaquer. Quel moyen de nous faire décharger nos armes? Il est simple. Ils ont placé sur des bâtons leurs sombreros ou chapeaux, et assurément aussi leurs vestes, et les ont fait mouvoir à nos regards; en outre, ils ont tiré deux ou trois coups de pistolet, et nous, trompés par ces apparences, nous avons fait feu tous ensemble sur nos ennemis supposés. Il n'y a pas autre chose sous l'apparition des sombreros.

Donat marchait à côté du mulet et tournait et retournait dans ses mains une chose qu'il avait ramassée sur le lieu du combat. C'était une corde en cuir faite de trois petites lanières tressées, longue de plus de vingt pieds, et portant un noeud coulant à l'un de ses bouts.

Depuis leur dernière réconciliation, le matelot semblait enclin à témoigner de l'amitié à Donat: il se plaça à côté de lui et lui dit:

—Ce que tu tiens là à la main, c'est un lasso, Kwik.

—Je le sais, répondit Donat; mais je me creuse la tête pour comprendre comment on peut pêcher un homme avec cela. Ces gaillards-là doivent être singulièrement exercés à jeter le lasso.

—En effet, Donat, ils s'en servent avec adresse, mais ce n'est pas sans peine qu'ils l'acquièrent. J'ai fait naufrage, pendant un voyage, sur les côtes du Mexique, et j'ai eu l'occasion de voir de près les vaqueros. C'est bizarre: à peine les enfants de ces gens marchent-ils seuls, qu'ils jouent avec le lasso. D'abord ils prennent des chats ou des chiens; puis des mulets, et enfin des boeufs et des chevaux; car le lasso n'est proprement inventé que pour prendre les boeufs et les chevaux.

En causant ainsi, les chercheurs d'or continuèrent leur route. Victor s'était placé de l'autre côté du mulet et causait avec John Miller, dont le pied s'était considérablement dégonflé et dont les douleurs étaient beaucoup allégées par les soins fraternels de son protecteur. L'Anglais témoignait une profonde reconnaissance et priait Dieu de lui donner un jour l'occasion de payer les bienfaits reçus.

Jean Creps et le Bruxellois parlaient des mines qu'ils allaient atteindre probablement le surlendemain, et de leurs plans pour commencer leur travail dans les placers avec le plus de chances de réussite.

Vers le soir, ils aperçurent dans le lointain trois ou quatre tentes et autant de grands feux. Ils s'arrêtèrent pour reconnaître s'ils avaient des amis ou des ennemis devant eux.

—Ce sont des muletiers, dit le Bruxellois, qui portent une provision de farine de Sacramento aux placers. Je vois la charge des bêtes de somme rangée à côté des tentes; en outre, j'entends les clochettes des mulets. Avançons donc hardiment, nous n'avons rien à craindre.

Les muletiers, en voyant cette troupe d'hommes apparaître au loin, prirent leurs fusils et se mirent sur la défensive; mais ils reconnurent que c'étaient de paisibles chercheurs d'or et les saluèrent amicalement.

John Miller reconnut le chef des muletiers, qui avait transporté plus d'une fois de la farine et d'autres provisions pour son père. Comme ce chef s'étonnait de le voir ainsi blessé dans ces montagnes, le jeune Anglais raconta, avec une reconnaissance enthousiaste, comment ses compagnons étrangers l'avaient ramassé presque mourant dans un bois et lui avaient donné leur unique bête de somme pour le sauver.

Là-dessus, les Flamands furent invités à passer la nuit dans cet endroit. Les muletiers préparèrent en leur honneur tout ce qu'il y avait de meilleur dans leurs provisions. On mangea bien et on but surtout gaiement, car ils avaient quelques bouteilles de rofino ou eau-de-vie de Catalogne, dont ils firent avec de l'eau chaude une sorte de grog, qui réconforta merveilleusement les chercheurs d'or épuisés, et leur versa une nouvelle ardeur dans les veines.

Ce qui les réjouit le plus, ce fut la certitude qu'ils atteindraient le lendemain, dans l'après-midi, les premiers placers du Yuba. On décida que John Miller resterait avec les muletiers, puisque ceux-ci acceptaient la charge de le transporter en peu de jours à la rivière de la Plume. Il voulut donner de l'argent à ses sauveurs, et, comme ils le refusèrent, il leur fit accepter une nouvelle provision de farine et de lard salé. Cela pouvait leur être bien nécessaire, pensait-il, car tout était incroyablement cher dans les mines depuis la nouvelle affluence de chercheurs d'or. Les Flamands furent libres de suivre leurs nouveaux amis; cependant, ils ne le jugèrent pas à propos, vu que les mulets, pesamment chargés, ne pouvaient marcher que très-lentement. Le Bruxellois ne voulut pas entendre parler de retards; il fut donc convenu qu'il partirait avec ses compagnons au lever du soleil.

Après que John Miller eut encore remercié chaleureusement ses sauveurs, et serré Roozeman, Creps et Kwik dans ses bras, tous se glissèrent sous la tente et dormirent d'un sommeil tranquille.

FIN

L'épisode qui termine Le Pays de l'or a pour titre: Le Chemin de la Fortune.

TABLE

I. Le Bureau
II. Le Départ
III. Sur l'Escaut
IV. En mer
V. La Fosse aux lions
VI. L'Équateur
VII. Les Requins
VIII. La Rébellion
IX. L'Arrivée
X. San-Francisco
XI. Les Lettres
XII. La Maison de jeu
XIII. Les Armes
XIV. Les Sauvages
XV. La Banqueroute
XVI. Les Chercheurs d'or
XVII. Les Bandits
XVIII. La Pépite
XIX. Le Fantôme
XX. Le Blessé
XXI. Les vaqueros

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